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La Vie en Famille: Comment Vivre à Deux?

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Of every woe the cure,
Of every joy the source!

Mais, pour lui comme pour nous, derrière le Dieu Hymen, venait toujours la déesse Lucine.

CHAPITRE XIII

LES HÉMISPHÈRES DE MAGDEBOURG

Rapprochées par l'amour, liées par la communauté des intérêts, les habitudes de la vie quotidienne, les douleurs et les joies éprouvées ensemble, encore plus que par les conventions et les lois, cimentées par la venue d'enfants qui sont comme la prolongation de leur être au delà de lui-même dans l'espace et dans le temps, les deux moitiés du groupe conjugal, mari et femme, sont désormais indissolublement unies. On peut les comparer à ces hémisphères de métal que la machine pneumatique soude tellement l'un à l'autre que toute force est impuissante à les séparer. S'il y pénètre un peu d'air, il est vrai, tout est détruit: la sphère, parfaite tout à l'heure, se fend et retombe en deux fragments qui gisent inertes sur le sol, lorsqu'ils ne s'y brisent pas. Mais pourquoi l'air, c'est-à-dire les dissentiments, les querelles, les outrages, la haine ou l'indifférence, pire que la haine, y pénétrerait-il, si ni l'un ni l'autre des époux ne donne la secousse qui ouvrira le robinet? Et pourquoi le feraient-ils lorsqu'ils ont une fois goûté l'ineffable joie de vivre deux en un, et de revivre en ses enfants?

Madame Necker qui, suivant le dire de M. O. Gréard, était, «aux yeux de tous les contemporains, l'expression de ce qu'à la fin du dix-huitième siècle l'esprit français offrait de plus honnête et de plus sain», a écrit des Réflexions sur le Divorce où elle expose les caractères qui doivent, à son sens, offrir les meilleurs ménages, les véritables hémisphères de Magdebourg conjugaux. Nous empruntons à l'auteur si fin et si autorisé de l'Éducation des Femmes par les Femmes[49], l'analyse qu'il donne de ce morceau. Elle pose en principe tout d'abord que les meilleurs ménages sont ceux qui «à l'origine sont formés par la conformité des goûts et par l'opposition des caractères»; mais elle n'admet pas que les caractères ne puissent arriver à se fondre. «Les Zurichois, raconte-t-elle agréablement, enferment dans une tour, sur leur lac, pendant quinze jours, absolument tête à tête, le mari et la femme qui demandent le divorce pour incompatibilité d'humeur. Ils n'ont qu'une seule chambre, qu'un seul lit de repos, qu'une seule chaise, qu'un seul couteau, etc., en sorte que, pour s'asseoir, pour se reposer, pour se coucher, pour manger, ils dépendent absolument de leur complaisance réciproque; il est rare qu'ils ne soient pas réconciliés avant les quinze jours.» Ce qu'elle préconise sous le couvert de cette espèce de légende, c'est le mutuel sacrifice qui forme, par l'habitude, le plus solide des attachements et engendre la réciprocité d'une affection inséparable; elle compare le premier attrait de la jeunesse au lien qui soutient deux plantes nouvellement rapprochées; bientôt, ayant pris racine l'une à côté de l'autre, les deux plantes ne vivent plus que de la même substance, et c'est de cette communauté de vie qu'elles tirent leur force et leur éclat.

»Dans les Avis d'un père à sa fille, le marquis de Halifax, inquiet de voir se multiplier les exemples de séparation conjugale, proposait d'instituer une cour de justice composée de femmes et chargée de prononcer souverainement entre elles sur les cas de désunion. Rousseau, par sa doctrine du libre choix en dehors du ménage, laissait l'épouse arbitre suprême de ses propres sentiments et l'autorisait à se faire honneur de ses écarts comme d'une vertu, sauf à lui inspirer ensuite un remords inutile. Madame Necker soumet simplement le mariage à la loi du devoir, en attachant à l'observation de cette loi les joies intimes qui sont, pour l'un et l'autre sexe, le prix du devoir fidèlement accompli.»

Comme madame Necker a raison! J'en appelle à tous ceux qui en ont fait l'expérience, quelque chemin qu'ils aient pris.

«Il est tres certain, dit le loyal gentilhomme de La Hoguette, qu'il est assez difficile d'avoir un même toit, un même foyer, une même table, un même lit, mêmes intérêts, mêmes enfans, et de vivre heureux sans avoir une même volonté. Toutes ces circonstances fournissent de moment en moment une nouvelle matière d'amour ou de haine, selon que les mariages sont bons ou mauvais. C'est pourquoi nous ne voyons point d'affection dont l'estrainte soit plus ferme que celle d'une bonne femme et d'un bon mari; parce qu'étant toujours ensemble ils se rendent à toute heure mille petits offices l'un à l'autre, qui sont autant de liens communs qui font de nouveaux nœuds en l'ame, dont l'un ne se relâche jamais que l'autre ne se resserre.»

Et de fait, «il arrive souvent que le meilleur ami d'un homme est sa femme.» Horace Raisson n'est pas le seul à l'avoir remarqué. C'est même ce qui devrait arriver toujours.

Madame de Rémusat l'indique avec non moins de noble fermeté que d'ingénieuse précision, lorsqu'elle écrit: «Une femme qui a su découvrir le secret des qualités ou des faiblesses de son mari, parviendra sans le blesser à l'avertir pour le bien de tous deux. Dans l'occasion, elle calmera son impétuosité ou pressera son indolence; s'il le faut, elle lui indiquera les vertus mêmes qui ne lui manquent qu'à cause d'elle; elle saura, par exemple, le préserver du repentir en consacrant d'avance, par un généreux consentement, le sacrifice d'une situation brillante dont la perte n'afflige souvent un mari que pour sa femme ou ses enfans. Un père, placé entre son devoir et le bien-être de sa famille, pourrait être tenté de transiger; sa conscience et sa tendresse doivent être en repos, si l'amour maternel a accepté son sacrifice.

»... Je ne sais pas de spectacle plus touchant, qui découvre mieux ce qu'il y a de beau dans le cœur humain, que celui d'un citoyen placé entre un sentiment patriotique et les intérêts d'une famille digne d'être chérie: prêt à braver le malheur ou le danger, il hésite toutefois, mais non à cause de lui... C'est alors que les paroles courageuses de sa compagne viendront terminer ses incertitudes. Ou le pouvoir de la vertu n'est qu'un rêve, ou dans un pareil moment elle donnera à deux êtres qui s'entendent des émotions si supérieures, si pénétrantes, qu'elle les placera dans une région où le malheur ne porte pas.»

Ces sentiments élevés, ces fiers mouvements de l'âme qui font, de la famille, la première assise des remparts de la patrie, et des deux époux, des héros, ne sauraient trop s'exalter à l'heure douteuse où nous sommes. L'égoïsme domestique ou familial—qu'importe le nom—plus pernicieux aux nations que l'égoïsme individuel, les avait naguère relégués trop loin au second plan. Si, comme nous le croyons, ce fut une cause de nos désastres, le châtiment a été sévère et suffira. Les hommes savent aujourd'hui partout en France, qu'on protège mieux sa femme et ses enfants en mourant pour eux qu'en tendant le front au joug de l'ennemi pour l'attendrir. Partout les femmes françaises sentent dans leurs entrailles de mère qu'il n'est pas de sacrifice, si douloureux soit-il, qui les trouve faibles lorsque le salut de la race est à ce prix.

Écoutez cette courte histoire, si simplement racontée par Stendhal.

«La plus jolie femme de Narbonne est une jeune Espagnole, à peine âgée de vingt ans, qui vit là fort retirée avec son mari, Espagnol aussi et officier en demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps, de donner un soufflet à un fat; le lendemain, sur le champ de bataille, le fat voit arriver la jeune Espagnole; nouveau déluge de propos affectés: «Mais, en vérité, c'est une horreur! Comment avez-vous pu dire cela à votre femme? Madame vient pour empêcher notre combat!—Je viens vous enterrer!» répond la jeune Espagnole.

»Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme!»

Heureuse et grande la femme qui peut tout entendre de son mari!


Un Allemand[50] a dit, avec un luxe de comparaisons un peu outré, j'en conviens, mais de nature à faire quelque impression, me semble-t-il, sur l'imagination vive et tendre des femmes: «Le mari et la femme doivent être comme deux flambeaux brûlant ensemble, qui jettent dans la maison une plus vive lumière, ou comme deux fleurs odorantes attachées dans le même bouquet, pour en augmenter le doux parfum, ou comme deux instruments bien accordés qui, en jouant ensemble, font une musique d'autant plus mélodieuse. Le mari et la femme, qu'est-ce, sinon deux sources qui se rencontrent et se mêlent, de façon à ne former qu'un même courant?»

Qu'on ne redoute pas, d'ailleurs, la monotonie que produit la répétition ou la persistance des sentiments, l'ennui, le dégoût qu'amène le cours du temps à travers une existence où les affections ne changent ni de nature ni d'objets. «Il y a des redites pour l'oreille et pour l'esprit; il n'y en a point pour le cœur.» Si l'ironique, le désabusé, le pessimiste Chamfort a dit cela, lui qui se plaisait surtout à sonder le cœur humain dans ses mauvais replis, c'est que la vérité l'y contraignait.

Vieilles amours et vieux tisons
Se rallument en toutes saisons.

déclare un dicton plein du bon sens de nos aïeux.

«Quand on répète, écrivait Jules Simon dans le Devoir, que l'amour est remplacé, à la fin, entre les époux, par une solide amitié, on veut dire seulement que les sens s'apaisent ou s'épuisent: car l'amour conjugal conserve tous les autres caractères de l'amour.»

Et il ajoutait ce que tout ce livre est destiné à affirmer et à prouver: «N'en médisons pas, ne le dédaignons pas. Il n'y a sans lui ni dignité ni bonheur au foyer domestique.»

Le poète[51] le sait bien lorsqu'il esquisse ce riant et touchant tableau:

Vois ces deux époux dont la tête tremble
Marcher côte à côte, heureux, sans parler,
A force de vivre à toute heure ensemble,
Vois, ils ont fini par se ressembler.
Descendons comme eux la pente insensible,
Laissons naître et fuir les brèves saisons.
En ne nous quittant que le moins possible,
Nous ne verrons pas que nous vieillissons.
C'est la récompense; on peut la prédire.
Les amants constants gardent, et très tard,
Sur leur lèvre pâle un jeune sourire,
Dans leurs yeux fanés un jeune regard.
Au fond du foyer, braise encor vivante,
Toujours la tendresse en eux brûle un peu.
L'habitude, honnête et bonne servante,
Ne laisse jamais s'éteindre le feu.
Leurs derniers printemps ont pour hirondelles
Les souvenirs chers de l'ancien bonheur.
Pour ne pas vieillir, soyons-nous fidèles,
Tendre et simple amie, ô cœur de mon cœur!

Nous ne troublerons pas, par des développements désormais inutiles, la délicieuse impression que laissent ces vers. Mais peut-être nous sera-t-il permis de répéter un mot charmant sorti du cœur même de notre douce France:

Vieil en amours, hyver en fleurs[52].

CHAPITRE XIV

HOME! SWEET HOME!

«Pour mon compte, dit J. Michelet dans son Journal, je ne comprends que deux femmes: celle qu'on peut associer à ses pensées, peut-être même à ses travaux; ou bien, la modeste ménagère qui, le jour, gouverne son petit royaume. Le soir, je la vois assise près de la table de travail. Elle file. A deux pas, le berceau, qu'elle endort au doux ronflement de son rouet.»

On a vu que ces deux femmes peuvent n'en faire qu'une, et c'est alors surtout que la joie et le calme de l'intérieur sont assurés.

Dans les classes où le travail de l'homme est insuffisant et doit être augmenté, pour entretenir la famille, des fruits du travail de la femme, on a remarqué que rien ne vaut le labeur fait à la maison, auprès des enfants, et, s'il se peut, de concert avec le mari. Malheureusement, les nécessités de notre état économique sont telles que femme et homme doivent souvent se quitter dès le matin, aller à des ateliers différents et ne se retrouver que le soir, harassés et moroses, devant un ménage en désordre et un âtre éteint. Les enfants se sont, pendant ce temps, gardés comme ils ont pu: tantôt la sœur aînée, fillette de sept à huit ans, veille sur ses petits frères; tantôt c'est une vieille du voisinage qui aurait grand'besoin d'une garde-malade pour elle-même: ou bien la mère, en courant au travail, s'arrête devant la crèche ou l'asile du quartier et y met les plus petits, et les plus grands vont à l'école lorsqu'ils ne s'arrêtent pas en chemin à recevoir l'éducation du ruisseau. La maison n'est plus qu'une tanière où l'on se réfugie le soir, et le lit conjugal qu'un grabat où s'étendent, dans la torpeur, les membres fatigués. L'homme prend son repas à la gargote, se chauffe et se surchauffe chez le distillateur, ne rentre plus qu'ivre et sans le sou, bat sa femme, bouscule ses enfants et cuve son eau-de-vie jusqu'au lendemain. Dix fois sur vingt la femme finit par en faire autant.

Ce lugubre tableau a été tracé bien des fois par des pinceaux plus vigoureux que le nôtre. Mais il était utile de le remettre sous les yeux de nos lecteurs, pour leur faire mieux comprendre le bienfait inappréciable qu'est pour le pauvre et le travailleur un intérieur propre et bien tenu.

«Je ne crois pas qu'on triomphe de l'alcoolisme par l'augmentation des droits sur l'alcool, dit Jules Simon. Ceux qui ont l'habitude de boire auront recours à des poisons plus grossiers et on n'aura fait qu'aggraver leur maladie. Ils s'adonnent presque tous à l'ivrognerie, parce que leurs maisons sont des taudis abominables auprès desquels les cellules des prisonniers sont des paradis. On ne videra les cabarets qu'en rendant la maison du pauvre habitable. Le vrai remède à la plupart des maux dont nous souffrons est la reconstitution de la vie de famille.»

Tout le monde y trouverait son compte, d'ailleurs, et la richesse publique en augmenterait. M. Armand Hayem met en pleine lumière cette vérité: «Comme la famille offre la première image du groupe social, dit-il, elle offre aussi celle du groupe industriel. La maison devient l'atelier le plus productif, celui où règne le plus grand ordre, où le travail se divise le plus naturellement, où tout est épargné, ménagé, recueilli: le temps, la force, la matière, l'excédent; où se réfugie et s'observe la morale simple et attrayante. Tous les économistes conviennent que la famille est la meilleure combinaison de travail et l'atelier qui fournit la plus grande somme de produits avec le moins de frais.»

Rabelais, le grand railleur qui, par une ironie plus amère que tout le reste, n'a pas voulu, dans son livre qui comprend tout, faire entrer l'amour, dit pourtant quelque part avec une sorte de gravité émue venant peut-être d'un retour sur lui-même: «Là où n'est femme, j'entends mère de famille et en mariage légitime, le malade est en grand estrif.» Hélas! le malade c'est l'homme, même quand il se porte bien. L'estrif, l'embarras, le danger, l'amertume de la vie ne saurait s'amoindrir ou s'adoucir pour lui tant qu'il est seul.

Au contraire, il y a une telle félicité dans la vie commune de l'homme et de la femme s'aimant, se soutenant et s'aidant à travers les plus rudes épreuves, que William Cobbett a pu écrire sans être taxé de paradoxe:

«Quand on a vu, comme moi, le pauvre laboureur rentrer à la nuit tombante par la petite porte de son jardin, les épaules chargées d'une provision de bois pour un ou deux jours, au moment où plusieurs jolies créatures, qui étaient depuis longtemps à guetter l'approche de leur père, se précipitent dans la chaumière pour annoncer la joyeuse nouvelle, et reviennent encore plus vite pour voler à sa rencontre, grimper sur ses genoux, ou se suspendre à ses vêtements; quand on a vu des scènes comme celle-ci, des scènes que j'ai souvent contemplées avec un sentiment de bonheur toujours nouveau, on se demande si une vie de privations n'est pas préférable à une vie d'aisance, et si des rapports constants et directs avec ses enfants, rapports que rien ne vient troubler, ne sont pas préférables à ceux en travers desquels viennent se placer précepteurs et domestiques, ce qui ne peut que produire une diminution d'affection.»

Les Anglais passent pour avoir réalisé l'idéal de la vie de famille, de la vie du home, comme ils disent. Le home n'aurait, à ce qu'on prétend, aucun équivalent dans les autres langues, particulièrement dans la nôtre. On oublie que ce terme est un mot allemand (heim); et, quand les Romains combattaient pro aris et focis, quand nous, Français, nous mettons au-dessus de tout l'honneur et la paix du foyer, il paraît qu'il reste encore dans le home de nos voisins britanniques quelque chose que ni les Romains, ni nous, n'avons jamais connu. J'ai beau chercher, je ne trouve pas ce que peut être ce quelque chose, si ce n'est la banalité. Le home anglais est, en effet, la plupart du temps, grand ouvert—non pas gratis—à l'étranger. Pour quelques shillings ou quelques livres sterling—suivant le genre de vie—par semaine, le premier venu y trouve le vivre et le couvert, board and lodging; de sorte qu'on a pu dire que, dans le Royaume-Uni, toute bonne ménagère se double d'une maîtresse d'hôtel.

Quoi qu'il en soit, la vie du foyer, l'existence à deux, reflétée et répercutée dans les enfants, a été de tout temps chantée avec enthousiasme par les poètes anglais. Écoutons-en quelques-uns, parmi les moins connus.

Doux est le sourire du foyer, dit Kable; le regard qu'on se renvoie,
quand les cœurs l'un de l'autre sont sûrs;
douces toutes les joies qui se pressent dans le nid du ménage,
séjour de toutes les pures affections.

Moins lyrique, Cotton écrit une strophe qui sent le polémiste:

Bien que les sots méprisent le doux pouvoir de l'Hymen
nous, qui rendons encore meilleures ses heures dorées,
nous savons, par une aimable expérience,
que le mariage, justement entendu,
donne à ceux qui sont tendres et bons
le paradis ici-bas.

Ford reprend:

les joies du mariage sont le ciel sur la terre,
le paradis de la vie,... le repos de l'âme,
le nerf de la concorde,...
l'éternité des plaisirs.

Voici une rafraîchissante scène d'intérieur tracée en cinq vers par J. S. Knowles:

... Oui, un monde de bien-être
gît dans ce seul mot—la femme! Après une journée de luttes,
revenir l'esprit excédé, à la maison, le soir,
et trouver le feu joyeux, le doux repas,
où, orné de joues et d'yeux brillants de bonheur,
l'amour s'assied et, de son sourire, éclaire toute la table!

Quoi de plus doux, et que rêver au-delà? Certes, on peut le répéter avec Moore:

C'est une félicité au-delà de tout ce qu'a raconté le poète,
lorsque deux êtres, enchaînés dans ce céleste lien,
le cœur jamais changeant, et le regard jamais refroidi,
s'aiment à travers toutes les épreuves, et s'aiment toujours jusqu'à la mort!
Une heure d'une passion si sainte vaut
des siècles entiers de joie vagabonde, où le cœur n'est pour rien;
et, oh! s'il est un état Elyséen sur terre,
c'est celui-là, c'est celui-là!

Rien d'étonnant à ce que les élus qui goûtent ce plein bonheur terrestre soient portés à s'y absorber, à s'y confiner, oubliant le monde qui les entoure. Sans doute, on n'a pas le droit de s'enfermer en égoïstes dans sa double félicité, et la vie à deux n'a de vertu que parce qu'elle constitue, nous l'avons déjà dit plus d'une fois, la véritable unité sociale. D'ailleurs, ce danger d'isolement est petit, car bien rares sont ceux qui peuvent se passer de leurs semblables, et qui sont en mesure de profiter des services sociaux sans être obligés, à leur tour, de rendre personnellement et directement, par un travail quelconque, au moins une partie de ce qu'ils en retirent. Ceux-là mêmes ne sont pas inutiles, et il ne faudrait pas trop rigoureusement condamner l'égoïsme de leur félicité. On l'a fait remarquer, non sans raison, «un homme vertueux, une femme estimable, plus unis encore par le bonheur dont ils jouissent que par leurs serments, se séparent volontiers de la société pour être entièrement l'un à l'autre, mais ils ne sont pas perdus pour elle: ils peuvent y servir d'exemple[53]

Il n'en est pas moins vrai que les devoirs multiples de la vie sociale s'accordent parfaitement avec les obligations et les joies de la vie à deux. Nous n'en voulons pour témoignage que ce que le comte Beugnot, dans ses Mémoires, raconte de madame Roland, une des femmes qui, comme on sait, jouèrent le plus grand rôle dans les affaires publiques de notre pays. «Personne ne définissait mieux qu'elle les devoirs d'épouse et de mère, et ne prouvait plus éloquemment qu'une femme rencontre le bonheur dans l'accomplissement de ces devoirs sacrés. Le tableau des jouissances domestiques prenait dans sa bouche une teinte ravissante et douce; les larmes s'échappaient de ses yeux lorsqu'elle parlait de sa fille et de son mari.»

Nous trouvons dans le Journal de J. Michelet une scène plus humble, mais non moins touchante, et dont la place est naturellement marquée ici. Il s'agit des concierges de la maison qu'il habitait alors, et il rapporte avec émotion ce dont il fut, un soir, le témoin invisible et discret.

«Le mari travaille tout le jour au dehors. Elle, garde la loge, surveille le va-et-vient des locataires, répond aux questions des survenants, soigne le ménage et l'enfant encore trop jeune pour aller à l'école. Ce soir-là donc, le mari me précédait de quelques pas. La nuit tombait. Il entre dans la loge éclairée par un beau feu de cheminée, et jette, avec sa casquette, ce mot bref: «Me voilà!» C'est tout son salut: ni mollesse, ni sensiblerie, et pourtant, que de choses tendres pour les siens, dans ces deux mots: «Me voilà!» Cela voulait dire: «Enfin, je vous retrouve, vous, et ma maison!» Cet homme, évidemment, a connu la tristesse des repas solitaires, ces repas,—j'en sais quelque chose,—où le miel même garderait une saveur amère. On sentait sa joie que ce temps fût passé pour ne plus revenir. L'enfant s'était emparé de ses genoux, et, de ses petites mains, caressait sa rude barbe. Elle, bien plus affinée que lui visiblement, était sa fête. Elle allait et venait de la cheminée à la table. Il y avait de la grâce dans ses moindres mouvements. Cette jolie scène d'intérieur m'a rappelé le vers d'Horace: Mulier pudica exstrua lignis vetustis focum sacrum sub adventum viri lassi

Ainsi rien n'égale le contentement de la vie à deux, lorsque les époux, par une étude qui leur doit être chère, par des sacrifices mutuels que l'amour rend faciles et doux, sont arrivés à élaguer les causes d'aigreur et de dissentiment, et se sont fondus l'un dans l'autre jusqu'à réaliser ce qu'il y a de profond dans ce mot, si souvent dit à la légère, être unis.

Un poète délicat a donné avec une grâce pénétrante l'impression de ce sentiment exquis dans un sonnet qui mérite de rester à côté de celui qui a seul fait jusqu'ici surnager le nom de Félix Arvers.

J'avais toujours rêvé le bonheur en ménage,
Comme un port où le cœur, trop longtemps agité,
Vient trouver, à la fin d'un long pèlerinage,
Un dernier jour de calme et de sérénité.
Une femme modeste, à peu près de mon âge,
Et deux petits enfants jouant à son côté;
Un cercle peu nombreux d'amis du voisinage,
Et de joyeux propos dans les beaux soirs d'été.
J'abandonnais l'amour à la jeunesse ardente;
Je voulais une amie, une âme confidente,
Où cacher mes chagrins, qu'elle seule aurait lus;
Le ciel m'a donné plus que je n'osais prétendre;
L'amitié, par le temps, a pris un nom plus tendre,
Et l'amour arriva qu'on ne l'attendait plus.

Le paradis terrestre, dit un proverbe arabe qui nous servira de conclusion, se trouve pour l'homme dans les livres de la sagesse, dans les œuvres de l'art, et dans le cœur de la femme.

La femme le trouvera, sans qu'aucune autre source de joies honnêtes lui soit fermée d'ailleurs, dans les œuvres de son ménage, dans l'amour de ses enfants et dans le cœur de son mari.

FIN


NOTES:

[1] Voir Doit-on se marier? Paris, Librairie illustrée; 1 vol. in-18.

[2] D'Allainval: L'Ecole des Maris. 1728.

[3] Doutes sur différentes opinions reçues dans la Société. Nlle éd. Londres et Paris, 1783, 2 vol. in-16.

[4] Encyclopédie des Proverbes.

[5] G. Toudouze, Le Train jaune.

[6] Doit-on se marier? p. 169 et suiv.—Comment élever nos enfants? p. 213 et suiv.—Que faire de nos filles? pp. 231 et suiv., 297, 308.

[7] H. Raisson: Code conjugal.

[8] Horace Raisson, Code Conjugal.

[9] Sir William Davenant.

[10] Doutes sur différentes opinions reçues dans la Société.

[11] Ph. Chasles, Caractères et Paysages; p. 67. Paris, 1883, in-8o.

[12] Historique: l'auteur a été témoin du fait dans un grand bal officiel de province.

[13] J. Michelet: Mon Journal.

[14] A Woman's Thoughts upon Women.

[15] Horace Raisson: Code Conjugal.

[16] Doutes sur différentes opinions reçues dans la Société.

[17] Horace Raisson: Code Conjugal.

[18] Le Train jaune.

[19] Horace Raisson, Code conjugal.

[20] H. Raisson.

[21] Santillane, dans le Gil Blas du 10 mars 1888.

[22] Macintosh.

[23] Landriot.

[24] Horace Raisson: Code conjugal.

[25] Sully-Prudhomme, Le Bonheur.

[26] Chap. IV, Miel et Fiel.

[27] Horace Raisson.

[28] Landriot: La Femme forte.

[29] Vicomte de Broc, La France pendant l'ancien régime.

[30] Voy. Doit-on se marier? ch. IV, V et XI.

[31] Ferrand.

[32] Horace Raisson.

[33] Madame de Rémusat.

[34] Oct. Gréard: L'Education des Femmes par les femmes; Fénelon.

[35] Lettres du vicomte de Launay.

[36] Fénelon, De l'Education des Filles.

[37] Fénelon.

[38] E. Meunier, Trésor des Sentences.

[39] William Cobbett.

[40] Xénophon, cité par Egger.

[41] A Woman's Thoughts upon Women.

[42] Oct. Gréard. L'Éducation des Femmes par les Femmes; Madame Roland.

[43] Bénoit Touzelli. Apologie des Femmes. Turin, 1798, in-8o.

[44] La Femme forte. Imitation de la même de Salomon, dédiée à la Royne mère du Roy (Les Œuvres de mesdames des Roches, de Poictiers, mére et fille.) Paris, Langelier, 1579.

[45] Comment élever nos enfants? Librairie illustrée, 1 vol. in-18.

[46] Gustave Toudouze.

[47] Arm. Hayem, Le mariage.

[48] Edmond Deschaumes, Estafette, 14 juin 1888.

[49] M. Octave Gréard.

[50] W. Secker.

[51] François Coppée.

[52] G. Meurier.

[53] L. C. d'Arc, Mes Loisirs.


TABLE

I. Deux moitiés font un entier 1
II. A la découverte 19
III. Les ennemis 31
IV. Miel et fiel 57
V. Sables mouvants 71
VI. Craquements et ruin 115
VII. Ce qui lie soutient 123
VIII. Aimer et croire 151
IX. Le nerf de la guerre 165
X. Le ministère des affaires étrangères 205
XI. La fée du foyer 217
XII. La grande joie 243
XIII. Les hémisphères de Magdebourg 253
XIV. Home! Sweet home! 265

ÉMILE COLIN.—IMPRIMERIE DE LAGNY.

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