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La Vie en Famille: Comment Vivre à Deux?

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The Project Gutenberg eBook of La Vie en Famille: Comment Vivre à Deux?

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Title: La Vie en Famille: Comment Vivre à Deux?

Author: Bernard Henri Gausseron

Release date: March 15, 2012 [eBook #39156]

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE EN FAMILLE: COMMENT VIVRE À DEUX? ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

LA VIE EN FAMILLE
COMMENT
VIVRE A DEUX?

PAR

B.-H. GAUSSERON

DEUX MOITIES FONT UN ENTIER

A LA DÉCOUVERTE—LES ENNEMIS

MIEL ET FIEL

SABLES MOUVANTS—CRAQUEMENTS ET RUINE

CE QUI ME SOUTIENT—AIMER ET CROIRE

LE NERF DE LA GUERRE

LE MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

LA FÉE DU FOYER—LA GRANDE JOIE

HOME, SWEET HOME!

PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8


Tous droits réservés.

COMMENT
VIVRE A DEUX?

DU MÊME AUTEUR


DOIT-ON SE MARIER?
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COMMENT ÉLEVER NOS ENFANTS?
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ÉMILE COLIN.—IMPRIMERIE DE LAGNY

LA VIE EN FAMILLE

COMMENT
VIVRE A DEUX?

PAR

B.-H. GAUSSERON

logo

PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

Tous droits réservés.

COMMENT
VIVRE A DEUX?

CHAPITRE PREMIER

DEUX MOITIÉS FONT UN ENTIER

Le lecteur qui nous a suivi bienveillamment dans le cours de ces études de morale pratique et familière, sait ce que nous pensons sur la question du mariage[1]. Nous n'y revenons ici que comme entrée en matière et pour mémoire. Il serait, en effet, assez oiseux de rechercher les conditions de la vie heureuse à deux, si l'on n'avait, au préalable, acquis la conviction que ni l'homme, d'un côté, ni la femme, de l'autre, ne sont faits pour vivre seuls. Or cette vie à deux—homme et femme—c'est justement, avec toutes les différences, profondes et troublantes parfois, qu'y apportent les climats, les races, les religions et les degrés de civilisation,—le mariage.

Il y a deux manières bien tranchées de le considérer, ou plutôt d'en parler. Les uns y cherchent matière à raillerie, et, rééditant avec constance des plaisanteries et des satires aussi vieilles que l'institution, font de l'esprit ou de l'humour à bon marché. Les autres le prennent pour ce qu'il est, c'est-à-dire pour l'élément primordial et constitutif de nos sociétés.

Les premiers, d'ailleurs, ne s'en marient pas moins que les seconds.

Sans nous attarder aux plaisanteries et gausseries dont le thème général et les données ordinaires sont connus de tous, nous citerons, comme spécimen plus rare, une boutade d'Anglais atrabilaire recueillie dans le Spectator:

«Je ne trouve, dit l'écrivain, dans cette première partie du siècle dix-huitième, que deux couples qui aient réussi: le premier est un capitaine de navire et sa femme qui, depuis le soir de leur mariage, ne se sont plus vus du tout. Le second est un honnête couple du voisinage; le mari, homme d'un bon sens solide et un peu vulgaire, d'un tempérament paisible: la femme, muette.»

Ceci n'est donné que comme un fait d'observation. Mais la conséquence en découle tout naturellement, et l'on a vite fait de la formuler en loi.

«Est-ce qu'il y a du mal à aimer son mari?» demande, dans une comédie de la même époque, une jeune femme à l'indispensable marquis. Et le marquis de répondre: «Du moins, il y a du ridicule. A la cour, un homme se marie pour avoir des héritiers, une femme pour avoir un nom, et c'est tout ce qu'elle a de commun avec son mari[2]

Ces deux moitiés-là ont beau se rapprocher: elles ne sauraient évidemment constituer un tout. Une demi-poire et une demi-pêche ne feront jamais un fruit complet.

Un autre critique à prétentions moralisantes ne va pas jusqu'à nier que, dans l'union conjugale, l'homme et la femme ne se doivent l'un à l'autre. Mais il fait une remarque qui mérite d'autant plus d'être signalée qu'elle a été refaite plus tard par un des plus fameux théoriciens de l'avenir.

«Je n'ai point, dit-il, connu de mari qui ne fût plus ou moins touché de la mort de sa femme. Les plus impérieuses et les plus acariâtres sont presque toujours celles qu'on regrette le plus: on ne s'en console point. L'humeur et la patience des hommes ont vraisemblablement besoin d'être exercées. La perte d'une femme douce et compatissante ne laisse pas le même vuide[3]

De même Stendhal: «En France, les hommes qui ont perdu leur femme sont tristes; les veuves, au contraire, gaies et heureuses. Il y a un proverbe parmi les femmes sur les félicités de cet état.» Et il conclut: «Il n'y a donc pas d'égalité dans le contrat d'union.»

On voit avec les yeux qu'on a, et ce qui paraît bleu au grand nombre semble rouge à quelques-uns. Pour mon compte, j'ai rencontré au moins autant de veuves désolées que de veufs accablés de regrets. Je crois même que, lorsque le veuvage survient après plusieurs années de ménage, si l'impression ressentie diffère selon les sexes, c'est chez la femme qu'elle est le plus durable. Je ne parle, est-il besoin de le dire, ni des écervelées, ni des névrosées, ni de celles qui se font appeler les grandes mondaines par les journaux.

Il est des esprits plus sérieux, qui ne discutent pas les mérites, la nécessité physique et sociale de la vie à deux, mais qui reculent devant le mariage à cause de son caractère perpétuel, de son indissolubilité.

«Le mariage, dit Selden, est une affaire désespérée: les grenouilles, chez Esope, étaient extrêmement sages: elles avaient bien envie d'un peu d'eau, mais elles ne voulaient pas sauter dans le puits, parce qu'elles n'auraient plus été capables d'en sortir.»

Il n'entre point dans notre plan d'examiner ici cette question. Mariage religieux, mariage civil, union libre même avec les garanties que les enfants et la société peuvent réclamer: séparation, annulation, divorce,—toutes ces formes diverses de consécration ou de dissolution de la vie à deux ne sont pas ce qui nous occupe. Nous n'avons qu'à répondre ce que répondait naguère M. Alexandre Dumas à un journal anglais: «Le mariage étant un acte qui dépend absolument de la volonté des individus, que ceux qui veulent se marier se marient; que ceux qui ne veulent pas se marier ne se marient pas. Quant à ceux qui ont été mal et malgré eux mariés, disent-ils, le divorce existant dans tous les pays régis par la loi civile et l'annulation du mariage dans tous les pays régis par la loi ecclésiastique, qu'ils fassent rompre leur mariage par la magistrature ou qu'ils le fassent annuler par l'Église. Comme c'est simple!»

Ce n'est peut-être pas tout à fait aussi simple qu'il plaît au grand écrivain de le dire; mais, enfin, c'est la vérité.

On raconte que Socrate ayant fait un discours sur le mariage, tous les célibataires dans l'auditoire prirent la résolution de se marier à la première occasion, et tous les hommes mariés montèrent immédiatement à cheval pour se rendre auprès de leurs femmes au galop.

Et Socrate est un des plus fameux mal mariés dont l'histoire fasse mention.

Ce doit être sous le coup de quelque discours ou objurgation semblable que le rédacteur du Tattler écrivait: «Ce ne serait pas une mauvaise chose que le vieux célibataire, qui vit dans le mépris du mariage, fût obligé de donner sa dot à la vieille fille qui est disposée à y entrer.»

C'est ce que chantait Thérésa:

Nous voulons un impôt
Sur les célibataires!

Le caustique Chamfort ne voit point de moyen de guérir le mal du mariage; il est de l'avis d'Arlequin dans la farce italienne, lorsqu'il dit, «à propos des travers de chaque sexe, que nous serions tous parfaits si nous n'étions ni hommes ni femmes.»

Il est piquant d'entendre il signore Arlequino souhaiter à tous d'être changés en Auvergnats.

Le même Chamfort rapporte ce mot, qui a dû être repris depuis, pour servir de légende à quelque caricature de journal pour rire:

«Vous bâillez, disait une femme à son mari.—Ma chère amie, lui dit celui-ci, le mari et la femme ne sont qu'un, et quand je suis seul, je m'ennuie.»

Cela ne prouve pas en faveur de l'esprit du personnage. On ne s'ennuie guère que dans la compagnie d'un sot. Mais nous touchons ici, à travers l'enveloppe d'une assez grossière ironie, la véritable formule de la vie à deux. Vivre à deux c'est se compléter, se fondre, s'unir, en un mot, c'est-à-dire n'être qu'un.

Aussi n'est-il pas étonnant que le mariage, l'union légale et quasi indissoluble de l'homme et de la femme, ait été si souvent comparé à la fois au paradis et à l'enfer:

«Nous voyons bon nombre de gens tant heureux à ceste rencontre, dit Rabelais, qu'en leur mariage semble reluire quelque idée et représentation des joyes du paradis. Autres y sont tant malheureux, que les diables qui tentent les hermites par les desers ne le sont davantage.»

«Que pensez-vous du mariage?» dit la duchesse de Malfy dans une pièce de Webster; et Antonio répond:

«Je le considère comme ceux qui nient le purgatoire;
il contient, ou le ciel, ou l'enfer;
il n'y a point un troisième lieu en lui.»

Le risque est gros à courir, à moins qu'il n'y ait là quelque exagération, comme il arrive fréquemment aux imaginations vives qui, d'un bond, vont de l'une à l'autre extrémité d'un sujet. Il me semble bien que l'atmosphère conjugale n'est pas toujours et exclusivement ou éblouissante de soleil, ou bouleversée par la tempête. Il y a des temps gris et doux, qui ne sont pas les moins agréables, au goût de bien des gens.

«Je suis marié, j'ai près de cinquante ans, ma femme en a vingt-cinq, dit M. Guizot, dans l'ouvrage posthume intitulé: Le Temps passé; point de commentaire, je vous prie; nous sommes des gens raisonnables et heureux, cela n'est pas si rare qu'on le pense.»

Il faut croire que le tableau de ce bonheur serait moins fidèlement peint en couleurs éclatantes qu'en grisaille.

Quoi qu'il en soit, on ne peut que se ranger à l'avis du vicaire de Goldsmith, lequel pensait «que l'honnête homme qui se marie et élève une nombreuse famille rend plus de services que celui qui reste célibataire et se contente de parler de la population.»

Malthus ferait des objections et des calculs. Mais qui est-ce qui croit aujourd'hui aux objections et aux calculs de Malthus, hors ceux que leur intérêt de caste ou leur égoïsme personnel entraîne à y croire?

Le vieux proverbe part d'un point de vue moins général, mais non moins pratique, lorsqu'il dit:

De bonnes armes est armé
Qui à bonne femme est marié.

Et comme rien n'est malicieux comme la sagesse des nations, le vieux proverbe ajoute:

Tel homme, telle femme;

montrant ainsi que c'est à l'être le plus fort de former le plus faible, et que, dans le ménage, le rôle d'éducateur appartient au mari. Il y a, d'ailleurs, réciprocité, et ce que la force—j'entends l'énergie de caractère—de l'homme doit faire sur la femme, la douceur de la femme le doit faire sur l'homme. «Quand la femme traite bien son mari, il en vaut mieux[4]

Cette action mutuelle est trop évidente pour qu'il soit nécessaire d'y insister. Mais elle est trop intéressante aussi pour que les moralistes et les sociologues—excusez le mot—ne l'aient pas étudiée sous tous ses aspects et dans tous ses effets. L'évêque Landriot a dit avec un vrai bonheur d'expression:

«Le frottement du caractère de la femme sur celui de l'homme imite l'action de la pierre ponce: il enlève les aspérités, il polit.»

Ailleurs, en ces termes pompeux qu'affectionne l'éloquence de la chaire, mais avec beaucoup de justesse et de netteté, il fait le départ entre le rôle de l'homme et celui de la femme dans le mécanisme de la vie à deux. «A l'homme la force, dit-il, le courage et une certaine austérité dans l'intérieur de la famille. Cette austérité, je n'en veux pas dire de mal, car elle est nécessaire, et sans elle la famille se dissoudrait dans un excès de molle bonté; mais elle ne suffit pas, et son complément est dans le cœur et sur les lèvres de la femme. Quand le mari fait entendre cette voix pleine d'autorité qui met partout le mouvement et la vie, la femme arrive et, comme l'huile de suavité, elle se glisse à travers les rouages, elle adoucit les frottements, elle facilite l'exécution... A une parole énergique et paternelle, elle joint un conseil de mère, un mot de son cœur, un regard affectueux; et cette sage combinaison d'efforts continus fait que tout va bien dans la famille.»

C'est ce que madame Necker avait essayé d'exprimer, sans pouvoir éviter une subtilité et une sécheresse aussi peu propres à convaincre qu'à persuader. Voici la phrase: «Pour ajouter aux synonymes mener et conduire, il me semble qu'on pourrait dire: dans un ménage bien assorti, la femme doit mener et le mari doit conduire; l'un tient au sentiment et l'autre à la réflexion.»

Quelle que soit la forme donnée à la pensée, le fond en est toujours le même: la femme et l'homme sont nécessaires l'un à l'autre. De même qu'il faut que deux nuages se rencontrent pour que se dégage de chacun d'eux l'électricité qu'ils renferment, de même les énergies, les puissances, les qualités de l'homme et de la femme ne se manifestent en leur plein que lorsqu'ils sont unis et qu'ils s'influencent mutuellement.

«Une femme n'est jamais par elle-même tout ce qu'elle peut être, dit Ch. de Rémusat; il importe à sa perfection qu'elle soit aimée et qu'elle soit heureuse.»

Heureuse dans son amour et par son amour,—cela ne va-t-il pas de soi?

Ce n'est pas à dire, répétons-le, que le mariage ait en soi, et indépendamment de toute circonstance extérieure et de tout effort personnel, la vertu de donner à chacun des époux réunis ce qui lui manquait lorsqu'il était seul. C'est une condition—la meilleure, sans doute—pour l'acquérir; mais là encore nous sommes les artisans de notre propre bonheur. Aussi H. Raisson dit-il fort justement: «Le mariage donne de l'étendue ou à notre bonheur ou à nos misères.» Addison l'avait dit avant lui:

«Le mariage agrandit le théâtre de notre bonheur et de nos misères. Un mariage d'amour est agréable; un mariage d'intérêt commode; et un mariage où les deux choses se rencontrent, heureux. Un heureux mariage a en soi tous les plaisirs de l'amitié, toutes les jouissances du bon sens et de la raison, et, de fait, toutes les douceurs de la vie.»

Un des plus anciens et des plus nobles dépôts de la sagesse humaine chez les hommes de notre race, le livre des Védas, contient cette maxime: «L'homme n'est complet que par la femme, et tout homme qui ne se marie pas dès l'âge de la virilité doit être noté d'infamie.» Il dit encore: «La femme est l'âme de l'humanité.» Belle parole qui, comme le fait remarquer M. Armand Hayem dans son livre Le Mariage, remet en mémoire un mot de Prudhon frappé au même coin: «La femme est la conscience de l'homme personnifiée.»

«Ainsi, ajoute M. Hayem, c'est une manière de l'homme de se compléter que de s'unir à la femme.»

C'est même la seule, déclarons-le.

Il y a, sur les vieilles filles et les vieux garçons, un double proverbe à rimes trop triviales pour que je le rapporte ici, mais qui dénote bien le sentiment populaire à cet égard. Ce sentiment n'éclate-t-il pas, d'ailleurs, avec une force irrésistible dans l'unanimité de toutes les langues à faire du mot moitié le synonyme d'époux?

Une anecdote, racontée par M. Lorédan Larchey dans son ouvrage intitulé: Nos vieux Proverbes, fait sentir d'une façon poignante que cette métaphore apparente est bien, après tout, l'expression d'une réalité. On nous saura gré de la transcrire:

«Un jour, dans la Loire-Inférieure, nous vîmes une pauvre petite vieille filant solitaire à la porte d'une chaumière perdue sur les rives du lac de Grandlieu.

»Au moment où nous passions, une pluie d'orage la contraignit de rentrer, en nous offrant l'abri de son toit. Tout, dans l'unique pièce, était d'une extrême propreté; et, comme on l'en complimentait, elle dit:

»—Hé! mon Dieu! je n'y ai point de mérite, je suis toute seule.

»—Et vous avez toujours été de même?

»—Dame, non! j'avais un mari, mais, hélas! sa compagnie m'a quittée.

»Elle se tut en essuyant une larme. Et je n'oublierai jamais comment elle avait su, en trois mots, faire mesurer le vide profond laissé par la mort de son homme.»

Le couple humain, souche de la famille et embryon de la société, est donc un tout parfait, formé de deux moitiés distinctes. Mais pour que l'entier se constitue et se maintienne, il est indispensable que ces deux moitiés s'adaptent de telle sorte que ni tiraillements ni chocs ne parviennent à les séparer.

CHAPITRE II

A LA DÉCOUVERTE

Ce que je sais le mieux c'est mon commencement, s'écriait l'Intimé. Il n'est guère de jeune marié qui puisse en dire autant. On se trouve, du jour au lendemain, lancé dans des eaux inconnues, où il faut naviguer à la découverte. La moindre imprudence peut être funeste. Toute fausse manœuvre peut faire prendre une direction qui éloignera à jamais du port, si elle n'amène pas du premier coup le naufrage. On ne saurait donc trop consulter la boussole et se conformer aux règles de la navigation, au début de ce voyage au long cours dans des mers ignorées.

Ce sont ces dangers qu'ont en vue les moralistes et les pères de famille lorsqu'ils mettent en garde contre les unions précipitées.

«Dans la jeunesse, dit Ferrand dans ses conseils à son fils, on est exposé souvent à se laisser séduire par les apparences; on croit voir des avantages réels dans ce qui n'en a que les dehors. On contracte étourdiment un lien indissoluble; on reconnaît trop tard son erreur: l'union se perd, l'aigreur s'en mêle, de là les séparations, les scandales publics, et la mauvaise éducation que reçoivent presque toujours des enfants nés d'un mariage mal assorti.»

Il dit encore: «Il est affreux d'être uni à un être dont la société est un tourment qui ne doit finir qu'avec la vie; surtout gardez-vous de vous laisser séduire par les charmes de sa figure, avant de savoir quel est son caractère... La figure passe, le caractère reste; et l'on se trouve condamné aux regrets d'avoir été trompé, et de l'être pour toujours.»

«Beauté de femme n'enrichit homme», dit le proverbe.

Pour éviter cet écueil, on a conseillé de n'arriver au mariage qu'après de longues fiançailles, permettant aux futurs époux de bien se connaître avant de s'engager. C'est ainsi que nous lisons dans un des Essais du Spectator: «Généralement les mariages où il y a le plus d'amour et de constance sont ceux qu'une longue cour a précédés. Il faut que la passion jette des racines et acquière de la force, avant d'y greffer le mariage. Une longue suite d'espérance et d'attente fixe l'idée dans notre esprit, et nous habitue à la tendresse pour la personne aimée.»

L'écrivain anglais ne s'arrête pas là. Il nous donne les indices d'après lesquels on pourra pronostiquer l'avenir du ménage:

«Un bon naturel et une humeur égale vous donneront pour la vie une compagne—ou un compagnon—facile; la vertu et le bon sens, un ami agréable;—l'amour et la constance, une bonne femme—ou un bon mari.»

Il est vrai qu'il ajoute cette remarque amère:

«Pour une personne que l'on rencontre avec ces qualités à la fois, on en trouve cent qui n'en ont pas même une.»

Espérons que la proportion n'est pas exacte, et ne soyons pas trop exigeants, chacun de notre côté. Si le jeune mari ne se sent pas toutes les qualités requises, de quel droit les réclamerait-il chez sa femme? Et réciproquement. Que celles qu'on a fassent oublier celles qu'on n'a pas, et que l'indulgence mutuelle supplée finalement à ce qui fait défaut. Et puis, s'il est bon d'avoir un idéal très élevé et d'en poursuivre la réalisation, c'est chez soi et en vue de sa propre amélioration, bien plus que chez autrui. Dans les rêves du jeune homme, la fiancée prend des allures d'ange; et quand la jeune fille évoque l'image de celui qui sera son mari, à peine les flamboyants chérubins ou les séraphins doux et charmants de Jéhovah paraissent-ils dignes de lui être comparés. Mais, comme le dit excellemment Fontenelle, «les choses ne passent point de l'imagination à la réalité, qu'il n'y ait de la perte,» et c'est ce qu'il est bien important de ne point oublier. C'est le meilleur moyen de ne pas donner raison au proverbe:

Aujourd'hui marié, demain marri.

La grande part de responsabilité—je ne dis pas toute la responsabilité,—à cette époque des débuts, appartient à celui des deux époux qui a, d'ordinaire, le plus d'expérience, le plus de sang-froid, la volonté la plus nette et la plus ferme, c'est-à-dire à l'homme. «Le bonheur d'un ménage, fait dire fort justement à un de ses personnages un romancier contemporain, dépend plus souvent du mari que de la femme: à lui de bien diriger sa barque, de savoir où il veut aller. A moins de se heurter à une nature exceptionnelle, à un tempérament terrible, on doit pouvoir se créer l'existence que l'on cherche en se mariant[5]

Le spirituel auteur d'un petit livre publié chez J.-P. Roret, en 1829, sous le titre de Code Conjugal, Horace Raisson, éclaire d'une comparaison saisissante ce que nous voulons faire comprendre ici. «S'il faut en tout temps, écrit-il, être attentif à écarter les sujets de désordre, on doit s'y appliquer davantage encore dans le commencement de son union. Rien n'est plus aisé que de séparer deux pièces de bois fraîchement unies ensemble: au bout de quelque temps, on a peine à les détacher par le fer et le feu.»

Il insiste et ajoute avec un grand bon sens: «La lune de miel est le véritable moment critique du mariage. Tout en en savourant la douceur, il faut se tracer pour l'avenir une ligne de conduite fixe et immuable, et ne pas imiter ces maris, charmants durant le premier quartier, et détestables dès la pleine lune.

»... En ménage (et la lune de miel est déjà du ménage), il faut, avant tout, du naturel. La seule manière de prolonger la lune de miel est donc de ne pas jouer le rôle d'amant-mari, et de se montrer dès le premier jour ce que l'on sera constamment.»

C'est une pensée analogue qui fait dire à madame de Lambert dans son opuscule sur l'amitié: «Nous sommes d'ordinaire avec les autres comme nous sommes avec nous-mêmes. Les personnes sages savent établir la paix chez eux, et la communiquent aux autres. Sénèque dit: «J'ai assez profité pour apprendre à être mon ami.» Quiconque sait vivre avec soi-même, sait vivre avec les autres. Les caractères doux et paisibles répandent de l'onction sur tout ce qui les approche.»

Montrons-nous donc tels que nous sommes, mais tâchons d'être bons et commodes à vivre. Ce serait pallier le mal pour un temps plus ou moins bref, mais nullement le guérir, que se revêtir d'un masque, changer artificiellement et artificieusement nos allures, exprimer des sentiments qui ne sont point nôtres, faire, en un mot, fût-ce pour le plus louable des motifs, le personnage de Faux-Semblant.

Croyons-en l'observation de madame de Rémusat: «Dans un nouveau ménage, si un caractère se prononce avec rudesse, le plus doux plie et ruse; c'est assurément la femme qui se soumet ainsi le plus souvent; mais quelquefois aussi c'est l'homme. Au surplus, alors, quel que soit le trompeur ou le trompé, le but de l'association est manqué; je n'espère plus de tendresse, ni d'estime, là où je ne vois ni confiance ni sincérité.»

Ce n'est pas qu'il soit interdit d'être adroit. C'est fourbe et vil qu'il ne faut pas être. La vie isolée est, dans toutes les conditions, un art complexe et difficile; combien plus la vie à deux! Nous n'hésiterons donc pas à transcrire les conseils, à la fois mondains, sages et pratiques, qu'Horace Raisson donne au nouvel époux qui rencontre inopinément chez sa jeune femme des habitudes et des goûts opposés aux siens ou en désaccord avec son état dans le monde.

«Un mari, suppose-t-il, aime l'étude, la simplicité, la retraite; sa femme ne se plaît que dans le monde, le faste, la dissipation; sera-t-il nécessaire que l'un sacrifie son bonheur au caprice de l'autre? La philosophie conjugale n'est-elle pas alors un devoir, presque une vertu? Il y a toujours danger à contrarier un vif désir ou une habitude dès longtemps contractée; le plus sage est de laisser une jeune femme satisfaire ses goûts de danse, de parure, de spectacles, au lieu de s'opposer à sa volonté. On fait ainsi naître la satiété, où l'on aurait aiguillonné le caprice, et la soumission se montre bientôt, où se fût stimulée la résistance.»

Je ne sais au juste ce que Raisson entendait par soumission et résistance, et je ne veux point revenir sur ce que j'ai eu l'occasion de déclarer à propos de l'obéissance, dont le code fait aux femmes une obligation au bénéfice des maris. Pour nous, l'arbitraire est toujours de la tyrannie, et le mari n'a de droit sur la conduite de sa femme que celui qu'il puise dans une raison plus mûre et une expérience plus étendue. C'est dans ces limites seulement et avec cette interprétation que je me range à la méthode préconisée par Horace Raisson dans le passage qui précède; et je conclus d'autant plus facilement avec lui que «l'art d'obtenir beaucoup consiste à ne rien exiger».

De tout ce qui vient d'être dit,—insistons sur ce point,—la femme peut et doit faire son profit, aussi bien que l'homme. Les préjugés dûs à une éducation surannée, mais à laquelle bien peu de jeunes filles échappent encore, une timidité exagérée et hors de place, des scrupules d'autant plus tenaces qu'ils sont dictés par l'ignorance, des maladresses de parole ou d'action qui sont des naïvetés et que le mari ressent parfois comme des injures, des riens de mille sortes qui tirent une importance capitale du moment et du lieu, sont souvent des semences que la jeune femme jette étourdiment sur le terrain conjugal, encore inexploré, et qui, si le mari ne sarcle ces mauvaises herbes à mesure qu'elles germent, porteront une moisson de querelles, de désordre et de destruction.

Si donc le jeune mari, en raison de son éducation physique, intellectuelle et morale, encore plus qu'en raison d'une supériorité quelconque de nature dont il serait vain d'arguer, est presque toujours le plus directement responsable, des deux côtés la tâche est égale; car les doigts délicats de la femme peuvent, aussi bien que la rude main de l'homme, briser, dès le départ, le vase trop fragile du bonheur commun.

CHAPITRE III

LES ENNEMIS

Les parages où les jeunes mariés ont à diriger le navire conjugal leur sont inconnus; mais ils sont, en outre, sillonnés de courants perfides et semés d'écueils.

Les personnes mêmes qui, jusqu'alors, avaient été pour le jeune homme et la jeune fille les guides et les appuis les plus sûrs, deviennent trop souvent, sinon des ennemis déclarés, du moins des amis égoïstes dont les conseils sont pernicieux et les prétentions destructrices de la paix entre les époux.

Loin de nous la pensée de rompre les liens de famille pour mieux resserrer le nœud conjugal. Un mariage devrait être, à vrai dire, la greffe d'une famille sur une autre, et les parents des deux mariés devraient se sentir intimement unis les uns aux autres dans l'intime union de leurs enfants. Malheureusement il n'en va pas toujours ainsi. Il semble au père et à la mère, lorsque l'enfant—surtout la fille—forme un nouveau ménage, que c'est leur bien dont on les prive. Les plus raisonnables se font difficilement à l'idée de ne plus exercer de contrôle, de ne plus être les guides et les maîtres de leur enfant. Après avoir si longtemps remorqué—au prix souvent de combien de peines et de sacrifices!—la jeune barque, ils sont tout désolés et déconcertés de la voir voguer de ses propres voiles, de conserve avec un autre vaisseau qui leur est inconnu. De là des douleurs et des regrets infiniment respectables, mais qui se traduisent quelquefois dans la vie pratique par des efforts inconsidérés pour garder la haute influence, dont ils usent naturellement en sens inverse de celle qui devrait légitimement dominer la leur.

La lutte qui s'ensuit nécessairement n'est pas de nature à établir l'harmonie dans le jeune ménage. On a vu des femmes, incapables de se soustraire à la domination—disons, si vous voulez, à la tendresse—de leur mère, se mettre, à ce propos, en révolte ouverte contre le mari et quitter la maison conjugale, pour reprendre, dans la maison paternelle, la posture d'enfant soumise dont l'éducation leur avait donné le pli. Parmi les garçons, de tels exemples sont infiniment plus rares, mais on en trouverait.

Les parents sont bien coupables ou bien aveugles qui, ne sachant pas vaincre leurs sentiments d'affection égoïste, ne se résignent pas à abdiquer ce qu'ils appellent leurs droits, même au lendemain du mariage de leurs enfants.

Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée! Personne plus que nous n'est touché du spectacle qu'offrent certaines familles, plus nombreuses qu'on ne le croit, où la plus douce entente règne entre tous, depuis les grands parents jusqu'aux petits-enfants. Le respect des uns, la condescendance des autres, l'affection de tous unissent admirablement les cœurs sans entraver les volontés. C'est à ce résultat qu'il faut tendre, et l'on peut toujours espérer d'y arriver. Il vaut bien, d'ailleurs, qu'on se gêne un peu dans les commencements, que l'on consente à des concessions, qu'on se soumette à des sacrifices. «Il faut se conformer aux habitudes, au ton, à la manière de la famille dans laquelle on entre, sous peine de voir la paix bannie de son ménage», dit fort sagement Horace Raisson.

Je goûte moins cet autre conseil présenté sous forme de maxime: «Si les belles-mères savaient dissimuler, les brus se taire, et les maris prendre patience, toutes les familles seraient en paix.»

Se taire, quand on n'a rien de bon ou d'agréable à dire, est, à coup sûr, fort sage; et, quoi qu'on ait raconté de la langue des femmes, la jeune épouse, en songeant que le bonheur de celui qu'elle aime et le sien propre sont en jeu, ne devra pas trouver l'effort au-dessus d'elle. Mais pourquoi la belle-mère dissimulerait-elle, et qu'a-t-elle à dissimuler? Le mot est vilain et la chose plus vilaine encore. Pourquoi lui supposer des sentiments inavouables, de la jalousie, du dépit, de la haine, contre celle que son fils a choisie pour compagne? Si son cœur est agité de telles passions, ce n'est pas à les dissimuler qu'elle doit travailler de toutes ses forces; c'est à les combattre, à les déraciner, à les détruire. Elle y parviendra assurément, si c'est son fils qu'elle aime, et non pas elle en son fils.

Une Anglaise, Mrs. Chapone, donne d'excellents conseils à la jeune mariée à propos des relations qu'elle aura à entretenir avec la famille et les amis de son mari. Nous ne pouvons mieux faire que de les transcrire. «Votre conduite vis-à-vis de ses amis particuliers et de ses proches parents, dit-elle à la nouvelle épouse, auront le plus important effet sur votre bonheur mutuel. Si vous n'adoptez pas ses sentiments en ce qui les concerne, votre union restera très imparfaite, et mille incidents désagréables en surgiront constamment...

«Il faut prendre grand soin de partager, extérieurement du moins, votre respect et votre affection d'une manière égale et honnête entre les parents de votre mari et les vôtres. Il serait heureux que vos sentiments pussent être les mêmes pour les uns comme pour les autres; mais, que cela soit ou non, le devoir et la sagesse vous obligent à cultiver autant que possible le bon vouloir et l'amitié de la famille qui vous a adoptée, sans préjudice de l'affection et de la gratitude dont vous ne pouvez manquer, j'en suis sûr, à l'égard de la vôtre.»

Que la bru fasse preuve de ces sentiments, et, si la belle-mère lui refuse une part dans son affection,—que voulez-vous?—la belle-mère méritera tous les sarcasmes et toutes les malédictions que la satire populaire lui a toujours si libéralement octroyés.

C'est bien à regret que nous avons dû commencer par les parents cette revue des ennemis que doit redouter le jeune ménage. Mais quand on a à dire une vérité désagréable, mieux vaut la dire du premier coup. C'est à eux, d'un côté, et aux nouveaux mariés de l'autre, de ne pas changer en un fléau, également funeste au bonheur de tous, l'affection profonde par laquelle le père, la mère et les enfants se sentent liés les uns aux autres. Il suffit de s'imposer, d'une part, des ménagements et des respects dont les fils et les filles ne se doivent départir jamais, et, de l'autre, un peu de désintéressement, disons même, si vous voulez, d'abnégation. Le problème n'est insoluble pour personne, et on le voit bien, après tout, au grand nombre de ceux qui le résolvent.

Une autre catégorie d'ennemis, moins intéressants et plus perfides, est celle des amies d'enfance. Il faut lire, dans le Code conjugal d'Horace Raisson, les pages de fine physiologie qu'il leur consacre. «Dès qu'il est question dans le monde du mariage d'une jeune personne, les amies de pension accourent: à leurs questions volubiles, on juge que c'est la curiosité bien plus qu'un tendre intérêt qui les excite... «Tu te maries? ton prétendu est-il aimable, beau?... l'aimes-tu?... voyons la corbeille?» Puis viennent les commentaires, les projets. On se quitte: celles qui sont filles lèvent au ciel un regard d'envie; celles qui sont mariées poussent un soupir de regret ou de souvenance.

«Après la noce, où les amies de pension se sont fait remarquer par leur petit air important, les visites deviennent plus fréquentes; chaque jour on propose, on engage quelque partie nouvelle. La promenade, les marchands, la campagne, le spectacle s'emparent si bien de tous les moments de la jeune femme, que son mari trouve à peine le temps de l'entrevoir dans le cours de la journée.

«C'est là le moindre inconvénient de ce redoublement de tendresse renouvelée du pensionnat.

«Mais le mari hasarde un léger reproche; sa femme reconnaît son tort involontaire, et promet sincèrement de ne plus se laisser ainsi ravir le temps qu'elle peut passer si heureuse près de l'époux qu'elle aime. Elle refuse donc les invitations que ses amies viennent lui faire. Celles-ci s'étonnent, se piquent, la pressent de questions; la jeune femme avoue enfin que son mari paraît désirer la voir plus souvent près de lui.—Ah! Monsieur est jaloux!—Non, il m'aime.—Le despote! laisse-le faire, ce sera bientôt une tyrannie; que tu seras heureuse, ainsi claquemurée! Mon mari a voulu me mener ainsi; j'ai bien souffert à le contrarier; maintenant il en passe par où je veux.—Mais, mes amies, vous vous méprenez; mon mari n'exige rien, ne se plaint de rien; je pense seulement que, sans fuir le plaisir, je puis lui consacrer plus d'instants.—Pauvre petite! si douce, si résignée... Puis arrive le chapitre des conseils. «Leur instance est d'abord bien faible; mais, à force de revenir à la charge, de répéter des plaintes, de faire des comparaisons, de saisir de fausses apparences, elles tournent bientôt la tête de la jeune épouse, qui troque enfin le bonheur contre la dissipation.»

Le tableau qui précède, et qui n'est point chargé, explique et justifie cet autre passage qui pourrait sembler, au premier abord, dépasser la vérité.

«Beaucoup de maris redoutent pour leurs femmes la société des jeunes gens, et préfèrent les voir entourées de femmes; ils ont tort. On pourrait dire avec justesse: «Les amies de pension ont plus désuni de ménages que les galants.»

Il est clair que ces remarques sont applicables à tous les degrés de l'échelle sociale. Il n'est pas nécessaire d'avoir été «en pension» pour avoir des dangers analogues à redouter et à fuir. Les amies d'atelier, les voisines, les habituées de la loge de la concierge opèrent, dans un milieu différent, de la même manière pour amener les mêmes résultats.

L'homme, de son côté, n'a pas à veiller avec moins de soin à ne pas se laisser circonvenir par ses amis de la veille qui, s'ils ne l'entraînent pas à conserver en dehors de chez lui les habitudes de la vie de garçon, ont vite fait de les apporter avec eux dans son intérieur, qu'ils envahissent et où ils s'installent avec le sans-façon et l'empressement de célibataires convaincus qu'on ne se marie qu'à leur bénéfice.

«Les nouveaux mariés doivent apporter un soin sévère dans le choix des personnes qui, reçues habituellement chez eux, passeront dans le monde pour les amis de la maison. On juge de la portée, des opinions, du caractère des gens, par les liaisons qu'ils forment; et souvent les amitiés d'un mari compromettent la réputation et le bonheur de sa femme.»

Sans prendre à la lettre l'exclamation d'un misanthrope: «O mes amis, n'ayez jamais d'amis!» on peut dire que les jeunes époux ne sauraient, chacun pour leur part, être trop réservés dans le choix des amis qu'ils admettent dans leur intimité, et qu'il doit suffire qu'une personne ne plaise pas à l'un d'eux pour que la maison lui soit irrévocablement fermée.

Depuis qu'il y a des gens qui commandent et des gens qui obéissent—bien ou mal,—on répète sur tous les tons et avec toutes les variantes: Notre ennemi, c'est notre maître. Il serait tout aussi exact de renverser la proposition et de dire: Notre ennemi, c'est qui nous sert.

«Il n'est point de métier plus mal fait, ni plus chèrement payé que celui de domestique», dit l'auteur des Doutes sur différentes opinions reçues dans la Société.

Il en était ainsi bien avant lui, et je crois que, depuis la fin de l'époque patriarcale, le bon serviteur a toujours été une perle rare et de grand prix. On a pu dire avec raison qu'au dix-huitième siècle le métier de valet menait à tout, même aux plus grands honneurs et aux plus hautes charges de l'État. Aujourd'hui les avenues sont encombrées par d'autres professions, chacun le sait; mais les exigences des domestiques n'en vont pas moins croissant. Une chronique signée Alfred Baude, que je lisais naguère dans le journal l'Estafette, m'en fournit deux exemples amusants. Je ne saurais en garantir l'authenticité, mais ils n'ont, par le temps qui court, rien d'invraisemblable.

«Le duc de B... avait besoin d'un valet de chambre. Un monsieur se présente avec la physionomie et la tenue d'un notaire.

»—Monsieur le duc, je souffre d'une dyspepsie, je ne puis manger de bœuf et ne peux boire que du bordeaux.

»—Soit!

»—Monsieur le duc, mon médecin me défend de veiller le soir et exige que je sois toujours couché à dix heures.

»—Soit!

»—Monsieur le duc, j'ai quelques amis que je reçois une fois par semaine, et une fois par semaine aussi j'ai l'habitude d'aller au spectacle; j'espère que vous voudrez bien me donner ces deux soirées.

»—Mon cher, reprit froidement le duc de B..., ma maison ne saurait vous convenir, cherchez-en une autre, et si par hasard vous trouviez une seconde place comme celle-là, dites-le-moi, j'y mettrai mon fils.»

Lord Henry Seymour racontait qu'il avait trouvé une fois un valet de chambre qui lui plaisait beaucoup. Au moment de l'arrêter, le valet s'inclina et dit: «Je ne peux entrer au service de Votre Seigneurie.

»—Pourquoi donc? fit lord Henry, fort intrigué.

»Votre Seigneurie a le pied trop petit, je ne pourrais jamais entrer dans ses bottes».

Leurs investigations vont au delà de la chaussure, au delà même de la garde-robe et de l'office. Le caractère, la nature morale de leurs maîtres et de leurs maîtresses est scrutée et analysée par eux, non sans perspicacité, en ce qui se rapporte à leurs intérêts immédiats. Voici un document précieux, trouvé providentiellement dans un livre de cuisine:

«La femme de chambre du premier nous a dit hier: «Retenez bien ceci: Toute maîtresse grasse est pleurnicheuse et collante; toute maîtresse maigre est agacée et agaçante; toute maîtresse petite est volontaire et hautaine; toute maîtresse grande et mince est orgueilleuse et défiante.»

Nous laissons la responsabilité de ce morceau de physio-psychologie à M. Alfred Baude, qui l'a mis au jour. Mais nous nous associons volontiers aux réflexions suivantes:

«Nous nous plaignons de ce que nos domestiques nous détestent, et comment voulez-vous qu'ils nous aiment. Nous inquiétons-nous d'eux? Quand leur vient-il de notre part un mot affectueux, une parole qui prouve que nous nous intéressons à eux?—Jamais! Nourris—blanchis—logés—éclairés—c'est tout.—Et cependant, l'être humain a besoin d'autre chose.

»Les domestiques ne trouvant plus dans leurs maîtres que des automates, absolument sans cœur, se groupent entre eux et forment une espèce de franc-maçonnerie dont l'unique but est de piller et de ridiculiser l'ennemi commun, le Maître. Que faire? Avant tout, traitez vos serviteurs comme on traite de grands enfants.

»Ils le sont par leur éducation si rudimentaire et par leur position inférieure. De temps en temps une bonne parole, un bon sourire, un encouragement; vous ne soupçonnez pas combien vous vous en trouverez mieux. Puis, pour combattre cette déplorable habitude qu'ont les domestiques de changer à chaque instant de place, n'acceptez jamais un nouveau serviteur s'il ne vous apporte pas la preuve qu'il est resté au minimum deux ans dans la maison d'où il sort. Ah! si chacun de nous prenait cet engagement, quelle rapide amélioration dans notre mal! Et puis, songez quelquefois à l'axiome de Beaumarchais: «Aux qualités qu'on exige d'un domestique, connaissez-vous beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets?...»

»En finissant, il est de toute justice de dire qu'il y a souvent de nobles cœurs dans la livrée. Que d'exemples ne pourrait-on citer: je n'en connais pas de plus touchant que celui-ci:

«Un ancien négociant avait tout perdu: sa femme, ses enfants, sa fortune; il ne lui restait qu'une vieille domestique. Cette pauvre femme s'attacha à lui avec un admirable dévouement. Il était atteint d'une affreuse maladie de la peau; elle le soigna nuit et jour. Ce n'est pas tout; elle allait voir les vieux amis de son maître à son insu, et obtenait quelques secours. Un matin elle rentrait harassée; elle entend des éclats de voix et des rires, elle s'arrête et écoute: on se moquait d'elle, son vieux maître contrefaisait sa voix.

»—Ah! dit-elle, mon premier mouvement fut de m'en aller en courant, puis je songeai qu'il était vieux, malade, qu'il avait besoin de moi; je retins mes larmes et remuai bruyamment la clef dans la serrure avant d'entrer.»

«Un honneste serviteur, dit le vieux gentilhomme français de La Hoguette, dans son Testament, est le surveillant de son maître, et un bon maître l'exemplaire de son serviteur. C'est pourquoi il n'y a point de combinaison entre les hommes, après celle du mari et de la femme, qui ait plus besoin d'estre bien faite que celle-ci.»

J'ai rarement vu la moralité du contrat entre maître et serviteur dégagée avec plus de netteté, d'élévation et d'éloquence que dans ces lignes, que je suis heureux d'exhumer:

«Que penses-tu que fasse pour moi celui que tu crois un serviteur? Il me sert; tu te trompes, il se sert: le même travail qu'il feroit en sa maison pour vivre, il le fait en la mienne; s'il m'engage sa volonté pour me rendre quelque service, la mienne lui demeure en ôtage pour son salaire; si je trouve mon compte en ce qu'il fait pour moi, il y trouve le sien aussi; s'il se mêle de mes affaires, on s'aperçoit qu'il ne néglige pas les siennes; s'il fait valoir ma terre, il en partage les fruits à l'aise avec moi; s'il m'appreste à manger, il en taste le premier, il y contribuë de sa peine, et moi de toute la dépense. Notre communauté se découvre en tant de choses, que tout bien considéré, je trouve que l'assemblage du serviteur avec le maître n'est autre chose qu'une société qui se fait entre le pauvre et le riche pour leur utilité commune, en laquelle il n'y a aucune différence que le nom.»

Un peu plus loin, de La Hoguette dit encore: «Tout service fait sans affection est sans goût; si on me le rend à regret, quoi qu'il me soit dû, je le reçois encore plus à regret; il n'y a que la chaleur du cœur toute seule qui le puisse bien assaisonner. Cela étant, faisons-nous aimer de nos serviteurs; pour en estre aimé il les faut aimer: l'amitié ne reçoit que ce seul change.»

Charron avait exprimé plus didactiquement la même pensée:

«Traitter humainement ses serviteurs, et chercher plustost à se faire aimer que craindre est tesmoignage de bonne nature: les rudoyer par trop, monstre une ame cruelle, et que la volonté est toute pareille envers les autres hommes, mais que le defaut de puissance empesche l'execution. Aussi avoir soin de leur santé et instruction de ce qui est requis pour leur bien et salut.»

Fénelon y revient souvent. Nous avons eu l'occasion, dans les livres qui ont précédé celui-ci, de toucher plus d'une fois à la question des domestiques, et d'en parler dans le même sens[6].

Il résume tout, pour ainsi dire, dans ce passage:

«Tâchez de vous faire aimer de vos gens sans aucune basse familiarité: n'entrez pas en conversation avec eux; mais aussi ne craignez pas de leur parler assez souvent avec affection et sans hauteur sur leurs besoins. Qu'ils soient assurés de trouver du conseil et de la compassion: ne les reprenez point aigrement de leurs défauts; n'en paraissez ni surpris ni rebuté, tant que vous espérez qu'ils ne seront pas incorrigibles; faites-leur entendre doucement raison, et souffrez d'eux souvent pour le service, afin d'être en état de les convaincre de sang-froid que c'est sans chagrin et sans impatience que vous leur parlez, bien moins pour votre service que pour leur intérêt.»

On comprend que la conduite des domestiques et notre conduite vis à vis d'eux soient une difficulté de chaque instant dans le ménage. Cela introduit une complication extrême et de très désagréable nature dans la vie à deux; et si nous ne tenions, pour de délicates raisons de discrétion que l'on appréciera sans doute, à rester dans les généralités, il nous serait facile de mettre le doigt sur bien des plaies, ouvertes et entretenues dans le cœur des époux par les domestiques ou à leur occasion. Nous nous contenterons de citer ce qu'Horace Raisson dit de la femme de chambre:

«La femme de chambre a une grande influence sur la fidélité conjugale. Confidente née des secrets du ménage, adroite et fière, elle sera toujours disposée à en abuser; sotte, elle commettra à tous propos des inconséquences ou des balourdises. C'est un art difficile et rare, que celui de bien styler une femme de chambre.»

Bien stylée ou non, la femme de chambre est souvent un instrument de désunion entre les époux. Son service, plus personnel, qui la met à chaque instant en contact avec les maîtres, la rend plus dangereuse en lui donnant plus de moyens pour faire du mal. Mais ses collègues des deux sexes, à la cuisine, à l'écurie, dans l'antichambre, à la loge, ne lui cèdent en rien lorsque l'occasion se présente ou qu'elle peut se faire naître. Le nombre de ménages ébranlés, chagrinés, disloqués, détruits par les jalousies que ces gens suscitent, par leurs faux rapports, leurs insinuations perfides, leurs lettres anonymes, leurs complaisances insinuantes, leurs manœuvres de toutes sortes, à la fois basses et audacieuses, est littéralement inimaginable.

Certes ce n'est pas nous qui trouverons mauvais que les maîtres rendent aux serviteurs la vie plus douce, en s'intéressant à eux et en leur accordant une affectueuse attention. Mais qu'ils prennent garde? La pente de la familiarité est facile, et s'ils s'y laissent une fois glisser, ils ne pourront plus retenir ni leurs domestiques ni eux:

«Dès que vous oubliez votre place vis-à-vis d'un domestique, vous l'autorisez à oublier la sienne vis-à-vis de vous», dit Ferrand, et il dit vrai.

C'est ainsi que le bonheur conjugal, comme toutes les choses précieuses et délicates, est entouré, assiégé par une foule d'ennemis avides. On croirait voir des guêpes attaquant un beau fruit, au moment où sa maturité parfaite le rend le plus délicieux.

Mais que de fois, sans compter les guêpes et autres insectes de l'extérieur, le fruit ne porte-t-il pas en lui son ver rongeur! «Le plus dangereux ennemi du bonheur des jeunes femmes, et par contre-coup du repos des maris, dit le Code conjugal, c'est l'imagination. Le jour où elles se croient opprimées, il n'est rien qu'elles ne soient capables d'entreprendre pour s'affranchir, ou du moins se venger; leur refuser une chose juste, c'est allumer en elles la volonté de l'obtenir et le désir d'en abuser.»

Rien n'est plus désolant que de voir des jeunes femmes, entourées de tout ce qui donne et assure le bonheur, devenir ainsi les victimes d'elles-mêmes, et empoisonner ceux qu'elles aiment le mieux du chagrin de leurs imaginaires griefs. Dans tous les cas, si la passion n'est pas portée au point que tout ce qui n'est pas elle soit indifférent, si l'on a encore quelque souci de l'opinion du monde, quelque respect de soi, quelque espoir ou quelque désir que les maux dont on souffre se guérissent un jour, ayons toujours présent à l'esprit ce conseil dont on sent de plus en plus la justesse à mesure que l'expérience nous instruit: «On agit sagement en cachant avec un soin égal les douceurs et les amertumes du mariage[7]

Pour clore ce chapitre, nous répéterons la prière facétieusement judicieuse que des préoccupations de même ordre inspiraient au vieux compilateur de proverbes G. Meurier:

De toute femme qui se farde,
De personne double et languarde,
De fille qui se recommande,
De vallet qui commande,
De chair sallé sans moutarde.
De petit disner qui trop tarde,—
De languards en nos maisons,
De fille oiseuse et menteuse,...
De serviteur remply de paresse,
De chambrière mal soigneuse,
De bourse vuide et creuse,—
De maison envinée,—
De chausse déchirée,
De fiebvre aigue enracinée,
D'ennemy familier et privé,
D'amy simulé et réconcilié,
Et de choir en deptes toute cette année,
Libera nos, Domine!

CHAPITRE IV

MIEL ET FIEL

«Chez les anciens, les jeunes gens qui sacrifiaient à Junon nuptiale ôtaient le fiel de la victime immolée, et le jetaient au loin, pour témoigner leur résolution de bannir de leur union la colère et l'amertume[8]

L'auteur ne nous dit pas si le symbole était véridique ou menteur. Mais l'histoire des mœurs, qui domine l'histoire des gouvernements, le dit pour lui. Les plus anciens témoignages prouvent assez que les passions humaines ont, de tout temps et partout, fait à peu près la même somme de ravages, et que beaucoup de ceux qui avaient jeté au loin le fiel de la victime avaient conservé leur propre fiel en leurs flancs.

C'est cela qu'il faut arracher, dès le seuil du mariage, et jeter au vent pour qu'il le dessèche et l'emporte. On l'a proclamé bien des fois: le temps des symboles et des mythes est accompli; nous sommes arrivés à l'époque du fait. C'est à nous de faire passer cette image des rites antiques dans la réalité, et c'est à ce prix seul que la vie à deux donnera sa pleine source de joies individuelles et de forces actives contribuant au bien social.

Je trouve, dans les écrits d'une Anglaise, Mrs. Chapone, que j'ai déjà eu l'occasion de citer, une page qui développe avec une calme élévation et un rare bon sens la pensée que je viens d'indiquer. Se reportant aux conditions qui s'imposent aux mariés, vis-à-vis de leur famille respective, Mrs. Chapone demande à la jeune femme: «Si c'est un devoir important d'éviter toute discussion et tous désagréments avec ceux qui sont de la proche parenté de votre mari, de quelle conséquence n'est-il pas d'éviter toutes les occasions d'avoir du ressentiment l'un contre l'autre!»

Elle poursuit: «Quoi qu'on puisse dire des querelles d'amoureux, croyez-moi, celles des gens mariés ont toujours d'épouvantables conséquences, pour peu qu'elles aient quelque durée ou quelque gravité. Si on les laisse amener des expressions d'amertume ou de mépris, ou trahir chez l'un des époux un sentiment habituel d'aversion ou de répugnance pour quelque particularité physique ou morale de l'autre, ce sont là des blessures qui ne se guérissent presque jamais complètement... Le souvenir douloureux de ce qui s'est passé surviendra souvent aux heures les plus tendres, et la moindre bagatelle le réveillera et le renouvellera. Il faut, dès le début, être particulièrement en garde contre cette source de malheur. De nouveaux mariés, dans l'excès même de leur amour, se laissent parfois aller à de petites scènes de jalousie et à des querelles puériles, qui, tout d'abord, aboutissent peut-être à un redoublement de tendresse, mais qui, souvent répétées, perdent leurs agréables effets, et ne tardent pas à en produire d'autres d'une nature tout opposée. La dispute devient chaque fois plus sérieuse; la jalousie et la défiance poussent des racines; le caractère se gâte des deux côtés; les habitudes d'aigreur, de contradiction, d'interprétation méchante prennent le dessus et finissent par dominer toute autre affection qui leur a donné naissance. Ne perdez jamais de vue que le bonheur du mariage repose tout entier sur une solide et permanente amitié,—à quoi rien n'est plus opposé que la jalousie et la défiance. Ces défauts ne sont pas moins contraires aux vrais intérêts de la passion. Vous ne gagnerez jamais rien à exiger de l'affection de votre mari plus qu'elle ne peut naturellement vous donner; la peur d'alarmer votre jalousie et d'amener une querelle pourra bien le forcer à feindre une tendresse plus vive que celle qu'il ressent; mais cet effort, cette contrainte même diminue et par degrés éteint réellement cette tendresse. Si donc il paraissait moins affectueux et moins attentif que vous ne le désirez, il faut ou réveiller sa passion en déployant quelque grâce nouvelle, quelque charme irrésistible de douceur et de sensibilité, ou bien vous conformer, du moins en apparence, au degré d'affection que son exemple prescrit; car c'est votre rôle de suivre modestement sa direction, plutôt que de lui faire sentir le désagrément de ne pas être capable de marcher du même pas que lui. La vérité est que c'est l'orgueil, plutôt que la tendresse, qui d'ordinaire dicte à une personne susceptible ses déraisonnables exigences; et cet orgueil est récompensé, comme il le mérite, par des mortifications et le froid éloignement de ceux qui en souffrent.»

Ce qu'il y a de particulier dans cet état, et ce que Mrs. Chapone fait bien ressortir, c'est que l'amour travaille ici contre lui-même. Or l'amour étant aveugle, comme chacun sait, ni l'un ni l'autre des époux ne s'aperçoivent du dommage causé, de la sape de plus en plus profonde qui se creuse et fera crouler l'édifice. Au contraire, il arrive qu'ils prennent goût à ces reproches et à ces querelles, sachant quels rapprochements, quels élans de passion les suivent. Comme ces gourmands au palais blasé qui ont besoin de tous les feux du poivre, du piment et du curry pour goûter la saveur d'un mets, les caresses de l'amour leur semblent fades s'ils ne les font précéder de l'orage des paroles injurieuses ou amères, et parfois—je le dis quoi qu'il m'en coûte—de la grêle des coups.

Mais, de même que ces abus de condiments gâtent l'estomac, les scènes de ménage, quelque tendre qu'en soit le dénouement ordinaire, gâtent le cœur. Un jour vient où la récompense ne paraît pas valoir le prix dont on l'achète, et le moindre mal qui puisse résulter de telles coutumes matrimoniales, c'est que l'impression de lassitude et de dégoût se produise chez les deux époux à la fois. Ils sont, du moins, en condition de reconnaître en même temps leur tort et de s'en corriger, ou, s'ils s'en sentent incapables, de s'entendre pour se créer, soit dans le mariage, soit en dehors, un modus vivendi où la part du scandale, toujours trop grande, sera réduite à son minimum.

«Il n'y a guère de gens plus aigres que ceux qui sont doux par intérêt», dit Vauvenargues. Aussi ne faisons-nous pas appel au seul intérêt. C'est à l'intelligence et au cœur que nous nous adressons à la fois pour mettre en garde les nouveaux époux contre ces mouvements désordonnés de la passion qui s'use elle-même et, comme le fruit décevant des rivages de la Mer Morte, ne laisse qu'une cendre amère dans la bouche des étourdis qui pensaient y puiser des jouissances toujours renouvelées et sans cesse de plus haut goût.

Il faut être doux parce qu'on a du plaisir à l'être: parce qu'il n'est rien de meilleur au monde que d'être agréable à qui l'on aime, et que, quand le mari trouve que sa femme est bonne et que la femme trouve que son mari est bon, ils ont à eux deux ramené sur terre, pour eux et ceux qui les entourent, le paradis.

Le sujet est trop grave pour admettre la plaisanterie vulgaire qui n'a pour effet que le rire physique, lorsque son ineptie ou sa trivialité ne font pas hausser les épaules d'impatience et d'ennui. On ne s'attend donc pas à trouver ici la répétition des éternelles sottises sur la couleur du ménage et autres gaudrioles de la même farine. On ne m'en voudra pourtant pas, je l'espère, de rapporter, dans un intérêt de curiosité d'autant plus permise qu'elle se rattache étroitement à la question qui nous occupe, une explication assez ingénieuse et inattendue de la couleur jaune prise comme symbole conjugal.

L'auteur des Mémoires historiques et galans pense qu'Ovide, en représentant l'Hymen croceo velatus amictu, «a voulu sans doute nous faire une leçon de ce qui est si essentiel au mariage. Les soucis d'une famille dont vous vous chargez, le risque que vous courez de tant de coups de fortune, la jalousie inévitable que vous avez d'une femme, pour peu qu'elle vous agrée, ou que votre honneur vous touche, ne sont-ce pas autant de sujets de jaunisse! et n'est-ce pas une merveille, si le tempérament le plus vigoureux et le plus enjoué ne tombe pas dans un état ictérique?»

La jalousie est, à coup sûr, la disposition morale la plus propre à faire naître cet état, et il n'est guère de description de jaloux ou de jalouse qui ne soit marquée de ce trait: jaune comme un coing. C'est en effet celle qui met le plus de bile dans le sang, la passion fielleuse par excellence.

«Toute jalousie, dit un ancien poète anglais[9], doit toujours être étranglée à sa naissance; ou le temps conspirera bientôt à la rendre assez forte pour surmonter la vérité.»

Le propre de la jalousie, en effet, est de donner aux visions que le soupçon fait surgir dans l'esprit le relief et la certitude de la réalité. Le jaloux objective les images qui hantent son cerveau avec une intensité curieuse pour l'observateur et formidable pour les époux. Car, sans insister sur cette facilité qu'a le jaloux—ou la jalouse—à se croire certain de ce qu'il imagine, surtout si c'est incroyable et monstrueux,—la jalousie crée, dans la vie à deux, tous les maux, et ne saurait en guérir un seul. C'est ce que voyait Fuller lorsqu'il écrivait: «Là où la jalousie est le geôlier, beaucoup s'échappent de leur prison; elle ouvre plus de voies au vice qu'elle n'en ferme.» La comédie de tous les âges et de tous les peuples a trouvé dans cette idée une source inépuisable de situations plaisantes et douloureuses à la fois, qui, à défaut des exemples que fournit en abondance l'expérience journalière de la vie, peuvent servir de documents et d'enseignement.

Le dicton populaire: «On n'est jaloux que de ce qu'on aime» n'est vrai que par rapport à un amour égoïste qui, tout en se portant sur autrui, n'est proprement que l'amour-propre ou l'amour de soi. Nous concevons la douleur immense, l'irrémédiable désespoir que peut jeter dans un cœur aimant la découverte de la trahison de l'être aimé. Nous concevons encore, tout en les blâmant et en les regrettant, les mouvements impétueux qui poussent en ces circonstances les personnes violentes et passionnées à des excès que les cours d'assises condamnent ou acquittent, au hasard de l'impression produite sur des jurés sensibles. Mais nous ne saurions considérer la jalousie à priori, si l'on peut dire, celle qui obsède l'esprit au fort même de l'amour partagé et qui, à défaut de motifs, se forge des catastrophes chimériques et se nourrit avidement du poison des soupçons, que comme une maladie morale dont il faut se guérir à tout prix, si l'on ne veut faire son propre malheur en même temps que le malheur de celui ou de celle qu'on aime plus que tout au monde, bien qu'en l'aimant fort mal.

En de pareilles maladies, il n'y a guère qu'un médecin et qu'un remède, à savoir la volonté. Mais, hélas! on ne veut pas, ou l'on ne peut pas vouloir. Il y a des maux où l'on se complaît, des plaies qu'on prend un âcre plaisir à aviver, des douleurs dont il est voluptueux de souffrir. La jalousie est une de ces tortures qui font goûter à leurs victimes les délices de la damnation.

On rapporte de Ninon de Lenclos cette parole: «Jamais une femme ne sait mauvais gré à son mari de plaire à plusieurs femmes, pourvu qu'elle soit toujours préférée.»

Malheureusement, en fait de mariage, l'autorité de Ninon est médiocre. Et puis de son temps, le fatalisme de la passion et l'irresponsabilité de la névrose étaient choses peu connues, qui ne troublaient guère la raison des gens. En ce temps-là, et même plus tard, on pouvait espérer convaincre et persuader par un dilemme, et l'auteur des Considérations sur le Génie et les Mœurs de ce siècle ne perdait pas sa peine en écrivant: «C'est faire une cruelle injure à une femme sage, que de lui témoigner de la jalousie; c'est faire trop d'honneur à une femme galante, et donner beau jeu à une coquette.»

Il laissait au lecteur le soin facile de retourner la proposition à l'usage de la femme envers le mari.

Aujourd'hui l'arsenal du raisonnement ne fournit point d'arme capable de porter un coup sûr, et, pour combattre les erreurs du sentiment, c'est au sentiment qu'il faut avoir recours. La seule considération qui puisse, croyons-nous, contrebalancer la jalousie dans une âme infestée de ce venin, c'est le désir de faire le bonheur de l'être aimé. Si la passion maudite laisse au jaloux une minute de clairvoyance et qu'il ait conscience des tourments qu'il inflige, il se guérira ou se dominera. S'il ne le faisait, son amour serait méprisable, car ce ne serait, répétons-le, qu'un égoïsme sans pitié.

CHAPITRE V

SABLES MOUVANTS

Comment assurer la navigation de la barque conjugale sur les eaux mal sondées de la vie? On relève çà et là des écueils, des récifs, des promontoires où la mer se brise avec les épaves qu'elle entraîne, des points fixes où le péril est constant. On y établit des signaux; on y allume des phares; des pilotes indiquent les passes, les heures de marée, les courants, les tourbillons et les remous, et conduisent au port prochain. Mais ce que feux, balises, ancres, conseils de pilote sont impuissants à signaler, ce sont les hauts fonds changeants, les bancs de sable que le jusant déplace, qui, là où tout à l'heure les vaisseaux à grand tirant passaient voiles dehors et barre au vent, arrêtent les humbles barques sans leur laisser même l'espoir de se renflouer au flot prochain.

Contre ce danger de tous les parages et de tous les instants, il n'y a qu'une défense: la prudence et l'adresse des navigateurs. Il faut avoir la sonde en main, l'œil au guet, être prêt à la manœuvre et ne pas s'y tromper d'un brin de fil.

Notre tâche, à nous, est de déterminer, aussi exactement que possible, les circonstances dans lesquelles on est le plus exposé à donner dans ces sables mouvants.

Souvent la peur d'un mal fait tomber dans un pire,

a versifié le sage Boileau.

Gardons-nous donc également de la disposition habituelle à la pusillanimité, et des sursauts de frayeur qui ébranlent les nerfs et troublent le cerveau. Mais ne nous laissons pas aller à une sécurité qui est trompeuse dès qu'elle endort. Les conditions qui semblent le mieux faites pour éloigner toute alarme, sont quelquefois grosses d'accidents. «Il ne suffit pas, dit avec raison le Spectator, pour faire un mariage heureux, que l'humeur des deux époux soit semblable; je pourrais citer cent couples qui n'ont pas gardé le moindre sentiment d'amour l'un pour l'autre et qui sont pourtant tellement semblables d'humeur que, s'ils n'étaient pas déjà mariés, le monde entier les déclarerait faits pour être mari et femme.»

Qui se ressemble s'assemble; les angles sortants s'adaptent aux angles rentrants; les électricités de nom contraire s'attirent et celles de même nom se repoussent; on se plaît par les contrastes, et on se complète par les différences; tout s'accepte plutôt que les incompatibilités d'humeur.—Voilà une liste de termes contradictoires qu'on pourrait indéfiniment allonger. Les maximes se démentent les unes les autres et elles n'en sont pas moins vraies chacune en son particulier. On voit dès lors sur quel terrain mouvant nous marchons, et de quelle absolue nécessité sont la netteté du coup d'œil et la souplesse des allures dans ce domaine du relatif.

Pour l'homme, le premier soin, c'est de jeter au rebut un stock d'opinions et d'idées courantes sur la femme, dont les jeunes gens et les vieux célibataires font leur évangile quotidien. On lit dans les Védas: «Celui qui méprise une femme méprise sa mère.» Beaucoup d'hommes ne croient pas manquer à leur mère en entretenant sur les femmes en général des théories plus que sceptiques. Qu'ils méditent le précepte des Védas. Le Français a trop vive dans l'esprit la vieille logique des races dont il est un rejeton, pour ne pas comprendre la rigoureuse vérité de cette parole de nos ancêtres aryens. Il y ajoutera finement ce corollaire: Qui méprise une femme méprise sa femme; et il concluera que le respect de la femme est une condition essentielle dans la constitution de la famille, car si le mari, ayant eu commerce avant le mariage avec tant de femmes qu'il se croyait le droit de mépriser, généralise les données plus ou moins exactes de son expérience de jeune homme, et n'accorde son estime à sa femme que sous bénéfice d'inventaire, comment l'élèvera-t-il ou la maintiendra-t-il à la hauteur de sa mission, et pourquoi ses enfants ne la mépriseraient-ils pas aussi?

Ce respect se traduit de diverses façons, suivant les positions sociales et l'éducation reçue. Il suffit qu'il existe. Un critérium à peu près certain, c'est le ton de politesse qui règne entre les époux. «L'intimité, dit l'auteur des Doutes sur différentes opinions reçues dans la société, qui doit exclure le compliment et la cérémonie, se détruit infailliblement dès qu'on en bannit la politesse.»

On entend bien—l'auteur prend soin de l'indiquer—qu'il ne s'agit pas ici de formules banales et de conventionnalités mondaines, mais bien de cette politesse de cœur qui inspire l'aménité des manières et répand autour d'elle comme une chaude atmosphère de bienveillance et d'affection.

Cette politesse entre époux manque souvent. On en a fait mille fois la remarque. Si, dans une compagnie, un homme néglige avec affectation une femme et s'efforce d'être aimable avec les autres, il y a gros à parier qu'il est le mari de la première.

«J'étais, raconte Chamfort, à table à côté d'un homme qui me demanda si la femme qu'il avait devant lui n'était pas la femme de celui qui était à côté d'elle. J'avais remarqué que celui-ci ne lui avait pas dit un mot; c'est ce qui me fit répondre à mon voisin: «Monsieur, ou il ne la connaît pas, ou c'est sa femme.»

S'il ne l'avait pas connue, il n'aurait eu de cesse qu'il n'eût fait sa connaissance: c'était bien sa femme.

Les résultats d'une telle conduite sont faciles à prévoir. La femme, justement froissée, se sent éloignée et s'éloigne; et les privautés, souvent grossières, du tête à tête, par lesquelles tant de malotrus pensent compenser les froideurs et les dédains marqués en public, sont, dans les circonstances, le contraire de ce qu'il faudrait pour la ramener.

Les rudesses, les mots qui bafouent ou rabrouent dans l'intimité, doivent avoir, et ont, un effet analogue. «Si on savait, dit une romancière contemporaine qui se cache sous le pseudonyme d'Ary Ecilaw, combien, pour une femme à qui son mari n'en accorde jamais, la sympathie a une attirance! combien il est doux et dangereux de se voir comprise par un autre, ou bien de s'entendre répéter qu'on est une sotte!»

On voit où cela mène, et ce qui se trouve fatalement au bout.

Vous creusez un fossé, vous y poussez votre compagne, et vous vous indignez de la culbute!... Vous êtes de plaisants compagnons!

Ce que nous venons de dire ne s'applique pas moins aux dames qu'aux messieurs. Les femmes, même les mieux élevées et les plus entichées de belles manières, ont une remarquable propension à lâcher la bride aux gros mots dans l'intimité du foyer, en s'adressant à leurs maris. L'être idéal, immatériel, qui, dirait-on, ne touche pas terre, se nourrit d'ambroisie, et apparaît avec de vagues ailes d'ange dans le dos, sait, à l'occasion, se servir d'un vocabulaire dont rougirait le plumage du Vert-Vert des nonnes de Gresset. Les mots sont comme de fines flèches empennées et barbelées. Ils pénètrent profondément et restent dans la blessure qu'ils enveniment. On a de l'indulgence, de l'indifférence; on secoue les épaules; on rit ou l'on a pitié. Mais, si fort qu'on soit, on est atteint, et, si l'amour y résiste, ce n'est pas sans s'affaiblir ou sans y prendre de l'aigreur.

Cette grossièreté provocante et acerbe n'est, d'ailleurs, pas plus à redouter que je ne sais quelle vulgarité de propos, assez commune chez les femmes, et dont l'effet le plus certain chez le mari est l'impatience ou l'écœurement. L'auteur de A Woman's Thoughts upon Women (Pensées d'une femme sur les femmes) a représenté en traits assez vifs ce côté du caractère féminin.

«Celle qui, à l'instant où l'infortuné mari rentre à la maison, s'attache à lui avec un long récit de griefs domestiques, réels ou imaginaires,—lui disant que le boucher n'apporte jamais sa viande à l'heure, que le boulanger marque des pains en trop, qu'elle est sûre que la cuisinière boit, que le cousin de Mary a prélevé son dîner hier sur le gigot de mouton,—eh bien, une telle femme mérite ce qu'elle reçoit: froideur, paroles aigres, empressement à se plonger dans quelque journal; quelquefois un cigare allumé de colère, une promenade dehors, sans invitation de l'accompagner, ou le cercle. Pauvre petite femme! Elle reste à pleurer sur son foyer solitaire, ne s'avouant pas qu'elle a tort, mais seulement qu'elle est très malheureuse et très mal traitée. Pourrait-on se permettre de recommander à son attention une maxime qui vaut de l'or?—«N'importunez jamais un homme de choses auxquelles il ne peut remédier ou qu'il ne comprend pas....»—Et quand il revient, l'honnête homme! peut-être un peu repentant de son côté, il n'y a qu'une conduite que je conseille à toutes les femmes sensées: l'entourer de ses bras et retenir sa langue.»

«Le bonheur conjugal, dit Carmen Sylva (on sait que tel est le nom dont il plaît à la reine de Roumanie de signer ses écrits), est souvent compromis par une simple différence de vocabulaire.»

Efforcez-vous donc, jeunes époux, de parler la même langue, et, s'il est nécessaire, que celui des deux qui sait le moins prenne des leçons de l'autre, simplement, naturellement, avec la naïveté du cœur et la docilité de l'amour.

On trouve, dans Henri Heine, cette très juste remarque, suivie d'une comparaison que chacun peut varier suivant ses sensations et son goût:

«Rien de triste, pour un homme instruit, comme de vivre avec une femme qui ne sait rien.

»Il éprouve l'ennui vague et très réel que donne dans une chambre la vue d'une pendule qui ne va pas.»

Ou qui va trop et bat la berloque. Telles ces «bonnes bourgeoises», que montre Mercier dans son Tableau de Paris, «qui dissertent à perte de vue sur des riens, érigent en événements les moindres incidents domestiques, parlent des méfaits de leurs servantes comme de crimes publics et ne trouvent d'autre diversion à une conversation oiseuse qu'un jeu non moins oiseux.»

Plus d'un homme intelligent, cultivé, voué, par goût ou par nécessité de position, à la science, ou aux lettres, ou aux arts, s'est trouvé, avant de s'en être rendu compte, attelé à une «bourgeoise» de cette sorte. Quelquefois le courage manque, on jette le manche après la cognée, et, le mariage étant un piège, on s'en dépêtre comme on peut. Le plus souvent on fait la part du feu, on s'arrange pour dédoubler son existence, et, content de trouver à l'intérieur certaines satisfactions matérielles au-delà desquelles il serait vain de rien prétendre, on cherche au dehors l'accomplissement des promesses que le mariage n'a pas tenues.

La chose ne se fait ni sans tiraillements, ni sans douleurs. Car si rien n'est «plus embarrassant que d'avoir pour femme ou pour mari une personne ridicule, lorsqu'on ne l'est pas soi-même», et si «c'est un sujet habituel d'humiliation, ou tout au moins d'inquiétude[10]», il est difficile d'en prendre son parti, et encore plus difficile de faire entendre raison à celui des deux qui prête à rire, la nature humaine étant ainsi faite que les prétentions sont d'autant plus étendues et exigeantes que le mérite est mince et de mauvais aloi.

C'est bien là «ce tourment de toutes les minutes dont parle Philarète Chasles, qui s'empare de nous quand nulle sympathie d'intelligence ne nous attache à ce que notre cœur aime.» Jean-Paul Richter a tracé le tableau poignant de ce supplice en des pages que je demande la permission de reproduire dans la traduction que le grand critique que je viens de citer en donnait il y a près de cinquante ans[11].

«Une mort intellectuelle saisit le jeune homme; il s'assit dans le vieux fauteuil et couvrit ses yeux de ses mains. Il vit se soulever cette brume qui nous cache l'avenir; à ses regards se révéla sa vie future, vaste espace aride, couvert de cendres et des débris de feux éteints; perspective désolée, jonchée de feuillages jaunis, de rameaux desséchés et d'ossements qui blanchissent sur le sable. Il reconnut que l'abîme entre son cœur et celui de Lenette irait toujours se creusant, il le reconnut avec un désespoir profond, avec une netteté désolante. Jamais tu ne peux revenir, ancien amour, amour si pur et si beau. Lenette ne quittera jamais son obstination, sa froide réserve, ses habitudes étroites. Son cœur est à jamais frappé de mort, sa tête est fermée à jamais à toute pensée; elle est destinée à ne le comprendre jamais, à ne jamais l'aimer...

«Lenette était assise et continuait de travailler sans rien dire. Son cœur blessé reculait devant les regards et les paroles, comme on se garantirait de l'atteinte des vents glacés. La nuit tombait; elle n'alla pas chercher de lumière, elle aimait mieux l'obscurité.

«Alors on entendit tout à coup un musicien errant s'accompagner avec la harpe, pendant que son enfant jouait de la flûte...

»Leurs cœurs étaient pleins et serrés. L'harmonie vint les frapper comme de mille piqûres. Jamais notre âme ne parle plus haut que lorsque la musique l'éveille; rossignol, qui ne chante jamais mieux qu'après un écho sonore. Ah! que d'anciennes espérances surgissent tout à coup! Combien de souvenirs il retrouva quand les arpèges de la harpe rappelèrent les temps passés à sa mémoire! Il se revoyait jeune, plein de désirs, confiant en l'avenir, cherchant un cœur fait pour l'aimer, un esprit fait pour le comprendre... Joies perdues! promesses menteuses! que de désappointements! Où est celle qui devait lui payer son amour par du bonheur?

«Je ne l'ai point trouvée! Ces mots retentissaient comme une dissonance au milieu de la mélodie. Ses parents bien-aimés, les bocages de la maison maternelle reparaissaient à ses yeux; la musique les évoquait, ainsi que les amis et les affections de son premier âge... Et maintenant pas une âme pour l'entendre, pas un être qui l'aime!...

»Les musiciens se turent. Cette pause solennelle augmenta son émotion; il s'approcha de Lenette, et d'une voix tremblante il lui dit: Allez donner cela aux musiciens. A peine les derniers mots furent intelligibles. La clarté des bougies de la maison située en face frappait le visage de Lenette; elle avait, à son approche, affecté d'essuyer la vitre que son haleine avait ternie. Il s'aperçut que des torrents de larmes muettes s'échappaient de ses yeux.

»Lenette, dit-il plus doucement, je vous en prie, portez-leur cela, ils vont s'en aller.

»Elle prit la pièce de monnaie; leurs regards se rencontrèrent, mais ceux de la femme étaient déjà secs, tant leurs âmes étaient devenues étrangères l'une à l'autre! Ils étaient parvenus à cet état déplorable, où une émotion commune n'échauffe et ne réconcilie pas. Le besoin d'affections partagées inondait son être, mais le cœur de Lenette n'était plus à lui. Il aurait voulu l'aimer, il en sentait l'impossibilité déchirante; il connaissait cette nature aride et vulgaire. Il s'assit dans l'embrasure de la fenêtre, sur laquelle il appuya son front brûlant. Lenette y avait par hasard placé son mouchoir trempé de ses larmes; car la malheureuse créature, après une journée de contrainte, avait beaucoup pleuré.

»Ce mouchoir humide frappa le jeune homme comme un remords. Les musiciens recommencèrent; la voix et la flûte seules chantaient:

Les morts sont morts, c'en est fait pour toujours!

»Une angoisse nouvelle le saisit comme un linceul de glace. Il pressa le mouchoir sur ses yeux humides, et répéta en sanglotant:

»—Oui, oui, c'en est fait pour toujours!

»La pensée du trépas se présenta à lui; ce fut une espérance; il lui sembla que les musiciens, en marquant la mesure, sonnaient les dernières heures de sa vie; il se vit descendre dans le tombeau et respira.

»Bientôt il entendit Lenette entrer et allumer une chandelle. Il alla vers elle et lui donna le mouchoir. Si désolé, si navré, si abattu, il avait besoin de se rattacher à un être humain quel qu'il fût. Lenette n'était plus la femme de son choix; mais elle souffrait, mais elle avait pleuré. Lentement, sans se baisser, sans prononcer un mot, il l'enlaça de ses bras et l'attira; mais elle détourna la tête froidement, avec dégoût, se dérobant à son baiser. Il en ressentit une peine aiguë.

»Suis-je donc plus heureux que toi? dit-il.

»Puis, laissant tomber sa tête sur celle de Lenette, il la pressa sur son sein. Vains embrassements! Alors des profondeurs de son âme, mille voix jaillirent et répétèrent: C'en est fait pour toujours?»

Le besoin de distractions extérieures, de divertissements, de fêtes, de plaisirs mondains est un écueil trop connu et contre lequel on est, de toute part, trop mis en garde pour que nous y insistions. Pour être intéressant et vraiment pratique, il faudrait entrer dans le détail. Mais la revue, même rapide, des occasions et des formes de dissipation que la vie du monde offre chaque jour, remplirait tout un volume aisément. Force nous est donc de nous en tenir à l'expression généralisée de notre pensée.

Eh quoi! dira-t-on. Vous ne permettez même pas qu'on danse?...—Si vraiment, faites de la musique, chantez, dansez, amusez-vous de mille manières, mais faites-le franchement, sans apprêt ni arrière-pensée, et surtout dans des conditions telles que vos devoirs ne restent pas en souffrance à la maison.

Ce n'est pas ce qu'il y a de plus facile, s'il faut en croire le Code conjugal d'Horace Raisson: «Le bal, tel que nos usages l'ont fait, a cessé d'être une distraction agréable; les apprêts en sont un travail, le plaisir en est une fatigue, et le résultat un danger.»

Je retrouve, dans de vieux papiers, des vers juvéniles qu'en raison du sujet traité je me hasarde à transcrire. A défaut d'autre mérite, ils ont celui d'être inédits:

I

Un bal est, à vrai dire, une superbe chose.
Tournoyer en ayant sur la tête une rose,
Un bleuet, des épis, des fruits ou du foin vert
Artistement montés avec du fil de fer,
C'est un bonheur auquel s'abandonnent les femmes
Sans pouvoir résister. L'horizon que les flammes
Du soleil d'Orient empourprent au matin,
Ne brille guère auprès des habits de satin
Irisés de reflets par la lueur des lustres,
Les larges escaliers, les piliers, les balustres,
Les salles où l'on se presse, et les parquets cirés
Où le novice tombe, et les vieux murs dorés,
Et l'orchestre entassé dans une loge étroite,
Les hommes saluant du geste, à gauche, à droite,
Les femmes portant rouge et dents et cheveux faux,
Se cherchant l'une à l'autre, en riant, des défauts,—
Oh! c'est un beau coup d'œil! plus beau que, dans les plaines,
Les sapins se courbant aux nocturnes haleines;
Que les buissons d'avril pleins de fleurs et d'oiseaux,
Et la chanson du vent à travers les roseaux.
Le poète est un fou que l'on comprend à peine;
Il croit donc à la femme une âme plus qu'humaine,
Puisqu'il l'adore ainsi qu'on adorerait Dieu,
Et qu'il souffre de voir tant d'hommes au milieu
De ces femmes faisant, pour cela seul venues,
Des exhibitions de leurs épaules nues!
Ces regards, ces souris que l'on jette en passant;
Ces valses où le sein palpite, frémissant
Sous la main d'un butor qui raille ou qui s'enivre;
Cette école où la nuit, pour apprendre à bien vivre,
Va la fille au front pur que sa mère conduit,—
Il croit que tout cela ne vaut pas un réduit
Obscur, sous le feuillage, alors que le ciel sombre
S'illumine des feux lointains d'astres sans nombre,
Et que l'air, se chargeant de la rosée en pleurs,
Fait monter au cerveau le doux parfum des fleurs.

II

En bas: des murs, des fleurs, du sable, des feuillages;
Un filet d'eau tombant d'un roc en coquillages;
Une glace au milieu d'arbrisseaux enlacés
(Meuble tout pastoral!); des lampions bercés
Au vent qui souffle frais sous l'étroit péristyle.
En haut, de grands salons empire, d'un beau style,
Où l'or des murs fait mal aux yeux enthousiasmés
De voir des fleurs parmi des flambeaux allumés;
Les hautbois de l'orchestre envoient des notes aigres.
Des vieux, en cheveux teints, verts-galants, très allègres,
Choisissent pour danser les filles de quinze ans,
Et leur tiennent, tout bas, de ces discours plaisants
Qui font rougir toujours, et quelquefois sourire;
—Le grand âge, en effet, autorise à tout dire.—
Les jeunes vont traînant parmi le tourbillon
Des mamans de grand poids, au teint de vermillon,
Ou portent en leurs bras de laides filles maigres,
Exhalant les parfums, les sels et les vinaigres
Du lointain Orient, fabriqués à Paris;
Et l'amour, le chagrin, les haines, les mépris
S'enchaînent par les mains en dansant, face à face,
L'orage dans le fond, le calme à la surface;
Calme plus effrayant que, dans les hautes mers,
L'âpre lutte des vents contre les flots amers.

III

Oh! ce qui vaut bien mieux que ces bals où l'on sue,
Où l'air vous pèse au front ainsi qu'une massue;
Où pour mieux respirer, on brise d'un bâton
Les fenêtres[12]; où fleurs, tulle, fil de laiton,
Satin, franges, rubans, paillettes et dentelles
Dont s'enorgueillissaient follement les plus belles,
Sur le parquet fumant sont couchés au matin,
Comme de vains flacons après un grand festin;
Où d'appétit la femme à l'homme le dispute,
Engloutissant gâteaux et sorbets dans la lutte;—
Oh! ce qui vaut bien mieux, c'est un profond amour
Où l'étoile la nuit, et le soleil le jour,
Comme en un lac d'azur calme, se réfléchissent.
Lorsque les rameaux verts en cadence fléchissent,
Que le ramier gémit auprès du nid natal,—
Loin des vaines rumeurs qui bourdonnent au bal,
Il est bon, il est doux, au fond des solitudes,
A l'abri du mensonge et de ses turpitudes,
De voir s'épanouir, comme une douce fleur,
Une femme ingénue, à l'âme grande, au cœur
Pur, et croyant encore au bien dans ce vieux monde;
De sentir, en ce siècle où l'égoïsme abonde,
Que l'on vit pour une autre, et qu'on ne va pas seul,
Mais que, si le trépas vous jetait son linceul,
Un doux être mourrait de votre mort peut-être.
L'amour—oui, je le sais—est le sublime maître
Qui répand l'harmonie à flots sur l'univers,
Et met une auréole aux fronts d'ombre couverts...

De la dissipation à la paresse, il n'y a qu'un pas. La femme dissipée, lorsqu'elle ne trouve pas au dehors l'aliment propre à la frivolité de son esprit, lorsqu'elle est obligée, pour une raison ou pour une autre, de rester chez elle au lieu de se répandre dans le monde, se réfugie dans les rêves de la nonchalance et devient invariablement paresseuse. De même dans toute femme d'intérieur paresseuse il y a l'étoffe d'une dissipée.

«O femme, s'écrie poétiquement l'Américain Washington Irving, tu sais l'heure où revient le brave chef de la maison, lorsque la chaleur et le fardeau du jour sont passés. Ne le laisse pas alors, harassé de fatigue et accablé de découragement, trouver, en arrivant à sa demeure, que les pieds qui doivent accourir à sa rencontre errent au loin, que la douce main qui doit essuyer la sueur de son front frappe à la porte de maisons étrangères.»

Ceci pour les mesdames Benoîton. Ecoutons Michelet nous parler des casanières oisives, dont le cercle d'opérations s'étend du cabinet de toilette à la salle à manger, de la salle à manger à la chaise longue du boudoir, et de la chaise longue au lit. Les personnes malades, par suite souvent d'une activité trop grande, à qui ce programme est un supplice imposé, sont naturellement en dehors de nos appréciations.

«La femme qui laisse tout le soin du ménage à ses domestiques, et reste dans sa propre maison comme un hors-d'œuvre, perd bientôt l'équilibre, disait dès sa jeunesse l'illustre historien. Elle est prise d'ennui, elle bâille ou se fâche injustement à tort et à travers, comme il arrive chez ce pauvre T... qui n'a pas même son cabinet à lui pour s'y réfugier et s'y faire un peu de silence. Rien de plus triste. Une femme désœuvrée ou mal occupée, ce qui revient à peu près au même, est un véritable fléau pour le travailleur. Je ne saurais seul ordonner ma maison, la parer, mais je sens très bien que l'ordre, l'harmonie dans l'ameublement est, comme dans la toilette, une des puissances de la femme pour enserrer l'homme, assurer sa fidélité.

»Combien on doit se déraciner plus aisément d'un amour qui n'a pas ses harmonies![13]»

Stendhal pousse le procès plus loin, et découvre une des causes pour lesquelles les ménages des riches sont si étrangement sujets à la désunion, à la désaffection, à l'indifférence et au dégoût. Il pose d'abord en principe que «sans travail il n'y a pas de bonheur». Passant à l'application, il ajoute:

«Une femme qui a quatre enfants et dix mille livres de rente travaille en faisant des bas ou une robe pour ses filles. Mais il est impossible d'accorder qu'une femme qui a carrosse à elle travaille en faisant une broderie ou un meuble de tapisserie. A part quelques petites lueurs de vanité, il est impossible qu'elle y mette aucun intérêt; elle ne travaille pas.

»Donc, son bonheur est gravement compromis.»

Quant à celui du mari, mieux vaut ne pas en parler.

Je trouve, dans un livre anglais d'observation fine et juste, dû à une femme, une série de portraits pris dans le vif du ménage et présentant, non sans une pointe de satire, les principales variétés de la maîtresse de maison. Nos lecteurs y prendront plaisir et nos lectrices en feront leur profit.

«Voici Mrs. Smith. Vous n'entrerez jamais chez cette dame sans entendre parler de changements dans son organisation domestique; vous ne frapperez guère quatre fois à sa porte sans qu'une fille inconnue vienne vous ouvrir. Compter le nombre de servantes que Mrs. Smith a eues depuis son mariage embarrasserait son fils aîné lui-même, bien qu'il commence à apprendre la table de Pythagore. Sur plusieurs vingtaines il est absolument impossible que toutes aient été si absolument mauvaises; pourtant, à l'entendre, des suppôts de Satan sous forme femelle n'auraient pas été pires que celles par qui sa maison a toujours été hantée;—cuisinières qui vendent les fritures et donnent au policeman les restes du rôti; femmes de chambre qui ne savent que frotter et récurer, servir à table, laver la vaisselle, et se tenir propres pour répondre à la porte, mais qui—le croiriez-vous?—n'ont jamais pu apprendre à bien coudre et à repasser le linge fin! Bonnes d'enfant vicieusement jolies, ou se croyant telles, qui ont l'impudence de s'acheter des chapeaux «exactement comme mon dernier», avec des fleurs à l'intérieur! Pauvre Mrs. Smith! La question des servantes absorbe son âme entière. Toute sa vie est un combat domestique, combat de petitesses, à coups d'épingles, à coups de dents et de griffes. Elle a une bonne maison; elle—je veux dire le mari, qui est généreux—donne de bons gages; mais pas une servante ne veut rester à son service.

»Et pourquoi? Parce qu'elle n'a pas ce qu'il faut pour être maîtresse. Elle ne sait pas gouverner; elle ne sait que donner des ordres au hasard; elle ne sait pas blâmer,—elle ne sait que gronder. Sans dignité réelle, elle essaie constamment d'en assumer l'apparence. Elle n'a que peu ou point d'éducation, mais personne ne porte sur l'ignorance des jugements aussi durs qu'elle... Une servante un peu intelligente a vite fait de découvrir qu'elle n'est pas «une dame»; que, de fait, si on la dépouillait de ses robes de satin, qu'on vendît sa voiture et qu'on lui fît habiter le sous-sol au lieu du salon, Mrs. Smith ne serait pas d'un brin supérieure à sa cuisinière...

»La maison de Miss Brown est établie sur un plan tout différent. On n'y entendra jamais les petites querelles domestiques, les mesquines discussions entre la maîtresse et la bonne, injustice d'un côté et impertinence de l'autre. Miss Brown n'aurait jamais l'idée de chercher querelle à une servante, pas plus qu'à son chien ou à son chat, ou à toute autre créature inférieure. Elle remplit strictement son devoir de maîtresse; elle paie régulièrement les gages,—gages très modérés, certainement,—car ses revenus sont fort au-dessous de sa naissance et de son éducation; elle n'exige aucun service extra; elle est d'une stricte exactitude à accorder à ses servantes les congés qu'elle doit,—à savoir le temps de l'office, de deux dimanches l'un, et une journée par mois. Son administration est économe sans être ladre. Il faut que tout aille avec la régularité d'une horloge; sinon, un renvoi immédiat s'ensuit, car Miss Brown n'aime pas à avoir des reproches à adresser, même à la distance hautaine où elle se tient. C'est une personne consciencieuse et honorable, qui ne demande pas plus qu'elle ne donne elle-même; et ses servantes la respectent. Mais elles ressentent de l'effroi devant elle; elles ne l'aiment pas. Il y a comme un large gouffre entre leur humanité et la sienne. On ne croirait jamais que ses servantes et elle sont des femmes de même chair et de même sang, et qu'elles finiront de même en poussière et en cendres. Elle est bien servie, bien obéie, et c'est justice; mais—et c'est justice encore—elle n'obtient ni sympathie ni confiance...

»Dans la famille très considérée de Jones, il y a les servantes les plus considérées du monde, adroites, vives, attentives, très convaincues de leur valeur et de leurs capacités. Elles s'habillent avec tout autant d'élégance que «la famille»; elles sortent avec des ombrelles le dimanche et sur l'adresse de leurs lettres elles font mettre «Mademoiselle». Elles conservent jalousement leurs privilèges et titres acquis, depuis les cadeaux des fournisseurs et la conversation, devant la porte entr'ouverte, avec un nombre illimité de soupirants, jusqu'au droit chèrement apprécié de répondre vertement à madame quand celle-ci risque une plainte. Et madame—bonne et facile créature—n'ose pas trop en risquer; elle souffre maint désagrément, sans compter quelques dommages réels, plutôt que de donner un équitable coup de balai dans sa maison et d'anéantir en leur germe des fléaux qui bientôt envahiront tout comme des traînées d'herbes parasites...

»Voici maintenant le gouvernement de Mrs. Robinson. Depuis longtemps elle laisse aller les rênes, se renverse en arrière et sommeille. Où son ménage ira, Dieu seul le sait! La maison est absolument livrée à elle-même. La maîtresse est trop bonne pour blâmer personne à propos de n'importe quoi,—elle est aussi trop inactive pour faire quoi que ce soit par elle-même ou pour montrer à le faire. Je suppose qu'elle a des yeux, et cependant on pourrait écrire son nom dans la poussière sur tous les meubles de la maison. Sans doute elle aime à avoir le visage propre et à porter une robe décente, car elle n'est pas sans avoir des goûts délicats; cependant, pour Betty, sa bonne à tout faire, ces deux avantages paraissent être un luxe impossible à atteindre. Mrs. Robinson ne peut pas, ou se figure qu'elle ne peut pas, se procurer une «bonne» servante,—c'est-à-dire une femme capable, responsable, qui demande des gages en rapport avec ses services;—en conséquence, elle se contente de la pauvre Betty, fille pleine de bonnes intentions, mais incapable de remplir les fonctions dont elle s'est chargée, et qui ne semble pas susceptible d'apprendre jamais à le devenir... Mais, quelle que soit l'insuffisance des servantes, toute maîtresse n'a-t-elle pas toujours, pour y suppléer en une certaine mesure, l'intelligence de son cerveau, et, au pis aller, l'activité de ses deux mains? Avez-vous jamais considéré cette dernière éventualité, ma bonne Mrs. Robinson? Betty aurait-elle moins de respect pour vous si elle vous voyait, tous les matins, épousseter une ou deux chaises ou abattre quelques araignées tapies dans leurs toiles,—faisant entrer en elle, en même temps que la honte de sa négligence, la conviction que ce qu'elle ne fait pas, sa maîtresse le fera! Seriez-vous moins aimable aux yeux de votre mari, s'il découvrait que c'est vous qui avez fait d'abord, et qui avez ensuite enseigné à Betty à faire, le dîner qui lui agrée? Aurait-il moins de plaisir à caresser vos doigts délicats, s'il y apercevait quelques piqûres d'aiguille gagnées à orner ou à raccommoder les choses du ménage?...

»Voyez plutôt Mrs. Johnson. Je doute qu'elle soit plus riche que Mrs. Robinson. Elle s'est mariée à dix-neuf ans, ignorante comme une pensionnaire. Elle et sa cuisinière se sont instruites ensemble. Aujourd'hui encore, j'imagine que si l'on complimentait celle-ci sur quelque dîner de cérémonie, elle recevrait modestement les éloges en disant: C'est nous deux qui l'avons fait, madame et moi. Et cependant tout est si bien ordonné et va si régulièrement que l'arrivée inopinée d'un hôte ne nécessiterait qu'un couvert de plus sur la table et une paire de draps blancs dans le lit de la chambre de réserve. Quant aux bonnes d'enfant, Mrs. Johnson les a supprimées dès que ses fils ont pu marcher seuls. Si elle n'a pas d'autres enfants, ces deux garçons goûteront le bonheur infini de n'avoir jamais eu pour les soigner et les conduire d'autre femme que leur mère. Sans doute, c'est pour elle une vie très laborieuse, souvent pénible, et ses servantes le savent. Elles la voient occupée du matin au soir, toujours heureuse et gaie, mais toujours occupée. Elles auraient honte de rester oisives et feraient tout au monde pour rendre les choses moins pénibles à madame[14]

La galerie n'est peut-être pas complète, mais elle se termine bien par une figure à qui toute femme doit vouloir ressembler. Que si quelqu'une n'y parvient pas, ou si même elle est trop dévoyée ou trop indifférente pour y tâcher, elle n'aura qu'elle à blâmer de la perte du bonheur qu'on a le droit d'attendre de la vie à deux. Le pire, c'est que le blâme lui viendra d'autre part. Je laisse de côté l'opinion du monde, d'autant plus sévère qu'on lui sacrifie davantage; mais le mari n'est pas aveugle, et il sait d'où proviennent les ennuis, les mécomptes, les désagréments et les désillusions de toute espèce qu'il rencontre chaque jour et à tout propos dans son ménage, et qui finissent par lui en rendre le séjour insupportable, sinon odieux. Comment en saurait-il gré à celle qui devait faire de sa maison un lieu de repos et de délices, et qui en fait l'habitacle du gaspillage, du désordre et de la confusion? L'amour le plus robuste n'y résiste qu'un temps. Que faire? Se plaindre, s'emporter, parler en maître irrité, mais impuissant? A quoi bon?

Quereller en mariage
N'accroist grain, bien n'héritage,

non plus qu'il ne donne les qualités dont manquent les époux.

Le plus sage prend patience, supporte tout ce qu'il peut le plus longtemps qu'il le peut, et, lorsqu'il est à bout, prend son chapeau et s'en va.

Où va-t-il? On peut le supposer, et la femme en a l'instinct, lorsque, seule et dépitée, elle se dit: S'il ne se plaît plus chez lui, c'est qu'il ne m'aime plus, car s'il m'aimait, comment se trouverait-il mieux ailleurs?

Le raisonnement peut être bon, mais il y manque l'aveu qu'elle ne se rend pas aimable, et que le résultat dont elle souffre tant, elle a tout fait pour l'obtenir.

C'est ce que dit, en termes peu différents, le Code Conjugal:

«Il est un point dans le mariage sur lequel on n'insiste pas assez; c'est que l'infidélité des maris, cette source permanente de trouble, de querelles et de réciprocités, est la plupart du temps le résultat du peu de peine que les femmes prennent pour leur plaire. Combien de jeunes personnes, charmantes avant le mariage, se croient, une fois unies à celui qu'elles enviaient pour époux, dispensées d'amabilité, de prévenances, de douceur même. Un jeune homme, avant de songer à se marier, a nécessairement connu le monde, étudié les femmes; il sait que l'on tenterait en vain, par des plaintes, de réformer leurs travers; il se tait donc, et se console de son mieux en s'éloignant d'un intérieur qui lui offre trop peu d'attraits. Mais la femme, dont toute l'expérience se borne à des souvenirs de pension, s'étonne d'abord, cherche à s'expliquer cette injurieuse froideur, et bientôt, de la bouderie passe aux reproches et à l'exagération.

»Une telle union sera pour les deux époux une source de peines et de maux.»

La conduite de l'homme, son scepticisme, son ironie, son dédain pour les faiblesses ou les ignorances féminines, sa vanité souvent cruelle pour l'amour-propre et les susceptibilités de sa compagne, peuvent amener inversement le même effet. En ce cas il est encore plus coupable, puisque, étant le plus fort et le plus éclairé, il doit être le plus raisonnable et le plus maître de lui.

Sans doute, comme le dit Horace Raisson, «si trouver toujours sa femme aimable n'est guère possible, l'être toujours soi-même n'est guère plus aisé.» Les caractères les plus unis ont leurs inégalités, et personne n'est à l'abri des influences fâcheuses qu'exerce sur la disposition de l'esprit une contrariété, un accident, une inquiétude, un malaise physique, parfois même une simple variation dans l'atmosphère. Mais les époux dignes de ce nom ne songeront jamais à en faire vis-à-vis l'un de l'autre un sujet de rancune ou de reproches; au contraire, devant le chagrin de l'un, l'autre redoublera de prévenances, de tendresse et d'entrain, pour l'en guérir. Et il l'en guérira sûrement, car, comme l'a si bien remarqué sir John Lubbock, «un ami gai est comme un jour ensoleillé qui jette son éclat sur tout autour de lui.»

Ce qu'il faut éviter avec le plus grand soin, c'est que le ton morose et revêche ne devienne habituel. On s'accoutume à gronder, à déprécier, à se plaindre, à trouver tout de travers et à se mettre en travers de tout. Rien de plus pernicieux pour la paix commune.

«La mauvaise humeur est l'hiver des ménages», a-t-on dit[15]. L'image est d'une vérité saisissante, et fait passer comme un frisson.

Un moraliste du siècle dernier[16] remarque que «l'humeur est ordinairement le défaut des âmes sensibles». Cette sensibilité même, qui fait qu'on est vivement ébranlé par les moindres choses, donne de l'importance aux plus petites contrariétés, lesquelles, se répétant de toute nécessité à chaque instant dans la vie, finissent par altérer le caractère, l'assombrir ou l'aigrir. Les femmes, qui sont naturellement plus sensibles que les hommes, doivent donc être particulièrement en garde contre ces exagérations de la sensibilité qui font les personnes acerbes, revêches et acariâtres.

Le même écrivain ajoute, toujours parlant de l'humeur: «Elle rend le commerce difficile et fâcheux. Lorsque le caprice s'y joint, il n'y a plus moyen d'y tenir. Autant vaudroit-il vivre avec la folie.»

Un des hommes les plus distingués de l'Angleterre contemporaine, sir John Lubbock, exprime une pensée analogue mais plus réconfortante, dans son livre The Pleasures of Life (Les Plaisirs de la Vie).

«Comme on pourrait le plus souvent, s'écrie-t-il, rendre heureux le foyer domestique, n'étaient les sottes querelles ou les malentendus, comme on les nomme si justement! C'est notre faute si nous sommes grognons et de mauvaise humeur; et même, bien que ceci soit moins facile, nous ne sommes pas forcés de nous laisser rendre malheureux par l'humeur chagrine ou le mauvais caractère des autres.»

Nous n'avons, en effet, qu'à dominer tout du haut de la sérénité de notre propre esprit. Mais si la recette est simple, tout le monde n'est pas en état de l'exécuter. Mieux vaut peut-être souffrir de l'humeur chagrine de son compagnon ou de sa compagne, et travailler, avec toute l'ardeur et la force communicative de la sympathie, à lui rendre le calme et la joie.

Mais, quoi qu'il en soit des relations des époux entre eux, il «importe surtout de se garder d'un travers trop commun: celui de se plaindre à autrui des torts réels ou apparents de sa femme... Les fautes d'une femme retombent toujours sur son mari; le moins qui puisse lui arriver, c'est le blâme d'avoir fait un mauvais choix[17]

Si c'est le mari qui se plaint, il se rend odieux ou ridicule, et, parvînt-il à exciter la pitié, il n'en serait que plus pitoyable.

Fuller donne à ce propos un conseil que les jeunes maris oublient souvent par trop d'ardeur, et que les vieux négligent parce que, d'ordinaire, plus on est vieux et plus on aime à geindre.

«Défauts cachés sont à moitié pardonnés, dit-il. Tout le monde sait que c'est double travail de raccommoder les choses à la maison et de faire la langue des gens au dehors. Aussi un bon mari ne blâme-t-il jamais publiquement sa femme. Un reproche public est comme une pénitence infligée devant tous ceux qui sont présents; après quoi, beaucoup cherchent moins à se réformer qu'à se venger.»

Cela n'empêche pas le tableau que trace M. Gustave Toudouze, dans un de ses romans[18], d'être lamentablement exact.

«Oh! s'écrie-t-il, cette paix menteuse de certains ménages, qui semblent les plus unis, les meilleurs des ménages, et qui, souvent, ne sont que de petits enfers!

»Dehors, sous les yeux du monde, tout paraît calme, enviable; au dedans, tout est remué, turbulent, tiraillé par les mille secrètes misères des êtres incompatibles liés au même anneau. La surface est unie, miroitante, reflétant la paix, la joie; le fond est boueux, agité, traversé de monstres invisibles; fond et surface d'étang, d'eau dormante.

»Qui devinera derrière ce masque les bouderies, les disputes, les froids de glace succédant aux colères rouges, les allusions mesquines et cruelles se renouvelant sans cesse, les froissements d'amour-propre, les souffrances morales ou physiques, les puérilités méchantes, toute la guerre misérable et renaissante que se font deux natures qui ne se comprennent pas et que chaque jour sépare davantage?»

Et que servirait-il qu'on les devinât? Ayons la pudeur de nos plaies et ne faisons pas concurrence aux misérables qui étalent le long des chemins leurs moignons rouges et leurs ulcères purulents.

Même pour les cas désespérés dont le romancier parle, s'il y a encore une chance de cure, c'est dans la discrétion qu'elle gît. «Toute maison divisée contre elle-même périra», dit l'Écriture. Combien plus est-ce vrai pour les maisons dont les divisions sont proclamées à la face du monde!

Quand un mari et une femme sont avertis que leur mésintelligence est connue de ceux qu'ils fréquentent, il semble que le monde entier se mette entre eux pour empêcher tout accommodement. Aucune faute n'est plus irrémissible, aucune catastrophe plus irréparable que celle où l'on est poussé par l'amour-propre ou le respect humain.

Le grand point, ici comme ailleurs, est d'aller droit devant soi, faisant son devoir suivant les dictées de sa conscience, sans s'inquiéter des applaudissements ou des clabauderies des spectateurs. La vie à deux demande, sans doute, plus de complaisance, d'indulgence, de compromis et de sacrifices qu'aucune autre; mais n'exagérons rien et, tout en étant attentifs et dévoués, ne soyons ni timorés, ni tatillons. «Le bonheur dans l'habitude doit être ménagé avec sagesse si l'on veut assurer à l'amour sa durée», dit Michelet. Il dit aussi: «Servons ceux que nous aimons dans les choses importantes, mais ne nous dépensons pas en pièces de quatre sous

CHAPITRE VI

CRAQUEMENTS ET RUINE

Engagé dans ces sables mouvants, dont nous venons d'exposer succinctement la nature et la changeante topographie, le navire conjugal ne tarde pas à craquer de toutes parts, jusqu'à ce qu'un coup de vent ou la poussée des vagues en détermine la dislocation finale.

«C'est en ménage surtout que l'on doit méditer ce proverbe: La discorde des matelots submerge le vaisseau[19]

Ici, les matelots ne sont que deux; s'ils ne manœuvrent pas ensemble, le navire nécessairement périt.

Quand on en a pris son parti avant le mariage, qu'on n'a vu, dans l'union contractée, qu'une association de convenances ou d'intérêts, les conséquences, quelles qu'elles soient, sont acceptables puisqu'elles sont prévues; mais, si rien ne tourne au tragique, tout est lamentablement nauséabond et plat. C'est une situation plus à la mode de son temps que de nos jours, que Chamfort dépeint en ces quelques lignes: «Un homme de qualité se marie sans aimer sa femme, prend une fille d'opéra qu'il quitte en disant: «C'est comme ma femme»; prend une femme honnête pour varier, et quitte celle-ci en disant: «C'est comme une telle»; ainsi de suite.»

On dirait que ce gentilhomme ne s'est marié que pour être plus libre. Sinon, pourquoi se mariait-il?

La liberté, d'ailleurs, en de semblables occurrences, est réciproque. Sous leur commune raison sociale, le mari et la femme vivent chacun de son côté, et le mariage ainsi compris n'a rien à faire avec le problème de la vie à deux.

Mais cette philosophie parfaite, dont le bonhomme La Fontaine a donné l'exemple et la formule, n'est ni à la portée ni au goût de tout le monde. Horace Raisson parle de «ces esprits chatouilleux, de ces caractères intraitables, qu'un rien effraie ou rebute», et il déclare fort sensément que «c'est à eux de savoir rester dans le célibat, ou de se résigner à faire ici-bas l'apprentissage du purgatoire.»

Sans parler de ceux-là, qui ne sont pas plus propres à se marier qu'un paralytique à faire un soldat, que de maris et de femmes empoisonnent leur vie conjugale et la rendent impossible, faute de comprendre qu'on ne reçoit qu'autant qu'on donne, et que tout autre marché est pure et simple duperie.

«Je ne comprends pas, dit La Bruyère, comment un mari qui s'abandonne à son humeur et à sa complexion, qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre au contraire par ses mauvais endroits, qui est avare, qui est trop négligé dans son ajustement, brusque dans ses réponses, incivil, froid et taciturne, peut espérer de défendre le cœur d'une jeune femme contre les entreprises de son galant qui emploie la parure et la magnificence, la complaisance, les soins, l'empressement, les dons, la flatterie.»

Et, de fait, pourquoi la femme ne rendrait-elle pas à son époux

Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace?

D'un autre côté, si la femme fait au mari la vie dure, quand même elle resterait physiquement vertueuse et plus inapprochable qu'un dragon, le mari sera comparable aux ascètes qui se plaisent au cilice et se délectent à la fustigation, s'il ne quête pas sur terrain prohibé les douceurs et la tendresse qu'on lui refuse en ses légitimes domaines.

Lorsque les choses en sont arrivées à ce point, il se produit d'ordinaire une réédition du fameux débat du chasseur et du lapin. Le chasseur tue le lapin, mais c'est le lapin qui avait commencé. De même, c'est la première victime qui presque toujours reçoit les reproches et porte la responsabilité de fautes qu'elle n'a partagées qu'après en avoir souffert. Dans cette lutte devant l'opinion, la femme ne le cède en rien à l'homme en ardeur, en ruse, en astucieuse audace, et si elle est le plus souvent accablée, c'est que l'homme a plus de moyens qu'elle d'agir sur le mécanisme social, aussi bien vis-à-vis de la justice mondaine que vis-à-vis de la justice des tribunaux.

Il serait pourtant du devoir de l'homme, précisément parce qu'il est le plus fort, de laisser à la femme l'avantage dans un combat dont l'issue doit, après tout, les délivrer l'un et l'autre. D'ailleurs, s'il n'a pas toujours les premiers torts, il est bien rare qu'il n'en ait pas d'équivalents à ceux de la femme, au moins, sans compter celui—le plus grave—de n'avoir pas su—lui, le guide et le soutien—user de son expérience et de son autorité pour, dès le début, empêcher les faux pas.

En somme, la question est de détail et presque oiseuse. Avant d'en venir là, la courtoisie a dû être si souvent et si outrageusement violée de part et d'autre, qu'on ne peut guère s'attendre, au moment décisif, à ce qu'elle reprenne ses droits.

Nous n'insisterons pas et nous nous contenterons d'indiquer les trois solutions entre lesquelles les époux, irréparablement désunis de fait, ont le choix: conserver les apparences de la vie commune, par respect pour soi-même, par intérêt pour les enfants, afin de ne pas donner son nom et sa personne en pâture au scandale, et de maintenir du moins le cadre de la famille pour les êtres chers qui y ont reçu le jour et les premiers soins;

La séparation de corps, qui éloigne les époux l'un de l'autre sans dissoudre l'union, et laisse une porte ouverte au retour;

Le divorce, qui, tout en sauvegardant autant que faire se peut les droits (je ne parle pas des sentiments, car lorsque la loi touche aux sentiments, elle fait songer aux doigts d'un jardinier sur les ailes d'un papillon) des enfants, rend a chacun des époux sa liberté première, et leur permet ou de vivre désormais seuls ou de recommencer avec un autre, dans des conditions présumées meilleures, leur expérience de la vie à deux.

Nous ne discuterons pas la valeur respective de ces trois solutions. Nous recherchons comment on peut le mieux et le plus heureusement vivre à deux, et non le mode préférable de mettre fin à cette vie et de trancher l'unité sociale par moitiés. Cependant, dans tous les cas où ce serait possible, et il en est bien peu où ce ne le soit pas, nous inclinerions décidément vers la première. «Mieux vault deslier que couper», lit-on dans les proverbes de G. Meurier. C'est le seul moyen de maintenir aux yeux du monde la dignité de son existence, tout en dénouant des liens trop durs à porter; c'est aussi le seul moyen, nous le répétons, de conserver aux enfants un milieu familial que rien ne peut remplacer, quelque restreint et refroidi qu'il soit; car de ce que l'amour a cessé, ou même a fait place à l'aversion entre le mari et la femme, il ne saurait s'ensuivre que, dans le désastre, l'amour du père et de la mère pour les enfants ait également péri. Enfin, là où les apparences sont maintenues, la réalité peut toujours reprendre corps et, de quelques ruines qu'ait été fait le bûcher, on ne nous persuadera pas que, semblable au phénix, l'amour ne puisse parfois renaître de ses cendres.

C'est une chance qui vaut bien la peine qu'on la coure.

CHAPITRE VII

CE QUI LIE SOUTIENT

C'est avec une sensation de soulagement réel que nous nous trouvons au bout de ce long et attristant chemin de croix, dont la première station est à la mairie, le jour du mariage, et la dernière au tribunal, le jour du divorce. Ce chemin de croix, il nous fallait le faire, à la suite des couples malheureux qui expient si chèrement tantôt l'erreur initiale, tantôt les imprudences ou les fautes commises pendant le cours de la vie à deux. Le meilleur moyen de bien faire voir la route, en un terrain non frayé, c'est de marquer les obstacles qui la coupent, les fondrières et précipices qui la bordent. La besogne est faite, nous n'y reviendrons plus.

Quiconque a lu des vers de mirliton connaît cet élégant distique:

Les liens du mariage,
Sont un doux esclavage.

Des liens, un esclavage,—fût-il doux,—cela n'a rien de bien tentant. C'est pourtant en ces termes qu'on parle communément du mariage, soit en vers, soit en prose. Nœuds, chaînes, fardeau, boulet, domination, tyrannie, servitude, varient l'expression, mais ne touchent pas au fond de la métaphore. Sans doute elle n'a pas surgi sans raison dans la langue des peuples, et les mauvais plaisants seuls n'auraient pas suffi à la répandre si universellement. Assurément elle a répondu à un fait réel. Elle y répond encore, puisque le fait reste écrit dans la loi: la femme doit obéissance au mari. Mais les mœurs sont plus fortes que les lois, et, de jour en jour, les mœurs bannissent du mariage la notion de domination d'un côté et de soumission de l'autre, pour y substituer l'accord raisonné et affectueux de deux volontés libres, dont les effets tendent à s'aider et à se compléter mutuellement.

Au seizième siècle, Shakespeare pouvait écrire:

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