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La vie littéraire. Deuxième série

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SUR LE SCEPTICISME[15]

[Note 15: Les Sceptiques grecs, par M. Victor Brochard. Impr. nat., 1 vol. in-8°.]

J'ai vécu d'heureuses années sans écrire. Je menais une vie contemplative et solitaire dont le souvenir m'est encore infiniment doux. Alors, comme je n'étudiais rien, j'apprenais beaucoup. En effet, c'est en se promenant qu'on fait les belles découvertes intellectuelles et morales. Au contraire, ce qu'on trouve dans un laboratoire ou dans un cabinet de travail est en général fort peu de chose, et il est à remarquer que les savants de profession sont plus ignorants que la plupart des autres hommes. Or, un matin de ce temps-là, il m'en souvient, je suivais à l'aventure les allées sinueuses du Jardin des Plantes, au milieu des biches et des moutons qui passaient leur tête entre les arbustes pour me demander du pain. Et je songeais que ce vieux jardin, peuplé d'animaux, ressemblait assez au paradis terrestre des anciennes estampes. Tout à coup je vis venir à moi l'abbé L*** qui, son bréviaire à la main, marchait avec la mâle allégresse d'une âme pure. C'était en effet un saint homme, que l'abbé L***; c'était aussi un savant; son coeur était pacifique, mais son esprit disputait sans cesse. Il faut l'avoir connu pour savoir comment l'orgueil d'un prêtre, peut s'unir à la simplicité d'un saint. Sa messe dite, il argumentait tout le jour. Il avait lu tout ce qu'on peut trouver sur les parapets de théologie, de morale et de métaphysique relié en veau, avec des tranches rouges. Les bouquins dont il couvrit les marges de notes et de tabac sont innombrables. Il dépensait en conversations sur les quais et dans les jardins publics l'éloquence d'un incomparable docteur. Au reste, il était assez mal vu à l'évêché. Ses supérieurs estimaient la pureté de ses moeurs, mais ils redoutaient la superbe de son esprit. Peut-être n'avaient-ils pas tout à fait tort. Ce jour-là, l'abbé L*** me parla en ces termes:

«Jean le Diacre rapporte que saint Grégoire ayant pleuré à la pensée que l'empereur Trajan était damné, Dieu, qui se plaît à accorder ce qu'on n'ose lui demander, exempta l'âme de Trajan des peines éternelles. Cette âme demeura en enfer, mais, depuis lors, elle n'y ressentit aucun mal. Il est permis d'imaginer que le fils adoptif de Nerva erre dans ces pâles prairies où Dante vit les héros et les sages de l'antiquité. Leurs regards étaient lents et graves; ils parlaient d'une voix douce. Le Florentin reconnut Anaxagore, Thalès, Empédocle, Héraclite et Zénon. Comment ne vit-il point aussi Pyrrhon parmi ces âmes coupables seulement d'avoir vécu dans l'ignorance de la loi sainte? De tous les philosophes de l'antiquité, Pyrrhon fut le plus sage. Non seulement il pratiqua des vertus que le christianisme a sanctifiées, non seulement il fut humble, patient et résigné, amoureux de la pauvreté, mais encore il professa la doctrine la plus vraie de toute l'antiquité profane, la seule qui s'accorde exactement avec la théologie chrétienne. Né dans les ténèbres du paganisme, il connut qu'il était sans lumière et il faut le louer hautement d'avoir flotté dans l'incertitude. Encore aujourd'hui, si on a le malheur de n'être pas chrétien, la sagesse est d'être pyrrhonien. Que dis-je? En tout ce qui n'est point article de foi, le philosophe chrétien est lui-même un pyrrhonien: il reste en suspens. Tout ce qui n'a pas été révélé est sujet au doute. Ce serait même une question de savoir si la religion chrétienne n'a pas fourni au scepticisme de nouveaux arguments et si la foi aux mystères ainsi qu'aux miracles n'a pas rendu la nature plus incompréhensible et la raison plus incertaine.»

L'abbé s'arrêta un moment devant la maison du zèbre. Il se frappa la poitrine.

«Pour moi, ajouta-t-il, c'est le monde invisible qui me révèle le monde visible. Je ne crois à la réalité de l'homme que parce que je crois à l'existence de Dieu. Je sais que j'existe uniquement parce que Dieu me l'a dit. L'Éternel m'a parlé, docutus est patribus nostris, Abraham et seminis ejus in sæcula. Et j'ai répondu: Me voici donc puisque vous m'avez parlé. Hors la révélation, tout, au physique comme au moral, est sujet de doute; rien n'est distinct, par conséquent rien n'est intéressant, et la religion seule, me soulevant entre ses mains lumineuses, m'arrache à l'ataraxie pyrrhonienne. Sans l'amour de Dieu, je n'aurais point d'amour; je ne croirais à rien si je ne croyais pas à l'impossible et à l'absurde. C'est pourquoi je tiens Pyrrhon pour le plus sage des païens.»

Ainsi parla l'abbé L***.

Je me rappelle littéralement ses paroles qui firent sur moi une profonde impression. Je n'avais jamais entendu de tels accents dans la bouche d'un prêtre, et je n'en ouïs plus jamais de tels depuis lors. Je crois ne pas me tromper en disant que l'Église se défie des apologistes qui, comme mon abbé L***, poussent en avant avec une excessive logique. Elle se rappelle à temps la mémorable parole du diable: «Et moi aussi, je suis logicien.» Le diable ne se flattait pas en parlant ainsi. Il demeure en définitive le seul docteur qu'on n'ait pas encore réfuté. Pour moi, c'est devant la maison du zèbre, en entendant l'abbé L***, que je commençai à douter de beaucoup de choses qui, jusque-là, m'avaient paru croyables.

Hélas! l'abbé L***, qui mourut curé d'un petit village de la Brie, repose maintenant dans un cimetière inculte et fleuri, à l'ombre d'une svelte église du XIIIe siècle. La pierre qui couvre ses restes porte cette inscription en témoignage d'une foi vive: Speravit anima mea. En lisant ces mots, je songeai à l'épitaphe en forme de dialogue qu'un spirituel Grec de Byzance composa pour Pyrrhon:

«Es-tu mort, Pyrrhon?—Je ne sais.»

Et je me pris à penser que, sauf un point, le philosophe et le prêtre avaient pourtant pensé de même.

Tous ces souvenirs me sont revenus tantôt à tire-d'aile, tandis que je lisais l'étude que M. Victor Brochard consacre à Pyrrhon dans son excellent livre sur les sceptiques grecs. Rien n'est plus intéressant. Ces Grecs ingénieux ont inventé d'innombrables systèmes philosophiques. Les écoles s'amusent de la brillante vanité des disputes, les esprits sont tiraillés, assourdis; c'est alors que naît le scepticisme. Il paraît au lendemain de la mort d'Alexandre dans cette orgie militaire qui souille de crimes monstrueux la terre classique du beau et du vrai.

Démosthène et Hypéride sont morts. Phocion boit la ciguë.

Il n'y a plus rien à espérer des hommes ni des dieux. C'en est fait de la liberté et des vertus antiques. Il est vrai que l'état politique d'un peuple ne détermine pas nécessairement la condition privée de ses habitants. La vie est quelquefois très supportable au milieu des calamités publiques, mais véritablement les temps de Cassandre et de Démétrius étaient exécrables. D'ailleurs, il faut se rappeler que la tyrannie, même douce, répugna longtemps à l'âme hellénique.

Pyrrhon était d'Élis, en Élide; peintre d'abord et poète, il naquit avec une imagination vive et une âme irritable. Mais il changea tout à fait de caractère par la suite. Ayant embrassé la philosophie, qui était alors en Grèce une sorte de monachisme, il suivit avec Anaxarque, son maître, l'expédition d'Alexandre. Il vit dans l'Inde les mages que les Grecs ont nommé des gymnosophistes et qui vivaient nus dans des ermitages. Leur mépris du monde et des vaines apparences, leur vie immobile et solitaire; leur soif du néant et de l'oubli, tous ces caractères d'un pessimisme doux et résigné frappèrent le jeune Pyrrhon; et certains caractères de la doctrine du philosophe d'Élis sont d'origine hindoue.

Après la mort d'Alexandre, Pyrrhon retourna dans sa ville. Là, sur les bords charmants du Pénée; dans cette vallée fleurie où les nymphes viennent le soir danser en choeur; il mena l'existence d'un saint homme. Il vécut pieusement (Grec: ehusethôs), dit son biographe. Il tenait ménage avec sa soeur Philista, qui était sage-femme. C'est lui qui portait à vendre la volaille et les cochons de lait au marché de la ville. Il balayait la maison et nettoyait les meubles.

Voilà l'exemple que ce sage donnait à ses disciples. Ainsi sa vie servait de témoignage à sa doctrine du renoncement et de l'indifférence. Il enseignait que les choses sont toutes également incertaines et discutables. Rien, disait-il, n'est intelligible. Nous ne devons nous fier ni aux sens ni à la raison. Il faut douter de tout et être indifférent à tout. Il ne subtilisait pas. Sa doctrine était surtout, dit M. Brochard, une doctrine morale, une règle de vie.

Selon Pyrrhon, «n'avoir d'opinion ni sur le bien ni sur le mal, voilà le moyen d'éviter toutes les causes de trouble. La plupart du temps, les hommes se rendent malheureux par leur faute; ils souffrent parce qu'ils sont privés de ce qu'ils croient être un bien ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre, et tous les maux disparaîtront…»

Pour Pyrrhon, comme pour Démocrate, le bien suprême est la bonne humeur, l'absence de crainte, la tranquillité.

«Se replier sur soi-même, dit M. Victor Brochard, afin de donner au malheur le moins de prise possible; vivre simplement et modestement, comme les humbles, sans prétention d'aucune sorte; laisser aller le monde et prendre son parti de maux qu'il n'est au pouvoir de personne d'empêcher; voilà l'idéal du sceptique.» Pyrrhon soutenait qu'il n'importe pas plus de vivre que de mourir ou de mourir que de vivre.

—Pourquoi donc ne mourez-vous pas? lui demanda-t-on.

—C'est à cause de cela même, répondit-il, c'est parce que la vie et la mort sont également indifférentes.

Dans un grand péril de naufrage, il fut le seul que la tempête n'étonna point. Comme il vit les autres passagers saisis de crainte et de tristesse, il les pria d'un air tranquille de regarder un pourceau qui était là et qui mangeait à son ordinaire.

—Voilà, leur dit-il, quelle doit être l'insensibilité du sage.

À merveille. Le pourceau était sage; mais il y avait peu de mérite. Il est difficile d'être insensible quand on pense vivement, et c'est pour la plupart des hommes un exemple décourageant que la sérénité d'un cochon. Laissez-moi vous redire, à ce sujet, ce qu'un disciple de Lamettrie dit un jour à la belle mistress Elliott, que les patriotes de Versailles avaient mise en prison comme aristocrate. Le geôlier donna pour compagnon de chambre à la jeune Écossaise un vieux médecin de Ville-d'Avray, fort entêté de matérialisme et d'athéisme.

Il pleurait. Les larmes délayaient la poussière dont ses joues étaient couvertes, et le visage du pauvre philosophe en était tout barbouillé.

Madame Elliott prit une éponge, dont elle lava son compagnon en lui murmurant des paroles consolantes:

—Monsieur, lui dit-elle, il est croyable que nous allons mourir tous deux. Mais d'où vient que vous êtes triste quand je suis gaie? Perdez-vous plus que moi en perdant la vie?

—Madame, lui répondit-il, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes saine et belle, et vous perdez beaucoup en perdant la vie; mais, comme vous êtes incapable de réflexion, vous ne savez pas ce que vous perdez. Pour moi, je suis pauvre, je suis vieux, je suis malade; et m'ôter la vie, c'est m'ôter peu de chose; mais je suis philosophe et physicien: j'ai la notion de l'existence, que vous n'avez point; et je sais exactement ce que je perds. Voilà, madame, d'où vient que je suis triste quand vous êtes gaie.

Ce vieux médecin de Ville-d'Avray était bien moins sage que Pyrrhon, mais il était plus touchant. Et, en vérité, ses larmes, encore qu'un peu trop imbéciles, sont plus humaines que l'insensibilité vertueuse du sage d'Elis. On rapporte de cette insensibilité un exemple merveilleux. Ayant vu, dit-on, Anaxarque, son maître, tomber dans un fossé, Pyrrhon passa sans daigner lui tendre la main. Non seulement le maître ne se plaignit point, mais il loua l'indifférence de son disciple. Bayle, qui rapporte ce fait, ajoute: «Que pourrait-on faire de plus surprenant sous la discipline de la Trappe?»

M. Brochard a fort bien appelé Pyrrhon un ascète grec. C'est en effet dans les vies des pères du désert qu'on voit les exemples d'un pareil effort pour dépouiller l'homme de toute humanité.

La vie sainte que Pyrrhon menait à Élis le rendit vénérable à ses concitoyens qui l'élevèrent au sacerdoce. Il remplit les fonctions de grand prêtre avec exactitude et décence, comme un homme qui respectait les dieux de la République. En montrant ce respect, il n'abandonnait rien de sa philosophie, car le scepticisme ne nia jamais qu'il ne fallût se conformer aux coutumes et pratiquer les devoirs de la morale. Il prenait parti sur ces choses-là sans attendre la certitude. De même, notre Gassendi put professer la théologie sans croire en Dieu, et c'était un fort honnête homme.

P.-S.—Il n'était et ne pouvait être dans mon dessein de donner au lecteur une idée du livre de M. Victor Brochard. Ce livre a été couronné par l'Académie des sciences morales. On en trouvera une juste appréciation dans le rapport adressé en 1885 par M. Ravaisson à cette Académie. Ma causerie l'effleure à peine. Mais je ne voudrais pas avoir l'air d'ignorer les grands mérites de cet ouvrage, qui allie à la sûreté de la critique l'originalité des vues. Carnéade et Pyrrhon y sont présentés sous un jour nouveau. Il y a dans un petit roman que je viens de publier dans la Revue des Deux Mondes une dizaine de pages que je n'aurais jamais écrites si je n'avais pas lu le livre de M. Brochard. C'est là un aveu que M. Brochard n'a nul intérêt à entendre, mais-que j'avais le devoir de faire.

EURIPIDE[16]

[Note 16: L'Apollonide, drame lyrique en trois parties et cinq tableaux (d'après l'Ion d'Euripide), par M. Leconte de Lisle in-8, Lemerre, éditeur.]

M. Leconte de Lisle nous donne aujourd'hui un drame lyrique, l'Apollonide, qui est une étude d'après l'antique. On sait qu'à l'exemple de Goethe, l'auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares a plusieurs fois transporté dans notre langue, avec un art consommé, les formes de la poésie grecque. Il a donné notamment, il y a douze ans, une tragédie, dont le sentiment et la couleur étaient empruntés à Eschyle.

L'Apollonide, qui paraît aujourd'hui en librairie, est une étude de même nature. Mais le modèle est bien différent. Cette fois, ce n'est plus Eschyle, c'est Euripide. L'Apollonide, c'est l'Ion du troisième tragique d'Athènes.

M. Leconte de Lisle, qui avait montré tant de vigueur en luttant contre le titan du théâtre grec, fait preuve de souplesse quand il lui faut se mesurer avec un génie fluide et caressant comme Euripide. Il a trouvé pour cette rencontre des trésors de douceur, de grâce et de tendresse. Lui, robuste et violent quand il lui plaît, s'est montré ici harmonieux et pur. En vérité, on ne saurait pousser plus avant que n'a fait ce maître l'art prestigieux du vers. Cette nouvelle oeuvre, comme les précédentes, étonne par son infaillible perfection.

J'ai dit que la grâce de l'Apollonide était une grâce, pieuse. Il y a, en effet, dans l'original? grec un parfum de sanctuaire que le poète français a soigneusement conservé. Le héros est un prêtre adolescent, la scène un temple, chaque choeur une prière, le dénouement un oracle.

Euripide n'était pas religieux. Il était athée. Mais il était tout ensemble athée et mystique. Il excellait à peindre les jeunes religieux qui, comme Ion et Hippolyte, unissent à la beauté de l'éphèbe la pureté de l'ascète.

Au lever du jour, ce jeune Ion, vêtu de blanc et couronné de fleurs, descend les degrés du temple d'Apollon et dit, en cueillant un rameau de laurier symbolique:

    Ô laurier, qui verdis dans les jardins célestes,
    Que l'aube ambroisienne arrose de ses pleurs!
    Laurier, désir illustre, oubli des jours funestes,
    Qui d'un songe immortel sais charmer nos douleurs!
    Permets que, par mes mains pieuses, ô bel arbre,
    Ton feuillage mystique effleure le parvis,
    Afin que la blancheur vénérable du marbre
    Éblouisse les yeux ravis!

    Ô sources, qui jamais ne serez épuisées,
    Qui fluez et chantez harmonieusement
    Dans les mousses, parmi les lis lourds de rosées,
    À la pente du mont solitaire et charmant!
    Eaux vives! sur le seuil et les marches pythiques,
    Épanchez le trésor de vos urnes d'azur,
    Et puisse aussi le flot de mes jours fatidiques
    Couler comme vous, chaste et pur!

Ô magie des beaux vers! Nous voilà transportés par enchantement dans la sainte Athènes des poètes, des sculpteurs, des architectes et des philosophes.

Ce petit rocher de Cécrops fut longtemps rude, couvert d'idoles raides et peintes, qui souriaient mystérieusement. Là vivaient des hommes à la fois grossiers et magnifiques, qui portaient des cigales d'or dans leurs longs cheveux nattés et tout un peuple de matelots nourri d'ail et de chansons. Les femmes, encore sauvages, déchiraient sur la place publique les messagers des désastres. Un génie héroïque et barbare dominait la petite cité et pesait sur les formes trapues du vieux Parthénon que les guerres médiques devaient détruire.

La plus belle des choses humaines, le génie attique, éclata soudainement. Marathon et Salamine, la Grèce sauvée par les Athéniens, les trésors conquis sur les Perses, la Victoire ôtant ses sandales dorées pour s'asseoir dans sa cité d'élection; une gloire si prompte, et tant de joie transformèrent Athènes, en firent la ville aux blancs frontons, aux colosses d'or et d'ivoire, la protectrice opulente des cités ioniennes, la belle rivale de Sparte, la patrie enfin dont les tragédies de Sophocle reflètent le génie harmonieux. Mais ces heures radieuses dureront peu. Ils passeront vite, les jours de modération dans la puissance, de simplicité dans la richesse, d'obéissance aux dieux, de paix sereine, au cours de cette vie attique, si riche et si rapide. Quand l'harmonie, quand les parfaits accords se seront tus, lorsque les troubles de l'esprit philosophique agiteront les fils des soldats de Marathon, que les droits de la personne seront imprudemment proclamés, que la science ruinera les préjugés utiles, que les dieux de la cité seront, attaqués par le raisonnement et vengés, par le poison, légal, qui sera le poète des jours inquiets? Quelle figure anxieuse et mélancolique exprimera la pensée nouvelle? Euripide.

S'il en faut croire une histoire qui commence comme un conte de nourrice, Mnésarque, fils de Mnésarque, était cabaretier et sa femme Clito était marchande d'herbes dans l'île de Salamine; où ils s'étaient réfugiés devant les Perses de Xerxès. Clito devint mère et les pauvres époux mirent de grandes espérances sur l'enfant attendu. Le bon Mnésarque alla consulter le dieu sur un sujet si cher et le dieu répondit que cette destinée qui allait commencer au cabaret s'achèverait dans les honneurs «avec de douces et saintes couronnes». L'enfant naquit dans la première année de la soixante-quinzième olympiade, le jour de la glorieuse bataille qui ensanglanta l'Euripe, et il fut nommé Euripide. Pour aider à l'accomplissement de l'oracle, les pauvres parents firent de leur fils un athlète. Les couronnes de l'arène étaient les seules qu'ils pussent imaginer. D'ailleurs, la Grèce honorait les athlètes. Comment la mâle, beauté des lutteurs n'eut elle pas été chère à un peuple adorateur de la forme humaine? Seuls, les philosophes estimaient viles les gloires du pugilat, du pentathle et de la course:

—L'athlète, disaient-ils, ne peut nous être comparé, car au-dessus de la force des hommes et des chevaux est notre sagesse.

Euripide était enclin à la philosophie. Pourtant, s'il abandonnai l'arène, s'il cessa d'oindre ses membres d'huile, ce fut pour peindre à la cire sur des tablettes de bois et s'appliquer à dessiner, selon le goût hellénique, des formes pures, présentées sans raccourcis et sans perspective. Mais il n'exerça pas longtemps le cestre et les baguettes rougies au feu. Se tournant vers un autre art, il étudia la rhétorique sous Prodicos. Ce maître enseignait que rien, n'est absolu, qu'on nomme bon ce qui est agréable et mauvais ce qui déplaît. Négateur des dieux qu'adorait le vulgaire, il paya de sa vie sa sage impiété: Il but la ciguë. En entrant dans la maison de Prodicos, Euripide avait trouvé des esprits amis, des parents intellectuels. L'orgueil de la pensée, l'amour des raisonnements subtils, une impiété douce, sa propre nature enfin lui étaient révélés. Mais le vrai maître d'Euripide fut Anaxagore de Clazomène, qui enseignait à Athènes les doctrines ioniennes. Conformément à l'esprit de ces écoles, il recherchait le principe des choses et il croyait l'avoir trouvé dans ce qu'il appelait «nous», c'est-à-dire l'esprit. Les animaux, les plantes, le monde, tout, disait-il, est diversement pénétré de l'esprit. Par lui, les plantes connaissent et désirent: elles se réjouissent de porter des feuilles et s'affligent en les sentant mourir. L'esprit, qui détermine toute forme et toute pensée, a donné l'empire à l'homme en lui donnant deux mains. La contemplation de la nature, une soumission triste et fière aux lois éternelles, le sentiment de la puissance des choses et de la faiblesse de l'homme, voilà ce qu'Euripide jeune était fait pour comprendre à l'école de ce philosophe, profond dans l'observation des phénomènes et grand par la liberté de son esprit. La physique d'Anaxagore était tout à fait rationnelle. Du fils d'Hypérion, de «l'infatigable Hélios qui, traîné par ses chevaux, éclaire les hommes mortels et les dieux immortels», elle faisait un bloc incandescent, plus grand que le Péloponnèse. Pour elle, les vents n'étaient plus divins et résultaient d'une raréfaction soudaine de l'air. Anaxagore révéla la cause des éclipses aux Athéniens qu'il priva ainsi d'une terreur antique et chère. Accusé d'impiété, il fut sauvé de la mort par les larmes de Périclès. Les Athéniens l'exilèrent ou plutôt, comme il le disait, ils s'exilèrent de lui. Il se retira à Lampsaque. Sa dernière pensée fut bienveillante et révèle un vieillard souriant: il demanda que l'anniversaire de sa mort fût un jour de congé pour les écoliers. Il mourut à l'âge de soixante-douze ans; et l'on croit qu'il sortit volontairement de ce monde, où il avait beaucoup pensé.

Son disciple, bien jeune encore, se révéla poète. La première année de la 81e olympiade, il fit représenter sa première tragédie sur le théâtre de Bacchus, qui, adossé au rocher de Cécrops, était éclairé par de véritables rayons de soleil.

L'élève d'Anaxagore y montra les actions humaines sous un aspect nouveau. Il fit passer dans le drame la philosophie dont il s'était nourri. Le destin pesait jusque-là sur la tragédie et l'enveloppait d'une obscure épouvante. Une puissance insaisissable, inintelligible, extérieure aux hommes, qu'elle livre en proie les uns aux autres; des héros gigantesques attendant dans une fière immobilité, dans une tranquille horreur, l'heure fatale de tuer ou de périr, des meurtres héréditaires, des égorgements pompeux comme des hécatombes, telles sont les images dont le vieil Eschyle épouvantait les yeux, oppressait les poitrines des spectateurs. Sophocle lui-même, le plus parfait des poètes, le plus pur des tragiques, avait conçu le destin comme une force indépendante de l'homme. Euripide vint et plaça le destin de l'homme dans l'homme même. Il détermina les mobiles des actes. Le premier, il montra tout l'intérêt du travail de la vie, toute la beauté de ces maladies de l'âme, plus chères mille fois et plus précieuses que la santé, je veux dire, les passions.

Ayant épousé Choerina, fille de Mnésiloque, il vivait en bonne intelligence avec son beau-père, qui était un homme excellent et lettré, mais il souffrait cruellement de la mauvaise conduite de sa femme. L'ayant perdue, il en épousa une autre qui le fit souffrir de même. Elle se nommait Melito. Une teinte de tristesse est répandue sur toute la vie d'Euripide. Il allait parfois méditer ses tragédies dans son île natale. Oh montra depuis, à Salamine, une grotte où le plus ancien des poètes de la mélancolie rêvait dan! l'ombre. Un Alexandrin a dit de lui, avec une élégante brièveté:

«Le disciple du noble Anaxagore était d'un commerce peu agréable: il ne riait, guère et ne savait pas même plaisanter à table, mais tout ce qu'il a écrit, n'est que miel et que chant de sirènes.»

Bien qu'il aimât à converser avec quelques amis, il se plaisait surtout au commerce des livres.

Il possédait une bibliothèque, chose rare et nouvelle à cette époque, où chacun ne prenait guère de poésie, de science ou de philosophie, que ce qui en sonnait dans l'air plein de parfums et d'abeilles. Son goût de la lecture était si vif qu'il comptait pour un des bienfaits de la paix de pouvoir «dérouler ces feuilles qui nous parlent et qui font la gloire des sages». Son long visage, que nous représentent les bustes antiques, portait les sillons de la fatigue et du chagrin. Un front, plus, haut que large, des cheveux rares au sommet de la tête et tombant en boucles au-dessous des oreilles, de grands yeux pensifs, les coins de la bouche un peu tombants, tout était en lui d'un homme doux et triste, que la vie n'a point épargné.

Il était lié d'amitié avec Socrate qui enseignait alors la sagesse dans les boutiques des barbiers. Le fils de Phénarète, qui n'allait guère au théâtre, assistait pourtant à la représentation de toutes les tragédies d'Euripide On dit même qu'il participa à la composition de quelques-uns de ces poèmes. On ne saura jamais quelle est la part de collaboration de Socrate dans les drames d'Euripide. Mais il n'est pas impossible de reconnaître, avec M. Henri Weil, les traces de l'enseignement socratique dans plusieurs maximes du poète et notamment dans l'opposition qu'il faisait, dans sa Médée, de l'amour physique à cet autre amour bien préférable (disait-il) qu'inspirent les belles âmes et qui est une école de sagesse, de vertu.

On sait qu'Anaxagore fut réclamé plus tard par les sceptiques. Il leur appartenait du moins, en effet, par l'indifférence philosophique avec laquelle il considérait ce que le vulgaire nomme des biens ou des maux. Il mettait la sagesse dans l'impassibilité. Telle était aussi la philosophie d'Euripide. Il tenait la méditation pour le souverain bien.

«Heureux, disait-il, qui possède la science! il ne cherche pas à usurper sur ses concitoyens, il ne médite pas d'action injuste. Contemplant la nature éternelle, l'ordre inaltérable, l'origine et les éléments des choses, son âme n'est ternie d'aucun désir honteux.»

Voilà, de belles et nobles maximes. Mais comme Prodicos, comme Anaxagore, comme Socrate, Euripide avait sur les dieux des pensées contraires aux vieilles maximes de la cité. Cet esprit scientifique et moderne constituait aux yeux des observateurs une dangereuse impiété. Tout trahissait en Euripide le mépris des conceptions divines et héroïques de l'Hellade. De là, les haines, les outrages, les périls. Enfin, il fallut ou fuir comme Prodicos, ou mourir comme Anaxagore. Le poète de la philosophie quitta Athènes et alla chercher auprès d'un tyran cette liberté que la démocratie ne lui donnait pas. Il mourut dans la demeure royale d'Archélaos.

Voilà qu'insensiblement j'ai conté la vie d'Euripide. Je ne vous dis pas, comme celui qui montre la lanterne magique, que si c'était à recommencer je vous la conterais de même. Je crois, au contraire, que je la conterais d'une façon un peu différente. Je ne dirais plus qu'Euripide a été athlète et peintre parce qu'en réalité on n'en sait rien. Une pierre antique nous le montre incertain entre deux femmes représentant, l'une la Palestre, l'autre la Tragédie. Mais il faudrait savoir si cette pierre est antique et si elle représente vraiment Euripide, et enfin si le graveur ne s'est point inspiré d'une légende. M. Heuzey, avec sa science sûre et charmante, nous le dirait. Moi je ne saurais. On montrait à Mégare des tableaux peints, disait-on, par Euripide; mais disait-on vrai? Certes, il faut avoir la manie de conter pour conter des histoires aussi incertaines que celle-là. Comme j'aurais bien mieux fait de renvoyer simplement le lecteur à la belle introduction que M. Henri Weil a mise en tête d'un choix de sept tragédies d'Euripide! C'est là que parlé la science. Mais à l'exemple des Grecs, j'aime les contes et je me plais à tout ce que disent les poètes et les philosophes. La philosophie et la littérature, ce sont les Mille et une Nuits de l'Occident.

LES MARIONNETTES DE M. SIGNORET

Les marionnettes de M. Signoret jouent Cervantes et Aristophane, et je compte bien qu'elles joueront aussi Shakespeare, Calderon, Piaule et Molière, les marionnettes anglaises ne jouaient-elles pas la tragédie de Jules César, au temps de la reine Elisabeth? Et n'est-ce pas en voyant l'histoire véritable du docteur Faust, représentée par des poupées articulées, que Goethe conçut le grand poème auquel il travailla jusqu'à son dernier jour? Pensiez-vous donc qu'il fût impossible aux marionnettes d'être éloquentes ou poétiques?

Si celles de la galerie Vivienne voulaient m'en croire, elles joueraient encore la Tentation de saint Antoine, de Gustave Flaubert, et un abrégé du Mystère d'Orléans que M. Joseph Fabre ne manquerait pas de leur accommoder avec amour.

La petite marionnette qui représenterait la Pucelle serait taillée naïvement, comme par un bon imagier du XVe siècle, et de la sorte nos yeux verraient Jeanne d'Arc à peu près comme nos coeurs la voient, quand ils sont pieux. Enfin, puisqu'il est dans la nature de l'homme de désirer sans mesure, je forme un dernier souhait. Je dirai donc que j'ai bien envie que les marionnettes nous représentent un de ces drames de Hroswita dans lesquels les vierges du Seigneur parlent avec tant de simplicité. Hroswita était religieuse en Saxe, au temps d'Othon le Grand. C'était une personne fort savante, d'un esprit à la fois subtil et barbare. Elle s'avisa d'écrire dans son couvent des comédies à l'imitation de Térence, et il se trouva que ces comédies ne ressemblent ni à celles de Térence, ni à aucune comédie. Notre abbesse avait la tête pleine de légendes fleuries.

Elle savait par le menu la conversion de Théophile et la pénitence de Marie, nièce d'Abraham, et elle mettait ces jolies choses en vers latins, avec la candeur d'un petit enfant. C'est là le théâtre qu'il me faut. Celui d'aujourd'hui est trop compliqué pour moi. Si vous voulez me faire plaisir, montrez-moi quelque pièce de Hroswita, celle-là, par exemple, où l'on voit un vénérable ermite qui, déguisé en cavalier élégant, entre dans un mauvais lieu pour en tirer une pécheresse prédestinée au salut éternel. L'esprit souffle où il veut. Pour accomplir son dessein, l'ermite feint d'abord d'éprouver des désirs charnels. Mais,—ô candeur immarcescible de la bonne Hroswita!—cette scène est d'une chasteté exemplaire. «Femme, dit l'ermite, je voudrais jouir de ton corps.—Ô étranger, il sera, fait selon ton désir et je vais me livrer à toi.» Alors l'ermite la repousse et s'écrie: «Quoi, tu n'as pas honte…» etc.

Voilà comment l'abbesse de Gandersheim s'entendait à conduire une scène. Elle n'avait pas d'esprit. Elle jetait innocente comme un poète, c'est pourquoi je l'aime. Si j'obtiens jamais l'honneur d'être présenté à l'actrice qui tient les grands premiers rôles dans le théâtre des Marionnettes, je me mettrai à ses pieds, je lui baiserai les mains, je toucherai ses genoux et je la supplierai de jouer le rôle de Marie dans la comédie de mon abbesse.—Je dirai: Marie, nièce de saint Abraham, fut ermite et courtisane. Ce sont là de grandes situations qui s'expriment par un petit nombre de gestes. Une belle marionnette comme vous y surpassera les actrices de chair. Vous êtes toute petite, mais vous paraîtrez grande parce que vous êtes simple. Tandis qu'à votre place une actrice vivante semblerait petite. D'ailleurs il n'y a plus que vous aujourd'hui pour exprimer le sentiment religieux.»

Voilà ce que je, lui dirai, et elle sera peut-être persuadée. Une idée véritablement artiste, une pensée élégante et noble, cela doit entrer dans la tête de bois d'une marionnette plus facilement que dans le cerveau d'une actrice à la mode[17].

[Note 17: Par l'intercession de M. Maurice Bouchor, mon voeu a été exaucé. Les marionnettes de M. Signoret ont joué depuis l'Abraham de Hroswita. Il sera parlé de cette représentation dans la suite de ces causeries.]

En attendant, j'ai vu deux fois les marionnettes de la rue Vivienne et j'y ai pris un grand plaisir. Je leur sais un gré infini de remplacer les acteurs vivants. S'il faut dire toute ma pensée, les acteurs, me gâtent la comédie. J'entends les bons acteurs. Je m'accommoderais encore des autres! mais ce sont les artistes excellents, comme il s'en trouve à la Comédie-Française, que décidément je ne puis souffrir. Leur talent est trop grand: il couvre tout. Il n'y a qu'eux. Leur personne efface l'oeuvre qu'ils représentent. Ils sont considérables. Je voudrais qu'un acteur ne fût considérable que quand il a du génie. Je rêve de chefs-d'oeuvre joués à la diable dans des granges par des comédiens nomades. Mais peut-être n'ai-je aucune idée de ce que c'est que le théâtre. Il vaut bien mieux que je laisse à M. Sarcey le soin d'en parler. Je ne veux discourir que de marionnettes. C'est un sujet qui me convient et dans lequel M. Sarcey ne vaudrait rien. Il y mettrait de la raison.

Il y faut un goût vif et même un peu de vénération. La marionnette est auguste: elle sort du sanctuaire. La marionnette ou mariole fut originairement une petite vierge Marie, une pieuse image. Et la rue de Paris, où l'on vendait autrefois ces figurines, s'appelait rue des Mariettes et des Marionnettes: C'est Magnin qui le dit, Magnin le savant historien des marionnettes, et il n'est pas tout à fait impossible qu'il dise vrai, bien que ce ne soit pas la coutume des historiens.

Oui, les marionnettes sont sorties du sanctuaire. Dans la vieille Espagne, dans l'ardente patrie des Madones habillées de belles robes semblables à des abat-jour d'or et de perles, les marionnettes jouaient des mystères et représentaient le drame de la Passion. Elles sont clairement désignées par un article du synode d'Orihuela, qui défend d'user, pour les représentations sacrées, de ces petites figures mobiles: Imajunculis fictilibus, mobili quadam agitatione compositis, quos titeres vulgari sermone appellamus.

Autrefois, à Jérusalem, dans les grandes féeries religieuses, on faisait, danser pieusement des pantins sur le Saint-Sépulcre.

De même, en Grèce et à Rome, les poupées articulées eurent d'abord un rôle dans les cérémonies du culte; puis elles perdirent leur caractère religieux. Au déclin du théâtre, les Athéniens s'éprirent d'un tel goût pour elles, que les archontes autorisèrent de petits acteurs de bois à paraître sur ce théâtre de Bacchus qui avait retenti des lamentations d'Atossa et des fureurs d'Oreste. Le nom de Pothinos, qui installa ses tréteaux sur l'autel de Dionysos, est venu jusqu'à nous. Dans la Gaule chrétienne, Brioché, Nicolet et Fagotin sont restés fameux comme montreurs de marionnettes.

Mais je ne doute pas que les poupées de M. Signoret ne l'emportent, pour le style et la grâce, sur toutes celles de Nicolet, de Fagotin et de Brioché. Elles sont divines, les poupées de M. Signoret, et dignes de donner une forme aux rêves du poète dont l'âme était, dit Platon, «le sanctuaire des Charites».

Grâce à elles, nous avons un Aristophane en miniature. Lorsque la toile s'est levée sur un paysage aérien et que nous avons vu les deux demi-coeurs des oiseaux prendre place des deux côtés du tymélé, nous nous sommes fait quelque idée du théâtre de Bacchus. La belle représentation! Un des deux coryphées des oiseaux, se tournant vers les spectateurs, prononce ces paroles:

«Faibles hommes, semblables à la feuille, vaines créatures pétries de limon et privées d'ailes, malheureux mortels condamnés à une vie éphémère et fugitive, ombres, songes légers…»

C'est la première fois, je pense, que des marionnettes parlent avec cette gravité mélancolique.

LA MÈRE ET LA FILLE[18]

MADAME DE SABRAN ET MADAME DE CUSTINE

[Note 18: Madame de Custine, par M. A. Bardoux, Calmann Lévy, éditeur.]

M. Bardoux ne manque guère de se retirer dans le passé chaque fois quelles devoirs de la vie publique lui permettent de faire cette agréable retraite. Alors il choisit plus volontiers, pour y promener son esprit, les jardins et les salons de la fin du dernier siècle. Il rêve d'une chambre aux boiseries blanches dans laquelle l'Orphée de Gluck est ouvert sur un clavecin, tandis qu'une écharpe de cachemire traîne le long du dossier en forme de lyre d'une chaise d'acajou. Ou bien encore il voit par la pensée un jardin anglais avec un temple grec sur un labyrinthe et un tombeau entre des peupliers. Car c'est là que vivaient les femmes d'autrefois dont le souvenir lui est cher, ces femmes qui, par le sel de leur intelligence et le parfum de leur tendresse, donnèrent à la vie un goût fin qu'on n'y sentait point avant elles; ces belles bourgeoises, ces aristocrates polies qui, nourries dans la douceur du luxe, de l'amour et des arts, affrontèrent les prisons et les échafauds de la Terreur sans rien perdre de leur fierté ni de leur grâce; ces héroïnes pleines de courage et de faiblesses, qui furent d'incomparables amies. Comme M. Bardoux les connaît et les comprend! il les admire; il fait mieux; il les aime. C'est pour être aimées qu'elles furent belles. Il a surpris, il nous a révélé tous les secrets de cette Pauline de Beaumont qui avait l'âme d'un philosophe et le coeur d'une amoureuse. Il a fait tout un volume de l'histoire intime de cette amie de Chateaubriand. Et voici maintenant qu'il étudie Delphine de Sabran, veuve en 1793 du jeune Custine, un héros et un sage de vingt-six ans, condamné à mort par un des jugements les plus iniques du tribunal révolutionnaire. Comme Pauline de Beaumont, Delphine de Custine se reprit à vivre dans les incomparables années du consulat avec la France guérie et victorieuse. Elle était alors dans tout l'éclat de sa blonde jeunesse. Elle aima, et celui qu'elle aima, c'est l'homme, que dis-je! c'est le dieu qu'adorait Pauline de Beaumont, c'est encore cet immortel René. M. Bardoux, qui publie son nouveau travail dans la Revue des Deux Mondes, n'en a encore donné que la première partie, laquelle ne dépasse pas l'année 1794; mais il a résumé par avance, en quelques lignes, l'épisode qu'il se propose de retracer amplement d'après des documents inédits, je veux dire la liaison de son héroïne avec Chateaubriand. «Commencée, dit-il, en 1803, alors que René était nommé secrétaire d'ambassade à Rome, elle fut bientôt dans toute sa force et son ivresse. Les lettres de Chateaubriand qui nous ont été obligeamment confiées, en font foi; elles aideront à expliquer encore cette âme orageuse et inquiète. Si vif qu'ait été l'attrait ressenti par lui, le volage ne put longtemps être fixé et retenu. Madame de Custine continua d'être son amie pendant vingt ans, jusqu'à l'heure de sa mort.» Alors encore elle restait amante malgré l'âge et le délaissement, et se montrait plus jalouse de la gloire du grand homme que de la sienne propre. Peu de temps avant sa mort, comme elle faisait voir à un confident une des chambres de son château:

—Voilà, dit-elle, le cabinet où je le recevais.

—C'est donc ici, lui dit-on, qu'il a été à vos genoux!

Elle répondit:

—C'est peut-être moi qui étais aux siens.

Nous ferons notre profit de l'étude sur madame de Custine quand elle sera entièrement publiée. Pour aujourd'hui, puisque M. Bardoux s'attarde agréablement aux premières années de son héroïne et nous montre Delphine près de sa mère, nous aussi, parlons de cette mère digne d'une immortelle louange. Appelons du fond du passé, son ombre charmante. Nulle n'est plus douce à rencontrer. Il n'en est pas d'un plus gracieux entretien, non pas même ces ombres que le poète florentin vit si légères au vent et à qui il eut grande envie de parler. Il fit part de son désir à son guide, qui lui répondit:

                           Vedrai quando saranno
    Piu presso a noi: e tu allor li prega
    Par quell'amor che i mena, e quei verranno.

«Attends un peu qu'elles soient plus près de nous; prie-les alors par cet amour qui les emporte, et elles viendront.»

C'est aussi au nom de l'amour qu'il faut prier madame de Sabran. Aimer fut, en ce monde, la grande affaire de sa vie, et si elle fait quelque chose aujourd'hui dans l'autre monde, ce doit être exactement ce qu'elle faisait dans celui-ci.

I

Madame de Sabran sans amour ne serait pas madame de Sabran. Elle n'aima qu'une fois sur cette terre, mais ce fut pour la vie. Cela lui arriva en 1777. Elle avait vingt-sept ans alors et était veuve depuis plusieurs années d'un mari qui, de son vivant, avait eu cinquante ans de plus qu'elle. Veuve avec deux enfants, elle ne se croyait plus aimable parce que la fleur de sa beauté s'en était déjà allée. Mais elle était exquise. Les éditeurs de sa correspondance ont donné son portrait d'après une peinture de madame Vigée Le Brun. On ne peut imaginer une plus aimable créature. Elle a des cheveux blonds, tout bouffants, avec d'épais sourcils et des yeux noirs. Le nez un peu gros, est carré du bout. Quant à la bouche, c'est une merveille. L'arc en est à la fois souriant et mélancolique; les lèvres, voluptueuses et fortes, prennent, en remontant vers les coins, une finesse exquise. Un menton gras, un cou frileux, une taille souple dans une robe rayée à la mode du temps, des poignets fins, je ne sais quoi de doux, de caressant, de tiède, de magnétique en toute la personne: elle n'a pas besoin d'être belle pour être adorable.

Elle avait vingt-sept ans, disions-nous, quand elle rencontra le chevalier de Boufflers, qui en avait trente-neuf. C'était un beau militaire, un joli poète, un fort honnête homme et par-dessus tout un très mauvais sujet. Elle voulut lui plaire, elle fut coquette. Une femme de coeur n'est pas coquette impunément. Celle-ci se fit aimer, mais elle aima davantage.

Vingt-cinq ans plus lard, la comtesse de Sabran, devenue marquise de
Boufflers, écrivait ce quatrain:

    De plaire un jour sans aimer j'eus l'envie;
    Je ne cherchais qu'un simple amusement.
    L'amusement devint un sentiment;
    Ce sentiment, le bonheur de ma vie.

Elle aima le chevalier de tout son coeur et pour la vie. «Après dix ans de tendresse, elle lui écrivait: «Je t'aime follement, malgré la Parque qui file mes jours le temps qui se rit de mes malheurs et les vents qui emportent tous nos souvenirs.»

Et quand elle cherchait les raisons d'un si profond sentiment, elle ne les trouvait point. Elle disait:

«Ce n'est sûrement pas l'effet de mes charmes, qui n'existaient plus lorsque tu m'as connue, qui t'a fixé auprès de moi; ce n'est pas non plus tes manières de Huron, ton air distrait et bourru, tes saillies piquantes et vraies, ton grand appétit et ton profond sommeil quand on veut causer avec toi, qui t'ont fait aimer à la folie.»

Aussi l'on n'aime vraiment que lorsqu'on aime sans raisons.

La passion qui lui vint dans l'épanouissement de sa jeunesse lui donna tout le bonheur qu'on peut attendre en ce monde, c'est-à-dire cette angoisse perpétuelle et cette inquiétude infinie, qui font qu'on s'oublie, qu'on ne se sent plus exister en soi, et qui rendent la vie tolérable en la faisant oublier.

Une grande passion ne laisse pas un moment de repos, c'est là son bienfait et sa vertu. Tout vaut mieux que de s'écouter vivre. Le chevalier, quand elle commença de l'aimer, était, disons-nous, un très mauvais sujet et un très honnête homme. Elle eut sur lui une excellente influence. Elle lui enseigna à préférer le bonheur au plaisir. C'est sous l'inspiration de madame de Sabran que Boufflers a dit, dans son joli conte d'Aline: «Le bonheur, c'est le plaisir fixé. Le plaisir ressemble à la goutte d'eau; le bonheur est pareil au diamant.»

C'est bien le même homme qui écrivait à celle qui avait fixé son coeur:

«Si je veux comparer mon sort avant de te connaître à mon sort depuis que je te connais, je puis déjà voir que j'ai été bien plus heureux après quarante ans qu'auparavant. Ce n'est pourtant pas ordinairement l'âge des plaisirs; mais les vrais plaisirs n'ont point d'âge: ils ressemblent aux anges, qui sont des enfants éternels; ils te ressemblent à toi qui charmeras et aimeras toujours. Ainsi ne nous attristons point ou, si nos réflexions nous affectent malgré nous, tirons-en du moins des réflexions consolantes en pensant que nous n'avons perdu que le faux bonheur, que le véritable nous reste encore, que notre esprit est capable de le connaître et que notre coeur est digne d'en jouir.»

Il y avait chez cet homme, en apparence léger et frivole un grand fonds d'énergie et de constance. Boufflers avait l'âme forte et le coeur généreux. Ce n'est pas un voluptueux vulgaire, l'homme qui, partant pour le Sénégal, écrit à madame de Sabran: «Ma gloire, si j'en acquiers jamais, sera ma dot et ta parure… Si j'étais joli, si j'étais jeune, si j'étais riche, si je pouvais t'offrir tout ce qui rend les femmes heureuses à leurs yeux et à ceux des autres, il y a longtemps que nous porterions le même nom et que nous partagerions le même sort. Mais il n'y a qu'un peu d'honneur et de considération qui puisse faire oublier mon âge et ma pauvreté, et m'embellir aux yeux de tout ce qui nous verra comme ta tendresse t'embellit à mes yeux.»

—Orgueilleux! cruel! insensé! lui répondait madame de Sabran, qui s'en tenait à la morale des deux pigeons.

Elle avait raison. Mais il y avait dans les raisons du chevalier une fierté, une noblesse qu'on admire surtout quand on songe qu'il tint parole; que, dans les trois années qu'il passa en Afrique, il fit preuve des qualités les plus sérieuses, et signala son gouvernement par des actes d'énergie, de sagesse et de bonté. C'était un homme excellent. «La base de son caractère, dit le prince de Ligne, qui l'avait beaucoup connu, est une bonté sans mesure. Il ne saurait supporter l'idée d'un être souffrant. Il se priverait de pain pour nourrir même un méchant, surtout son ennemi. Ce pauvre méchant! disait-il.»

Il fut combattu, dans son gouvernement, par un de ces pauvres méchants, dont il eût pu briser d'un trait de plume la carrière et la destinée. Malgré sa colère, il ne voulut pas frapper cet homme. «Quand je pense, disait-il, que je ne puis me venger qu'avec une massue, tout mon ressentiment s'apaise.»

Son journal du Sénégal témoigne autant de son bon coeur que de son joli esprit. Pendant la traversée, il écrivait à madame de Sabran:

«J'aime, au milieu de mon inaction et de l'assoupissement de toutes mes passions violentes, à tourner mes pensées vers cette maison si chère, à t'y voir au milieu de tes occupations et de tes délassements, écrivant, peignant, lisant, dormant, rangeant et dérangeant tout, te démêlant des grandes affaires, t'inquiétant des petites, gâtant tes enfants, gâtée par tes amis, et toujours, différente, et toujours la même, et surtout toujours la même pour ce: pauvre vieux mari qui t'aime si bien, qui t'aimera aussi longtemps qu'il aura un coeur.»

Il a horreur de l'emphase, et il donne un tour familier aux sentiments les plus délicats:

«Quand je ne t'ai pas auprès de moi, ma pauvre tête est comme un vieux château dont le concierge est absent et où tout est bientôt sens dessus dessous.»

Il garde sa bonne humeur au milieu de toutes les misères physiques et morales:

«Ma vie se passe en privations, en impatiences, en accidents, en inquiétudes; tout cela prouve bien que ton pauvre pigeon est loin de toi. Prépare-toi à le bien consoler quand tu le reverras. J'ai laissé mon bonheur chez toi, comme on laisse son argent chez son notaire.»

M. Bardoux incline à croire qu'un mariage secret l'avait uni à madame de Sabran avant son départ pour le Sénégal. Dans ce cas, le mariage célébré en 1797 à Breslau, pendant l'émigration, ne serait, qu'une consécration publique de cette union.

De pareilles âmes à la fois frivoles et fortes, ironiques et tendres, ne pouvaient être produites que par une longue et savante culture. Le vieux catholicisme et la jeune philosophie, la féodalité mourante et la liberté naissante ont contribué à les former avec leurs piquants contrastes et leur riche diversité. Tels qu'ils furent, un Boufflers, une Sabran honorent l'humanité. Ces êtres fiers et charmants né pouvaient naître qu'en France et au XVIIIe siècle. Bien des choses sont mortes en eux, bien des choses bonnes et utiles sans doute; ils ont perdu notamment la foi et le respect dans le vieil idéal des hommes. Mais aussi que de choses commencent en eux et par eux, qui nous sont infiniment précieuses, je veux dire l'esprit de tolérance, le sentiment profond des droits de la personne, l'instinct de la liberté humaine.

Ils surent s'affranchir des vaines terreurs; ils eurent l'esprit libre et c'est là une grande vertu. Ils ne connurent ni l'intolérance, ni l'hypocrisie. Ils voulurent du bien à eux et aux autres et conçurent cette idée, étrange et neuve alors, que le bonheur était une chose désirable. Oui, ces doux hérétiques furent les premiers à penser que la souffrance n'est pas bonne et qu'il faut l'épargner autant que possible aux hommes. Qu'un génie féodal et violent, qu'un de Maistre les poursuive de sa haine et de sa colère. Il a raison. Ces aimables dames, ces bons seigneurs ont tué le fanatisme. Mais est-ce à nous de leur en faire un crime, et ne devons-nous pas plutôt sourire à leur indulgente sagesse? Ils savaient que la vie est un rêve, ils voulaient que ce fût un doux rêve. Ils remplacèrent la foi par la tendresse, et l'espérance par la bonté. Ils furent bienveillants. Leur vie fut, en somme, innocente, et leur mémoire est de bon conseil.

II

M. Bardoux vient de publier en librairie l'étude qu'il a faite de madame de Custine, d'après, des documents inédits. «Ces documents qui servent de trame à notre récit, dit-il dans sa préface, intéresseront, nous l'espérons, le lecteur. Ils lui feront certainement connaître et estimer davantage ces âmes de l'ancienne France, à la fois philosophes et amoureuses, qui nous ont enseigné, avec la liberté de l'esprit, les deux vertus dont notre époque a le plus besoin, la tolérance pratique et l'indulgente sagesse.»—Oui, lui répondrai-je, s'il me le permet, comme à un de ses lecteurs les plus attentifs, oui, fidèle et délicat historien des élégances de l'esprit et du coeur, oui, vos livres nous intéressent, non seulement par les documents qu'ils contiennent, mais aussi par l'agrément du récit, la sûreté de la critique et la hauteur du sentiment. Vous aimez votre sujet, et vous nous le gardez aimable. Vous pénétrez tous les contours de votre modèle d'une lumière douce et caressante. Vos portraits sont vrais; ils ont le regard et le sourire, et maintenant que vous m'avez peint cette belle Delphine, je crois l'avoir connue. Je la vois, couronnée de ses beaux cheveux blonds, errer avec une ardente mélancolie dans les allées de Fervacques, sous ces arbres qu'elle aimait tant et auxquels elle donnait les noms de ses amis absents. C'est à vous que je dois cette douce image. Que de fois n'avez-vous pas eu la même vision! Et qu'il faut vous envier d'avoir vécu avec des ombres charmantes! Vous êtes revenu de ces champs Élysées, de l'ancienne France, tout pénétré d'une douce sagesse; vous plaignez des faiblesses généreuses; vous estimez comme les plus chers trésors de la vie le bon goût, le désintéressement, la liberté de l'esprit, la fierté du coeur et l'aimable tolérance. Vous pensez que vos livres n'en feront que mieux aimer la France. Je le pense aussi. Je pense qu'un pays où se forma la plus belle société, du monde est le plus beau des pays. Je me disais, en lisant votre livre: ta France est en Europe ce que la pêche est dans une corbeille de fruits: ce qu'il y a de plus fin, de plus suave, de plus exquis. Quelle merveilleuse culture que celle qui a produit une Delphine de Custine!

Elle fut élevé comme on élevait alors les filles, sans pédantisme, sobrement, avec mesure. À quinze ans, elle parut dans le monde. Conduite chez madame de Polignac une nuit que l'archiduc et l'archiduchesse d'Autriche y soupaient ainsi que la reine, elle eut grand'peur, et séparée un moment de sa mère, ne sut que devenir. L'archiduc imagina de venir lui parler. Elle en fut si déconcertée que, n'entendant rien à ce qu'il lui disait et ne sachant que lui répondre, elle prit le parti de se sauver à l'autre bout du salon, très rouge et dans un état affreux. Toute la soirée on s'amusa aux dépens de la petite sauvage. Mais sa mère, la voyant fort en beauté, n'était pas en peine.

Cette sauvagerie devait rester, attachée jusqu'à la fin comme un charme à la nature morale de Delphine. Conformément à la destinée des grandes amoureuses, la fille de madame de Sabran était vouée à la solitude.

Delphine épousa, en 1787, le jeune Philippe de Custine, fils du général. Elle avait dix-huit ans. Les noces se firent à la campagne, chez Mgr de Sabran, oncle de la mariée. Il y eut huit jours de fêtes rustiques. Madame de Sabran raconte qu'à une de ces fêtes, «des lampions couverts comme à Trianon donnaient une lumière si douce et des ombres si légères que l'eau, les arbres, les personnes, tout paraissait aérien». La lune avait voulu être aussi de la fête; elle se réfléchissait dans l'eau et «aurait donné à rêver aux plus indifférents». Et madame de Sabran ajoute: «De la musique, des chansons, une foule de paysans bien gaie et bien contente suivait nos pas, se répandait ça et là pour le plaisir des yeux. Au fond du bois dans l'endroit le plus solitaire, était une cabane, humble et chaste maison. La curiosité nous y porta, et nous trouvâmes Philémon et Baucis courbés sous le poids des ans et se prêtant encore un appui mutuel pour venir à nous. Ils donnèrent d'excellentes leçons à nos jeunes époux, et la meilleure fût leur exemple. Nous nous assîmes quelque temps avec eux et nous les quittâmes attendris jusqu'aux larmes.»

Il y a là un sentiment nouveau de la nature. Toutes ces belles dames étaient un peu filles de Jean-Jacques. La bergerie à la veille de la Terreur. Trois ans après, le vieux général de Custine était traduit devant le tribunal révolutionnaire. Sa belle-fille, qui pourtant avait eu à se plaindre de lui, l'assista devant les juges et fut, comme on l'a dit, son plus éloquent défenseur. Tous les jours elle était au Palais-de-Justice dès six heures du matin; là, elle attendait que son beau-père sortît de la prison; elle lui sautait au cou, lui donnait des nouvelles de ses amis, de sa famille. Lorsqu'il paraissait devant ses juges, elle le regardait avec des yeux baignés de larmes. Elle s'asseyait en face de lui, sur un escabeau au-dessus du tribunal. Dès que l'interrogatoire était suspendu, elle s'empressait de lui offrir les soins qu'exigeait son état; entre chaque séance, elle employait les heures à solliciter, en secret, les juges et les membres des comités. Sa grâce pouvait toucher les coeurs les plus rudes. L'accusateur public, Fouquier-Tinville, s'en alarma.

À l'une des dernières audiences, il fit exciter contre la jeune femme les septembriseurs attroupés sur le perron du Palais-de-Justice. Le général venait d'être reconduit à la prison; sa belle-fille s'apprêtait à descendre les marches du palais pour regagner le fiacre qui l'attendait dans une rue écartée. Timide, un peu sauvage, elle avait toujours eu la peur instinctive des foules humaines. Effrayée par cette multitude d'hommes à piques et de tricoteuses qui lui montraient le poing en glapissant, elle s'arrête au haut de l'escalier. Une main inconnue lui glisse un billet l'avertissant de redoubler de prudence. Cet avis obscur achève de l'épouvanter; elle craint de tomber évanouie; et elle voit déjà sa tête au bout d'une pique, comme la tête de la malheureuse princesse de Lamballe. Pourtant elle s'avance. À mesure qu'elle descend les degrés, la foule de plus en plus épaisse, la poursuit de ses clameurs.

—C'est la Custine! C'est la fille du traître!

Les sabres nus se levaient déjà sur elle. Une faiblesse, un faux pas et c'en était fait. Elle a raconté depuis qu'elle se mordait la langue jusqu'au sang pour ne point pâlir.

Épiant une chance de salut, elle jette les yeux autour d'elle et voit une femme du peuple qui tenait un petit enfant contre sa poitrine.

—Quel bel enfant vous avez, madame! lui dit-elle.

—Prenez-le, répond la mère.

Madame de Custine prend l'enfant dans ses bras et traverse la cour du palais, au milieu de la foule immobile. L'innocente créature la protégeait. Elle put ainsi atteindre la place Dauphine, où elle rendit l'enfant à la mère qui le lui avait généreusement prêté. Elle était sauvée.

On sait que le général de Custine périt sur l'échafaud, et que Philippe de Custine y suivit bientôt son père. Il mourut avec le calme d'un innocent et la constance d'un héros.

Veuve à vingt-trois ans, madame de Custine résolut de quitter la France avec son fils en bas âge, mais elle fut arrêtée comme émigrée d'intention et conduite à la prison des Carmes. Elle y attendit la mort dans cette fierté tranquille que donnent la race et l'exemple. Le 9 Thermidor la sauva. Elle était jeune, elle était mère; elle vécut; elle se reprit aux choses. Le temps est comme un fleuve qui emporte tout. Veuve par la main du bourreau, elle considérait son veuvage comme sacré. Mais toutes les voix de la jeunesse chantaient plaintivement dans son coeur et parfois elle sentait avec amertume le vide de son âme.

En 1797 elle écrivait à sa mère:

Je voudrais trouver un bon mari, raisonnable, sensible, ayant les mêmes goûts que moi et apportant tous les sentiments dont se compose mon existence, un mari qui sente que, pour vivre heureux, il faut être auprès de toi et qui m'y conduisît, qui s'y trouvât heureux et aimât mon fils comme le sien, un mari doux d'opinions comme de caractère, philosophe, instruit, ne craignant pas l'adversité, qui la connaîtrait même, mais qui regarderait comme une compensation à ses maux d'avoir une compagne comme ta Delphine; voilà l'être que je voudrais trouver et que je crains bien de ne rencontrer jamais.

Non, ce rêve d'un bonheur paisible ne devait jamais se réaliser. Delphine, de Custine était une tête vouée aux aquilons. Encore quelques années et ses destins seront fixés. Ce n'est pas un mari raisonnable et sensible qu'elle rencontrera, mais un maître impétueux et chagrin, et elle payera du repos de sa vie une joie d'une heure.

C'était en 1803. Elle avait trente-trois ans. Son teint de blonde était resté frais comme au temps où Boufflers l'appelait la reine des roses. La douceur et la fierté se fondaient en séduction sur son fin visage. Elle joignait à la mutinerie de la jeunesse la résignation des êtres qui ont beaucoup vécu. La belle victime vit Chateaubriand. Il était dans tout l'éclat de sa jeune gloire et déjà dévoré d'ennuis. Elle l'aima. Il se laissa aimer. Dans les premières heures il jeta quelque feu. La lettre que voici fut écrite dans la nouveauté du sentiment.

Si vous saviez comme je suis heureux et malheureux depuis hier, vous auriez pitié de moi. Il est cinq heures du matin. Je suis seul dans ma cellule. Ma fenêtre est ouverte sur les jardins qui sont si frais, et je vois l'or d'un beau soleil levant qui s'annonce au-dessus du quartier que vous habitez. Je pense que je ne vous verrai pas aujourd'hui et je suis bien triste. Tout cela ressemblera un roman; mais les romans n'ont-ils pas leurs charmes? Et toute la vie n'est-elle pas un triste roman? Écrivez-moi; que je voie au moins quelque chose qui vienne de vous! Adieu, adieu jusqu'à demain!

Rien de nouveau sur le maudit voyage.

Ce voyage est celui de Rome, où René, nommé secrétaire d'ambassade, devait conduire madame de Beaumont, mourante.

Il partit; aux premiers arbres du chemin, il avait déjà oublié Delphine de Custine. De retour en France, l'année suivante, il lui rapporta un amour distrait, éloquent et maussade. Elle le recevait dans la terre de Fervacques, qu'elle avait récemment achetée et dont le vieux château, égayé par le souvenir de la belle Gabrielle, possédait encore, disait-on, le lit de Henri IV.

C'est après un de ces séjours que Delphine lui écrivit ce billet:

J'ai reçu votre lettre. J'ai été pénétrée, je vous laisse à penser de quels sentiments. Elle était digne du public de Fervacques, et cependant je me suis gardée d'en donner lecture. J'ai dû être surprise qu'au milieu de votre nombreuse énumération il n'y ait pas eu le plus petit mot pour la grotte et pour le petit cabinet orné de deux myrtes superbes. Il me semble que cela ne devait pas s'oublier si vite.

On sent qu'en écrivant ces lignes, la délicate créature était encore agitée d'un doux frémissement. Elle avait la mémoire du coeur et des sens, cette pauvre femme, condamnée dès ce moment à ne vivre que de souvenirs. Rien ne devait plus effacer dans son âme la grotte et les deux myrtes. Chateaubriand ne lui laissa même pas l'illusion du bonheur. Le 16 mars 1805, elle écrivait à Chênedollé son confident:

Je ne suis pas heureuse, mais je suis un peu moins malheureuse.

Onze jours après, elle disait:

    Je suis plus folle que jamais; je l'aime plus que jamais, et je
    suis plus malheureuse que je ne peux dire.

René, qui ne cherchait au monde que des images, préparait alors son voyage en Orient.

Madame de Custine écrivait de Fervacques le 24 juin 1806.

    Le Génie (le Génie, c'était Chateaubriand) est ici
    depuis quinze jours; il part dans deux mois, et ce n'est pas un
    départ ordinaire, ce n'est pas pour un voyage ordinaire non
    plus. Cette chimère de Grèce est enfin réalisée. Il part pour
    remplir tous ses voeux et pour détruire tous les miens. Il va
    enfin accomplir ce qu'il désire depuis si longtemps. Il sera de
    retour au mois de novembre, à ce qu'il assure. Je ne puis le
    croire; vous savez si j'étais triste, l'année dernière; jugez
    donc de ce que je serai cette année! J'ai pourtant pour moi
    l'assurance d'être mieux aimée; la preuve n'en est guère
    frappante.
    ……………………………………………………

    Tout a été parfait depuis quinze jours, mais, aussi tout est
    fini.

Tout était fini. Son instinct ne la trompait pas; René, dans ce pèlerinage, allait chercher une autre victime. Madame de Mouchy l'attendait à l'Alhambra.

Madame de Custine se survécut vingt ans. Elle eut le courage de rester l'amie de celui qui ne l'aimait plus. Le monde qu'elle n'avait jamais goûté, lui était devenu odieux. Elle restait enfermée à Fervacques.

M. Bardoux a publié les lettres charmantes qu'elle écrivait, après 1816, à son amie la célèbre Rahel de Varnhagen. Ces lettres laissent voir la limpidité de l'âme de Delphine.

Elle écrit:

J'aime encore les arbres! Le ciel a eu pitié de moi, en me laissant au moins ce goût. Je fais à tous la meilleure mine que je peux, mais je ne peux pas grand'chose, parce que je souffre dans le fond de mon âme.

Et encore:

Vous dites d'une manière charmante «qu'il ne faudrait pas être seule lorsqu'on n'est plus jeune»! Au moins faudrait-il être vieille! mais on est si longtemps à n'être plus jeune sans être vieille, que c'est là ce qu'il y a de plus pénible; ce qui me console, c'est la rapidité de tout. Le temps passe avec une promptitude effrayante, et, malgré la tristesse des jours, on les voit s'évader comme les eaux d'un torrent.

Elle souffrait depuis longtemps d'une maladie de foie que le chagrin avait développée.

Dans l'été de 1826, elle se rendit à Bex pour respirer l'air des montagnes et aussi pour être plus près de Chateaubriand, qui avait accompagné à Lausanne sa femme souffrante. Là, Delphine de Custine s'éteignit sans agonie le 25 juillet 1826, dans la cinquante-sixième année de son âge. Chateaubriand la veilla à son lit de mort. Il écrivit dans ses Mémoires ces lignes froides et brillantes:

J'ai vu celle qui affronta l'échafaud du plus grand courage, je l'ai vue plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l'entrée du Valais.

J'ai entendu son cercueil passer, la nuit, dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervacques.

Certes, la fille de madame de Sabran avait tout donné et n'avait rien reçu. Qu'importe, puisque le vrai bonheur de ce monde consiste non à recevoir, mais à donner! Elle eut la part de joie dévolue sur la terre aux créatures bien nées, puisqu'elle fit en aimant le rêve de la vie. C'est pour elle et ses pareils qu'il fut écrit: «Heureux ceux qui pleurent!»

P.-S.—En relisant les épreuves de cet article, je suis assailli de doutes et d'inquiétudes: j'entends dire vaguement que M. Bardoux a découvert les papiers de madame de Custine, et que le roman de la vie de cette aimable dame en reçoit quelque dommage. On va jusqu'à chuchoter que Delphine, qui écrivait si bien les lettres d'amour, les faisait resservir plusieurs fois. Je n'en veux rien croire encore. Il est toujours temps d'être désenchanté.

M. JULES LEMAÎTRE[19]

[Note 19: Jules Lemaître, Impressions de théâtre. Lecène, édit., in-18.]

M. Jules Lemaître vient de publier ses feuilletons dramatiques sous le titre d'Impressions de théâtre. On y goûte quelque chose d'ingénu qui vient du coeur et je ne sais quoi d'étrangement expérimenté qui vient de l'esprit. Cela est fort bien ainsi: Il est bon que le coeur soit naïf et que l'esprit ne le soit pas. Les anges, qui sont toute candeur, feraient assurément de la bien mauvaise littérature et l'on n'imagine pas un séraphin en possession de l'ironie philosophique.

Devant les choses humaines, M. Jules Lemaître ne tient pas toujours son sérieux. Mais on lui sait gré de manquer parfois de gravité, tant sa fantaisie est charmante. Ce lettré, qui a pris tous ses grades, jette volontiers en l'air son bonnet de docteur et s'amuse çà et là des espiègleries d'écolier. C'est Fantasio pêchant à la ligne les plus vénérables perruques. Il est piquant et délicieux de voir ainsi quelque gaminerie accompagner tant de docte et poétique talent; nous en jouissons comme d'un spectacle rare. Le pédantisme étant l'habitude ordinaire des gens considérables, nous sommes émerveillés quand un homme de mérite pousse le naturel jusqu'à une certaine effronterie. Quel oubli de soi s'y révèle, quelle simplicité et aussi quelle philosophie! Mais ce qu'il y a peut-être de plus aimable en M. Lemaître, c'est la tristesse soudaine qui lui prend d'avoir été cruel dans son espièglerie, et sans pitié. Ce sont ses brusques attendrissements. Car il y a de tout, et même de la mélancolie, dans cette âme mobile, fluide, légère et charmante comme celle de quelque Puck qui aurait fait ses humanités.

M. Jules Lemaître est un esprit très avisé et très subtil dont l'heureuse perversité consiste à douter sans cesse. C'est l'état où l'a réduit la réflexion. La pensée est une chose effroyable. Il ne faut pas s'étonner que les hommes la craignent naturellement. Elle a conduit Satan lui-même à la révolte. Et pourtant Satan était un fils de Dieu. Elle est l'acide qui dissout l'univers, et, si tous les hommes se mettaient à penser à la fois, le monde cesserait immédiatement d'exister; mais ce malheur n'est pas à craindre. La pensée est la pire des choses. Elle en est aussi la meilleure. S'il est vrai de dire qu'elle détruit tout, on peut dire aussi justement qu'elle a tout créé. Nous ne concevons l'univers que par elle et, quand elle nous démontre qu'il est inconcevable, elle ne fait que crever la bulle de savon qu'elle avait soufflée.

C'est proprement ce à quoi M. Jules Lemaître s'occupe tous les lundis avec une grâce diabolique. Il dit tout et veut n'avoir rien dit. Son infirmité est de trop comprendre. Quelle autorité n'aurait-il point acquise s'il était de moitié moins intelligent? Mais il voit l'envers des idées. Une telle perspicacité ne se pardonne guère. Il concilie ce qui d'abord ne semblait pas conciliable; il porte d'instinct, dans son âme charmante et mobile, la riche philosophie d'Hegel: s'il rencontre des idées ennemies, il les réconcilie en les embrassant toutes ensemble. Puis il les envoie promener. C'est là certainement la sagesse: on ne la pardonne pas. En politique comme en littérature, ce que nous estimons le plus chez nos amis, c'est la partialité de leur esprit et l'étroitesse de leurs vues. Quand on est d'un parti, il faut d'abord en partager les préjugés. M. Jules Lemaître n'est d'aucun parti. Il a l'intelligence absolument libre. Je le tiens pour un vrai philosophe qui contemple le monde, et, s'il s'est pris de goût pour le théâtre, c'est sans doute qu'il y a vu une sorte de microcosme. En effet, le théâtre est le monde en miniature. Qu'est-ce qu'une comédie, sinon une suite d'images formées dans le mystère d'une même pensée? Or, cette définition convient également bien à une pièce de théâtre et à l'univers visible. Les images nous frappent; nous ignorons la pensée qui les assemble: il faut qu'on nous la montre. C'est l'emploi du philosophe ou du critique dramatique, selon qu'il s'agit du plan divin ou d'un plan de M. Alexandre Dumas.

M. Jules Lemaître s'occupe même de théâtre dans ses feuilletons dramatiques et M. Francisque Sarcey lui en a fait tous ses compliments. Mais M. Jules Lemaître s'occupe de bien autre chose dans ces études si diverses et toujours nouvelles, ou plutôt il ne s'y occupe que d'une seule chose, qui est l'âme humaine.

C'est à elle qu'il rapporte tout. De là, l'intérêt de ces pages écrites au jour le jour et que relie comme un fil d'or le sentiment philosophique.

M. Jules Lemaître n'a point de doctrine, mais il a une philosophie morale. Elle est, cette philosophie, amère et douce, indulgente et cruelle, et bonne par-dessus tout. Sagesse de l'abeille qui fait sentir son aiguillon et qui donne son miel! Je suis bien sûr que, si l'on pouvait aimer sans haïr, M. Jules Lemaître ne haïrait jamais. Mais c'est un voluptueux qui ne pardonne pas à la laideur d'attrister la fête de la vie. Il aime les hommes, il les veut heureux; il croit qu'il y a plus de sortes de vertus qu'on n'en compte généralement dans les manuels de morale. Il est de ces hommes, qui ne veulent de mal à personne, qui sont tolérants et bienveillants et qui, n'ayant pas de foi qui leur soit propre, communient avec les croyants. On nomme ces gens-là des sceptiques. Ils ne croient en rien; cela les oblige à ne rien nier. Ils sont, comme les autres, soumis à toutes les illusions du mirage universel; ils sont les jouets des apparences; parfois des formes vaines les font cruellement souffrir. Nous avons beau découvrir le néant de la vie: une fleur suffira parfois à nous le combler. C'est ainsi que M. Jules Lemaître, tantôt sensuel, et tantôt ascétique, se joue des jeux de la scène et goûte au théâtre l'illusion d'une illusion. Il nous en rapporte des impressions exquises, qui se répercutent en moi, je vous assure, d'une façon tout à fait délicieuse.

J'aime infiniment le théâtre chaque fois qu'il m'en parle. Il m'a fait goûter Meilhac comme je n'avais pas su le faire tout seul, et il m'aide, à trouver aux dialogues de Gyp un sens mystique et surnaturel. Il me sert aussi beaucoup pour l'intelligence de Corneille et de Molière, car personne ne le surpasse en culture classique. Enfin, il m'a révélé des aspects nouveaux du génie de Racine, que pourtant je connais assez bien.

Sans me flatter, je tiens cela pour un mérite. Mais ce que M. Jules Lemaître fait le mieux voir dans sa galerie, c'est lui-même. Il se montre sous des masques divers. Loin de l'en blâmer, je l'en félicite. En somme, la critique ne vaut que par celui qui l'a faite, et la plus personnelle est la plus intéressante.

La critique est, comme la philosophie et l'histoire, une espèce de roman à l'usage des esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une autobiographie.

Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d'oeuvre.

Je crois avoir déjà tenté de le dire, il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu'on ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou, pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien défendu. Nous ne pouvons pas, comme Tirésias, être homme et nous souvenir d'avoir été femme. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce me semble, c'est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes, chaque fois que nous n'avons pas la force de nous taire.

La critique est la dernière en date de toutes les formes littéraires; elle finira peut-être par les absorber toutes. Elle convient admirablement à une société très civilisée dont les souvenirs sont riches et les traditions déjà longues. Elle est particulièrement appropriée à une humanité curieuse, savante et polie. Pour prospérer, elle suppose plus de culture que n'en demandent toutes les autres formes littéraires. Elle eut pour créateurs Saint-Évremond, Bayle et Montesquieu. Elle procède à la fois de la philosophie et de l'histoire. Il lui a fallu, pour se développer, une époque d'absolue liberté intellectuelle. Elle remplace la théologie, et, si l'on cherche le docteur universel, le saint Thomas d'Aquin du XIXe siècle, n'est-ce pas à Sainte-Beuve qu'il faut songer?

1814[20]

[Note 20: 1814, par Henry Houssaye. Didier, édit., 1 vol. in-8.]

Nous avions déjà sur 1814, sans compter d'innombrables ouvrages russes et allemands, l'élégante esquisse du baron Fain, secrétaire de l'empereur, le livre du commandant Koch et le volume de M. Thiers dans lequel la campagne de France est racontée avec une patriotique émotion. M. Henry Houssaye, qui avait jusqu'ici appliqué plus particulièrement à la Grèce ancienne ses remarquables facultés d'historien, nous retrace, aujourd'hui les événements civils et militaires de 1814 avec plus de précision et d'étendue que n'avaient fait ses prédécesseurs. Il s'est servi exclusivement des documents originaux: lettres, ordres, protocoles, situations, rapports de généraux et de préfets, bulletins de police, journaux du temps, mémoires: cent mille pièces et cinq cents volumes. Il a étudié sur place les principales affaires de la campagne. Il a conféré soigneusement pour chaque combat les témoignages des deux adversaires. Il a donné le premier les effectifs exacts des forces engagées de part et d'autre, ainsi que le nombre des soldats tués ou blessés. Ses récits de bataille sont nouveaux sur beaucoup de points. De plus ils sont clairs et animés: M. Henry Houssaye a le sens militaire. Il sait préciser les «moments» décisifs des actions et suivre les masses en mouvement; il entre dans l'esprit du soldat. Mais il ne s'est pas borné à l'exposé des faits de guerre; il a étudié la situation politique de la France et esquissé l'état de l'esprit public, et cette partie de son livre, tout à fait nouvelle, offre un grand intérêt. Jamais on n'avait peint avec une si âpre vérité les misères de la France dans cette année maudite: le blocus continental, les champs en friche, les fabriques fermées, l'arrêt complet des affaires et des travaux publics, la retenue de 25 pour 100 sur les traitements et les pensions non militaires, l'énorme augmentation des impôts, la rente tombée de 87 francs à 50 fr. 50; les actions de la Banque, cotées naguère 430 francs, valant 715 francs, le change sur les billets monté à 12 pour 1000 en argent, à 50 pour 1000 en or, le numéraire si rare, qu'on avait dû tolérer l'usure et suspendre jusqu'au 1er janvier 1815 la loi qui fixait l'intérêt à 5 et 6 pour 100.

Des colonnes mobiles fouillaient les bois à la recherche des réfractaires; les garnisaires s'installaient au foyer de la mère de l'insoumis. Dans certaines contrées, c'étaient les femmes et les enfants qui labouraient. Bientôt le ministre de l'intérieur devait mettre à l'ordre du pays, par la voie des journaux, que les femmes et les enfants pouvaient utilement remplacer les hommes dans les travaux des champs, et que le labour à la bêche devait suppléer au labour à la charrue, devenu impossible à cause du manque de chevaux.

Le tableau que trace M. Henry Houssaye est effroyable; on n'en peut nier l'exactitude, puisque chaque trait est tiré d'un document authentique. Il est à remarquer pourtant que le rappel des classes an XI et suivantes, la levée de 1815, l'appel des gardes nationales mobiles ne portèrent que sur les hommes de dix-neuf à quarante ans.

Le travail à la fois impartial et généreux de M. Henry Houssaye nous montre côte à côte l'héroïsme et l'infamie. En cette cruelle année la France se couvrit de gloire et de honte. Les soldats paysans furent sublimes. Les royalistes furent abominables. Ces gens-là ne voyaient jamais Bonaparte entreprendre une guerre sans espérer la défaite. Ils appelaient l'étranger. L'invasion les remplit d'espérance. «Les Cosaques, disaient-ils, ne sont méchants que dans les gazettes.» Plus de vingt émissaires quittèrent Paris pour aller renseigner les états-majors ennemis. Le chevalier de Maison-Rouge et tant d'autres guidèrent les colonnes russes et prussiennes contre l'armée française. À l'entrée des alliés à Paris, les royalistes firent éclater une joie impie et «changèrent ce jour de deuil en un jour de honte».

Dans le faubourg Saint-Martin, où la colonne des alliés s'engagea d'abord, les hommes du peuple, disséminés et silencieux, regardaient d'un oeil farouche. À la porte Saint-Denis, où la, foule était épaisse; il s'éleva quelques cris isolés de: «Vive l'empereur Alexandre! Vivent les alliés!» Bientôt les royalistes, qui se portaient en foule à la tête des chevaux, mêlèrent à ces vivats les cris de: «Vivent les Bourbons! À bas le tyran!»

À mesure que les souverains s'avançaient vers les quartiers riches, les boulevards prenaient l'aspect d'une voie triomphale. Les acclamations croissaient en nombre et en force. Aux fenêtres, aux balcons, d'où pendaient des bannières blanches faites avec des nappes et des draps de lit, des femmes élégantes agitaient leurs mouchoirs. De beaux messieurs, portant des cocardes blanches, ravis d'aise, pâmés d'admiration, s'écriaient: «Que l'empereur Alexandre est beau! Comme il salue gracieusement!»

Arrivés aux Champs-Elysées, où la revue d'honneur devait avoir lieu; les souverains et le prince de Schwarzenberg se placèrent du côté droit de l'avenue, à la hauteur de l'Élysée. Les troupes défilèrent devant eux, tandis que la foule accourue des boulevards prolongeait ses vivats. Pour mieux voir le défilé, les femmes de l'aristocratie demandèrent à des officiers d'état-major de leur prêter un moment leurs chevaux. D'autres montèrent en croupe derrière les cosaques rouges de la garde.

    J'ai vu, jeunes Français, ignobles libertines,
           Nos femmes, belles d'impudeur,
    Aux regards d'un Cosaque étaler leurs poitrines
           Et s'enivrer de son odeur.

Pour terminer dignement ce jour de fête, le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, le marquis de Maubreuil et quelques gentilshommes pensèrent à jeter bas au pied de l'ennemi vainqueur l'image glorieuse qui surmontait la colonne de la Grande-Armée. Des ouvriers, recrutés dans les cabarets, passèrent au cou et au torse de la statue des cordes que tirèrent, sur la place, leurs camarades avinés. La Victoire de bronze que l'empereur tenait dans sa main lui fut arrachée. Mais Napoléon resta debout. Alors un misérable se hissa sur les épaules du colosse et souffleta deux fois le visage de bronze.

Voilà la honte ineffaçable, l'opprobre dont nous rougissons encore. Voici maintenant la gloire la plus pure et la plus consolante. Pour défendre son sol envahi, la France épuisée donne ses derniers enfants, de pauvres paysans très jeunes, presque tous mariés, arrachés douloureusement à leur maison, à leur femme, à l'humble douceur du champ natal. On les appelait des Maries-Louises. Les Maries-Louises furent sublimes. Ils ne savaient pas monter à cheval et le général Delort disait d'eux: «Je crois qu'on perd la tête de me faire charger avec de la cavalerie pareille.» Pourtant ils traversèrent Montereau comme une trombe en culbutant les bataillons autrichiens massés dans les rues. Ils savaient à peine charger un fusil; mais, à Bar-sur-Aube, ils défendirent, un contre quatre, les bois de Lévigny, seulement avec la baïonnette; mais, à Craonne, ils se maintinrent trois heures sur la crête du plateau, à petite portée des batteries ennemies dont la mitraille faucha six cent cinquante hommes sur neuf cent vingt. Sans capote, par 8 degrés de froid, ils marchaient dans la neige avec de mauvais souliers, combattaient chaque jour, manquaient de pain et restaient joyeux.

Les gardes nationales ont aussi leurs pages glorieuses dans ce livre de sang. Les Spartiates aux Thermopyles, les grenadiers à Waterloo ne furent pas plus intrépides que les gardes nationales, en sabots et en chapeaux ronds, à la Fère-Champenoise. M. Henry Houssaye a tracé un tableau enflammé de cette bataille, d'après la relation inédite d'un des généraux. Les gardes nationales étaient 4000; ils convoyaient 200 voitures de munitions. D'abord attaqués par 6000 cavaliers, ils percèrent ces masses et marchèrent en avant. L'ennemi reçut des renforts; 4000 Prussiens, puis toutes les cavaleries des deux grandes armées: 20 000 cavaliers enveloppaient les Français, réduits à moins de 2000 et formés en trois carrés. Les gardes nationales refusaient de se rendre. Ayant épuisé leurs cartouches, ils recevaient les charges sur la pointe de leurs baïonnettes tordues par tant de chocs. Enfin, une nouvelle décharge de 72 pièces de canon ouvrit une brèche dans ces murailles vivantes. Les cavaliers s'y engouffrèrent. À peine si cinq cents de ces héros échappèrent. Le tsar était profondément ému de cette résistance sans espoir. Plus tard, quand Talleyrand lui parlait du voeu des Français pour les Bourbons, le souverain russe rappelait les gardes nationales de la Fère-Champenoise tombées sous la mitraille en criant: «Vive l'empereur!»

La vieille garde fut admirable de constance et de fermeté. Ces vétérans, qui avaient vu Marengo et Hohenlinden, «grognaient et le suivaient toujours». Ceux-là n'abandonnèrent pas leur empereur.

Après la capitulation de Paris, le 3 avril, à Fontainebleau, Napoléon se plaça au milieu de la cour et fit appeler les officiers et les sous-officiers de la division Friant. Lorsqu'ils eurent formé le cercle, il dit d'une voix haute: «Officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, l'ennemi nous a dérobé trois marches. Il est entré dans Paris. J'ai fait offrir à l'empereur Alexandre une paix achetée par de grands sacrifices: la France avec ses anciennes limites, en renonçant à nos conquêtes, en perdant tout ce que nous avons gagné depuis la Révolution. Non seulement il a refusé; il a fait plus encore: par les suggestions perfides de ces émigrés auxquels j'ai accordé la vie et que j'ai comblés de bienfaits, il les autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il voudra la substituer à notre cocarde nationale. Dans peu de jour, j'irai l'attaquer à Paris. Je compte sur vous.» L'empereur s'attendait à une acclamation. Mais les grognards gardaient le silence. Surpris, inquiet, il leur demanda:

«Ai-je raison?» À ce mot, ils crièrent tous d'une seule voix: «Vive l'empereur! À Paris! à Paris!»—«On s'était tu, dit le général Pelet avec une simplicité héroïque; parce que l'on croyait inutile de répondre.»

M. Henry Houssaye a écrit là, d'un style sobre, une histoire impartiale. Pas de phrases, point de paroles vaines et ornées; partout la vérité des faits et l'éloquence des choses. Pour donner une idée de sa manière, je citerai une page entre autres, le tableau de la capitale pendant la bataille de Paris:

L'appréhension du danger causa plus de trouble et d'effroi que le danger même. La population parisienne, qui s'épouvantait dès les premiers jours de février au seul nom des Cosaques, et qui tremblait les 27, 28 et 29 mars à l'idée du pillage et de l'incendie, recouvra son sang-froid quand elle entendit le canon. Pendant la bataille, les grands boulevards avaient leur aspect accoutumé, à cette différence que la plupart des boutiques étaient fermées et qu'il passait peu de voitures. Mais la foule était plus nombreuse, plus animée, plus remuante que d'ordinaire. C'était le boulevard aux jours de fête et de changement de gouvernement: un flux et un reflux de promeneurs, de groupes stationnant et discutant, toutes les chaises occupées, tous les cafés remplis. Le temps était couvert et doux. À Tortoni, les élégants dégustaient des glaces et buvaient du punch en regardant trottiner les grisettes et défiler sur la chaussée quelques prisonniers qu'escortaient des gendarmes, et d'innombrables blessés, transportés sur des civières et des prolonges et dans des fiacres mis en réquisition. La foule ne paraissait nullement consternée. Chez quelques-uns il y avait de l'inquiétude, chez d'autres de la curiosité; chez la plupart la tranquillité et même l'indifférence dominaient. L'amour-propre national aidant—à mieux dire peut-être la vanité parisienne—on regardait le combat livré à Romainville comme une affaire sans importance et dont l'issue d'ailleurs n'était point douteuse. Si l'on faisait remarquer que le bruit du canon se rapprochait ce qui semblait indiquer les progrès de l'ennemi, il ne manquait pas de gens pour répliquer d'un air entendu: «C'est une manoeuvre; les Russes jouissent de leur reste.» La quiétude générale fut cependant troublée entre deux et trois heures. Un lancier ivre descendit au grand galop le faubourg Saint-Martin en criant: «Sauve qui peut!» Une panique se produisit. Chacun s'enfuit en courant. Les ondulations de la foule s'étendirent jusqu'au Pont-Neuf et aux Champs-Elysées. Mais cette fausse terreur fut passagère, les boulevards se remplirent de nouveau.

Au jugement des connaisseurs, les deux chefs-d'oeuvre militaires de Napoléon, ce sont les campagnes de 1796 et de 1814. Ces deux campagnes, fort dissemblables quant au résultat définitif, présentent cette analogie que Napoléon, disposant de forces militaires très restreintes, eut à combattre un ennemi quadruple sinon quintuple en nombre et employa dans les deux cas la même tactique.

M. Henri Houssaye a établi, il est vrai, que, dans plusieurs batailles de la campagne de France, la disproportion des forces a été exagérée. Il n'en reste pas moins vrai que l'empereur opérait avec une petite armée. Les écrivains militaires ont pu discuter certaines campagnes, celles de 1812, par exemple, et de 1813. Ils ont pu contester la bonne conduite des batailles d'Eylau, de la Moskova, de Leipzig, mais personne, à l'étranger du moins, n'a osé contester la campagne de 1814. Il est remarquable que Napoléon trouve d'autant plus de ressources stratégiques qu'il a moins d'hommes à conduire. Son génie aime les petites armées. Dans la campagne de France, il n'eut jamais plus de trente mille hommes concentrés dans sa main. Mais par sa divination des plans de l'ennemi et par la rapidité foudroyante de ses marches, il réussit souvent à atteindre et à combattre l'ennemi à forces presque égales. D'ailleurs, les grands capitaines semblent avoir préféré les petites armées aux grandes.

Turenne et Frédéric n'ont jamais été de si excellents artistes que quand ils avaient peu d'hommes en main et il faut se rappeler le mot fameux du maréchal de Saxe: «Au delà de quarante mille hommes, je n'y comprends rien.» La guerre moderne peut avoir d'autres exigences; pourtant ce mot du maréchal de Saxe donne beaucoup à penser.

Au début de la campagne de 1814, Napoléon, qui n'avait pas encore concentré toutes ses forces, dut combattre à la Rothière contre les deux armées réunies. Il battit en retraite sur Troyes, puis sur Nogent. Les alliés crurent alors qu'ils n'avaient plus qu'à marcher sur Paris. Pour faciliter leur marche, ils se divisèrent en deux grandes colonnes dont l'une suivit la Marne, l'autre l'Aube, puis la Seine. Afin de favoriser la faute qu'ils vont commettre, Napoléon se tient coi pendant quatre jours, puis, quand la séparation est opérée, il se porte avec sa petite armée entre les deux colonnes ennemis, fond sur Blücher, surprend ses quatre corps échelonnés sur la Marne et les détruit en quatre batailles, en quatre jours. Puis il se rabat sur la colonne de gauche, celle de Schwarzenberg, lui inflige trois défaites successives et la force à battre en retraite.

Tout ce que peut le génie Napoléon le fit. Mais le génie a dans ce monde un adversaire à sa taille: le hasard. Le hasard, la fatalité se mit dans plusieurs circonstances décisives du côté des alliés. Du moins le grand capitaine espéra jusqu'au bout et ne négligea rien pour rappeler la fortune.

La troisième partie de la campagne, le grand mouvement sur la Lorraine, est d'une hardiesse inouïe. Napoléon, découvrant audacieusement Paris, se jetait sur les derrières des armées alliées; il rappelait à lui les garnisons françaises du Rhin, puis avec son armée ainsi doublée, il coupait l'ennemi de ses bases d'opérations. Un moment les états-majors des alliés se crurent perdus.

Au conseil de guerre de Pougy, le 23 mars, il fut question de battre en retraite. «Le mouvement général de Napoléon sur Saint-Dizier, dit très bien M. Henry Houssaye, admirable dans la conception, est justifié dans la pratique par cela seul qu'il inspira un instant aux alliés l'idée d'une retraite sur le Rhin.» Cette admirable manoeuvre allait réussir, c'était la victoire, c'était le salut, quand les alliés apprirent par des courriers tombés entre leurs mains et par des émissaires de Talleyrand que la trahison les attendait, les appelait à Paris. Ils y marchèrent. Mais avec quelles craintes! Depuis leur entrée sur la terre de France, ils n'avaient pas cessé de trembler et leur peur augmentait avec leurs progrès sur le sol défendu par Napoléon et les paysans. Le 3 avril, quand l'empereur, à Fontainebleau, n'avait plus qu'un tronçon d'épée et une poignée d'hommes, ils tremblaient encore: «Ce terrible Napoléon, dit l'émigré Faugeron dans ses Mémoires cités par M. Houssaye, nous croyions le voir partout. Il nous avait tous battus les uns après les autres. Nous craignions toujours l'audace de ses entreprises, la rapidité de ses marches et ses combinaisons savantes. À peine avait-on conçu un plan, qu'il était déjoué par lui.»

Nous avons revu, il y a dix-huit ans, les Allemands en France, nous avons vu tomber nos places de guerre et Paris, affamé, ouvrir ses portes à l'ennemi victorieux. Alors, nous n'avons pas retrouvé Napoléon. Nous n'avons pas vu se lever sur nos routes sanglantes, à l'appel d'un grand capitaine, ces victoires blessées à mort, dont parle l'éloquent Lacordaire. Mais si un grand capitaine a manqué à la France, la France ne s'est pas manqué à elle-même. Grâce à Dieu, les hontes de 1814 ont été épargnées à la France de 1870. Nous n'avons pas vu des Français dans les rangs de l'ennemi. Le patriotisme, né avec la démocratie, est aujourd'hui plus pur, plus fier, plus délicat, plus exquis que jamais; il est dans toute la fleur de son sentiment.

Comparez l'entrée des alliés à Paris en 1814 et l'entrée, des Prussiens en 1871. En 1814, la foule des curieux afflue sur le passage des vainqueurs. Les boulevards prennent un air de fête. La ville entière se donne le spectacle des Cosaques, acclamés par une poignée de royalistes. En 1814, comme l'a dit M. Henry Houssaye, «Paris ne comprit pas la dignité des rues désertes et des fenêtres closes».

DEMAIN

    L'avenir est sur les genoux de Zeus.
    Homère.

Je reçois la lettre suivante:

Monsieur,

Pour un livre que je prépare, et qui paraîtra en novembre chez l'éditeur, M. Perrin, je désirerais vivement avoir une réponse de vous aux questions que voici:

«Que pensez-vous que doive être la littérature de demain, celle qui n'est qu'en germe encore dans les essais des jeunes gens de vingt à trente ans? Où va-t-elle sous les influences contraires qui se la partagent (idéalisme—positivisme, patriotisme esthétique et philosophique—lettres et doctrines étrangères, objectivisme—subjectivisme, doctrine de l'exception—triomphe de la démocratie, etc.)? Est-ce un bien ou un mal, ce manque de groupement qui la caractérise? N'y a-t-il pas une scission profonde entre les traditions dont la littérature a vécu jusqu'ici et les symptômes nouveaux qu'on pressent plutôt qu'on ne pourrait les définir? Voyez-vous un bon ou un mauvais signe en cette maîtrise de tous les arts, y compris celui d'écrire, par la critique moderne? Enfin, où est l'avenir?»

«Agréez, monsieur, etc.

CHARLES MORICE.

Une semblable lettre est faite pour me flatter et surtout pour m'embarrasser. Mais, à vrai dire, les questions que me pose M. Charles Morice, chacun des lecteurs de la Vie littéraire a le droit de me les poser. C'est pourquoi je vais répondre de mon mieux et publiquement:

À monsieur Charles Morice.

«Monsieur,

»Vous êtes esthète et vous voulez bien me croire esthète. C'est me flatter. Je vous avouerai, et mes lecteurs le savent, que j'ai peu de goût à disputer sur la nature du beau. Je n'ai qu'une confiance médiocre dans les formules métaphysiques. Je crois que nous ne saurons jamais exactement pourquoi une chose est belle.

»Et je m'en console. J'aime mieux sentir que comprendre. Peut-être y a-t-il là quelque paresse de ma part. Mais la paresse conduit à la contemplation, la contemplation mène à la béatitude. Et la béatitude est la récompense des élus. Je n'ai pas le talent de démonter les chefs-d'oeuvre, comme le faisait excellemment sur cette terre notre regretté confrère M. Maxime Gaucher. Je vous fais cet aveu, monsieur, pour que vous ne soyez pas désagréablement surpris si mes réponses manquent tout à fait d'esprit de système. Vous me demandez mon avis sur la jeune littérature. Je voudrais, en vous répondant, prononcer des paroles souriantes et de bon augure. Je voudrais détourner les présages de malheur. Je ne puis, et je suis contraint d'avouer que je n'attends rien de bon du prochain avenir.

»Cet aveu me coûte Car rien n'est doux comme d'aimer la jeunesse et d'en être aimé. C'est la récompense et la consolation suprême. Les jeunes gens vantent si sincèrement ceux qui les louent! Ils admirent et ils aiment comme il faut qu'on admire et qu'on aime: trop. Il n'y a qu'eux pour jeter généreusement des couronnes. Oh! que je voudrais être en communion avec la littérature nouvelle, en sympathie avec les oeuvres futures! Je voudrais pouvoir célébrer les vers et les «proses» des décadents. Je voudrais me joindre aux plus hardis impressionnistes, combattre avec eux et pour eux. Mais ce serait combattre dans les ténèbres, car je ne vois goutte à ces vers et à ces proses-là, et vous savez qu'Ajax lui-même, le plus brave des Grecs qui furent devant Troie, demandait à Zeus de combattre et de périr en plein jour.

[Grec: En de phaei chai olesson…]

»J'en souffre, mais je ne me sens attaché aux jeunes décadents par aucun lien. Ils seraient Cynghalais ou Lapons, qu'ils ne me sembleraient pas plus étranges.

»Cela est à la lettre. Tenez: on vend pour un sou, tout le long des boulevards, une notice sur les Hottentots du Jardin d'acclimatation. Je n'ai pas manqué de l'acheter parce que je suis badaud et museur de ma nature. Semblablement au temps de la Ligue, un autre Parisien, pour lequel j'ai beaucoup de sympathie, Pierre de l'Estoile, achetait tous les libelles qui se criaient sous ses fenêtres, dans la vieille rue de Saint-André-des-Arcs. J'ai lu cette notice avec assez de plaisir, et j'y ai trouvé une chanson à la lune, qu'un poète, Namaqua ou Korana, a composée il y a dix ans ou mille ans, je ne sais, et qui se chante, dit-on, dans des kraals, sous la hutte d'écorce, au son des guitares sauvages.

»Voici celle chanson:

«Sois la bienvenue, chère lune! Nous avions le regret de ta belle lumière. Tu es une amie fidèle. Pour toi ce tendre agneau et ce tabac excellent. Mais si tu ne reçois point nos offrandes, nous mangerons et nous fumerons pour toi, chère lune.»

»Ce n'est pas là une chanson bien poétique. Les Hottentots n'ont ni dieu ni poésie; ou du moins ils pensent que Dieu ne s'occupe pas des affaires humaines; en quoi, je le dis en passant, ils pensent comme plusieurs de nos grands philosophes. Les Hottentots n'ont point d'idéal. Et pourtant leur petite chanson à la lune me touche. Je la comprends quand on me la traduit. Et MM. José-Maria de Hérédia et Catulle Mendès ont beau me traduire à l'envi des sonnets de la nouvelle école, je n'y entends absolument rien. Je le répète, je me trouve plus voisin d'un pauvre sauvage que d'un décadent. Je ne puis concevoir ce que c'est que l'impressionnisme. Le symbolisme m'étonne. Vous me direz, monsieur, qu'il n'est fait que pour cela. Je crois que non, et que c'est une maladie. Je crois même qu'on en meurt. Car je n'entends plus guère parler des sonnets de M. Ghil. Il y a deux ans, je recevais des journaux décadents et des revues symbolistes; le bon et fidèle éditeur de la nouvelle pléiade, M. Léon Vannier, m'envoyait des plaquettes étranges qui m'amusaient infiniment, à mes heures de perversité; même il venait me voir. Il m'a beaucoup plu. C'est un homme doux et joyeux. Le soir, sur le pas de sa porte, il contemple les grandes formes d'ombre des tours de Notre-Dame et songe qu'il berce l'enfance d'un nouvel Hugo. Aujourd'hui je ne vois plus rien venir, et je crains que la race des symbolistes ne soit aux trois quarts éteinte. Les destins, comme dit le poète, n'ont fait que la montrer à la terre.

»Ils étaient singuliers, ces jeunes poètes et ces jeunes prosateurs! On n'avait encore rien vu de pareil en France, et il serait curieux de rechercher les causes qui les ont produits et déterminés. Je ne veux pas m'enfoncer trop avant dans cette recherche. Je ne remonterai pas jusqu'à la nébuleuse primitive. Ce serait aller trop loin et ne pas aller assez loin; car enfin il y avait quelque chose avant la nébuleuse primitive. Je remonterai seulement au naturalisme, qui commença à envahir la littérature au milieu du second empire. Il débuta avec éclat et produisit du premier coup un chef-d'oeuvre: Madame Bovary. Et, qu'on ne s'y trompe pas, le naturalisme était excellent à bien des égards. Il marquait un retour à la nature, que le romantisme avait méprisé follement. Il était la revanche de la raison. Le malheur voulut que bientôt le naturalisme subit l'empire d'un talent vigoureux, mais étroit, brutal, grossier, sans goût, et ignorant de la mesure, qui est tout l'art.. Je crois avoir assez bien défini le nouveau candidat à l'Académie française, celui-là même qui disait tantôt, avec autant d'élégance que d'exactitude: «J'ai divisé mes visites en trois groupes.»

»Avec lui, le naturalisme tomba tout de suite dans l'ignoble. Descendu au dernier degré de la platitude, de la vulgarité, destitué de toute beauté intellectuelle et plastique, laid et bête, il dégoûta les délicats. Vous savez qu'il n'y a pas de réactions raisonnables. Les plus nécessaires sont peut-être les plus furieuses. L'école de Médan suscita le symbolisme. De même, dans l'empire romain, si l'on peut comparer les petites choses aux grandes, un sensualisme grossier produisit l'ascétisme.

»À les bien prendre, nos jeunes poètes sont des mystiques. Je rencontrais tantôt cette phrase dans la vie d'un des Pères de la Thébaïde: «Il lisait les Écritures pour y trouver des allégories.» Il faut aux disciples de M. Mallarmé des allégories et tout l'ésotérisme des antiques théurgies. Point de poésie sans un sens caché. On dit même que le maître veut qu'un livre excellent présente trois sens superposés Le premier sens, tout littéral et grossier, sera compris de l'homme oisif qui, s'arrêtant sous les galeries de l'Odéon et aux étalages des libraires, parcourt les livres sans en couper les feuillets. Le second sens, plus spirituel, apparaîtra au lecteur qui fera usage du couteau à papier. Le troisième sens, infiniment subtil et pourtant voluptueux, sera la récompense de l'initié qui saura lire les lignes dans un ordre savant et secret. Quel est cet ordre? Peut-être 3, 6, 5, qui corresponde l'oeil nocturne d'Osiris. Mais ce n'est là qu'une conjecture. Je crains que le troisième sens ne m'échappe à jamais.

»Je ne sais pas bien exactement ce que pouvait être pour un contemporain de Ptolémée Philadelphe le poème de Lycophron. Mais il me semble que certains raffinés d'Alexandrie devaient avoir le cerveau fait un peu comme celui de M. Mallarmé et de ses disciples.

»Je vois à côté d'eux une nuée de jeunes romanciers, fort raisonnables et point symbolistes du tout. Il en est qui continuent M. Émile Zola. Vous savez, monsieur, que les romans de M. Zola sont aisément imitables. Le procédé y est toujours visible, l'effet toujours outré, la philosophie toujours puérile. La simplicité extrême de la construction les rend aussi faciles à copier que les vierges byzantines, j'aurais dû dire, peut-être, les figures d'Épinal. D'autres aussi jeunes et déjà plus originaux, expriment leur propre idéal. Malheureusement, ils sont, pour la plupart, bien durs et bien tendus; ils visent trop à l'effet et veulent trop montrer leur force. C'est encore une des disgrâces de l'art contemporain. Il est brutal. Il ne craint ni de choquer, ni de déplaire. On croit qu'on a tout fait quand on a offensé les moeurs et choqué les convenances. C'est une grande erreur. Elle est excusable et presque touchante chez les très jeunes gens, parce qu'il s'y mêle une infinie candeur. Ils ne savent pas que dans une société polie la volupté est aussi intéressée que la vertu à la conservation de la morale et au respect des convenances. Ils ne savent pas que tous les instincts trouvent en définitive leur compte dans les belles moeurs du monde. Mais on voudrait que le sentiment du respect fût moins étranger au coeur de nos jeunes romanciers.

»Ce qu'il y a de tout à fait louable en eux, c'est la connaissance qu'ils ont de la technique de leur art. S'ils composent mal, c'est moins par ignorance que par dédain: car vous savez qu'un livre bien composé est par cela même, selon le préjugé qui règne, un livre méprisable. Il suffit que M. Octave Feuillet compose en maître pour qu'on le mésestime. Le morceau est tout pour nos jeunes gens, et ils l'enlèvent avec une adresse remarquable. Ce sont d'excellents ouvriers et qui savent leur métier sur le bout du doigt. J'en connais de fort instruits, de savants même, bien armés pour écrire et qui donnent de solides espérances.

»Et quand on songe qu'un homme très jeune éprouve de grandes difficultés à se montrer avantageusement dans un genre qui, comme le roman exige une certaine expérience de la vie et du monde, on ne désespère pas de l'avenir de cette forme littéraire que la France a tant de fois et si heureusement renouvelée depuis le XVe siècle.

»Pourtant, je vous l'avoue, monsieur, c'est avec quelque défiance et un peu de tristesse que je vois s'amasser sur ma table ces piles de livres jaunes. On publie deux ou trois romans par jour. Combien, dans le nombre, doivent survivre? Le XVIIIe siècle n'en a pas laissé dix, et c'est un des beaux siècles de la fiction en prose. Nous avons trop de romans, et de trop gros. Il faudrait laisser les gros livres aux savants. Les contes les plus aimables ne sont-ils pas les plus courts? Ce qu'on lit toujours, c'est Daphnis et Chloé, c'est la Princesse de Clèves, Candide, Manon Lescaut, qui sont épais chacun comme le petit doigt. Il faut être léger pour voler à travers les âges. Le vraie génie français est prompt et concis. Il était incomparable dans la nouvelle. Je voudrais qu'on fît encore la belle nouvelle française; je voudrais qu'on fût élégant et facile, rapide aussi. C'est là, n'est-il pas vrai? la parfaite politesse d'un écrivain.

»On peut beaucoup dire en un petit nombre de pages. Un roman devrait se lire d'une haleine. J'admire que ceux qu'on fait aujourd'hui aient tous également trois cent cinquante pages. Cela convient à l'éditeur. Mais cela n'est pas toujours convenable au sujet.

»Souffrez, monsieur, que je n'entre pas, pour le moment, dans le détail des classifications de la «littérature de tout à l'heure», telles que vous les avez établies vous-même. L'examen des tendances de la jeunesse intellectuelle nous entraînerait beaucoup trop loin. Vous constatez que ces tendances sont très divergentes. En effet, il est de plus en plus difficile de distinguer des groupes nettement définis. Il n'y a plus d'écoles, plus de traditions, plus de discipline. Il était sans doute nécessaire d'arriver à cet excès d'individualisme. Vous me demandez si c'est un bien ou un mal d'y être arrivé. Je vous répondrai que l'excès est toujours un mal. Voyez comment naissant les littératures et comment elles meurent. À l'origine, elles ne produisent que des oeuvres collectives. Il n'y a pas l'ombre d'une tendance individuelle dans l'Iliade et dans l'Odyssée; plusieurs mains ont travaillé à ces grands monuments sans y laisser une empreinte distincte. Aux oeuvres collectives succèdent des oeuvres individuelles; d'abord, l'auteur semble craindre encore de trop paraître. C'est un Sophocle; mais peu à peu la personnalité s'étale davantage; elle s'irrite, elle se tourmente, elle s'exaspère. Déjà Euripide ne peut se tenir de figurer à côté des dieux et des héros. Il faut que nous sachions ce qu'il pense des femmes et quelle est sa philosophie. Tel qu'il est, malgré son indiscrétion, à cause peut-être de son indiscrétion même, il m'intéresse infiniment. Pourtant, il marque la décadence, l'irréparable et rapide décadence. Les belles époques de l'art ont été des époques d'harmonie et de tradition. Elles ont été organiques. Tout n'y était pas laissé à l'individu. C'est peu de chose qu'un homme et même qu'un grand homme, quand il est tout seul. On ne prend pas assez garde qu'un écrivain, fût-il très original, emprunte plus qu'il n'invente. La langue qu'il parle ne lui appartient pas; la forme dans laquelle il coule sa pensée, ode, comédie, conte, n'a pas été créée par lui; il ne possède en propre ni sa syntaxe ni sa prosodie. Sa pensée même lui est soufflée de toutes parts. Il a reçu les couleurs; il n'apporte que les nuances, qui parfois, je le sais, sont infiniment précieuses. Soyons assez sages pour le reconnaître: nos oeuvres sont loin d'être toutes à nous. Elles croissent en nous, mais leurs racines sont partout dans le sol nourricier. Avouons donc que nous devons beaucoup à tout le monde et que le public est notre collaborateur.

»Ne nous efforçons pas de rompre les liens qui nous attachent à ce public; multiplions-les, au contraire. Ne nous faisons ni trop rares ni trop singuliers. Soyons naturels, soyons vrais. Effaçons-nous, afin qu'on voie en nous non pas un homme, mais tout l'homme. Ne nous torturons pas: les belles choses naissent facilement. Oublions-nous: nous n'avons d'ennemi que nous-même. Soyons modestes. C'est l'orgueil qui précipite la décadence des lettres. Claudien mourut plus satisfait que Virgile. Soyons simples, enfin. Disons-nous que nous parlons pour être entendus; pensons que nous ne serons vraiment grands et bons que si nous nous adressons, je ne dis pas à tous, mais à beaucoup.

»Voilà, monsieur, les conseils que j'oserais donner à nos jeunes gens. Mais je crains qu'il ne faille une expérience déjà longue pour en découvrir le sens profond. Heureusement qu'ils sont bien inutiles à ceux qui naissent avec un beau génie. Ceux-là, dès le berceau, sont nos maîtres, et la critique, loin de leur rien apprendre, doit tout apprendre d'eux.

»Vous me demandez, monsieur, «si je vois un bon ou un mauvais signe en cette maîtrise de tous les arts, y compris celui d'écrire, par la critique». J'ai déjà dit quelques mots sur l'excellence de la critique au sujet d'un livre de M. Jules Lemaître. Je crois que la critique ou plutôt l'essai littéraire, est une forme exquise de l'histoire. Je dis plus: elle est la vraie histoire, celle de l'esprit humain. Elle exige, pour être bien traitée, des facultés rares et une culture savante. Elle suppose un affinement intellectuel que de longs siècles d'art ont pu seuls produire. C'est pourquoi elle ne se montre que dans les sociétés déjà vieilles, à l'heure exquise des premiers déclins. Elle survivra à toutes les autres formes de l'art si, comme dit une scolie de Virgile que j'ai trouvée quelque part citée par M. Littré, «on se lasse de tout, excepté de comprendre». Mais je crois plutôt que les hommes ne se lasseront jamais d'aimer et qu'il leur faudra toujours des poètes pour leur donner des sérénades.

»—Où en est l'avenir? demandez-vous, monsieur, en terminant votre lettre.

»L'avenir est dans le présent, il est dans le passé. C'est nous qui le faisons; s'il est mauvais, ce sera de notre faute. Mais je n'en désespère pas.

»Je m'aperçois que je n'ai pas dit la centième partie de ce que je voulais dire. Je voulais, par exemple, essayer d'indiquer les conditions nouvelles que la démocratie et l'industrie feront à l'art demain. Je me figure que ces conditions seront très supportables. Ce sera le sujet d'une prochaine lettre.

»Veuillez agréer, etc.»

M. CHARLES MORICE

M. Charles Morice m'a fait l'honneur de répondre publiquement, à ma réponse[21], sous forme d'une brochure éditée par la Librairie académique.

[Note 21: Réponse à M. Anatole France. Didier, éditeur, 1 vol. in-18.]

M. Charles Morice est très jeune, il appartient lui-même à la littérature de demain. C'est un poète plein de promesses, d'un talent déjà docte et rare. C'est aussi un esprit méditatif, habile aux spéculations intellectuelles. Comment désespérerait-il d'un avenir auquel il travaille ardemment? Pourquoi n'appellerait-il pas de ses voeux le triomphe d'un art qui est le sien? Il a hâte de voir de nouvelles écritures. Celles d'aujourd'hui ne lui disent plus rien.

Sa parfaite courtoisie n'en laisse rien voir; mais je devine qu'il trouve que nous durons trop. J'ai quelque raison de ne pas partager son impatience. Il est sage d'être toujours prêt à partir, et je me flatte d'être sage. Pourtant, si nous pouvons, mes amis et moi, atteindre, en prolongeant nos paisibles entretiens, les derniers ormeaux qui bordent le chemin de la vie, j'en remercierai la divine ou naturelle providence qui conduit les choses. Je ne crois point que la génération à laquelle j'appartiens ait fait une oeuvre mauvaise. Il me semble qu'elle n'a manqué ni d'art, ni de raison, ni de sentiment.

Il me semble que depuis les premiers poèmes de M. Sully Prudhomme, depuis les Intimités, de M. François Coppée, jusqu'aux Essais psychologiques, de M. Paul Bourget et aux Voyages intellectuels, du vicomte Eugène Melchior de Vogüé, il s'est écoulé vingt belles années de poésie et d'étude. Ces vingt années-là, pour ma part, je les ai vécues avec délices. J'ai estimé plusieurs de mes contemporains, j'en ai aimé et admiré quelques-uns; je puis me dire heureux. Rendons-nous témoignage: nous avons cultivé l'art et étudié la nature. Nous nous sommes approchés de la vérité autant que nous l'avons pu; nous avons découvert une petite parcelle de beauté qui dormait encore sans forme et sans couleur dans la terre avare. Nous n'avons jamais déclamé, nous avons été des artistes consciencieux et des poètes vrais. Nous avons voulu beaucoup apprendre sans espérer beaucoup savoir. Nous avons gardé le culte des maîtres; nous avons manqué, sans doute, de grand souffle, d'audace et de génie aventureux; mais nous avons possédé, je crois, le sens de l'exquis et de l'achevé. Je le dis bien haut: O vous, nés avec moi, mes compagnons de travail, vous avez bien mérité des lettres, et vos livres, publiés depuis dix-neuf années, comptent pour quelque chose dans les consolations et dans les justes fiertés de la patrie!

Il y a une oeuvre, entre autres, dont je sais infiniment de gré à mes contemporains. C'est d'avoir déployé cette intelligence heureuse qui pardonne et réconcilie. Ils ont terminé les querelles littéraires que le romantisme avait furieusement allumées. Grâce à nos maîtres Sainte-Beuve et Taine, grâce à nous aussi, il est permis aujourd'hui d'admirer toutes les formes du beau. Les vieux préjugés d'école n'existent plus. On peut aimer en même temps Racine et Shakespeare. J'ai traversé le champ des lettres avec des hommes de bonne volonté qui cherchaient à tout comprendre. La route m'a été douce et m'a semblé courte. Qu'on nous soit reconnaissant, du moins, d'avoir affermi la liberté des sentiments et la paix littéraire dont on jouit à cette heure. Il est possible que l'indifférence publique nous ait aidés dans cette tâche. Toutes les réconciliations sont faites de lassitude. Enfin, à tort ou à raison, on est fatigué des querelles de mots. Le fanatisme littéraire ne réveillerait plus d'échos. Les révolutions que fera la jeune école passeront à peu près inaperçues. Personne ne s'étonne plus de rien. Pour ma part, je ne blâmerai pas le public de son scepticisme à l'égard des nouvelles formes de l'art. «Un peuple n'est jamais coupable», disait le vieux roi Louis-Philippe à Claremont. Voilà une sage parole. Il est imprudent et vain de donner tort à tout le monde. Et puis, je ne crois pas aux nouveautés préméditées. La meilleure manière d'être novateur, c'est de l'être malgré soi et de l'être le moins possible. Les conditions de l'art ont peu changé depuis Homère. Je ne puis me figurer qu'elles changeront beaucoup d'ici à l'Exposition universelle. L'humanité elle-même se modifie très lentement. Quelle que soit l'impatience des jeunes poètes, pour donner des sensations nouvelles à l'homme, il leur faut attendre que l'homme ait acquis des sens nouveaux. Or, de telles acquisitions se font avec une infinie lenteur. M. Jules Soury croit, après le docteur Magnus, que les Grecs d'Homère ne voyaient point les couleurs; que, pour eux, le ciel n'était point bleu, les arbres n'étaient point verts, les roses n'étaient point roses, et que l'univers se reflétait dans leurs yeux barbares comme une immense grisaille. M. Gladstone le croit aussi. Mais ni M. Gladstone, ni M. Jules Soury, ni le docteur Magnus n'en sont bien sûrs; et si j'étais sûr de quelque chose, ce serait précisément du contraire.

Il est très probable que les premiers Hellènes voyaient la nature à peu près comme nous la voyons aujourd'hui, et qu'il se passera des milliers de siècles avant que l'oeil humain se perfectionne au point de percevoir des nuances nouvelles. Il en faut dire autant de l'ouïe et même de l'odorat. Les artistes de demain semblent croire que d'ici à peu nous distinguerons l'ultraviolet. C'est l'ultraviolet qu'ils s'obstinent à nous montrer. Et quand nous disons que nous ne pouvons le voir, ils répondent que nous y mettons de la mauvaise volonté.

Ils nous flattent en nous supposant des sens exquis; nos sens sont aussi grossiers, peu s'en faut, que ceux de nos pères. Tels qu'ils sont, ils nous procurent bien des joies et bien des douleurs. Mais ils ne suffisent point à percevoir les délicatesses de l'art nouveau. Je ne pardonne point aux symbolistes leur obscurité profonde. «Tu parles par énigmes» est un reproche que les guerriers et les rois s'adressent fréquemment dans les tragédies de Sophocle. Les Grecs étaient subtils; pourtant, ils voulaient qu'on s'exprimât clairement. Je trouve qu'ils avaient bien raison. J'ai passé l'âge heureux où l'on admire ce qu'on ne comprend pas. J'aime la lumière. M. Charles Morice ne m'en promet pas assez pour mon goût. Je veux comprendre tout de suite, et c'est là une exigence qui lui paraît insoutenable.

Vous êtes bien bien pressé! semble-t-il dire. Seriez-vous de ces esprits légers qui ne peuvent rien supporter de grave? Que ne méditez-vous les écrits de la jeune école? que ne les creusez-vous? que ne les approfondissez-vous? Et il ajoute en propres termes: «La licence peut être prise par l'artiste d'exiger du lecteur bénévole une sérieuse, une patiente attention.» Je répondrai en toute franchise que voilà, si je ne me trompe, une fâcheuse maxime et un précepte dangereux qui suffiraient à me brouiller avec toute la poétique nouvelle et à m'ôter l'envie de voir s'accomplir les prophéties littéraires de M. Charles Morice.

Plus je vis, plus je sens qu'il n'y a de beau que ce qui est facile.

Je suis bien revenu de la beauté des grimoires. À mon sens, le poète ou le conteur, pour être tout à fait galant homme, évitera de causer la moindre peine, de créer la moindre difficulté à son lecteur. Pour faire sagement, il n'exigera point l'attention; il la surprendra. Il craindra d'exercer la patience des lettrés et croira n'être pas lisible s'il ne peut être lu aisément.

La science a le droit d'exiger de nous un esprit appliqué, une pensée attentive. L'art n'a pas ce droit. Il est, par nature, inutile et charmant. Sa fonction est de plaire; il n'en a point d'autre. Il faut qu'il soit aimable sans conditions. Je sais bien qu'on a tout brouillé en ce temps-ci et qu'on a Voulu appliquer à la production littéraire les méthodes du travail scientifique. M. Zola, qui ne craint point le ridicule, a dit quelque part: «Nous autres savants!» Il subsiste pourtant quelque différence entre une chanson et un traité de géométrie descriptive. Les plaisirs que l'art, procure ne doivent jamais coûter la moindre fatigue.

M. Charles Morice nous laisse entendre, il est vrai, que l'art nouveau est obscur, pénible, malgré soi, contre son gré, et à cause seulement de l'extrême difficulté qu'il éprouve à réaliser son idéal. Il se propose, cet art, des choses très difficiles, tandis que l'art ancien s'en tenait aux choses faciles. J'entends cela avec quelque surprise. Je ne croyais point que tout ce qui a été fait jusqu'ici dans les lettres eût été si commode à faire. Mais sachons quelle fonction s'est donné l'art de l'avenir. Il veut s'attacher non plus seulement à l'esprit comme les classiques, non plus seulement à la matière, comme les naturalistes (ce n'est pas moi qui le dis), mais à l'être humain tout entier. Il veut faire la synthèse des littératures; il veut, selon la formule de M. Charles Morice, «suggérer tout l'homme par tout l'art».

C'est là une nouveauté. Et, comme toutes les nouveautés, elle est aussi vieille que le monde. De tout temps, l'art a voulu représenter l'homme, et l'homme tout entier. On ne l'a pas dit de tout temps, parce qu'il y eut d'abord des âges de simplicité dans lesquels on ne disputait pas sur la nature du beau; mais de tout temps on l'a pensé, car c'est la chose là plus naturelle. Les savants prétendent que le Petit Poucet est plus vieux que l'Iliade; ce n'est pas impossible. Eh bien, les vieilles femmes qui contaient le Petit Poucet aux enfants du Sapla Sindhou avaient aussi l'idée de représenter à leur manière tout «l'homme par tout l'art», comme dit Charles Morice. C'est pareillement, n'en doutez point, ce que se proposait le poète villageois de la vieille France qui fit cette chanson, bien connue de La Fontaine:

    Adieu, cruelle Jeanne.
    Puisque tu n'aimes, pas,
    Je remonte mon âne
    Pour galoper au trépas.
    —Vous y perdrez vos pas,
    Nicolas!

Voilà, sans obscurité aucune, corps et âme, tout l'homme et toute la femme. Il y a beau temps que les lauriers sont coupés dans les bois du Parnasse. Ils repoussent, mais toujours sur les mêmes souches. Sans nous embarrasser dans tant de systèmes, reconnaissons-le naïvement: anciens et modernes, classiques, romantiques, naturalistes, ont représenté, chacun à sa façon, l'homme et tout l'homme.

Ce qu'il y a de plus neuf dans la formule de M. Charles Morice, c'est le mot «suggérer». Cela, je l'avoue, est terriblement moderne, et même moderniste. J'en sens tout le prix. La suggestion est quelque chose de nouveau, de mystérieux encore et de mal défini. La suggestion est à la mode. Le poète, aujourd'hui, doit être suggestif. Il suggère. Quoi? Ce qui ne peut être exprimé. Il est le Bernheim de l'inouï, le Charcot de l'ineffable. Non plus exprimer, mais suggérer! Au fond, c'est là toute la poétique nouvelle. Elle interdit de représenter des idées, comme on faisait autrefois; elle ordonne d'éveiller des sensations.

Il fut des temps barbares et gothiques où les mots avaient un sens; alors les écrivains exprimaient des pensées. Désormais, pour la jeune école, les mots n'ont plus aucune signification propre, aucune relation nécessaire entre eux. Ils sont vidés de leurs sens et déliés de toute syntaxe. Ils subsistent pourtant, à l'état de phénomènes sonores et graphiques; leur fonction nouvelle est de suggérer des images au hasard de la forme des lettres et du son des syllabes. Leur rôle, dans la poésie de l'avenir, est exactement celui des petites bouteilles que le docteur Luys glisse dans le cou de la jeune Esther et qui provoquent chez le sujet l'extase, le rire ou les larmes, mais qui semblent, ce qu'elles sont en effet, des fioles vides à tous les spectateurs insoumis à l'hypnose. Ce seul mot suggérer m'en dit bien long sur les tendances de M. Charles Morice.

Voulez-vous, à ce propos, un exemple du style suggestif? Voici un sonnet sur Edgar Poë:

    Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change
    Le poète suscite avec un glaive nu
    Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu
    Que la mort triomphait dans cette voix étrange

    Eux comme un vil sursaut d'hydre oyant jadis l'ange
    Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
    Proclamèrent très haut le sortilège bu
    Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange

    Du sol et de la nue hostiles ô grief
    Si notre idée avec ne sculpte un bas relief
    Dont la tombe de Poe éblouissante s'orne

    Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur
    Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
    Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur

Il y a, dans ces quatorze vers non ponctués du maître de l'école une source abondante de sensations; ce sonnet est suggestif au premier chef; il affecte délicieusement les sujets sensibles. Mais il ne fait pas plus d'effet sur le lecteur éveillé que les flacons vides du docteur Luys. C'est l'art nouveau. Le malheur est que, tout le monde ne peut pas lire endormi.

M. Charles Morice reconnaît que dans les voies où elle s'engage, la poésie ne manquera pas de tourner le dos à la foule. Il estime cette séparation nécessaire et croit qu'il faut tirer chacun de son côté. «Le public, dit-il, et les poètes ne suivent guère le même chemin. De lui à nous, l'écart s'accentue sans cesse; et, veuillez le remarquer, notre langue même, si nous la gardons pure, l'éloigne de nous, car il a peu à peu perverti l'instrument merveilleux et ne sait plus guère se repaître que des termes impropres et de métaphores mal faites, des choses sans nom.»

À la place de M. Charles Morice, j'en prendrais mon parti moins aisément. Il n'est pas bon pour un poète de vivre seul. Les poètes sont vains et tendres: ils ont besoin d'être admirés et aimés. Leur orgueil s'exaspère dans la solitude, et, quand on ne les écoute pas, ils chantent faux. Le dédain est très séant aux philosophes et aux savants; chez les artistes, il n'est qu'une grimace. Et pourquoi le poète ne se plairait-il pas à être écouté de beaucoup? Il parle au sentiment, et le sentiment est plus répandu que l'intelligence.

Je sais bien qu'il n'y a pas de sentiments exquis sans une certaine culture intellectuelle. Il faut une préparation morale pour goûter la poésie. Mais les âmes ainsi préparées sont plus nombreuses qu'on ne croit; elles forment le public des poètes. Quand on est poète, on ne doit pas les dédaigner.

M. Charles Morice nous répondra que c'est le grand public qu'il méprise, la foule, le vulgaire profane. Il est certain qu'en art celui-là ne compte pas. Il nous ignore et nous l'ignorons. Il a ses auteurs, qui travaillent pour lui dans la perfection. Il ne nous demande rien. Il ne fait point de mal, puisqu'il ne pense point. Est-il vrai qu'il «pervertisse l'instrument merveilleux»? Je crois bien qu'en effet il use la langue, puisqu'il s'en sert. Mais, après tout, il en a bien le droit: la langue est faite pour lui comme pour nous. J'ajouterai même qu'elle est faite par lui. Oui, «l'instrument merveilleux» est l'oeuvre de la foule ignorante. Les lettrés y ont travaillé pour une assez petite part, et cette part n'est pas la meilleure. Voilà le grand point. La langue n'appartient pas en propre aux lettrés. Ce n'est pas un bien dont ils puissent user à leur guise. La langue est à tout le monde. L'artiste le plus savant est tenu de lui garder son caractère national et populaire; il doit parler le langage public. S'il veut se tailler un idiome particulier dans l'idiome de ses concitoyens; s'il croit qu'il peut changer à son gré le sens et les rapports des mots, il sera puni de son orgueil et de son impiété: comme les ouvriers de Babel, ce mauvais artisan du parler maternel ne sera entendu de personne, et il ne sortira de ses lèvres qu'un inintelligible murmure.

Gardons-nous d'écrire trop bien. C'est la pire manière qu'il y ait d'écrire. Les langues sont des créations spontanées; elles sont l'oeuvre des peuples. Il ne faut pas les employer avec trop de raffinement. Elles ont par elles-mêmes un goût robuste de terroir: on ne gagne rien à les musquer.

Il est mauvais aussi d'employer trop de termes anciens et d'affecter l'archaïsme. J'ai vu, il y a deux ans, M. Jean Moréas composer un lexique à son usage avec des termes tombés en désuétude depuis la reine Claude et la duchesse Marguerite. C'est écrire à plaisir dans une langue morte, quand il y a tant de joie à parler toute vive notre aimable langue française. Elle est si douce et si fraîche, si heureuse, si alerte! elle est si complaisante, quand on ne la violente pas! Je ne croirai jamais au succès d'une école littéraire qui exprime des pensées difficiles dans une langue obscure.

Ne tourmentons ni les phrases ni les pensées. Ne nous imaginons pas que les temps sont venus, que les vieilles littératures vont tomber en poudre au son des trompettes angéliques, et qu'il faut de nouveaux éblouissements à l'inquiet univers. Les formes d'art qu'on fabrique de toutes pièces dans les écoles sont généralement des machines compliquées et inutiles. Surtout ne proclamons pas trop haut l'excellence de nos procédés. Il n'y a d'art véritable que celui qui se cache.

LE GRAND SAINT ANTOINE [22]

[Note 22: La Tentation de saint Antoine, féerie à grand spectacle, en deux actes et quarante tableaux, par Henri Rivière. Plon et Nourrit, éditeurs.]

M. Henri Rivière vient de réunir en album les aquarelles de cette Tentation de saint Antoine dont il fit, cet hiver, au Chat-Noir, on s'en souvient, un spectacle fort goûté.. Il y a un art chatnoiresque. Cet art est à la fois mystique et impie, ironique et triste, naïf et profond, jamais respectueux. Il est épique et narquois avec l'exact Caran d'Ache; il est suavement et mélancoliquement vicieux avec ce Willette qui est comme le Fra Angelico des cabarets de nuit. Il est symbolique et naturaliste avec le très habile Henri Rivière. Pour moi, je suis émerveillé des quarante scènes de la Tentation. Elles sont d'une couleur vive, d'un goût hardi, d'un bel effet et d'un grand sens. Je mets cela bien au-dessus des diablotins du sec Callot. M. Henri Rivière à voulu que le grand saint Antoine fût assailli, dans sa Thébaïde, de tentations prophétiques par rapport à lui, et contemporaines par rapport à nous. Il a fait sagement, à l'exemple des vieux maîtres, car de la sorte le bon ermite nous intéresse plus vivement; nous comprenons mieux la grandeur de sa vertu. À cet égard, du moins, l'album de M. Henri Rivière est une oeuvre de haute édification. Moderniser les mérites du père des anachorètes n'était pas, sans doute, une oeuvre indifférente: le maître du Chat-Noir l'a accomplie avec une heureuse audace. Il a conçu le diable en habit noir, montrant au saint homme notre Paris nocturne et le transportant dans les Halles, qui regorgent de volailles truffées, de galantines, de melons, de chasselas de Fontainebleau et de pêches de Montreuil. Mais ce n'est là que le premier assaut du Maudit. Bientôt, il se fait croupier et pousse Antoine dans un tripot où se taille un bac surnaturel avec des caries vivantes; il se change en banquier israélite et traîne Antoine à la Bourse, devant la statue du Veau d'or. Je n'en aurais jamais fini de décrire tous les pièges modernes que l'ennemi du genre humain tend au serviteur de Dieu. Il prend successivement pour engins les applications stupéfiantes de la vapeur et de l'électricité, le spectacle du ciel, qui, depuis Galilée, n'a plus l'air chrétien, ainsi que le dit M. Sully Prudhomme; la reine de Saba, qui représente apparemment les dangers de l'imagination; un ballet et la mythologie comparée. Dans une de ces dernières épreuves, l'ascète se trouve en face du Bouddha. Il serait curieux d'entendre leur conversation. Car tous deux, le fils du roi de Capilavistu comme le pauvre Égyptien menèrent, de leur gré et par choix, la même vie de renoncement, de misère et de pauvreté. Mais s'ils se conduisaient de semblable manière, c'était pour des fins différentes et même contraires. L'un y voulait gagner la vie éternelle, l'autre le néant absolu. Je suis bien fâché qu'on n'ait pas recueilli leur entretien.

L'hagiographie et la légende ont immortalisé saint Antoine. Il est intéressant de rechercher ce qu'était en réalité ce personnage fameux, et s'il mérite sa gloire en quelque manière. C'est, si vous voulez, ce que nous allons faire tout de suite. Le véritable saint Antoine n'est pas tout à fait inconnu. Sa biographie fut écrite par saint Athanase, qui avait vécu près de lui. Malheureusement, ce petit ouvrage du grand docteur accorde plus à l'édification qu'à la curiosité. Mais le personnage d'Antoine est si étrange, si curieux et; par un certain côté, si grand, qu'il se dessine de lui-même. Je vais tâcher de le montrer au naturel, sans me flatter toutefois d'atteindre, autre chose que des vraisemblances. Si j'y arrive, ce sera déjà fort beau.

Saint Antoine se retira au désert vers l'an 271, sous le règne d'Aurélien, à la veille des grandes crises qui précédèrent le triomphe définitif de la religion chrétienne. Il avait alors vingt et un ans, étant né en 251, proche Héraclée d'Égypte, dans un village nommé Coman. Cette date est donnée pour certaine. Mais elle peut ne l'être pas, et, à tout bien considérer, il serait merveilleux qu'elle le fût. Ses parents étaient de riches laboureurs qui vivaient des bienfaits du Nil. Ils ne devaient pas être très différents de ces laboureurs qui ensemençaient les mêmes champs quatre mille ans plus tôt et que nous voyons représentés demi-nus, les cheveux épais et noirs, le corps rouge comme la brique, les épaules larges, lai taille mince, dans les hypogées de l'ancien empire. C'étaient de bonnes gens, ignorants et fidèles. Ils étaient chrétiens, comme tous les paysans de la Thébaïde. L'Évangile fructifiait parmi ces âmes simples et résignées; le doux Égyptien avait passé insensiblement du culte d'Ammon, dieu unique en trois personnes, à la religion de Jésus-Christ. La culture grecque avait sans doute pénétré dans les petites villes voisines d'Arsinoé, d'Aphrodite et d'Héraclée; mais les plus riches paysans, les anciens des villages, comme étaient les parents d'Antoine, se montraient rebelles à l'esprit hellénique. L'église où, sous le nom de Jésus, ils retrouvaient le vieux, dieu de leurs pères, satisfaisait complètement à leur besoin d'idéal. Antoine, en bon petit copte qu'il était, ne voulut point apprendre les lettres humaines dans les écoles. Contemplatif et sauvage, il restait volontiers enfermé dans la maison. On peut se figurer cette maison comme un petit dé blanc que reflète le Nil à côté d'un maigre bouquet de palmiers. L'intérieur de la demeure est nu, frais et sombre. C'est là que, tout le jour, le petit Antoine se tient accroupi, sur une natte.

À quoi songeait-il? À Dieu, qu'il se représentait avec une extrême naïveté. Déjà il devait avoir des visions; mais ces visions étaient très simples, très sèches. Il n'existait pas alors, pour les fleurir, un assez épais rameau de légendes chrétiennes. L'imagination d'Antoine, bien qu'exaltée par la solitude, devait garder à jamais l'aridité du désert. Hors le culte et quelques lambeaux des Écritures, il ne savait rien. Tout l'univers se résumait pour lui en quelques contes de voleurs et de souterrains, tels qu'il en courait en Égypte depuis des milliers d'années et fort semblables, sans doute, à ceux qu'Hérodote s'est donné le plaisir de conter.

Il n'avait pas vingt ans quand ses parents, étant morts, lui laissèrent leurs champs fécondés par les larmes de cette vieille Isis que la sainte Vierge avait chassée. Mais Antoine n'aimait pas la terre; il n'avait pas les goûts d'un paysan. C'était, dès l'adolescence, un religieux; il avait le don des choses divines; il était marqué du signe des voyants; son tempérament le destinait à la sainteté. Chez ces Orientaux, certaines facultés physiques, soit naturelles, soit acquises, désignaient l'homme divin à la vénération publique. Antoine possédait ces facultés au plus haut degré. Il pouvait demeurer longtemps immobile et à jeun. C'était le grand point. Il avait aussi beaucoup d'intelligence et, dans son ignorance, une grande finesse, une indomptable énergie, un pouvoir irrésistible sur les âmes.

On raconte que, six mois après avoir perdu ses parents, il entra dans l'église au moment où le diacre lisait ce verset de l'Évangile: «Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, donnez-en l'argent aux pauvres et me suivez.» Ces paroles firent sur lui une impression profonde, où plutôt elles exprimaient ce qu'il sentait intérieurement. Elles étaient la voix de son coeur. Il y obéit d'autant plus facilement, que c'était obéir à soi-même. Il vendit ses terres à ses voisins et en distribua l'argent en aumônes, ne se réservant que ce qu'il lui fallait pour lui et pour sa jeune soeur. Mais, ayant entendu réciter une autre fois cette parole de Jésus: «Ne soyez pas en peine du lendemain», il se débarrassa du peu qui lui restait et mit sa soeur dans un couvent de vierges. Un sacrifice si religieux avait sans doute coûté fort peu à cette âme exempte de tout attachement. Pourtant il eut, par la suite, quelque inquiétude sur le sort de la pauvre enfant, puisqu'il entendit des voix lui reprocher de l'avoir abandonnée. C'est sa conscience qui lui parlait ainsi, mais il se persuada que c'était un diable, et il cessa de se tourmenter.

Il y avait déjà des ermites en Thébaïde. De tout temps, le sable brûlant du désert a mûri des fakirs, des derviches et des marabouts. Paul était alors le plus célèbre des fakirs chrétiens. Il possédait avec plusieurs autres le grand secret du jeûne et de l'immobilité, et renouvelait au bord du Nil les prodiges des gymnosophistes du Gange. C'est le modèle que se proposa Antoine. En véritable Copte, il n'inventait rien. Il se retira dans le désert tout proche Héraclée et mena la vie d'un saint homme.

Il se nourrissait seulement de pain et de sel, avec un peu d'eau. Il ne mangeait qu'une fois le jour après le soleil couché et restait quelquefois deux ou trois journées sans prendre aucun aliment. Il passait souvent la nuit sans dormir, et, s'il se reposait, c'était ou sur la terre nue, ou sur des joncs, ou sur un cilice. C'est là qu'il commença à être tenté. La reine de Saba ne vint point le visiter avec un nombreux cortège. Il n'imaginait rien de semblable, et ses tentations étaient naturellement proportionnées à son esprit. Les démons qui tentent les jeunes paysans sont empreints eux-mêmes de jeunesse rustique. Nous ne savons rien de précis sur les femmes que vit Antoine dans le désert; mais il est infiniment probable que, vêtues d'une chemise bleue, fendue sur la poitrine, elles portaient, comme les fellahines, une cruche sur la tête. Ces femmes le jetaient dans un grand trouble. Tout ce qui nous est rapporté des tentations du saint homme est d'une simplicité enfantine. Les démons l'abordaient de nuit avec une grande lumière. «Nous venons pour t'éclairer», disaient-ils, et ils ébranlaient la cellule de l'ermite. Puis ils prenaient la fuite et revenaient soudain en battant des mains, en sifflant, en sautant.

Pour le tenter, l'un d'eux lui présenta un pain; un autre, de l'or. Au nom de Jésus-Christ, ces malins esprits, saisis de fureur, s'entre-frappaient les uns les autres. Un d'eux, comme le génie qui apparaît au pêcheur des Mille et une Nuits, se présenta sous la forme d'un géant dont le front touchait le ciel. Mais Antoine lui cracha au visage, et le géant s'évanouit. Ces hallucinations le fatiguaient beaucoup; il redoublait d'abstinence pour les combattre, ne se doutant pas que les jeûnes prolongés en fussent la seule cause. Au reste, il ne pouvait être ni très surpris ni même très fâché de vivre dans cette sorte de diablerie. C'était la condition nécessaire du fakirisme, tel qu'on le concevait alors.

Pour s'engager d'un degré de plus dans la perfection, il alla se cacher dans un sépulcre. Le choix d'une telle demeure n'a rien qui doive nous surprendre outre mesure, Antoine avait remarqué sans doute, en s'enfonçant dans le désert, un édicule en forme de cône tronqué, et il avait reconnu un de ces hypogées où les anciens Égyptiens portaient leurs morts illustres. Ce tombeau avait été sans doute violé par quelques-uns de ces brigands nomades contre lesquels la pieuse Égypte avait grand'peine, depuis des siècles, à défendre ses momies. La porte était brisée, et le bon Antoine entra sans difficulté dans la chapelle funéraire. Peut-être était-elle spacieuse et magnifiquement ornée comme celle que le scribe Mirri fit construire pour le roi Ousirtesen Ier. Mirri l'a décrite lui-même dans un texte conservé au Louvre et traduit par M. G. Maspero. «Mon maître, dit le scribe, m'envoya en mission pour lui préparer une grande demeure éternelle. Les couloirs de la chambre intérieure étaient en maçonnerie et renouvelaient les merveilles de construction des dieux. Il y eut en elle des colonnes sculptées, belles comme le ciel, un bassin creusé qui communiquait avec le Nil, des portes, des obélisques, une façade en pierre blanche de Roou; aussi Osiris, seigneur de l'Amenti, s'est-il réjoui des monuments de mon seigneur, et moi-même, j'ai été dans le transport et l'allégresse en voyant le résultat de mon travail.»

Il est infiniment probable que le tombeau où s'en alla vivre Antoine était composé, comme les autres, de la chapelle dont nous parlons, d'un puits et d'un souterrain où reposait le mort. On ne nous dit pas si Antoine descendit par le puits jusque dans ce souterrain et vint troubler le sommeil du vieil Égyptien embaumé. Il est plus probable qu'il s'installa dans la chapelle, et il n'est pas impossible qu'il y ait vu des peintures représentant des scènes de voyage et de vie rustique. Il s'y établit à peu de frais, après avoir dépossédé une nichée de chacals. Les diables l'y poursuivirent, et il y fut encore plus tourmenté qu'auparavant. Sa jeunesse était loin d'être éteinte, et les démons en prenaient avantage sur lui. Si l'on avait un journal du séjour d'Antoine dans l'hypogée, un élève de M. Charcot ne manquerait pas de constater chez le saint homme une suite logique de désordres nerveux. Mais les documents qui nous ont été transmis sont des plus vagues. Nous voyons seulement qu'à l'hallucination chronique s'ajoutait parfois l'état cataleptique. Car, un matin, l'homme qui lui portait à manger le trouva immobile, ne donnant pas signe de vie. Il le traîna dans l'église du plus proche village. Antoine y recouvra peu à peu l'usage de ses sens. Revenu à lui, il conta que des diables l'avaient battu toute la nuit et demanda qu'on le remit tout de suite dans son sépulcre.

Il y demeura jusqu'à l'âge de trente-cinq ans; après quoi, il s'enfonça dans les montagnes qui ferment, du côté de l'Orient, l'étroite vallée du Nil. Ayant rencontré un château en ruine que les Égyptiens avaient construit autrefois pour se défendre contre les incursions des nomades, il s'y établit dans une telle solitude, qu'il ne souffrait même pas la vue de ceux qui lui apportaient à manger. Il exigeait que son pain lui fût jeté par-dessus le toit. On pense bien que les diables le suivirent dans cette citadelle. Ils persistèrent à se conduire comme des rustres, croyant l'étonner par des bousculades et des vociférations.

Ils lui firent pourtant, un jour, une réflexion assez juste. «Ce château, lui dirent-ils, n'est pas à toi.» Mais Antoine ne fut pas sensible à cette remontrance. Il méprisait trop les biens de ce monde pour avoir, le sentiment exact de la propriété.

Les démons lui apparaissaient sous des figures de lions, de tigres, de bêtes affreuses qui menaçaient de le dévorer. Il ne les craignait point: Pourtant il souffrait souvent de cruelles blessures qu'il attribuait de bonne foi à la dent et aux griffes de ces démons. On peut supposer sans invraisemblance qu'il se blessait ainsi en tombant foudroyé par les accès de la terrible maladie que les médecins du vieil empire memphite nommaient la maladie divine et qu'on appelle aujourd'hui l'épilepsie. Mais, il, était payé largement de ses misères et de ses épouvantes.

Il avait des extases; tout à coup, le comble de l'édifice s'ouvrait, une clarté céleste environnait le saint homme. «À cette lumière, dit son biographe, il reconnaissait la présence de son Sauveur.» Alors il s'écriait, avec la tendresse exquise, la familiarité naïve et les doux reproches des mystiques qui parlent à leur dieu: «Où étiez-vous, mon bon Jésus? où étiez-vous? Pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt guérir mes plaies?»

Sous les aspects que je viens d'indiquer, Antoine ne se distingue pas bien nettement des autres solitaires de la Thébaïde, comme lui végétariens et visionnaires. Le fakirisme chrétien devait faire, à quelques années de là, des tours de force beaucoup plus merveilleux. Qu'est-ce que les pratiques d'Antoine auprès de celles de saint Siméon Stylile, qui passa la plus grande partie de sa vie sur une colonne et égala en immobilité les religieux contemplatifs de l'Inde?

Saint Antoine n'était pas un contemplatif pur. Il travaillait et priait tour à tour, il faisait des nattes de feuilles de palmier. Ses austérités étaient tempérées. Quand il fut vieux, ses disciples obtinrent qu'il leur permît de lui apporter tous les mois des olives, des légumes et de l'huile.

Ce qui fait l'originalité et la grandeur de sa vie, c'est qu'on y rencontre un extraordinaire mélange d'extatisme et d'activité; contraste qui se retrouve, à treize siècles de distance chez sainte Thérèse. Le vieil ermite inerte, le visionnaire étranger au monde, est en même temps le plus actif, le plus pratique, le plus entreprenant des hommes. Il mène à la fois la double vie du mystique et de l'homme d'affaires. C'est un grand organisateur et un administrateur excellent. Il fonde, il dirige des monastères innombrables et déploie le prompt et clair génie d'un grand conducteur d'hommes. Ce même vieillard qu'on croit occupé tout entier à lutter avec des diablotins stupides, fonde par toute la Thébaïde de vastes établissements et peuple le désert. Il établit à Pispir, sur la rive droite du Nil, cinq mille moines. C'est le moindre des couvents qu'il ait fondés. Ceux de Memphis, ses fils aînés, renferment plus de vingt mille religieux. Cet homme seul commande une innombrable armée, une armée obéissante, ignorante et féroce, trois fois invincible. Son coup d'oeil embrasse les vastes ensembles et pénètre les moindres détails. Cet extatique sait le prix du temps aussi bien qu'un bon fonctionnaire romain. Il donne audience à tout le monde; mais il a soin de se faire renseigner d'avance sur les affaires des solliciteurs. Ses disciples sont dressés comme des commis, et l'aident à éconduire les importuns. Ils lui disent: Ce visiteur est un Égyptien; on l'expédie lestement. Cet autre est un Iérosolymitain, alors on l'écoute. «Iérosolymitain», c'était le mot de passe. Ce solitaire est un politique. Du fond de sa retraite il tient les fils de toutes les grandes affaires ecclésiastiques, correspond avec les évêques et les docteurs, reçoit des lettres de l'empereur Constantin et de ses fils, conduit, règle tout dans la catholicité. Nu sur une natte, dans sa montagne sauvage, ce paysan illettré est le chef vénéré de l'Église.

C'est le Mâhdi des chrétiens. Son activité est prodigieuse: deux fois il fond à Alexandrie comme l'aigle, pour soutenir les fidèles persécutés et pour combattre l'hérésie arienne. Vivant, il est déjà le grand saint Antoine. Et il mérite ce nom. C'est par le caractère qu'il est grand. La fermeté du coeur lui tient lieu de science et de talent. Il est de fer, mais son énergie est enveloppée de douceur et d'aménité. Tous ceux qui l'approchent admirent sa sérénité, sa grâce, sa patience. Il garde dans l'extrême vieillesse la gaieté des petits enfants. Il est joyeux et recommande l'allégresse comme une vertu. «L'arc trop tendu se rompt,» dit-il. Tel est le vrai saint Antoine: un des hommes les plus extraordinaires que le monde ait jamais vus. «Il rendit son esprit à Dieu, dit son pieux biographe, le 17 janvier de l'an de Jésus-Christ 356 et de son âge le cent cinquième.»

ANTHOLOGIE[23]

[Note 23: Anthologie des poètes français du XIXe siècle. Alphonse Lemerre, éditeur, 3 vol. in-8°.—Poésies d'André Chénier, avec quinze compositions de Bida. Charpentier éditeur, 1 vol. in-4°.]

Si, prenant la voix de l'élégant Méléagre, nous demandons à notre tour: «Chère Muse, qui donc tressa cette couronne de poésie?» la Muse répondra: «C'est Alphonse Lemerre et ses amis qui l'ont composée.»

L'éditeur du passage Choiseul pouvait seul former un si riche florilège de rimes contemporaines. Ne sait-on pas que les plantes dont il nous offre quelques fleurs ont été cultivées, en grande partie, par le Bêcheur qui prit pour devise Fac et spera? Ne se rappelle-t-on point les gerbes du Parnasse? Muguet des poètes intimes, orchidées bizarres des ciseleurs et des impassibles, je vous vis éclore voilà vingt ans!

L'Anthologie des poètes du XIXe siècle s'ouvre sur un poète du XVIIIe, André Chénier. M. André Lemoyne, dans la première des notices qui précèdent les morceaux choisis, s'est chargé de donner les raisons pour lesquelles le fils de la Grecque est représenté en tête d'un recueil réservé aux ouvrages d'un âge qu'il n'a point vu. La première raison est d'ordre chronologique. Les oeuvres d'André Chénier, dit M. André Lemoyne, sont posthumes et furent publiées dans notre siècle. En effet, Latouche en donna l'édition originale en 1819. Cette raison peut paraître suffisante. On se demandera seulement si, d'après le même principe, certaines poésies de Parny, de Ducis, de l'abbé Delille, du chevalier de Boufflers, etc., publiées postérieurement à l'an 1801, ne devaient pas apporter leur contribution au nouveau recueil. Tout au moins aurait-on pu admettre un fragment de la Pitié, par exemple, le passage relatif à la captivité du petit Louis XVII au Temple. Outre que le morceau ne manque pas d'intérêt, on aurait découvert, en le lisant, une des sources où puisait le jeune Victor-Marie Hugo quand il composait ses premières odes. Mais je n'insiste pas. Il suffit qu'on n'ait rien omis d'essentiel.

La seconde raison de M. Lemoyne est d'ordre esthétique et vaut qu'on s'y arrête. La voici dans toute sa force: «André Chénier est le vrai rénovateur de la poésie française.» D'abord, il faut rendre justice à M. Lemoyne. Cette maxime ne lui appartient pas en propre: elle est courante parmi les poètes. En y réfléchissant, on est surpris qu'une idée aussi peu soutenable ait pu s'accréditer même chez des artistes étrangers à la critique et à l'histoire littéraire. La vérité est que, loin d'être un initiateur, André Chénier est la dernière expression d'un art expirant.

C'est à lui qu'aboutissent le goût, l'idéal, la pensée du XVIIIe siècle. Il résume le style Louis XVI et l'esprit encyclopédique. Il est la fin d'un monde. Voilà précisément pourquoi il est exquis, pourquoi il est parfait. Certes, il est achevé. Il achève un art et n'en commence aucun autre. Il ferme un cycle. Il n'a rien semé; il a tout moissonné. C'est pour lui que l'abbé Barthélémy fit aimer la Grèce antique aux marquises poudrées et donna aux filles de l'Opéra l'envie d'imiter Laïs et Phryné en nouant leurs cheveux avec des bandeaux de laine. C'est pour lui que madame de Pompadour voulut que le ciel des boudoirs fût soutenu par des colonnes corinthiennes, que les chambres à coucher ressemblassent à des temples, que le dossier des chaises fût en forme de lyre et que des urnes funéraires s'élevassent sur les cheminées. C'est pour lui qu'un ciseau et des tenailles à la main, M. de Caylus, en veste, la chemise ouverte, déballait, rouge de fatigue et de joie, des bronzes antiques, des marbres grecs et des vases qu'il croyait étrusques. C'est pour lui que M. de Choiseul-Gouffier fouilla l'hippodrome d'Olympie. C'est pour lui que le peintre David peignait Léonidas et la mort de Socrate. C'est pour lui que l'architecte Ledoux faisait courir sur les barrières de Paris des frises de Vierges portant des panonceaux. C'est pour lui que les princes et les chanteuses faisaient élever, dans leurs parcs des fausses ruines, des tombeaux vides et des autels à l'Amitié. C'est pour lui que l'abbé Raynal composait avec émotion l'Histoire philosophique des sauvages américains. C'est pour lui que Cook et Bougainville firent connaître des hommes jaunes pleins de simplicité et des jeunes filles vêtues de fleurs à un monde très civilisé qui, par raffinement, s'éprenait de la nature. C'est pour lui que les femmes sensibles rêvaient dans des jardins anglais de Paméla, de Clarisse et de Julie. C'est pour lui que les grands seigneurs étaient anglomanes, philanthropes et licencieux. C'est pour lui que pensaient, observaient, travaillaient Buffon, d'Alembert, Diderot et les encyclopédistes; pour lui que Voltaire exalta la tolérance, Rousseau la nature, d'Holbach l'athéisme, Mirabeau la liberté. Il fut tout ce qu'était son temps: néo-grec, didactique, encyclopédiste, érotique, romanesque, sensible, sentimental, tolérant, athée, feuillant. C'est dans les jardins anglais qu'il vit la nature; son goût de l'antique ne fut en réalité que le goût Louis XVI. Je l'en loue, d'ailleurs, et l'en admire. Il eût fait du pastiche s'il n'eût fait du Louis XVI. Il aime, il comprend, il embrasse le XVIIIe siècle.

Il ne devine, il ne pressent rien du nôtre. Novateur! personne ne le fut moins. Il est étranger à tout ce que l'avenir prépare. Rien de ce qui va fleurir n'est en germe en lui. C'est un vrai contemporain de Suard et de Morellet. Il n'a soupçonné ni le spiritualisme, ni la mélancolie de René, ni l'ennui d'Obermann, ni les ardeurs romanesques de Corinne. Il n'a prévu ni les curiosités métaphysiques ni les inquiétudes littéraires qui entraînaient madame de Staël et Benjamin Constant vers l'Allemagne. Il a vu jouer Shakespeare à Londres et il y a moins compris que n'avaient fait Voltaire, Letourneur et Ducis. Le feu qui court dans ses veines n'est pas la flamme subtile qui dévora Werther. Il ne porte pas en lui le grand vague, le malaise infini des temps nouveaux. Il n'est point épris de cette folie de gloire et d'amour qui va saisir les enfants de la Révolution. Il n'a aucune des aspirations de l'esprit moderne. On citerait sans peine, des vers de Lemierre, de Millevoye, de Fontanes, de Chênedollé, qui nous, touchent de plus près que les siens par le ton, l'accent et le sentiment. Il est le moins romantique des poètes. Lamartine l'a bien senti, malgré son peu de critique et d'étude. En cette jeune victime de la Terreur il a flairé, avec la certitude de l'instinct, l'adepte, le séide de ce XVIIIe siècle abhorré, l'ennemi. C'est là, sans aucun doute, la cause secrète et profonde d'une antipathie qui s'exprime avec une aveugle injustice dans le Cours familier de littérature. Imaginez, en effet, qu'André, échappé aux bourreaux, ait vécu sous le consulat. Nul doute qu'il n'eût fréquenté la société de Suard et de Morellet. Il aurait été du groupe des philosophes, épousant les passions et les préjugés de ses amis; il aurait difficilement compris l'état d'âme auquel répondit le concordat en politique et le Génie du Christianisme dans les lettres. Le voyez-vous publiant son Hermès, travaillant dans le didactique, traitant Atala de triste capucinade, raillant les nouveaux barbares stupidement épris de l'architecture des Goths, et déplorant le retour du fanatisme? Tout ce que la jeunesse aimait alors, tout ce qu'exaltait l'art renaissant lui eût fait horreur, le son des cloches, les cathédrales, les cimetières, les batailles, et les Te Deum. De tout ce qui excitait alors les imaginations, je ne vois guère qu'Ossian et Malvina dont il eût pu s'accommoder; pour tout le reste, l'esprit le plus dépaysé, le plus étranger, le plus malheureux.

Mais je crois voir venir un de mes amis du Parnasse, je dis des plus fameux, M. Catulle Mendès ou M. Armand Silvestre; je le sens qui me tire par la manche, je l'entends qui me dit:

—À propos de poète, vous me parlez de religions, et de philosophies, et de moeurs publiques, et de goûts, et de sentiments. Qu'est-ce que cela en poésie? Il importe peu qu'André Chénier ait eu les idées de ses contemporains, et même qu'il ait eu des idées quelconques. Cela ne compte pas. Ce qui compte c'est la forme pure, c'est la coupe, le rythme, un certain pli du vers. Et par là, par quelques césures, Chénier est moderne. Il est l'initiateur, il est le maître.

J'estime infiniment, pour ma part, les vers bien faits. Je ne crois pas qu'il y ait de poésie sans art ni d'art sans métier. Mais je soutiens que, même pour la forme du vers, André Chénier est un pur classique du XVIIIe siècle. Sans doute il a un délicieux tour qui lui est propre. Son vers, ferme et flexible à la fois, est d'une harmonie audacieuse et charmante; il est de beaucoup le premier des versificateurs comme le premier des poètes de son temps. Mais son art n'est point essentiellement différent du leur. Ses rejets, ses coupes, n'étaient pas sans précédent quand il les employa. On en trouverait des exemples dans Bertin, dans Parny, surtout dans les Géorgiques de Delille, si on lisait encore Delille et Bertin, qui, en effet, ne sont guère lisibles, et Parny, qui est exquis.

Néanmoins l'idée que Chénier a ouvert de nouvelles sources à la poésie, tandis qu'en réalité il a épuisé les anciennes, est reçue sans examen par les poètes. L'éditeur regretté d'André, le savant et délicat Becq de Fouquières, pensait comme eux, à ce sujet. Une nouvelle édition des poésies d'André Chénier vient de paraître à la librairie Charpentier, édition somptueuse et magnifique, monument de typographie et d'art, orné de quinze dessins de Bida. Ce bel in-quarto contient une préface nouvelle du meilleur des éditeurs, où je trouve cette phrase: «Pour peu qu'on étudie avec quelque attention notre poésie contemporaine, on sera frappé de l'influence pénétrante que l'art d'André Chénier n'a cessé d'exercer sur elle.» On voit que M. Becq de Fouquières affirme nettement l'influence des oeuvres de son poète sur l'école moderne. Mais quand il s'agit de l'établir, il ne laisse pas d'être embarrassé. Il sent bien qu'il ne peut constater cette influence ni chez Victor Hugo, ni chez Musset; encore moins chez Lamartine. Il était trop habile homme pour la rechercher dans les Poèmes antiques d'Alfred de Vigny. En effet, si l'on peut croire, à première vue, que trois ou quatre pièces de ce recueil, telles que Symetha et la Dryade, procèdent des élégies et des églogues d'André, c'est un fait que Symetha fut composée en 1817 et la Dryade en 1815, deux ans, quatre ans avant la première édition des oeuvres de Chénier. En dernière analyse, c'est dans les Poèmes antiques de M. Leconte de Lisle et dans les sonnets de M. José-Maria de Heredia, qu'au sentiment de M. Becq de Fouquières se résume l'action de Chénier sur la poésie moderne. Pour ma part, je ne découvre aucune ressemblance entre la muse hispano-latine de M. de Heredia et les nymphes de Luciennes qu'évoquait l'amant de Fanny. Quant à M. Leconte de Lisle, on sait que plusieurs de ses premiers poèmes sont des études d'après l'antique. Il s'abreuva aux sources; c'est dans Homère, dans Hésiode, dans Théocrite, et non dans André Chénier, qu'il cherchait des formes et des images.

Je dirai plus généralement que l'influence d'André Chénier n'est sensible chez aucun des poètes de ce siècle, et c'est par pure fantaisie que les éditeurs de la nouvelle Anthologie ont placé l'Aveugle et la Jeune Captive en tête du recueil, comme un portique Louis XVI à l'entrée d'un édifice moderne.

D'ailleurs, le divin André n'en mérite pas moins d'immortels honneurs. Il n'a rien à craindre d'une critique rationnelle et fondée sur l'histoire. Au contraire, plus on l'étudie et mieux on l'admire. Rendu à son temps, replacé dans son milieu, remis dans son vrai cadre, il n'apparaît plus seulement comme un délicieux artisan de petits tableaux et de figurines pseudo-grecques et néo-romaines, une sorte de peintre à la cire et de coroplaste tout riant des souvenirs de Pompéi; c'est une âme ardente et vertueuse, c'est un mâle génie où souffle l'esprit d'un siècle. Et quel siècle! le plus hardi, le plus aimable, le plus grand! Voyons-le donc, notre André, tel qu'il fut en pleine vie, au milieu des choses. Voyons-le mêlé au peuple et aux héros de 1789, partageant leur puissant idéal et leurs nobles illusions. Regardez cet homme au large front, plein de pensées et d'images, au cou d'athlète, petit, bilieux, qui, l'oeil en feu, s'est jeté dans la mêlée des partis, et qui consacra à la liberté son coeur, son génie, sa vie; c'est lui, c'est le généreux André. Il unit à la sagesse d'un politique la candeur d'un héros. Il veut bien être dupe, si la vertu est trompée avec lui. Ce n'est pas seulement un artiste ingénieux, c'est un bon citoyen, c'est un homme, c'est un grand homme. Courageux, éloquent, fidèle, sage avec énergie, pur au milieu des crimes, étranger à la violence parce qu'il ignore la peur, il a le droit de dire:

Toi, Vertu! pleure ai je meurs.

Sa vie est courte, mais elle est remplie. Non, ce n'est pas un chanteur insoucieux que les prescripteurs ont fauché par hasard. André Chénier était désigné aux bourreaux par son courage, par son amour de la liberté, par son respect des lois. Il a vraiment mérité sa mort. Il était digne du martyre politique. C'est une grande victime à qui nous devons un monument expiatoire.

LA SAGESSE DE GYP

I.—LES SÉDUCTEURS[24]

[Note 24: Les Séducteurs.—Loulou. Calmann Lévy, édit., 2 vol. in-18.]

Je tiens Gyp pour un grand philosophe. Et, si l'on me demande comment je l'entends, je répondrai que je l'entends comme il faut. Je serais désolé que cela eût l'air d'un paradoxe. Je me garde bien de hasarder des paradoxes: il faut, pour les soutenir, un esprit que je n'ai pas. La naïveté me convient mieux. Et c'est en toute innocence que je déclare que Gyp est un grand philosophe. Mais distinguons. Il y a philosophe et philosophe. Est dit philosophe, celui qui recherche les principes et les causes. Ce n'est point proprement la manière de Gyp. En fait de causes, Gyp n'en connaît guère qu'une seule; il est vrai qu'elle est suffisante: c'est celle qu'on appelle poliment l'amour. Les philosophes qui recherchent les principes et les causes ressemblent, a-t-on dit, aux éléphants qui, en marchant, ne posent jamais le second pied à terre que le premier n'y soit bien affermi. Oh! que telle n'est point l'allure de Gyp! Mais on donne aussi le nom de philosophe à qui s'applique à l'étude de l'homme et de la société. La Bruyère a dit: «Le philosophe consume sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et les ridicules.» À ce titre, bien que je ne me figure point, Gyp consumée et usée par la méditation, il n'est point de philosophe qui ait plus philosophé que Gyp, et l'on ne peut douter que les petits livres de Gyp ne soient de grands manuels de philosophie. Autour du mariage, le Petit Bob, Dans l'train, Pour ne pas l'être, Plume et Poil, Le plus heureux de tous, les Séducteurs doivent être rangés parmi les recueils moraux où fleurit la sagesse.

C'est sans doute une exquise discrétion que de ne point révéler le secret de Polichinelle. Mais il y aurait peut-être aussi quelque affectation à ne point dire, après tant d'autres, que le pseudonyme de Gyp cache une gracieuse femme, l'arrière-petite-fille de Mirabeau-Tonneau, dont elle rappelle l'esprit prompt, indocile et mordant. Je puis dire encore qu'on peut voir en ce moment le portrait de cette dame à l'Exposition des Trente-Trois, rue de Sèze. L'oeil est vif, la bouche moqueuse, la physionomie charmante. On devine, à voir seulement ce portrait, que la porteuse de ce joli visage loge en sa petite personne une âme ironique.

Et il est de fait que c'est une terrible railleuse. Elle fait parler, dans une infinité de spirituels dialogues, tout un monde de viveurs et d'oisifs, et il ressort de tant de légers discours que l'homme est, à l'état civilisé, un vain, grossier et ridicule animal. C'est cette idée, profondément sincère, qui fait de Gyp un philosophe et un moraliste. Il a été de mode, pendant quelque temps, d'accuser d'immoralité les jolies fantaisies que notre auteur semait d'une main négligente dans la Vie parisienne. Je n'ai jamais compris, pour ma part, cette sévérité. Je n'ai jamais découvert dans les dialogues de Gyp la moindre excitation au vice. Il m'a semblé tout au contraire que le plaisir y était représenté généralement comme un travail très compliqué, très fatigant et tout à fait stérile. Pour ma part, chaque fois que Gyp m'a montré les riches et les heureux faisant la fête, comme on dit, j'ai senti redoubler en moi le désir de vivre dans l'humilité magnifique de la science, in angello cum libello. Oui, je n'ai pu voir les beaux amis de Paulette faire des bulles de savon et verser du champagne dans le piano, pour se distraire, sans songer que l'humble érudit qui compose patiemment une métrique grecque dans un faubourg de petite ville n'a pas choisi, à tout prendre, la plus mauvaise part des choses de la vie. Tantôt encore, en faisant le compte des heures vides que Gérard a tuées péniblement à son cercle, chez Blanche d'Ivry et chez madame de Fryleuse, ne me suis-je pas surpris tout à coup songeant—excusez l'étrangeté de ma rêverie—à la vie simple et remplie de quelque homme de bien, d'un vieux prêtre, par exemple, occupé d'études et se réveillant dans les nuits d'avril à la pensée qu'il gèle et que ses pommiers sont en fleur. Le trait est de Rollin. Ce bon homme n'entretenait pas d'autre inquiétude dans son âme pure comme celle d'un enfant. Je vous dis en vérité que Gyp m'a appris à estimer le bon Rollin. Elle nous enseigne que les heureux de ce monde ne sont point dignes d'envie, qu'ils sont misérables dans leurs joies et ridicules dans leurs élégances. Je m'en doutais bien. Mais tout le monde ne le sait pas. Gyp semble nous dire: ce n'est ni dans la beauté des attelages ni dans le luxe des femmes que réside le souverain bien, et l'on peut passer toutes ses matinées de printemps dans l'allée des Poteaux sans y trouver la joie du coeur. Je me figure que, si saint Antoine avait lu Gyp dans le désert, il aurait retrouvé un peu de tranquillité à la pensée que le monde ne vaut pas qu'on le regrette. Il se serait dit que sa tête de mort et son écuelle de bois valaient bien après tout les bulles de savon du petit de Tremble et les coupes de champagne de Joyeuse. Et puis il n'aurait pu s'empêcher de rire, et un saint qui rit est bien près de devenir un sage; il est sauvé. Plus j'y songe, plus je suis tenté de recommander les oeuvres de Gyp aux personnes qui professent l'ascétisme.

Gyp a pénétré philosophiquement la vanité des habits de coupe anglaise. Je soupçonne de mon côté qu'il y a quelque vanité dans l'étude de la prosodie grecque et des mosaïques byzantines. Mais, s'il faut choisir entre les vanités, nous préférerons celles qui font oublier, qui consolent, qui donnent à l'existence la paix avec la dignité. Voilà ce qu'enseigne Gyp en souriant. C'est pourquoi je la tiens pour un écrivain des plus moraux. Si j'étais de M. Camille Doucet, je n'aurais point de cesse que Dans l'train et les Séducteurs n'eussent reçu de l'Académie française un prix Montyon.

Je sais bien que les femmes de Gyp sont ravissantes et qu'elles ont autant d'esprit que leurs adorateurs en ont peu. Je sais que Paulette est exquise, je sais que madame de Flirt et madame d'Houbly sont faites pour nous donner quelque trouble. Mais que voulez-vous? Il faut bien que la philosophie s'accommode du charme des femmes. Il n'y a pas de sagesse capable de supprimer la beauté vivante. Ce serait d'ailleurs une effroyable sagesse. C'est un fait qu'il y a de jolies femmes sur la terre. Les livres ne le diraient pas, qu'on le verrait bien tout de même. Gyp ne craint pas de nous montrer de ravissantes créatures; mais, en même temps, elle nous fait comprendre qu'il est ardu et décevant de vouloir les aimer de trop près, et c'est là justement qu'elle se révèle moraliste consommé.

Je vous en ferai juge et je prendrai mon exemple dans le dernier livre de mon auteur. Il s'appelle les Séducteurs! et il est dédié à M. Jules Lemaître. Un livre placé sous un tel vocable ne peut offenser aucune des Muses. Aussi bien est-ce chose légère et douce. Je choisirai sans crainte le dialogue le plus intime de tout le livre, parce qu'à le bien entendre il est aussi le plus philosophique. La scène se passe dans un petit rez-de-chaussée de l'avenue Marceau. Une douce obscurité baigne la chambre close.

MADAME D'HOUBLY.—Quelle heure est-il?

    FRYLEUSE.—Je ne sais pas… Ne t'occupe donc pas de l'heure…
    Que t'importe?…

MADAME D'HOUBLY, à part.—Il me tutoie déjà…

FRYLEUSE.—Vous ne savez pas à quel point je suis heureux!

    MADAME D'HOUBLY.—Mais si… je m'en doute… Il doit être,
    extrêmement tard…

    FRYLEUSE, regardant la pendule.—À peine cinq heures et
    demie…

    MADAME D'HOUBLY, bondissant.—Miséricorde! Alors il y a deux
    heures que nous sommes enfermés là dedans!…

FRYLEUSE, mélancolique.—Le temps vous a donc paru bien long?

MADAME D'HOUBLY.—Non… mais…

    FRYLEUSE.—Si… Je le vois bien, allez! Vous regrettez de
    m'avoir accordé… ces deux heures…

    MADAME D'HOUBLY.—Mais non… D'abord, je ne regrette jamais
    rien!… Regretter, c'est inutile!…

FRYLEUSE.—Je vois bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas…

MADAME D'HOUBLY.—Mais du tout!… (Un temps.) Je ne peux pas mettre ce bouton de bottine sans crochet!… Voulez-vous me donner un crochet?…

FRYLEUSE.—Un crochet? Ah! mon Dieu! mais je n'en ai pas! Je n'ai pas songé… pas prévu…

MADAME D'HOUBLY.—Pas prévu?… Ah bien, par exemple!… Si j'avais su que vous ne prévoyiez pas, je… Enfin je n'aurais pas besoin d'un crochet à boutons, là!

FRYLEUSE, désolé.—Oh!!!

MADAME D'HOUBLY, s'acharnant contre son bouton.—Ah! je ne peux pas! il n'y a pas moyen!…

FRYLEUSE, craintif.—Si vous vouliez me permettre…

MADAME D'HOUBLY.—Oh! je ne demande pas mieux!… J'en ai assez!…

FRYLEUSE, prenant dans sa main le pied de madame d'Houbly et le regardant avec admiration.—Quel pied!… C'est une merveille!…

MADAME D'HOUBLY, agacée.—Oh! si c'est pour ça que…?

FRYLEUSE.—Non… pardon. (Il entreprend vainement de faire passer le bouton dans la boutonnière.) Si vous essayiez avec une épingle à cheveux?…

MADAME D'HOUBLY.—Une épingle à cheveux! Je ne mets pas de ces saletés-là, moi!

FRYLEUSE.—Mais vos cheveux sont relevés cependant, et…

    MADAME D'HOUBLY.—Oui… avec un peigne… (Énervée).
    Voulez-vous que je boutonne mes bottines avec un peigne?

Et le plus beau jour de Fryleuse n'aura pas de lendemain. Gyp n'est pas tendre pour les pauvres séducteurs. Elle raille leur prudence et leurs artifices; elle méprise leurs travaux; elle est sans pitié pour leurs peines et leurs misères. Elle tient la vieille habileté de M. d'Oronge pour aussi ridicule que la jeune inexpérience de Fryleuse. Elle oppose victorieusement aux désirs du petit de Tremble les cinquante-deux boutons de la robe de madame de Flirt, «cinquante-deux boutons, sans compter les tresses et les olives d'argent qui croisent dessus… Il faut vingt minutes pour les mettre.» Enfin elle est ravie de montrer qu'une égoïste sensualité jointe à un sot amour-propre fait de l'homme une fâcheuse bête. Gyp a raison, tout cela est ridicule. Ces hommes et ces femmes sont d'une misérable petitesse. Pourtant donnez-leur une seule chose qui leur manque, ils deviendront beaux et touchants. Qu'ils aient la passion, que ce soit un sentiment vrai, une émotion profonde qui les jette dans les bras l'un de l'autre, et ils cesseront aussitôt de paraître ridicules et mesquins; au contraire, ils nous inspireront de douces sympathies, et nous dirons en les voyant passer: «Ceux-là sont heureux! Ils ont fait descendre le ciel sur la terre. Ils sont l'un pour l'autre un vivant idéal. Ils mettent l'infini dans une heure et ils réalisent Dieu en ce monde. Il nous faut envier jusqu'à leurs douleurs. Car elles contiennent plus de joies que la félicité des autres hommes.»

Voilà encore une inspiration sublime que nous devons à l'auteur de Plume et Poil. J'affirme qu'il y a peu d'écrivains qui aident comme Gyp à la culture et à l'amendement de la personne morale.

II.—LOULOU

Je lis Loulou, en chemin de fer, dans le rapide, au grondement des roues sur les rails, au sifflet des machines. Loulou et la vapeur, ce sont là des harmonies.

Loulou aussi est «dans le train», comme dit Gyp. Je crois même l'avoir rencontrée tout à l'heure, au buffet, quand poudreux, somnolents et affairés, noirs comme des ombres, nous goûtions autour de la table la douceur d'un potage chaud et de vingt minutes de liberté. Chapeau mou défoncé sûr la tête, les hommes s'abandonnaient; mais les femmes disputaient encore à la fatigue et aux brutalités du voyage des restes de grâce et d'élégance. Parmi elles, une petite personne de quinze ans, les coudes sur la table, mordait à belles dents la chair d'une pêche et riait à grands yeux de ses voisins embarrassés ou prétentieux. Elle avait l'air spirituel, effronté, bon enfant. Elle était parfaitement mal élevée. C'était Loulou, ou quelqu'une qui lui ressemblait fort.

D'ailleurs, où ne rencontre-t-on pas Loulou? Loulou, c'est la petite fille moderne; Loulou, c'est la nouveauté vivante du jour. Loulou, c'est la fleur et le fruit de nos inquiétudes et de nos folies. Voulez-vous son portrait? Gyp l'a enlevé en deux ou trois coups de son crayon de poche. «Une toison frisée couleur d'acajou, le teint éblouissant, des yeux verts tout pailletés d'or, de petites dents de chien dans une bouche trop grande.» Point belle, à peine jolie, mais expressive et mordante. Elle est au goût du jour et ne manquera pas de faire, après son mariage, «sensation» dans le monde. Elle sera la femme moderne, le nouvel idéal. Son nez, sa bouche, c'est précisément le nez, la bouche que nous attendions. Elle a du «chien» comme on dit, et point de ligne, rien de classique. Qu'elle soit la bienvenue!

Les femmes majestueuses, d'une beauté de déesse, que le XVIIe siècle a célébrées, ennuieraient aujourd'hui nos mondains, qui ne comptent pour rien le plaisir d'admirer. Les ingénues à la Greuze nous sembleraient elles-mêmes un peu fades, malgré leur candeur déjà rougissante. Il nous faut mieux que la cruche cassée, mieux que le pot au lait renversé d'Aline. Il nous faut Loulou, avec son petit nez insolent et sa bouche de gamin de Paris, Loulou, qui ressemble vaguement à Gavroche.

Elle est le vin bleu, fait pour agacer un instant les palais usés et brûlés. Et, comme ce vin bleu se déguste dans un fin cristal, la saveur en devient, par le contraste, plus forte et plus piquante.

Ne nous y trompons pas: Gyp est un grand ironique, un ironique sans colère et sans amertume, avec un naturel qui va parfois jusqu'à l'inconscience. Le beau monde qui se mire dans les fins portraits de Gyp, en souriant de s'y trouver tant d'élégance, ne soupçonne pas, je suis sûr, ce qu'il y a de raillerie plus ou moins volontaire dans le choix que l'artiste sut faire des attitudes, des expressions et des mouvements de ses figures. Certes, je ne voudrais, pour rien au monde, mettre en défiance les simples lecteurs de ces dialogues d'un nouveau Lucien, moins précieux et plus naturel que l'autre, mais, sans vouloir chercher de quelle perfidie charmante est capable l'esprit qui créa Bob, Paulette et Loulou, je me demande, non sans inquiétude, si la postérité malveillante, quand elle voudra se représenter notre société, ne sera pas tentée d'emprunter quelques traits aux légères esquisses des conteurs de la Vie parisienne. Nous nous permettons bien, nous, de chercher dans Restif de la Bretonne, qui pourtant n'avait, lui, ni finesse, ni grâce, quelques-uns des secrets de nos trisaïeules.

Ceux qui jugeront nos filles d'après Loulou diront que ces enfants-là ne manquaient ni d'esprit ni de sens, ni d'une sorte de facilité aimable; qu'ils n'étaient point méchants, mais qu'ils étaient aussi mal élevés que possible.

Ils ne se tromperont pas tout à fait. L'éducation en France a perdu de sa force et de sa fermeté. Jadis elle florissait vigoureusement sur cette terre antique de la politesse. Elle y a produit la plus belle société du monde. Maintenant la famille bourgeoise a cessé d'être l'excellente éducatrice qui jadis formait dès l'enfance des hommes capables de tous les emplois et de toutes les charges. C'est par ces travaux domestiques que la bourgeoisie éleva ses fils au-dessus des nobles et s'empara du gouvernement. Hélas! nous n'avons pas gardé le secret de ce que nos pères appelaient «les fortes nourritures». Nous n'élevons plus très bien nos enfants. On en sera moins surpris qu'affligé, si l'on songe que l'éducation est faite en grande partie de contrainte, qu'il y faut de la fermeté et que c'est ce que nous avons surtout perdu. Nous sommes doux, affectueux, tolérants, mais nous ne savons plus ni imposer ni subir l'obéissance.

Nous renversons tous les jougs. Le mot de discipline, qui s'appliquait autrefois à la direction de toute la vie, n'est plus aujourd'hui un mot civil. Dans cet état d'indépendance morale, il est impossible que le développement des facultés de nos enfants soit dirigé avec suite.

Quand on étudie (comme l'a fait M. Gérard dans un livre plein de sagesse et d'expérience) l'éducation des filles sous l'ancien régime, on reconnaît que les plus douces institutrices d'autrefois ne se contentaient pas de se faire aimer et qu'elles voulaient encore être respectées et même parfois redoutées. Les parents s'efforçaient alors de cacher leur tendresse. Ils eussent craint d'amollir leurs enfants en les caressant. L'éducation, selon leur sentiment, était un corset de fer qu'on laçait prudemment, mais de force. Dans les maisons de ces gentilshommes pauvres qui disaient fièrement avoir tout donné au roi, les vertus domestiques étaient encore des vertus militaires. Ils élevaient leurs filles comme des soldats, pour le service de Dieu ou de la famille. Le couvent ou une alliance honorable et profitable, tel était l'avenir. Rien ou presque rien n'était laissé au sentiment de l'enfant:

Le devoir d'une fille est dans l'obéissance.

Ces hommes d'épée avaient des idées simples, étroites et fortes. Ils y pliaient tout.

Aujourd'hui, nous sommes plus intelligents et plus instruits, nous avons plus de tendresse et de bienveillance. Nous comprenons, nous aimons, nous doutons davantage. Ce qui nous manque, c'est surtout la tradition et l'habitude. En perdant l'antique foi, nous nous sommes déshabitués de ce long regard en arrière qu'on appelle le respect. Or, il n'y a pas d'éducation sans respect.

Nos convictions sont parfois opiniâtres, mais en même temps incertaines et neuves. En morale, en religion, en politique, tout est contestable, puisque tout est contesté. Nous avons détruit beaucoup de préjugés et, il faut bien le reconnaître, les préjugés—j'entends de nobles et universels préjugés—sont les seules bases de l'éducation. On ne s'entend que sur des préjugés; tout ce qui n'est pas admis sans examen peut être rejeté.

Les parents de Loulou ne savent pas comment élever leur fille, parce qu'ils ne savent pas pourquoi ils l'élèvent. Et comment le sauraient-ils? Tout autour d'eux est incertain et mouvant. Ils appartiennent à ces classes dirigeantes qui ne dirigent plus et que leur incapacité et leur égoïsme ont frappées de déchéance. Ils font partie d'une aristocratie qui tombe et s'élève selon qu'elle perd ou gagne, l'argent qui est sa seule raison d'être. Ils n'ont d'idée sur rien. Ils sont eux-mêmes flottants et abandonnés. Loulou pousse comme une herbe folle.

Est-ce à dire qu'il faille regretter les anciennes disciplines et les vieilles maisons, l'institut des demoiselles de Saint-Cyr, les couvents où Loulou aurait appris la politesse et le respect qu'elle ignorera toujours? Non, certes. L'éducation de l'ancien régime, étroite et forte, ne vaudrait rien pour la société moderne. Nos aspirations se sont élargies avec nos horizons. La démocratie et la science nous entraînent vers de nouvelles destinées que nous pressentons vaguement.

Loulou est instruite, et fort instruite. Elle apprend beaucoup d'histoire, de chronologie et de géographie. Elle passe tous ses examens. C'est le préjugé de notre temps de donner beaucoup à l'instruction. Au XVIIIe siècle, on n'instruisait guère les filles que dans l'ignorance et dans la religion. Aujourd'hui on veut tout leur apprendre, et il y a peut-être dans ce zèle trop bouillant un instinct obscur des conditions nouvelles de la vie. En effet, si les aristocraties peuvent vivre longtemps sur des préceptes, des maximes et des usages, les démocraties ne subsistent que par les connaissances usuelles, la pratique des arts et l'application des sciences. Il faudrait seulement savoir ce que c'est que la science véritable et ne pas enseigner à Loulou que d'inutiles nomenclatures.

Gardons-nous des mots. On en meurt. Soyons savants et rendons Loulou savante; mais attachons-nous à l'esprit et non point à la lettre. Que notre enseignement soit plein d'idées. Jusqu'ici il n'est bourré que de faits. Les instituteurs d'autrefois voulaient, avec raison, qu'on ménageât la mémoire des enfants. L'un d'eux disait: «Dans un réservoir si petit et si précieux on ne doit verser que des choses exquises.» Bien éloignés de cette prudence, nous ne craignons pas d'y entasser des pavés. Je n'ai pas vu Loulou seulement au buffet et mangeant des pêches. Je l'ai vue encore courbée sur son pupitre, pâle, myope et bossue, écrasée de ces noms propres qui sont les vanités des vanités.

Loulou subit en grognant cette incompréhensible fatalité. Résignez-vous, Loulou. Cette nouvelle barbarie est passagère. Il fallait qu'il en fût d'abord ainsi. La plupart de nos sciences sont neuves, inachevées, énormes, comme des mondes en formation.

Elles grossissent sans cesse et nous débordent. En dépit de tous nos efforts, nous ne les embrassons pas; nous ne pouvons les dominer, les réduire, les abréger. Nous n'en possédons pas la loi générale et la philosophie. C'est pourquoi nous les faisons entrer dans l'enseignement sous une forme obscure et lourde. Quand nous saurons dégager l'esprit des sciences, nous en présenterons la quintessence à la jeunesse. En attendant, nous y déchargeons des dictionnaires. Voilà pourquoi, Loulou, la chimie qu'on vous apprend est si ennuyeuse.

ANTHOLOGIE

Ce matin un gras soleil boit la rosée des prés, dore les pampres sur les coteaux et pénètre de ses flammes subtiles les raisins déjà mûrs. L'air léger vibre à l'horizon. Assis devant ma table de travail, que j'ai poussée au bord de ma fenêtre, je vois, en me penchant un peu, la grange où les ouvriers dépiquent le blé. Ils prennent de la peine, mais la belle lumière du jour les baigne et les pénètre. Attelés au manège qui met en mouvement la machine à battre, deux chevaux robustes, las et patients, la tête dans un sac, tournent incessamment et font ronfler les roues et siffler les courroies. Un enfant agite son fouet pour les exciter et pour chasser les mouches avides de leur sueur. Des hommes, coiffés de ce béret bleu venu des Pyrénées en Gironde, apportent sur leur dos les lourdes gerbes que les femmes, en grand chapeau de paille, pieds nus sur la toile grise de l'aire, donnent à mâcher par poignée à la batteuse, qui bourdonne comme une ruche. Un maigre et vigoureux garçon enlève, du bout de sa fourche, la paille découronnée et mutilée, tandis que les grains de blé, versés dans une vanneuse à manivelle, abandonnent aux souffles de l'air les débris de leurs tuniques légères. Bêtes et gens agissent de concert avec la lenteur obstinée des âmes rustiques. Mais, derrière les gerbes, à l'ombre de la grange, des petits enfants, dont on ne voit que les yeux grands ouverts et les joues barbouillées, rient dans les chariots de foin. Ces femmes, ces hommes hâlés, le regard pâle, la bouche lourde, le corps appesanti, ne sont pas sans beauté. La franchise de leur costume rustique traduit avec exactitude tous les mouvements de leurs corps et ces mouvements, appris des aïeux depuis un temps immémorial, sont d'une simplicité solennelle. Leur visage, qui n'est empreint d'aucune pensée distincte, réfléchit seulement l'âme de la glèbe. On les dirait nés du sillon comme le blé qu'ils ont semé et dont ils mâchent le pain avec une lenteur respectueuse. Ils ont la beauté profonde qui vient de l'harmonie. Leur chair hâlée sous la poussière qui la couvre, cette poussière des champs qui ne souille pas, prend dans la lumière je ne sais quoi de fauve, d'ardent et de riche. L'or des gerbes les environne, une poussière blonde flotte autour d'eux, comme la gloire de cette antique Cérès éparse encore dans nos champs et dans nos granges.

Et voici que, laissant livres, plume et papiers, je regarde avec envie ces batteurs de blé, ces simples artisans de l'oeuvre par excellence. Qu'est-ce que ma tâche à côté de la leur? Et combien je me sens humble et petit devant eux! Ce qu'ils font est nécessaire. Et nous, frivoles jongleurs, vains joueurs de flûte, pouvons-nous nous flatter de faire quelque chose qui soit, je ne dis pas utile, mais seulement innocent? Heureux l'homme et le boeuf qui tracent leur droit sillon! Tout le reste est délire, ou, du moins, incertitude, cause de trouble et de soucis. Les ouvriers que je vois de ma fenêtre battront aujourd'hui trois cents bottes de blé, puis ils se coucheront fatigués et contents, sans douter de la bonté de leur oeuvre. Oh! la joie d'accomplir une tâche exacte et régulière! Mais moi, saurai-je ce soir, mes dix pages écrites, si j'ai bien rempli ma journée et gagné le sommeil? Saurai-je si, dans ma grange, j'ai porté le bon grain? Saurai-je si mes paroles sont le pain qui entretient la vie? Saurai-je si j'ai bien dit? Sachons, du moins, quelle que soit notre tâche, l'accomplir d'un coeur simple, avec bonne volonté. Voilà déjà deux ans que j'entretiens des choses de l'esprit un public d'élite, et je peux me rendre ce témoignage que je n'ai jamais obscurci devant lui la candeur de ma pensée. On m'a vu souvent incertain, mais toujours sincère. J'ai été vrai, et par là, du moins, j'ai gardé le droit de parler aux hommes. Je n'y ai d'ailleurs aucun mérite. Il faut, pour bien mentir, une rhétorique dont je ne sais pas le premier mot. J'ignore les artifices du langage et ne sais parler que pour exprimer ma pensée.

Sur cette côte, parmi les vignes dont les ceps se tordent au ras d'une terre brûlante, aucun livre nouveau n'est venu solliciter ma critique paresseuse. Je rouvre l'Anthologie des poètes du XIXe siècle. En 1820, quand Lamartine publiait les Méditations et faisait jaillir une nouvelle source de poésie, un jeune officier de l'oisive armée de la Restauration, gentilhomme pauvre, également étranger au royalisme servile des fils d'émigrés et à la violence criminelle des affiliés de la charbonnerie, occupait ses loisirs de garnison en composant pour lui-même de petits poèmes élégants et purs, d'un sentiment nouveau; scènes antiques animées, vivifiées par une âme moderne, souvenirs émus de la vieille France, dont bientôt la poésie allait pieusement recueillir les traditions dédaignées et déchirées. C'était Millevoye encore, Millevoye qu'il faut bien, malgré notre orgueil, retrouver à la source cachée du romantisme, car il y chantait, avec les nymphes enfiévrées, toutes ces figures, encore indistinctes, de nos légendes nationales. Mais c'était Millevoye plus large et plus pur, dégagé des haillons d'une Muse surannée. Ou plutôt ce n'était plus Millevoye, c'était déjà Alfred de Vigny. Ses Poèmes furent publiés en 1822! Moins abondant, moins largement inspiré que Lamartine, il l'emportait dès le début sur le poète des Méditations par la fermeté du langage et par la science du vers. Plus tard, il porta plus haut qu'aucun poète de son temps l'audace lumineuse de la pensée. Sa destinée est singulière. Deux recueils seulement de poésies arquent sa vie assez longue. Le premier est un livre de jeunesse; le second un livre posthume. L'intervalle de cette studieuse existence est rempli par des oeuvres de roman et de théâtre dont une, tout au moins, Servitude et Grandeur militaires est un pur chef-d'oeuvre. Alfred de Vigny fut un initiateur. Il donna, avant les débuts de Victor Hugo, plus jeune que lui de cinq ans, le type du vers sonore et plein qui devait prévaloir. Mais sa pensée harmonieuse formait lentement, comme le cristal, ses prismes de lumière. Son existence entière égoutta un petit nombre de vers.

Est-ce pour cela qu'un poète si rare et du plus intelligent génie eut peu d'action, en somme, sur ses contemporains? Sans doute son trop long silence le fit oublier de la foule; il faut donner incessamment de l'aliment à la renommée pour la rendre robuste. C'est ce que fit Victor Hugo, le plus vaillant des ouvriers poètes et c'est ce qu'Alfred de Vigny ne fit pas.

Mais n'y avait-il point, dans sa distinction même, un obstacle qui l'écartait de la popularité littéraire? Cette tour d'ivoire où l'on dit qu'il se retirait, qu'était-ce, sinon son talent même, son esprit haut et solitaire? Alfred de Vigny eut de bonne heure le sentiment de son isolement. Il concevait le poète comme un nouveau Moïse sur le Sinaï des âmes. Il fut calme et dédaigneux. Il n'eut pas le bonheur de Lamartine et d'Hugo; il ne communia pas avec la foule et ne vécut pas en sympathie avec le sentiment public. Le romantisme, sorti de la Révolution pêle-mêle avec l'éloquence parlementaire, l'exaltation patriotique et les ardeurs libérales, était, dans son essence, une aveugle et violente réaction contre l'esprit du XVIIIe siècle. Ce fut une fusée religieuse. Les lyriques de 1820 à 1830 chantent tous le cantique d'un christianisme éthéré et pittoresque. Alfred de Vigny entrait mal dans le concert: il n'avait pas le sentiment néo-chrétien. Il n'était même pas spiritualiste. À la fin de sa vie il inclinait vers une sorte d'athéisme stoïque: on connaît le beau poème symbolique dans lequel il montre Jésus suant la sueur de sang sur le mont des Oliviers et appelant en vain son père céleste. Les nuées restent sourdes et le poète s'écrie:

    S'il est vrai qu'au jardin sacré des Écritures
    Le Fils de l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté,
    Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
    Si Dieu nous rejeta comme un monde avorté,
    Le sage opposera le dédain à l'absence
    Et ne répondra plus que par un froid silence
    Au silence éternel de la divinité.

On ne trouvera pas ces sombres vers des Destinées dans la nouvelle Anthologie. On y rencontrera, par compensation, cette Maison du berger qui, comme le dit si bien un poète, M. André Lemoyne, «est un des plus beaux poèmes d'amour de tous les âges». C'est aussi l'expression d'une philosophie sombre et pathétique dont rien ne surpasse l'éloquence douloureuse:

    ……………………………………….
    Sur mon coeur déchiré viens poser ta main pure,
    Ne me laisse jamais seul avec la nature,
    Car je la connais trop pour n'en pas avoir peur.
    Elle me dit:………………………………
    Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
    À côté des fourmis les populations;
    Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
    J'ignore en les portant les noms des nations.
    On me dit une mère et je suis une tombe.
    Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
    Mon printemps n'entend pas vos adorations.

    Avant vous j'étais belle et toujours parfumée,
    J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
    Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
    Sur l'axe harmonieux des divins balanciers.
    Après vous, traversant l'espace où tout s'élance,
    J'irai seule et sereine, en un chaste silence;
    Je fendrai l'air du front et de mes seins altiers.

Cette tristesse philosophique est singulière et d'un accent inouï dans le romantisme. Car il n'y faut pas comparer le Désespoir de Lamartine. Lamartine blasphémait alors, et le blasphème n'est possible qu'au croyant. D'ailleurs le Désespoir est suivi, dans les Méditations, d'une apologie en règle de la Providence. Quant à Victor Hugo, il naquit et mourut enfant de choeur. En toutes choses, il changeait d'idées à mesure que les idées changeaient autour de lui. Son déisme seul resta fixe, dans cette perpétuelle transformation. À quatre-vingts ans, ses croyances n'avaient pas une ride; sa foi en Dieu était celle d'un petit enfant. Un soir, ayant entendu un de ses hôtes nier chez lui la Providence, il se mit à pleurer.

Le romantisme de 1820 fut moral et religieux; celui de 1830 fut pittoresque. Le premier était un sentiment, le second un goût. Et quel goût! Chevaliers, pages, varlets, châtelaine accoudée, pâle et mélancolique, à la fenêtre de son castel, ribauds et ribaudes, pendus, taverniers d'enfer, une multitude incroyable de cabaretiers, enfin, tout un moyen âge vu, dans l'ombre, à travers un feu de Bengale vert et rouge; puis toutes les fiancées des ballades allemandes, des elfes, des follets, des gnomes, des fantômes, des squelettes et des têtes de mort. Les Ballades, de Victor Hugo, sont le témoignage littéraire le plus complet de ce goût puéril, dont les esquisses de Boulanger et les lithographies de Nanteuil nous offrent la représentation plastique. L'Anthologie, qui me sert de guide, a conservé très discrètement la trace de cette mode innocente jusque dans sa fureur. On en retrouve les formes et les couleurs dans une «ballade» de ce Louis Bertrand, qui signait, en bon romantique, Aloïsius Bertrand.

    O Dijon, la fille
    Des glorieux ducs,
    Qui portes béquille
    Dans tes ans caducs…

    La grise bastille
    Aux gris tiercelets
    Troua ta mantille
    De trente boulets.

    Le reître, qui pille
    Nippes au bahut,
    Nonnes sous leur grille,
    Te cassa ton luth.
    ……………………

Cela ne vous semble-t-il pas assez moyen âge? Mais le chef-d'oeuvre de ce goût est assurément le prologue de Madame Putiphar.

Il y a là trois cavaliers symboliques, superbement enluminés:

    Le premier cavalier est jeune, frais, alerte;
    Il porte élégamment un corselet d'acier,
    Scintillant à travers une résille verte
    Comme à travers des pins les cristaux d'un glacier.
    Son oeil est amoureux; sa belle tête blonde
    A pour coiffure un casque, orné de lambrequins,
    Dont le cimier touffu l'enveloppe, l'inonde
    Comme fait le lampas autour des palanquins.
    ……………………………………
    Le second cavalier, ainsi qu'un reliquaire,
    Est juché gravement sur le dos d'un mulet
    Qui ferait le bonheur d'un gothique antiquaire;
    Car sur son râble osseux, anguleux chapelet,
    Avec soin est jetée une housse fanée,
    Housse ayant affublé quelque vieil escabeau,
    Ou carapaçonné la blanche haquenée
    Sur laquelle arriva de Bavière Isabeau.
    Il est gros, gras, poussif…

Ce second cavalier marque bien, ce me semble, le temps où l'hôtel de Cluny fut meublé des débris du moyen âge et devint un musée. Mais c'est le troisième cavalier… excusez-moi, le «tiers cavalier» qui révèle tout un idéal. Contemplez, je vous prie, ce tiers cavalier:

    Pour le tiers cavalier, c'est un homme de pierre,
    Semblant le Commandeur, horrible et ténébreux;
    Un hyperboréen, un gnome sans paupière,
    Sans prunelle et sans front, qui résonne le creux
    Comme un tombeau vidé lorsqu'une arme le frappe.
    Il porte à la main gauche une faux dont l'acier
    Pleure à grands flots le sang, puis une chausse-trape
    En croupe où se faisande un pendu grimacier.
    ……………………………………..

Voilà la cavalerie macabre dont le bon Pétrus entendait le galop dans son coeur! Rêve naïf de ces jeunes gens lettrés et sédentaires qui, tout en menant la vie la plus paisible, donnaient à croire au bourgeois qu'ils buvaient toute la nuit les flammes du punch dans le crâne de leur maîtresse! En ce temps-là un Jeune-France n'allait pas au bureau où il était expéditionnaire sans s'écrier avec un rire sarcastique: «Je suis damné!»

Ce n'est pas que tout soit ridicule dans ce second mouvement romantique dont Victor Hugo fut l'expression la plus éclatante. Les Jeunes-France jetés avec beaucoup de frénésie et encore plus d'ignorance dans l'exotisme et dans l'archaïsme ne suivaient pas moins deux routes fortunées. Conquérants de cette Germanie poétique découverte par madame de Staël, ils en rapportaient lieds et ballades et la coupe précieuse du roi de Thulé. Ils faisaient passer ainsi dans la littérature française, naturellement raisonnable et raisonneuse, un peu du vague heureux qui fait que la poésie des races germaniques retentit indéfiniment dans les âmes. Par contre, en étudiant le moyen âge, dont ils se faisaient d'ailleurs une bizarre idée, ils réveillaient, à l'exemple du grand Augustin Thierry, les souvenirs antiques de la patrie et découvraient les véritables sources d'inspiration auxquelles une poésie nationale dût s'abreuver et se rafraîchir. Ils ne comprenaient pas grand'chose, étant fort peu philosophes; mais ils avaient de l'instinct: c'étaient des artistes.

Un des plus beaux poèmes de cette période, Roland, est signé du nom obscur de Napol le Pyrénéen. C'est là le pseudonyme de M. Napoléon Peyrat, né en 1809 au Mas-d'Azil, dans l'Ariège, près du torrent de l'Arise, et mort depuis peu, pasteur à Saint-Germain-en-Laye. Ce Roland, une ode dans une épître, est le joyau du romantisme. On le trouvera tout entier aux pages 258-263 de l'Anthologie Lemerre. Je n'en puis citer que deux ou trois strophes. Je le ferai sans analyse préalable et sans commentaire, me fiant en cette idée que souvent un fragment d'une belle oeuvre d'art fait deviner la splendeur de l'ensemble:

    L'Arabie, en nos champs, des rochers espagnols
    S'abattit; le printemps a moins de rossignols
            Et l'été moins d'épis de seigle.
    Blonds étaient les chevaux dont le vent soulevait
    La crinière argentée, et leur pied grêle avait
            Des poils comme des plumes d'aigle.

    Ces Mores mécréants, ces maudits Sarrasins
    Buvaient l'eau de nos puits et mangeaient nos raisins
            Et nos figues, et nos grenades,
    Suivaient dans les vallons les vierges à l'oeil noir
    Et leur parlaient d'amour, à la lune, le soir,
            Et leur faisaient des sérénades.

    Pour eux leurs grands yeux noirs, pour eux, leurs beaux seins bruns,
    Pour eux, leurs longs baisers, leur bouche aux doux parfums,
            Pour eux, leur belle joue ovale;
    Et quand elles pleuraient, criant: «Fils des démons!»
    Ils les mettaient en croupe et par-dessus les monts
            Ils faisaient sauter leur cavale.

Plus loin un trait que Victor Hugo a reproduit dans son Aymerillot:

    Les âmes chargeaient l'air comme un nuage noir
    Et notre bon Roland, en riant chaque soir,
           S'allait laver dans les cascades.

Jeu singulier du sort! Napol le Pyrénéen est le plus ignoré des poètes de 1830. Compagnon obscur, disparu avant l'heure, il laisse pourtant la pièce de maîtrise la plus belle et la plus complète de l'art de son temps.

Tandis que je noircis le papier avec les images du romantisme, le soleil décline et glisse à l'horizon empourpré.

Voici venir le soir. La machine à battre ne fait plus entendre son ronflement monotone. Les ouvriers fatigués passent sous ma fenêtre en traînant leurs sabots. Je vois couler leurs ombres lentes et paisibles, que le couchant allonge démesurément. Leur marche égale décèle la paix du coeur, qu'assure seul le travail assidu des mains. Ils ont dépiqué trois cents gerbes de blé. Ils ont gagné leur pain. Puis-je dire, comme eux, que j'ai rempli ma journée?

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