La vie littéraire. Deuxième série
The Project Gutenberg eBook of La vie littéraire. Deuxième série
Title: La vie littéraire. Deuxième série
Author: Anatole France
Release date: September 22, 2006 [eBook #19344]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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ANATOLE FRANCE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
LA VIE LITTÉRAIRE
DEUXIÈME SÉRIE
PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3
PRÉFACE
Ce volume contient les articles que j'ai publiés dans le Temps depuis deux ans environ. Le public lettré a accueilli la première série de ces causeries avec une bienveillance qui m'honore et qui me touche. Je sais combien peu je la mérite. Mais on m'a beaucoup pardonné sans doute en faveur de ma sincérité. Il y a un moyen de séduction à la portée des plus humbles: c'est le naturel. On semble presque aimable dès qu'on est absolument vrai. C'est pour m'être donné tout entier que j'ai mérité des amis inconnus. La seule habileté dont je sois capable est de ne point essayer de cacher mes défauts. Elle m'a réussi comme elle eût réussi à tout autre.
On a bien vu, par exemple, qu'il m'arrivait parfois de me contredire. Il y a peu de temps, un excellent esprit, M. Georges Renard, a relevé quelques-unes de ces contradictions avec une indulgence d'autant plus exquise qu'elle feignait de se cacher. «M. Leconte de Lisle, avais-je dit un jour, doute de l'existence de l'univers, mais il ne doute pas de la bonté d'une rime.» Et M. Georges-Renard n'a pas eu de peine à montrer que cette contradiction, j'y tombais moi-même à tout moment, et qu'après avoir proclamé le doute philosophique je n'avais rien de plus pressé que de quitter la paix sublime du sage, la bienheureuse ataraxie, pour me jeter dans les régions de la joie et de la douleur, de l'amour et de la haine. Finalement il m'a pardonné et je crois qu'il a bien fait. Il faut permettre aux pauvres humains de ne pas toujours accorder leurs maximes avec leurs sentiments. Il faut même souffrir que chacun de nous possède à la fois deux ou trois philosophies; car, à moins d'avoir créé une doctrine, il n'y a aucune raison de croire qu'une seule est bonne; cette partialité n'est excusable que chez un inventeur. De même qu'une vaste contrée possède les climats les plus divers, il n'y a guère d'esprit étendu qui ne renferme de nombreuses contradictions. À dire vrai, les âmes exemptes de tout illogisme me font peur; ne pouvant m'imaginer qu'elles ne se trompent jamais, je crains qu'elles ne se trompent toujours, tandis qu'un esprit qui ne se pique pas de logique peut retrouver la vérité après l'avoir perdue. On me répondra sans doute, en faveur des logiciens, qu'il y a une vérité au bout de tout raisonnement comme un oeil ou une griffe au bout de la queue que Fourier a promise aux hommes pour le jour où ils seront en harmonie. Mais cet avantage restera aux esprits sinueux et flottants, qu'ils peuvent amuser autrui dans les erreurs qui les amusent eux-mêmes. Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage! Quand la route est fleurie, ne demandez pas où elle mène. Je vous donne ce conseil au mépris de la sagesse vulgaire, sous la dictée d'une sagesse supérieure. Toute fin est cachée à l'homme. J'ai demandé mon chemin à tous ceux qui, prêtres, savants, sorciers ou philosophes, prétendent savoir la géographie de l'Inconnu. Nul n'a pu m'indiquer exactement la bonne voie. C'est pourquoi la route que je préfère est celle dont les ormeaux s'élèvent plus touffus sous le ciel le plus riant. Le sentiment du beau me conduit. Qui donc est sûr d'avoir trouvé un meilleur guide?
Comme mes contradictions, on m'a passé mon innocente manie de faire à tout propos des contes avec mes souvenirs et mes impressions. Je crois que cette indulgence n'était pas mal inspirée. Un homme supérieur ne doit parler de lui-même qu'à propos des grandes choses auxquelles il a été mêlé. Autrement il semble disproportionné et, par là, déplaisant; à moins qu'il ne consente à se montrer semblable à nous: ce qui, à vrai-dire, n'est pas toujours impossible, car les grands hommes ont beaucoup de choses communes avec les autres hommes. Mais enfin le sacrifice est trop coûteux à certains génies. Combien les hommes ordinaires sont mieux venus à se raconter eux-mêmes et à se peindre! Leur portrait est celui de tous; chacun reconnaît dans les aventures de leur esprit ses propres aventures morales et philosophiques. De là l'intérêt qu'on prend à leurs confidences. Quand ils parlent d'eux-mêmes, c'est comme s'ils parlaient de tout le monde. La sympathie est le doux privilège de la médiocrité. Leurs aveux, quand nous les écoutons, nous semblent sortir de nous-mêmes. Leur examen de conscience est aussi profitable à nous qu'à eux. Leurs confessions forment un manuel de confession à l'usage de la communauté tout entière. Et ces sortes de manuels contribuent à l'amélioration de la personne morale, quand toutefois le péché y est représenté sans atténuations hypocrites et surtout sans ces grossissements horribles qui produisent le désespoir. Si j'ai, çà et là, un peu parlé de moi dans nos causeries, ces considérations me rassurent.
On ne trouvera pas plus dans ce volume que dans le précédent une étude approfondie de la jeune littérature. La faute en est sans doute à moi qui n'ai su comprendre ni la poésie symboliste ni la prose décadente.
On m'accordera peut-être aussi que la jeune école ne se laisse pas pénétrer aisément. Elle est mystique et c'est une fatalité du mysticisme de demeurer inintelligible à ceux qui ne mènent pas la vie du sanctuaire. Les symbolistes écrivent dans un état particulier des sens; et il faut, pour communier avec eux, se trouver dans une disposition analogue. Je le dis sans raillerie: leurs livres, comme ceux de Swedenborg ou ceux d'Allan Kardec, sont le produit d'une sorte d'extase. Ils voient ce que nous ne voyons pas. On a essayé d'une explication plus simple: ce sont des mystificateurs, a-t-on dit. Mais, quand on y réfléchit, on ne trouve jamais dans la fraude et l'imposture les raisons véritables d'un mouvement ou littéraire ou religieux, si petit qu'il soit. Non, ce ne sont pas des mystificateurs. Ce sont des extatiques. Deux ou trois d'entre eux sont tombés en crise et tout le cénacle a déliré; car rien n'est plus communicatif que certains états nerveux. Loin de mettre en doute les effets merveilleux de l'art nouveau, je les tiens pour aussi certains que les miracles qui s'opéraient sur la tombe du diacre Pâris. Je suis sûr que le jeune auteur du Traité du verbe parle très sérieusement quand il dit, assignant au son de chaque voyelle une sonorité correspondante: «A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu.» Devant une telle affirmation, il y a quelque frivolité d'esprit à sourire et à se moquer. Pourquoi ne pas admettre que si l'auteur du traité du verbe dit qu'A est noir et qu'O est bleu, c'est parce qu'il le sent, parce qu'il le voit, parce qu'en effet les sons, comme les corps, ont réellement pour lui des couleurs? On cessera d'en douter quand on saura que le cas n'est point unique, et que des physiologistes ont constaté chez un assez grand nombre de sujets une aptitude semblable à voir les sons. Cette sorte de névrose s'appelle l'audition colorée. J'en trouve la description scientifique dans un extrait du Progrès médical, cité par M. Maurice Spronck à la page 33 de ses Artistes littéraires: «L'audition colorée est un phénomène qui consiste en ce que deux sens différents sont simultanément mis en activité par une excitation produite par un seul de ces sens, ou, pour parler autrement, en ce que le son de la voix ou d'un instrument se traduit par une couleur caractéristique et constante pour la personne possédant cette propriété chromatique. Ainsi, certains individus peuvent donner une couleur verte, rouge, jaune etc., à tout bruit, à tout son qui vient frapper leurs oreilles.» (J. Baratoux, le Progrès médical, 10 décembre 1887 et nos suiv.) L'audition colorée détermine, dans les esprits doués pour l'art et la poésie, un nouveau sens esthétique, auquel répond la poétique de la jeune école.
L'avenir est au symbolisme si la névrose qui l'a produit se généralise. Malheureusement M. Ghil dit qu'O est bleu et M. Raimbault dit qu'O est rouge. Et ces malades exquis se disputent entre eux, sous le regard indulgent de M. Stéphane Mallarmé.
Je comprends que les adeptes de l'art nouveau aiment leur mal et même qu'ils s'en fassent gloire; et, s'ils méprisent quelque peu ceux dont les sens ne sont pas affinés par une si rare névrose, je ne m'en plaindrai pas. Il serait de mauvais goût de leur reprocher d'être des malades. J'aime mieux, me plaçant dans les plus hautes régions de la philosophie naturelle, dire avec M. Jules Soury: «Santé et maladie sont de vaines entités.» Apprenons, avec le gracieux Horatio du poète, qu'il y a plus de choses dans la nature que dans nos philosophies, si larges qu'elles soient, et gardons-nous de croire que le dédain soit le comble de la sagesse.
On ne trouvera pas non plus dans ce volume une vue d'ensemble sur la littérature contemporaine de notre pays. Il n'est pas facile de se faire une idée générale des choses au milieu desquelles on vit. On manque d'air et de recul. Et si l'on parvient à démêler ce qui s'achève, on distingue mal ce qui commence. C'est pour cela sans doute que les esprits les plus indulgents ont jugé volontiers leur temps avec sévérité. Les hommes sont enclins à croire que le monde finira avec eux et cette pensée, qu'ils expriment, non sans mélancolie, les console intérieurement de la fuite de leurs jours. Je me réjouis dans mon coeur d'être exempt d'une si pitoyable et si vaine illusion. Je ne crois pas que les formes du beau soient épuisées et j'en attends de nouvelles. Si je n'entonne pas tous les jours le cantique du vieillard Siméon, c'est sans doute que le don de prophétie n'est pas en moi!
J'ai toujours pensé, peut-être bien à tort, que personne ne fait des chefs-d'oeuvre, et que c'est là une tâche supérieure aux individus quels qu'ils soient, mais que les plus heureux d'entre les mortels produisent parfois des ouvrages qui peuvent devenir des chefs-d'oeuvre, avec l'aide du temps, qui est un galant homme, comme disait Mazarin. Ce qui me rassure, en dépit de l'Exposition universelle et des niaiseries dangereuses qu'elle a inspirées à la plupart de mes compatriotes, c'est qu'il y a encore en ce pays des hommes égaux et peut-être supérieurs, par une certaine faculté de comprendre, à tous les écrivains des siècles passés. Je n'imagine pas, par exemple, qu'on ait jamais pu être plus intelligent que M. Paul Bourget, ou M. Jules Lemaître. Je crois qu'il y a une certaine élégance à ne nommer ici que les plus jeunes.
Quant à la nature de ces causeries, je serais fort embarrassé de la définir. On m'a dit que ce n'était pas une nature critiquante et esthétisante. Je m'en doutais un peu. Autant que possible il ne faut rien faire à contre-coeur. Les conditions techniques dans lesquelles s'élaborent les romans et les poèmes ne m'intéressent, je l'avoue, que très médiocrement. Elles n'intéressent en somme que l'amour-propre des auteurs. Chacun d'eux croit posséder à l'exclusion des autres tous les secrets du métier. Mais ceux qui font les chefs-d'oeuvre ne savent pas ce qu'ils font; leur état de bienfaiteurs est plein d'innocence. On aura beau me dire que les critiques ne doivent pas être innocents. Je m'efforcerai de garder comme un don céleste l'impression de mystère que me causent les sublimités de la poésie et de l'art. Le beau rôle est parfois d'être dupe. La vie enseigne qu'on n'est jamais heureux qu'au prix de quelque ignorance. Je vais faire un aveu qui paraîtra peut-être singulier à la première page d'un recueil de causeries sur la littérature. Tous les livres en général et même les plus admirables me paraissent infiniment moins précieux par ce qu'ils contiennent que par ce qu'y met celui qui les lit. Les meilleurs, à mon sens, sont ceux qui donnent le plus à penser, et les choses les plus diverses.
La grande bonté des oeuvres des maîtres est d'inspirer de sages entretiens, des propos graves et familiers, des images flottantes comme des guirlandes rompues sans cesse et sans cesse renouées, de longues rêveries, une curiosité vague et légère qui s'attache à tout sans vouloir rien épuiser, le souvenir de ce qui fut cher, l'oubli des vils soins, et le retour ému sur soi-même. Quand nous les lisons, ces livres excellents, ces livres de vie, nous les faisons passer en nous. Il faut que le critique se pénètre bien de cette idée que tout livre a autant d'exemplaires différents qu'il a de lecteurs et qu'un poème, comme un paysage, se transforme dans tous les yeux qui le voient, dans toutes les âmes qui le conçoivent. Il y a quelques années, comme je passais la belle saison sous les sapins du Hohwald, j'étais émerveillé, pendant mes longues promenades, de rencontrer un banc à chaque point où l'ombre est plus douce, la vue plus étendue, la nature plus attachante. Ces bancs rustiques portaient des noms qui trahissaient le sentiment de ceux qui les avaient mis. L'un se nommait le Rendez-vous de l'amitié; l'autre le Repos de Sophie, un troisième le Rêve de Charlotte.
Ces bons Alsaciens qui avaient ainsi ménagé à leurs amis et aux passants les «repos» et les «rendez-vous» m'ont enseigné quelle sorte de bien peuvent faire ceux qui ont vécu aux pays de l'esprit et s'y sont longtemps promenés. Je résolus pour ma part d'aller posant des bancs rustiques dans les bois sacrés et près des fontaines des Muses. Cet emploi de sylvain modeste et pieux me convient à merveille. Il n'exige ni doctrine ni système et ne veut qu'un doux étonnement devant la beauté des choses. Que le savant du village, que l'arpenteur mesure la route et pose les bornes milliaires! pour moi, les soins bienveillants des «repos», des «rendez-vous» et des «rêves» m'occuperont assez. Accommodée à mes goûts et mesurée à mes forces, la tâche du critique est de mettre avec amour des bancs aux beaux endroits, et de dire, à l'exemple d'Anyté de Tégée:
«—Qui que tu sois, viens t'asseoir à l'ombre de ce beau laurier, afin d'y célébrer les dieux immortels!»
A. F.
LA VIE LITTÉRAIRE
M. ALEXANDRE DUMAS FILS
LE CHATIMENT D'IZA ET LE PARDON DE MARIE
Le roman fameux[1] dont un poète de talent, M. Dartois, vient de tirer un drame, date de plus de vingt ans. Quand il le publia, M. Alexandre Dumas, déjà célèbre, n'était pas encore, comme aujourd'hui, un moraliste redouté, un des directeurs spirituels de son siècle. Il n'avait pas encore annoncé l'Évangile du châtiment et révoqué le pardon de Madeleine. Il n'avait pas dit encore: «Tue-la!» C'est précisément dans l'Affaire Clémenceau qu'il exposa pour la première fois cette doctrine impitoyable. Il est vrai qu'il n'y parla point pour son propre compte et que ce livre est, comme le titre l'indique, le mémoire d'un accusé. Mais on devinait le philosophe sous le romancier, on voyait la thèse dans l'oeuvre d'art. L'Affaire Clémenceau contenait en germe l'Homme-Femme et la Femme de Claude. Ai-je besoin de rappeler qu'il s'agit, dans le roman, d'un enfant naturel, du fils d'une pauvre fille abandonnée, qui travaille pour vivre? Clémenceau n'a jamais connu son père. Il est encore tout petit quand, à la pension, ses camarades lui font honte de sa naissance. Il est beau, il est fort, il est intelligent et bon. Dès l'enfance, son génie se révèle: conduit par hasard dans un atelier de sculpteur, il reconnaît sa vocation. Il est destiné à pétrir la glaise; il est voué au tourment délicieux de fixer dans une matière durable les formes de la vie. Le travail le garde chaste. Mais jeune, ignorant et vigoureux, il est une proie dévolue à l'amour. Une nuit, dans un bal travesti, il rencontre une enfant, habillée en page et qui accompagne une abondante et magnifique Marie de Médicis, sa mère. Iza, cette enfant, est parfaitement belle. Mais ce n'est qu'une enfant. D'ailleurs elle n'a fait qu'apparaître comme un présage. Elle s'en est allée avec sa mère, la comtesse Dobronowska, une aventurière polonaise, chercher fortune en Russie. La comtesse, ne pouvant la marier, essaye de la vendre. Iza lui échappe et, soit amour, soit fantaisie, elle vient demander asile au sculpteur Clémenceau, qui est devenu célèbre en peu d'années. Il l'attendait. Il l'épouse, il l'aime. Il l'aime d'un amour à la fois idéal et esthétique. Il l'aime parce qu'elle est la forme parfaite et parce qu'elle est l'infini que nous rêvons tous, dans ce rêve d'une heure qui est la vie. Iza, nourrie par une mère infâme, est naturellement impudique, menteuse, ingrate et lascive. Pourtant elle aime Clémenceau, qui est robuste et beau. Mais elle le trahit, parce que trahir est sa fonction naturelle. Elle trompe l'homme qu'elle aime, pour des bijoux ou seulement pour le plaisir de tromper. Elle se donne à des gens célèbres qui fréquentent sa maison, et cela pour le plaisir d'avoir certaines idées, quand ces personnages sont réunis, le soir à la table dont elle fait gravement les honneurs avec son mari. Elle est comme les grands artistes qui ne se plaisent qu'aux difficultés: elle croise, complique, mêle ses mensonges; elle ose tout, si bien que son mari est bientôt le seul homme à Paris qui ignore sa conduite. Il est désabusé, par hasard. Il la chasse. Mais il l'aime encore. Comment s'en étonner? Ce n'est pas parce qu'elle est indigne qu'il l'aimerait moins.
[Note 1: Affaire Clémenceau, mémoire de l'accusé, 1 vol. in-18.
Calmann Lévy, édit.]
L'amour ne se donne pas comme un prix de vertu. L'indignité d'une femme ne tue jamais le sentiment qu'on a pour elle; au contraire, il le ranime parfois: l'auteur de la Visite de noces le sait bien. Ce malheureux Clémenceau s'enfuit jusqu'à Rome, où il se réfugie en plein idéal d'art. Il entame une copie du Moïse de Michel-Ange à même le bloc, avec une telle furie qu'on croirait qu'il veut lui-même se briser contre ce marbre qu'il taille. Il a voulu la fuir. Mais il l'attend, le misérable!
Il l'attend, les bras ouverts. Elle ne vient pas: elle reste à Paris, la maîtresse d'un prince royal en bonne fortune. Là, au milieu de son luxe, paisible, elle compose un dernier chef-d'oeuvre de perfidie: elle séduit le seul ami qui soit resté à son mari. Clémenceau l'apprend: c'en est trop; il accourt, il se précipite chez elle, il la revoit, il la trouve charmante, amoureuse, car elle l'aime toujours. Elle est belle, elle est irrésistible. Que fait-il? Il la possède une fois encore et il la tue.
Tel est le sujet, l'argument, comme on disait dans la vieille rhétorique. On sait qu'il est traité avec une habileté d'autant plus grande qu'elle se cache sous les apparences d'un naturel facile. Il est superflu aujourd'hui de louer dans ce livre la simplicité savante, l'éloquence sobre et passionnée. J'ai dit qu'il y avait dans l'Affaire Clémenceau une oeuvre d'art et une thèse morale. L'oeuvre d'art est de tout point admirable. Quant à la thèse, elle fait horreur, et toutes les forces de mon être me soulèvent à la fois contre elle.
Si Clémenceau disait: «J'ai tué cette femme parce que je l'aimais», nous penserions: «C'est, après tout, une raison.» La passion a tous les droits, parce qu'elle va au-devant de tous les châtiments. Elle n'est pas immorale, quelque mal qu'elle fasse, car elle porte en elle-même sa punition terrible. D'ailleurs, ceux qui aiment disent: Je la tuerai! mais ils ne tuent pas. Mais Clémenceau n'allègue pas seulement son amour, il invoque la justice. C'est ce qui me fâche. Je n'aime pas que ce mari violent, et qui devint un amant, prenne des airs de justicier. Je n'aime pas qu'il brandisse comme l'instrument auguste des vengeances publiques, le couteau «à manche jaspé, à garde de vermeil incrustée de grenats, à lame d'acier niellée d'or».
Il est penseur. Il est idéologue. Parfois il parle comme si, en vérité, il avait attenté à la vie d'un député opportuniste ou radical. Il y a en lui du Baffier et de l'Aubertin. Il a des idées générales, il a un système; il donne à son crime je ne sais quelles intentions humanitaires. Il est trop pur. Il m'est désagréable qu'on assassine par vertu. Sa défense est d'un meurtrier idéologue. Si j'étais juré, je ne l'acquitterais pas. À moins que les médecins légistes ne m'avertissent que je suis en présence d'un paralytique général, ce qui, à vrai dire, ne m'étonnerait guère. Il m'assure qu'il était honnête homme et bon fils. Je n'en veux pas disputer. Mais il donne à entendre qu'il était un grand artiste et faisait de très belles figures; et cela j'ai peine à le croire. Un grand artiste porte en soi l'instinct généreux de la vie. Il crée et ne détruit pas. C'est un ouvrage stupide que d'assassiner une femme. Les hommes capables d'une telle boucherie doivent être insupportables. En admettant qu'ils ne soient pas tout à fait des déments, ils doivent avoir bien peu de grâce dans l'esprit, bien peu de souplesse dans l'intelligence. J'imagine qu'ils restent lourds et durs au milieu même du bonheur, et que leur âme n'a pas ces nuances charmantes sans lesquelles l'amour même semble terne et monotone.
Le mémoire n'en dit rien, mais Iza dut passer avec cet homme des heures terriblement maussades. Avant de l'assassiner, il dut l'ennuyer. Il était honnête, sans doute; mais c'est un pauvre bagage en amour qu'une impitoyable honnêteté. Non, il n'avait pas l'âme belle. Dans les belles âmes, une divine indulgence se mêle à la passion la plus furieuse.
S'il est vrai qu'on ne trouve guère d'amour sans haine, il est vrai aussi qu'on ne voit guère de haine sans pitié. Ce malheureux avait le crâne étroit. C'était un fanatique; c'est-à-dire un homme de la pire espèce. Tous les fanatismes, même celui de la vertu, font horreur aux âmes riantes et largement ouvertes. Le mal vient uniquement de ce Clémenceau qui eut le tort d'épouser une femme qui n'était pas faite pour cela. Les Grecs le savaient bien, que toutes les femmes ne sont pas également propres à faire des épouses légitimes. Il ne pénétrait pas assez le mystère des appétits et des instincts. S'il avait soupçonné le moins du monde les obscurs travaux de la vie animale, il se serait dit, comme le bon médecin Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la nature. Il aurait murmuré dans le fond de son âme ce que l'aimable Sardanapale de Byron disait sur son bûcher à la jeune Myrrha: «Si ta chair se trouble, si tu crains de te jeter à travers ces flammes dans l'inconnu, adieu, va et sache bien que je ne t'en aimerai pas moins, mais qu'au contraire je t'en chérirai davantage pour avoir été docile à la nature.» Et il aurait pleuré, et son coeur se serait amolli, il n'aurait pas tué la pauvre Iza, que d'ailleurs il n'aurait pas préalablement épousée.
Certes, c'était une mauvaise fille. Elle avait des instincts pervers. Mais sommes-nous tout à fait responsables de nos instincts? L'éducation et l'hérédité ne pèsent-elles pas sur tous nos actes? Nous naissons incorrigibles, hélas! Nous naissons si vieux! Si Clémenceau avait songé que tous les éléments dont se composait le corps délicieux de cette pauvre enfant existaient et s'agitaient dans l'immoral univers de toute éternité, il n'aurait pas brisé cette délicate machine. Il aurait pardonné à cette âme obscure le crime de ses nerfs et de son sang. Écoutez ce que dit en vers la philosophie naturelle; elle dit:
Les choses de l'amour ont de profonds secrets.
L'instinct primordial de l'antique nature,
Qui mêlait les flancs nus dans le fond des forêts,
Trouble l'épouse encor sous sa riche ceinture;
Et, savante en pudeur, attentive à nos lois,
Elle garde le sang de l'Ève des grands bois.
Je sais, je sais tout ce qu'on doit à la morale. Dieu me garde de l'oublier! La société est fondée sur la famille, qui repose elle-même sur la foi des contrats domestiques. La vertu des femmes est une vertu d'État. Cela date des Romains. La victime héroïque de Sextus, la chaste Lucrèce, exerçait la pudeur comme une magistrature. Elle se tua pour l'exemple: Ne ulla deinde impudica Lucretiæ exemplo vivet. À ses yeux, le mariage était une sorte de fonction publique dont elle était investie. Voilà qui est bien. Ces Romains ont édifié le mariage comme les aqueducs et les égouts. Ils ont uni du même ciment la chair et les pierres. Ils ont construit pour l'éternité. Il n'y eut jamais au monde maçons et légistes pareils. Nous habitons encore la maison qu'ils ont bâtie. Elle est auguste et sainte. Cela est vrai; mais il est vrai aussi qu'il est écrit. «Tu ne tueras pas.» Il est vrai que la clémence est la plus intelligente des vertus et que la philosophie naturelle enseigne le pardon. D'ailleurs, quand il s'agit d'amour, pouvons-nous discerner notre cause? Qui de nous est assez pur pour jeter la première pierre? Il faut bien en revenir à l'Évangile. En matière de morale ce sont toujours les religions qui ont raison, parce qu'elles sont inspirées par le sentiment, et que c'est le sentiment qui nous égare le moins. Les religions n'uniraient point les hommes si elles s'adressaient à l'intelligence, car l'intelligence est superbe et se plaît aux disputes. Les cultes parlent aux sens; c'est pourquoi ils assemblent les fidèles: nous sentons tous à peu près de même et la piété est faite du commun sentiment.
Il est arrivé à chacun de nous d'assister, dans quelque église, tendue de noir, à d'illustres obsèques. L'élite de la société, des hommes honorés, quelques-uns célèbres, des femmes admirées et respectées, étaient rangés des deux côtés de la nef, au milieu de laquelle s'élevait le catafalque, entouré de cierges. Tout à coup le Dies iræ éclatait dans l'air épaissi par l'encens, et ces stances composées, dans quelque jardin sans ombre, par un doux disciple de saint François, se déroulaient sur nos têtes comme des menaces mêlées d'espérances. Je ne sais si vous avez été touché ainsi que moi jusqu'aux larmes de cette poésie empreinte de l'austère amour qui débordait de l'âme des premiers franciscains. Mais je puis vous dire que je n'ai jamais entendu la treizième strophe sans me sentir secoué d'un frisson religieux. Elle dit, cette strophe:
Qui Mariam absolvisti Et latronem exaudisti, Mihi quoque spem dedisti.
«Toi, qui as absous la pécheresse et pardonné au larron, à moi aussi tu as donné l'espérance.»
Le chantre qui lance ces paroles latines dans le vaisseau de l'église est ici la voix de l'assemblée entière. Tous les assistants, ces purs, ces grands, ces superbes, doivent répéter intérieurement «Toi, qui as absous la pécheresse et pardonné au larron, à moi aussi tu as donné l'espérance.» Voilà ce que veut l'Église, qui a condamné le vol et fait du mariage un sacrement. Elle humilie, dans sa sagesse, les vertus de ces heureux qu'on appelle les justes, et elle rappelle aux meilleurs d'entre nous que, loin de pouvoir s'ériger en juges, ils doivent eux-mêmes implorer leur pardon. Cette morale chrétienne me semble infiniment douce et infiniment sage. Elle ne prévaudra jamais tout à fait contre les violences de l'âme et l'orgueil de la chair; mais elle répandra parfois sur nos coeurs fatigués sa paix divine et elle nous enseignera à pardonner, avec toutes les autres offenses, les trahisons qui nous ont été faites par celles que nous avons trop aimées.
LES JOUETS D'ENFANTS
Je viens de lire, pour mon plaisir des contes d'enfants, la Comédie des jouets[2], que nous donne M. Camille Lemonnier. M. Camille Lemonnier a marqué sa place au premier rang des littérateurs belges. Il écrit des romans vrais dans une langue pleine de saveur. C'est un conteur naturel, qui plaît aux Parisiens comme aux Bruxellois. Je savais, par ses livres, qu'il adorait les choses de la vie, et que ses rêves d'artiste poursuivaient ardemment les formes infinies des êtres. Je découvre aujourd'hui qu'il s'amuse parfois avec des jouets d'enfants, et ce goût m'inspire pour lui de nouvelles sympathies. Je lui veux du bien, de ce qu'il interprète les joujoux en poète et de ce qu'il en possède le sens mystique. Il anime sans effort les pantins et les polichinelles. Il révèle la nature spirituelle de ce bonhomme Noël qui revient tous les ans, couvert de frimas, dans la boutique de l'épicier. Au souffle de sa pensée, la forêt, qui n'a que six arbres peints en vert, avec des copeaux pour feuillage, s'étend, la nuit, hors de la boîte de sapin et s'emplit d'ombre, de mystère et d'horreur. Voilà ce qui me plaît, voilà ce qui me touche. C'est que je professe, comme lui, le fétichisme des soldats de plomb, des arches de Noé et des bergeries de bois blanc. Songez-y, ce fétichisme est le dernier qui nous reste. L'humanité, quand elle se sentait jeune, donnait une âme à toutes choses. Cette foi charmante s'en est allée peu à peu, et voici que nos penseurs modernes ne devinent plus d'âmes dans l'univers désenchanté. Du moins nous avons gardé, M. Camille Lemonnier et moi, une créance profonde: nous croyons à l'âme des joujoux.
[Note 2: La Comédie des jouets, par M. Camille Lemonnier, 1 vol. in-8°]
Je ne crains pas, pour ma part, de formuler mon symbole. Je crois à l'âme immortelle de Polichinelle. Je crois à la majesté des marionnettes et des poupées.
Sans doute, il n'y a rien d'humain selon la chair dans ces petits personnages de bois ou de carton; mais il y a en eux du divin, si peu que ce soit. Ils ne vivent pas comme nous, pourtant ils vivent. Ils vivent de la vie des dieux immortels.
Si j'étais un savant, je m'efforcerais de constituer leur symbolique, comme Guigniaut tenta, après Creutzer, la symbolique des divinités de l'ancienne Grèce. Assurément, les poupées et les marionnettes sont de bien petits dieux, mais ce sont des dieux encore.
Aussi voyez: ils ressemblent aux menues idoles de l'antiquité. Ils ressemblent mieux encore aux figures grossières par lesquelles les sauvages essayent de montrer l'invisible. Et à quoi ressembleraient-ils, sinon à des idoles, puisqu'ils sont eux-mêmes des idoles? Leur fonction est absolument religieuse. Ils apportent aux petits enfants la seule vision du divin qui leur soit intelligible. Ils représentent toute la religion accessible à l'âge le plus tendre. Ils sont la cause de nos premiers rêves. Il inspirent nos premières craintes et nos premières espérances. Pierrot et Polichinelle contiennent autant d'anthropomorphisme divin qu'en peuvent concevoir des cerveaux à peine formés et déjà terriblement actifs. Ils sont l'Hermès et le Zeus de nos bébés. Et toute poupée est encore une Proserpine, une Cora pour nos petites filles. Je voudrais que ces paroles fussent prises dans leur sens le plus littéral. Les enfants naissent religieux, M. Hovelacque et son conseil municipal ne voient de dieu nulle part. Les enfants en voient partout. Ils font de la nature une interprétation religieuse et mystique. Je dirai même qu'ils ont plus de relations avec les dieux qu'avec les hommes, et cette proposition n'a rien d'étrange si l'on songe que, le divin étant l'inconnu, l'idée du divin est la première qui doive occuper la pensée naissante.
Les enfants sont religieux; ce n'est pas à dire qu'ils soient spiritualistes. Le spiritualisme est la suprême élégance de l'intelligence déjà sur le retour. C'est par le fétichisme que commença l'humanité. Les enfants la recommencent. Ils sont de profonds fétichistes. Mais qu'ai-je dit? Les petits enfants remontent plus haut que l'humanité même. Ils reproduisent non seulement les idées des hommes de l'âge de pierre, mais encore les idées des bêtes. Ce sont là aussi, croyez-le bien, des idées religieuses. Saint François d'Assise avait deviné, dans sa belle âme mystique, la piété des animaux. Il ne faut pas observer un chien bien longtemps pour reconnaître que son âme est pleine de terreurs sacrées. La foi du chien est, comme celle de l'enfant, un fétichisme prononcé. Il serait impossible d'ôter de l'esprit d'un caniche que la lune est divine.
Or, comme les enfants naissent religieux, ils ont le culte de leurs joujoux. C'est à leurs joujoux qu'ils demandent ce qu'on a toujours demandé aux dieux: la joie et l'oubli, la révélation des mystérieuses harmonies, le secret de l'être. Les jouets, comme les dieux, inspirent la terreur et l'amour. Les poupées, que les jeunes Grecques appelaient leurs Nymphes, ne sont-elles pas les vierges divines de la première enfance? Les diables qui sortent des boîtes ne représentent-ils pas, comme la Gorgone des Hellènes et comme le Belzébuth des chrétiens, l'alliance sympathique de la laideur sensible et du mal moral? Il est vrai que les enfants sont familiers avec leurs dieux; mais les hommes n'ont-ils donc jamais blasphémé le nom des leurs? Les enfants cassent leurs polichinelles. Mais quels symboles l'humanité n'a-t-elle pas brisés? L'enfant, comme l'homme, change sans cesse d'idéal. Ses dieux sont toujours imparfaits parce qu'ils procèdent nécessairement de lui.
J'irai plus loin. Je montrerai que ce caractère religieux, inhérent aux jouets, et surtout aux jouets anthropomorphes, est reconnu d'une manière implicite, non seulement par tous les enfants, mais encore par quelques adultes, en qui persiste la simplicité de l'enfance. Les personnes qui veulent bien me lire savent mon respect pour les choses sacrées. Je puis dire, sans crainte d'être soupçonné par elles d'une irrévérence inattendue, que des simulacres tout à fait puérils prennent place encore aujourd'hui dans certaines cérémonies de l'Église, et que parfois les âmes innocentes et pieuses associent naïvement de purs joujoux aux mystères du culte. Les boutiques de la rue Saint-Sulpice ne sont-elles pas pleines de poupées liturgiques? Et qu'est-ce que les crèches qu'on met dans les églises, pendant les joyeuses féeries de Noël, sinon de pieux jouets? Il n'y a pas huit jours, comme j'entrais dans une chapelle ouverte par les catholiques anglais dans le quartier de l'Étoile, je vis, au fond de l'abside, la scène de la Nativité, représentée par des figurines moulées et peintes. De douces femmes venaient s'agenouiller devant ces bonshommes. Elles reconnaissaient avec allégresse la grotte de Bethléem, la sainte Vierge, saint Joseph et le petit Jésus, ouvrant, de son berceau, les bras sur le monde. Prosternés aux pieds de l'Enfant-Dieu, les trois rois mages présentaient l'or, la myrrhe et l'encens. On distinguait Melchior à sa barbe blanche, Gaspar à son air de jeunesse, et le bon Balthazar à l'expression naïve de son visage noir comme la nuit. Celui-là souriait sous un énorme turban. O candeur du bon nègre! Impérissable douceur de l'oncle Tom! Tous pas plus grands que la main. Des bergers et des bergères, hauts comme le doigt, occupaient les abords de la grotte. Il y avait aussi des chameaux et des chameliers, un pont sur une rivière et des maisons, avec des vitres aux fenêtres, qu'on éclairait, le soir en y mettant des bougies. Cette scène répondait exactement aux besoins esthétiques d'une petite fille de six ans. Tout le temps que je restai dans l'église, j'entendis les sons d'une boîte à musique qui aidait à la contemplation.
Aussi les innocentes dames étaient-elles prises au coeur par une si gentille bergerie. Il fallait bien, pour donner de telles émotions, que ces images à demi comiques, à demi sacrées, eussent une âme, une petite âme de joujou. J'aurais mauvaise grâce à railler une naïveté dont j'avais ma part: ces bonnes âmes agenouillées et répandues devant des poupées m'ont paru charmantes. Et, si je dénonce les parties de fétichisme qui entrent dans le métal de leur orthodoxie, ce n'est pas pour déprécier un tel alliage. Je tiens de M. Pierre Lafitte, le généreux chef du positivisme, que le culte des fétiches avait du bon, et je ne crois pas, pour ma part, qu'il y ait de religion vraie sans un peu de fétichisme. Je vais plus loin: tout sentiment profond ramène à cette antique religion des hommes. Voyez les joueurs et les amoureux: il leur faut des fétiches.
Je viens de vous montrer le joujou dans le sanctuaire. Je ne serai pas embarrassé de vous le montrer encore au seuil du musée. Il appartient à la fois aux dieux invisibles et aux muses. Parce qu'il est religieux, le jouet est artiste. Je vous prie de tenir cette proposition pour démontrée. Les cultes et les arts procèdent d'une même inspiration. Du bambin qui range avec effort ses soldats de plomb sur une table, au vénérable M. Ravaisson groupant avec enthousiasme, dans son atelier du Louvre, la Vénus Victrix et l'Achille Borghèse, il n'y a qu'une nuance de sentiment. Le principe des deux actions est identiquement le même. Tout marmot qui combine ses jouets est déjà un esthète.
Il est bien vrai de dire que la poupée est l'ébauche de la statue. En face de certaines figurines de la nécropole de Myrrhina, le savant M. Edmond Pottier hésite, ne sachant s'il a devant lui une poupée ou une idole. Les poupées qu'aux jours de beauté, dans la sainte Hellas, les petites filles des héros pressaient contre leur coeur, ces poupées ont péri; elles étaient de cire et elles ont fondu au soleil. Elles n'ont pas survécu aux bras charmants qui, après les avoir portées, se sont ouverts pour l'amour ou crispés dans le désespoir, et puis qu'a glacés la mort. Je regrette ces poupées de cire: j'imagine que le génie grec avait donné la grâce à leur fragilité. Celles qui nous restent sont de terre cuite; ce sont de pauvres petites poupées, trouvées dans des tombeaux d'enfants. Leurs membres grêles sont articulés comme les bras et les jambes des pantins. C'est là encore un caractère qu'il faut considérer.
Si la poupée procède de la statuaire par sa plastique, elle doit à la souplesse de ses articulations d'autres propriétés précieuses. L'enfant lui communique des gestes et des attitudes, l'enfant la fait agir et il parle pour elle. Et voilà le théâtre créé! Qui donc a dit:—Des poupées et des chansons, c'est déjà presque tout Shakespeare?
GUSTAVE FLAUBERT[3]
[Note 3: À propos de sa Correspondance. In-18, Charpentier, éditeur]
C'était en 1873, un dimanche d'automne. J'allai le voir tout ému. Je me tenais le coeur en sonnant à la porte du petit appartement qu'il habitait alors rue Murillo. Il vint lui-même ouvrir. De ma vie je n'avais vu rien de semblable. Sa taille était haute, ses épaules larges; il était vaste, éclatant et sonore; il portait avec aisance une espèce de caban marron, vrai vêtement de pirate; des braies amples comme une jupe lui tombaient sur les talons. Chauve et chevelu, le front ridé, l'oeil clair, les joues rouges, la moustache incolore et pendante, il réalisait tout ce que nous lisons des vieux chefs scandinaves, dont le sang coulait dans ses veines, mais non point sans mélange.
Issu d'un Champenois et d'une Bas-Normande de vieille souche, Gustave Flaubert était bien un fils de la femme, l'enfant de sa mère. Il semblait tout Normand, non point Normand de terre, vassal de la couronne de France, fils paisible et dégénéré des compagnons de Rolf, bourgeois ou vilain, procureur ou laboureur, de génie avide et cauteleux, ne disant ni oui ni vere; mais bien Normand des mers, roi du combat, vieux Danois venu par la route des cygnes, n'ayant jamais dormi sous un toit de planches ni vidé près d'un foyer humain la corne pleine de bière, aimant le sang des prêtres et l'or enlevé aux églises, attachant son cheval dans les chapelles des palais, nageur et poète, ivre, furieux, magnanime, plein des dieux nébuleux du Nord et gardant jusque dans le pillage son inaltérable générosité.
Et son air ne mentait point. Il était cela, en rêve.
Il me tendit sa belle main de chef et d'artiste, me dit quelques bonnes paroles, et, dès lors, j'eus la douceur d'aimer l'homme que j'admirais. Gustave Flaubert était très bon. Il avait une prodigieuse capacité d'enthousiasme et de sympathie. C'est pourquoi il était toujours furieux. Il s'en allait en guerre à tout propos, ayant sans cesse une injure à venger. Il en était de lui comme de don Quichotte, qu'il estimait tant. Si don Quichotte avait moins aimé la justice et senti moins d'amour pour la beauté, moins de pitié pour la faiblesse, il n'eût point cassé la tête au muletier biscayen ni transpercé d'innocentes brebis. C'étaient tous deux de braves coeurs. Et tous deux ils firent le rêve de la vie avec une héroïque fierté qu'il est plus facile de railler que d'égaler. À peine étais-je depuis cinq minutes chez Flaubert que le petit salon, tendu de tapis d'Orient, ruisselait du sang de vingt mille bourgeois égorgés. En se promenant de long en large, le bon géant écrasait sous les talons les cervelles des conseillers municipaux de la ville de Rouen.
Il fouillait des deux mains les entrailles de M. Saint-Marc Girardin. Il clouait aux quatre murs les membres palpitants de M. Thiers, coupable, je crois, d'avoir fait mordre la poussière à des grenadiers dans un terrain détrempé par les pluies. Puis, passant de la fureur à l'enthousiasme, il se mit à réciter d'une voix ample, sourde et monotone, le début d'un drame inspiré d'Eschyle, les Érinnyes, que M. Leconte de Lisle venait de faire jouer à l'Odéon. Ces vers étaient fort beaux en effet, et Flaubert avait bien raison de les louer. Mais son admiration s'étendit aux acteurs; il parla avec une cordialité violente et terrible de madame Marie Laurent, qui tenait dans ce drame le rôle de Klytaimnestra. En parlant d'elle, il semblait caresser une bête monstrueuse. Quand ce fut le tour de l'acteur qui jouait Agamemnon, Flaubert éclata. Cet acteur était un confident de tragédie vieilli dans son modeste emploi, las, désabusé, perclus de rhumatismes; son jeu se ressentait grandement de ces misères physiques et morales. Il y avait des jours où le pauvre homme pouvait à peine se mouvoir sur la scène. Il avait épousé, vers le tard, une ouvreuse de théâtre; il comptait se reposer bientôt avec elle à la campagne, loin des planches et des petits bancs. Il se nommait Laute, je crois, était pacifique et demandait justement la paix promise sur la terre aux hommes de bonne volonté. Mais notre bon Flaubert ne l'entendait pas ainsi. Il exigeait que le bonhomme Laute fournît une nouvelle et royale carrière.
—Il est immense, s'écriait-il! C'est un chef barbare, un dynaste d'Argos, il est archaïque, préhistorique, légendaire, homérique, rapsodique, épique! Il a l'immobilité sacrée! Il ne bouge pas… C'est grand! c'est divin! Il est fait comme une statue de Dédale, habillée par des vierges. Avez-vous vu au Louvre un petit bas-relief de vieux style grec, tout asiatique, qui a été trouvé dans l'île de Samothrace et qui représente Agamemnon, Tathybios et Epeus avec leurs noms écrits à côté d'eux! Agamemnon s'y voit assis sur un trône en X, à pieds de chèvre. Il a la barbe pointue et les cheveux bouclés à la mode assyrienne. Tathybios aussi. Ce sont d'affreux bonshommes; ils ont l'air de poissons et semblent très anciens. On dirait que Laute est sorti de cette pierre-là. Il est superbe, nom de Dieu!
Ainsi Flaubert exhalait son ardeur. Toute la poésie d'Homère et d'Eschyle, il la voyait incarnée dans le bonhomme Laute, tout comme l'ingénieux hidalgo reconnaissait dans la personne d'un simple mouton le toujours intrépide Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies, ayant pour cuirasse une peau de serpent et pour écu une porte qu'on dit être celle qu'emporta Samson hors de la ville de Gaza. Je conviens qu'ils se trompaient tous deux; mais il ne faut pas être médiocre pour se tromper ainsi.
Vous ne verrez jamais les imbéciles tomber dans de telles illusions. Flaubert me parut regretter sincèrement de n'avoir pas vécu au temps d'Agamemnon et de la guerre de Troie. Après avoir dit un grand bien de cet âge héroïque, ainsi que généralement de toutes les époques barbares, il se répandit en invectives contre le temps présent. Il le trouvait banal. C'est là que sa philosophie me sembla en défaut. Car enfin toute époque est banale pour ceux qui y vivent; en quelque temps qu'on naisse, on ne peut échapper à l'impression de vulgarité qui se dégage des choses au milieu desquelles on s'attarde. Le train de la vie a toujours été fort monotone, et les hommes se sont de tout temps ennuyés les uns des autres. Les barbares, dont l'existence était plus simple que la nôtre, s'ennuyaient encore plus que nous. Ils tuaient et pillaient pour se distraire. Nous avons présentement des cercles, des dîners, des livres, des journaux et des théâtres qui nous amusent un peu. Nos passe-temps sont plus variés que les leurs. Flaubert semblait croire que les personnages antiques jouissaient eux-mêmes de l'impression d'étrangeté qu'ils nous donnent. C'est là une illusion un peu naïve, mais bien naturelle. Au fond, je crois que Flaubert n'était pas aussi malheureux qu'il en avait l'air. Du moins était-ce un pessimiste d'une espèce particulière; c'était un pessimiste plein d'enthousiasme pour une partie des choses humaines et naturelles. Shakespeare et l'Orient le jetaient dans l'extase. Loin de le plaindre, je le proclame heureux: il eut la bonne part des choses de ce monde, il sut admirer.
Je ne parle pas du bonheur qu'il éprouva à réaliser son idéal littéraire en écrivant de beaux livres, parce qu'il ne m'est pas permis de décider si la joie de la réussite égale, dans ce cas, les peines et les angoisses de l'effort. Ce serait une question de savoir lequel a goûté la plus pure satisfaction, ou de Flaubert quand il écrivit la dernière ligne de Madame Bovary, ou du marin dont parle M. de Maupassant quand il mit le dernier agrès à la goélette qu'il construisait patiemment dans une carafe. Pour ma part, je n'ai connu en ce monde que deux hommes heureux de leur oeuvre: l'un est un vieux colonel, auteur d'un catalogue de médailles; l'autre, un garçon de bureau, qui fit avec des bouchons un petit modèle de l'église de la Madeleine. On n'écrit pas des chefs-d'oeuvre pour son plaisir, mais sous le coup d'une inexorable fatalité. La malédiction d'Ève frappe Adam comme elle: l'homme aussi enfante dans la douleur. Mais, si produire est amer, admirer est doux, et cette douceur Flaubert l'a goûtée pleinement; il l'a bue à longs traits. Il admirait avec fureur, et son enthousiasme était plein de sanglots, de blasphèmes, de hurlements et de grincements de dents.
Je le retrouve, mon Flaubert, dans sa Correspondance, dont le premier volume vient de paraître, tel que je l'ai vu il y a quatorze ans dans le petit salon turc de la rue Murillo: rude et bon, enthousiaste et laborieux, théoricien médiocre, excellent ouvrier et grand honnête homme.
Toutes ces qualités-là ne font point un parfait amant et il ne faut pas trop s'étonner si les plus froides lettres de cette correspondance générale sont les lettres d'amour. Celles-là sont adressées à une poétesse qui avait déjà inspiré, dit-on, un long et ardent amour à un éloquent philosophe. Elle était belle, blonde et discoureuse. Flaubert, quand il fut choisi par cette muse, avait déjà, à vingt-trois ans, le goût du travail et l'horreur de la contrainte. Ajoutez à cela que cet homme fut de tout temps incapable du moindre mensonge, et vous jugerez de son embarras à bien correspondre. Pourtant il fit d'abord de belles lettres; il s'appliqua si bien qu'il atteignit au galimatias. Il écrivit le 26 août 1846:
J'ai fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans moi: d'un côté l'élément externe, que je désire varié, multicolore, harmonique, immense, et dont je n'accepte rien que le spectacle d'en jouir; de l'autre, l'élément interne, que je concentre afin de le rendre plus dense et dans lequel je laisse pénétrer, à pleines effluves, les purs rayons de l'esprit par la fenêtre ouverte de l'intelligence.
Ce tour-là ne lui était pas naturel. Il s'en lassa vite et rédigea ses billets dans un style plus clair, mais dur et même un peu brutal. Dans les moments de tendresse, qui sont rares, il parle à la bien-aimée, peu s'en faut, comme à un bon chien. Il lui dit: «Tes bons yeux, ton bon nez.» La muse s'était flattée d'inspirer des accents plus harmonieux.
Je note l'épître du 14 décembre comme un beau modèle de mauvaise grâce.
On m'a fait hier, y dit Flaubert, une petite opération à la joue à cause de mon abcès; j'ai la figure embobelinée de linge et passablement grotesque; comme si ce n'était pas assez de toutes les pourritures et de toutes les infections qui ont précédé notre naissance et qui nous reprendront à notre mort, nous ne sommes, pendant notre vie, que corruption et putréfaction successives, alternatives et envahissantes l'une sur l'autre. Aujourd'hui on perd une dent, demain un cheveu; une plaie s'ouvre, un abcès se forme, on vous met des vésicatoires, on vous pose des sétons. Qu'on ajoute à cela les cors aux pieds, les mauvaises odeurs naturelles, les sécrétions de toute espèce et de toute saveur, ça ne laisse pas que de faire un tableau fort excitant de la personne humaine. Dire qu'on aime tout ça! Encore qu'on s'aime soi-même et que moi, par exemple, j'ai l'aplomb de me regarder dans la glace sans éclater de rire. Est-ce que la vue seule d'une vieille paire de bottes n'a pas quelque chose de profondément triste et d'une mélancolie amère? Quand on pense à tous les pas qu'on a fait là dedans pour aller on ne sait plus où, à toutes les herbes qu'on a foulées, à toutes les boues qu'on a recueillies, le cuir crevé qui bâille a l'air de vous dire: «Après, imbécile, achètes-en d'autres, de vernies, de luisantes, de craquantes, elles en viendront là comme moi, comme toi un jour, quand tu auras sali beaucoup de tiges et sué dans beaucoup d'empeignes.»
On ne pouvait du moins l'accuser de dire des fadeurs. Il avoue plus loin qu'il a «la peau du coeur dure», et en effet il sent mal certaines délicatesses. Par contre, il a d'étranges candeurs. Il assure madame X*** de la quasi virginité de son âme. En vérité c'est bien l'aveu qui devait toucher un bas-bleu. Au reste, il n'a pas le moindre amour-propre et il confesse qu'il n'entend pas finesse en amour. Ce dont il faut le louer, c'est sa franchise. On veut qu'il promette d'aimer toujours. Et il ne promet jamais rien. Là encore il est un fort honnête homme.
La vérité est qu'il n'eut qu'une passion, la littérature. On pourra mettre sous sa statue, si l'on parvient à l'élever, ce vers qu'Auguste Barbier adressait à Michel-Ange:
L'art fut ton seul amour et prit ta vie entière.
À neuf ans, il écrivait (4 février 1831) à son petit ami Ernest
Chevalier:
Je ferai des romans que j'ai dans la tête, qui sont: la Belle
Andalouse, le Bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le
Curieux impertinent, le Mari prudent.
Dès lors, il avait découvert le secret de sa vocation. Il marcha tous les jours de sa vie dans la voie où il était appelé. Il travailla comme un boeuf. Sa patience, son courage, sa bonne foi, sa probité resteront à jamais exemplaires. C'est le plus consciencieux des écrivains. Sa correspondance témoigne de la sincérité, de la continuité de ses efforts. Il écrivait en 1847:
Plus je vais et plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples, et plus j'entrevois le vide de celles que j'avais jugées les meilleures. Heureusement que mon admiration des maîtres grandit à mesure, et, loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela avive au contraire l'indomptable fantaisie que j'ai d'écrire.
Il faut admirer, il faut vénérer cet homme de beaucoup de foi, qui dépouilla par un travail obstiné et par le zèle du beau ce que son esprit avait naturellement de lourd et de confus, qui sua lentement ses superbes livres et fit aux lettres le sacrifice méthodique de sa vie entière.
M. GUY DE MAUPASSANT
CRITIQUE ET ROMANCIER
M. Guy de Maupassant nous donne aujourd'hui, dans un même volume[4] trente pages d'esthétique et un roman nouveau. Je ne surprendrai personne en disant que le roman est d'une grande valeur. Quant à l'esthétique, elle est telle qu'on devait l'attendre d'un esprit pratique et résolu, enclin naturellement à trouver les choses de l'esprit plus simples qu'elles ne sont en réalité. On y découvre, avec de bonnes idées et les meilleurs instincts, une innocente tendance à prendre le relatif pour l'absolu. M. de Maupassant fait la théorie du roman comme les lions feraient celle du courage, s'ils savaient parler. Sa théorie, si je l'ai bien entendue, revient à ceci: il y a toute sorte de manières de faire de bons romans; mais il n'y a qu'une seule manière de les estimer. Celui qui crée est un homme libre, celui qui juge est un ilote.
[Note 4: Pierre et Jean, Ollendorf, éditeur.]
M. de Maupassant se montre également pénétré de la vérité de ces deux idées. Selon lui, il n'existe aucune règle pour produire une oeuvre originale, mais il existe des règles pour la juger. Et ces règles sont stables et nécessaires. «Le critique, dit-il, ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l'effort.» Le critique doit «rechercher tout ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits». Il doit n'avoir aucune «idée d'école»; il ne doit pas «se préoccuper des tendances», et pourtant il doit «comprendre, distinguer et expliquer toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires». Il doit… Mais que ne doit-il pas!… Je vous dis que c'est un esclave. Ce peut être un esclave patient et stoïque, comme Épictète, mais ce ne sera jamais un libre citoyen de la république des lettres. Encore ai-je grand tort de dire que, s'il est docile et bon, il s'élèvera jusqu'à la destinée de cet Épictète qui «vécut pauvre et infirme, et cher aux dieux immortels». Car ce sage gardait dans l'esclavage le plus cher des trésors, la liberté intérieure. Et c'est précisément ce que M. de Maupassant ravit aux critiques. Il leur enlève le «sentiment» même. Ils devront tout comprendre; mais il leur est absolument interdit de rien sentir. Ils ne connaîtront plus les troubles de la chair ni les émotions du coeur. Ils mèneront sans désirs une vie plus triste que la mort. L'idée du devoir est parfois effrayante. Elle nous trouble sans cesse par les difficultés, les obscurités et les contradictions qu'elle apporte avec elle. J'en ai fait l'expérience dans les conjonctures les plus diverses. Mais c'est en recevant les commandements de M. de Maupassant que je reconnais toute la rigueur de la loi morale.
Jamais le devoir ne m'apparut à la fois si difficile, si obscur et si contradictoire. En effet, quoi de plus malaisé que d'apprécier l'effort d'un écrivain sans considérer à quoi tend cet effort? Comment favoriser les idées neuves en tenant la balance égale entre les représentants de l'originalité et ceux de la tradition? Comment distinguer et ignorer à la fois les tendances des artistes? Et quelle tâche que de juger par la raison pure des ouvrages qui ne relèvent que du sentiment? C'est pourtant ce que veut de moi un maître que j'admire et que j'aime. Je sens que c'en est trop, en vérité, et qu'il ne faut pas tant exiger de l'humaine et critique nature. Je me sens accablé et dans le même temps—vous le dirai-je?—je me sens exalté. Oui, comme le chrétien à qui son Dieu commande les travaux de la charité, les oeuvres de la pénitence et l'immolation de tout l'être, je suis tenté de m'écrier: Pour qu'il me soit tant demandé, je suis donc quelque chose? La main qui m'humiliait me relève en même temps. Si j'en crois le maître et le docteur, les germes de la vérité sont déposés dans mon âme. Quand mon coeur sera plein de zèle et de simplicité, je discernerai le bien et le mal littéraires, et je serai le bon critique. Mais cet orgueil tombe aussitôt que soulevé. M. de Maupassant me flatte. Je connais mon irrémédiable infirmité et celle de mes confrères. Nous ne posséderons jamais, ni eux ni moi, pour étudier les oeuvres d'art, que le sentiment et la raison, c'est-à-dire les instruments les moins précis qui soient au monde. Aussi n'obtiendrons-nous jamais de résultats certains, et notre critique ne s'élèvera-t-elle jamais à la rigoureuse majesté de la science. Elle flottera toujours dans l'incertitude. Ses lois ne seront point fixes, ses jugements ne seront point irrévocables. Bien différente de la justice, elle fera peu de mal et peu de bien, si toutefois c'est faire peu de bien que d'amuser un moment les âmes délicates et curieuses.
Laissez la donc libre, puisqu'elle est innocente. Elle a quelque droit, ce semble, aux franchises que vous lui refusez si fièrement, quand vous les accordez avec une juste libéralité aux oeuvres dites, originales. N'est-elle point fille de l'imagination comme elles? N'est-elle pas, à sa manière, une oeuvre d'art? J'en parle avec un absolu désintéressement, étant, par nature, fort détaché des choses et disposé à me demander chaque soir, avec l'Ecclésiaste: «Quel fruit revient à l'homme de tout l'ouvrage?» D'ailleurs, je ne fais guère de critique à proprement parler. C'est là une raison pour demeurer équitable. Et peut-être en ai-je encore de meilleures.
Eh bien, sans me faire la moindre illusion, vous le voyez, sur la vérité absolue des opinions qu'elle exprime, je tiens la critique pour la marque la plus certaine par laquelle se distinguent les âges vraiment intellectuels; je la tiens pour le signe honorable d'une société docte, tolérante et polie. Je la tiens, pour un des plus nobles rameaux dont se décore, dans l'arrière-saison, l'arbre chenu des lettres.
Maintenant, M. Guy de Maupassant me permettra-t-il de dire, sans suivre les règles qu'il a posées, que son nouveau romans Pierre et Jean, est fort remarquable et décèle un bien vigoureux talent? Ce n'est pas un pur roman naturaliste. L'auteur le sait bien. Il a conscience de ce qu'il a fait. Cette fois—et ce n'est pas la première—il est parti d'une hypothèse. Il s'est dit: Si tel fait se produisait dans telle circonstance, qu'en adviendrait-il? Or, le fait qui sert de point de départ au roman de Pierre et Jean est si singulier ou du moins si exceptionnel, que l'observation est à peu près impuissante à en montrer les suites. Il faut pour les découvrir, recourir au raisonnement et procéder par déduction. C'est ce qu'a fait M. Guy de Maupassant, qui, comme le diable, est grand logicien. Voici ce qu'il a imaginé: Une bijoutière sentimentale de la rue Montmartre, femme d'un bonhomme de comptoir fort vulgaire, et qui avait de lui un petit garçon, la jolie madame Roland, ressentait jusqu'au malaise le vide de son existence. Un inconnu, un client, entré par hasard dans le magasin, se prit à l'aimer et le lui dit avec délicatesse. C'était un M. Maréchal, employé de l'État. Devinant une âme tendre et prudente comme la sienne, madame Roland aima et se donna. Elle eut bientôt un second enfant, un garçon encore, dont le bijoutier se crut le père, mais quelle savait bien être né sous une plus heureuse influence. Il y avait entre cette femme et son ami des affinités profondes. Leur liaison fut longue, douce et cachée. Elle ne se rompit que quand le commerçant, retiré des affaires, emmena au Havre sa femme, sur le retour, et ses enfants déjà grands. Là, madame Roland apaisée et tranquille vivait de ses souvenirs secrets, qui n'avaient rien d'amer, car, dit-on, l'amertume s'attache seulement aux fautes contre l'amour. À quarante-huit ans, elle pouvait se féliciter d'une liaison qui avait rendu sa vie charmante, sans rien coûter à son honneur de bourgeoise et de mère de famille. Mais voici que tout à coup on apprend que Maréchal est mort et qu'il a institué un des fils Roland, le second, son légataire universel.
Telle est la situation, j'allais dire l'hypothèse dont le conteur est parti. N'avais-je pas raison d'affirmer qu'elle est étrange? Maréchal avait témoigné, de son vivant, la même affection aux deux petits Roland. Sans doute, il ne pouvait, dans le fond de son coeur, les aimer tous deux également. Qu'il préférât son fils, rien de plus naturel. Mais il sentait que sa préférence ne pouvait paraître sans indiscrétion. Comment ne comprit-il pas que cette même préférence serait plus indiscrète encore si elle éclatait tout à coup par un acte posthume et solennel? Comment ne lui apparut-il pas qu'il ne pouvait favoriser le second de ces enfants sans exposer aux soupçons la réputation de leur mère? D'ailleurs, la délicatesse la plus naturelle ne lui inspirait-elle pas de traiter avec égalité les deux frères, par cette considération qu'ils étaient nés, l'un comme l'autre, de celle qui l'avait aimé?
N'importe! le testament de M. Maréchal est un fait. Ce fait n'est pas absolument invraisemblable; on peut, on doit l'accepter. Quelles seront les conséquences de ce fait? Le roman a été écrit, de la première ligne à la dernière, pour répondre à cette question. Le legs trop expressif de l'amant ne suggère aucune réflexion au vieux mari, qui est fort simple. Le bonhomme Roland n'a jamais rien compris ni pensé à quoi que ce fût monde, hors à la bijouterie et à la pêche à la ligne. Il a atteint du premier coup, et tout naturellement, la suprême sagesse. Au temps des amours, madame Roland qui n'était pas une créature artificieuse, pouvait le tromper sans même mentir. Elle n'a rien à craindre de ce côté. Jean, son plus jeune fils, trouve aussi fort naturel un legs dont il a le bénéfice. C'est un garçon tranquille et médiocre. D'ailleurs, quand on est préféré, on ne se tourmente guère à se demander pourquoi. Mais Pierre, l'aîné, accepte moins facilement une disposition qui le désavantage. Elle lui paraît pour le moins étrange. Sur le premier propos qu'on lui tient au dehors, il la juge équivoque. On nous l'a peint comme une âme assez honnête, mais dure, chagrine et jalouse. Il a surtout l'esprit malheureux. Quand les soupçons y sont entrés, plus de repos pour lui. Il les amasse en voulant les dissiper; il fait une véritable enquête. Il recueille les indices il réunit les preuves; il trouble, épouvante, accable sa malheureuse mère, qu'il adore. Dans le désespoir de sa piété trahie et de sa religion perdue, il n'épargne à cette mère aucun mépris, et il dénonce à son frère adultérin le secret qu'il a surpris et qu'il devait garder. Sa conduite est monstrueuse et cruelle; mais elle est dans la logique de sa nature. J'ai entendu dire «Puisqu'il a le tort impardonnable de juger sa mère, il devrait au moins l'excuser. Il sait ce que vaut le vieux Roland, et que c'est un imbécile.»—Oui, mais s'il n'avait pas l'habitude de mépriser son père, il ne se serait pas fait spontanément le juge de sa mère. D'ailleurs, il est jeune et il souffre. Ce sont là deux raisons pour qu'il soit sans pitié. Et le dénouement? demandez-vous.—Il n'y en a pas. Une telle situation ne peut être dénouée.
La vérité est que M. de Maupassant a traité ce sujet ingrat avec la sûreté d'un talent qui se possède pleinement. Force, souplesse, mesure, rien ne manque plus à ce conteur robuste et magistral. Il est vigoureux sans effort. Il est consommé dans son art. Je n'insiste pas. Mon affaire n'est point d'analyser les livres: j'ai assez fait quand j'ai suggéré quelque haute curiosité au lecteur bienveillant, mais je dois dire que M. de Maupassant mérite tous les éloges pour la manière dont il a dessiné la figure de la pauvre femme qui paye cruellement son bonheur si longtemps impuni. Il a marqué d'un trait rapide et sûr la grâce un peu vulgaire, mais non sans charmé de cette «âme tendre de caissière». Il a exprimé avec une finesse sans ironie le contraste d'un grand sentiment dans une petite existence. Quant à la langue de M. De Maupassant, je me contenterai de dire que c'est du vrai français, ne sachant donner une plus belle louange.
LE BONHEUR[5]
[Note 5: Le Bonheur, poème par Sully-Prudhomme. 1 vol. in-18, Lemerre, éditeur.]
«Il n'y a plus de Manichéens», disait Candide. Et Martin répondit: «Il y a moi.» On dit de même aujourd'hui qu'il n'y a plus de poètes pour faire de longs ouvrages, et M. Sully-Prudhomme répond en publiant un poème philosophique en douze chants sur le Bonheur.
Il faut admirer tout d'abord la fière étrangeté de l'entreprise. N'est-ce point, en effet, un effort admirable et singulier que de déduire en vers une ample suite de pensées, de forger en cadence une longue chaîne d'idées, dans un temps où la poésie, qui semble avoir renié définitivement les vieilles formes héroïques et didactiques, se complaît, depuis trois générations, dans l'ode et dans l'élégie, et se borne volontiers, chez les épiques, à des études ou fragments d'épopée? Le sonnet a retrouvé la faveur dont il jouissait aux heures où brillait la Pléiade. On estime qu'il n'offre pas à la pensée du poète un cadre trop étroit, et M. Sully-Prudhomme a lui-même composé un recueil de sonnets d'une beauté à la fois intellectuelle et sensible. Plusieurs de ces petits poèmes qui composent le recueil des Épreuves expriment dans le plus suave langage la pensée la plus profonde. Tels sont assurément les sonnets sur la Grande Ourse et sur les Danaïdes. Tel est le sonnet qui commence par cette strophe délicieuse:
S'il n'était rien de bleu que le ciel et la mer,
De blond que les épis, de rose que les roses,
S'il n'était de beauté qu'aux insensibles choses,
Le plaisir d'admirer ne serait point amer.
C'est surtout par ses petits poèmes, par ses stances et ses élégies, que M. Sully-Prudhomme est connu de beaucoup et chèrement aimé. Son premier poème de longue haleine, la Justice, ajouta à l'admiration qu'inspirait aux lettres un poète si sincère; sans accroître beaucoup la sympathie qui montait de toutes parts du fond des âmes élégantes et douces vers l'auteur des Solitudes. C'est pour ses élégies que M. Sully-Prudhomme avait été tout d'abord adoré et béni. Et quel amour et quelles bénédictions ne méritait-il pas pour nous avoir versé ce dictame, inconnu avant lui, cet exquis mélange dans lequel l'intelligence se fondait avec le sentiment pour nous rafraîchir le coeur et nous fortifier l'esprit? C'était un miracle qu'il y eût un poète à la fois si sensible et si intelligent. D'ordinaire, les miracles durent peu. Celui-ci cessa trop tôt. Le périlleux équilibre de deux facultés contraires qui nous avait émerveillés se rompit. Chez M. Sully-Prudhomme, l'intelligence l'emporta sur la sensibilité. Les facultés intellectuelles, si riches dans cette nature, se développèrent avec une puissance tyrannique. Au poète des Solitudes succéda le poète de la Justice. Aux impressions rapides et profondes, M. Sully-Prudhomme préféra les pensées pures, longuement enchaînées les unes aux autres. Il cessa d'être élégiaque et devint philosophe. Je suis loin de m'en réjouir. Mais je ne saurais l'en blâmer. Alors même qu'on préfère en secret les troubles délicieux de la première heure à la sérénité du soir, il faut taire de vains regrets et avouer de bon coeur que, si c'est fini de sourire et de pleurer, il sera bon, peut-être, de méditer, et qu'enfin la Polymnie accoudée a aussi des grâces irrésistibles.
Le poème du Bonheur est un poème philosophique. On y apprend les aventures extra-terrestres de Faustus et de Stella. Comme l'Eiros et la Charmion, comme le Monos et l'Una du visionnaire américain, Faustus et Stella forment un couple affranchi par la mort. Ils goûtent ensemble, loin de cette humble et misérable terre, la paix dans le désir et la joie dans l'immortalité. En les évoquant, le poète les a adjurés de nous dire l'ineffable. Et c'est là une adjuration redoutable. Faustus et sa douce Stella ne reviennent de l'inconnu, à la voix du poète, que pour nous faire entendre des paroles inouïes et nous apporter la révélation des secrets qui nous tiennent le plus au coeur. À vrai dire, cette obligation, tous les Faustus, toutes les Stella l'éluderont toujours. Le poète le savait. Il ne s'est pas fait illusion un seul instant sur l'autorité de ses personnages. Il ne se flatte pas que les discours de Faustus mettront fin à l'incertitude humaine. Si Faustus annonce ce qui est véritablement, dit-il lui-même dans sa préface, «si ce rêve confine à la réalité, les coeurs droits et hauts n'auraient pas à s'en plaindre, mais c'est au hasard surtout qu'ils en pourraient faire honneur». Hélas! il est donc vrai, l'aventure de Faustus et de Stella n'est qu'un beau rêve. Ce rêve, le voici:
Faustus et Stella, qui se sont aimés sur la terre sans pouvoir s'unir, se retrouvent, après leur mort, sur une nouvelle planète. Faustus y est accueilli par Stella, morte avant lui. Dans cette planète différente de la nôtre, le poète, comme on devait s'y attendre, ne nous montre rien qui ne soit terrestre. Il est impossible, en effet, de rien inventer. Toute notre imagination est faite de souvenirs.
Nous avons fabriqué le ciel même avec des matériaux pris sur la terre. Les myrtes des champs Élysées se trouvent dans nos jardins, et les harpes des anges sortent de chez nos luthiers. La planète innomée où nous ravit le poète est plus belle que la nôtre, et plus douce, mais elle ne contient rien que ne contienne la Terre.
Il faut louer du moins M. Sully-Prudhomme de n'avoir point, à l'exemple de Swedenborg, peuplé les mondes inconnus de visions incohérentes. Nous ne savons pas comment sont les planètes qu'éclairent Sirius et la Polaire. Nous ne le saurons jamais. Il faut nous contenter de savoir que le soleil lointain dont ils sont nés est composé de gaz qui nous sont connus. L'unité de composition des corps célestes est certaine. Il se pourrait bien que l'univers fût, en somme, assez monotone et qu'il ne méritât pas l'incontentable curiosité qu'il nous inspire.
Dans la planète habitée par Faustus et Stella, il y a des chevaux ailés. Il est vrai qu'il ne s'en trouve pas sur la Terre, mais il s'y trouve des ailes et des chevaux, sans quoi les Grecs n'eussent pas eu l'idée de Pégase. Un Pégase, un de ces chevaux de l'air, emporte les deux amants ressuscités à travers le monde nouveau qu'ils habitent et les dépose à l'entrée d'une antique forêt. Ils s'y enfoncent, et bientôt s'ouvre devant eux une vallée où des fleurs et des fruits de toute espèce charment le goût et l'odorat. Ces fleurs et ces fruits sont la seule nourriture des habitants de cette planète.
Nul être n'y subsiste au détriment d'autrui.
Le combat pour la vie y est inconnu. Le meurtre n'étant point la condition nécessaire de l'existence, les âmes y sont naturellement paisibles et bienveillantes. De même que la vie est établie sur notre terre de manière à engendrer constamment le crime et la douleur, l'existence n'a, dans la planète innomée, que de douces et clémentes nécessités. On n'y est pas méchant, puisqu'on n'y souffre pas et que la méchanceté est inconcevable sans la douleur; mais, pour la même raison, on ne saurait s'y montrer excellent. Car il est impossible d'imaginer des êtres possédant à la fois la bonté et la béatitude. La vertu suppose forcément la faculté du sacrifice; un être qui ne peut cesser d'être heureux est condamné à une perpétuelle médiocrité morale. Cela ne laisse pas d'être embarrassant. Quand on y songe, on ne sait que désirer et l'on n'ose rien souhaiter, pas même le bonheur universel.
Faustus et Stella rencontrent une troupe nombreuse de cavaliers de toutes les races, autrefois esclaves sur la terre, maintenant libres et jouissant avec ivresse de leur indépendance. Ils admirent en eux la beauté des divers types humains. Et ce n'est pas sans raison: la liberté embellit les forts qui l'embrassent, et cette vérité naturelle a servi de fondement aux préjugés aristocratiques, si fortement enracinés dans toutes les sociétés humaines. Je ferai seulement observer qu'il faut que Faustus et Stella aient encore présentes aux yeux les apparences de la terre, pour se représenter si vivement l'image de la liberté. Car la liberté ne saurait exister dans un monde où la servitude n'existe pas. La vision des deux amants n'est, à proprement parler, qu'un mirage. La planète des heureux ne peut porter en son sein fleuri la guerrière Liberté, la vierge aux bras sanglants. Celle-là ne se révèle que dans le combat: les planètes heureuses ne la connaissent pas. Plus j'y songe et plus je me persuade que les planètes heureuses ne connaissent rien.
Dans leur nouvel habitacle, Faustus et Stella sont charmés par les sons, les formes et les couleurs. Je n'aurais pas cru qu'étant immortels ils pussent goûter le plaisir de voir et d'entendre. Voir, entendre, sentir, n'est-ce pas user quelque chose de soi-même, n'est-ce pas déjà un peu mourir? Et qu'est-ce que vivre comme nous vivons sur la terre sinon mourir sans cesse et dépenser tous les jours une part de la quantité de vie qui est en nous? Mais la vision du poète est si pure et son art si subtil, que nous sommes transportés et ravis.
Stella révèle à Faustus la plus haute expression de la musique. Il goûte le charme de la voix dans une extase heureuse qui lui fait oublier sa vie passée. Stella qui jusqu'alors lui était apparue sous sa figure terrestre, revêt devant lui sa parfaite beauté. Ils échangent leur amour dans une communion sublime.
Voilà leur bonheur! Mais comment donc peuvent-ils le goûter, s'ils sont immortels? Nous avons l'amour sur la terre, mais c'est au prix de la mort. Si nous ne devions pas périr, l'amour serait quelque chose d'inconcevable. À peine Faustus a-t-il pressé Stella dans ses bras rajeunis qu'il devient distrait et songeur. Son bonheur a-t-il duré un jour ou des milliards de siècles? On ne sait, et lui-même il l'ignore. Un bonheur sans mélange ne saurait être mesuré. Celui même qui le possède ne le goûte ni ne l'éprouve. Quoi qu'il en soit, la curiosité, un moment assoupie par les délices de la vie paradisiaque, se réveille en Faustus. Il aspire à comprendre la nature dont il jouit. Il veut connaître. Immortel d'hier,
Une vague inquiétude,
Le souci de savoir, que nul front fier n'élude,
Le mal de l'inconnu l'avait déjà tenté.
À ce signe encore, je le reconnais pour un de nos frères. Il n'a pas dépouillé le vieil homme; il reste, par l'esprit, citoyen de la vieille petite planète où quelque scoliaste latin écrivit un jour cette maxime: «On se lasse de tout excepté de comprendre.»
Faustus évoque, dans son inquiétude, le lointain souvenir des connaissances humaines. D'abord, il se remémore les systèmes philosophiques de l'antiquité grecque; puis il passe en revue les alexandrins, les scolastiques. Enfin il affronte les modernes, Bacon, Descartes, Pascal, Spinoza, Leibnitz, Locke, Berkeley, Hobbes, Hume, Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer, Comte… Celui-ci l'arrête, lui interdit les spéculations métaphysiques et lui impose une vue générale du savoir humain. Mais cette philosophie ne le conduit pas à la connaissance de l'origine et de la fin des choses: la résignation qu'elle impose à sa curiosité inassouvie ne lui répugne pas moins que la témérité des conceptions métaphysiques. Faustus, désespérant de trouver la vérité dans l'enseignement des penseurs terrestres, renonce à leur secours décevant.
Il a, dès lors, épuisé les joies du sentiment et celles de l'intelligence. Or, pendant qu'il goûtait son insensible félicité, le choeur des plaintes humaines, sans cesse grossissant depuis les âges les plus reculés, montait de la terre au ciel. Il atteint enfin la planète habitée par Stella. Faustus entend ces plaintes, les reconnaît et sent se réveiller en lui la conscience et la sympathie fraternelles.
Oh! quelle gémissante éloquence enfle la voix de la Terre!
Lamentable océan de douleurs, dont la houle
Se soulève en hurlant, s'affaisse et se déroule,
Et marche en avant sans repos!
N'est-il donc pas encore apparu sur ta route
Un monde fraternel où quelque ami t'écoute:
N'auras-tu nulle part d'échos?
Faustus, à cette voix, se promet de redescendre sur la terre pour apporter aux hommes le secours de sa science; Stella le suivra et partagera son sacrifice. La mort obéissante viendra les reprendre.
Que l'homme est peu fait pour l'immortalité! Faustus et Stella semblaient la respirer comme un fluide étouffant. Leur mort a la douceur joyeuse d'une renaissance. On sent qu'elle rendra les amants à leur véritable destinée. Le poète a trouvé, pour la chanter, des accents exquis et rares, je ne sais quoi de fin, de délié, de subtil (il faut revenir à ce mot). Il a extrait la quintessence de sa poésie:
La tombe est toute faite et, pour l'heure fatale,
L'aube leur a tissé des suaires d'opale.
Ils regagnent leur couche et se livrent tous deux
En silence, à l'asile aujourd'hui hasardeux
Que leur ouvre ce lit, odorante corbeille,
Où depuis si longtemps leurs bonheurs de la veille
Au fidèle matin renaissaient rafraîchis.
Étendus sans bouger, droits, les bras seuls fléchis
Pour rapprocher leurs mains et les unir, il semble
Que le trépas déjà les ait glacés ensemble.
Ils n'ont pas vu la mort achever leur repos:
Leurs yeux, à leur insu, par degrés se sont clos;
Leurs fronts n'ont plus pensé, décolorés à peine,
Et tout bas, ralentie, a cessé leur haleine.
…………………………………………….
Quand le soleil du monde abandonné par eux
Embrassa tout à coup l'horizon vaporeux,
Une abeille rôdeuse, explorant les prairies
Sur un amas foulé de mille fleurs meurtries
S'arrêta pour y faire un butin pour son miel,
Comme avec la douleur se fait la joie au ciel.
La Mort les a emportés inertes vers la terre. Au moment de toucher l'antique planète d'où montait un si grand cri de douleur, Faustus et Stella, ranimés, reconnaissent leur première patrie, mais ils n'y découvrent plus d'hommes; l'espèce humaine y est depuis longtemps éteinte. N'importe; ils descendront dans ce monde mauvais. Ils se dévoueront à créer, sur le sol qui nourrit jadis tant de souffrances, une race heureuse. Tandis qu'ils s'y décident, obéissant à un ordre divin; la Mort les emporte vers le plus haut séjour, mérité par leur incomparable dévouement. Hélas! que feront-ils dans ce séjour glorieux? Puisque nous savons, par leur exemple, que, même hors de la terre, il n'y a de joie que dans le sacrifice, nous craignons, qu'en ce septième ciel, où la Mort les dépose, ils ne goûtent qu'une insipide félicité. Quel est le vrai nom de ce séjour sublime que le poète ne nous nomme pas? N'est-ce point le nirvâna qu'on y trouve? Et le rêve heureux du poète ne finit-il pas par l'irrémédiable évanouissement des deux âmes dans le néant divin?
Tel est le sujet ou plutôt le trop sec argument de ce beau poème, un des plus audacieux, à la fois et des plus suaves, parmi les poèmes philosophiques.
MÉRIMÉE[6]
[Note 6: Prosper Mérimée, étude biographique et littéraire, par le comte d'Haussonville, de l'Académie française. Calmann Lévy, éditeur.]
En publiant une étude biographique sur l'auteur de Colomba, M. d'Haussonville a prouvé une fois de plus qu'il sait être équitable envers ceux-là même dont il ne partage ni les idées ni les sentiments. On sait que M. d'Haussonville n'a pas de souci plus grand que celui de la justice. Sa foi religieuse, ses convictions politiques, ses goûts littéraires le séparaient de Mérimée. Pourtant il n'a pu refuser sa sympathie à un esprit qui, tout en la déconcertant par une froideur apparente, la gagnait par une sorte de générosité cachée.
M. d'Haussonville sut reconnaître en Mérimée, non sans quelque respect, «une de ces natures qui, froissées par le contact de la vie, donnent à leur expérience la forme d'un cynisme un peu amer, et qui cachent profondément des ardeurs, parfois des convictions, en tout cas des délicatesses dont ne se doute même pas la grossière honnêteté de ceux qu'ils scandalisent».
Il faut dire que les lettres inédites publiées par M. d'Haussonville, dans cette étude, nous révèlent un Mérimée que les correspondances avec Panizzi et les deux Inconnues ne permettaient point de soupçonner, un Mérimée tendre, affectueux, fidèle et bon. Ces lettres—il y en a une vingtaine environ—sont écrites, les unes à une dame anglaise pleine de grâce et d'esprit, mistress Senior, la belle-fille de M. William Senior, qui a laissé un recueil de souvenirs; les autres à «la fille d'un soldat deux fois illustre, et par le nom qu'il portait, et par le rang élevé qu'il avait atteint dans notre armée». Mérimée se montre naturel, confiant; affectueux avec l'une et l'autre. On sait qu'il donnait volontiers sa confiance aux femmes. L'amitié, qu'il jugeait tout à fait chimérique entre hommes, ne lui semblait pas absolument impossible d'un homme à une femme. Il la tenait seulement pour difficile en ce cas, et même «diablement difficile, car le diable se mêle de la partie»; mais enfin il se flattait d'avoir eu deux amies.
L'âge aidant, il aima les femmes d'une amitié spirituelle tout à fait charmante. Un tel commerce est la dernière joie des voluptueux. Quoi que disent les théologiens, les âmes ont un sexe aussi bien que les corps. Mérimée le savait. Il eut de tout temps le goût et le sens de la femme. Son tort fut d'affecter parfois, à l'exemple de son maître Stendhal, l'immoralité systématique. Stendhal et Mérimée mettaient expressément certaines audaces, certaines violences au rang des devoirs les plus impérieux de l'honnête homme. Je voudrais au moins qu'on nous laissât libres et qu'il nous fût permis aussi d'être quelquefois respectueux. Il n'y a guère de devoirs agréables, et les devoirs à rebours, sont parfois plus pénibles que les autres. Mais cette brutalité n'était qu'une grimace. Mérimée cachait sa blessure. Il était touché au coeur, et il ne trahissait sa souffrance, qu'en parlant de la passion des autres. C'est ainsi qu'il écrit un jour à mistress Senior:
Je crois qu'on n'est jamais malade de la poitrine en Espagne, mais bien du coeur, viscère inconnu ou racorni au nord des Pyrénées. J'ai dans mes tablettes plusieurs cas lamentables de pareilles maladies, entre autres celui de deux personnes qui s'aimaient et qui sont mortes à huit jours d'intervalle. Ce qui vous surprendra beaucoup, c'est que ce n'était pas un mari et une femme, ou, pour mieux dire, c'était un mari marié à une autre femme et une femme mariée à un autre mari. Ils avaient l'indignité de s'aimer malgré leur position; aussi ont-ils été bien punis. Espérons qu'ils rôtissent dans un endroit que je ne nommerai pas et qui est institué pour de si grands coupables.
Ne sentez-vous pas qu'il y a sous cette ironie une sympathie ardente? Mérimée fut toujours sincèrement convaincu de la légitimité des passions. Il ne leur demandait que d'être vraies et fortes. Et cette conviction lui inspirait çà et là des maximes sur le mariage et sur la chasteté qui eussent scandalisé sans doute mistress Senior, si elle eût été moins honnête, car les honnêtes femmes ne se scandalisent pas aussi facilement que les autres. Mérimée lui disait:
On a imaginé de faire un sacrement de ce qui n'aurait jamais dû être qu'une convention sociale.
Voilà qui semble bien irrévérencieux. Mais tout est permis au doute philosophique. Comme l'a dit M. Berthelot, il n'y a plus de domaine interdit à la discussion. N'ai-je pas entendu, l'autre jour, un des plus grands philosophes de ce temps soutenir pareillement que le mariage était une forme transitoire et qu'on trouvera sans doute autre chose dans cinq ou six mille ans, au plus tard? Mérimée disait encore:
Je ne considère pas la chasteté comme la vertu la plus importante. Elle ne vaut pas assez pour qu'on la mette au-dessus de tout.
Cette fois, il cédait visiblement au plaisir de choquer un peu son estimable amie. Il ne faudrait pas répondre trop gravement à une boutade de ce genre. On pourrait seulement dire que ce sont les hommes qui ont attaché un si grand prix à la chasteté des femmes. Chaque Européen, il est vrai, ne tient guère pour son compte qu'à la chasteté d'une femme; à la chasteté de deux ou trois femmes au plus. Encore serait-il très fâché qu'elles demeurassent chastes à son préjudice, mais cela suffit pour former l'opinion.
Tandis qu'il parlait de cet air brusque et dégagé, Mérimée souffrait cruellement. «Je suis devenu incapable de travailler, disait-il, depuis un malheur qui m'est arrivé.»
Et il disait encore:
Lorsque j'écrivais, j'avais un but; maintenant je n'en ai plus. Si j'écrivais, ce serait pour moi, et je m'ennuierais encore plus que je ne fais. Il y avait une fois un fou qui croyait avoir la reine de la Chine (vous n'ignorez pas que c'est la plus belle princesse du monde) enfermée dans une bouteille. Il était très heureux de la posséder, et il se donnait beaucoup de mouvement pour que cette bouteille et son contenu n'eussent pas à se plaindre de lui. Un jour, il cassa la bouteille, et, comme on ne trouve pas deux fois une princesse de Chine, de fou qu'il était, il devint bête.
Ce doux insensé n'était autre que lui-même. Comment il avait perdu la bouteille enchantée, c'est ce qu'il raconta un autre jour à madame Senior, avec une sécheresse voulue et en mettant l'aventure sur le compte d'«un de ses amis». M. d'Haussonville se porte garant, dans une note, de la vérité de cette confidence déguisée.
Figurez-vous deux personnes qui s'aiment très réellement, depuis longtemps, depuis si longtemps que le monde n'y pense plus. Un beau matin, la femme se met en tête que ce qui a fait son bonheur et celui d'un autre pendant dix ans est mal. «Séparons-nous; je vous aime toujours, mais je ne veux plus vous voir.» Je ne sais pas, madame, si vous vous représentez ce que peut souffrir un homme qui a placé tout le bonheur de sa vie sur quelque chose qu'on lui ôte ainsi brusquement.
Le voilà, cet homme fort! ce contempteur de la tendresse et de la fidélité! Il aime depuis dix ans et c'est dans une liaison douce, longue et grave, qu'il a mis le bonheur de sa vie. Ainsi ce masque de cynisme et d'insensibilité cachait un visage tendre et sérieux, que le monde n'a jamais vu.
Mérimée, né fier et timide, se renferma de bonne heure en lui-même et prit, dès la première jeunesse, la roide et sarcastique attitude dans laquelle il traversa la vie. Le Saint-Clair du Vase étrusque, c'est lui-même:
«Saint-Clair était né avec un coeur tendre et aimant; mais, à un âge où l'on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. Il était fier et ambitieux; il tenait à l'opinion comme y tiennent les enfants. Dès lors, il se fit une étude de supprimer tous les dehors de ce qu'il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il y réussit, mais sa victoire lui coûta cher.»
Tel Mérimée était à vingt ans, tel il restait à quarante, quand il écrivait à madame du Parquet:
Mes amis m'ont dit bien souvent que je ne prenais pas assez de soin pour montrer ce qu'il peut y avoir de bon dans ma nature; mais je ne me suis jamais soucié que de l'opinion de quelques personnes.
Cette attitude ne trompa pas madame Senior, qui écrivit à son ami qu'il était naturellement un bon homme. Il en tomba d'accord:
Je suis charmé que vous me croyiez a good natured-man. Je crois que c'est vrai. Je n'ai jamais été méchant; mais, en vieillissant, j'ai tâché d'éviter de faire du mal, et c'est plus difficile qu'on ne croit.
Puis, regrettant, par une contradiction bien humaine, de paraître tel qu'il s'était montré, et d'avoir réussi à cacher ses bonnes qualités, il se plaignait d'être mal jugé, injustement condamné par l'opinion. Il attribuait à sa seule franchise la solitude morale que son orgueil, sa timidité et sa supériorité avaient faite autour de lui.
Si j'avais à recommencer ma vie avec l'expérience que j'ai acquise, je m'appliquerais à être hypocrite et à flatter tout le monde. Maintenant, le jeu ne vaut pas la chandelle. D'un autre côté, il y a quelque chose de triste à plaire aux gens sous un masque et à penser qu'en se démasquant on deviendra odieux.
Son regret le plus vif et le plus constant était de n'avoir pas un enfant, une petite fille, à élever. Il écrivait en 1855 à madame Senior:
Je suis trop vieux pour me marier, mais je voudrais trouver une petite fille toute faite à élever. J'ai pensé souvent à acheter une enfant à une gitana, parce que, si mon éducation tournait mal, je n'aurais probablement pas rendu plus malheureuse la petite créature que j'aurais adoptée. Qu'en pensez-vous? Et comment se procurer une petite fille? Le mal, c'est que les gitanas sont trop brunes et qu'elles ont des cheveux comme du crin. Pourquoi n'avez-vous pas une petite fille avec des cheveux d'or à me céder!
Même regret quelque temps après:
Le monde m'assomme, et je ne sais que devenir. Je n'ai plus un ami au monde, je crois. J'ai perdu tous ceux que j'aimais, qui sont morts ou changés. Si j'avais le moyen, j'adopterais une petite fille; mais ce monde, et surtout ce pays-ci, est si incertain, que je n'ose me donner ce luxe.
Les années se passent, et ce regret demeure. Il plaint sa solitude. Il constate douloureusement l'impossibilité de garder un ami, et il exprime de nouveau le désir «d'avoir une petite fille».
Mais, ajoute-t-il, il pourrait bien se faire que le petit monstre, après quelques années, s'amourachât d'un chien coiffé et me plantât là.
Pourtant ce rêve le poursuit jusque dans la vieillesse et dans la maladie. En 1867, à Cannes, où le retenait l'affection de poitrine dont il devait bientôt mourir, il vit les trois enfants de M. Prévost-Paradol, dont l'une était une fille de treize ans vraiment ravissante: alors le regret de n'avoir pas d'enfant gonfla ce coeur déjà à demi glacé. Mérimée écrivit à une dame avec laquelle il était en correspondance depuis plusieurs années:
J'aurais beaucoup aimé à avoir une fille et à l'élever. J'ai beaucoup d'idées sur l'éducation et particulièrement sur celle des demoiselles, et je me crois des talents qui resteront malheureusement sans application.
Depuis longtemps déjà, il avait le spleen et voyait les blue devils que n'avait pu conjurer mistress Senior. M. d'Haussonville a recherché la cause de cette mélancolie. Il croit l'avoir trouvée dans «l'instinct confus d'une vie mal dirigée, livrée à beaucoup d'entraînements, dont le souvenir laissait plus d'amertume que de douceur». Pour moi, je doute que Mérimée ait jamais eu un sentiment moral de cette nature. De quoi se serait-il repenti? Il ne reconnut jamais pour vertus que les énergies ni pour devoirs que les passions. Sa tristesse n'était-elle pas plutôt celle du sceptique pour qui l'univers n'est qu'une suite d'images incompréhensibles, et qui redoute également la vie et la mort, puisque ni l'une ni l'autre n'ont de sens pour lui? Enfin, n'éprouvait-il pas cette amertume de l'esprit et du coeur, châtiment inévitable de l'audace intellectuelle, et ne goûtait-il pas jusqu'à la lie ce que Marguerite d'Angoulême a si bien nommé l'ennui commun à toute créature bien née.
HORS DE LA LITTÉRATURE[7]
[Note 7: Volonté, par M. Georges Ohnet. Ollendorf, éditeur.]
Le titre du nouveau roman de M. Georges Ohnet contient beaucoup de sens en un seul mot.
Ce titre est toute une philosophie. Volonté, voilà qui parle au coeur et à l'esprit! Volonté, par Georges Ohnet! Comme on sent l'homme de principes, qui n'a jamais douté! Volonté, par Georges Ohnet, soixante-treizième édition! Quelle preuve de la puissance de la volonté! Locke ne croyait pas que la volonté fût libre. Mais son Essai sur l'entendement humain n'eut pas soixante-treize éditions en une matinée. Voilà Locke victorieusement réfuté! La volonté n'est point une illusion, puisque M. Georges Ohnet a voulu avoir soixante-treize éditions, et qu'il les a eues. En vérité, plus je relis ce titre, plus j'y trouve d'intérêt. C'est sans contredit la plus belle page qui soit sortie de la plume de M. Georges Ohnet. Le style en est sobre et ferme, la pensée heureuse, claire, profonde. Volonté, par Georges Ohnet, soixante-treizième édition, que cela est excellemment pensé, que cela est bien écrit!
J'avoue que le reste du livre m'a paru inférieur. Au point de vue philosophique, le nouvel ouvrage de l'auteur de Serge Panine prête à la critique et soulève de nombreuses objections. Le problème de la volonté n'a pas encore été résolu à la satisfaction de toute l'humanité pensante. Il y a des métaphysiciens qui disent que la volonté n'est nulle part. Je serais plutôt tenté de la voir partout et de considérer tous les phénomènes de l'univers comme les effets d'une éternelle et fatale volonté.
M. Georges Ohnet, qui a si bien réfuté Locke en deux mots, sur la couverture de son écrit, n'a pas gardé la même supériorité dans le cours de cet écrit même. Il a négligé de nous dire ce qu'il entendait par volonté. C'est une faute. Il ne nous a pas dit non plus s'il croyait que les animaux eussent de la volonté. Pour ma part, je suis persuadé qu'ils en ont comme nous. Il faudrait, pour n'en pas avoir, qu'ils fussent des machines. D'ailleurs, qu'est-ce que la volonté, au sens vulgaire du mot, sinon la puissance intérieure par laquelle l'homme se détermine à agir ou à ne pas agir?
Les animaux agissent, donc ils veulent. Un jour que j'étais à table à côté de M. Darlu, je priai cet éminent professeur de philosophie d'accorder un peu de volonté aux végétaux. M. Darlu me le refusa de la façon la plus absolue; je lui représentai respectueusement que, si un chêne pousse, c'est qu'il veut pousser et que, s'il ne le voulait pas, personne ne pourrait l'y contraindre M. Darlu refusa de rien entendre. Ce soir-là, je m'en allai fort perplexe. M. Georges Ohnet ne m'a pas tiré d'incertitude. Non content d'affirmer, sans preuves, que la volonté est libre, M. Georges Ohnet avance qu'elle est souveraine. C'est aller trop loin et rendre à Locke l'avantage qu'il avait perdu. Car enfin, il est clair que j'aurais beau vouloir, comme M. Ohnet, pousser mes ouvrages à soixante treize éditions, je ne le pourrais point. Comme philosophe, M. Georges Ohnet ne me satisfait pas.
Sous ce jour, je le trouve faible. Je voudrais n'avoir pas à l'apprécier à un autre point de vue, et je meurs d'envie de vous dire incontinent quelque belle chanson du temps que Berthe filait. Mais puisque enfin M. Ohnet fait des romans, il est équitable et nécessaire de le traiter en romancier. C'est ce à quoi je vais donc procéder avec tous les ménagements dont je suis capable. J'ai l'esprit indulgent et modéré. Ceux qui me lisent savent que ma critique est bienveillante et que je me fais un agréable devoir d'exprimer toujours l'opinion la plus large sous la forme la plus douce. Eh bien, puisqu'il me faut juger M. Ohnet comme auteur de romans, je dirai, dans la paix de mon âme et dans la sérénité de ma conscience, qu'il est, au point de vue de l'art, bien au-dessous du pire.
J'ai eu l'honneur d'être présenté l'hiver dernier à M. Georges Ohnet, et je me suis convaincu, comme tous ceux qui l'ont approché, que c'est un très galant homme.
Il parle d'une manière fort intéressante, avec une bonne humeur tout à fait agréable. Il m'a inspiré de la sympathie. Je sais de lui des traits qui l'honorent, je l'estime profondément, mais je ne connais pas de livres qui me déplaisent plus que les siens. Je ne sais rien au monde de plus désobligeant que ses conceptions, ni de plus disgracieux que son style.
J'avoue que jusqu'ici je l'avais fort peu pratiqué comme «auteur». Je distinguais mal les romans dont il a rempli l'univers. J'éprouvais à leur égard une secrète et sûre défiance; je sentais qu'ils n'étaient pas faits pour moi et j'avais l'instinct que cela m'était ennemi. Si je m'étais cru, je serais mort sans avoir lu une ligne de M. Ohnet. Je me serais épargné cette pénible et dangereuse épreuve. Je mets beaucoup de soin à éviter dans la vie ce qui me semble laid. Je craindrais de devenir très méchant si j'étais forcé de vivre en face de ce qui me choque, me blesse et m'afflige. C'est pourquoi j'étais résolu à ne pas lire Volonté. Mais le sort en a disposé autrement.
J'ai lu Volonté, et j'ai d'abord été très malheureux. Il n'y a pas une page, pas une ligne, pas un mot, pas une syllabe de ce livre qui ne m'ait choqué, offensé, attristé. J'eus envie d'en pleurer avec toutes les Muses. Je n'avais jamais lu encore un livre si mauvais: cela même me le rendit considérable, et je finis par en concevoir une espèce d'admiration. M. Ohnet est détestable avec égalité et plénitude; il est harmonieux et donne l'idée d'un genre de perfection. C'est du génie cela. Je ne dis pas trop en disant qu'il a sa puissance, sa vertu et sa magie: tout ce qu'il touche devient aussitôt tristement vulgaire et ridiculement prétentieux. Les miracles de la nature et de l'humanité, la splendeur du ciel et la beauté des femmes, les trésors de l'art et les secrets délicieux des âmes, enfin, tout ce qui fait le charme et la sainteté de la vie devient, en passant par sa pensée, d'une écoeurante banalité. Voilà donc ce qu'il voit, voilà donc ce qu'il sent! Et il aime vivre! C'est incompréhensible! Ce qui m'émerveille plus que tout le reste, c'est la fadeur de ces perpétuelles caricatures au milieu desquelles il vit et se meut naturellement.
J'ai dit qu'il était détestable, flatteur que j'étais! La vérité, c'est qu'il est médiocre. Comme écrivain, c'est un parfait snob. Ce genre de niaiserie confortable que les Anglais appellent le snobisme, il l'a portée jusqu'au génie, et c'est pourquoi il est l'idéal des millions de snobs qui fourmillent sur les continents et les îles de cette planète.
Toutes ses conceptions de la vie sont du plus grand penseur que le snobisme ait enfanté pour le malheur des êtres simple, beaux et purs. Il est snob premièrement dans son amour grossier de luxe, quand il nous montre, comme il fait dans Volonté, «une Victoria descendant la rue Boissy-d'Anglas au trot de ses deux chevaux steppant avec grâce»; quand il nous fait monter à sa suite «un escalier à marches de pierre recouvertes d'un somptueux tapis»; et quand il nous introduit «dans la salle d'un hôtel féeriquement éclairé à la lumière électrique», où nous respirons «une atmosphère enivrante, faite du parfum des fleurs et de la capiteuse odeur des femmes».
Lorsque Buridan, le capitaine, s'écrie: «Ce sont de grandes dames, de très grandes dames!» on sourit avec indulgence; on n'est pas trop choqué de l'admiration que les princesses inspirent à cet écolier robuste, naïf et famélique. Buridan montre sa bonhomie et sa simplicité. Mais M. Ohnet a des mouvements, pour nous présenter ses baronnes et ses duchesses, qui donnent un grand mal de coeur; je ne puis lire cette simple phrase sans être exaspéré: «Hélène prenait un secret plaisir à toucher ce tissu merveilleux. Sa nature aristocratique se trahissait dans ce goût pour les choses raffinées.» Cela est vain et faux à crier. Il n'y a pas d'aristocratie à aimer les belles étoffes. Ce qui fait ou, pour mieux dire, ce qui faisait l'aristocrate, c'était l'héréditaire et longue habitude du commandement. Quant à se délecter aux contacts suaves, ce peut être le goût d'une petite bourgeoise aussi bien que d'une patricienne. Mais il est inutile de disputer quand on sait qu'on ne pourra jamais s'entendre. Ne critiquons plus, exposons seulement.
Cette Hélène, qui trahit «sa nature aristocratique» par son goût pour les choses raffinées, est l'héroïne de Volonté.
Elle est sublime. Aimée par deux hommes dont l'un est «fatalement beau», elle préfère l'autre, par générosité.
—Allons, soyez franche, interrompit Thauziat. (Clément Thauziat, c'est l'homme fatalement beau.)… Voyons, n'oserez-vous pas avouer devant moi, que vous l'aimez?
À ce défi, mademoiselle de Graville (Elle est pauvre, mais elle a de la race) sentit en elle une révolte.
Et, bravant Thauziat du regard:
—Vous voulez que je vous le dise? Eh bien, soyez donc satisfait: oui, je l'aime.
—Qu'a-t-il fait pour cela? s'écria Clément avec amertume.
—Il est faible et a besoin d'être défendu.
—Dites qu'il est lâche et vicieux.
—Eh bien, je serai sa bravoure et sa vertu.
—S'il vous trouve supérieure à lui, il vous prendra en haine.
—Ayant tout fait pour le bien, je souffrirai sans me plaindre.
—Pensez-vous que je vous, laisserai ainsi vous sacrifier?
—De quel droit interviendrez-vous? (P. 213.)
Ce dialogue serré et pressant, c'est proprement du Corneille pour les snobs. Mais poursuivons: ce M. Clément de Thauziat auquel Hélène résiste si fièrement appartient aussi à la plus fine aristocratie. Il était, «dans sa mise, d'une sobriété recherchée qui lui donnait un remarquable cachet de distinction». (P. 11.) «Au XVe siècle, il eût été un de ces condottieri superbes qui, etc.» (P. 12.)»Avec lui la destinée d'une femme sera grande, sera heureuse, sera enviée.» (P. 201.) «Son étreinte est chaude et frémissante.» (P. 187.) «Il est pâle et brun.» (Passim.) «Il apparaît resplendissant d'une beauté satanique.» (P. 362.) Il est tué d'une balle au coeur, dans un duel loyal, mais terrible. Après sa mort il est encore fatalement beau. «Il était tombé élégant et correct, ainsi qu'il avait vécu.» (P. 416.)
À côté de ce héros qui a tant de «cachet», M. Ohnet se plaît à évoquer une jeune Anglaise, belle et perfide, au coeur de marbre, lady Diana. «Ses cheveux blonds brillaient comme un casque d'or.» (P. 93.) On ne pouvait soutenir «l'éclat de ses yeux bleus, clairs et durs comme l'acier.» (P. 345.) «Sa taille, élancée et souple, moulée dans son amazone, se cambrait voluptueusement.» (P. 253.) Lady Diana a pour rivale, piquant contraste, Émilie Lereboulley, une petite bossue spirituelle et tendre, ironique et généreuse. «Cette fille si disgraciée de la nature semblait avoir voulu compenser par l'élévation éclatante de son esprit la dégradation misérable de son corps.» (P. 11.) Comprenez-vous maintenant ce qui fait ma tristesse et mon dégoût, et ne sentez-vous pas que tout, même la brutalité raffinée des naturalistes, même l'obscurité tortueuse des décadents, tout enfin est préférable à cette misérable platitude.
Ces méchantes rapsodies trouvent, je le sais, des lecteurs par centaines de mille. Volonté fera les délices d'un grand nombre de personnes. Cela est digne de réflexion, et les êtres ingénieux ne manqueront pas de se demander par quel étrange mystère les abominables pauvretés que je viens de citer avec un mélange de dégoût généreux et de joie perverse se transforment, dans d'innocentes cervelles, en poésie romanesque et touchante. N'en doutez pas, il y aura des femmes, des femmes charmantes, qui trouveront cela beau et qui en pleureront. Eh bien, je ne leur en ferai pas un reproche. Je les louerai, au contraire, de leur candeur et de leur simplicité. Il faut aussi que les pauvres d'esprit aient leur idéal. N'est-il pas vrai que les figures de cire, exposées aux vitrines des coiffeurs inspirent des rêves poétiques aux collégiens? Or, les romans de M. Georges Ohnet sont exactement, dans l'ordre littéraire, ce que sont, dans l'ordre plastique, les têtes de cire des coiffeurs.
BIBLIOPHILIE[8]
J'ai connu beaucoup de bibliophiles dans ma vie, et je suis certain que l'amour des livres rend la vie supportable à un certain nombre de personnes bien nées. Il n'y a pas, de véritable amour sans quelque sensualité. On n'est heureux par les livres que si l'on aime à les caresser. Je reconnais du premier coup d'oeil un vrai bibliophile à la manière dont il touche un livre. Celui qui, ayant mis la main sur quelque bouquin précieux, rare, aimable, ou tout au moins honnête, ne le presse point d'une main à la fois douce et ferme, et ne promène pas voluptueusement sur le dos, sur les plats, sur les tranches une paume attendrie, celui-là n'eut jamais l'instinct qui fait les Groslier et les Double. Il aura beau dire qu'il aime les livres: nous ne le croirons pas. Nous lui répondrons: Vous les aimez pour leur utilité. Est-ce aimer, cela? Aime-t-on quand on aime sans désintéressement? Non! vous êtes sans flamme et sans joie, et vous ne connaîtrez jamais les délices de promener des doigts tremblants sur les grains délicieux du maroquin.
[Note 8: Bibliographie des principales éditions originales d'écrivains français du XVe au XVIIIe siècle, par Jules Le Petit. In-8°; Quantin, éditeur.]
Il me souvient de deux vieux prêtres qui aimaient les livres et qui n'aimaient rien autre chose de ce monde. L'un était chanoine et logeait proche Notre-Dame; celui-là portait une âme douce dans un petit corps. C'était un petit corps tout rond, fait à souhait pour ouater et capitonner une âme canonicale. Il méditait d'écrire les Vies des saints de Bretagne et vivait heureux. L'autre, vicaire d'une paroisse pauvre, était plus grand, plus beau, plus triste. Les fenêtres de sa chambre donnaient sur le Jardin des Plantes, et il s'endormait aux rugissements des lions captifs. Tous deux se retrouvaient sur les quais, devant les boîtes des bouquinistes, chaque jour que Dieu faisait. Leur tâche sur la terre était de fourrer dans la poche de leur soutane des bouquins reliés en veau, avec les tranches rouges. Ce sont là sans doute des travaux simples, modestes et bien appropriés à la vie ecclésiastique. Je dirais même qu'il y a moins de danger, pour un prêtre, à fouiller les étalages sur les parapets qu'à contempler la nature dans les champs et dans les forêts. Quoi qu'en dise Fénelon, la nature n'est pas édifiante. Elle manque de pudeur, elle conseille la lutte et l'amour; elle est sourdement voluptueuse; elle trouble les sens par mille odeurs subtiles: on s'y sent environné de baisers et de souffles ardents. Sa paix même est lascive. Un poète sensible à la volupté a eu bien raison de dire:
Évitez
Le fond des bois et leur vaste silence.
Une promenade sur les quais, d'étalage en étalage, n'offre aucun de ces dangers: les bouquins ne troublent point le coeur. Si quelques-uns parlent d'amour, ils en parlent dans un langage ancien, avec des caractères d'autrefois, et ils font penser à la mort en même temps qu'à l'amour. Mon chanoine et mon vicaire avaient bien raison de passer une grande partie de cette vie transitoire entre le Pont-Royal et le pont Saint-Michel. Le spectacle que leurs yeux y rencontrèrent le plus souvent fut celui de la petite fleurette d'or que les relieurs du XVIIIe siècle appliquaient sur le dos de veau des livres, entre chaque nervure. Et c'est sans doute un spectacle plus innocent encore que celui des lis des champs, qui ne travaillent ni ne filent, mais qui aiment et que les papillons font tressaillir dans le mystère de leur corolle charmante. Oh! les saintes gens que le chanoine et le vicaire! Je crois qu'ils n'eurent jamais ni l'un ni l'autre une mauvaise pensée.
Pour ce qui est du chanoine, j'en mettrais ma main au feu: il était jovial. À soixante-dix ans, il avait l'âme et les joues d'un petit enfant. Jamais lunettes d'or ne chaussèrent un nez plus simple pour éclairer des yeux plus candides. Le vicaire, avec son long nez et ses joues creuses, fut peut-être un saint: le chanoine était assurément un juste. Pourtant et ce saint et ce juste eurent leur sensualité. Ils regardaient les peaux-de-truie avec concupiscence, ils palpaient le veau fauve avec volupté. Ce n'est pas qu'ils missent leur joie et leur orgueil à disputer aux princes des bibliophiles les éditions princeps des poètes français; les reliures pour Mazarin ou pour Canevarius, les ouvrages à figures, contenant double et triple suite. Non, ils étaient pauvres avec joie, humbles avec allégresse. Ils portaient jusque dans leur goût pour les livres l'austère simplicité de leur vie. Ils n'achetaient que de modestes ouvrages modestement reliés. Ils recueillaient volontiers les écrits des vieux théologiens dont personne ne veut plus. Ils mettaient la main, avec une joie naïve, sur les curiosités dédaignées qui tapissent la boîte à dix sous du bouquiniste expert. Ils étaient contents quand ils avaient trouvé l'Histoire des perruques de Thiers ou le Chef-d'oeuvre d'un inconnu, par M. le Dr Chrysostome Matanasius. Ils laissaient les maroquins aux puissants de ce monde. Le veau granit, le veau fauve, le basane et le parchemin suffisaient à leurs désirs, mais ces désirs étaient ardents; ils avaient la flamme et l'aiguillon: c'étaient enfin de ces désirs que la symbolique chrétienne, au moyen âge, représentait dans les églises sous la forme de diablotins à tête d'oiseau et à pieds de bouc, avec des ailes de chauve-souris. J'ai vu, j'ai vu M. le chanoine caresser d'une main amoureuse un bel exemplaire en veau granit des Vies des pères du désert. C'est là un péché. Et ce qui aggrave la faute, c'est que ce livre est janséniste. Quant au vicaire, il reçut un jour d'une vieille demoiselle un exemplaire de l'Imitation elzévir, relié en drap pourpre, sur lequel la pieuse donatrice avait brodé de sa main un calice d'or. Il en rougit de plaisir et d'orgueil et s'écria: «Voilà un présent dont M. Bossuet lui-même eût été honoré!» Je veux croire que mon vicaire et mon chanoine ont fait tous deux leur salut et qu'ils sont dès maintenant à la droite du Père. Mais tout se paye, et dans le livre de l'Ange,
In quo totum continetur
Unde mundus judicetur,
la dette du vicaire et celle du chanoine sont inscrites. Je crois lire dans ce livre des livres:
«M. le chanoine, tel jour, sur le quai Voltaire, s'être délecté aux contacts suaves.—Tel autre jour, avoir respiré des parfums chez un libraire du quai des Grands-Augustins… M. le vicaire, Imitation, elzévir petit in-8°: orgueil et concupiscence.»
Voilà, à n'en point douter, ce que contient le livre de l'Ange, qui sera lu le jour du jugement dernier.
Oh! le bon vicaire! Oh! l'excellent chanoine! Que de fois je les rencontrai le nez dans les boîtes des quais! Quand on voyait l'un, on était sûr de découvrir bientôt l'autre. Pourtant ils ne se recherchaient point; ils s'évitaient plutôt. Il faut bien avouer qu'ils étaient un peu jaloux l'un de l'autre.
Et comment en eût-il été autrement, puisqu'ils chassaient sur les mêmes terres? Chaque fois qu'ils se rencontraient, c'est-à-dire tous les jours, ils échangeaient un long salut onctueux pendant lequel ils s'épiaient mutuellement et sondaient du regard leurs poches bourrées de livres. D'ailleurs leurs natures ne sympathisaient point. Le chanoine avait une conception béate et simple de l'univers qui ne pouvait satisfaire le vicaire dont l'âme était grosse de controverse et de disputes savantes. Le chanoine goûtait ici-bas par avance la paix promise aux hommes de bonne volonté. Comme saint Augustin et comme le grand Arnault, le vicaire tendait le front aux orages. Il parlait de Monseigneur avec une liberté qui faisait frissonner le bon chanoine dans sa douillette.
Le chanoine n'était pas fait pour les situations difficiles. Je le rencontrai un jour bien affligé. C'était par une giboulée de mars, devant l'Institut. En un clin d'oeil, une bourrasque s'était élevée, et le vent emportait dans la Seine les brochures et les cartes étalées sur les parapets. Il emporta aussi le riflard rouge du chanoine. Nous le vîmes s'élever dans l'air, puis tomber dans le fleuve. Le chanoine se lamentait. Il invoquait tous les saints bretons et promettait dix sous à qui lui rapporterait son parapluie. Cependant, le riflard voguait vers Saint-Cloud. Un quart d'heure après, le temps s'était rasséréné; sous le fin soleil, l'excellent prêtre, les yeux encore humides, la bouche déjà souriante, achetait un vieux Lactance au père Malorey, et se réjouissait de lire cette phrase, imprimée en la belle italique des Aldes: Pulcher hymnis Dei homo immortalis. L'italique des Aldes lui avait fait oublier la perte de son riflard.
J'ai connu dans le même temps, sur les quais, un bibliomane plus étrange encore. Il avait coutume d'arracher des livres les pages qui lui déplaisaient et, comme il avait le goût délicat, il ne lui restait pas dans sa bibliothèque un seul volume complet. Ses collections étaient composées de lambeaux et de débris qu'il faisait relier magnifiquement. J'ai des raisons pour ne point le nommer, bien qu'il soit mort depuis longtemps. Ceux qui l'ont connu le reconnaîtront quand j'aurai dit qu'il composait lui-même des livres somptueux et bizarres sur la numismatique et les publiait par fascicules. Les souscripteurs étaient peu nombreux; il y avait parmi eux un collectionneur violent, dont le nom est resté célèbre chez les curieux, le colonel Maurin. Il s'était fait inscrire le premier et était fort exact à retirer chaque livraison à mesure qu'elle paraissait. Pourtant il dut faire un assez long voyage. L'autre l'apprit: Aussitôt il publia un nouveau fascicule et envoya aux souscripteurs l'avis suivant: «Tout exemplaire du dernier fascicule qui n'aura pas été retiré par le souscripteur dans le délai de quinze jours sera détruit.» Il comptait bien que le colonel Maurin ne pourrait revenir à temps pour retirer son exemplaire. En effet, ce n'était pas possible. Mais le colonel fit l'impossible et se présenta chez l'auteur-éditeur le seizième jour, au moment même où celui-ci jetait le fascicule au feu. Une lutte s'engagea entre les deux collectionneurs. Le colonel fut victorieux: il retira les feuillets des flammes et les emporta triomphant dans sa maison de la rue des Boulangers où il entassait toutes sortes de débris des siècles. Il possédait des boîtes de momies, l'échelle de Latude, des pierres de la Bastille. Il était de ces hommes qui veulent fourrer l'univers dans une armoire. Tel est le rêve de tout collectionneur. Et comme ce rêve est irréalisable, les vrais collectionneurs ont, comme les amants, dans le bonheur même, des tristesses infinies. Ils savent bien qu'ils ne pourront jamais mettre la terre sous clef, dans une vitrine. De là leur mélancolie profonde.
J'ai pratiqué aussi les grands bibliophiles, ceux qui recueillent les incunables, les humbles monuments de la xylographie du XVe siècle, et pour qui la Bible des pauvres, avec ses grossières figures, a plus de charmes que toutes les séductions de la nature unies à toutes les magies de l'art; ceux qui réunissent les royales reliures faites pour Henri II, Diane de Poitiers et Henri III, les petits fers du XVIe et du XVIIe siècle, que Marius reproduit aujourd'hui avec une régularité qui manque aux originaux; ceux qui recherchent les maroquins aux armes des princes et des reines; ceux enfin qui rassemblent les éditions originales de nos classiques. J'aurais pu vous faire les portraits de quelques-uns de ceux-là, mais ils vous auraient moins amusés, je crois, que ceux de mon pauvre vicaire et de mon pauvre chanoine. Il en est des bibliophiles comme des autres hommes. Ceux qui nous intéressent le plus ne sont point les habiles et les savants, ce sont les humbles et les candides.
Et puis, si nobles, si beaux que soient les exemplaires dont le bibliophile se réjouit, pour admirable qu'il tienne un livre, ce livre fût-il la Guirlande de Julie, calligraphiée par Jarry, il y a quelque chose que je mettrai encore au-dessus: c'est le tonneau de Diogène. On est libre dedans, tandis que le bibliophile est l'esclave de ses collections.
Nous faisons en ce temps-ci trop de bibliothèques et de musées. Nos pères s'embarrassaient de moins de choses et sentaient mieux la nature. M. de Bismarck a coutume de dire pour faire valoir ses arguments: «Messieurs, je vous apporte des considérations inspirées non par le tapis vert, mais bien par la verte campagne.» Cette image, un peu étrange et barbare, est pleine de force et de saveur. Pour ma part, je la goûte infiniment. Les bonnes raisons sont celles qu'inspire la vivante nature. Il est bon de faire des collections: il est meilleur de faire des promenades.
À cela près, je confesse que le goût des bonnes éditions et des belles reliures est un goût d'honnête homme. Je loue ceux qui conservent les éditions originales de nos classiques, de Molière, de La Fontaine, de Racine, dans leur maison illustrée par de si nobles richesses.
Mais, à défaut de ces textes rares et fameux, on peut se contenter du livre somptueux dans lequel M. Jules Le Petit les décrit exactement et en reproduit les titres en fac-similé. Notre littérature est là tout entière, représentée par ses éditions princeps, depuis le Romant de la rose jusqu'à Paul et Virginie. C'est un recueil qu'on ne parcourt pas sans émotion. «Voilà donc, se dit-on, quelle figure, eurent dans leur nouveauté pour les contemporains les Provinciales, et les Fables de La Fontaine! Cet in-4º à large vignette représentant un palmier dans une cartouche de style renaissance, c'est le Cid, tel qu'il parut en 1637 chez Augustin Courbé, libraire, à Paris, dans la petite salle du Palais, à l'enseigne de la Palme, avec la devise: Curvata resurgo. Ces six petits volumes in-12, dont le titre, coupé par un écusson du style Louis XV, est ainsi conçu: Lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes, recueillies et publiées par J.-J. Rousseau, Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1761, c'est la Nouvelle Héloïse, telle qu'elle fit pleurer nos arrière-grand'mères. Voilà ce que virent, voilà ce que touchèrent les contemporains de Jean-Jacques!» Ces livres sont des reliques, et il reste quelque chose de touchant dans l'image que nous en donne M. Jules Le Petit. Cet homme de bien m'a tout à fait réconcilié avec la bibliophilie. Confessons qu'il n'y a pas d'amour sans fétichisme, et rendons cette justice aux amoureux du vieux papier noirci, qu'ils sont tout aussi fous que les autres amoureux.
LES CRIMINELS[9]
Conscience a été publié ici même[10]. On a retrouvé dans ce roman la probité et le sérieux qui caractérisent le talent de M. Hector Malot. Je ne me crois pas permis de juger cet ouvrage à la place même où il a paru. Il me suffira de dire que le nom d'Hector Malot recommande Conscience aux lecteurs qui veulent qu'on les respecte alors même qu'on les divertit. En écrivant Conscience, l'auteur des Victimes d'amour et de Zyte a très intelligemment approprié à notre milieu et à notre culture le drame que Dostoïevsky conçut et exécuta avec l'atrocité ingénue d'une âme slave, quand il écrivit cette oeuvre d'épouvante, Crime et Châtiment.
[Note 9: Conscience, par Hector Malot.]
[Note 10: Je prends la liberté de rappeler au lecteur que cet article, comme tous ceux qui composent ce volume, a d'abord paru dans le journal le Temps. J'ai évité les retouches; le naturel est le seul mérite de ces causeries.]
Comme le Raskolnikof du romancier de Moscou, le Saniel de M. Hector Malot est jeune, intelligent, énergique. Il a donné un but à sa vie et il se dit: pour atteindre ce but, il faut que je supprime une existence humaine, celle d'un être méprisable et nuisible. Il regarde son crime en face et il le commet, il tue un vieil usurier. Ce Saniel, fils d'un rude paysan d'Auvergne, ignore la haine comme l'amour. Il est étranger à toute sympathie humaine, il ne vit que pour la science et s'absorbe dans des recherches physiologiques qui l'ont conduit déjà à de grandes découvertes. Une telle âme est incapable de remords. Aussi n'a-t-il point l'horreur de son crime. Il se dit même que ce qu'il a fait est raisonnable; pourtant il lui est impossible de se retrouver après l'acte ce qu'il était avant. Comme Raskolnikof encore, il est saisi, possédé par son crime. Son esprit obéit à une logique aussi étrange qu'implacable. Il se passe en lui des phénomènes analogues à ceux que M. de Vogüé a si précisément décrits à propos du héros de Dostoïevsky: «Par le fait irréparable d'avoir supprimé une existence humaine, tous les rapports du meurtrier avec le monde sont changés; ce monde, regardé à travers le crime, a pris une physionomie et une signification nouvelles qui excluent pour le coupable la possibilité de sentir et de raisonner comme les autres, de trouver sa place stable dans le vie.» (Le Roman russe, par le vicomte E.-M..de Vogüé, p. 248.)
Dans cette étude, l'écrivain russe passe de beaucoup en atrocité le romancier français. Mais qui pourrait distiller la terreur comme ce Dostoïevsky dont on a dit: «Sa puissance d'épouvante est trop supérieure à la résistance nerveuse d'une organisation moyenne.» D'ailleurs, il avait, pour traiter un semblable sujet, un avantage que M. Hector Malot ne lui enviera pas. Il était épileptique et, par cela même, en communion directe avec ces âmes qu'une obscure maladie voue au crime et qu'un physiologiste moderne propose de désigner sous le nom d'épileptoïdes. Cette maladie nerveuse le travaillait quand il écrivait Crime et Châtiment. Il eut, pendant la composition du livre, des accès terribles. «L'abattement où ils me plongent, dit-il, est caractérisé par ceci: Je me sens un grand criminel; il me semble qu'une faute inconnue, une action scélérate pèsent sur ma conscience.» De là cette sympathie qui l'attachait à son malheureux Raskolnikof.
Oui, malheureux, car c'est être malheureux que d'être criminel. Les méchants sont bien dignes de pitié et je ne suis pas éloigné de comprendre la folie de ce prêtre catholique dont le coeur saignait à la pensée des souffrances de Judas Iscariote. «Judas, se disait-il, a accompli les prophéties; en livrant Jésus il a fait ce qui était annoncé et concouru à l'accomplissement du mystère de la Rédemption. Le salut du monde est attaché à son crime. Judas fit le mal; mais ce mal était nécessaire. Faut-il qu'il soit damné pour l'éternité?» Ce prêtre agita longtemps cette idée dans sa tête, et il finit par en être absolument possédé. Il en souffrait beaucoup, car elle contrariait la foi de son âme, la foi de sa vie Pour échapper au trouble qui l'envahissait, il eut recours aux jeûnes et aux prières. Mais, au milieu des actes de foi et des oeuvres de pénitence, il ne demandait à Dieu qu'une chose, le pardon de Judas. En ce temps de crise morale, il était un des vicaires de Notre-Dame de Paris. Une nuit, il entra par une petite porte dont il avait la clef dans la cathédrale déserte et silencieuse, qu'éclairait confusément la lune. Il s'avança jusqu'au pied du maître-autel, et là, s'étant prosterné le front sur la dalle, il fit cette prière:
«Mon Dieu, Dieu de justice et de bonté, s'il est vrai, comme j'en ai l'intime créance, que vous avez pardonné au plus malheureux de vos disciples, faites-moi connaître par un signe certain cette ineffable merveille de votre miséricorde. Envoyez à votre serviteur l'apôtre Judas qui siège aujourd'hui à votre droite parmi vos élus. Que l'Iscariote vienne de votre part et qu'il pose sa main sur mon front prosterné! Par ce signe, je serai sacré prêtre du pardon, selon l'ordre de Judas, et j'annoncerai aux hommes la bonne nouvelle que vous m'avez révélée.»
À peine le vicaire eut-il achevé cette prière qu'il sentit une main douce et tiède se poser sur son front. Il se releva radieux et tout en larmes.
Dès qu'il fit jour, il alla conter à l'archevêque sa prière de la nuit et l'investiture qu'il avait miraculeusement reçue. Vous devinez l'accueil qu'on lui fit. Pour moi, qui ne suis pas archevêque, j'éprouve une vive et profonde sympathie pour le pauvre visionnaire et je trouve dans sa folie une bienveillante sagesse. Je suis touché de l'entendre désigner Judas avec pitié comme le plus malheureux des apôtres. Et remarquez que son mysticisme confine à la philosophie naturelle. Ce que ce pauvre prêtre pensait du traître du mont des Oliviers, le philosophe le pense de tous les criminels. L'anthropologie ne voit plus dans le criminel qu'un malade incurable; elle regarde les scélérat avec une tranquille pitié; elle dit à l'assassin ce que Jocaste disait à Oedipe, après avoir percé le mystère de la destinée de cet homme aveuglé: «Malheureux!… C'est le seul nom dont je puisse te nommer et je ne t'en donnerai jamais plus d'autre.» Pensée humaine et prudente!
Le déterminisme nous a tous plus ou moins touchés. La doctrine de la responsabilité est ébranlée dans les esprits les plus fermes. Le plus sage est de répéter aujourd'hui les paroles si douces et si désolées de la malheureuse reine de Thèbes. Mais fut-il jamais une époque où les hommes aient cru pleinement à la liberté humaine? Je n'en vois pas. Les philosophes furent toujours partagés sur ce point comme sur tous les autres. Quant au christianisme, il s'est toujours efforcé de concilier le libre arbitre avec la prescience divine sans jamais y parvenir.
Tout est mystère dans l'homme et nous ne pouvons rien connaître de ce qui n'est pas l'homme. Voilà la science humaine! En vérité, la doctrine de l'irresponsabilité des criminels n'est pas une nouveauté dangereuse. Elle n'a même pas pratiquement un intérêt très considérable. Elle viendrait à prévaloir, que nos lois n'en seraient pas sensiblement modifiées. Pourquoi? Parce que les codes sont fondés sur la nécessité et non sur la justice. Ils ne punissent que ce qu'il est nécessaire de punir. Les criminalistes philanthropes n'admettent pas qu'on mette un voleur en prison: ce serait le punir, et on n'en a pas le droit. Ils proposent de le retenir dans un asile, sous de bons verrous. Je n'y vois pas grande différence. La peine de mort pourrait même résister au triomphe des doctrines de l'irresponsabilité; il suffirait de déclarer que ce n'est pas proprement une peine.
Irons-nous plus loin et tiendrons-nous, avec la nouvelle école anthropologique, l'irresponsabilité du criminel comme physiologiquement, anatomiquement démontrée? Dirons-nous avec Maudsley que le crime est dans le sang, qu'il y a des scélérats dans une société, comme il y a des moutons à tête noire dans un troupeau, et que ceux-là sont aussi faciles à distinguer que ceux-ci? Entrerons-nous dans les vues d'un anthropologiste italien des plus convaincus, l'auteur de l'Uomo delinquente?
M. Cesare Lombroso se flatte de constater l'existence d'un type humain voué au crime par son organisation même. Il y a, selon lui, un criminel-né, reconnaissable à divers signes dont les plus caractéristiques sont: la petitesse et l'asymétrie du crâne, le développement des mâchoires, les yeux caves, la barbe rare, la chevelure abondante, les oreilles mal ourlées, le nez camus. En outre, les criminels sont ou doivent être gauchers, daltoniens, louches et débiles. Par malheur, ces signes manquent à la plupart des criminels et se trouvent, par contre, chez beaucoup de fort honnêtes gens. Le crâne de Lamennais et celui de Gambetta étaient très petits; le crâne de Bichat n'était pas symétrique. Nous connaissons tous d'excellentes personnes qui sont atteintes de daltonisme, de strabisme, de débilité, ou qui sont camuses, prognates, etc. Que M. Lombroso se mette en état d'annoncer aveu certitude, après examen, que tel sujet sera criminel et que tel autre restera innocent, ou qu'il renonce à se déclarer en possession des caractères spécifiques de l'uomo délinquante. Les connaissances positives se reconnaissent à la sûreté des prévisions qu'on en tire. À vrai dire, je crois bien que l'habile anthropologiste italien ne parviendra jamais à ramener à un type unique tous les hommes criminels. Et la raison en est que les criminels sont, par nature, essentiellement différents les uns des autres, et que le nom qui les désigne ne présente rien de net à l'esprit. M. Lombroso n'a pas même songé à définir ce mot de criminel. C'est donc qu'il le prend dans l'acception vulgaire. Vulgairement nous disons qu'un homme est criminel quand il commet une très grave infraction à la morale et aux lois. Mais, comme il y a beaucoup de lois et que les moeurs ne sont pas stables, les diversités du crime sont infinies. En réalité, ce que M. Lombroso appelle un criminel, c'est un prisonnier. Tous les prisonniers finissent par se ressembler en quelque chose. Le régime qui leur est commun détermine en eux certaines anomalies particulières par lesquelles ils se distinguent à la longue des hommes qui vivent librement. On en peut dire autant des prêtres et des moines, qu'on reconnaît encore quand ils ont quitté le froc ou la soutane. Quant aux criminels, aux criminels par excellence, les assassins, il est impossible, je le répète, de les ramener à un type unique, soit physiologique, soit psychologique: ils ne sont pas tous d'une même essence. Quel rapport établir, par exemple, entre ce Saniel dont M. Malot nous conte l'histoire, ce médecin qui tue pour assurer ses découvertes scientifiques, et cette brute qui, l'autre jour, conduisit au bord de la Seine la fille dont il vivait et la jeta à l'eau pour gagner un litre de vin qu'il avait parié?
Quoi qu'en disent Lombroso et Maudsley, on peut être criminel sans être fou ni malade. L'humanité a commencé tout entière par le crime. Chez l'homme préhistorique, le crime était la règle et non l'exception. De nos jours encore, il est de règle chez les sauvages. On peut dire qu'il se confond, dans ses origines, avec la vertu. Il n'en est pas encore distinct chez les peuplades noires de l'Afrique centrale. Mteza, roi du Touareg, tuait chaque jour trois ou quatre femmes de son harem. Un jour il fit mettre à mort une de ses femmes coupable de lui avoir présenté une fleur. Ce Mteza, mis en relations avec les Anglais, montra beaucoup d'intelligence et une aptitude singulière à comprendre les idées des peuples civilisés.
Comment ne pas le reconnaître? c'est la nature elle-même qui enseigne le crime. Les animaux tuent leurs semblables pour les dévorer ou par fureur jalouse ou sans aucun motif. Il y a beaucoup de criminels parmi eux. La férocité des fourmis est effroyable; les femelles des lapins dévorent souvent leurs petits; les loups, quoi qu'on dise, se mangent entre eux; on a vu des femelles d'orangs-outangs tuer une rivale. Ce sont là des crimes; et si les pauvres bêtes qui les commettent n'en sont pas responsables, c'est donc la nature qu'il faut accuser; elle a attaché vraiment trop de misères à la condition des hommes et des animaux.
Mais aussi, comme il est sublime cet effort victorieux de l'homme pour s'affranchir des vieux liens du crime! Qu'elle est auguste cette lente édification de la morale! Les hommes ont peu à peu constitué la justice. La violence, qui était la règle, est aujourd'hui l'exception. Le crime est devenu une sorte d'anomalie, quelque chose d'inconciliable: avec la vie nouvelle, telle que l'homme l'a faite à force de patience et de courage. Entré dans une existence, le crime la ronge et la dévore: il est désormais un vice radical, un germe morbide. C'était le vieux nourricier des hommes des cavernes; maintenant il empoisonne les misérables qui lui demandent la vie. C'est ce que M. Hector Malot a fait voir après Dostoiëvsky.
LA MORT ET LES PETITS DIEUX[11]
[Note 11: La Nécropole de Myrina, fouilles exécutées au nom de l'École française d'Athènes. Texte et notices par Edmond Pottier et Salomon Reinach. 2 vol. in-4.]
—Il est un poète que j'aime d'autant plus chèrement que je suis seul à l'aimer. Dans sa vie, qui fut douce, obscure et courte, il se nommait Saint-Cyr de Rayssac. Maintenant, il n'a plus de nom, puisque personne ne le nomme.
L'Italie était la véritable patrie de son âme. Il aimait les jardins et les musées. Un jour, au sortir du Capitole, après avoir contemplé ce Génie funèbre, si pur et si tranquille, le poète, jeune et déjà mourant, écrivit ces vers délicieux:
De ses flancs ondulés, quand j'ai vu la blancheur,
Quand j'ai vu ses deux bras relevés sur sa tête,
Comme au sommet vermeil d'une amphore de Crète
Les deux anses du bord qui s'élèvent en choeur,
O mort des anciens jours, j'ai compris ta douceur,
Le charme évanoui de ton oeuvre muette,
Lorsqu'insensiblement tu couvrais de pâleur
Un profil corinthien de vierge ou de poète.
Le calme transpirait sur le front déserté,
Du sourire perdu la grâce était plus molle,
Tout le corps endormi flottait en liberté:
On eût dit une fleur qui distend sa corolle,
Tandis que de sa bouche une abeille s'envole,
Emportant ses parfums et non pas sa beauté.
Le Louvre possède une bonne réplique du Génie funèbre et, devant ce bel immortel endormi dans la mort, je me suis plus d'une fois répété le sonnet païen de Saint-Cyr de Rayssac. Le poète a bien traduit, ce me semble, la pensée antique: dormir, mourir. La mort n'est qu'un sommeil sans fin.
Ce n'est point que la mort fût charmante en soi chez les Grecs. La mort fut de tout temps hideuse et cruelle. On aura beau dire qu'il ne faut pas la craindre et qu'être mort, c'est seulement ne pas être, l'homme répondra que l'idée de la dernière heure est pleine d'affres et d'épouvantes. Les Grecs aussi craignaient la mort. Du moins, ils ne l'enlaidissaient pas; loin de là. L'imagination hellénique embellissait toutes choses et donnait même de la grâce à l'évanouissement suprême. Le moyen âge, au contraire, nous a effrayés par la peur de l'enfer, par une lugubre fantasmagorie de diables happant au passage l'âme du pécheur, par les simulacres funèbres des sépulcres, par les images des squelettes et des vers du cercueil rongeant la chair corrompue, enfin par les danses macabres. La mort en fut bien aggravée.
C'est au XVIIIe siècle seulement que les tombeaux cessèrent d'être horribles. Surmontés d'urnes gracieuses et d'amours en fleurs, ils ornaient les jardins anglais et les parcs à la mode. Quand la belle et bonne madame de Sabran visita le tombeau de Jean-Jacques dans l'île d'Ermenonville, elle fut toute surprise de n'éprouver que des impressions douces et paisibles. Ce tombeau, se disait-elle, invite au repos. Et elle écrivit aussitôt à Boufflers, son ami: «J'avais quelque envie d'être à la place de Rousseau; je trouvais ce calme séduisant, et je pensais avec chagrin que je ne serais pas même libre un jour de jouir de ce bonheur-là, tout innocent qu'il est. Notre religion a tout gâté avec ses lugubres cérémonies, elle a pour ainsi dire personnifié la mort; les anciens ne souffraient point de cette image horrible que nous présente notre destruction.» Madame de Sabran avait raison. Les anciens mouraient plus naturellement que nous. Ils quittaient la vie avec facilité parce qu'ils la quittaient sans trop craindre ni trop espérer. Les choses souterraines ne les touchaient guère, et ils ne se figuraient point que cette vie fût une préparation à l'autre. Ils disaient: J'ai vécu. Le chrétien mourant dit: Je vais enfin vivre. L'idée païenne de la mort est bien marquée dans les stèles funéraires de beau style grec; qui représentent les morts, assis, beaux et paisibles. Parfois un ami vivant, une femme qu'ils ont laissés sur la terre viennent leur poser doucement la main sur l'épaule; mais ils ne peuvent tourner la tête pour les voir. Ils sont à jamais exempts de joie et de douleur. Pour l'antique Hellène, la mort est sûre.
C'est un sommeil sans songes comme sans réveil. Certaines épigrammes de l'Anthologie expriment admirablement la paix des tombes antiques. On y dort bien. Et si les ombres parlent, elles ne parlent que des choses de la terre. Elles n'en savent point d'autres. Écoutez ces paroles échangées il y a deux mille ans sur quelque route parfumée de myrtes, bordée de blancs tombeaux, entre un voyageur et l'ombre d'une jeune femme:
«Qui es-tu; de qui es-tu fille, ô femme couchée sous ce cippe de marbre?—Je suis Praxo, la fille de Callitèle.—Où es-tu née?—À Samos.—- Qui t'a élevé ce tombeau?—Théocrite, qui délia ma ceinture.—Comment es-tu morte?—Dans les douleurs de l'enfantement.—Quel âge avais-tu?—Vingt-deux ans.—Laisses-tu un enfant?—Je laisse un fils de trois ans, le petit Callitèle.—Puisse-t-il arriver à l'âge où l'on honorera ses cheveux blancs?—Et toi, passant, que la fortune te donne tout ce qu'on souhaite en cette vie!»
Voilà des êtres bienveillants! Et comme la morte et le vivant sont encore du même monde! Cette bonne Praxo, du fond de son tombeau, ne connaît qu'une seule vie, celle de la terre. La mort, ainsi comprise, était quelque chose d'extrêmement simple.
Aussi ne faut-il pas s'étonner si les tombeaux antiques ne présentent point aux yeux des images lugubres. Deux jeunes savants du plus grand mérite, MM. Edmond Pottier et Salomon Reinach, ont exploré dans les années 1880, 1881 et 1882 la nécropole de l'antique Myrina, une des villes amazoniennes de l'Éolide, sur le sol de laquelle végète maintenant un misérable village turc. Myrina ne fut jamais ni très illustre ni très riche. Ses citoyens vivaient obscurément avant d'aller dormir leur éternel sommeil dans le tuf crayeux où leurs tombes étaient creusées. MM. Edmond Pottier et Salomon Reinach ont fouillé ces tombes avec un zèle que rien ne put ralentir. Un brillant élève de l'École d'Athènes, Alphonse Veyries, qui partageait leurs travaux et leurs fatigues, y succomba. Il mourut à Smyrne le 5 décembre 1882. Les survivants viennent de publier le résultat de ces fouilles fructueuses. La nécropole de Myrina, dont ils ont exploré méthodiquement une grande partie, reçut des corps pendant les deux siècles qui ont précédé l'ère chrétienne.
Beaucoup de ces corps furent brûlés. Quelques-uns ne le furent qu'en partie, mais la plupart étaient mis en terre sans avoir subi les atteintes du feu. De tout temps on a volontiers enterré les morts. Ce n'est pas difficile et cela ne coûte rien. Au contraire le bûcher, dont les élégiaques latins nous ont décrit la célèbre magnificence, ne s'élevait qu'à grands frais. On a trouvé, dans les tombes de Myrina, des objets usuels, tels que miroirs, spatules et strigiles; des parures et des diadèmes, des coupes, des plats, des fioles, des pièces de monnaie et des statuettes de terre cuite. Pieuse illusion! Les Myriniens se plaisaient à laisser au mort, dans son existence souterraine, les objets familiers parmi lesquels il avait passé sa vie. C'est ainsi qu'ils abandonnaient aux femmes, dans la tombe, un miroir et un pot de fard, persuadés que l'ombre d'une femme se mire et se met du rouge encore avec plaisir. Ils ceignaient les morts de diadèmes d'or. Ce n'était pas sans doute pour leur déplaire. Mais tout en les honorant, ils les trompaient quelque peu. Ces lames d'or étaient si minces qu'un souffle les eût réduites en poudre, et les baies des lauriers funèbres n'étaient que des boules de glaise dorée. Les bons Myriniens savaient que les morts ne sont pas difficiles et que, pourvu qu'on les ensevelisse, ils ne reviennent jamais. C'est pourquoi ils se tiraient d'affaire avec eux au meilleur compte. Ils leurs mettaient dans la bouche l'obole de Caron. C'était une méchante pièce d'airain. MM. Pottier et Reinach n'ont pas trouvé une seule médaille d'or ou d'argent.
Quant à la coutume des offrandes funéraires, il en restait quelques traces au IIe et au IIIe siècle avant l'ère chrétienne. Les hommes plus anciens et plus naïfs portaient à manger et à boire à leurs amis morts. En souvenir de ces vieux rites, les Myriniens déposaient parfois dans les tombes des tables de terre cuite, grandes comme le creux de la main, et sur lesquelles étaient figurés des gâteaux, des raisins, des figues et des grenades. Ils y ajoutaient des petites bouteilles d'argile qui n'étaient même pas creuses. Ces gens-là ne croyaient plus que les morts eussent faim ni soif, ils les jugeaient insensibles et pourtant, ils ne pouvaient s'imaginer que des êtres qui avaient senti eussent perdu tout à fait le sentiment.
Les habitants de Myrina étaient des hommes comme nous: ils tombaient dans d'inextricables contradictions. Ils savaient que les morts sont morts et ils se persuadaient parfois que les morts sont vivants. Par une pieuse coutume que nous devons bénir, car elle a gardé à notre curiosité des vestiges charmants de l'art des coroplastes, les Grecs jetaient dans les tombes de leurs morts bien-aimés des petites figures de terre cuite représentant des dieux ou seulement des hommes, et même parfois de pauvres petits hommes contrefaits et ridicules. Le sens de cet usage ne saurait être exactement précisé. Nous savons qu'il était très répandu sur le continent et dans les îles. Ce ne pouvait être qu'un usage religieux. Il est vrai qu'on trouve, parmi les figurines offertes aux morts, des masques comiques, des bouffons, des esclaves, des jeunes femmes coquettement attifées. Mais c'est, en somme, le panthéon oriental et funéraire qui domine dans ces délicats monuments d'un art plein de fantaisie. Peut-être que les limites entre le divin et l'humain n'étaient pas très nettes dans l'esprit d'un Myrinien du IIe siècle avant l'ère chrétienne. Quoi qu'il en soit, tant religieuses que profanes, les figurines de terre cuite ne sont pas rares dans la nécropole explorée par MM. Pottier et Reinach. Ces deux savants pensent que les Myriniens brisaient eux-mêmes ces offrandes en les apportant. «En un grand nombre de cas, disent-ils dans le récit de leurs fouilles, les statuettes étaient couchées face contre terre, privées de la tête ou d'un membre, qu'on retrouvait du côté opposé; ce qui semble bien indiquer le mouvement d'une personne qui, se tenant au bord du tombeau, casserait en deux l'objet qu'elle tient et jetterait de chaque main un des morceaux dans la fosse.» Que signifiait ce rite funèbre? Pourquoi mutilaient-ils ainsi ces petites images humaines ou divines? On ne sait.
Elles sont pour la plupart, extrêmement curieuses. Le Louvre en possède une partie. Plusieurs sont charmantes; presque toutes ont de l'agrément. Pourtant elles ont perdu leurs vives couleurs. Primitivement toutes étaient peintes. Au sortir du four on les trempait dans un bain de lait de chaux, puis on les recouvrait de teintes claires parmi lesquelles dominaient le bleu et le rose. Ainsi, harmonieuses et vives dans leur fraîche nouveauté, elles réalisaient ce rêve de statuaire polychrome si cher de nos jours à l'érudit sculpteur, M. Soldi.
Bien différentes des figurines de Tanagra, qui gardent je ne sais quoi de sévère dans la coquetterie même, les terres cuites de Myrina expriment tout le sensualisme et tout l'énervement de l'Asie. L'artiste aime à marquer en lignes molles et douces l'incertitude du sexe et il se plaît à modeler des adolescents aux formes féminines. Tel est le joli Éros qu'on peut voir au Louvre, les cheveux bouclés sur le front et coiffé d'une sorte de fanchon. Il incline doucement sa tête charmante. Il vole—car il a des ailes. Sa tunique ouverte laisse voir ses jambes presque mâles, qui conviendraient à une Diane. On dirait une âme voluptueuse, ou plutôt un esprit très sensuel et très subtil, le rêve pervers d'un délicat. M. Pottier (dont les notices, je le dis en passant, sont d'excellents mémoires d'archéologie et d'art) m'apprend que cet Éros apporte un pot de fard à sa mère. Mais il est lui-même le fard et les onguents de la beauté: il est l'éternel désir. C'est par lui que Vénus est belle.
Les coroplastes de Myrina ont beaucoup de goût pour les figures ailées. Leur art, extrêmement sensuel, est en même temps très idéal. Ils excellent à donner un mouvement sublime à des formes voluptueuses. Ils mêlent avec une fantaisie étrange la grâce céleste et la langueur mortelle, en sorte que cet art est à la fois aphrodisiaque et presque douloureux. C'est le rêve des sens, mais c'est le rêve encore. Ces Éros, ces Atys beaux comme des vierges, ces Aphrodites nues, ces Sirènes funéraires, ces Victoires mêlées aux Éros dans le cortège de l'amante divine d'Adonis, ces Bacchus et ces Ménades, enfin tous ces petits dieux peints de fraîches couleurs, je les vois en imagination rangés, tout neufs, dans la boutique de l'humble coroplaste, comme aujourd'hui les Vierges et les Saint-Joseph dans les vitrines des magasins de la rue Saint-Sulpice. Ce devait être la joie des bonnes petites filles et des vieilles femmes d'alors.
Il y a une frappante analogie entre les terres cuites de Myrina et les figurines de plâtre peint qu'on vend dans le voisinage de nos églises catholiques. C'est un nouveau personnel divin qui a été substitué à l'autre et qui répond aux mêmes besoins des âmes. La petite Aphrodite sortant de l'onde, la Deméter et la Cora des mystères antiques ont été remplacées par Notre-Dame des Victoires avec l'enfant Jésus, par l'Immaculée Conception, dont les mains ouvertes répandent des grâces sur le monde, et par la jeune Notre-Dame de Lourdes, qui porte une écharpe bleue sur sa robe blanche. Les Aphrodites étaient mieux modelées et d'un bien meilleur style; les bonnes vierges sont plus chastes. Mais Vénus et vierges ont également apporté de l'idéal aux simples. Les dévots ont moins changé qu'on ne croit. Des deux parts, c'est la même puérilité touchante, et le paganisme de la rue Saint-Sulpice ne le cède en rien pour la candeur et pour une sorte de sensualisme innocent à celui des coroplastes de Myrina. Dans l'un comme dans l'autre les grandes idées divines sont exclues. On ne trouve pas plus Zeus à Myrina qu'on ne rencontre Dieu le père chez nos marchands de bonnes vierges.
C'est pourquoi il me semble qu'une dévote de Myrina, si elle revenait subitement à la vie, ne serait pas trop dépaysée au milieu des innombrables statuettes de piété qui représentent toutes les personnes de la nouvelle mythologie chrétienne. Elle ferait, sans doute, quelques identifications audacieuses. Mais elle ne se tromperait guère, je crois, sur le sentiment général de ces minces symboles. Elle en comprendrait tout de suite la grâce attendrie.
LA GRANDE ENCYCLOPÉDIE[12]
[Note 12: Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, par une société de savants et de gens de lettres, t. Ier. à V, in-4°. H. Lamirault, éditeur.]
L'Allemagne et l'Angleterre possèdent de bonnes encyclopédies qu'on tient soigneusement au courant. Le Conversations-Lexikon de Brockhaus notamment est un excellent répertoire des connaissances humaines. La France n'avait rien qui approchât du Brockhaus. L'Encyclopédie Didot, commencée en 1824 et terminée en 1863 a beaucoup vieilli. Le Grand Dictionnaire de P. Larousse manque absolument de critique et de sérieux. Un nouvel inventaire des sciences et des arts était attendu par tous ceux qui ont le besoin ou l'amour de l'étude. Mais de semblables entreprises sont pénibles et ingrates. L'établissement seul du plan dévore des années, l'exécution de ce plan exige une organisation puissante et le concours de beaucoup de forces. C'est pourquoi il faut se réjouir de voir paraître une nouvelle encyclopédie, conçue dans un esprit vraiment scientifique. La direction de cette oeuvre a été confiée, à des savants tels que MM. Berthelot, Hartwig Derembourg, Giny, Glasson, Hahn, Laisant, H. Laurent, Levasseur, H. Marion, Müntz, A. Waltz. M. Camille Dreyfus, délégué comme secrétaire, active l'entreprise. Enfin, la liste des collaborateurs comprend déjà plus de trois cents noms connus et estimés. La Grande Encyclopédie est loin d'être terminée. Elle n'a encore rempli qu'une faible partie du vaste cercle qu'elle s'est tracé; elle a terminé son cinquième volume et attaqué la lettre B, qui est, comme on sait, une des plus riches de l'alphabet. C'est assez déjà pour qu'on puisse juger du mérite de l'oeuvre. Cette encyclopédie est conduite avec beaucoup de méthode. Les directeurs et les rédacteurs y font oeuvre de science. Ils ont recherché l'exactitude et l'impartialité. La pratique de cette dernière vertu a pu coûter à quelques-uns d'entre eux, mais tous l'ont observée. Le secrétaire général, M. Camille Dreyfus lui-même, avait donné l'exemple.
Quelques-uns des articles publiés dans les cinq premiers volumes sont de véritables mémoires. Il m'a semblé que les questions militaires étaient traitées, notamment, avec soin et dans de grands détails.
Des figures rendent, au besoin, le texte plus clair, et de bonnes cartes en couleurs accompagnent les articles géographiques. Enfin, ce qui donne un prix particulier à ce grand ouvrage, c'est, à mon sens, la bibliographie sommaire qui est placé au bas de chaque article. Les indications de ce genre permettent aux curieux de faire des recherches sur les points qui les intéressent.
Pour montrer à M. Lamirault que j'ai feuilleté avec intérêt les cinq gros volumes dont l'exécution matérielle lui fait honneur, je présenterai deux observations assez minutieuses. La première a trait à l'article Avaray (comte d'). Il s'agit de ce comte d'Avaray à qui le comte de Provence montrait tant d'amitié. L'auteur de cet article a omis d'indiquer dans sa bibliographie la Relation d'un voyage à Bruxelles et à Coblentz, dont l'auteur n'est autre que Louis XVIII lui-même. Pourtant ce livre constitue la source principale de la biographie du comte d'Avaray. Mon second grief est un peu plus sérieux. Il porte sur la biographie d'une fausse Jeanne d'Arc, la dame des Armoises. Le rédacteur a confondu deux personnes distinctes. Il lui suffisait de lire la Jeanne d'Arc à Domrémy de M. Siméon Luce pour ne pas tomber dans cette méprise. Voilà de bien petites chicanes.
Quelle belle chose aussi qu'une encyclopédie bien faite! Et que de richesses contiendra ce nouvel inventaire de nos sciences! Le cercle des connaissances humaines s'est merveilleusement agrandi depuis un demi-siècle. Notre vue atteint aujourd'hui des phénomènes qu'on ne soupçonnait pas avant nous. Pour nous en tenir nous aussi à la lettre A, la plus noble des sciences, l'astronomie, nous a fait coup sur coup des révélations étonnantes; elle nous a montré dans la sphère lumineuse du soleil des bouleversements dont nous n'avons pas l'idée, nous qui vivons sur une très petite planète, en somme assez paisible. Imaginait-on, il y a seulement vingt-cinq ans, qu'il se fît sur le tissu gazeux dont s'enveloppe le soleil des déchirures mille fois grandes comme la terre et qui se réparent en quelques minutes? Il ne reste plus rien de ce ciel incorruptible décrit dans les antiques cosmogonies. Nous savons aujourd'hui que les espaces éthérés sont le théâtre des énergies qui produisent la vie et la mort. Nous savons que les étoiles s'éteignent; nous savons même à quels signes on peut annoncer la mort d'un astre. Une étoile qui ne brille plus que d'un éclat rouge et fumeux va bientôt mourir. Mais qu'est-ce que mourir, sinon renaître? La mort d'un soleil n'est peut-être que la naissance d'une planète. Quant aux planètes, elles ne sont pas exemptes de la caducité universelle. Elles périssent à l'heure marquée et l'on a observé, non loin de la terre, les débris épars de la planète de Kepler. Tout est en mouvement dans l'univers, ou plutôt tout est mouvement. Les étoiles, qu'on croyait fixes, nagent dans le ciel avec la rapidité de l'éclair. Et pourtant nous ne les voyons pas bouger. Comment cela se peut-il faire? Écoutez: Voici un boulet; au moment où il est lancé hors du canon, sa surface est modifiée par des agents chimiques d'une grande puissance, elle se couvre de germes féconds; une flore et une faune infiniment petites y naissent: ce boulet est devenu un monde. Après bien des efforts et d'innombrables essais, des types d'une animalité supérieure s'y produisent et tendent à s'y fixer.
Enfin, des êtres intelligents y voient le jour. Ils ont soif d'aimer et de connaître. Ils mesurent leur monde et l'immensité de ce monde les étonne. Leur intelligence est pleine d'inquiétude et d'audace. Armés d'appareils puissants, ils se mettent en communication avec cette partie de l'univers dans laquelle ils sont lancés. Ils sondent l'espace, ils découvrent des formes inintelligibles dans l'infini, ils distinguent, sans connaître leur véritable nature, quelques soldats des deux armées, un moulin et le clocher vers lequel ils se dirigent à leur insu. Ils parviennent même à mesurer approximativement quelques distances. Mais ils se figurent que le monde dont ils peuplent la superficie est suspendu immobile dans l'espace et que les figures inconnues qu'ils distinguent à peine au sein de l'infini sont également immobiles. Et comment auraient-ils une autre impression, puisque la vie de chacun d'eux est si courte qu'ils l'accomplissent tout entière, avec ses joies et ses douleurs et ses longs désirs, avant que ce boulet, leur monde, ait franchi une partie appréciable de l'espace. Ce qui est un moment dans le trajet du projectile est pour eux une longue suite de siècles. Pourtant, comme ils sont géomètres, leurs savants finissent par s'apercevoir que la sphère qu'ils habitent, immobile en apparence, est animée en réalité d'un mouvement très rapide et que les corps lointains qu'ils découvrent aux confins de leur univers sont également animés de mouvements propres. Peu à peu, sous l'action de causes très complexes, le boulet devient inhabitable, l'intelligence, puis la vie s'y éteignent, et ce n'est plus qu'une masse inerte quand il va se loger avec fracas dans le clocher d'une pauvre église de village. Aucune des générations innombrables qui l'avaient habité dans sa période féconde n'avait soupçonné ni le point du départ, ni le point d'arrivée, ni le but du voyage. Les sages du boulet avaient dit avec raison: «Il faut renoncer à connaître l'inconnaissable.» Mais les âmes anxieuses jetées par l'aveugle destinée sur le projectile en marche avaient tour à tour adoré et blasphémé Dieu, cru, douté, désespéré. Là, des âges immémoriaux s'étaient déroulés en trois de nos secondes. Ce boulet, c'est la terre, et la race intelligente qui y accomplit ses riches destinées d'un instant, c'est l'humanité. Nous sommes trop petits pour regarder voler les astres. Pourtant, ils volent comme des oiseaux de mer, en cercles harmonieux. Nous durons trop peu de temps pour voir les constellations changer de figure. La Grande Ourse nous semble à jamais immobile. Pourtant, la Grande Ourse, dans quelques milliers de siècles, présentera aux habitants de la Terre un visage nouveau. Mais les amants d'alors, qui la contempleront en se tenant par la main, la salueront aussi tout frissonnants, comme l'immuable témoin de leur joie éphémère. Et l'humanité aura vécu sans savoir d'où viennent et où s'en vont ces papillons dont le ciel est le jardin.
Depuis peu, l'astronomie a jeté de nouveaux épouvantements dans l'imagination des hommes. Elle nous a montré une petite étoile qui vacille et elle nous a dit: «Celle-ci du moins est notre voisine, et de toutes la plus rapprochée. C'est l'alpha du Centaure. Si les astres se parlent entre eux, notre soleil ne doit guère avoir de secrets pour cette étoile: ils se touchent pour ainsi dire. Eh bien, un rayon de l'alpha du Centaure, voyageant avec une vitesse de 79 000 lieues par seconde, met trois ans et demi à nous parvenir. Les autres étoiles sont plus éloignées. La belle flamme rouge de Sirius emploie dix-sept ans à venir jusqu'à nous. Sirius est encore un voisin. Mais il est telle étoile qui peut être éteinte depuis des siècles et dont nous recevons encore la lumière. Ainsi les lueurs innombrables que nous envoie le ciel des nuits ne sont pas contemporaines. Tous ces beaux regards nous parlent de passés divers. Quelques-uns nous parlent d'un passé insondable. Tel rayon qui vient aujourd'hui caresser nos yeux voyageait déjà dans le ciel quand la terre n'existait pas encore. Immensité du temps et de l'espace! Distinguez-vous ce point lumineux, si pâle dans cette poussière de mondes? C'est une nébuleuse, située aux confins de l'univers visible. Et voici que le télescope la décompose en des milliers d'étoiles. Ce point, c'est un autre univers, plus grand peut être que le nôtre. Ce grain de sable est à lui seul autant et plus que tous les astres de nos nuits.
Cette immensité, la science la ramènera à l'unité. L'analyse spectrale nous fera connaître la composition chimique des étoiles. Elle nous apprendra que les substances qui brûlent à la surface de ces astres lointains sont celles mêmes dont est formé notre soleil. Ces substances se retrouvent toutes sur la terre qui est la fille du soleil, la chair de sa chair. En sorte que cette goutte de boue où nous vivons contient pourtant en elle tout l'univers.
Il était temps que l'astronomie physique nous apportât cette révélation et nous montrât notre infini quand nous ne voyions plus que notre néant. La Terre n'est rien, mais ce rien possède les mêmes richesses que Sirius et la Polaire. Les pierres mêmes qui nous sont tombées du ciel ne nous ont rien apporté d'inconnu.
La chimie contemporaine aussi s'est fait une idée nouvelle et philosophique des choses. Son analyse subtile a si bien pénétré les corps qu'ils se sont tous évaporés. Elle a relégué la matière au rang des grossières apparences. Elle a montré que la substance n'était pas, que rien n'existait en soi, qu'il n'y a que des états, et que ce qu'on nommait substance n'est qu'un insaisissable Protée. Elle a fondé le dogme de l'instabilité universelle. Elle a dit: «Chaleur, lumière, électricité, magnétisme, affinité chimique, mouvement sont les apparences diverses d'une même réalité encore inconnue. L'illusion, l'éternelle illusion révèle seule le dieu caché. La nature ne nous apparaît que comme une vaste fantasmagorie et la chimie n'est que la science des métamorphoses. Il n'y a plus ni gaz, ni solides, ni fluides, il y a seulement le sourire de l'éternelle Maïa.»
La chimie, donnant la main à la physiologie, a reconnu que la matière organique n'était point distincte dans son principe de la matière inerte, ou plutôt qu'il n'y avait point de matière inerte et que la vie avec le mouvement étaient partout.
La physiologie philosophique s'applaudit de ramener au même type la vie animale et la vie végétale, en constatant chez la plante la motilité, la respiration et le sommeil.
L'homme est aujourd'hui plus intimement rattaché à la nature. Sans parler des grandes hypothèses formées sur ses origines, l'archéologie préhistorique lui rappelle ses humbles commencements et ses longs progrès. Elle le montre misérable et nu, et pourtant ingénieux déjà, au temps du mammouth, dans les cavernes qu'il disputait aux grands ours. On sait maintenant de science certaine ce que ces Grecs pleins de sens avaient deviné quand ils firent de beaux contes sur les satyres et sur Héraclès, vainqueur des monstres. La science du langage, rattachée aux sciences naturelles, les égale désormais en précision. De nouvelles méthodes historiques sont inaugurées. L'étude des microbes fournit à la médecine pratique de nouveaux moyens d'action; les progrès de la physiologie donnent à la chirurgie une audace effrayante et pourtant heureuse. La neurologie provoque et systématise des phénomènes nerveux dont l'étrangeté semble tenir du prodige. De grandes découvertes appliquées à l'industrie changent les conditions mêmes de la vie.
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles?
Que de richesses pour la Grande Encyclopédie et qu'il nous tardait de voir enfin dresser un inventaire exact de nos connaissances!
M. HENRI MEILHAC À L'ACADÉMIE FRANÇAISE
En préférant M. Henri Meilhac à deux concurrents tout à fait académisables, l'Académie a fait un choix hardi, brillant, heureux, qui plaît par sa crânerie même. L'Académie ne risque rien à ressembler au ciel où l'on arrive par diverses voies. L'Église triomphante accueille, à côté des saints de profession, d'aimables pécheurs prédestinés au salut éternel. Elle gagne, à cette pratique, de mettre une agréable diversité parmi les élus. S'il n'y avait qu'une sorte d'académiciens et qu'une sorte de bienheureux, l'Académie et le Paradis seraient monotones.
Ne le dites pas, mais je me sens au fond du coeur une inclination secrète pour les prédestinés qui, comme sainte Marie l'Égyptienne et comme M. Meilhac, furent élus par un coup éclatant de la grâce, alors qu'ils n'y pensaient point et même qu'ils pensaient à tout autre chose. Et qui ne sent que la grâce est meilleure que la justice?
Oui, MM. les académiciens ont fait un excellent choix. Savent-ils même jusqu'à quel point leur choix est excellent? Savent-ils que l'auteur de Gotte est un rare et charmant esprit; qu'il est attique à sa façon, et que cette façon est des meilleures, car elle est naturelle? Se sont-ils bien dit que M. Henri Meilhac alliait, dans ses, oeuvres faciles, la vérité à la fantaisie et le comique audacieux à l'observation juste?
Voilà un bon choix. Il en faut de tels. Il en faut aussi de mauvais, il en faut de détestables. Ce n'est point un paradoxe d'affirmer que les mauvais choix sont nécessaires à l'existence de l'Académie française. Si elle ne faisait pas dans ses élections la part de la faiblesse et de l'erreur, si elle ne se donnait pas quelquefois l'air de prendre au hasard, elle se rendrait si haïssable qu'elle ne pourrait plus vivre. Elle serait dans les lettres françaises comme un tribunal au milieu de condamnés. Infaillible, elle paraîtrait odieuse. Quel affront pour ceux qu'elle n'accueillerait pas, si l'élu était toujours le meilleur! La fille de Richelieu doit se montrer un peu légère pour ne pas paraître trop insolente. Ce qui la sauve, c'est qu'elle a des fantaisies. Son injustice fait son innocence, et c'est parce que nous la savons capricieuse qu'elle peut nous repousser sans nous blesser. Il lui est parfois si avantageux de se tromper que je suis tenté de croire qu'elle le fait exprès. Telle de ses élections désarme l'envie. Puis, au moment ou l'on désespérait d'elle, elle se montre ingénieuse, libre et perspicace. Il est bien vrai qu'il faut, dans toutes les choses humaines, faire la part du hasard.
UN POÈTE OUBLIÉ
SAINT-CYR DE RAYSSAC
M. Théodore de Banville dit communément que les hommes ont besoin de poésie autant que de pain. Je serais tenté de le croire: les paysans, qui ne savent rien, savent des chansons et l'amour des vers est naturel aux personnes bien nées. Je l'ai bien vu l'autre jour quand j'ai reçu vingt lettres me demandant quel était ce Saint-Cyr de Rayssac dont j'avais cité un si beau sonnet[13].
[Note 13: Le sonnet sur le Génie du sommeil éternel, voir plus haut, p. 84 de ce volume.]
J'ai goûté alors, je vous assure, plus de joie que je n'en avais encore éprouvé dans toute ma carrière littéraire. Je me suis dit: Il n'est donc pas tout à fait vain d'écrire! Ces petits signes noirs que nous jetons sur le papier vont donc répandre par le monde l'émotion qui nous agitait quand nous les tracions. Il y a donc des esprits qui correspondent à notre esprit, des coeurs qui battent avec notre coeur! Ce que nous disons répond quelquefois dans les âmes.
C'est ainsi que j'ai eu le bonheur de faire goûter, aimer quatorze beaux vers jusque-là inconnus et comme inédits. On m'a écrit de Paris, de Rome, de Bucarest: Quel est donc ce Saint-Cyr de Rayssac? Ses poésies ont-elles été publiées? Je réponds d'abord à la seconde question. Les poésies de Saint-Cyr de Rayssac ont été publiées en 1877, chez l'éditeur Alphonse Lemerre, avec une préface d'Hippolyte Babou. Quant au poète lui-même, je dirai avec plaisir ce que je sais de lui et pourquoi je l'aime.
Saint-Cyr de Rayssac naquit à Castres en 1837. Son père, cadet d'une vieille famille albigeoise, fier comme Artaban et pauvre comme Job, avait épousé, à quarante ans, après d'innombrables aventures d'amour, une innocente jeune fille, mademoiselle Noémi Gabaude. Royaliste et duelliste d'inclination, il était devenu directeur des postes par l'injure du sort. C'était un mari prodigieusement jaloux. Ses perpétuelles fureurs terrifiaient la pauvre créature, qui l'adorait en tremblant. Quand il la vit enceinte, ses soupçons redoublèrent: «Malheur à vous, lui criait-il, si votre enfant n'a pas les yeux bleus!» Et la pauvre femme, frissonnant et pleurant, priait Dieu de bleuir les prunelles du petit enfant qu'elle portait dans son sein.
—Et voilà pourquoi j'ai les yeux bleus, disait parfois Saint-Cyr avec un sourire mélancolique. Mais voilà aussi pourquoi je suis venu au monde deux mois avant terme, et si chétif qu'on me croyait perdu.
N'ayant pu le porter assez longtemps, sa mère le couva si bien qu'il vécut. Il annonça dès l'enfance une âme ardente et tendre. À l'âge de douze ans, transplanté avec sa famille dans le Lyonnais, à Saint-Chamond, où son père venait d'être nommé directeur des postes, il dévora la bibliothèque publique que Saint-Chamond doit à la libéralité posthume de Dugas-Montbel, son plus illustre enfant. Le bon Dugas-Montbel, qui traduisit Homère avec simplicité, avait rassemblé les monuments de la poésie et de l'art antiques. Au milieu de ces nobles richesses, Saint-Cyr sentit l'amour du beau gonfler son coeur adolescent. On dit qu'en même temps la beauté vivante commençait à le troubler et qu'il était dès lors irrévocablement destiné à d'exquises souffrances.
Ses études terminées, il vint à Paris. Mais bientôt il fut appelé au chevet de son père mourant. Il perdit presque en même temps son frère cadet, qui revint du Mexique blessé mortellement. Assombri par ce double deuil, il alla chercher en Italie la divine consolation. L'Italie le reçut comme une mère. Au soleil de Florence il chanta. Il ne fit que passer, mais il emportait les ardentes images du beau. En quittant Florence, il lui laissa pour adieu un de ces sonnets à la fois précieux et négligés dans lesquels il coulait volontiers sa pensée:
Hôtesse aux bras ouverts, qui me jetais des fleurs,
Toi, l'amante d'un jour que jamais on n'oublie,
Qui, dès les premiers pas, fais aimer l'Italie,
Son ciel et sa beauté, sa gloire et ses malheurs,
Oh! sans doute le temps a fané tes couleurs:
Mais tu gardes encor sous ta mélancolie
Ce parfum d'élégance et d'amitié polie
Qu'on cueille sur ta bouche et qu'on emporte ailleurs.
Pour tous les souvenirs tu tiens une merveille.
Ton enceinte riante est comme une corbeille,
Les festons sur le bord, les perles au milieu.
Bref, ton charme est si doux, colline de Florence,
Que je trouvai des pleurs, et je venais de France,
Des pleurs pour te bénir en te disant adieu.
Il resta plus longtemps à Rome, dont il aimait les splendeurs et les ruines. La désolation de la campagne romaine le charmait infiniment:
À peine à l'horizon voit-on sur un coteau
Quelques buffles errants, que le pâtre abandonne
Pour se coucher en paix sur un fût de colonne
Et dormir au soleil, drapé dans un manteau.
……………………………………..
Au ciel, pas un soupir, pas un battement d'ailes:
C'est bien la majesté des douleurs éternelles
Qui n'ont plus rien à dire et plus rien à pleurer.
C'est à Rome que Saint-Cyr de Rayssac eut la plus abondante révélation de la beauté. Son âme débordait d'enthousiasme. Tantôt il visitait pieusement les chambres de Raphaël au Vatican et s'exaltait dans la contemplation d'un art idéaliste:
Sages sous le portique, apôtres au concile,
Tous ils portent au front la lumière subtile,
Le voile transparent de l'immortalité.
Tantôt il adorait la Vénus du Capitole, «cette blanche goutte d'écume», toute pure de la pureté de ses formes, qui n'a de charnel,
Que son geste impudique et ses cheveux défaits,
et que revêtent comme des voiles augustes l'harmonie et la grâce. Saint-Cyr de Rayssac, à Rome, se promène avec ivresse des marbres antiques aux fresques de la Renaissance. Il admire également l'art grec et l'art chrétien. Pourtant, il réserve peut-être ses plus intimes tendresses à ces statues issues ou inspirées de l'esprit hellénique et qui ont apporté au monde cette chose incomparable: le divin naturel. Quelle force l'entraînait vers la Vénus du Capitole et le Génie du sommeil éternel? Celle-là même qui, dans les années d'adolescence, lui faisait pressentir l'amour et la beauté sous la poussière des livres amassés par le vieux Dugas-Montbel, l'union féconde du sensualisme et de l'idéal, la généreuse ardeur qui fait le génie des Prud'hon et des Chénier. L'âme méditative de Saint-Cyr de Rayssac était servie par des sens exquis. C'est pourquoi il sentait si fortement la caresse des lignes et la divinité des formes. Il y avait aussi dans son génie une fierté, une pudeur que seul l'art hellénique contentait pleinement. Il savait gré aux sculpteurs antiques de leur sublime impassibilité:
S'ils eurent l'âme triste ou le front radieux,
Ils ne l'ont jamais dit aux marbres de l'Attique.
Aussi, quand enfin il lui faut quitter sa Rome bien-aimée; il revient s'attendrir une dernière fois dans cette salle où la Muse est si belle.
Il s'écrie:
Oh! si ses bras chéris pouvaient enfin s'ouvrir!
Je crus un instant, ajoute-t-il,
Je crus que son regard mélancolique et tendre
Pour tomber dans le mien venait de s'allumer.
Puis; étonné, honteux de son généreux blasphème, il craint d'avoir offensé la Muse.
Pardonne, pardonne, j'étais fous de tendresse;
Et je te vis sourire à force de t'aimer!
À son retour d'Italie, Saint-Cyr de Rayssac fréquenta l'atelier d'un artiste lyonnais, bien oublié aujourd'hui, Janmot, qui s'honorait de l'amitié d'Ingres, de Flandrin et de Victor de Laprade.
C'était un peintre mystique d'une grande distinction. Il peignait des anges. Volontiers il leur donnait la figure d'une de ses élèves, âgée de seize ans; pupille de madame Janmot, née de Saint-Paulet. Cette jeune fille royaliste, catholique ardente, étudiait avec zèle la musique et la peinture, dans cet atelier où régnait le calme des sanctuaires. Saint-Cyr de Rayssac, tout plein des images de l'art italien, vit en elle un de ces anges qui, descendus du ciel, ramassaient le pinceau échappé des mains de Fra Angelico et peignaient la fresque pendant le sommeil du bon moine. Il l'aima, l'épousa et l'aima encore.
Tous ceux qui ont connu Madame Saint-Cyr de Rayssac attestent sa rare beauté et son esprit charmant. Son mari l'a peinte en deux vers:
Française des beaux jours, héroïque et charmante,
Avec la lèvre humide et le coup d'oeil moqueur.
Il dit ailleurs: «On loue votre taille et vos yeux. Rien n'est plus beau; mais ce qui me charme le plus en vous, c'est votre voix.» Madame de Rayssac avait, en effet, une voix délicieuse. Quelqu'un qui a entendu cette dame a dit: «Quand elle parle, elle chante un peu, comme l'oiseau qui se pose vole encore.» Dès la première jeunesse, au dire du même témoin, elle avait la mémoire ornée et riche. Instruite par son père, qui avait beaucoup vu, et par sa marraine, une des femmes les plus brillantes de la société lyonnaise, elle contait avec beaucoup d'abondance et d'agrément. On lui dit un jour:
—Mais, pour parler ainsi de M. de Villèle et d'Armand Carrel, de M. de Jouy et de Victor Hugo, de madame de Souza et de madame de Girardin, d'Alfred de Musset et de Stendhal, quel âge avez-vous donc?
Et elle répondit:
—J'ai l'âge de ma marraine, l'âge de mon père et quelquefois le mien.
Les vers d'amour que lui fit Saint-Cyr de Rayssac ont été heureusement conservés. Ils nous apprennent que Berthe (madame de Rayssac se nommait Berthe) était jalouse du passé. C'est un grand malheur auquel les âmes délicates et fières sont sujettes. Elle souffrait cruellement à la pensée que celui qu'elle aimait avait donné jadis à d'autres qu'elle une part du trésor où elle puisait maintenant avec délices. Elle ne put retenir ses plaintes. Le poète lui fit un sonnet pour la consoler.
Dans ce temps, j'épelais pour mieux savoir te lire,
Et tous les vieux amours qu'il te plaît de maudire
Enseignaient à mon coeur quelque chose pour toi.
……………………………………………..
Et j'ai mis à tes pieds, virginale maîtresse,
La brûlante moisson de toute ma jeunesse,
Le sauvage bouquet fait de toutes mes fleurs.
À son tour, il lui faisait des reproches. Il avait à se plaindre d'elle, puisqu'il l'aimait. Madame de Rayssac était musicienne et peintre avec ardeur. Elle chantait pendant de longues heures et allait dessiner dans son atelier. «Je m'effraye de ces dépenses», disait le poète avec l'accent d'un tendre reproche:
Ce qu'on donne à la poésie,
En es-tu sûre, enfant chérie,
N'est-il pas perdu pour l'amour?
Tels étaient les soucis de ces deux êtres heureux et bons. Mais un jour le poète se réveilla pâle et souffrant. La phtisie l'avait atteint; elle fit des progrès rapides. Saint-Cyr de Rayssac mourut à Paris le 15 mai 1874, dans sa trente-septième année.
Ses vers furent publiés quatre ans après par les soins d'Hippolyte Babou. Le public ne les connut pas. Les poètes de métier, je dois le dire, ne les goûtèrent que médiocrement. Saint-Cyr de Rayssac est un poète négligé. Cela ne se pardonnait pas en 1878. Ses sonnets ne sont pas réguliers. Ils sont rimés avec peu d'exactitude. On le vit et l'on ne vit pas que le sentiment en est rare et souvent exquis.
On lui sut mauvais gré d'être de l'école de Musset et de défendre l'auteur des Nuits. Musset passait pour léger, on l'en méprisait; Saint-Cyr ne l'en admirait que plus.
Oh! léger! quelle gloire.—Amis, soyons légers,
Légers comme le feu, les ailes et la plume,
Comme tout ce qui monte et tout ce qui parfume,
Comme l'âme des fleurs dans les bois d'orangers.
Je le reconnais. Saint-Cyr de Rayssac a bien des défauts: chez lui, l'expression est parfois molle et incertaine. Mais il est simple, naturel, harmonieux; il a le goût excellent, le style pur, le vers facile et chantant. N'est-ce donc rien que cela? Il est profondément, intimement poète. Il a des images neuves. N'eût-il écrit que ces trois vers, sur la Madeleine du Corrège, je l'aimerais de tout mon coeur:
La voilà donc; pieds nus, la belle pécheresse,
Pieds nus, cheveux en pleurs, et la tiède paresse
Gonfle, en les déroulant, les anneaux de sa chair.
Que cela est expressif et senti!
J'ai cité l'autre jour le sonnet Sur le Génie funèbre du Capitole, et la grâce morbide de ces quatorze vers a enchanté l'élite de mes lecteurs. Voici un autre sonnet d'un ton plus grave et non moins touchant:
UNE PIETA
Oh! non, pas un blasphème et pas un désaveu;
Mais je tombe, Seigneur, et je me désespère,
Mais quand ils ont planté le gibet du calvaire,
C'est dans mon coeur ouvert qu'ils enfonçaient le pieu!
Crois-tu que je t'aimais, moi dont le manteau bleu,
T'abrita quatorze ans comme un fils de la terre?
Oh! pourquoi, juste ciel, lui donner une mère?
Qu'en avait-il besoin, puisqu'il était un Dieu?
L'angoisse me dévore; au fond de ma prunelle,
Roule toujours brûlante une larme éternelle
Qui rongera mes yeux sans couler ni tarir.
Seigneur, pardonnez moi, je suis seule à souffrir.
Ma part dans cette épreuve est bien la plus cruelle,
Et je peux bien pleurer sans vous désobéir.
Je ne sais, mais il me semble que la poésie de Saint-Cyr de Rayssac est originale dans sa simplicité et qu'on y goûte un mélange particulier d'idéalisme et de sensualité. Je me figure que ce poète peut plaire à quelques délicats. Il est tout à fait inconnu. Je serai bien heureux si je l'avais fait goûter de quelques personnes bien douées. Celles-là penseraient de temps, en temps à moi et diraient: «Nous lui devons un ami.»
LES TORTS DE L'HISTOIRE[14]
[Note 14: L'Histoire et les Historiens, essai critique sur l'histoire considérée comme science positive, par Louis Bourdeau. 1 vol. in-8°; Alcan, éditeur.]
Les philosophes, ont, en général peu de goût pour l'histoire. Ils lui reprochent volontiers de procéder sans méthode et sans but. Descartes la tenait en mépris. Malebranche disait n'en pas faire plus de cas que des nouvelles de son quartier. Dans sa vieillesse, il distinguait le jeune d'Aguesseau et le favorisait même de quelques entretiens sur la métaphysique; mais un jour, l'ayant surpris un Thucydide à la main, il lui retira son estime: la frivolité de cette lecture le scandalisait. Avant-hier encore, étant assez heureux pour causer avec un philosophe dont l'entretien m'est toujours profitable, M. Darlu, j'eus grand'peine à défendre contre lui l'histoire; qu'il tient pour la moins honorable dès oeuvres d'imagination.
Aussi n'ai-je pas éprouvé trop de surprise en ouvrant, ce matin, le livre tout à fait solide et puissant dans lequel M. Louis Bourdeau rejette les oeuvres des historiens au rang des fables, avec les contes de ma Mère l'oie. D'après M. Bourdeau, comme d'après le moraliste Johnson, l'histoire est un vieil almanach, et les historiens ne peuvent prétendre à une plus haute dignité que celle de faiseurs d'almanachs.
«L'histoire, dit M. Louis Bourdeau, n'est et ne saurait être une science.» Les raisons qu'il en donne ne sont pas sans faire impression sur mon esprit; et il y a, peut-être, quelque raison à cela. Pour tout dire, j'avais essayé de les indiquer avant lui. Je les avais jetées légèrement et par badinage il y a dix ans, dans un petit livre intitulé le Crime de Sylvestre Bonnard. Je n'y tenais point. Mais maintenant que je vois qu'elles valent quelque chose, je m'empresse de les reprendre.
«Et d'abord, avais-je dit, dans ce petit livre, qu'est-ce que l'histoire? L'histoire est la représentation écrite des événements passés. Mais qu'est-ce qu'un événement? Est-ce un fait quelconque? Non pas? C'est un fait notable. Or, comment l'historien juge-t-il qu'un fait est notable ou non? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caprice, à son idée, en artiste enfin! car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Mais un fait est quelque chose d'extrêmement complexe. L'historien représentera-t-il les faits dans leur complexité? Non, cela est impossible. Il les représentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu'ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n'en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, par un ou plusieurs faits non historiques et par cela même inconnus, comment l'historien pourra-t-il marquer la relation de ces faits?
«Et je suppose que l'historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu'en réalité, il n'accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons d'intérêt ou de sentiment. L'histoire n'est pas une science, c'est un art, et on n'y réussit que par l'imagination.»
Ce sont là, précisément, si je ne me trompe, les idées fondamentales sur lesquelles M. Louis Bourdeau s'appuie pour refuser à l'histoire toute valeur scientifique. Il reproduit cette définition du Dictionnaire de l'Académie: «L'histoire est le récit des choses dignes de mémoire.»
Et il ajoute:
«Une définition de ce genre, si elle convient assez aux ouvrages des historiens, ne saurait suffire à l'institution d'une science et, plus on la creuse, moins elle satisfait la raison. Que représentent, dans l'ensemble des développements de la vie humaine, les choses «dignes de mémoire»? Ont-elles une essence propre, des caractères fixes? Nullement. Cette qualification résulte d'une appréciation arbitraire qui échappe à toute règle… Jusqu'où doivent s'étendre, dans le détail, les tenants et aboutissants des choses célèbres? Cela n'est pas indiqué. La frontière reste indécise. Chacun place des bornes à sa fantaisie.»
Puis venant à examiner la valeur des témoignages et la créance due à la tradition, M. Bourdeau établit aisément que la constatation des faits par l'historien est toujours une opération malaisée et de succès incertain.
Nous voilà parfaitement d'accord, M. Bourdeau et moi. J'en suis fier, car je tiens l'esprit de M. Bourdeau pour ferme et assuré. Donc il n'y a pas, à proprement parler, de science historique.
Du moins, cette vérité qu'on poursuit en vain quand il s'agit d'établir un événement ancien, pourra-t-on l'atteindre si l'on se borne à constater un fait contemporain? Si le passé nous échappe, pouvons-nous saisir le présent? M. Bourdeau ne le croit pas. Il défend bien aux chroniqueurs et aux mémorialistes de ne point mentir, et il raconte à ce propos l'aventure de Walter Raleigh. Enfermé à la Tour de Londres, cet homme d'État s'occupait à écrire la seconde partie de son Histoire du monde. Un jour, il fut interrompu dans ce travail par le bruit d'une querelle qui éclatait sous les fenêtres de sa prison. Il suivit d'un regard attentif les incidents de la rixe et crut s'en être bien rendu compte. Le lendemain, ayant causé de la scène avec un de ses amis qui en avait aussi été témoin et même y avait pris une part active, il fut contredit par lui sur tous les points. Réfléchissant alors à la difficulté de connaître la vérité sur des événements lointains, quand il avait pu se méprendre sur ce qui se passait sous ses yeux, il jeta au feu le manuscrit de son histoire.
Il est à remarquer, toutefois, que cette difficulté de connaître la vérité la plus prochaine a frappé tous les historiens et qu'ils n'ont pas tous brûlé leurs écrits. Entre les esprits pénétrés de l'incertitude universelle, M. Renan se distingue par un sentiment particulier de défiance résignée. Il ne s'est jamais fait d'illusions sur l'irrémédiable incertitude des témoignages historiques:
«Essayons de nos jours, a-t-il dit, avec nos innombrables moyens d'information et de publicité, de savoir exactement comment s'est passé tel grand épisode de l'histoire contemporaine, quels propos s'y sont tenus, quelles étaient les vues et les intentions précises des auteurs; nous n'y réussirons pas. J'ai souvent essayé, pour ma part, comme expérience de critique historique, de me faire une idée complète d'événements qui se sont passés presque tous sous mes yeux, tels que les journées de Février, de Juin, etc. Je n'ai jamais réussi à me satisfaire.»
Les esprits indulgents prennent leur parti des trahisons de l'histoire. Cette Muse est menteuse, pensent-ils, mais elle ne nous trompe plus dès que nous savons qu'elle nous trompe. Le doute constant sera notre certitude. Prudemment nous nous acheminerons d'erreurs en erreurs vers une vérité relative. Un mensonge même est une sorte de vérité.
Quant à M. Bourdeau, il ne veut pas être trompé, même sciemment, et il répudie absolument l'histoire. Il la chasse comme décevante, impudique et dissolue, vendue aux puissants, courtisane aux gages des rois, ennemie des peuples, inique et fausse. Il la remplace par la statistique, qui est proprement «la science des faits sociaux exprimés par des termes numériques». Plus de beaux récits, plus de narrations émouvantes, seulement des chiffres.
«Les historiens de l'avenir auront surtout pour tâche de recueillir et d'interpréter des données statistiques sur les faits de la vie commune. L'activité de la raison se résout toujours en actes, et l'unique manière de s'en rendre compte est, après les avoir classés par fonctions définies, de les constater au moment où ils s'accomplissent, de les dénombrer dans des conditions déterminées de population, d'époque et de territoire, puis de comparer ces relevés, simultanés où successifs, de noter les variations de la fonction et d'en tirer les inductions qu'elles comportent. Ainsi seulement on pourra savoir un jour ce que font les multitudes dont l'humanité se compose.»
Désormais, les seuls documents historiques seront les tables de population, les tarifs des douanes, les états de commerce, les bilans des banques, les rapports des chemins de fer. M. Bourdeau se flatte qu'ils tromperont moins que les témoignages invoqués par des historiens tels que Tacite ou Michelet. Il peut avoir raison, bien que la statistique soit elle-même soumise à beaucoup d'incertitudes. Il n'y a pas que les Muses qui mentent.
M. Bourdeau veut que l'histoire, exclusivement consacrée jusqu'ici aux personnages illustres et aux événements extraordinaires, s'attache désormais aux actes journaliers de la vie des peuples. À cet égard, il faut le reconnaître, le prix des fers ou le taux de la rente instruisent mieux que le récit d'une bataille ou de l'entrevue de deux souverains.
M. Bourdeau veut qu'on sache comment ont vécu les millions d'êtres obscurs dont l'énergie harmonieuse fait la vie d'un peuple. Il veut que cette grande activité collective soit décomposée, étudiée pièce à pièce, méthodiquement, notée, chiffrée.
«Voilà, dit-il, l'histoire qu'il faudra faire désormais, non seulement pour les jeunes États qui, comme l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, la Plata, se fondent dans des conditions si nouvelles, mais même pour les vieilles sociétés d'Europe qui aspirent, à se régler aussi sur un idéal d'ordre, de travail, de paix et de liberté. Au point où nous sommes parvenus, toute autre manière d'étudier l'histoire est inexacte et puérile. Une réforme s'impose et se fera par les historiens ou contre eux. L'âge de l'historiographie littéraire touche à son terme; celui de l'histoire scientifique va commencer. Quand elle sera capable de nous retracer la vie d'un peuple, dans le sens que nous indiquons, on verra qu'aucun récit ne présente autant d'intérêt, d'enseignement et de grandeur.»
Je n'y contredis point. Créez la science de l'histoire: nous y applaudirons. Mais laissez-nous l'art charmant et magnifique des Thucydide et des Augustin Thierry.
M. Bourdeau sent lui-même qu'il est cruel. Il nous ôte nos belles histoires; mais il nous les ôte à regret. «Puisqu'il nous faut choisir entre la beauté et la vérité, dit-il, préférons sans hésiter la seconde.» Pour ma part, s'il me fallait choisir entre la beauté et la vérité, je n'hésiterais pas non plus: c'est la beauté que je garderais, certain qu'elle porte en elle une vérité plus haute et plus profonde que la vérité même. J'oserai dire qu'il n'y a de vrai au monde que le beau. Le beau nous apporte la plus haute révélation du divin qu'il nous soit permis de connaître. Mais pourquoi choisir? Pourquoi substituer l'histoire statistique à l'histoire narrative? C'est remplacer une rose par une pomme de terre! Ne pouvons-nous donc avoir ensemble et les fleurs de la poésie et ces «racines nourrissantes qui rendent les âmes savantes», comme disait le bon M. Lancelot. Je sais aussi bien que vous que l'histoire est fausse et que tous les historiens, depuis Hérodote jusqu'à Michelet, sont des conteurs de fables. Mais cela ne me fâche pas. Je veux bien qu'un Hérodote me trompe avec goût; je me laisserai éblouir par le sombre éclat de la pensée aristocratique d'un Tacite; je referai avec délices les rêves de ce grand aveugle qui vit Harold et Frédégonde. Je regretterais même que l'histoire fût plus exacte. Je dirai volontiers avec Voltaire: Réduisez-la à la vérité, vous la perdez, c'est Alcine dépouillée de ses prestiges.
Elle n'est qu'une suite d'images. C'est pour cela que je l'aime; c'est pour cela qu'elle convient aux hommes. L'humanité est encore dans l'enfance. On a déterminé récemment, ou cru déterminer, d'une manière approximative l'âge de la terre. La terre n'est pas vieille. Elle existe à l'état solide depuis 25 millions d'années au plus et il n'y a guère que 12 millions d'années qu'elle a donné la vie à des herbes marines et à des coquillages. Une lente évolution a produit les plantes et les animaux. L'homme est venu le dernier: il est né d'hier. Il est encore dans le feu de la jeunesse. Il ne faut pas lui demander d'être trop raisonnable. Il a besoin d'être amusé par des contes. Ne lui ôtez pas l'histoire, qui est son plus bel amusement intellectuel. S'il faut des contes à l'humanité, répondra M. Bourdeau, n'avons-nous pas les poètes. Ils sont plus amusants que les historiens et ils ne sont pas beaucoup plus faux. M. Bourdeau, qui est si dur pour les annalistes, les chroniqueurs et généralement pour tous les mémorialistes, garde, au contraire, dans son coeur, des trésors d'indulgence pour les poètes. Comme ils ne tirent point à conséquence, il leur pardonne tout. J'ai remarqué que les philosophes vivaient généralement en bonne intelligence avec les poètes. Les philosophes savent que les poètes ne pensent pas; cela les désarme, les attendrit et les enchante. Mais ils voient que les historiens pensent, et qu'ils pensent autrement que les philosophes. C'est ce que les philosophes ne pardonnent pas. M. Bourdeau nous renvoie à l'Iliade et à Peau d'Ane. Ce sont là de beaux contes. Mais nous n'y croyons plus guère. Nous voulons des contes que nous puissions croire, l'histoire de la Révolution française, par exemple. Laissez-nous le roman de l'histoire. S'il n'est pas vrai tout entier, il contient quelque vérité. Je dirai même qu'il renferme des vérités que votre statistique ne contiendra jamais. La vieille histoire est un art; c'est pourquoi elle a, dans sa beauté, une vérité spirituelle et idéale bien supérieure à toutes les vérités matérielles et tangibles des sciences d'observation pure: elle peint l'homme et les passions de l'homme. C'est ce que la statistique ne fera jamais. L'histoire narrative est inexacte par essence. Je l'ai dit et ne m'en dédis pas: mais elle est encore, avec la poésie, la plus fidèle image que l'homme ait tracée de lui-même. Elle est un portrait. Votre histoire statistique ne sera jamais qu'une autopsie.