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La Vie en Famille: Comment Vivre à Deux?

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Ton mari est ton seigneur; ta vie, ton gardien,
ton chef, ton souverain; celui qui s'inquiète de toi
et de ton entretien; qui livre son corps
au travail pénible, et sur mer et sur terre;
veillant la nuit dans les orages, le jour au froid,
pendant que tu es chaudement couchée à la maison bien en sûreté;
et il ne demande de toi d'autre tribut
que de l'amour, un air aimable, et une véritable obéissance,—
paiement trop modique pour une dette si grande.
Le même devoir que le sujet doit au prince,
la femme le doit à son mari;
et, lorsqu'elle est volontaire, acariâtre, maussade, aigre,
et insoumise à son honnête volonté,
qu'est-elle autre chose qu'une impure et déclarée rebelle,
qu'une perverse traîtresse, vis-à-vis de son seigneur aimant?
J'ai honte que les femmes soient si simples
que d'offrir la guerre là où elles devraient demander à genoux la paix,
ou que de rechercher la règle, la suprématie et la domination,
là où elles sont tenues de servir, d'aimer et d'obéir.

Tirade qui fait songer, comme le remarquait naguère M. Auguste Vitu, dans une de ses chroniques théâtrales, à la célèbre boutade que Molière mettait, au siècle suivant, dans la bouche d'un de ses bons bourgeois:

Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité...
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N'approche point encor de la docilité,
Et de l'obéissance et de l'humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître!

Le poète lauréat d'Angleterre, lord Tennyson, parlant, il y a quarante ans, de la vie à deux, disait que la femme devait être à l'homme «comme une musique parfaite adaptée à de nobles paroles», et ajoutait que c'est le rôle de l'homme de commander, et celui de la femme d'obéir. Sur quoi Miss Wedgwood, dans un des journaux de la maison Cassell et Cie, Le Monde de la Femme (The Woman's World, juin 1888), fait cette remarque: «Ce passage assigne sa date au poème. Aujourd'hui, il y a encore des hommes qui commandent et des femmes qui obéissent; mais l'obéissance a cessé d'être l'idéal du mariage.»

Il n'y a qu'à s'en féliciter. Toute sujétion implique contrainte, et toute contrainte d'un être libre implique bassesse, plus encore pour la personne qui l'impose que pour celle qui doit la supporter.

Il n'en est pas moins vrai que la vie à deux crée des devoirs réciproques, diversifiés par la différence des aptitudes et des fonctions dans les deux moitiés de l'unité conjugale, et que l'application à ces devoirs est la condition essentielle du bonheur et de la durée de l'union.

On a dit: «L'homme fait son état, la femme le reçoit.» C'est en effet sur la conduite, les manières, le ton de son mari, qu'une jeune épouse se règle[20]

Ce sont donc les devoirs du mari qu'il importe de déterminer d'abord. Ces devoirs, selon la juste observation de l'auteur du Code conjugal, «se trouvent écrits en quelque sorte dans la comparaison de sa constitution et de celle de sa femme. La force, la fermeté, le courage, la gravité en sont les principaux caractères. C'est donc à lui à défendre, délibérer, prévoir. Il lui est toujours facile de communiquer de la résolution, de la fermeté à sa compagne, d'étendre ses vues, d'élever ses sentiments, et de la délivrer de ces hésitations, de ces craintes, auxquelles sa constitution plus faible l'assujétit.»

C'est ce que dit, en termes plus généraux et plus poétiques, W. Secker:

«La femme est le trésor du mari, et le mari doit être l'armure de la femme. Dans les ténèbres, il doit être le soleil qui la dirige; dans le danger, le bouclier qui la protège.»

A peu près sur le même ton, l'Anglais Dodsley nous dit: «Elle est la maîtresse de la maison; traite-la donc avec égards, pour que tes serviteurs puissent lui obéir.

»Ne te montre pas, sans motif, contraire à ses goûts; puisqu'elle partage tes peines, fais-la participer à tes plaisirs.

»Reprends ses fautes avec ménagement; n'exige pas avec rigueur qu'elle te soit soumise.

»Dépose tes secrets dans son sein; ses avis partent du cœur, elle ne te trompera pas; sois-lui fidèlement attaché, car elle est la mère de tes enfants.

»Si les maladies et les souffrances viennent l'assaillir, que ta tendresse soulage son affliction; un regard de sensibilité ou d'amour adoucira sa douleur, ou modérera sa peine, et lui sera d'un plus grand secours que tous les médecins.

»Considère la faiblesse de son être; la délicatesse de ses formes; n'use pas de sévérité avec elle, souviens-toi de tes imperfections.»

Hippothadie dit à Panurge, dans le grand livre de François Rabelais: «Vous, de vostre costé, l'entretiendrez en amitié conjugale, continuerez en preud'hommie, luy monstrerez bon exemple, vivrez pudiquement, chastement, vertueusement en vostre mariage, comme voulez qu'elle de son costé vive.»

Tous ceux qui ont envisagé la question au point de vue pratique, sérieusement et sincèrement, parlent de même. «Vivez avec votre femme dans la plus grande union, dit un magistrat à son fils, au lendemain de la Révolution; ayez pour elle tous les égards, tous les soins qui établissent la confiance et font naître l'intimité. Ne la gênez en rien dans ses goûts; n'usez de l'autorité de mari pour la refuser que dans les cas où elle aurait des volontés dont les conséquences seraient dangereuses; et même alors, n'employez jamais que l'empire de la raison, auquel elle finira nécessairement par céder.»

Un peu auparavant, l'auteur du livre Les Mœurs s'exprimait ainsi: «Qu'un mari qui veut être aimé travaille à s'en rendre digne; qu'après vingt ans il se montre aussi attentif à ne point offenser, qu'au temps où il rechercha sa compagne. On gagne plus à conserver un cœur qu'à le conquérir. L'amour, l'honneur, les soins complaisants perpétuent les douceurs de l'hymen. Qu'il se souvienne donc que si, dans l'accord des deux sons, c'est toujours la basse qui domine, de même, dans un ménage réglé et uni, l'ordre et l'harmonie sont surtout l'effet des mesures sages du mari.»

Et tout cela se résume en cette grave et véridique parole de William Cobbett: «Jamais un mauvais mari n'a été un homme heureux.»

Est-ce à dire que tous les bons maris sont heureux? Hélas! les défauts se rencontrent des deux parts, et rien ne vient d'un des époux qui n'ait son action, agréable ou douloureuse, sur l'autre.

Dans les citations qui précèdent, il a été, et à juste titre, souvent question des égards, des attentions, de la politesse, que le mari doit à sa compagne, et sans lesquels la vie commune s'enlise peu à peu dans les vases sans fond de l'indifférence et de la grossièreté. Le Code Conjugal fait une distinction ingénieuse et nécessaire entre les égards dont nul galant homme ne se départ vis-à-vis de toute personne du sexe, et cette politesse du cœur que seule la tendresse peut dicter. «Il faut se garder, dit-il, de confondre les égards et les politesses; ce sont choses fort dissemblables, et plus d'un mari, pour n'avoir pas su établir cette subtile distinction, a vu la paix déserter son ménage.

»Un mari confie à sa femme ses peines, ses inquiétudes; il la consulte sur ses intérêts, et ne s'embarque pas dans une opération difficile avant d'avoir pris son avis: voilà des égards!

»Attentif, prévenant, un autre est constamment aux ordres de sa femme; il l'accompagne au bal, au spectacle, ne va pas dans le monde sans elle, rentre toujours avec un visage aimable, risque même parfois un galant compliment: voilà de la politesse!

»M. de Labouisse, le plus ferme champion du conjugalisme, a dû dire quelque part, en parodiant un mot célèbre: «On doit des égards à toutes les femmes, on ne doit des politesses qu'à la sienne.»

»Il y a toutefois une exception à cette règle générale.

»Dans les mariages d'argent, qu'on appelle plus décemment mariages de convenance, les égards sont seuls rigoureusement dûs.»

Ceci, c'est la part du mari. Mais tout reste incomplet, dans le ménage, s'il n'y a qu'un seul des époux en jeu. C'est ce que rappelle, avec une remarquable netteté, cette page du journal d'Addison, The Spectator:

«Un homme a assez à faire de vaincre ses vœux et désirs déraisonnables; mais c'est en vain qu'il y arrive, s'il a ceux d'une autre à satisfaire. Qu'il mette son orgueil dans sa femme et sa famille: qu'il leur donne toutes les commodités de la vie, comme s'il en tirait vanité; mais que ce soit cet orgueil innocent, et non leurs extravagants désirs, qu'il consulte en cela... Nous rions, et nous ne pesons pas cette soumission à la femme avec la gravité qu'une chose de cette importance mérite... Une fois que vous lui avez cédé, vous n'êtes plus son gardien et son protecteur, comme la nature vous y destinait; mais en vous faisant le complaisant de ses faiblesses, vous vous êtes rendu incapable d'éviter les malheurs où elles vous conduiront l'un et l'autre, et vous verrez l'heure où elle vous reprochera elle-même votre complaisance à son égard. C'est, il est vrai, la plus difficile conquête que nous puissions arriver à faire sur nous-mêmes, que de résister au chagrin de ce qui nous charme. Mais que le cœur souffre, que l'angoisse soit aussi poignante et douloureuse que possible, c'est chose qu'il vous faut endurer et traverser, si vous voulez vivre en gentleman, ou vous rendre témoignage à vous-même que vous êtes un homme de probité. Le vieux raisonnement: «Vous ne m'aimez pas, si vous me refusez ceci», dont on s'est d'abord servi pour obtenir une bagatelle, amènera, par son succès coutumier, le malheureux homme qui y cède à abandonner jusqu'à la cause de la patrie et de l'honneur.»

Un écrivain, qui donne à un journal du matin des chroniques mondaines justement remarquées pour la connaissance des personnes et l'expérience des choses dont il y fait preuve, consacrait un article, à propos des noces d'argent du prince et de la princesse de Galles, à rechercher la part qui revient à la femme dans le bonheur du ménage[21]. On ne trouvera pas mauvais que je rappelle ces pages, où le ton alerte ne nuit pas aux vues justes.

«L'art d'être heureux en ménage est beaucoup plus simple qu'un vain peuple ne pense et que la majorité des moralistes ne le prétend. Il consiste dans une indulgence perpétuelle de la femme envers l'homme et dans la courtoisie invincible de celui-ci envers celle-là. Pour que le foyer conjugal soit aimé, il faut que la fille d'Ève qui le préside le fasse aimable, et c'est seulement au prix de concessions incessantes qu'elle atteindra ce but. Le mari est un grand enfant, un grand enfant terrible, si vous voulez, avec les caprices duquel l'épouse doit compter, de manière à bénéficier du total de l'addition. Vouloir heurter de front ses caprices, s'élever de haut contre ses fantaisies, s'ériger en censeur implacable, se dresser en justicier infaillible, est une folie, et j'ajouterai, une mystification, de la part de l'épouse, et qui peut lui coûter le bonheur de sa vie. La femme, au foyer conjugal, doit être un camarade facile, agréable et de bonne composition, et non point un pion en jupon, pionnant de pionnerie.

»L'homme n'est pas parfait, chacun sait ça, et c'est à composer avec ses imperfections que doit s'appliquer la femme. Ce n'est point la faute du mari, comme le prétend la comédie, qui rend la plupart du temps les ménages malheureux, c'est la faute de l'épouse, c'est sa fausse interprétation des situations, son inintelligence de l'art des nuances, sa maladresse dans la conduite de ses propres intérêts. Ainsi, neuf fois sur dix, les dissensions intestines dans les ménages parisiens, ayant d'autre part toutes les conditions de fortune, d'âge, d'éducation pour être heureux, viennent du goût trop vif montré par le mari pour la vie au dehors, la libre allure de l'existence, le grand air à respirer à pleins poumons sans contrôle. La femme s'effraie de cette école buissonnière qu'elle s'imagine entachée de tous les attentats contre le respect conjugal; elle jette feu et flamme, crie à la trahison, agite les foudres vengeresses, multiplie les scènes sur les scènes, et finalement fait de son foyer un enfer,—ce qui est une étrange façon d'y ramener l'époux émancipé. Ah! l'inhabile et la malavisée!... Comme elle ferait œuvre plus féconde pour son bonheur en n'ayant point l'air de s'apercevoir des envolées de son époux, en ne leur faisant point l'honneur de leur attacher plus d'importance qu'elles ne comportent, en ne leur prêtant point à son égard une signification offensante qu'elles ne sauraient avoir! Il plaît à monsieur de s'égarer sur les plates-bandes, c'est affaire à ses pas; il lui convient de temps à autre de secouer la bride conjugale et de jouer à la vie de garçon, qu'il satisfasse son humeur; ayant bon souper, bon gîte et le reste à domicile, il veut manger à la table d'hôte, courir les champs et coucher à la belle étoile, qu'il s'en passe la fantaisie! C'est l'histoire du pigeon de la fable. Vous verrez, si vous lui laissez la route ouverte, comme il se lassera vite de sa liberté; comme, maudissant sa curiosité, tirant l'aile et traînant le pied, il saura reprendre de lui-même le chemin du foyer et de combien de plaisirs il paiera votre peine!...

»La femme ne se doute pas assez de la somme de bonheur qu'elle se met sur la planche en ne faisant pas de son intérieur une prison sévère, en n'invoquant pas à tout propos les règlements du mariage. Moins elle élevera de barrières devant sa porte, moins son mari cherchera à s'échapper. C'est par l'atmosphère qu'ils respirent dans leur intérieur que les hommes y sont retenus, ce n'est point par les articles du Code ou les revendications de la morale proclamées à hauts cris. Plus une femme est irréprochable, plus elle est respectueuse de toutes les charges du foyer, plus elle peut se montrer facile, conciliante, indulgente; car, sûre de la considération invincible de son mari, elle sait bien qu'une heure sonnera où il lui reviendra, à tout jamais, cette fois, comme à la seule et véritable amie, à la compagne au cœur éprouvé, au dévouement infaillible. L'indulgence de la femme dans la première période du mariage, c'est sa félicité assurée pour la dernière, l'affection de son mari se grandissant alors du repentir de ses torts à son égard et de toute la reconnaissance qu'il lui doit. En faisant acte de conciliation et d'abnégation, elle a joué à qui perd gagne et sauve sa mise de bonheur.

»Et ce rôle lui est facile, car les enfants sont là pour l'accaparer tout entière, la distraire, lui rendre les heures rapides. Le mari s'échappe du foyer un peu plus qu'il ne faudrait, qu'importe! Les enfants y restent, eux, pour le remplacer, pour l'y rappeler, pour y plaider sa cause, pour lui garder intact le cœur même qu'il éprouve. Ah! les enfants dans le ménage, quelle aide et quelle force, et comme le devoir lui devient facile, la résignation aimable, dès qu'on les regarde!...

»Dans la première phase du mariage, la mère absorbe l'épouse et il n'est point de femme, si dévouée qu'elle soit à son mari, qui ne soit prête à le sacrifier à ses enfants. C'est même ce souci si intense, si exclusif de l'enfant, au détriment du mari, qui amène le refroidissement des rapports dans tant de ménages et pousse au dehors du logis le chef de la communauté. Il voudrait associer sa compagne à ses distractions, jouir de sa compagnie, triompher de sa beauté dans les endroits publics, dans les salons, à toutes les manifestations de la vie parisienne. Rêve impossible! Madame a ses enfants qui la retiennent au gîte, qui l'intéressent avant tout, qui lui prennent tous ses instants comme toutes ses préoccupations. Il faut qu'elle aille aux cours, au collège, au catéchisme, que sais-je? Elle n'a pas le loisir de s'amuser, elle! Que Monsieur ne se prive pas pour cela, d'ailleurs, des plaisirs auxquels il aspire; elle en serait désolée; à chacun son rôle! Elle s'en tient au sien et le sien, à ses yeux, est celui de la mère.

»Monsieur profite de la permission, prend la clef des champs et se fait une douce habitude de vivre autant qu'il peut en dehors de la maison. Doit-on lui en faire un crime? Il se sacrifie, lui aussi, à sa façon, aux enfants.

»Il faut bien le reconnaître, dans la classe des honnêtes femmes, des épouses impeccables, on ne s'efforce guère, la plupart du temps, de retenir le mari dans les liens conjugaux en les rendant aimables et attrayants. Je viens de vous signaler la place absorbante tenue par l'enfant dans l'existence des femmes, mais, en dehors de l'enfant, combien peu se donnent la peine de payer de leur personne en faveur du mari. Voyez l'indifférence montrée par la majorité des femmes sur leur propre compte, dès qu'elles n'ont que leur ménage pour théâtre de leurs exploits. Dès qu'elles ont mis le pied sur le seuil de leur porte, il semble qu'elles oublient les premiers éléments de cet art de plaire qu'elles pratiquaient si joliment dans le salon voisin, quelques minutes auparavant. Au lieu de cet air enjoué qui faisait tourner toutes les têtes, de ces répliques vives et fines qui faisaient ouvrir toutes les oreilles, un visage terne, une attitude morne, une conversation paresseuse.

»Du côté de la toilette, même jeu: à la robe chatoyante et charmeuse qui traînait tous les désirs dans ses sillons soyeux, succède le négligé, et quel négligé souvent! Les bandeaux sont défaits, les pantoufles banales remplacent les souliers provocants, le molleton du Bonheur des dames couvre les épaules qui s'accommodaient si bien de la robe de la bonne faiseuse; c'est un enterrement complet de grâce et de séduction.

«Tout cela est bien assez bon pour la maison!» pense notre fille d'Ève. La fausse idée! et la preuve, c'est la promptitude avec laquelle le fils d'Adam, son mari, lui annonce «qu'il a affaire» à la Bourse, au cercle, ou ailleurs. Les femmes doivent à leurs maris, a dit je ne sais plus qui, leurs qualités, leurs travers et surtout leur coquetterie! Cela est bien vrai. Il faut de l'attrayant dans le ménage, ou gare!...»

L'homme n'a pas plus le droit que sa compagne de se négliger, moralement ou physiquement dans son intérieur. Autrement, il créerait les mêmes inconvénients et s'exposerait aux mêmes dangers.

Ce sujet, que je ne veux qu'effleurer, me remet en mémoire une amusante épigramme empruntée à la correspondance inédite de madame Roland.

En grasseyant, la divine Chloé
Disait un jour: «Qu'importe un œil, un nez!
Est-ce le corps? C'est l'âme que l'on aime.
L'étui n'est rien.» Voici dans l'instant même
Que de l'armée arrive son amant;
Taffetas noir, étendu sur la face,
Y couvre un nez qui fut jadis charmant,
Ou bien plutôt n'en couvre que la place.
Il voit Chloé, veut voler dans ses bras.
Chloé recule et sent mourir sa flamme.
«Mon Dieu! dit-elle, est-il possible, hélas!
Qu'un nez de moins change si fort une âme?»

C'est là de la morale facile, dira-t-on. Et qu'importe, si c'est de la morale pratique! La vie est assez hérissée de difficultés naturelles sans qu'on la traverse encore, pour le plaisir, de banquettes irlandaises et de serpentines artificielles. Je ne vois guère qu'une chose sur laquelle le journaliste passe trop légèrement: c'est lorsqu'il parle des relations du mari et de ses enfants. Il semble que les enfants n'appartiennent qu'à la mère, que le père n'ait à leur donner ni sympathies ni soins. Cela arrive souvent, le plus souvent même, malgré bien des exemples du contraire, dans le monde pour lequel le chroniqueur écrit. Mais comme c'est tant pis pour les pères, dans ce monde-là! Ailleurs, partout où le mari relaie, en ce qu'il peut, sa compagne dans les soins à donner aux petits, partout où il prend, si je puis dire, une part de la maternité,—et rien ne touche plus délicieusement la mère,—l'enfant, bien loin d'être une cause d'éloignement ou de refroidissement entre les époux, est entre eux la plus douce et la plus irrésistible des attractions.

Ce n'est pas à des ménages semblables que s'appliquent les remarques, les objurgations d'une femme chez laquelle les entraînements politiques n'ont pu ni alourdir l'esprit, ni refroidir le cœur. La femme est mère, elle est nourrice; le mari se plaint d'être réveillé, dit madame Sévérine; on fait chambre à part. Adieu l'amour! Monsieur ira à ses affaires, bientôt à ses plaisirs; Madame ne démarre plus du logis; l'un court et l'autre couve!

»Eh bien! non! ce n'est pas le rôle de la femme, cela, et je ne saurais trop le répéter. Certes, il faut aimer ses enfants, et les protéger et les défendre, ces chères petites créatures qui sont la chair de notre chair et le fruit de notre amour.

»Mais il faut aimer par-dessus tout—écoutez bien ceci, mes jeunes contemporaines,—il faut aimer par dessus-tout «son homme», comme disent les femmes du peuple qui ont le sens juste en ces sortes de choses, car la vie leur est bien plus dure et bien plus enseignante qu'à nous.

»Et, par aimer, je n'entends pas seulement la fièvre des amoureuses, mais la bonne tendresse qui réconforte, remet le cœur en place et le cerveau à point. La maman! je ne m'en dédis pas...

»Jeunes ou vieilles, allez, soyons des mamans dans la vie,—la maman des enfants, la maman de notre mari, la maman de nos amis, la maman des pauvres, de tout ce qui souffre et de tout ce qui se plaint. Nous trouverons des railleurs, soit; mais la petite bête que nous avons là, dans notre corset, à gauche, aura bon chaud et sera contente.»

Oh! l'indulgence, la patience, le pardon de la femme, jamais on n'en vantera assez la précieuse et réconfortante vertu. «En soignant tendrement mes faiblesses, déclare, au grand honneur de sa femme, un auteur écossais[22], elle m'a guéri des plus nuisibles. Elle est devenue prudente par affection; et bien qu'elle soit d'une nature très généreuse, elle a appris l'économie dans son amour pour moi. Elle m'a doucement arraché à mes dissipations; elle a donné des tuteurs à un caractère faible et irrésolu; elle a poussé mon indolence à tous les efforts qui m'ont été utiles ou honorables; et elle s'est toujours trouvée là pour gourmander mon insouciance ou mon imprévoyance. C'est à elle que je dois ce que je suis, à elle que je dois ce que je serai.»

Un prélat catholique[23], tout en se plaçant à un point de vue plus général et plus élevé, tenait dans la chaire un langage identique. «Un homme, s'écriait-il, peut avoir de grands défauts, de grands vices; il peut avoir ses heures d'irritation, où il traitera sa compagne avec des termes aussi durs qu'injustes: n'importe, si la femme est ce qu'elle doit être, il la respectera malgré lui, il aura en elle toute sa confiance; et malgré les paroles violentes auxquelles souvent la passion fait semblant de croire quand elle les profère, le cœur restera fidèle, le cœur s'inclinera devant la vertu, le cœur aura confiance; car c'est un autre privilège de la vérité, qu'il n'est pas permis à l'homme de mépriser longtemps et sérieusement une vertu que rien n'ébranle et qui persiste au milieu des plus dures épreuves.»

Tel est le mariage: «L'école la plus sûre de l'ordre, de la bonté, de l'humanité, qui sont des qualités bien autrement nécessaires que l'instruction et le talent.»

C'est Mirabeau qui l'a dit, et il serait difficile de le récuser comme partial.

L'auteur de La Sagesse, le vieux Charron, a écrit à ce sujet quelques lignes où se sent une émotion contenue, assez rare dans son œuvre. «Mariage, dit-il, est un sage marché, un lien et une cousture sainte et inviolable, une convention honorable; s'il est bien façonné et bien pris, il n'y a rien de plus beau au monde, c'est une douce société de vie: pleine de constance, de fiance, et d'un nombre infini d'utiles et solides offices, et obligations mutuelles.»

J'emprunte encore cette page au Spectator d'Addison:

«Le mariage est une institution faite pour être la scène incessante d'autant de bonheur que notre être en est capable. Deux personnes qui se sont choisies entre toutes, dans le dessein d'être l'une à l'autre un encouragement et une joie, se sont, par cet acte même, engagées à être de bonne humeur, affables, discrètes, indulgentes, patientes, gaies, en face des fragilités et imperfections de l'une ou de l'autre d'entre elles, et cela jusqu'à la fin de leur vie... Lorsque cette union est ainsi gardée, les circonstances les plus indifférentes font éprouver du plaisir. Leur condition est une source incessante de joies. L'homme marié peut dire: Si le monde entier me rejette, il y a un être que j'aime absolument, qui me recevra avec joie et transport, et qui se croira obligée de redoubler de tendresse et de caresses pour moi, à cause de la tristesse dans laquelle elle me voit plongé. Je n'ai pas besoin de dissimuler les chagrins de mon cœur pour lui être agréable; ces chagrins mêmes ravivent son affection.

»Cette passion qu'on a l'un pour l'autre, lorsqu'elle est une fois bien fixée, entre dans la constitution même de l'être, et y coule aussi aisément et silencieusement que le sang dans les veines...»

Douce manière de traverser la vie, appuyés l'un sur l'autre, bravant les mêmes dangers, savourant les mêmes joies, se relevant aux faux pas et se retenant aux heurts sans jamais tomber tout à fait, car le devoir, l'estime et l'affection les entourent d'indissolubles attaches, et ce qui lie soutient!

CHAPITRE VIII

AIMER ET CROIRE

Il n'est pas difficile, après ce qui a été dit déjà, de dégager, comme conclusion, cette véritable formule de la vie à deux: Aimer et croire. Ne craignons pas, cependant, d'y insister: c'est le point essentiel entre tous.

Le roi Alphonse de Portugal prétendait que, pour vivre en paix dans le mariage, il faut que l'homme soit sourd, et la femme aveugle.—Le roi Alphonse de Portugal parlait en cynique qui plaisante. Certes l'homme doit être sourd aux calomnies, aux médisances, aux insinuations perfides auxquelles la meilleure des femmes peut être en butte et, de même, la femme doit être aveugle, en ce sens qu'elle ne doit pas épier les pas et démarches du mari, l'espionnage étant chose vile, et qu'elle doit s'en remettre aveuglément à lui du soin des intérêts communs au dehors. Ce n'était point ce qu'entendait le roi Alphonse de Portugal, ou je me trompe fort; et c'est en quoi lui-même se trompait. L'homme, au contraire, n'ouvrira jamais assez l'oreille pour écouter les paroles de tendresse et d'abandon de la femme qui l'aime; et jamais la femme n'aura assez d'yeux pour regarder les attentions, les efforts et les travaux d'un mari qui la veut heureuse.

Croit-on qu'il était aveugle ou sourd le couple qu'Addison nous peint dans ce tableau d'une si délicieuse pureté de touche et d'une si parfaite exactitude de trait:

«Lætitia est jolie, modeste, tendre, et a assez de jugement; elle a épousé Eraste, qui est doué d'un goût général pour la plupart des choses de l'intelligence et de l'art. Partout où Lætitia va en visite, elle a le plaisir d'entendre répéter qu'Eraste a bien dit ou bien fait telle ou telle chose. Depuis son mariage, Eraste est plus élégant dans son costume que jamais, et, dans le monde, il est aussi complaisant pour Lætitia que pour toute autre dame. Je l'ai vu lui donner son éventail, qui était tombé, avec toute la galanterie d'un amoureux. Lorsqu'ils prennent l'air ensemble, Eraste cultive toujours son esprit, et, avec un tour d'imagination qui lui est particulier, lui donne des aperçus de choses dont elle n'avait aucune notion auparavant. Lætitia est ravie de voir un monde nouveau ouvert ainsi devant elle, et s'attache d'autant plus à l'homme qui lui donne un enseignement si agréable. Eraste a encore poussé plus loin; non seulement il la fait chaque jour plus aimante pour lui, mais il la fait infiniment plus satisfaite d'elle-même. Eraste trouve, dans tout ce qu'elle dit ou observe, une justesse ou une beauté dont Lætitia elle-même ne se doutait pas, et, avec son aide, elle a découvert chez elle cent bonnes qualités et perfections auxquelles elle n'avait jamais auparavant songé. Eraste, avec la complaisance la plus fertile du monde, à l'aide d'insinuations lointaines, trouve le moyen de lui faire dire ou proposer presque tout ce qu'il désire, et il accueille la chose comme une découverte venant d'elle, et il lui en donne tout le crédit.

»Eraste a beaucoup de goût pour la peinture. L'autre jour il emmena Lætitia voir une collection de tableaux.—Je vais quelquefois faire visite à cet heureux couple. Comme nous nous promenions, la semaine dernière, dans la longue galerie, avant le dîner: «J'ai mis de l'argent dans des peintures dernièrement, dit Eraste. J'ai acheté cette Vénus et cet Adonis purement sur l'avis de Lætitia. Cela me coûte soixante guinées, et ce matin on m'en a offert cent.» Je me tournai vers Lætitia, et vis ses joues briller de plaisir, pendant qu'elle lançait à Eraste un regard, le plus tendre et le plus aimant que j'aie jamais surpris.»

Le contraste ne se fait pas attendre; en voici qui auraient besoin d'être aveugles et sourds:

«Flavilla a épousé Tom Tawdry. Elle a été séduite par son habit galonné et la riche dragonne de son épée. Mais elle a la mortification de voir Tom méprisé par toutes les personnes honorables de son sexe. Tom n'a rien à faire après dîner, qu'à décider s'il se taillera les ongles dehors ou chez lui. Depuis qu'il est marié, il n'a rien dit à Flavilla que celle-ci n'ait pu entendre dire aussi bien par sa femme de chambre. Néanmoins il prend grand soin de maintenir l'autorité arrogante et maussade d'un mari. Si Flavilla se permet d'affirmer quoi que ce soit, Tom immédiatement la contredit, avec un juron en guise de préface, et un: «Ma chère, je dois vous dire que vous débitez d'abominables sottises.» Flavilla avait le cœur aussi bien disposé pour toutes les tendresses de l'amour que Lætitia; mais comme l'amour ne survit pas longtemps à l'estime, il est difficile de décider actuellement si c'est la haine ou le mépris qui l'emporte dans l'esprit de la malheureuse Flavilla pour celui avec lequel elle est obligée de mener jusqu'au bout la vie.»

C'est toujours là qu'il en faut revenir, à l'amour, à l'estime, à la confiance réciproque. Quand on fait tout pour mériter ces sentiments de son compagnon, ce n'est pas encore assez: il faut tout faire pour les lui accorder. Et il est, très malheureusement, des natures pour qui le second effort est incomparablement plus difficile que le premier.

«Vous, femmes et mères, s'écrie Léon Tolstoï, vous savez le bonheur de l'amour pour l'époux, ce bonheur qui n'a point de fin, qui ne se brise point comme tous les autres, mais qui est l'aurore d'un bonheur nouveau, l'amour pour l'enfant.»

Et, comme c'est une dualité qui est l'unité dans la famille, ce bonheur, que l'époux donne, n'est pas moins vivement goûté par lui. Se sentir aimé de celle qu'on aime, il n'est point de félicité comparable dans la vie, point de joie aussi pleine et délicieuse dont soit capable notre cœur.

Une précieuse prédisposition à cet amour qui parfume et dore tout, c'est la bonté. «L'homme bon, écrivait M. Guizot, trouve presque toujours que sa femme a raison; il n'est pas enchanté quand il peut lui prouver qu'elle a tort; il ne craint pas qu'on ait plus d'esprit que lui, il a dans son cœur un trésor dont il fait jouir tous ceux qui l'entourent, sans que le fond s'épuise jamais.»

De même la douceur qui, quand elle est sincère, n'est que la plus aimable forme de la bonté, «est l'arme la plus puissante des femmes, et celles que le bonheur n'a pas favorisées en peuvent surtout, dans une union mal assortie, faire chaque jour l'expérience. Quoi qu'il en coûte, il faut supporter avec bonté, avec patience du moins, les défauts ou les torts d'un mari, lui céder sans répugnance, déférer à ses volontés. Jamais de tels sacrifices ne sont entièrement perdus par celle qui les fait. Si un mari est raisonnable et bon, il aime à l'en dédommager; s'il ne l'est pas, la douceur est encore le moyen le plus efficace pour le ramener à son devoir; elle triomphe tôt ou tard[24]

Sir John Lubbock n'a pas d'autres conseils à donner à l'un comme à l'autre des époux. «Combien cette charité, qui supporte tout, croit tout, espère tout, endure tout, serait efficace, dit-il, pour adoucir et dissiper les chagrins de la vie et ajouter au bonheur du foyer domestique! Le foyer domestique assurément peut être un hâvre de repos contre les orages et les périls du monde. Mais pour le rendre tel, il ne faut pas se contenter de le parer de bonnes intentions, il faut le faire brillant et joyeux.

»Si notre vie est une vie de peine et de souffrance, si le monde extérieur est froid et lugubre, quel plaisir de revenir à l'ensoleillement d'heureux visages et à la chaleur de cœurs que nous aimons!»

La puissance de l'amour,—je dis de l'amour familial, calme, reposé, constant et quotidien, non point de ces grands coups de passion qui emportent comme un vent de tempête et laissent retomber à plat,—n'est ici nullement exagérée. Elle va bien plus loin et n'a d'autre terme que l'héroïsme. C'est cet héroïsme que M. Georges Duruy a voulu caractériser, lorsqu'il dit dans l'avant-propos d'une de ses récentes nouvelles, Victoire d'âme: «L'amour chez une femme plus âgée que son mari ou que son amant, chez une femme qui aime avec ses sens, tout autant qu'avec son cœur, peut arriver à se spiritualiser, à se sublimer, à prendre quelque chose de si maternel, qu'il n'y a plus place en lui pour rien de ce qui est seulement suggestion de la chair. C'est le dernier terme de l'amour, le plus haut.»

Et en effet, si les termes de désintéressement et d'abnégation laissent encore, quand on les creuse jusqu'au fond, toucher le tuf de l'amour de soi, on peut dire qu'une personne, homme ou femme, n'en aime entièrement une autre que lorsqu'elle rapporte à soi toutes les joies et tout le bonheur de celle qu'elle aime, et qu'elle n'y rapporte que cela. Ne compter pour rien ses propres peines et ses propres douleurs, ne sentir qu'à travers un autre, mettre toute sa vie dans la vie de l'être aimé, voilà l'amour dans sa plénitude et sa perfection. Bien peu, il est vrai, en sont possédés à ce point; mais tout le monde peut le concevoir et y aspirer.

Le seul bien qui nous intéresse,
Crois-m'en, car je l'ai médité,
C'est le trésor de la tendresse
Plus humain que la vérité,

a dit un poète philosophe[25].

Ce trésor de la tendresse, nous le portons tous en nous. Mais, hélas! comme un vin généreux s'aigrit dans un vaisseau impur, ce trésor se tourne trop souvent en fléau et en malédiction.

«Qui sait aimer n'a jamais fait souffrir», déclare un proverbe, rigoureusement vrai. Mais que de gens aiment sans savoir aimer, et font de leur amour un instrument à deux tranchants avec lequel ils se déchirent eux-mêmes en torturant ceux qu'ils aiment! Nous ne reviendrons pas sur ce triste sujet; il suffit de s'y être arrêté pendant un chapitre[26]. Mais il était indispensable de le rappeler ici: «la jalousie, le soupçon, le reproche sont les sources les plus fécondes de désunion; l'indulgence aimable, la confiance sans bornes, rendent seuls durables les vrais attachements: l'on n'est pas tenté de courir après le bonheur, lorsque, sans efforts, on est assuré de le trouver chez soi[27]

Les médecins ne sont pas moins explicites et affirmatifs sur ce point que les moralistes.

«La confiance, écrit le Dr Debray, est la pierre fondamentale sur laquelle repose l'édifice du mariage. Si cette pierre manque, l'édifice s'écroule et, avec lui, la tranquillité, le bonheur.»

Un poète a dit:

Aimer, c'est la moitié de vivre.

Il le prenait, si je ne me trompe, au sens mystique et religieux. Pour nous, aimer et croire, c'est tout un. La jalousie, qui vit de soupçons et prend ses imaginations détestables pour la réalité, est une déformation de l'amour, et le pire ennemi du bonheur dans la vie à deux. Les retours, les élans, les repentirs, les larmes de regret, les embrassements passionnés, qui coupent d'ordinaire les accès de cette maladie noire, procurent peut-être de fortes et inattendues jouissances, mais ces emportements de l'esprit ou des sens ne sont pas plus l'amour que l'intoxication de l'alcool n'est une alimentation. D'ailleurs, les plaies se cicatrisent mal sous ces caresses, car, à la première fantaisie, les mains qui les ont faites et qui cherchaient à les fermer, s'acharneront, avec je ne sais quelle âcre et douloureuse volupté, à les rouvrir et à les multiplier.

«Combien plus heureux ce ménage où le cœur des époux est attiré par une confiance réciproque, où la fusion des âmes existe, où elles se penchent naturellement l'une vers l'autre, comme deux vases dont le premier renferme une liqueur qui est nécessaire au second. Le mari, dans cette vie de confiance mutuelle, verse dans l'âme de la femme l'intelligence, la lumière, la vigueur et le conseil; la femme, de son côté, ombrage la tête de son époux avec une couronne de fleurs gracieuses; elle lui donne, comme un arbre fécond, la fraîcheur et les fruits de l'âme aimante; elle le dédommage des peines de la vie, elle essuie ses larmes, elle glisse dans ses veines une huile de joie et de bonheur[28]

Et que l'on ne croie pas que cette source bénie se tarit avec l'âge. Ecoutez plutôt encore le même auteur, s'adressant à la femme mariée depuis longtemps:

«On dit que le vin est le lait des vieillards: cette parole est encore plus vraie du vin de l'affection. Vous devez avoir dans votre cœur quelques gouttes de ce vieux vin; vous devez en avoir en abondance pour peu que vous ayez conservé celui de la jeunesse et de l'âge mûr. Donnez-en tous les jours une coupe remplie jusqu'au bord à votre mari, qui déjà succombe et dont le front porte les traces de la fin de son automne et du commencement de l'hiver.»

«Aimer et croire», il n'est pas d'autre recette, répétons-le, pour extraire de la vie à deux tout le bonheur humain.

CHAPITRE IX

LE NERF DE LA GUERRE

Le nerf de la guerre est aussi le grand ressort du ménage. Après nous être occupé des conditions morales de la vie à deux, il est temps d'aborder l'étude des conditions matérielles dans lesquelles cette vie peut le plus aisément se maintenir et se développer. Nous n'écrivons pas pour une classe de la société plutôt que pour une autre. Afin d'éviter les redites, les doubles emplois et les divisions qui grossiraient ce livre outre toute mesure, c'est à la moyenne que nous nous adressons d'ordinaire; mais les plus riches comme les plus pauvres peuvent faire leur profit de nos calculs et de nos conseils. C'est à eux de les adapter à leur position sociale: il n'y a là qu'une affaire de proportion.

Il faut de l'argent pour vivre, peu ou prou. Strictement, il en faut plus pour vivre à deux que seul, bien que, dans la pratique, l'homme célibataire dépense presque toujours autant, si ce n'est plus, que l'homme en ménage.

Cet argent provient du patrimoine ou du travail. Tantôt c'est le mari qui le possède ou le gagne; tantôt la femme l'apporte en dot; tantôt, et c'est le cas le plus fréquent, la dot de la femme vient s'ajouter au capital ou au revenu du mari. Il est donc naturel, prudent, nécessaire même de supputer, avant le mariage, les ressources qu'on peut arriver à mettre en commun et de s'assurer si ces revenus sont suffisants pour faire face aux nécessités de la vie à deux. Nous renvoyons, pour le fond de cette question, à ce que nous en avons dit dans Doit-on se marier? Constatons seulement que si l'or est une chimere dont il faut savoir se servir, comme le chantait si bien Scribe, l'art de s'en servir sans danger n'est pas commun, et qu'en tout cas cette chimère, en dépit des facilités qu'elle apporte à l'existence, ne fait pourtant point le bonheur.

Dans l'épopée finnoise, le Kalevala, Ilmarinnen, le forgeron divin, forge une fiancée d'or et d'argent pour Weinamoinen. Celui-ci, content d'abord d'avoir une femme si riche, la trouve bientôt intolérablement froide, car, malgré feux et fourrures, chaque fois qu'il la touche, elle le glace.

Pour être vieille, l'allégorie ne manque pas encore d'actualité.

«Sous Louis XIV, une bourgeoise de Paris, ayant de vingt à trente mille livres de dot, épousait un avocat. Avec trente-cinq à quarante mille livres, elle devenait la femme d'un trésorier de France. Si sa dot s'élevait de quarante-cinq à soixante-quinze mille livres, on la mariait à un conseiller au Parlement. Apportait-elle de deux cent à six cent mille livres, elle pouvait prétendre à un gentilhomme titré[29]

Les chiffres ne sont plus les mêmes, non plus que les désignations des positions sociales; mais, en fait de prétentions dans les alliances, les choses n'ont guère changé, que je sache. Du reste, il ne m'est pas prouvé,—au contraire—que ces trocs d'une dot contre une position ou un titre aient jamais assuré des unions heureuses, pas plus sous l'ancien régime que sous le nouveau.

C'est pourquoi je partage l'avis de l'Anglais Henry Taylor, qui écrivait dans un petit livre fort sensé, intitulé: Notes from Life: «Eu égard à la quantité de choses dont le concours est requis pour faire un bon mari et un heureux ménage, le père risque d'imposer de cruelles limites au choix de sa fille, lorsqu'il ajoute la richesse aux qualités nécessaires au prétendant. Même les mariages pauvres faits par l'imprévoyance ont moins de chances de finir mal que les mariages riches faits par la contrainte.»

Seulement cette exigence vient aussi souvent, sinon plus, du côté du garçon que du côté de la fille, et elle est alors encore plus à blâmer. Tout homme qui, par son travail ou sa fortune propre, est à même de vivre convenablement dans le milieu social où il évolue, et qui recule devant le mariage parce qu'il a peur d'imposer des privations à sa femme et à ses enfants, est un égoïste qui ne craint, à vrai dire, que pour la satisfaction de ses goûts[30].

L'union contractée, que les ressources soient petites ou grandes,—«c'est un point délicat et sur lequel les avis seront longtemps partagés, que celui de savoir si, dans un ménage bien réglé, la bourse doit être commune et la clef du secrétaire en double partie.»

Le Code conjugal, qui pose la question, la résout ainsi: «Certes, il n'appartient pas à la femme de s'ingérer dans la question des revenus communs, et il y aurait folie à elle d'avoir une telle prétention; mais il est naturel qu'elle participe à tous les avantages que procure la fortune. Dans la plupart des ménages parisiens, le mari alloue à sa femme une somme fixe pour sa toilette et sa dépense particulière. Rien ne nous semble moins convenable. Une femme, obligée d'attendre la fin du mois pour toucher ses appointements, ses gages, ne se trouve pas obligée à plus d'économie, et se voit parfois contrainte d'ajourner le mémoire d'une couturière, d'une modiste, d'un bijoutier. C'est en confiant sans réserve à sa femme la garde entière de la fortune commune, qu'on l'intéresse à n'en user qu'avec sagesse et économie.

»Quant à ces maris, comme on en voit trop, refusant à leurs femmes les moyens de paraître ainsi qu'il convient à leur état dans le monde; grondant, criant misère à tout propos, nous n'en parlerons pas. C'est une mauvaise économie que celle qui met une femme aux prises entre la coquetterie et la sagesse. Le bonhomme Platon écrivait, il y a quelque mille ans: «Il semble que l'or et la vertu soient placés des deux côtés d'une balance, et qu'on ne puisse ajouter au poids du premier sans que l'autre devienne au même instant plus léger.»

Voilà qui est bien, et nous n'allons pas contre la justesse de ces observations. Nous ne saurions cependant admettre comme absolu le verdict qu'Horace Raisson porte contre le système qui consiste à ouvrir à la femme, sur le budget commun, un crédit mensuel proportionné au revenu des époux et aux besoins de la maison. Elle sait au juste sur quoi elle peut compter, et c'est à elle à ne pas se mettre dans le cas que redoute l'auteur du Code conjugal, cas fâcheux assurément, mais qui l'est moins encore que la tentation de puiser les yeux fermés dans la bourse commune, et peut-être finalement de l'épuiser.

Cela n'implique, d'ailleurs, ni défiance, ni mauvaise volonté, ni gestion arbitraire de la part du mari. C'est une simple règle posée d'un mutuel accord, et qui n'empêche en aucune façon les deux époux d'avoir la plus parfaite unité de vues, de bourse et d'intérêts. On s'engage, après mûre considération, à ne dépenser, pour l'entretien courant de la maison et les articles de toilette, qu'une somme déterminée. C'est prudence et raison que d'agir ainsi.

Femme mariée doit être simple,
Et porter la guimpe,

dit un proverbe du quinzième siècle. La guimpe change de forme et de nom avec les temps et les modes. Mais ce qui ne change pas, c'est le précepte de simplicité donné dans ces vers naïfs. Nous ne voulons pas dire que la femme mariée ne doive pas se mettre suivant sa fortune, son rang, les convenances et les habitudes du monde dans lequel elle vit; mais elle doit toujours conserver cette simplicité relative qui distingue la femme d'intérieur, la mère de famille de celles pour qui la vie n'a d'autres obligations que leurs caprices et leurs plaisirs.

«L'économie domestique n'est pas une vertu brillante, disait Mercier, mais elle compose une vertu solide, et une des plus belles que je connaisse. Elle est le fondement des maisons, ainsi que des grands établissements: ce sont les racines obscures qui nourrissent les pompeux feuillages de ces arbres qui portent leur front dans la nue. La misère est une source continuelle de soucis rongeurs, d'inquiétudes, de peines d'esprit, d'insomnies cruelles: elle est conseillère de plusieurs actions basses et iniques. L'économie, qui chasse tous ces tourments, qui nous met à couvert de ces épines, est tout à la fois et le soutien consolant de notre vie, et la sauvegarde de notre vertu; c'est un doux oreiller où nous sommeillons sans crainte de l'avenir, toujours obscur. L'économie enfin est la vertu la plus utile à la génération qui doit succéder: elle embrasse donc deux âges à la fois: privilège qui n'appartient guère qu'à elle.»

Sans s'élever à des considérations si élevées, ni surtout à une langue si fleurie, un autre moraliste de la même époque[31] s'exprime ainsi:

«L'avarice et la prodigalité sont deux extrêmes, entre lesquels se trouve une sage économie. Vous sentez que cette économie est toujours relative au rang que l'on occupe. Il faut toujours tenir un état conforme à son rang; mais quand vous outrez ce qu'il demande, vous vous ruinez, sans que personne vous en sache gré. Il en est de même de celui qui ne met aucun ordre dans sa maison; il peut être perpétuellement trompé par ses domestiques; et ce qu'on lui vole est perdu pour lui, sans qu'il s'en fasse honneur. Ainsi, plus la place que l'on occupe exige que l'on ait de domestiques, plus il faut les assujettir à une règle exacte, et les maintenir avec fermeté.»

Tous ces conseils s'adressent autant à l'homme qu'à la femme. Il en est de même de ce passage, que nous empruntons à Henry Taylor:

«L'art de vivre à l'aise consiste à régler son genre de vie d'un cran au dessous de ses moyens. Le confort et la jouissance dépendent plus de la facilité dans les détails de la dépense que d'un degré de plus ou de moins dans le genre de vie que l'on mène; et, chose qui a encore une bien autre importance, l'esprit est moins obsédé de questions d'argent.

«Gardez-vous d'associer faussement dans votre esprit le plaisir avec la dépense,—de vous dire que, puisque le plaisir peut s'acheter avec de l'argent, l'argent ne saurait se dépenser sans procurer de plaisir.»

Le proverbe qu'on répète encore dans certaines de nos provinces:

Assez n'y a si trop n'y a,

ne signifie pas qu'il faut en avoir trop pour en avoir assez, mais bien qu'on n'en aura assez qu'autant qu'on mettra, quelle que soit d'ailleurs la chose à consommer, un surplus en réserve, ne serait-ce que pour se convaincre soi-même que, si l'on peut encore désirer au delà, ce qu'on a suffit réellement. En un mot, il faut se contenter non pas de ce qu'on a, mais d'un peu moins qu'on a.

Notre proverbe est donc d'un degré plus sage que celui de G. Meurier:

Il faut prendre le pot au feu
Selon son estat et revenu,
Et qui guères n'a despendre peu.

Charron a traité le sujet dans une page remarquable, que je demande la permission de rapporter.

«Les préceptes et advis de mesnagerie principaux sont ceux-cy: 1. Acheter et despendre toutes choses en temps et saison, elles sont meilleures et à meilleur prix. 2. Garder que les choses qui sont en la maison ne se gastent et perissent, ou se perdent et s'emportent, cecy est principalement à la femme: à laquelle Aristote donne par preciput ceste authorité et ce soin. 3. Pourvoir premierement et principalement à ces trois, Necessité, Netteté, Ordre: et puis s'il y a moyen, l'on advisera à ces trois autres (mais les Sages ne s'en donneront pas grand peine: non ampliter sed munditer convivium: plus salis quam sumptus) Abondance, pompe et parade, exquise et riche façon. Le contraire se pratique souvent aux bonnes maisons, où il y aura licts garnis de soye, pourfilez d'or, et n'y aura qu'une couverture simple en hyver, sans aucune commodité de ce qui est le plus necessaire. Ainsi de tout le reste.

»Regler sa despense: ce qui se fait en ostant la superfluë, sans faillir à la necessite, devoir et bienseance: un ducat en la bourse fait plus d'honneur que dix mal despendus, disait quelqu'un. Puis, mais c'est l'industrie et la suflisanse, faire mesme despense à moindre frais, et sur tout ne despendre jamais sur le gain advenir et esperé.

»Avoir le soin et l'œil sur tout: la vigilance et présence du maistre, dit le proverbe, engraisse le cheval et la terre. Mais pour le moins le maistre et la maistresse doivent celer leur ignorance et insuffisance aux affaires de la maison, et encores plus leur nonchalance, faisant mine de s'y entendre et d'y penser: car si les officiers et valets voyent que l'on ne s'en soucie, ils en feront de belles.»

On le voit, la sagesse ne vieillit point. Elle était la même au temps des Œconomiques qu'au seizième siècle; elle est la même encore aujourd'hui.

L'administration générale de la fortune, le placement des fonds, les dépenses extérieures que l'homme est amené à faire par ses affaires ou ses distractions, ne nous occuperont pas ici. Ce que nous avons à en dire, et nous ne voulons en dire que peu, trouvera place au chapitre suivant. Mais, dans l'organisation intime de la vie à deux, dans le fonctionnement de cet organisme délicat dont le cœur est au foyer, la femme joue un si grand rôle, la façon dont elle emploie l'argent qu'elle a entre les mains a des conséquences telles, non seulement sur le bien-être, mais aussi sur le bonheur des deux époux, qu'il nous faut forcément entrer dans quelques détails. Nous les emprunterons à un livre oublié, œuvre de deux dames qui y ont enseigné en bons termes et avec toute la lucidité du bon sens, le résultat de leur expérience. En voici le titre tout au long: Manuel complet de la Maîtresse de maison et de la parfaite Ménagère, ou Guide pratique pour la gestion d'une maison à la ville et à la campagne, contenant les moyens d'y maintenir le bon ordre et d'y établir l'abondance. Par madame Gacon-Dufour. Seconde édition, mise dans un nouvel ordre et très augmentée par madame Celnart. Paris, Roret, 1828; 1 vol. in-16.

Tout, à peu près, est prévu dans les réflexions générales dont ces dames font précéder les instructions qu'elles donnent pour les divers soins du ménage, et nous croyons ne pouvoir mieux faire, malgré la longueur de la citation, que de les offrir à méditer.

«Ce n'est pas assez de faire le bien, dit un livre de piété fort connu, il faut le bien faire. Cette maxime toujours utile est indispensable en ménage, où tout doit être exécuté avec une méthode, un ordre constant. La première chose à faire est donc un sage calcul de ses moyens pécuniaires, une sage distribution de leurs produits, un invariable emploi de ses instans; la seconde est l'observation des règles que l'on s'est prescrites.

»De concert avec son époux, la maîtresse de maison commencera par calculer ses revenus et ses dépenses: elle verra ce qu'il faut pour le loyer, le mobilier et son entretien, le chauffage, l'éclairage, les domestiques; elle allouera les frais des vêtemens, de la nourriture ordinaire, et les dépenses extraordinaires qu'elle pourra avoir à faire dans ce genre: ceux du blanchissage l'occuperont ensuite. Il est bon de subdiviser pour éviter l'erreur, et de dire, tant pour le mari, tant pour la femme, pour chaque enfant, etc. Elle songera ensuite aux menues dépenses qui s'attacheront spécialement à son état dans le monde et à celui de son époux, comme voyages, ports de lettres, réceptions, cadeaux, abonnements aux journaux, achats de livres, frais d'éducation, etc.; il faut toujours prévoir et même laisser un léger compte ouvert pour les dépenses imprévues, comme le remplacement d'objets perdus, cassés, la réparation de divers accidens, les soins qu'exigent de légères indispositions et autres choses semblables. Par là, on s'épargne à la fois et ces lamentations, ces regrets prolongés lorsqu'arrivent quelques-unes de ces contrariétés, et cette économie mal entendue qui, pour épargner le remplacement d'une vitre brisée, laisse pénétrer dans les appartemens une humidité nuisible, malsaine, qui gâte les meubles, occasionne des rhumes fatigans, dangereux peut-être... M. Say, dans ses Principes d'Économie politique, cite une famille de villageois ruinée pour avoir omis de mettre un loquet à une porte, qu'on se contentait de fermer au moyen d'une cheville de bois. Un porc, sur lequel ils comptaient pour payer leur terme, s'échappa par la porte mal fermée; en courant inutilement après, le fermier gagna une fluxion de poitrine; cette maladie acheva de le mettre à la misère, et ses meubles furent saisis par les huissiers. On sent comment, dans chaque ménage, des causes semblables peuvent produire de semblables effets.

»Ce n'est pas assez d'avoir assigné pour chaque dépense, d'avoir songé même aux frais imprévus; il faut encore, il faut indispensablement s'arranger de manière à mettre de côté une partie de son revenu de chaque année. Si l'on n'avait point d'enfans, il serait bon de prendre cette précaution pour se prémunir contre les pertes, les maladies: jugez si l'on peut s'en dispenser lorsqu'on a une nombreuse famille, qu'il faut élever, pourvoir selon son état?... L'obligation d'économiser devient encore plus urgente, si la grande partie, si la totalité de vos revenus dépend d'une place que mille circonstances peuvent subitement vous ôter...

»Il est encore une résolution que doit prendre une maîtresse de maison, sans se permettre une seule fois de l'oublier, c'est de payer comptant tout ce qu'elle achète, pour sa toilette surtout: les besoins du luxe sont, dans l'état actuel de nos mœurs, si bien mêlés aux besoins de la nécessité, ils sont si décevans, si variés, il est si facile de se laisser entraîner, qu'il faut se prémunir contre l'occasion, contre soi-même. Remet-on à payer plus tard, on achète avec facilité à mesure que les circonstances, l'attrait, la fantaisie excitent; on ne songe plus au paiement; les emplettes s'accumulent, les mémoires s'enflent, et l'instant de les acquitter est l'instant des troubles, des querelles, de la gêne. S'acquitte-t-on, au contraire, à mesure qu'on achète, on sent la valeur de l'argent, on retranche sur ce que sollicite l'occasion, on refuse à la fantaisie. Fait-on une dépense déraisonnable, l'aisance de son intérieur, les besoins de son mari, de ses enfans, qui souffrent de cette capricieuse emplette, donnent une forte leçon dont on se souvient à l'avenir. Du reste, quelque frivole que l'on soit, on voit avec regret cet échange d'une forte somme contre les brillantes bagatelles de la mode; et je suis persuadée que nos plus prodigues élégantes dissiperaient une fois moins d'argent si l'habitude de payer tout de suite leur permettait de réfléchir.

«Ces points convenus, la maîtresse de maison aura un livre ouvert qui portera les sommes allouées pour chacune des dépenses mentionnées plus haut: elle écrira régulièrement les détails journaliers de chacune de ces dépenses; l'addition en sera faite chaque mois, et la récapitulation générale à la fin de l'année, afin de juger si l'ordre adopté dans la maison excède l'allocation des fonds; si, au contraire, l'allocation excède, ou si l'un et l'autre marchent également. On sent que, dans le premier cas, une réforme est urgente; que, dans le second, il faut attendre, avant d'augmenter sa dépense, que l'expérience de l'année suivante, de plusieurs années même, ait renouvelé cet excédent, car on ne saurait trop se précautionner contre les chances fâcheuses du sort et l'entraînement de la vanité... L'habitude d'un surcroît de dépense se prend bien vite, se quitte difficilement, et de courts succès engendrent de longs revers.»

Un des chapitres les plus importants dans les fonctions de la maîtresse de maison est celui de la table ou de la nourriture.

Viande et boisson perdition de maison,

déclare, non sans quelque vérité, un dicton populaire. Il faut pourtant boire et manger. La manière dont on le fait a même une grande influence sur l'agrément des rapports entre les deux époux, outre qu'elle intéresse au plus haut degré les finances du ménage. Voyons donc ce que disent mesdames Gacon-Dufour et Celnart sur un sujet où la femme est maîtresse absolue, agissant sans autre contrôle que la satisfaction ou le mécontentement gastronomique de son mari.

«La maîtresse de maison doit considérer la nourriture sous le triple rapport de la santé, du plaisir et de l'économie...

»Son premier soin sera de fixer des heures invariables pour les repas, d'après l'état de son mari et les habitudes reçues... Les heures une fois adoptées d'après les convenances de votre intérieur, que rien ne puisse les déranger, car si la domestique pense qu'on attendra, elle retardera ensuite; ou si elle est exacte et que vous ne le soyez pas, les ragoûts seront brûlés, les sauces tournées; on emploiera beaucoup plus de combustible, et il coûtera davantage pour manger un mauvais dîner. Que la règle de vos repas ait donc, en quelque sorte, force de loi; n'attendez jamais ni personne de la maison, ni convives invités; qu'on en soit bien persuadé, et que si l'on a besoin de faire avancer ou retarder l'heure des repas, on vous en prévienne à l'avance, afin que les préparatifs soient faits en conséquence et que les mets n'en souffrent pas. Outre l'ordre du temps du repas, la bonne ménagère veillera à l'ordre de leur composition...» Elle profitera «de la saison pour que sa table soit variée d'une manière agréable. Ce soin la dispensera de la recherche dans les assaisonnemens, témoignera de son attention pour le bien-être de son époux, et lui deviendra en très peu de temps chose si facile, qu'elle ne s'en apercevra même pas.

»Les détails de la nourriture sont extrêmement multipliés, et cependant il faut tous les connaître... Pour y parvenir, il faut payer chaque mois le boulanger, le boucher, l'épicier, le charcutier, s'il y a lieu; porter leurs comptes sur le grand livre de dépenses, et avoir un autre petit livre sur lequel on inscrira chaque jour tout ce qui s'achètera pour la table; on en fera le relevé chaque semaine, et au bout du mois, additionnant les calculs des quatre semaines, on portera le total sur le grand livre...» On verra de cette façon «si la dépense est égale d'un mois à l'autre: on se rendra compte des motifs, des circonstances qui ont pu la diminuer ou l'accroître, et on ne dira jamais, comme trop de femmes: Je ne sais pas comment cela se fait.

»Quelque fortune qu'ait la maîtresse de maison, quelque confiance qu'elle ait en ses domestiques, elle ne se contentera pas de commander les repas d'après ce qui a été dit précédemment; elle veillera à ce que les provisions journalières soient faites de bonne heure, afin de mieux choisir et de payer moins cher; elle examinera si le poids est juste, si les objets sont de bonne qualité; elle les fera disposer de la manière la plus avantageuse pour la garde, dans l'office de cuisine ou dans le garde-manger...» Elle prendra soin qu'aucun gaspillage ne se produise, que rien ne se perde et qu'on tire parti de tout. Légères économies, dira-t-on. «J'en conviens; mais nulle économie répétée n'est à dédaigner. Les grandes économies du ménage, dit M. Ch. Dupin, portent toujours sur les objets à bon marché...»

L'art de conserver les substances alimentaires procurera à la bonne ménagère d'agréables et profitables économies. «Par là, elle se dispensera des frais de détail, toujours coûteux; elle épargnera la peine et le temps de ses domestiques, et, tout en exigeant moins, elle en retirera plus; car une domestique que l'on ne charge pas d'une multitude de commissions, de courses, de petits achats mal entendus, ayant beaucoup de temps de reste, peut en donner une partie au raccommodage du linge de cuisine, à la filature, etc... Survient-il à dîner quelques personnes que l'on n'attendait pas? on n'est point forcé de courir chez le traiteur; les provisions sont sous la main: que de fatigue, d'impatience, de frais et d'ennuis sont épargnés!...»

L'impartialité nous force à dire ici que nous avons entendu des personnes fort compétentes vanter le système contraire, et assurer que, malgré la surveillance la plus active, les approvisionnements amènent forcément le gaspillage. Provisions, profusion, voilà leur mot d'ordre. Nous ne nous sentons point en état de prendre parti, mais nous croyons, sans malice, que, l'un et l'autre système, suivant les circonstances et celles qui les appliquent, sont fort bons. C'est le cas de répéter une fois de plus le proverbe anglais: Rien ne réussit comme le succès.

«De toutes les économies mal entendues dont la maîtresse de maison doit se défendre, une des plus pernicieuses est celle qui aboutit au manque d'éclairage. Faute d'y voir on perd du temps, on casse les objets, on se heurte souvent d'une manière dangereuse. Si dans la nuit on se trouve subitement réveillé par quelque accident, les secours sont lens, et souvent même inefficaces, par cette raison. La ménagère doit donc établir un éclairage constant, suffisant, approprié aux divers endroits de la maison, aux différentes heures et occupations. Elle doit en ce genre avoir des provisions, les distribuer avec ordre, et surtout veiller à ce que tous les ustensiles soient tenus dans la plus grande propreté.»

Le chauffage, les approvisionnements et l'aménagement des combustibles, donnent lieu à des observations analogues.

Pour ce qui est du linge, il faut que la maîtresse de maison n'en ait ni trop, ni trop peu. «Trop, il jaunit sans servir, encombre les armoires, et c'est de l'argent inerte qui pourrait avoir un produit avantageux. Pas assez est peut-être pis encore: on n'a pas le temps de l'arranger, de le raccommoder convenablement; la nécessité des autres dépenses fait ajourner celle-ci; le linge s'altère de plus en plus, s'use bientôt tout à fait: il faut des frais extraordinaires pour le renouveler. Si on ne le peut, l'esprit de désordre s'introduit dans la maison...

«Une chose indispensable, c'est de placer le linge à votre usage, ainsi que vos vêtemens, le linge et les habits de votre mari, de vos enfans, à portée de la chambre de chacun. Cette seule précaution épargne beaucoup de perte de temps, de confusion et d'ennui...

»Tout le linge en général, et principalement les serviettes, doit être longtemps reprisé avec soin; mais il arrive un certain point où il n'est plus susceptible d'être raccommodé; alors le temps énorme qu'on emploie à sa réparation est un temps perdu. Quand le linge est ce que l'on appelle élimé, choisissez ce qu'il peut y avoir de bon dans les coins pour l'usage de vos enfants, ou pour mettre des pièces à celui qu'on peut raccommoder encore, et que le reste soit en réserve pour les cas de maladie... Chacun voit combien il est ennuyeusement onéreux d'employer beaucoup de temps, de payer de nombreuses journées d'ouvrières pour raccommoder du linge qui revient du blanchissage tout aussi mauvais qu'avant d'y aller. Voilà, s'il en fut jamais, une économie mal entendue...

»Un état détaillé du linge, qui en marque le nombre, les diverses qualités, la date, le degré de bonté et d'usage, doit se trouver dans chaque armoire, et se vérifier tous les trois mois. Grâce à cette habitude, vous saurez à point nommé la quantité de linge qui s'approche plus ou moins de la réforme...

»Il en est des habits comme de tout le reste; dit madame Pariset dans ses Lettres sur l'Economie domestique, «c'est l'arrangement et la propreté qui conservent tout, l'on a remarqué que les femmes les moins riches et qui dépensent le moins pour leur toilette sont souvent les mieux mises.» La nécessité de conserver ce qu'elles ne peuvent renouveler que rarement, l'habitude de l'ordre qu'inspire et facilite en général une fortune médiocre, voilà les raisons de cet avantage, qui surprend au premier abord.» Ajoutons-y le bon goût, que les richesses ne donnent pas.

«Attendez pour adopter quelque mode, qu'elle se soit établie, et lorsqu'elle est d'une nature ridicule, attendez que l'usage général en ait presque fait une loi, car il arrive que ces modes grotesques ne durent qu'un mois, et qu'ensuite il est impossible de se servir de choses qui ont coûté fort cher. Au reste, gardez-vous de la manie de faire et de refaire sans cesse vos bonnets, vos fichus: comme la mode et la fantaisie varient continuellement, le temps s'use, l'étoffe disparaît dans ces mutations puériles, qui entraînent beaucoup de peines, de dépenses, font négliger le soin du ménage, et, en déplaisant avec raison au mari, amènent souvent l'humeur et la discorde. De plus, les petites filles prennent ce goût et, femmes, restent toujours de grandes enfants jouant à la poupée...

»Quant aux emplettes des vêtemens, le temps en est à peu près fixé à chaque saison, afin d'avoir des choses plus nouvelles. Il importe de se garder des bons marchés, des choses passées de mode, puisque la mise d'une femme ne vaut que par la grâce et la fraîcheur. Mais il faut avant tout consulter les circonstances qui peuvent se rencontrer, comme les frais d'une maladie, un retard de paiement, une perte quelconque. C'est alors sur l'habillement, et surtout sur sa toilette personnelle que la maîtresse de maison doit faire porter la réduction nécessaire; son premier devoir comme son premier plaisir étant le bien-être continuel de son intérieur. Alors son mari ne s'apercevra point du sacrifice, ou s'il s'en aperçoit, ce sera pour chérir encore plus sa compagne...»

Tout le chapitre XIX serait à citer. «Je n'ai, dit l'auteur, cessé jusqu'ici de prêcher l'ordre, et la régularité en est l'âme. Fixez le temps du sommeil pour chaque personne de votre maison; les femmes doivent dormir un peu plus que les hommes, et les enfants plus que les femmes. Que chez vous, en été, on se couche à dix heures et qu'on se lève à six, et pendant l'hiver à onze heures et à sept. Les domestiques doivent se coucher un peu après et se lever avant. Pour éviter toute discussion et tout prétexte à cet égard, mettez un réveille-matin dans leurs chambres...

«Dès que vous serez levée, vous ferez préparer le cabinet, l'atelier, le laboratoire de votre mari, en un mot la pièce où il doit s'occuper; si un emploi quelconque l'appelle à bonne heure dehors, vous veillerez à ce qu'il prenne quelque chose de chaud. Donnez ensuite un coup d'œil à toute la maison; voyez si la cuisine est propre; examinez les restes et le parti qu'on en peut tirer, ordonnez les repas du jour: veillez à faire nettoyer et préparer les chambres; tandis qu'on fera la vôtre, occupez-vous à mettre en ordre les comptes de la veille... Si vous avez de jeunes enfans, à l'heure déterminée pour leur lever, passez avec la bonne dans leur chambre, veillez à ce qu'on les habille, qu'on les peigne proprement, ou bien occupez-vous de ces soins, si doux pour une mère... Sachez toujours ce qu'ils font, même lorsqu'ils s'amusent.

«... Ne laissez jamais la moindre dépense arriérée, même celle des ports de lettres chez le portier; fixez le temps que vous emploierez à l'éducation de vos enfans, et cela d'après leur âge, leur sexe, votre état. Si vous êtes seule, tout en vous occupant d'ouvrages à l'aiguille, nécessaires au bien-être de la maison, cultivez votre mémoire, exercez votre imagination sur quelque sujet littéraire, votre jugement sur quelque trait d'histoire; tâchez de pouvoir vous dire chaque jour: «Je n'ai pas perdu un moment pour les autres et pour moi-même.»

«... Passez à vous distraire le temps qui suit immédiatement le repas, et fixez l'emploi habituel de vos soirées selon qu'il conviendra à votre mari. Tâchez d'y mettre un peu de variété; qu'il y ait chaque semaine une soirée pour aller au dehors, une pour se réunir entre amis, ou recevoir, si c'est votre usage; une autre pour la lecture, une autre pour les correspondances de politesse et d'amitié, etc.; toutes choses que vos goûts et votre position doivent nécessairement varier.

»Fixez également les époques où vous paierez vos domestiques, soit chaque année, soit tous les six ou trois mois (ou tous les mois), comme il leur conviendra... Ne manquez jamais à leur donner leur argent au jour convenu, car, faute de cela, ils seront négligens et d'une arrogance outrageante... Parlez-leur avec bonté, mais ne les entretenez point pour vous-même; gardez-vous de ces moments d'épanchemens, où, malgré soi, on parle de ce qui intéresse: c'est le commencement de l'empire d'un domestique, ou tout au moins d'une familiarité qui finira par devenir insupportable, et à laquelle plus tard vous ne pourrez plus vous opposer... Fixez le temps qu'ils peuvent donner au maintien de leurs propres affaires; qu'ils aient le dimanche quelques heures de promenade ou de récréation. A l'occasion du premier de l'an et de votre fête, ainsi que de celle de votre mari, qu'ils aient une gratification, donnez-leur aussi quelques-uns des restes de vos vêtemens, mais qu'ils ne s'en fassent jamais un droit. Faire fréquemment et sans motif des cadeaux à ses domestiques, est leur inspirer cent fois plus d'exigence que de gratitude. Ne souffrez point qu'ils s'arrogent le droit de punir vos enfans; qu'ils soient pleinement convaincus qu'ils seront congédiés dès qu'ils les frapperont.

«Quelque habileté qu'ait une domestique, si vous suspectez sa fidélité, il faut la congédier sans balancer, parce que c'est un vrai supplice de vivre avec quelqu'un dont on se défie. Vainement vous ôteriez vos clefs, vous prendriez toutes les précautions imaginables, elle trouverait à chaque instant le moyen de mettre votre vigilance en défaut; et, du reste, ces soins continuels sont bien la chose la plus ennuyeuse et la plus pénible. Le manque de mœurs ne doit trouver non plus aucune indulgence auprès de vous. Pour la malpropreté, l'humeur, la négligence, vous pourrez faire plusieurs représentations et fixer le temps que vous accordez pour que l'on se corrige de ces défauts; mais au bout du temps prescrit, s'il n'y a point d'amendement, avertissez que vous ne pouvez plus les souffrir. Quant à l'impertinence, quelle que soit la douceur que l'on trouve à pardonner, vous êtes forcée de ne la point tolérer, car on vous ferait ensuite la loi. Les domestiques sont comme les enfans, ce n'est qu'en montrant de la fermeté que l'on acquiert le droit d'avoir de la douceur. Pour tous les autres travers, l'oubli, l'étourderie, montrez-vous patiente, indulgente; au surplus, qu'en toute occasion on voie qu'il vous en coûte de gronder; acquittez-vous-en le plus brièvement possible. Si vous avez de l'humeur, gardez-vous de la passer sur vos domestiques, vous paieriez cet instant de pitoyable satisfaction par leur manque d'égards, d'attachement, d'obéissance même, car il est avéré que plus on crie, plus on exige, et moins on est obéi...

»Ne souffrez pas que vos domestiques demeurent dans une inaction absolue, même en dehors de leur service; engagez-les à lire de bons livres, à raccommoder leurs effets, à soigner leurs affaires; opposez-vous aussi aux commérages et surtout gardez-vous d'imiter la plupart des maîtres qui, pour se débarrasser du bruit des enfans, les envoient le soir à la cuisine, c'est-à-dire à l'école des caquets, de la sottise, et c'est encore le moindre mal.

»... Si vous connaissez le prix du temps, que vous chérissiez la propreté; que, juste et bonne, vous ne vous emportiez jamais sans cause et ne le fassiez en quelque sorte que malgré vous; si vous prenez garde à tout, et tirez parti de toutes choses, que vous gouverniez sagement votre maison, soyez sûre que vos domestiques seront laborieux, propres, dociles, économes, reconnaissans; ils vieilliront chez vous, feront partie de la famille et contribueront plus qu'on ne pense au bien-être de votre intérieur.

»Il n'est pas besoin que j'appuie sur le désagrément de changer souvent de domestiques, car il faut ajourner forcément l'ordre, l'aisance du service, qui tiennent à l'habitude, ainsi que la confiance et l'affection. Que vos domestiques n'ignorent pas votre répugnance sur ce point: ils estimeront votre caractère; mais qu'ils sachent aussi que cette répugnance ne vous fera jamais tolérer un vice: ils redouteront votre fermeté.»

Arrivée au bout de sa tâche,—nous n'avons, bien entendu, rapporté ici que les préceptes les plus généraux, à l'usage de tout le monde et praticables dans tous les cas,—l'auteur dit, sans fausse modestie, et avec l'honnête et simple accent de la vérité: «Je crois avoir donné tous les conseils véritablement utiles pour la conduite d'une maison: ce sera aux ménagères à suppléer à ce que je n'ai pu dire... mais je suis persuadée qu'une femme qui suivrait ces avis, qui se répéterait comme des maximes constantes: ordre et propreté, ne rien laisser perdre, rendre tout utile ou agréable, qui se regarderait comme l'artisan obligé du bien-être de tous les siens, ferait la fortune, et, ce qui est mieux encore, le bonheur de sa maison.»

On ne saurait trop y insister: la femme «doit faire régner l'ordre, l'économie et la plus exquise propreté dans l'intérieur de sa maison; il existe une foule de petits détails domestiques qui ne sont pas faits pour un mari; et c'est pourtant la négligence de ces riens importans qui ruine une fortune, parce que les dépenses, sans importance au premier coup d'œil, sont journalières et reviennent à chaque instant[32]

Que le mari mette donc entre les mains d'une telle femme l'argent qu'il gagne ou qu'il reçoit, le nerf de la guerre, et elle saura, qu'il y en ait peu ou beaucoup, le manier avec assez d'intelligence et d'énergie pour sortir victorieuse de toutes les difficultés matérielles qui peuvent s'opposer à la félicité conjugale, au radieux et complet épanouissement de la vie à deux.

Pour terminer par une note plus gaie ce chapitre un peu bourré de détails techniques et spéciaux, rappelons les dix commandements de la ménagère. Comme les dix commandements de l'Église, ils en supposent au moins douze autres dont le texte, pour n'être pas formulé, n'en a pas moins, dans tout ce que nous disons ici, son commentaire perpétuel.

 1. Dans la maison n'enfermeras
 Tes enfants seuls aucunement.

 2. Allumettes ne laisseras
 Traîner partout imprudemment.

 3. D'un bon grillage entoureras
 Foyer qu'approche ton enfant.

 4. Eau bouillante ne laisseras
 Dans son chemin un seul instant.

 5. Lampe à pétrole n'empliras
 Sans bien l'éteindre auparavant.

 6. Jamais ton feu n'aviveras
 Par ce pétrole follement.

 7. Ta citerne ne quitteras
 Sans la fermer soigneusement.

 8. Dans le cuivre ne laisseras
 Refroidir aucun aliment.

 9. Dans le zinc ne placeras
 Fruits au vinaigre inconsciemment.

10. Poisons toujours enfermeras
  Pour éviter triste accident.

CHAPITRE X

LE MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

La sphère d'activité de la femme, c'est le ménage. Elle rayonne au dehors, mais tout doit s'y rapporter. L'homme, au contraire, a pour département les affaires extérieures, le maniement des fonds, les fonctions civiles et militaires, les intérêts politiques et industriels, les poursuites de littérature et d'art, les questions de compétition, d'avancement, de succès, de gain, tout ce qui constitue la lutte pour la vie; et la maison est pour lui le lieu du calme et du repos. C'est une grande faute d'intervertir les rôles ou d'empiéter de l'un sur l'autre: les résultats en sont souvent funestes, et rien ne prête à rire davantage.

Le Jean-Jean ne vaut pas mieux que la virago; seulement il est plus ridicule. A une époque où la rudesse des mœurs faisait qu'on n'en venait guère aux gros mots sans en venir aux coups, la Coutume de Senlis (1375), entre autres, édictait contre de tels maris cette punition joyeuse:

«Les maris qui se laissent battre par leurs femmes seront contrains et condemnés à chevaucher sur un âne, le visaige par devers la queue du dit âne.»

«Il y a, dit La Bruyère, telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari, au point qu'il n'en est fait dans le monde aucune mention: vit-il encore, ne vit-il plus? On en doute. Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple d'un silence timide et d'une parfaite soumission. Il ne lui est dû ni douaire, ni conventions; mais à cela près, et qu'il n'accouche pas, il est la femme, et elle le mari... Monsieur paie le rôtisseur et le cuisinier, et c'est toujours chez madame qu'on a soupé.»

Tout le monde peut mettre, sous ce portrait, le nom de quelque personne de connaissance, car, pour n'être pas très communs, les ménages institués sur ce modèle se rencontrent un peu partout. On lit dans l'ouvrage anglais Pensées d'une femme sur les femmes: «J'entendais un jour une femme mariée dire avec beaucoup de complaisance et de satisfaction: «Oh! monsieur m'épargne toute la peine dans l'intérieur du ménage; il fait le menu du dîner, va chez le boucher choisir la viande, paie toutes les notes, tient les comptes de la semaine, et ne me demande jamais de faire quoi que ce soit.» A part moi, je pensais: «Ma chère, si j'étais vous, j'aurais grand'honte et de moi-même et de M. X***.»

Le fait est qu'il n'y a pas à tirer vanité d'un tel renversement de devoirs, qui n'est évidemment qu'un pur désordre.

D'autres s'y prennent plus habilement, parce qu'au lieu d'être simplement des paresseuses ou des frivoles, elles sont ambitieuses et prétendent exercer leur gouvernement sur ce qui les regarde le moins. Madame de Rémusat nous donne le signalement de cette espèce.

«Combien de femmes, dit-elle, toujours prêtes, aux yeux du public, à satisfaire les fantaisies frivoles, à exécuter les ordres de détail, usent l'autorité d'un mari sur une foule de minuties, pour ressaisir la liberté dans les occasions qui les intéressent, et acquièrent, par ce mélange habile de la complaisance et de la ruse, une indépendance très effective», et très dangereuse, ajoutons-le.

Le mari qui s'ingère dans les choses du ménage par esprit tatillon, ou par un sentiment jaloux et déplacé de son autorité, ne fait pas de meilleure besogne. «Il y a beaucoup d'hommes qui exercent ou prétendent exercer une surveillance minutieuse sur les dépenses du ménage: très certainement il vaudrait toujours mieux qu'une femme eût toute l'autorité domestique. Nous sommes faites pour les détails, nous avons le goût et l'intelligence des petites choses, et nous savons mieux que les hommes nous faire obéir des subalternes, tout en commandant avec plus de douceur[33]

Ce sont là des raisons; mais il y en a une autre, celle qu'exprime trivialement, mais énergiquement, le proverbe: «Chacun son métier, etc.» Que fera la femme, si vous lui prenez ses fonctions? Ne craignez-vous pas qu'elle n'occupe à des pensées ou à des œuvres qui ne sont point faites pour vous plaire, les loisirs que vous lui créez? Et vous-même, ou vous êtes un membre inutile de la société, n'ayant rien à faire parmi vos semblables, ou vous négligez, pour usurper des soins qui ne sont pas les vôtres, les travaux qui vous incombent, les intérêts que vous avez à sauvegarder.

De son côté, suivant la judicieuse remarque d'Horace Raisson, «la femme tire sa considération de celle dont elle sait entourer son époux; elle doit donc toujours paraître s'en rapporter à ses lumières, surtout en présence de témoins.»

J'ai eu souvent l'occasion d'observer, dans des familles étrangères, la réserve extrême dans laquelle la femme se tient en public vis-à-vis du mari. Jamais un mot de contradiction, d'objection, de doute. Elle n'a pas d'autre avis que le chef de famille; elle ne parle pas avant lui, et quand il a parlé, tout est dit. Nous sommes loin des discussions, du ton tranchant ou agressif, des interventions personnelles aigre-douces, volontaires ou mutines, de l'étalage bruyant d'importance et d'autorité dont tant de femmes, dans nos ménages français, se font comme un point d'honneur. Eh bien, je ne veux pas contester l'influence de la Française sur les décisions et particulièrement sur l'humeur de son mari; mais la vérité me force à dire que jamais un homme ne fera rien sans avoir sérieusement consulté dans l'intimité cette femme qui s'efface tellement en public. Elles ont l'une et l'autre la satisfaction qu'elles recherchent: la première a l'influence effective et profonde, le respect et l'estime de son mari; la seconde, dont on dit: «elle n'a pas froid aux yeux, cette petite femme-là», ou «elle n'a pas sa langue dans sa poche», ou «c'est elle qui le fait filer doux!» et autres phrases ironiquement admiratives, voit ce même mari, dont elle ferme si lestement la bouche devant la galerie, la dédaigner, parfois la malmener, dans le tête à tête, et ne faire, en somme, que ce qu'il veut.

Un journal littéraire anglais du siècle dernier, le Tattler, dit quelque part: «Le bon mari garde sa femme dans une saine ignorance de ce qu'elle n'a pas besoin de savoir.» Et plus loin: «Il ne sait pas grand'chose celui qui dit à sa femme tout ce qu'il sait.»

On aurait grand tort d'en conclure que l'homme doit avoir, en tant que mari et chef du ménage, des secrets pour sa femme. Mais, de même qu'il lui messiérait de demander à celle-ci les comptes minutieux de son administration intérieure et la chronique détaillée de ses rapports quotidiens avec les fournisseurs et la cuisinière, de même—et à bien plus forte raison, car les intérêts d'autrui y sont presque toujours engagés,—ne la tiendra-t-il pas au courant, par le menu, de ses conversations d'affaires, des travaux de son emploi, des faits et gestes de ses commis, des confidences des gens qui le consultent, des intrigues et des potins de ses collègues ou compétiteurs. Il risquerait fort, s'il le faisait, de troubler la paix d'esprit de sa femme en même temps que son propre jugement. Sans compter qu'en des cas nombreux il y a de l'indélicatesse, de la déshonnêteté et quelquefois du crime à révéler, même à la moitié de soi-même, ce qu'on a appris dans son bureau administratif ou dans son cabinet de consultation. Dans des cas semblables l'oreille gauche ne doit pas même entendre ce qui est dit à la droite, et le devoir strict est de se taire. Il n'est qu'un seul moyen de tenir ignoré ce qu'on ne veut pas qui soit su: c'est de ne le dire à personne, non pas même à soi, tout bas! Faut-il rappeler l'apologue de Midas?

Bien entendu, il y a, suivant les circonstances, la nature des affaires, le caractère et la portée d'esprit de la femme, des degrés, des tempéraments, des nuances, dont le mari est juge. Autant il est nécessaire de se taire sur ce qui regarde autrui, autant il est toujours doux et souvent utile de parler avec confiance et sincérité de ce qui ne regarde que soi. «Une épouse, dit avec un grand bon sens Madame de Rémusat, doit se complaire dans la conversation d'un mari occupé des affaires publiques. Elle peut avoir d'elle à lui un avis sur son opinion s'il est membre d'une assemblée, sur son livre s'il est écrivain, sur son vote s'il n'est que citoyen; elle doit entrer dans ses projets relativement aux progrès de la science, de l'art ou du métier qu'il exerce. Eclairée et sensible, dévouée et prudente à la fois, presque toujours la raison s'applaudira de l'avoir consultée, et l'amour lui rapportera une part du succès.»

A un autre point de vue, l'homme a, pour certaines choses laides de la vie, une science et une expérience forcément acquises au contact des autres hommes et dans l'entraînement de plaisirs et de liaisons irrégulières qui, dans notre étrange ordre social, sont pour les jeunes gens comme la préparation nécessaire, l'initiation obligatoire aux vertus de l'homme marié et à la pureté de la vie de famille. Il fera sagement de garder pour lui ses notions spéciales, et de conserver de son mieux à sa femme cette naïveté délicieuse, qui est l'ignorance du mal.

Elle en sera mieux gardée dans son intérieur, pendant que lui travaillera au dehors. La fermentation des idées fausses ou malsaines dans une tête de femme est plus redoutable pour sa vertu que les douces et sollicitantes paroles des séducteurs. Si son imagination est pure, si nulle curiosité maladive ne la met en éveil, le mari, présent ou absent, suffira, avec les devoirs et les soins de son ménage, féconds en saines joies, à occuper son esprit. Si les affaires l'appellent au loin, il pourra, comme le dit Horace Raisson, voyager sans crainte, car il saura que chez lui, là-bas, la femme qu'il a laissée au foyer, la mère de ses enfants, dimidium animæ suæ, attend chaque jour avec anxiété l'heure où passe le facteur.

«Qu'il est à plaindre, s'écrie William Cobbett, l'homme qui ne peut pas abandonner tout chez lui, et qui n'est pas bien sûr, bien certain que tout est aussi en sûreté que s'il le tenait dans sa main! Heureux le mari qui s'éloigne de sa maison et de sa famille avec aussi peu d'inquiétude que l'on quitte une auberge, et qui, à son retour, serait plus surpris d'avoir quelque reproche à faire, qu'il ne le serait si le soleil s'arrêtait tout à coup!...» Puis, parlant pour son compte, il ajoute: «J'ai goûté les plaisirs inexprimables du chez-soi et de la famille, et j'ai joui, en même temps, de la parfaite indépendance du célibataire; sans cette indépendance, je n'aurais jamais pu accomplir tant de travaux, car le plus petit souci domestique m'eût enlevé toute mon énergie.»

Telle est la force de la femme dans le monde. Non seulement elle crée et élève les hommes de l'avenir, mais elle complète et arme pour la lutte, en lui assurant la paix du foyer, son mari, l'homme du présent.

CHAPITRE XI

LA FÉE DU FOYER

«Milton, disait quelqu'un au grand poète anglais après son troisième mariage, votre femme a la fraîcheur d'une rose.»—«Il se peut, répondit le pauvre poète, mais je suis aveugle et je n'en sens que les épines.»

Ne recherchons pas si l'odorat manquait comme la vue à l'Homère des puritains. Il suffit de constater que sa femme n'était pas tout à fait une Xantippe et qu'en tant que mari, lui n'était rien moins qu'un Socrate.

L'auteur des Doutes sur différentes opinions reçues dans la société pose ces deux axiomes à double tranchant:

«Quelques femmes ne peuvent réussir à gouverner leurs maris; mais il n'y a pas un mari peut-être qui parvienne à gouverner sa femme...

»On voit un petit nombre de maris faire la félicité de leurs femmes; c'est un phénomène que de rencontrer une femme qui fasse le bonheur de son mari.»

Un moraliste d'une autre envergure, La Bruyère, avait dit déjà plus finement: «Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent leurs maris de se repentir, au moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.»

Voilà le ton sur lequel bon nombre d'hommes modérés, sensés, quelques-uns doués d'une grande acuité d'observation et d'une remarquable sagacité de jugement, parlent souvent des femmes. D'autres y ajoutent des plaisanteries au gros sel ou des ironies de pince-sans-rire, comme dans ces vers de Pope:

«Grande est la bénédiction d'avoir une femme prudente,
qui met un point d'arrêt aux luttes domestiques.
L'un de nous deux doit gouverner, et l'un obéir,
et puisque, chez l'homme, la raison a tout pouvoir,
laissons cet être frêle, la faible femme, faire ses volontés.
Les épouses, dans toute ma famille, ont gouverné
Leurs tendres maris et calmé leurs emportements.»

L'homme qui ne voit dans la femme que la rivale de son autorité et qui fait du foyer le théâtre d'une lutte mesquine et sotte, répétera ces railleries et y ajoutera, de toute la bonne foi de son cœur égoïste et de son esprit borné. D'autres les répéteront et y ajouteront aussi, tantôt par fanfaronnade, tantôt par un niais respect humain et parce qu'avec les loups il faut hurler, tantôt enfin pour le seul plaisir de railler, par amour du paradoxe ou de la satire, sans se croire eux-mêmes et sans se soucier qu'on les croie.

Nous qui nous tenons en dehors de ces catégories, qui n'avons d'autre préoccupation que la vérité et ne poursuivons d'autre but que le bonheur du couple humain, nous ne pouvons, tout en constatant des exceptions douloureuses, que sourire à tous ces discours amers ou comiques, et dire ce que nous savons et ce que nous voyons. Tâche aisée, lorsque tant d'autres, illustres par la pureté de leur vie et l'éclat de leur talent, l'ont vu et su avant nous, et que, pour le bien dire, nous n'avons qu'à reproduire leurs paroles.

Voici, par exemple, le portrait de la jeune femme telle que la concevait Fénelon. C'est M. Octave Gréard qui en a recueilli et rassemblé les traits[34] «fermes et précis, dans le cadre de gentilhommière provinciale où Fénelon la place.» Voyez-la «levée de bonne heure pour ne pas se laisser gagner par le goût de l'oisiveté et l'habitude de la mollesse; arrêtant l'emploi de sa journée et répartissant le travail entre ses domestiques sans familiarité ni hauteur; consacrant à ses enfants tout le temps nécessaire pour les bien connaître et leur persuader les bonnes maximes; ayant toujours un ouvrage en train, non de ceux qui servent simplement de contenance, mais de ceux qui occupent de façon à ne point se laisser saisir par le plaisir de jouer, de discourir sur les modes, de s'exercer à de petites gentillesses de conversation; s'intéressant à la culture de ses terres; ne dédaignant aucune compagnie, car les gens les moins éclairés peuvent fournir, pour peu qu'on sache les faire parler de ce qu'ils savent, un enseignement profitable; attentive à tout ce qui touche au bonheur du «nombreux peuple qui l'entoure»; fondant de petites écoles pour l'instruction des pauvres et présidant des assemblées de charité pour le soulagement des malades; menant au milieu de ces occupations solides et utiles une existence régulière et pleine, plus concentrée qu'étendue, mais non sans élévation morale et animant tout autour d'elle du même sentiment de vie.»

Dans une donnée plus moderne et moins sévère, madame de Girardin nous offre cette charmante esquisse[35]: «Tout est gracieux dans un jeune établissement, tout parle d'amour, chaque objet du ménage est un gage d'union. Cette joie du luxe n'est pas de l'orgueil, c'est le premier plaisir de la propriété, c'est la vie intime, c'est la famille, c'est quelquefois même l'amour; comme on l'aime, cette argenterie et ce beau linge damassé qui vous appartiennent en commun avec le jeune homme que vous appeliez hier monsieur, et qui vous nommait avec respect mademoiselle! Comme tous ces objets grossiers du ménage deviennent poétiques quand ils vous installent dans votre bonheur, quand ils viennent à chaque instant du jour vous prouver que vous êtes unis pour la vie, et que vous avez le droit de vous aimer!»

Nous n'attendrons pas qu'on nous dise que toutes les jeunes femmes ne sont pas châtelaines dans des gentilhommières et qu'il en est qui se marient sans argenterie ni linge damassé. Si le milieu est plus humble, les objets seront différents, mais les rapports entre ces objets, aussi bien que les idées qu'ils réveillent, resteront les mêmes. Le ménage de l'ouvrier est aussi riche en joies du cœur que le ménage de l'homme de finances, s'il ne l'est pas davantage. Et même lorsque la misère noire s'abat sur les déshérités et les parias, le dernier morceau de pain dur est moins amer à la bouche de l'homme qui le partage avec celle qu'il aime.

Mais laissons ces situations extrêmes. Si dignes d'intérêt qu'elles soient—et rien ne l'est davantage,—nous ne nous les sommes point proposées pour étude en ces pages qui s'adressent à la moyenne des conditions dans notre état social. Il nous suffit de noter en passant la puissance de la femme pour adoucir la vie de l'homme, même lorsqu'elle est le plus rude, pour l'attirer et le retenir au foyer, même lorsqu'il est éteint et froid.

Analysons, s'il se peut, ce charme souverain. D'où vient-il, et quels en sont les éléments!

«On dit d'ordinaire que la beauté, quelque enchanteresse qu'elle soit avant le mariage, devient une chose indifférente après. Pourtant si la beauté est de telle nature que, non seulement elle attire l'admiration, mais qu'elle contribue à donner à cette admiration la profondeur de l'amour, je ne suis pas de ceux qui pensent que ce qui charmait l'amant doit être, du jour au lendemain, perdu pour le mari.»

Ces paroles de Henry Taylor nous semblent fort sensées. Pour bien les comprendre, toutefois, il ne faut pas oublier que la beauté est chose essentiellement relative. Le sens esthétique peut être satisfait dans les conditions les plus diverses, quel que soit l'âge, quelle que soit même l'imperfection des traits ou des formes. Mais nier qu'il existe ou qu'il ait une influence considérable sur les sentiments, serait nier gratuitement l'évidence.

Il est permis de dire avec le prélat catholique[36]: «La beauté ne peut qu'être nuisible, à moins qu'elle ne serve à faire marier avantageusement une fille. Mais comment y servira-t-elle, si elle n'est soutenue par le mérite et par la vertu? Elle ne peut espérer d'épouser qu'un jeune fou, avec qui elle sera malheureuse, à moins que sa sagesse et sa modestie ne la fassent rechercher par des hommes d'un esprit réglé et sensibles aux qualités solides. Les personnes qui tirent toute leur gloire de leur beauté deviennent bientôt ridicules: elles arrivent, sans s'en apercevoir, à un certain âge où leur beauté se flétrit, et elles sont encore charmées d'elles-mêmes, quoique le monde, bien loin de l'être, en soit dégoûté. Enfin il est aussi déraisonnable de s'attacher uniquement à la beauté, que de vouloir mettre tout le mérite dans la force du corps, comme font les peuples barbares et sauvages.»

Sans doute; mais ni la force du corps, ni la beauté ne sont quantités négligeables. Et, à moins que l'on n'ait affaire aux coquettes, la beauté ne se flétrit point si vite et ne devient pas si dégoûtante que Fénelon semble le croire. En tout cas, et quoi qu'en puisse penser le monde, le mari et la femme vieillissent ensemble, mais leurs souvenirs restent jeunes, et, aussi longtemps qu'ils s'aiment, ils se voient avec leurs yeux de fiancés. Elle est, à notre sens, encore plus touchante qu'ironique, l'aimable création du chansonnier qui a pour refrain:

C'était en dix-huit cent,
Souvenez-vous-en...

Nombreux sont les couples qui, jusqu'au bout, se souviennent et vivent dans l'enchantement des premières heures, comme Monsieur et Madame Denis.

Le Code conjugal a donc raison lorsqu'il dit:

«Une femme a besoin des grâces pour conserver l'affection de son mari; elle doit, même chez elle, être toujours mise avec une certaine recherche. Le soin, l'élégance, ont un charme innocent et secret, dont un mari, autant, plus qu'un autre peut-être, ne peut méconnaître l'attrait et la puissance.»

Dans une conférence sur la vie de ménage dans l'antiquité, l'helléniste Egger disait, d'après Xénophon: «Le plus grand charme d'une femme sera toujours la fraîcheur même de la jeunesse et de la bonne santé; il s'entretiendra d'une manière simple et à peu de frais: que la maîtresse du logis se lève de bonne heure, qu'elle se mêle au travail de ses servantes, qu'elle mette la main à l'œuvre, elle se portera d'autant mieux et vieillira moins vite.»

Grâce, bonne santé, bonne humeur, sympathie, intelligence et amour du travail qui lui est propre, ne sont-ce pas là les éléments essentiels qui font de la femme la joie de l'homme, la protectrice et la directrice bienfaisante du foyer?

A ce sujet, une Anglaise, d'un grand bon sens qui n'exclut pas la finesse, fait quelques remarques qui méritent d'être rapportées.

«Une maîtresse de maison ne peut pas toujours avoir la parure des sourires, dit-elle fort justement. Il lui incombe parfois de trouver à reprendre, et il arrive à la faiblesse de la nature de ne pas s'en acquitter toujours avec toute la modération et toute la dignité convenables. Ne le faites donc jamais en présence de votre mari. Ne l'ennuyez pas du détail de vos griefs contre les domestiques et les fournisseurs, ni de vos méthodes d'administration intérieure. Mais surtout que rien de ce genre n'aigrisse ses repas, lorsqu'il vous arrive d'être en tête à tête à table. Dans son commerce avec le monde et dans ses affaires, il rencontrera souvent des choses qui ne peuvent manquer de blesser un esprit comme le sien, et qui peuvent quelquefois affecter son caractère. Mais lorsqu'il revient à la maison, qu'il y trouve tout serein et paisible, et que votre gaieté complaisante lui rende la bonne humeur et apaise toute inquiétude et tout ennui.

»Efforcez-vous d'entrer dans ses occupations, de prendre ses goûts, de profiter de ses connaissances; que rien de ce qui l'intéresse ne paraisse vous être indifférent. C'est ainsi que vous vous rendrez pour lui une compagne et une amie délicieuse, en qui il sera toujours sûr de trouver cette sympathie qui est le ciment principal de l'amitié. Mais si vous affectez de parler de ses occupations comme au-dessus de vos capacités ou étrangères à vos goûts, vous ne sauriez lui être agréable de ce côté, et vous n'aurez plus à compter que sur vos charmes personnels, dont, hélas! le temps et l'habitude diminuent chaque jour la valeur... Craignez, entre toutes choses, qu'il ne s'ennuie ou se fatigue en votre compagnie. Si vous pouvez l'amener à lire avec vous, à faire de la musique avec vous, à vous enseigner une langue ou une science, alors vous aurez de l'amusement pour chaque heure de loisir, et rien ne nous rend plus chers l'un à l'autre qu'une semblable communauté d'études. Les connaissances, les perfections que vous recevrez de lui seront doublement précieuses à ses yeux, et certainement vous ne les acquerrez jamais avec tant d'agrément que de ses lèvres... Avec un tel maître, vous sentirez votre intelligence s'élargir et votre goût se raffiner bien au delà de votre attente; et la douce récompense de ses louanges vous inspirera assez d'ardeur et d'application pour surmonter facilement tout défaut de dispositions naturelles que vous pourriez avoir.»

Conseils judicieux qui, s'ils étaient suivis, épargneraient, de part et d'autre, bien des déboires, et, disons le mot, bien des chutes! Ils ne s'adressent point à toutes, dira-t-on, non sans quelque vérité. Mais, encore une fois, les circonstances changent, et les applications d'un principe juste changent avec elles. C'est aux intéressés d'être assez de bonne volonté et de bonne foi pour en faire une raisonnable adaptation. D'ailleurs, à un point de vue général et, on peut le dire, qui ne souffre point d'exception, nous répéterons avec William Cobbett: «Je défie tout homme actif de pouvoir aimer une paresseuse plus d'un mois.» Un mois, deux mois, un an, plus ou moins, le temps, ici encore, ne fait rien à l'affaire, car il ne sera jamais bien long, et le résultat est toujours certain.

En effet, les femmes «n'ont-elles pas des devoirs à remplir, mais des devoirs qui sont les fondements de toute la vie humaine? Ne sont-ce pas les femmes qui ruinent ou qui soutiennent les maisons, qui règlent tout le détail des choses domestiques, et qui, par conséquent, décident de ce qui touche le plus près à tout le genre humain[37]

Ainsi parlait la vieille sagesse française: «La femme fait un mesnage ou deffait[38]

Ainsi disait Charron: «Vaquer et estudier à la mesnagerie, c'est la plus utile et honorable science et occupation de la femme, c'est sa maistresse qualité, et qu'on doit en mariage chercher principalement en moyenne fortune: c'est le seul doüaire, qui sert à ruyner, ou à sauver les maisons, mais elle est rare.»

Et il ajoutait,—ce qui est mélancolique: «Il y en a d'avaricieuses, mais de mesnagères peu.»

Nous croyons qu'il y en a plus que n'en voyait l'élève de Montaigne; que beaucoup même savent d'instinct toutes les règles que nous exposons et s'y conforment. Car enfin les bons ménages, les maisons prospères ne sont pas tellement rares; et puisque c'est la femme qui en est la clef de voûte et la cheville ouvrière, il faut bien que, le plus souvent, elle connaisse et remplisse son devoir.

Oui, on ne saurait trop le répéter, «dans toutes les positions de la vie, le bonheur et la prospérité du ménage reposent sur l'activité de la ménagère. Est-elle paresseuse, les domestiques sont paresseux, et ce qui est encore plus funeste, les enfants le seront aussi: on remettra au lendemain à exécuter les choses les plus pressantes, elles seront mal faites, et le plus souvent elles ne le seront pas du tout. Le dîner ne sera jamais prêt. Les courses, les visites ne seront pas faites à temps; et il en résultera des inconvénients de toute espèce. Il y aura toujours un arriéré effrayant de choses à moitié commencées, ce qui est, même chez les riches, un véritable fléau[39]

Le Code conjugal donne à ce propos un conseil précieux: Une épouse sage évite de se répandre trop dans le monde, et, par la trop fréquente exigence des petits devoirs de société, de contracter l'habitude du désœuvrement. C'est dans l'intérieur de sa maison que l'on trouve surtout un bonheur solide et réel. «En restant d'ailleurs plus constamment dans son intérieur, une femme habitue son mari à y rester près d'elle.»

Rien n'est à dédaigner dans les soins du ménage. La femme qui fait fi de certains détails comme trop grossiers et au-dessous d'elle, a l'esprit déplorablement faussé. Combien il avait un plus vif sentiment du beau et des réalités de la vie, l'ancien qui s'écriait:

«La belle chose à voir que des chaussures bien rangées de suite et selon leur espèce; la belle chose que des vêtements séparés selon leur usage; la belle chose que des vases de cuivre et des ustensiles de table; la belle chose enfin (dût en rire quelque écervelé, car un homme grave n'en rira pas) que de voir des marmites rangées avec intelligence et symétrie[40]

C'est ce qu'avait admirablement compris la femme supérieure par la beauté et par le talent, la grande artiste que fut Fanny Mendelssohn. Rien, fût-ce la musique, dit un de ses biographes, ne rompait le parfait équilibre de sa nature. Toutes les jouissances du cœur et de l'esprit se partageaient ses facultés, aucune ne les absorbait. «Fanny comprenait tout; elle s'enthousiasmait pour les grandes choses et s'intéressait aux petites; rien ne lui était étranger ou indifférent. Autant que les beautés de la nature et de l'art, elle sentait les charmes du foyer et la poésie de la vie domestique. L'artiste s'effaçait avec simplicité devant la mère de famille ou la ménagère. Elle ne manquait à aucun de ses devoirs, même les plus humbles. Dans une même journée elle dirigeait un orchestre chez elle

et faisait des confitures. Elle quittait son piano pour revoir un mémoire de menuisier, et donnait dans une lettre à sa sœur des détails de musique et des recettes de cuisine; tout cela sans fausse simplicité, car rien n'était plus étranger à cette nature essentiellement vraie que l'affectation et ce qu'on appelle la pose.»

Ne rions pas de ces recettes de cuisine. Rappelons-nous plutôt le plaisir que nous éprouvons tous devant une table élégante et bien servie, et la maussaderie que nous inspire un dîner tardif ou manqué. Quoi de plus naturel, d'ailleurs, que nous sachions gré à celle qui prend soin de nous assurer une jouissance, et que nous nous sentions mal disposés envers celle qui, s'étant chargée de ce soin, s'en acquitte mal ou ne s'en préoccupe pas?

«La bonne humeur, chez beaucoup de personnes, dépend de la bonne santé; la bonne santé de la bonne digestion; et la bonne digestion d'une nourriture saine, bien préparée, mangée en paix et avec plaisir. Les repas mal cuisinés, malpropres, sont une cause aussi forte de mauvaise humeur que maint ennui moral[41]


Michelet, disait avec plus de charme et de sympathie:

«Les femmes, quand elles veulent s'en donner la peine, s'entendent à merveille à administrer le régime, à le varier pour le meilleur entretien de la santé du corps et de l'âme. Elles seules savent encore donner à la table un air de fête. Avec quoi? Oh! bien peu de chose. Ce n'est souvent qu'un mets mieux présenté, une fleur sur la salade, un fruit richement coloré. Il n'en faut pas davantage pour réjouir les yeux et vous mettre en appétit.»

C'est pourtant de ces petites choses, de ces niaiseries, de ces riens, que le gros du bonheur est fait, et bon nombre d'hommes trouvent là leur idéal de félicité domestique. Aussi, sans retirer ce que nous avons dit ou rapporté à propos de la sympathie intellectuelle si désirable entre la femme et le mari, ne pouvons-nous pas ne pas souscrire à ce conseil d'Horace Raisson: «Une jeune femme fait sagement de ne se mêler que des affaires du ménage, et d'attendre que son mari lui confie les autres.»

Mais encore une fois, lorsque le mari cherchera dans sa femme, comme il le fera toujours pour peu qu'il espère l'y trouver, la confidente et le soutien de ses espérances et de ses efforts, que cet appel à ce qu'il y a d'élevé dans les facultés de son esprit et de son cœur ne lui fasse ni dédaigner ni négliger les fonctions de ménagère et de mère de famille qui, pour humbles qu'elles paraissent, sont en réalité au-dessus de tout. «Une des lettres si reposées que madame Roland écrivait du Clos (23 mars 1785), la montre dans toute l'activité de la vie de famille, s'occupant, au sortir du lit, de son enfant et de son mari, faisant lever l'un, préparant à déjeuner à tous deux, puis les laissant ensemble au cabinet, tandis qu'elle va elle-même donner son coup d'œil dans toute la maison, de la cave au grenier[42]

Et l'on sait si son mari avait des secrets pour celle-là.

Une autre, qui savait à quoi s'en tenir, a appelé la gloire le tombeau du bonheur, plus sincère peut-être en ce cri que ne l'était Lamartine lorsqu'il écrivait, toujours en parlant de la gloire, ces vers fameux:

Plus j'ai sondé ce mot plus je l'ai trouvé vide,
Et je l'ai rejeté comme une écorce aride
Que les lèvres pressent en vain.

Leur véritable gloire, aux femmes, un écrivain inconnu la déterminait au siècle dernier dans un opuscule que n'ouvrent plus que de rares curieux: «Par une prudence soumise, une habileté modeste, douce, adroite et sans art, elles excitent à la vertu, raniment les sentiments du bonheur et adoucissent tous les travaux de la vie humaine[43]

Naguère encore le grand poète du siècle, en peignant d'un trait héroïque les matrones de la cité romaine, traçait aux femmes modernes, surtout aux femmes de France, le programme de la gloire où elles doivent tendre:

Ce qui fit la beauté des Romaines antiques,
C'étaient leurs humbles toits, leurs vertus domestiques,
Leurs doigts que l'âpre laine avait faits noirs et durs,
Leurs courts sommeils, leur calme, Annibal près des murs
Et leurs maris debout sur la porte Colline.

Toujours et partout, suivant le mot de Bacon, les femmes, nos épouses, «sont nos maîtresses, durant la jeunesse, nos compagnes quand vient l'âge mûr, et nos nourrices dans la vieillesse.»

Il y a longtemps que l'Ecriture traçait en paroles éloquentes, en métaphores enflammées, le portrait de cette femme idéale, de cette fée du foyer, que sont à des degrés divers toutes les mères de famille dignes de ce nom. Le morceau se trouve partout et nous ne le transcrirons pas une fois de plus. Mais on prendrait peut-être plaisir à en lire la paraphrase faite en vers naïfs par une Poitevine du seizième siècle, Catherine Neveu, demoiselle des Roches. A tout hasard, en voici quelques fragments:

Fuyant le doux languïr du paresseux sommeil
Ell' se lève au matin, premier que le soleil
Monstre ses beaux rayons, et puis faict un ouvrage
Ou de laine ou de lin, pour servir son mesnage,
Tirant de son labeur un utile plaisir...
Ainsi la dame sage ordonne sa famille,
Afin que son mary et ses fils et sa fille,
Ses servants, ses sujects, puissent avoir tousjours
Le pain, le drap, l'argent, pour leur donner secours
Contre la faim, le froid et maintes autres peines
Qui tourmentent souvent les pensées humaines...
Chacun la recoignoist pour ses perfections,
Son mary est prisé en tous lieux de la ville
Pour estre possesseur de femme si gentille:
Elle a dessus sa langue un coulant fleuve d'or,
Et tient en son esprit un précieux trésor
De grâce et de vertus...[44]

«Qui trouvera la femme forte? demande l'évêque Landriot. La femme forte qui résiste aux chocs si nombreux de la vie, aux tristesses de familles, aux froissements d'intérieur, et à toutes ces peines intimes qui, semblables aux légions d'insectes en automne, assiègent continuellement le cœur de la femme; la femme forte qui préside avec une sagesse imperturbable aux travaux de sa maison, aux détails du ménage, aux soins des enfants, à la surveillance des domestiques et à l'ordonnance de cette multitude de petites affaires qui se succèdent dans la famille aussi rapidement que les nuages dans le ciel? Qui trouvera la femme forte, plus forte que le malheur, que les coups de la fortune, que les calomnies, que la malignité humaine; et qui, après le passage de toutes les vagues, demeure comme la colonne en mer pour éclairer et fortifier les pauvres naufragés!»

Heureux, inexpressiblement heureux celui qui n'a qu'à regarder à son côté pour répondre: La voilà!

C'est autant à l'un qu'à l'autre des deux époux qu'il appartient de faire qu'un tel bonheur ne soit pas rare.

CHAPITRE XII

LA GRANDE JOIE

Le mythe biblique de la formation de la femme tirée de l'homme, chair de sa chair, os de ses os et sang de son sang, a une profonde signification. L'homme sans la femme n'est pas complet, il lui manque quelque chose de lui-même, et ce n'est que par son union avec la femme que se constitue vraiment l'unité de l'être humain. C'est aussi par là que s'assure physiologiquement la perpétuité de la race; et, comme il arrive chaque fois que les conventions sociales sont d'accord avec la nature, le but social du mariage aussi bien que la suprême joie des époux, c'est l'enfant.

L'enfant, nous lui avons consacré, dans le cours de ces essais, bien des chapitres et même un volume tout entier[45]. Nous nous garderons de notre mieux de tomber dans des redites, n'ayant à le considérer ici que comme un facteur nouveau dans les éléments ordinaires et prévus de la vie à deux.

Un adage français du seizième siècle, souvent repris et commenté sous différentes formes, disait: «Enfans sont richesses de pauvres gens.» Et les commentateurs d'ajouter, pour ceux dont l'esprit est lent, qu'en effet les enfants des gens pauvres, et plus particulièrement des paysans, coûtent peu à nourrir, aident les parents dès leur bas âge, remplacent les valets de ferme, augmentent par leur travail les produits de l'exploitation, et sont ainsi source de richesses pour les pauvres.

Ce sont là raisonnements d'économistes. Nous en apprécions la valeur, mais nos préoccupations, pour le moment du moins, ne se portent pas de ce côté. A notre point de vue,—celui des mères,—les enfants sont richesses pour tous. Richesses de cœur, trésors d'affections, vivants réservoirs de tendresse, sanction définitive de l'union des époux, qui renouvelle et perpétue leurs premiers sentiments d'amour.

«Le mariage sans enfants, c'est le monde sans soleil», a dit Luther.

Un romancier contemporain, qui, sans doute, ne songeait guère au mot du fameux réformateur, fait dire à un de ses personnages:

«Le ménage sans enfants, quelle hérésie! C'est plus tard, devant le foyer vide, devant la glace des cendres froides, le tête à tête d'une vieille fille et d'un vieux garçon, deux vieux égoïstes, tout à leurs manies, à leurs rhumatismes, à leurs grincheries longuement aiguisées l'une contre l'autre comme deux lames de couteaux, tout au sentiment de leur inutilité dans la société, sans la douceur d'êtres à aimer, d'enfants, de petits-enfants, de toute cette vie neuve et fraîche, sortie de vous, coulée de votre sang, et vous rappelant votre enfance, votre jeunesse, adoucissant votre vieillesse de la caresse de ressouvenirs?... Ah! allez! Qu'est-ce qui peut rattacher à la vie, sans cela?...[46]

Il semble que les choses mêmes s'animent, s'illuminent à la présence de l'enfant. Lamartine a rendu cette impression subtile et vraie, ce sunt gaudia rerum, avec une émotion singulièrement communicative, quand il parle du temps

Où la maison vibrait comme un grand cœur de pierre
De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits,

et où

La vie apparaissait rose, à chaque fenêtre,
Dans les beaux traits d'enfants nichés dans la maison.

Un moraliste, qui s'est sérieusement occupé des questions qui touchent à la famille et que nous avons déjà cité, M. Armand Hayem, met sous nos yeux le contraste que présente la maison sans enfants à côté de la famille féconde[47].

«La stérilité, de quelque cause et de quelque part qu'elle vienne, en laissant une place vide dans le ménage, dénature le mariage et fait perdre souvent tout sens moral à la femme. La maternité est si bien faite pour elle, qu'avec la maternité, tout l'être féminin est emporté et anéanti. Il n'est point de mari, si aimé qu'il soit, qui puisse faire jaillir ce flot de tendresse inépuisable, de dévouement constant, d'amour qui tient aux entrailles; et il n'est point de femme qui puisse contenir longtemps ce flot dans son cœur sans le briser. Comprend-on tout ce qu'est l'enfant et tout ce qu'il peut sur la femme? Qu'est-ce que le lit nuptial sans le berceau? Une couchette d'amour! Mais le berceau? C'est la mère, c'est la famille!—On le croit vide et la femme y a déposé, dès le premier jour, son amour, son espérance: l'avenir!—Et si l'enfant ne vient pas, c'est tout cela qui meurt pour la femme et qu'elle ensevelit dans son âme.—Le pouvoir de l'enfant est immense.—Qui est-ce qui retient la femme au foyer? Qui est-ce qui y ramène le mari? Qui est-ce qui apaise toute querelle, fait taire toute colère, provoque tout pardon; rapproche, unit, enlace, entraîne?—Qui est-ce qui absorbe tout le cœur et tout le cerveau de la mère? Qui est-ce qui retient la femme près de céder au séducteur?—L'enfant!—il est l'âme du ménage, la vie de l'intérieur, l'attrait de l'homme, l'ange de la paix domestique, l'idole de la femme, la lumière de sa conscience, le plus sûr gardien de l'honneur conjugal.»

Dans les Instructions de M. Ferrand à son fils, le père, pour mettre le jeune homme en garde contre la passion du jeu et lui montrer comme elle dépouille sa victime de tout sentiment humain, rapporte une lugubre anecdote: «Un très gros joueur de Paris, dit-il, laissait en province, dans une petite terre, sa femme et trois enfans, pendant que tous les jours il diminuait ou risquait leur fortune. Sa femme, instruite des pertes énormes qu'il faisait, et n'espérant plus le ramener par ses exhortations, lui envoya une très belle tabatière, sur laquelle elle avait fait peindre ses trois enfans avec cette devise: Souvenez-vous d'eux. C'était lui rappeler une idée qui devait l'arrêter à tout moment. Mais la passion du jeu fut plus forte que l'amour paternel; et après avoir perdu tout son bien, la tabatière fut la dernière chose qu'il joua et perdit.»

Encore l'avait-il gardée pour suprême enjeu.

Hélas! de tout temps et en tout pays on a pu faire la remarque exprimée par le grand poète dramatique anglais en des termes dont Philarète Chasles a su rendre la poignante énergie:

«Le tissu des vices humains est mêlé de vertus, le tissu des vertus humaines est mêlé de crimes!»

Mais laissons de côté les éternelles victimes des passions, ceux qui, trop dénués de résistance, trop mous de volonté, tournoient sous leur souffle comme le sabot sous le fouet. Qu'on les plaigne ou qu'on en ait horreur, laissons flotter à la dérive ces épaves d'humanité. Il n'en est pas moins vrai que l'enfant est le couronnement de la famille, le lien le plus fort entre les époux et leur meilleure joie, à tous les degrés de l'échelle sociale. «Les devoirs de la maternité, écrit fort justement un journaliste[48], sont les meilleurs agents de la moralisation populaire. Les mioches font revenir le père au foyer. C'est à eux que pensent les parents, quand ils portent leurs économies à la caisse d'épargne.

»Par les beaux dimanches d'été, les ménages d'ouvriers reviennent de la banlieue. C'est à peu près leur seul plaisir. La femme tient dans ses bras un bébé endormi. L'homme porte, sur sa robuste épaule, un gros garçon aux joues roses, tout fier d'être si commodément perché. Il n'y a place, sur ces figures satisfaites, ni pour la haine, ni pour l'envie. «J'en marie le plus que je peux!» me disait l'un des maires les plus intelligents de Paris. Développez donc chez l'homme et chez la femme le sentiment de la famille. Celui qui aime ses enfants, qui gagne à peu près sa vie en mettant quelques sous de côté, est bien près du bonheur. Je sais des bébés qui ont mieux fait comprendre à leur père la véritable question sociale que tous nos beaux parleurs réunis.»

Eh! oui, comme le disait Horace Raisson, «qui aime tendrement ses enfants aime nécessairement sa femme», et il n'y a rien encore qui ressemble au bonheur comme l'amour.

C'est dans de telles conditions que l'on peut en toute sécurité conclure avec le même auteur: «Si le mariage a ses chagrins, ses inquiétudes, il est le seul état aussi où l'on puisse espérer de réunir les douceurs de l'amitié, les plaisirs des sens et ceux de la raison; où l'on jouisse enfin de toute la somme de bonheur que la nature humaine puisse thésauriser.».

«O Hymen! s'écriait le poète Southey, guérison de tous les maux, source de toutes les joies!

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