La vie littéraire. Première série
The Project Gutenberg eBook of La vie littéraire. Première série
Title: La vie littéraire. Première série
Author: Anatole France
Release date: September 11, 2006 [eBook #19249]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
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ANATOLE FRANCE
LA VIE LITTÉRAIRE
PREMIÈRE SÉRIE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
À MONSIEUR ADRIEN HÉBRARD, SÉNATEUR, DIRECTEUR DU TEMPS
Cher monsieur,
Permettez-moi de vous offrir ce petit livre; je vous le dois bien, car assurément il n'existerait pas sans vous. Je ne songeais guère à faire de la critique dans un journal quand vous m'avez appelé au Temps. J'ai été étonné de votre choix et j'en demeure encore surpris. Comment un esprit alerte, agissant, répandu comme le vôtre, en communion constante avec tout et avec tous, si fort en possession de la vie et toujours jeté au milieu des choses, a-t-il pu prendre en gré une pensée recueillie, lente et solitaire comme la mienne?
Mais rien ne vous est étranger, pas même la méditation. Ceux qui vous connaissent intimement assurent qu'il y a en vous du rêveur. Ils ne se trompent pas. Seulement Vous rêvez très vite. En toutes choses vous possédez au plus haut degré le génie de la promptitude. La facilité avec laquelle vous pensez est prodigieuse. Vous comprenez tout à la fois. Votre conversation, rapide et brillante comme la lumière, m'éblouit toujours. Pourtant elle est toujours raisonnable. Éblouir avec la raison, cela n'a été donné qu'à vous. Quel écrivain vous feriez, si vous aviez moins d'idées! Une magicienne russe, qui a longtemps vécu dans l'Inde, parle dans ses écrits d'un procédé qu'emploient les sages indous pour communiquer leur pensée aux profanes. À mesure qu'elle se forme en eux-mêmes, ils la précipitent dans le cerveau d'un saint homme qui l'écrit à loisir. Voilà un procédé qui vous conviendrait! Quel dommage que notre barbare Occident ignore encore la «précipitation» de la pensée! Mais je vous connais: si un saint homme se mettait à rédiger vos idées précipitées, vous iriez tout de suite le prier de n'en rien faire. Vous aimez à rester inédit. Homme public, vous avez horreur de paraître: c'est une de vos originalités, et non pas la moins charmante.
Je crois que vous avez un talisman. Vous faites ce que vous voulez. Vous avez fait de moi un écrivain périodique et régulier. Vous avez triomphé de ma paresse. Vous avez utilisé mes songeries et monnayé mon esprit. C'est pourquoi je vous tiens pour un incomparable économiste. M'avoir rendu productif, je vous assure que c'est merveilleux. Mon excellent ami Calmann Lévy lui-même n'avait pas réussi à me faire écrire un seul livre depuis six ans.
Vous avez un très bon caractère et vous êtes très facile à vivre. Vous ne me faites jamais de reproches. Je n'en tire pas vanité. Vous avez compris tout de suite que je n'étais pas bon à grand'chose et qu'il valait mieux ne pas me tourmenter. Sans me flatter, c'est la principale cause de la liberté que vous me laissez dans votre journal. Vous me savez incorrigible et vous désespérez de m'amender. Un jour, n'avez-vous pas dit de moi à un de nos amis communs:
—C'est un bénédictin narquois.
On se connaît mal soi-même, mais je crois que la définition est bonne. Je me fais assez l'effet d'un moine philosophe. J'appartiens de coeur à une abbaye de Thélème, dont la règle est douce et l'obédience facile. Peut-être n'y a-t-on pas beaucoup de foi, mais assurément on y est très pieux.
L'indulgence, la tolérance, le respect de soi et des autres sont des saints qu'on y chôme toujours. Si l'on y incline au doute, il faut considérer que le pyrrhonisme ne va pas sans un profond attachement à la coutume et à l'usage. Or, la coutume du plus grand nombre, c'est proprement la morale. Il n'y a qu'un sceptique pour être toujours moral et bon citoyen. Un sceptique ne se révolte jamais contre les lois, car il n'a pas espéré qu'on pût en faire de bonnes. Il sait qu'il faut beaucoup pardonner à la République. Pourtant voulez-vous un conseil? Ne confiez jamais le bulletin politique du Temps à un de nos thélémites. Il y répandrait une mélancolie douce qui découragerait vos honnêtes lecteurs. Ce n'est pas avec la philosophie qu'on soutient les ministères. Quant à moi, je garde une modestie qui me sied, et je m'en tiens à la critique.
Telle que je l'entends et que vous me la laissez faire, la critique est, comme la philosophie et l'histoire, une espèce de roman à l'usage des esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une autobiographie. Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d'oeuvre.
Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion. La vérité est qu'on ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir pendant une minute, le ciel et la terre avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien défendu. Nous ne pouvons pas, ainsi que Tirésias, être homme et nous souvenir d'avoir été femme. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce me semble, c'est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque fois que nous n'avons pas la force de nous taire.
Pour être franc, le critique devrait dire:
—Messieurs, je vais parler de moi à propos de Shakespeare, à propos de
Racine, ou de Pascal, ou de Goethe. C'est une assez belle occasion.
J'ai eu l'honneur de connaître M. Cuvillier-Fleury, qui était un vieux critique fort convaincu. Un jour, que je l'allai voir dans sa petite maison de l'avenue Raphaël, il me montra la modeste bibliothèque dont il était fier:
—Monsieur, me dit-il, éloquence, belles-lettres, philosophie, histoire, tous les genres y sont représentés, sans compter la critique qui embrasse tous les autres genres. Oui, monsieur, le critique est tour à tour orateur, philosophe, historien.
M. Cuvillier-Fleury avait raison. Le critique est tout cela, ou du moins il peut l'être. Il a l'occasion de montrer les facultés intellectuelles les plus rares, les plus diverses, les plus variées. Et quand il est un Sainte-Beuve, un Taine, un J.-J. Weiss, un Jules Lemaître, un Ferdinand Brunetière, il n'y manque pas. Sans sortir de lui-même, il fait l'histoire intellectuelle de l'homme. La critique est la dernière en date de toutes les formes littéraires; elle finira peut-être par les absorber toutes. Elle convient admirablement à une société très civilisée dont les souvenirs sont riches et les traditions déjà longues. Elle est particulièrement appropriée à une humanité curieuse, savante et polie. Pour prospérer, elle suppose plus de culture que n'en demandent toutes les autres formes littéraires. Elle eut pour créateurs Montaigne, Saint-Évremond, Bayle et Montesquieu. Elle procède à la fois de la philosophie et de l'histoire. Il lui a fallu, pour se développer, une époque d'absolue liberté intellectuelle. Elle remplace la théologie, et, si l'on cherche le docteur universel, le saint Thomas d'Aquin du XIXe siècle, n'est-ce pas à Sainte-Beuve qu'il faut songer?
C'était un saint homme de critique, je vénère sa mémoire. Mais, à vous parler franchement, cher monsieur Hébrard, je crois qu'il est plus sage de planter des choux que de faire des livres.
Il est des âmes livresques pour qui l'univers n'est qu'encre et que papier. Celui dont une telle âme anime le corps apaisé passe sa vie devant sa table de travail, sans souci des réalités dont il étudie obstinément la représentation graphique. Il ne sait de la beauté des femmes que ce qui en est écrit. Il ne connaît des travaux, des souffrances et des espérances des hommes que ce qui peut en être cousu sur nerfs et relié en maroquin. Il est monstrueux et innocent. Il n'a jamais mis le nez à la fenêtre. Tel était le bonhomme Peignot, qui recueillait les opinions des auteurs pour en faire des livres. Rien ne l'avait jamais troublé. Il concevait les passions comme des sujets de monographies curieuses et savait que les nations périssent en un certain nombre de pages in-octavo. Jusqu'au jour de sa mort, il travailla d'une ardeur égale, sans jamais rien comprendre. C'est pourquoi le travail ne lui fut point amer. Il faut l'envier, si l'on ne peut qu'à ce prix trouver la paix du coeur.
Bénissons les livres, si la vie peut couler au milieu d'eux en une longue et douce enfance! Gustave Doré, qui imprimait quelquefois à ses dessins les plus comiques je ne sais quel sentiment de fantaisie profonde et de poésie bizarre, a donné un jour, sans trop le savoir, l'emblème ironique et touchant de ces existences que le culte des livres console de toutes les réalités douloureuses. Dans le moine Nestor, qui écrivit une chronique en des temps barbares et troublés, il a symbolisé toute la race des bibliomanes et des bibliographes. Son dessin n'est pas plus grand que le creux de la main, mais qui l'a vu une fois ne peut plus l'oublier. Vous le trouverez dans une suite de caricatures qu'il publia lors de la guerre de Crimée, sous ce titre: la Sainte Russie, et qui n'est pas, je dois le dire, la plus heureuse inspiration de son talent et de son patriotisme.
Il faut voir ce Nestor. Il est dans sa cellule avec ses livres et ses papiers. Assis comme un homme qui aime à s'asseoir, la tête enfoncée dans son capuchon, le nez sur sa table, il écrit. Tout le pays alentour est livré au massacre et à l'incendie. Les flèches obscurcissent l'air. Le couvent même de Nestor est si furieusement assailli que des pans de mur s'écroulent de toutes parts. Le bon moine écrit. Sa cellule, épargnée par miracle, reste accrochée à un pignon comme une cage à une fenêtre. Des archers s'entassent sur ce qui reste des toits, marchent comme des mouches le long des murs et tombent comme la grêle sur le sol hérissé de lances et d'épées. On se bat jusque dans sa cheminée; il écrit. Une commotion terrible renverse son encrier; il écrit encore. Voilà ce que c'est que de vivre dans les bouquins! Voilà le pouvoir des paperasses!
Les bibliothèques abritent encore aujourd'hui quelques sages semblables au moine Nestor. Ils y viennent accomplir le travail de patience qui remplit leur vie et qui comble leur âme; ils ne manquent pas une séance, même dans les jours de troubles et de révolution.
Ils sont heureux. N'en parlons plus. Mais j'en connais plusieurs, d'un esprit fort différent. Ceux-ci cherchent dans les livres toutes sortes de beaux secrets sur les hommes et les choses. Ils cherchent toujours et leur esprit ne demeure jamais en repos. Si les livres apportent la paix aux pacifiques, ils troublent les âmes inquiètes. Je sais, pour ma part, beaucoup d'âmes inquiètes. Elles ont tort de se plonger dans trop de lecture. Voyez, par exemple, ce qu'il advint à don Quichotte pour avoir dévoré les quatre volumes d'Amadis de Gaule et une douzaine d'autres beaux romans. Ayant lu des récits enchanteurs, il crut aux enchantements. Il crut que la vie était aussi belle que les contes, et il fit mille folies qu'il n'aurait point faites, s'il n'avait pas eu l'esprit de lire.
Un livre est, selon Littré, la réunion de plusieurs cahiers de pages manuscrites ou imprimées. Cette définition ne me contente pas. Je définirais le livre une oeuvre de sorcellerie d'où s'échappent toutes sortes d'images qui troublent les esprits et changent les coeurs. Je dirai mieux encore: le livre est un petit appareil magique qui nous transporte au milieu des images du passé ou parmi des ombres surnaturelles. Ceux qui lisent beaucoup de livres sont comme des mangeurs de haschisch. Ils vivent dans un rêve. Le poison subtil qui pénètre leur cerveau les rend insensibles au monde réel et les jette en proie à des fantômes terribles ou charmants. Le livre est l'opium de l'Occident. Il nous dévore. Un jour viendra où nous serons tous bibliothécaires, et ce sera fini.
Aimons les livres comme l'amoureuse du poète aimait son mal. Aimons-les; ils nous coûtent assez cher. Aimons-les; nous en mourons. Oui, les livres nous tuent. Croyez-m'en, moi qui les adorai, moi qui me donnai longtemps à eux sans réserve. Les livres nous tuent. Nous en avons trop et de trop de sortes. Les hommes ont vécu de longs âges sans rien lire, et c'est précisément le temps où ils firent les plus grandes choses et les plus utiles, car c'est le temps où ils passèrent de la barbarie à la civilisation. Pour être sans livres, ils n'étaient pas alors tout à fait dénués de poésie et de morale; ils savaient par coeur des chansons et de petits catéchismes. Dans leur enfance les vieilles femmes leur contaient Peau-d'Âne et le Chat botté, dont on a fait beaucoup plus tard des éditions pour les bibliophiles. Les premiers livres furent de grosses pierres, couvertes d'inscriptions en style administratif et religieux.
Il y a longtemps de cela. Quels effroyables progrès nous avons accompli depuis lors! Les livres se sont multipliés d'une façon merveilleuse au XVIe siècle et au XVIIIe. Aujourd'hui la production en est centuplée. Voici qu'on publie, seulement à Paris, cinquante volumes par jour; sans compter les journaux. C'est une orgie monstrueuse. Nous en sortirons fous. La destinée de l'homme est de tomber successivement dans des excès contraires. Au moyen âge, l'ignorance enfantait la peur. Il régnait alors des maladies mentales que nous ne connaissons plus. Maintenant, nous courons, par l'étude, à la paralysie générale. N'y aurait-il pas plus de sagesse et d'élégance à garder la mesure?
Soyons des bibliophiles et lisons nos livres; mais ne les prenons point de toutes mains; soyons délicat, choisissons, et, comme ce seigneur d'une des comédies de Shakespeare, disons à notre libraire: «Je veux qu'ils soient bien reliés et qu'ils parlent d'amour.»
Je ne me flatte pas que ce petit livre ait rien d'amoureux ni qu'il mérite une belle reliure. Mais on y trouvera, vous le savez, cher monsieur, une parfaite sincérité (le mensonge veut un talent que je n'ai pas), beaucoup d'indulgence et quelque naturelle amitié pour le beau et le bien.
C'est pourquoi j'ose vous l'offrir, cher monsieur, comme un trop faible témoignage de gratitude, d'estime et de sympathie.
A.F.
HAMLET À LA COMÉDIE-FRANÇAISE
«Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d'anges bercent par leurs chants ton sommeil!» Voilà ce que, mardi, à minuit, nous disions avec Horatio au jeune Hamlet, en sortant du Théâtre-Français. Aussi bien, nous devions souhaiter une bonne nuit à qui nous avait fait passer une belle soirée. Oui, c'est un aimable prince que le prince Hamlet. Il est beau, il est malheureux; il sait tout et ne sait que faire. Il est digne d'envie et de pitié. Il est plus mauvais et meilleur que chacun de nous. C'est un homme, c'est l'homme, c'est tout l'homme. Et il y avait bien dans la salle comble, je vous jure, vingt personnes pour sentir cela. «Bonne nuit, aimable prince!» On ne peut vous quitter sans avoir la tête pleine de vous, et voilà trois jours que je n'ai de pensées que les vôtres.
J'ai senti à vous voir une joie triste, mon prince. Et cela est plus qu'une joie joyeuse. Je vous dirai tout bas que la salle m'a semblé un peu distraite et légère: il faut ne pas trop s'en plaindre et ne pas s'en étonner du tout. C'était une salle composée de Français et de Françaises. Vous n'étiez pas en habit de soirée, vous n'aviez point une intrigue amoureuse dans le monde de la haute finance et vous ne portiez point une fleur de gardénia à votre boutonnière. C'est pourquoi les dames toussaient un peu, dans leur loge, en mangeant des fruits glacés; vos aventures ne pouvaient pas les intéresser. Ce ne sont point des aventures mondaines; ce ne sont que des aventures humaines. Vous forcez les gens à penser, et c'est un tort qu'on ne vous pardonnera point ici. Pourtant, il y avait çà et là, dans la salle, quelques esprits que vous avez profondément remués. En leur parlant de vous, vous leur parliez d'eux-mêmes. C'est pourquoi ils vous préfèrent à tous les autres êtres créés, comme vous, par le génie. Un heureux hasard me plaça, dans la salle, auprès de M. Auguste Dorchain. Il vous comprend, mon prince, comme il comprend Racine, parce qu'il est poète. Je crois vous comprendre un peu aussi, parce que je viens de la mer… Oh! ne craignez pas que je dise que vous êtes deux océans. Ce sont là des mots, des mots, et vous ne les aimez pas. Non, je veux dire seulement que je vous comprends, parce qu'après deux mois de repos et d'oubli au milieu de larges horizons, je suis devenu très simple et très accessible à ce qui est vraiment beau, grand et profond. Dans notre Paris, l'hiver, on se prend de goût volontiers pour les jolies choses, pour les coquetteries à la mode et les gentillesses compliquées des petites écoles. Mais le sentiment s'élève et s'épure dans la féconde oisiveté des promenades agrestes, au milieu des grands horizons des champs et de la mer. Quand on en revient, on est tout préparé pour l'intimité du sauvage génie d'un Shakespeare. C'est pourquoi vous avez été le bienvenu, prince Hamlet; c'est pourquoi toutes vos pensées errent confusément sur mes lèvres et m'enveloppent de terreur, de poésie et de tristesse. Vous avez vu: on s'est demandé, dans la Revue bleue et ailleurs, d'où vous venait votre mélancolie. On l'a justement jugée si profonde, qu'on n'a pas cru que les catastrophes domestiques les plus épouvantables eussent suffi à la former dans toute son étendue. Un économiste très distingué, M. Émile de Laveleye, a pensé que ce devait être une tristesse d'économiste. Et il a fait un article exprès pour le démontrer. Il a donné à entendre que son ami Lanfrey et lui-même en avaient éprouvé une semblable après le coup d'État de 1851, et que vous avez souffert plus que toutes choses, prince Hamlet, du mauvais état où l'usurpateur Claudius avait mis, de votre temps, les affaires du Danemark.
Je crois qu'en effet vous aviez grand souci des destinées de votre patrie, et j'applaudis aux paroles que prononça Fortinbras quand il ordonna à quatre capitaines de porter votre corps sur un lit d'honneur, comme on fait pour les soldats. «Si Hamlet avait vécu, s'écria-t-il, il se serait montré un généreux roi.» Pourtant, je ne pense pas que votre mélancolie fût tout à fait celle de M. Émile de Laveleye. Je crois qu'elle était plus haute encore et plus intelligente. Je crois qu'elle était inspirée par un vif sentiment de la destinée. Ce n'est pas seulement le Danemark, c'est le monde entier qui vous paraissait sombre. Vous n'espériez plus en rien, pas même, comme M. de Laveleye, dans des principes de droit public. Que ceux qui en doutent encore se rappellent la belle et amère prière qui sortit de vos lèvres déjà glacées par la mort: «Ô mon bon Horatio! si tu m'as jamais tenu pour cher à ton coeur, reste éloigné quelque temps encore de la suprême félicité et consens à respirer dans la souffrance au sein de ce dur monde, pour raconter mon histoire.» Ce furent vos dernières paroles. Celui à qui elles s'adressaient n'avait pas, comme vous, une famille empoisonnée de crimes; il n'était pas comme vous un fatal assassin. C'était un esprit libre, sage et fidèle; c'était un homme heureux, s'il en est. Mais vous saviez, prince Hamlet, vous saviez qu'il n'en fut jamais. Vous saviez que tout est mal dans l'univers. Il faut dire le mot, vous étiez un pessimiste. Sans doute votre destinée vous poussait au désespoir: elle fut tragique. Mais votre nature était conforme à votre destinée. C'est là ce qui vous rend si admirable: vous étiez fait pour goûter le malheur, et vous eûtes de quoi exercer votre goût. Vous fûtes bien servi, prince. Aussi, comme vous savourez le mal qui vous abreuve! Quelle finesse de palais! Oh! vous êtes un connaisseur, un gourmet en douleurs.
Tel vous enfanta le grand Shakespeare. Et il me semble bien qu'il n'était guère optimiste lui-même, alors qu'il vous créa. De 1601 à 1608, il anima de ses mains enchantées une assez grande foule, je pense, d'ombres désolées ou furieuses. C'est alors qu'il montra Desdémone périssant par Iago, et le sang d'un vieux roi paternel tachant les petites mains de lady Macbeth et la pauvre Cordelia, et vous son préféré, et Timon d'Athènes.
Oui, Timon! C'est à croire, décidément, que Shakespeare était pessimiste, comme vous. Qu'en dira son confrère, l'auteur du second Gerfaut, M. Moreau, qui, chaque soir, au Vaudeville, malmène si fort, m'a-t-on dit, les pauvres pessimistes? Oh! il leur fait passer quotidiennement un mauvais quart d'heure. Je les plains; il se trouve partout des heureux qui les raillent sans pitié. À leur place, je ne saurais où me cacher. Mais Hamlet doit leur rendre courage. Ils ont pour eux Job et Shakespeare. Cela redresse un peu la balance. Voilà M. Paul Bourget sauvé pour cette fois. Et c'est par vous, prince Hamlet.
J'ai sous les yeux, tandis que j'écris, une vieille gravure allemande qui vous représente, mais où j'ai peine à vous reconnaître. Elle vous représente tel que vous étiez au théâtre de Berlin vers 1780. Vous ne portiez point alors ce deuil solennel dont parle votre mère, ce pourpoint, ces hauts-de-chausses, ce manteau, cette toque dont Delacroix vous a si noblement vêtu quand il fixa votre type dans des dessins maladroits, mais sublimes, et que M. Mounet-Sully porte avec une grâce si virile et tant de poétiques attitudes. Non! vous paraissiez devant les Berlinois du XVIIIe siècle dans un costume qui nous semblerait aujourd'hui bien étrange. Vous étiez vêtu—ma gravure en fait foi—à la dernière mode de France. Vous étiez coiffé en ailes de pigeon et poudré à blanc; vous portiez collerette brodée, culottes de satin, bas de soie, souliers à boucles et petit manteau de cour, enfin tout l'habit de deuil des courtisans de Versailles. J'oubliais le chapeau Henri IV, le vrai chapeau de la noblesse aux États généraux. Ainsi accoutré et l'épée de cour au côté, vous vous tenez aux pieds d'Ophélie, qui est, ma foi, fort gentille dans sa robe à paniers, avec sa haute coiffure à la Marie-Antoinette, que surmonte un grand panache de plumes d'autruche. Tous les autres personnages sont habillés à l'avenant. Ils assistent, avec vous, à la tragédie de Gonzago et Baptista. Votre beau fauteuil Louis XV est vide et laisse voir toutes les fleurs de sa tapisserie. Déjà vous rampez à terre; vous épiez sur le visage du roi l'aveu muet du crime que vous avez mission de venger. Le roi aussi porte un beau chapeau à la Henri IV, comme Louis XVI. Vous croyez sans doute que je vais sourire et me moquer, et triompher vivement du progrès de nos décors et de nos costumes. Vous vous trompez. Assurément, si vous n'êtes plus habillé à la mode de ma vieille estampe, si vous ne ressemblez plus au comte de Provence en deuil du Dauphin et si votre Ophélie n'est plus attifée comme Mesdames, je ne le regrette pas le moins du monde. Loin de là, je vous aime beaucoup mieux tel que vous êtes maintenant. Mais l'habit n'est rien pour vous; vous pouvez porter tous les costumes qu'il vous plaira; ils vous conviendront tous, s'ils sont beaux. Vous êtes de tous les temps et de tous les pays. Vous n'avez pas vieilli d'une heure en trois siècles. Votre âme a l'âge de chacune de nos âmes. Nous vivons ensemble, prince Hamlet, et vous êtes ce que nous sommes, un homme au milieu du mal universel. On vous a chicané sur vos paroles et sur vos actions. On a montré que vous n'étiez pas d'accord avec vous-même. Comment saisir cet insaisissable personnage? a-t-on dit. Il pense tour à tour comme un moine du moyen âge et comme un savant de la Renaissance; il a la tête philosophique et pourtant pleine de diableries. Il a horreur du mensonge et sa vie n'est qu'un long mensonge. Il est irrésolu, c'est visible, et pourtant certains critiques l'ont jugé plein de décision, sans qu'on puisse leur donner tout à fait tort. Enfin, on a prétendu, mon prince, que vous étiez un magasin de pensées, un amas de contradictions et non pas un être humain. Mais c'est là, au contraire, le signe de votre profonde humanité. Vous êtes prompt et lent, audacieux et timide, bienveillant et cruel, vous croyez et vous doutez, vous êtes sage et par-dessus tout vous êtes fou. En un mot, vous vivez. Qui de nous ne vous ressemble en quelque chose? Qui de nous pense sans contradiction et agit sans incohérence? Qui de nous n'est fou? Qui de nous ne vous dit avec un mélange de pitié, de sympathie, d'admiration et d'horreur: «Bonne nuit, aimable prince!»
SÉRÉNUS
Sérénus, par Jules Lemaître, in-18.
Le temps est proche où Ponce-Pilate sera en grande estime pour avoir prononcé une parole qui pendant dix-huit siècles pesa lourdement sur sa mémoire. Jésus lui ayant dit: «Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité; quiconque est de la vérité écoute ma voix», Pilate lui répondit: «Qu'est-ce que la vérité?»
Aujourd'hui, les plus intelligents d'entre nous ne disent pas autre chose: «Qu'est-ce que la vérité?» M. Jules Lemaître vient de publier un petit conte philosophique, Sérénus, qui ne fut qu'un jeu pour son esprit facile et charmant, mais qui pourra bien un jour marquer dans l'histoire de la pensée du XIXe siècle, comme Candide ou Zadig marque aujourd'hui dans celle du XVIIIe.
Après M. Ernest Renan, avec quelques autres, M. Jules Lemaître répète, sous les formes les plus ingénieuses, le mot profond du vieux fonctionnaire romain: «Qu'est-ce que la vérité?» Il admire les croyants et il ne croit pas. On peut dire qu'avec lui la critique est décidément sortie de l'âge théologique. Il conçoit que sur toutes choses il y a beaucoup de vérités, sans qu'une seule de ces vérités soit la vérité. Il a, plus encore que Sainte-Beuve, de qui nous sortons tous, le sens du relatif et l'inquiétude avec l'amour de l'éternelle illusion qui nous enveloppe. Un vieux poète grec a dit: «Nous sommes agités au hasard par des mensonges;» de cette idée, M. Jules Lemaître a tiré mille et mille idées, et comme une philosophie éparse dans des feuilles détachées.
C'est la philosophie d'un honnête homme. Vous entendez bien ce mot. Quand je dis honnête homme, je dis un esprit dont le commerce est doux et sûr, une intelligence qui ne connaît point la peur, une âme souriante et pleine d'indulgence. M. Jules Lemaître est tout cela. En ajoutant qu'il a l'ironie légère et le sensualisme délicat, bien qu'un peu vif, j'aurai fait l'esquisse de son portrait. En dépit de sa belle culture classique, il ne tient pas trop au passé. Nous l'avons bien vu un jour que nous eûmes l'idée de le mener voir, aux beaux-arts, l'Hermès de Praxitèle et les frontons du Parthénon. Nous étions trois mortels devant les vrais dieux et les vraies déesses, et je fus le seul tout à fait respectueux. Il arriva ce jour-là, comme d'habitude, que l'esprit ne fut pas du côté du respect. Je ne sais pas si M. Jules Lemaître admire beaucoup son temps, mais il l'aime. Paris, tel qu'il est, lui plaît beaucoup. Il y est heureux, malgré «l'ennui commun à toute créature bien née». Le mot n'est pas de moi; il est de Marguerite d'Angoulême, la soeur de François Ier.
Mais pourquoi, dites-vous, s'il aime tant Paris, nous conduit-il à Rome, chez Sérénus? Je vous répondrai qu'il a choisi, pour aller à Rome, le temps où l'on avait à Rome bien des idées et bien des sentiments que l'on a aujourd'hui à Paris. Le mal de Sérénus fut l'impossibilité de croire. Sa soeur était chrétienne; elle était belle; elle avait la douceur impérieuse des saintes; elle le conduisit dans la petite église, où il éprouva des sentiments étranges et contradictoires, quelque chose de ce que sentirait un galant homme introduit dans une assemblée des spirites, si les spirites étaient des martyrs, ou dans un conciliabule de nihilistes, si les nihilistes attendaient la mort sans la donner. Il fut saisi d'une sorte d'admiration et il éprouva en même temps d'invincibles répugnances. Voici comment il rend compte lui-même de ce double sentiment. Il analyse d'abord les raisons qu'il a d'admirer et d'aimer ces braves gens:
«Toutes les vertus, dit-il, que les philosophes avaient déjà connues et prêchées, m'apparaissaient, chez les disciples de Christus, transformées par un sentiment nouveau: l'amour d'un Dieu homme et d'un Dieu crucifié, amour sensible, ardent, pleins de larmes, de confiance, de tendresse, d'espoir. Évidemment, ni les forces naturelles personnifiées ni le Dieu abstrait des stoïciens n'ont jamais inspiré rien de pareil. Et cet amour de Dieu, source et commencement des autres vertus chrétiennes, leur communiquait une pureté, une douceur, une onction et comme un parfum que je n'avais pas encore respiré.»
Voilà ce qui l'attire. Voici maintenant ce qui l'éloignerait s'il n'était retenu par le chaste attrait de Séréna:
«L'idée que mes nouveaux frères avaient de ce monde et de cette vie heurtait en moi je ne sais quel sentiment de nature… Malgré mon pessimisme persistant…, il me déplaisait que des hommes méprisassent si fort la seule vie, après tout, dont nous soyons assurés. Puis je les trouvais par trop simples, fermés aux impressions artistiques, bornés, inélégants… Un peu de souci de la patrie romaine se réveillait en moi; je m'effrayais du mal que pouvait faire à l'empire, si elle continuait de se répandre, une telle conception de la vie, un tel détachement des devoirs civils et des occupations profanes… J'étais choqué que ces saints fussent si sûrs de tant de choses, et de choses si merveilleuses, quand j'avais, moi, tant cherché sans trouver, tant douté dans ma vie, et mis finalement mon orgueil dans mon incroyance.»
Bientôt les chrétiens eurent le bonheur d'être persécutés. Sérénus, qui était homme de goût, resta parmi eux. Sa mort stoïque eut les apparences du martyre. Son corps fut enseveli parmi ceux des saints, dans le tombeau de la famille Flavia. Transporté à Beaugency-sur-Loire, en l'an de grâce 860, il ne tarda pas à opérer des miracles. Il rendit notamment la vue à un aveugle et la vie à la jument d'un prêtre.
Voilà l'histoire de Sérénus. Et remarquez bien que l'impossibilité de croire, qui est le mal de ce galant homme, ne sévit pas seulement dans la partie religieuse de son âme. Elle le dévore tout entier. En politique comme en amour, il ne croit pas. Il ne trouve de raison de se déterminer que dans un certain sentiment de l'élégance morale qui survit chez lui à toute conviction et à toute philosophie. Le malheur est qu'on cesse d'agir quand on est ainsi. Il y a lieu de s'en inquiéter. Le bonhomme Franklin n'avait pas, tant s'en faut, autant d'esprit et de goût que Sérénus; mais il possédait le sens pratique et il sut se rendre utile à ses concitoyens. Il était laborieux; il faisait sa tâche et voulait que chacun fît la sienne.
—Quand vous serez embarrassé pour prendre une décision, disait-il, allez chercher une feuille de papier blanc et divisez-la en deux colonnes. Vous écrirez dans une des colonnes toutes les raisons que vous avez d'agir, et, dans l'autre, toutes les raisons que vous avez de vous abstenir. De même qu'en algèbre on supprime les quantités semblables, vous bifferez les raisons qui se balancent, et vous vous déterminerez d'après la raison qui subsistera.
Jamais Sérénus n'emploiera cette méthode, qui n'est pas faite pour lui. Sérénus épuiserait tous les papyrus et toutes les tablettes de cire, il userait ses roseaux du Nil et son poinçon d'acier avant d'avoir épuisé les raisons que lui suggérerait son esprit subtil, et finalement il n'en trouverait aucune qui valût mieux ou moins que les autres.
Faut-il donc agir? Sans doute qu'il le faut! Rappelez-vous le premier mot prononcé, dans le second Faust, par le petit homme que le famulus Wagner vient de fabriquer avec ses cornues. À peine sorti de son bocal, ce petit homme s'écrie fièrement: «Il faut que j'agisse, puisque je suis.» On peut vivre sans penser. Et même c'est généralement ainsi qu'on vit. Il n'en résulte pas grand dommage pour la république. Au contraire, la patrie a besoin de l'action diverse et harmonieuse de tous les citoyens. C'est d'actes et non d'idées que vivent les peuples.
LA RÉCEPTION DE M. LÉON SAY À L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Nous avons entendu jeudi, à l'Institut, la fourmi faire l'éloge de la cigale. La louange était piquante, inattendue, heureuse. Il faut dire aussi que la fourmi n'est pas ce que croit le fabuliste; elle est économe de la fortune publique; c'est ce qu'on appelle économiste; elle est sage, elle est laborieuse, elle n'est point ingrate et elle sait qu'il ne faut point offenser la cigale, aimée des Muses. Cela revient à dire que M. Léon Say a parlé agréablement de ce bon Jules Sandeau, dont le souvenir est si aimable. Le nouvel académicien a dit aussi sur Edmond About des choses tout à fait intéressantes. Il s'est exprimé en homme de goût, avec une élégance naturelle et la vivacité d'une intelligence aiguë, qu'affina la pratique des affaires. Il ne s'est pas piqué de littérature plus qu'il ne convenait. Il n'est point tombé dans le travers de Philippe, roi de Macédoine, qui voulait s'entendre en chansons mieux que les chansonniers. Il a voulu rester l'homme qui goûte et qui sent. Il a bien fait; car son goût est fin et son sentiment juste. Pourtant, je le contredirai sur deux points, parce que, s'il faut toujours dire la vérité, c'est surtout aux triomphateurs qu'on doit la faire entendre. Mon principal grief est qu'il a passé un peu lestement sur les romans de Sandeau; il n'a même pas nommé la Maison de Penarvan. Je reviendrai tout à l'heure sur ce sujet. Mon second reproche s'applique à un certain portrait qu'il a fait incidemment, en quelques traits rapides, d'une inexactitude que je tiens pour exemplaire. Il nous a montré «un maître charmant, plein de tact et de mesure, un poète très fin, qui dit les choses sans appuyer, laissant ainsi à l'auditoire le plaisir de croire qu'il collabore, en l'écoutant, avec l'homme d'esprit qui a écrit la pièce»… En ce maître charmant, en le fin poète, en cet homme d'esprit, il veut nous faire reconnaître M. Émile Augier. J'y éprouve, pour ma part, quelque peine, et j'affirme que le portrait manque de ressemblance. Ce n'est pas que l'auteur du Fils de Giboyer soit dépourvu de finesse et de mesure; mais ses qualités essentielles sont tout autres. Il ne dit pas les choses sans appuyer: il appuie au contraire avec une heureuse rudesse. Il est robuste, il est ferme; il frappe juste et fort. Il a plus d'énergie que de grâce et plus de droiture que de souplesse. Ses créations ne laissent rien à deviner. Le maître les jette en pleine lumière. Elles n'ont rien d'inachevé, rien de mystérieux. On n'avait qu'à nommer la Vigueur et la Probité pour faire apparaître M. Émile Augier entre ses deux Muses. À Dieu ne plaise, monsieur Léon Say, que vous sachiez ces choses aussi bien que moi. À Rome, au temps de Néron, certain tribun des soldats, fils d'un honnête publicain, montrait dans l'administration militaire des talents qu'il avait précédemment exercés dans l'administration civile. Il était laborieux et sage, mais il dormait au théâtre. Il n'en parvint pas moins à la première magistrature de l'État. Je soupçonne M. Léon Say d'avoir quelquefois sommeillé de même au Théâtre-Français pendant qu'on jouait Gabrielle ou les Fourchambault. Il n'y a pas grand mal à cela et M. Émile Augier est le premier, j'en suis sûr, à lui pardonner. Les hommes d'État n'ont pas toujours le loisir de fréquenter les Muses; il faut seulement qu'il ne se brouillent pas avec elles, car ce serait se brouiller avec la grâce et la persuasion, et qu'est-ce, je vous prie, qu'un président du conseil sans la persuasion et la grâce? Il faut beaucoup de choses pour gouverner, beaucoup de bonnes choses et quelques mauvaises. Ne vous y trompez pas: il y faut du goût. Sans le goût, on choque ceux mêmes qui n'en ont pas. Mon confrère et ami M. Adolphe Racot prête au héros de son dernier roman cette idée que, pour la conduite des hommes, le goût vaut l'intelligence et la probité. Je n'irai pas jusque-là; mais il est vrai que le goût suppose la justesse de l'esprit, la délicatesse des sentiments et plusieurs fortes qualités dont il est la fleur.
M. Léon Say a du goût. Il y paraît dans l'élégante simplicité, dans la clarté abondante de sa parole.
Ses discours politiques, particulièrement ceux qui traitent de finances, sont d'un art achevé. Tout y semble facile. C'est un rare plaisir que d'entendre M. Léon Say à la tribune du Sénat. La voix est claire. Au début, elle semble un peu aigre. C'est justement ce qu'il faut pour qu'on sache gré à l'orateur de l'adoucir ensuite. Dès la seconde phrase, elle ne garde d'aigu que ce qu'il faut pour bien entrer dans les oreilles. Elle les mord sans les blesser. La diction, bien qu'aisée, n'est pas coulante à l'excès. M. Léon Say n'a pas cette parole savonnée qui glisse et ne pénètre pas. Certes, la tribune n'est pas faite pour les orateurs pénibles; ceux-là font partager à leurs auditeurs la fatigue qu'ils éprouvent; par une sympathie involontaire, on souffre de leur souffrance. Mais un orateur dont la parole est trop fluide et se répand d'un cours égal n'inspire, dans une Assemblée, qu'un intérêt superficiel. Il faut que celui qui parle paraisse chercher et choisir ses idées et ses paroles. La recherche doit être rapide et le choix sûr; encore faut-il que l'un et l'autre se sentent dans quelques inflexions de la voix et dans certains ralentissements du débit. Il faut enfin que le travail de la pensée reste sensible au milieu de l'action oratoire. M. Léon Say a ce qu'on peut appeler la parole vivante. Il anime les abstractions; il trouve, pour amuser et soutenir l'attention, plusieurs des ressources qu'avait M. Thiers. Il explique, il compare, il cite des exemples, il raconte des historiettes, il est familier, il pénètre dans l'intimité des choses. Il a ces finesses qui font un piquant contraste avec la rondeur de sa personne. S'il ne sait point s'échauffer, il ne dit rien qui exige de la chaleur. Comme il est toujours maître de son sujet, il le renferme dans les limites de son talent et il s'arrange pour n'avoir jamais besoin des qualités qui lui manquent.
Il intéresse avec des chiffres. C'est là un grand mérite. Quant à dire, comme on le fait si souvent, que c'est un tour de force, je m'en garderai bien, la louange serait fausse. Les questions financières sont par elles-mêmes aussi intéressantes que toutes les autres grandes questions. Pour être plus abstraites que d'autres, elles n'en sont pas plus arides. L'esprit trouve à les étudier une profonde satisfaction. Elles offrent aux déductions des bases solides et larges. Elles plaisent à la raison par leur exactitude et à l'imagination par leur étendue. Enfin, elles sont chose humaine. Elles appartiennent à l'homme par leur principe et par leur fin. Elles sont donc intéressantes par elles-mêmes et se prêtent naturellement au bien-dire. Il y a un bon style de finances comme il y a un bon style littéraire.
Mais je reviens à ma querelle. Je m'y obstine d'autant plus que c'est une mauvaise querelle. J'aurais voulu que M. Léon Say dît à Jules Sandeau, dans son aimable langage,—pourquoi ne pas l'avouer?—tout ce que je voudrais dire moi-même. Au fond, nous ne reprochons jamais aux gens que de ne pas sentir et de ne pas penser comme nous.
C'est que, pour moi, Sandeau, c'est mieux encore qu'un délicat écrivain et qu'un romancier poète, c'est un souvenir d'enfance. Que de fois, en allant ou revenant du collège, je l'ai rencontré, ce brave homme dont la bienvenue souriait à tout le monde, sur les quais illustres où il était chez lui; car ils sont la patrie adoptive de tous les hommes de pensée et de goût. L'excellent vieillard! On peut dire de celui-là qu'il avait le dos bon, un de ces larges dos qui, visiblement, ont porté avec un naïf courage le fardeau de la vie et que les douleurs de l'âme ont courbé lentement. Il n'était point beau, ni guère brave en ses habits. Je lui connus longtemps un grand pardessus, devenu vert et jaune, qui remontait par derrière et pendait en pointe par devant. Avec cela, le chapeau sur l'oreille et un pantalon à la hussarde; en sorte que la crânerie se mêlait chez ce vieillard à la bonhomie. Les braves gens ressemblent presque tous en quelque sorte à des soldats. Sandeau, avec ses yeux limpides, son gros nez rouge, sa rude moustache blanche, son air d'innocence, avait je ne sais quel air de capitaine en retraite. Je veux parler de ces vieux braves qui gardent dans le coeur et dans les yeux la candeur de l'enfance, parce qu'il n'ont jamais cherché à gagner de l'argent et qu'ils n'ont connu dans la vie que le devoir, le sentiment et le sacrifice. Toute la personne de Jules Sandeau respirait la bonté, et, quand la tristesse d'un deuil mortel s'imprima sur ses traits, il avait l'air encore du meilleur des hommes. Or, vous le savez, la douleur n'est bonne que chez les bons.
Pour dire vrai, si, quand j'avais quinze ans, je contemplais M. Jules Sandeau, sur les quais, avec tant d'intérêt et de curiosité, c'est qu'alors je lisais Marianna pendant la classe, derrière une pile de bouquins. Que l'honnête M. Chéron, mon professeur de rhétorique, me le pardonne! Pendant qu'il m'expliquait Thucydide, j'étais aux genoux de madame de Belnave. Juste ciel! quel feu s'allumait dans mes veines! J'étais bien loin, monsieur Chéron, des verges en mi et des années de l'octaétéride dont vous nous faisiez le compte. J'étais ravi dans les sphères de la passion idéale; j'aimais, j'aimais Marianna. Je souffrais par elle, je la faisais souffrir; mais mon mal et le sien m'étaient chers. On m'a averti depuis que Marianna est un livre qui enseigne le devoir; à quinze ans, il ne m'enseignait que l'amour. M. Léon Say dit que ce livre a vieilli. Il en parle avec détachement. On voit bien qu'il ne l'a pas lu, comme moi, entre les feuillets de son dictionnaire grec. Non! non! Marianna ne vieillira jamais pour moi. Mais, par prudence, je ne la relirai jamais.
Vous concevez, après ce que je viens de dire, que je ne pouvais rencontrer M. Sandeau aux abords du palais Mazarin sans frissonner des pieds à la tête. Il me semblait un être extraordinaire, marqué d'un sceau mystérieux. Ce que j'entendais chuchoter autour de moi, quand il passait, de son ardente amitié avec une femme illustre et de la mélancolie qu'il en avait gardée toute sa vie, me le rendait encore plus intéressant et plus extraordinaire. J'ouvrais de grands yeux avides pour voir cet être privilégié qui avait vécu dans des régions merveilleuses, inconnues, où je n'espérais point entrer jamais. Je reconnaissais bien qu'il n'était pas beau et qu'il avait l'air simplement d'un bon vieil homme. Pourtant, je l'admirais. J'éprouvais à le voir quelque chose comme le sentiment dont madame Bovary fut saisie en contemplant le vieillard qui avait été soixante ans auparavant l'amant de la reine. Voilà, me disais-je, voilà celui qui revient du pays de l'idéal. J'enviais ses souffrances. On est avide de souffrir à quinze ans.
Après cela, je ne dis pas qu'il ne faille donner raison à M. Léon Say. Marianna a vieilli et moi aussi. J'avais déjà perdu bien des illusions quand il m'arriva de lire les véritables chefs-d'oeuvre de Sandeau, Mademoiselle de la Seiglière et la Maison de Penarvan. Ils ne m'ont pas troublé comme Marianna. La faute en est à moi et non à l'auteur. Du moins, ils m'ont paru gracieux. Ce sont des poèmes intimes dont les héros flottent, entre la réalité et l'idéal, dans une région moyenne, où il est délicieux de se promener. Et remarquez qu'il y a dans cet idéalisme autant et plus de vérité que n'en peut avoir le réalisme le plus scrupuleux. Sandeau a très bien saisi le caractère de l'époque qu'il a voulu peindre; il a choisi avec un bonheur parfait ses personnages et son action. Balzac a peint aussi, et avec un génie incomparable, les types du siècle: l'acquéreur de biens nationaux, le colonel du premier empire, le vieux gentilhomme, etc., mais il ne les a pas fait mouvoir dans une action aussi simple; il ne les a pas fixés dans des formes assez pures; il ne les a pas enfermés dans un poème indestructible et parfait. Il les a éparpillés au long d'aventures infinies. Sandeau, moins puissant, a été plus heureux. S'il n'a embrassé que sous des aspects peu variés l'histoire sentimentale de l'ancien régime en face du nouveau, il a exprimé sa vision en des fables aussi aimables que sages.
Son talent lui était bien naturel et ne devait rien à l'étude. Sandeau, qui vivait dans les livres, n'en lisait guère. Ce brave homme n'était curieux que de sentir. Il y a dans l'étude des sciences un fonds d'orgueil et d'audace amère que cette âme paisible et douce ne connut jamais. On ne le voyait pas feuilleter de bouquins. Il laissait bien tranquilles ces nids à poussière dont s'échappent, comme des mites, dès qu'on les ouvre, le doute et l'inquiétude. Je n'offenserai pas sa mémoire en disant que, bibliothécaire de la Mazarine, il ne connut jamais très bien sa bibliothèque. Qui lui en ferait un grief? Il avait de trop beaux livres dans la tête pour s'inquiéter de ceux qui chargeaient la salle où il siégeait à côté de Philarète Chasles.
On raconte à ce propos qu'un savant, qui travaillait à la Mazarine, consultait journellement la Bibliothèque du père Lelong. Il aurait pris lui-même ce livre, s'il lui avait été permis de le faire; car il en savait bien la place. C'était pour se conformer au règlement qu'il le demandait au bibliothécaire. Un jour, le malheur voulut que le bibliothécaire fut Jules Sandeau. À la demande qui lui fut faite:
—La bibliothèque du père Lelong, répondit Sandeau, ce n'est pas ici, monsieur. Ici, c'est la bibliothèque Mazarine.
—Derrière vous, s'écria l'autre en allongeant le bras vers l'in-folio qu'il était pressé d'ouvrir.
—Derrière moi, c'est le Louvre, monsieur, répliqua doucement Sandeau.
Je me hâte d'ajouter que je ne crois pas un mot de cette histoire et que je ne la conte que pour l'amusement des bibliophiles, qui sont gens de bien.
M. ALEXANDRE DUMAS MORALISTE
À propos de Francillon.
M. Alexandre Dumas est un moraliste aussi bien qu'un dramaturge. Voilà quinze ans qu'il partage avec M. Renan les fonctions de directeur spirituel de la foule humaine. Mais que ces deux confesseurs sont de tempérament contraire! M. Renan absout toujours.—Toutes les voies, nous dit-il, mènent au salut.—Il nous apporte chaque jour de nouvelles indulgences. N'a-t-il pas, à son dernier jubilé, le 1er janvier de cette année, pardonné par avance à M. Laguerre tous les maux qu'une politique étroite et violente attirera sur la France? Si nous en croyons ce paisible conducteur de nos âmes, on ne peut échapper à la bonté divine et nous irons tous en paradis, à moins qu'il n'y ait pas de paradis, ce qui est bien probable.
Une telle doctrine n'a pu naître que dans un esprit large et souriant. J'en goûte la sérénité. Mais l'orgueil du commun des pécheurs s'accommode mal de tant de mansuétude. Tous tant que nous sommes, nous ne faisons bon marché ni de nos vertus ni de nos vices. Nous voulons que nos faiblesses mêmes paraissent considérables, et l'on nous fâche quand on nous dit qu'elles sont sans conséquence. Je sais des dévotes qui se flattent de donner à leur confesseur et à leur Dieu de terribles inquiétudes. Celles-là n'iront jamais à M. Renan. Il ne se trouble pas assez. Je ne lui cacherai point que son article sur Amiel lui a fait perdre, il y a deux ans, une partie de sa clientèle spirituelle. Il s'y était montré miséricordieux à l'excès. S'il ne nous demande presque rien, ont pensé les âmes pieuses, c'est qu'il ne nous croit pas capables de grand'chose. Il nous méprise.—Et il est de fait qu'on ne s'empare pas des consciences par la douceur. Il y avait, au dix-septième siècle, un chanoine de Saint-Cloud nommé Nicolas Feuillet. C'était un grand preneur d'âmes. Il s'adressait à des personnes simples et il leur persuadait qu'elles n'avaient, de leur vie, mis un pied devant l'autre ou seulement ouvert la bouche sans faire pleurer Dieu et les anges, et que leurs moindres pensées allumaient dans les légions infernales un rire inextinguible. Ces bonnes gens admiraient qu'ils eussent tant d'importance dans l'autre monde, quand on leur en donnait si peu dans celui-ci. Ils en concevaient un orgueil et une épouvante qui les jetaient dans toutes les fureurs de l'ascétisme. M. Feuillet les expédiait au ciel en deux ou trois ans au plus. Voilà un bon directeur spirituel, ou je ne m'y connais pas!
Je ne crains pas de dire que M. Alexandre Dumas procède plus de M. Feuillet que de M. Renan. Il nous présente de nos péchés une image grossie et colorée qui nous étonne, nous intéresse et nous trouble. Il nous montre plus grands et plus forts dans le mal que nous ne sommes réellement; c'est par cette flatterie qu'il nous prend: elle lui suffit et il se garde bien de nous en faire d'autres. Les personnes pieuses ne s'offenseront pas, j'espère, si j'ai comparé M. Alexandre Dumas au chanoine de Saint-Cloud. On reconnaît généralement que l'auteur des Idées de Madame Aubray est un mystique. Il a vu la Bête et soufflé l'esprit de Dieu aux comédiennes du Gymnase et de la Comédie-Française. Il est vrai qu'il n'est pas catholique et qu'il ne professe aucune religion révélée. C'est même ce qui l'empêche d'être un saint. Car, ne vous y trompez pas, il y a en cet homme l'étoffe d'un saint, et plus d'un bienheureux dont on lit le nom sur le calendrier était bâti comme lui. Je ne parle pas des saints de la dernière heure, abâtardis et crasseux, d'un curé d'Ars ou d'un saint Labre, ou d'un Louis de Gonzague, dont la modestie était si grande, au dire de son biographe, qu'il ne pouvait sans rougir rester seul enfermé dans une chambre avec la princesse sa mère. Non, non, je pense aux saints de la première heure, à ces hommes apostoliques qui annoncèrent la bonne nouvelle aux peuples et dont le souvenir est encore empreint dans l'âme des races. Je pense surtout à ceux qui répandirent leur âme et leur sang sur notre sol antique et dont la terre de France crie encore les noms: Hilaire, de Poitiers; Martin, de Tours; Germain, d'Auxerre; Marcel, de Paris. Ils avaient, ceux-là, la poitrine large et le souffle puissant; ils portaient haut la tête. Ils abattaient des chênes et disaient des choses nouvelles. Eux aussi, ils savaient tout de la vie et ils étaient mieux faits pour conduire les hommes que pour servir de modèles aux petites demoiselles. Ils ne mettaient pas leur morale en pièces de théâtre, ayant de bonnes raisons pour ne point faire de comédies. Mais leur parole était pleine d'images. Ils y joignaient l'action. C'est un avantage qu'ils doivent à la rudesse de leur temps et qui les met absolument au-dessus de M. Alexandre Dumas. Il est apôtre comme eux. Mais ils furent de plus des soldats. Cela passe tout le reste. Je dois vous le dire, monsieur Alexandre Dumas: il y a quelqu'un dans votre famille que j'estime plus haut que vous, et ce n'est point votre père. Certes, votre père fut un homme prodigieux. Il vint, comme un bon géant, apporter à pleines mains des joujoux à ces pauvres enfants que nous sommes. Il fut gai, il fut bon; il consolait les hommes en leur contant des belles histoires qui n'en finissaient pas. C'était une âme énorme et candide. Mais vous avez su donner à votre parole un sérieux que la sienne n'eut jamais: il m'a amusé et vous m'avez instruit. Je vous dois plus qu'à lui, c'est pourquoi je vous prise davantage. Le plus grand des Dumas, ce n'est ni lui, ni vous, c'est le fils de la négresse, c'est votre grand-père, c'est le général Alexandre Dumas de la Pailleterie, le vainqueur du Saint-Bernard et du mont Cenis, le héros de Brixen. Il offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d'oeuvre auquel il n'y a rien à comparer. On est heureux de descendre d'un tel homme. Il y a des chances pour qu'on en garde en soi quelque chose. Je suis tenté de croire que l'énergie dans le travail, l'absolue franchise et le courage à tout dire qu'on estime chez le troisième Alexandre lui viennent du premier.
Admirez par quelles voies Dieu (me voilà devenu mystique par contagion) donna un directeur laïque aux âmes de ce temps! Une pauvre Africaine, jetée à Saint-Domingue dans les bras d'un colon, enfante un héros qui produit à son tour un colosse dont le fils élevé dans les théâtres de Paris, y remue les consciences avec une rudesse exemplaire et une audace inouïe. En morale, M. Alexandre Dumas fils n'a touché, il est vrai, qu'un point. Mais c'est le point d'où tout sort, c'est le principe universel. Il nous dit comment on naît et il nous montre que nous naissons mal; il nous dit comment nous donnons la vie et il nous montre que nous la donnons mal, et il annonce la fin de notre monde, si l'on ne rend pas bien vite
À l'époux sans macule une épouse impollue.
Ce qu'il combat, ce qu'il poursuit partout, c'est le trafic honteux de l'amour. À l'en croire, publique ou cachée, la prostitution a tout envahi. Elle s'étale dans nos rues. Le mariage l'a installée avec honneur au foyer du riche. Il n'y a guère que chez quelques courtisanes qu'il ne la voit pas. C'est la Bête aux sept têtes, dont les diadèmes dépassent les plus hautes montagnes.
Elle va dévorer la France, l'Europe et le monde.
Le voyant l'a regardée en face. «Cette Bête, nous dit-il, était semblable à un léopard; ses pieds étaient comme des pieds d'ours, sa gueule comme la gueule d'un lion, et le dragon lui donnait sa force. Et cette Bête était vêtue de pourpre et d'écarlate, elle était parée d'or, de pierres précieuses et de perles, elle tenait en ses mains blanches comme du lait un vase d'or, plein des abominations et des impuretés de Babylone, de Sodome et de Lesbos. Par moments, cette Bête, que je croyais reconnaître pour celle que saint Jean avait vue, dégageait de tout son corps une vapeur enivrante au travers de laquelle elle apparaissait et rayonnait comme le plus beau des anges de Dieu, et dans laquelle venaient, par milliers, se jouer, se tordre de plaisir, hurler de douleur et finalement s'évaporer les animalcules anthropomorphiques dont la naissance avait précédé la sienne. Ils s'évanouissaient alors spontanément avec une toute petite détonation. Autrement dit, ils crevaient, et il n'en restait plus rien qu'une goutte de liquide, larme ou sang, que l'air absorbait aussitôt. La Bête ne s'en rassasiait pas. Pour aller plus vite, elle en écrasait sous ses pieds, elle en déchirait avec ses ongles, elle en broyait avec ses dents, elle en étouffait sur son sein. Ceux-ci étaient les plus heureux et les plus enviés[1]…»
Voilà le monstre! Tout ce que l'apôtre, le prophète peut dire pour nous rassurer, c'est que la Bête dévorera ce qui doit périr, ce qui est condamné à mort pour incapacité morale, et que les purs, les forts, les bons, ceux enfin qui sont dignes de vivre survivront seuls. C'est précisément ce que les darwiniens appellent la sélection naturelle. Mais elle agit lentement, et, à juger par ce qu'elle a produit jusqu'ici, on ne peut espérer qu'elle nous délivre prochainement des méchants et des imbéciles.
Oh! que M. Dumas est un moins suave docteur que M. Renan! Il ne s'attaque pas seulement à la Bête. Il en veut à l'amour lui-même, à l'amour tel que nous le menons d'ordinaire. Lebonnard conclut, dans la Visite de Noces, que «cela finit par la haine de la femme et le mépris de l'homme». Et Lebonnard n'est point un sot. M. de Ryons se montre plus cruel encore quand il dit à Madame de Simerose: «M. de Montègre va vous faire du mal, puisqu'il vous aime.» Ce M. de Ryons est très fort. Il est l'ami des femmes, ce qui veut dire qu'il ne les aime pas. «Je me suis promis, nous dit-il, de ne donner jamais ni mon coeur, ni mon honneur, ni ma vie à dévorer à ces charmants et terribles petits êtres pour lesquels on se ruine, on se déshonore et on se tue, et dont l'unique préoccupation, au milieu de ce carnage universel, est de s'habiller tantôt comme des parapluies, tantôt comme des sonnettes[2].» À merveille! C'est ce que le sage Épicure avait coutume d'enseigner dans des livres qui sont malheureusement perdus. Son écolier Lucrèce apprit et répéta la leçon avec ardeur. M. de Ryons est à son tour un grand philosophe. Il y a une raison à cela: c'est qu'il n'est pas amoureux. Qu'il le devienne, et voilà sa philosophie et celle d'Épicure, et celle de Lucrèce, et celle de Dumas en pleine déroute! Notre homme fort sera un homme faible et il donnera tout ce qu'il possède en pâture à un petit être, sonnette ou parapluie.
Oh! je vois bien le mal. Le mal est que l'Amour est le plus vieux des dieux. Les Grecs l'ont dit. Quand il est né, il n'y avait encore ni justice ni intelligence au monde. Le malheureux ne trouva pas dans la matière cosmique de quoi se faire un cerveau, ni des yeux, ni des oreilles. Il naquit instinctif et aveugle, et tel il est né, tel il est encore, tel il restera toujours. Il travaille à tâtons. On l'a représenté comme un enfant ailé. C'est une flatterie. Sa vraie figure est celle d'un taureau acéphale. Loin d'être fils de Vénus, il en est le père. Jetez un coup d'oeil sur ses travaux. Ils sont immenses. Il a tout produit, mais sans esprit, sans morale, sans intelligence. Il fabriqua d'abord des bêtes, et quelles bêtes! des coquillages, des poissons, des reptiles. En ce temps-là, il vivait dans l'eau. Voilà comme il se préparait à ménager un jour les pudeurs et les délicatesses des jeunes filles de notre monde! Améliorant par hasard, peu à peu, ses procédés, il obtint les marsupiaux, puis les vivipares. Les mammifères lui donnèrent beaucoup de peine et les singes restèrent longtemps son chef-d'oeuvre. Pour faire l'homme après eux, il ne changea ni de nature ni de méthode. Il resta obscur, aveugle, violent et n'appela point l'esprit à son aide. Il ne l'appellera jamais. Et il aura raison, car la vie finirait bientôt s'il dépendait de l'intelligence de la semer sur la terre. Il est aveugle et il nous conduit. Tout le mal est là. Et c'est un mal éternel; car l'amour durera autant que les mondes.
Nous faisons comme M. de Ryons, nous lui opposons notre volonté et nous le dominons quand il est plus faible que nous. Mais, chaque fois qu'il est le plus fort, il nous domine à son tour. C'est ce qu'on appelle la lutte contre la passion. L'issue en est fatale. Il en est de la volonté et de l'instinct comme des deux plateaux d'une balance. C'est le plus chargé qui penche.
Je ne sais si ma mythologie est bien claire, mais je m'entends; elle revient à dire qu'il y a dans l'homme des forces obscures qui, antérieures à lui, agissent indépendamment de sa volonté et dont il ne peut pas toujours se rendre maître. Faut-il, pour cela, prendre la vie en haine et l'homme en horreur? Non, le Taureau acéphale lui-même a du bon. Il n'en faut pas trop médire. En définitive, il a toujours fait plus de bien que de mal. Sans cela, il ne durerait pas. Il vaut ce que vaut la nature, qui, après tout, est plus indifférente que méchante. Je croirai même qu'ils ont, elle et lui, un idéal secret. Par malheur, ce n'est pas le nôtre, et j'ai tout lieu de croire qu'il est inférieur au nôtre.
Les hommes valent mieux que la nature. C'est là une vérité consolante et pleine de douceur, que je ne me lasserai jamais de répéter.
S'ils pouvaient donner au Taureau acéphale un peu de coeur et de cervelle, soyez sûrs qu'ils le feraient tout de suite.
M. Alexandre Dumas les croit pires qu'ils ne sont; il a pour cela deux bonnes raisons: il est dramaturge et prophète.
Le théâtre ne vit que de nos maux et, depuis Israël, les prophètes n'ont annoncé que des malheurs: leur éloquence est à ce prix.
S'il a raison de dire que l'homme est brutal et que la femme est absurde, on peut lui répondre, avec le Perdican de Musset, qu'«il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux êtres si imparfaits».
LA JEUNE FILLE D'AUTREFOIS ET LA JEUNE FILLE D'AUJOURD'HUI
Histoire d'une Grande Dame au dix-huitième siècle, la princesse Hélène de Ligne, par Lucien Perey.—Princesse, par Ludovic Halévy.—Jeanne Avril, par Robert de Bonnières.
On dit communément: Ceci ou cela est un signe des temps. Et, neuf fois sur dix, la chose qu'on croyait nouvelle est en réalité vieille comme le monde. Il est même à remarquer qu'à toutes les époques, on s'est effrayé des mêmes signes. À toutes les époques, il s'est trouvé des âmes naïves et généreuses pour gémir du déclin universel des hommes et des choses, et pour annoncer la fin du siècle. Homère a dit avant M. Henry Cochin: «Les hommes d'autrefois valaient mieux que ceux d'aujourd'hui.» Quelques-uns, par une illusion contraire, proclament fortunée l'heure où ils sont nés. Ils pensent de bonne foi que le passé fut obscur et misérable, et que l'avenir sera beau, puisqu'il sortira d'eux. Et personne ne s'avise de croire qu'avant nous les choses humaines étaient mêlées de bien et de mal, qu'après nous le monde ira son train ordinaire et restera médiocre; ce qui pourtant est le plus probable. Mais nous connaissons mal notre temps et pas du tout les autres: nous les jugeons d'après nos sentiments.
Certes tout se meut et tout change. Le mouvement, c'est la vie, ou du moins c'est tout ce que nous en voyons. La figure de l'humanité ne reste pas un moment la même. Ses transformations sont continues et c'est par cela même qu'elles sont peu sensibles. Elles s'opèrent avec l'impitoyable lenteur des forces naturelles. Elles ne s'arrêtent ni ne se hâtent jamais. Les révolutions soudaines n'existent que dans notre imagination. Si nous ne sommes point tout à fait pareils à nos pères, nous leur ressemblons plus que nous ne croyons et quelquefois plus que nous ne voulons. Il est infiniment délicat de marquer les similitudes et les dissemblances par lesquelles nous nous rapprochons ou nous nous éloignons d'eux. On est tenté d'exagérer les unes ou les autres, à mesure qu'on les découvre.
Je faisais ces réflexions en lisant l'Histoire d'une Grande Dame au dix-huitième siècle, par Lucien Perey. On trouve dans ce livre le journal écrit de 1772 à 1779, à l'Abbaye-aux-Bois, par la jeune princesse Massalska, qui le commença à neuf ans et le continua jusqu'à sa quatorzième année. Disons tout de suite que M. Lucien Perey a complété, après de laborieuses recherches, la biographie de cette princesse, qui, devenue, par un premier mariage, la belle-fille de l'aimable prince de Ligne, épousa, après un divorce audacieux, le prince Jean Potocki, chambellan du roi de Pologne. On sait peut-être que ce nom de Lucien Perey est le pseudonyme d'une docte demoiselle qui exerce, depuis de longues années, sa pénétrante érudition sur ces vieux manuscrits où nos grands-pères et nos grand'mères ont laissé un peu de leur âme. La figure que pseudo-Perey a cette fois fait revivre pour nous est celle d'une petite créature très jolie et très amoureuse, qui fit dans sa vie beaucoup de mal sans le moindre remords: car elle le fit par amour. Et il faut avouer que c'est une grande cause. «Nul n'a le droit de juger ceux qui aiment,» pensa la Jeanne Avril de M. de Bonnières, quand elle aima.
Hélène de Massalska écrivait très bien. La raison en est qu'elle sentait fortement et n'avait pas appris le beau style. Hélène était orpheline; son oncle, le prince-évêque de Wilna la mit, âgée de neuf ans, à l'Abbaye-aux-Bois. À cette époque, où, parmi tant de femmes, il n'y avait point de mères, le couvent servait de famille aux filles de qualité. Mademoiselle de Fresnes, petite-fille du chancelier d'Aguesseau, y fut mise à trois ans avec sa nourrice. On y faisait ses dents. On s'y mariait à douze ou treize ans. L'usage fréquent de ces mariages était alors une des plaies de la société. Les fiancés, les maris venaient au parloir. La petite princesse Massalska raconte que mademoiselle de Bourbonne revint un jour fort triste du monde; le surlendemain, elle fit part à ses compagnes de son mariage avec M. d'Avaux. Elle avait à peine douze ans; elle devait faire sa première communion dans la semaine, se marier huit jours après et rentrer au couvent. «Elle était si excessivement mélancolique, raconte Hélène, que nous lui demandâmes si son futur ne lui plaisait pas; elle nous dit franchement qu'il était bien laid et bien vieux; elle nous dit aussi qu'il devait venir la voir le lendemain. Nous priâmes madame l'abbesse de permettre qu'on nous ouvrît l'appartement d'Orléans, qui avait vue sur la cour abbatiale, pour que nous voyions le futur mari de notre compagne; on nous l'accorda. Le lendemain, à son réveil, mademoiselle de Bourbonne reçut un gros bouquet, et, l'après-midi, M. d'Avaux vint. Nous le trouvâmes comme il était, abominable. Quand mademoiselle de Bourbonne sortit du parloir, tout le monde lui disait: «Ah! mon Dieu, que ton mari est laid! Si j'étais de toi, je ne l'épouserais pas. Ah! la malheureuse!» Et elle disait: «Ah! je l'épouserai, car papa le veut; mais je ne l'aimerai pas, c'est une chose sûre.»
Tout cela est bien loin de nous. Si l'on compare l'Abbaye-aux-Bois, la Présentation, Penthémont, les dames Sainte-Marie, enfin les couvents où s'élevaient les filles nobles il y a cent ans, aux couvents qui reçoivent aujourd'hui les petites demoiselles riches, on est frappé du changement des moeurs. Certaines choses se sont perdues dans ce grand changement, qui peuvent être regrettées. On enseignait aux héritières des premières maisons de France les soins domestiques. On les employait tour à tour à la lingerie, à la bibliothèque, au réfectoire, à la cuisine et à l'infirmerie. Elles apprenaient à serrer le linge, à balayer les chambres, à servir à table, à faire la cuisine: Mademoiselle de Vogüé y avait un talent particulier; elles apprenaient à préparer les tisanes et à allumer les lampes. Cet enseignement valait bien celui de la minéralogie et de la chronologie, dont nous tirons aujourd'hui beaucoup d'orgueil. Il instruisait les riches à ne point mépriser les pauvres; il les gardait de croire que le travail des mains avilit ceux qui s'y livrent et qu'il est noble de ne rien faire. Il leur montrait le but de la vie, qui est de servir, et non point par occasion, dans d'éclatantes rencontres, mais tous les jours, à toute heure, humblement et avec simplicité. Mesdemoiselles d'Aumont, de Damas et de Mortemart savaient qu'il n'est point humiliant de laver la vaisselle. Je doute qu'on le persuade facilement aujourd'hui à mademoiselle Catherine Duval, la fille du gros marchand de papier que vous savez (Princesse). Nous voyons fort bien les préjugés de la vieille aristocratie: ils étaient cruels, j'en conviens, et je plains de tout mon coeur la petite mademoiselle de Bourbonne qui fut contrainte d'épouser M. d'Avaux. Mais il ne faut pas prêter à la société d'autrefois ceux que nous avons et qu'elle n'avait point. Voyez le jeune baron de Thondertentronck. Ce qui le fâche, ce n'est pas que sa soeur Cunégonde lave les écuelles chez un prince de Transylvanie, c'est qu'elle épouse Candide, lequel n'est point noble. Nous avons inventé l'aristocratie des mains blanches, et maintenant les petites filles de nos gros industriels ne comprennent pas que Peau-d'Âne fît des gâteaux, puisqu'elle était fille de roi.
Madame Duval, une bourgeoise du Marais, a voulu apprendre à sa fille le ménage et la cuisine. «Les filles de la reine d'Angleterre, lui a-t-elle dit, apprennent à se servir elles-mêmes à balayer leur chambre, à savonner et à repasser.» Mais sa fille a résisté, et le papa, le gros papetier a été pour elle. (Princesse.)
Si l'on peut noter dans le journal de la princesse Massalska quelques différences de nature entre les jeunes filles de son temps et celles du nôtre, ce n'est pas toujours à l'avantage des dernières. Je me garderais bien de juger deux époques sur de trop légers indices; mais je suis tenté de reconnaître par instants dans l'âme des compagnes d'Hélène un ressort qui a fléchi depuis, une fierté, une hauteur de pensées devenues rares aujourd'hui. Chez ces enfants, déjà le caractère est ferme. Des fillettes de dix ans, de huit ans, se montrent indomptables; elles comptent pour rien les châtiments, s'ils les font souffrir sans les humilier. Les révoltes ont, parmi elles, une force et une durée dont s'étonneraient aujourd'hui les religieuses du Sacré-Coeur ou des Oiseaux.
À douze ans, mademoiselle de Choiseul, apprenant tout à coup l'indignité de sa mère, impose le silence et le respect à ses compagnes par la généreuse fermeté de son attitude. À huit ans, mademoiselle de Montmorency est menacée pour quelque faute par mademoiselle de Richelieu, alors abbesse, qui lui dit en colère: «Quand je vous vois comme cela, je vous tuerais» Elle répond: «Ce ne serait pas la première fois que les Richelieu auraient été les bourreaux des Montmorency.» À quinze ans, elle meurt comme une dame de Port-Royal. Ses os étaient cariés, son bras gangrené. «Voilà que je commence à mourir,» dit-elle. Elle demanda pardon à ses gens, qu'elle fit assembler, et reçut les sacrements… Quelques moments plus tard, elle tint à sa soeur ces graves propos: «Dites à toutes mes compagnes de l'Abbaye-aux-Bois que je leur donne un grand exemple du néant des choses humaines; il ne me manquait rien pour être heureuse selon le monde, et pourtant la mort vient m'arracher à tout ce qui m'était destiné…» Elle fit un effort pour tousser et expira[3].
Ces filles des plus illustres maisons de France se distinguent par la fierté et par le courage. Leurs maîtresses, qui sont pour la plupart du même sang qu'elles, développent ces vertus préférablement aux autres. Elles haïssent la délation d'une haine qui, dit-on, s'est affaiblie depuis dans les couvents. Quand mademoiselle de Lévis se fait un mérite de n'avoir point été de la dernière révolte, mademoiselle de Rochechouart, sa maîtresse, lui en fait un compliment ironique. Ces femmes bien nées ont surtout l'horreur de la bassesse, très coulantes au reste sur la grammaire et même sur le catéchisme. Elles ne peuvent souffrir les momeries. On annonce à l'une d'elles, avec de grands cris, que ces demoiselles ont mis de l'encre dans le bénitier, que les religieuses s'en sont barbouillées à matines, et que le trait est noir. Elle répond tranquillement qu'il est noir en effet, à cause de l'encre.
Si les compagnes de la princesse Massalska sont plus fières, en général, que les filles de nos bourgeois, elles sont plus violentes aussi et plus brutales. Elles se frappent entre elles avec une violence extrême. Hélène, qu'on accuse de rapporter, est foulée aux pieds par toutes ses compagnes. «J'en étais moulue,» dit-elle. Les maîtresses l'envoient coucher[4], sans s'inquiéter davantage. Pour je ne sais quelles sottes querelles, «quand les rouges (les grandes) rencontraient les bleues (les petites), elles les tapaient comme des plâtres». Elles étaient aussi beaucoup plus libres dans leurs paroles qu'on ne le souffrirait aujourd'hui. Leur esprit se ressentait de la vie de château qu'elles menaient et qui est, en somme, une vie rustique. Il leur échappait parfois des propos salés. Hélène raconte qu'il y avait dans la classe rouge une maîtresse qu'on ne pouvait souffrir, nommée madame de Saint-Jérôme. «Comme elle avait la peau fort noire et dom Rigoley (son confesseur) aussi, quelques-unes s'avisèrent de dire que, si on les mariait ensemble, il viendrait des taupes et des négrillons. Quoique ce fût une grande bêtise, cette plaisanterie devint si fort à mode, que l'on ne parlait que de taupes et de négrillons dans toute la classe.»
Fermeté, fierté, non sans quelque rudesse, voilà ce qui gonflait en 1780 les jeunes poitrines de celles qui bientôt devaient voir sans pâlir crouler leurs maisons et finir leur monde.
Mais, à tout prendre, de nos filles aux leurs, il n'y a à cet égard que des nuances. Un trait tout autre marque la véritable différence. Nos jeunes bourgeoises sont plus inquiètes et plus troublées que ne le furent les filles nobles d'autrefois. Il ne semble pas que celles-ci eussent beaucoup de vague dans l'âme. Nos filles parfois en ont trop. Voyez la Jeanne Avril de M. Robert de Bonnières:
«Elle avait des aspirations confuses vers de grandes choses, sans savoir lesquelles. Une impatience était en elle qui l'emportait dans des régions élevées au-dessus des sages pratiques et des soucis vulgaires.» (Jeanne Avril.)
Si nos jeunes bourgeoises rêvent beaucoup, c'est aussi que la vie leur donne beaucoup à rêver. Elles peuvent désormais, dans la confusion des vieilles classes, dans le tumulte des mondes qui se choquent, se hausser par un mariage jusqu'à des titres et des couronnes.
C'est, en 1885, l'ambition de mademoiselle Catherine Duval. Son père, nous l'avons dit, est un gros marchand de papier du Marais. Elle veut être une grande dame. Voilà pourquoi elle rêve; elle l'avoue ingénument. «Un seul désir m'agite, dit-elle, une seule ambition me saisit et me possède tout entière… Moi aussi, être, un jour, une de ces femmes sur lesquelles Paris a sans cesse les yeux fixés! Et moi aussi, au lendemain d'un grand bal, délicieusement lasse, entendant encore à mon oreille le bourdonnement de déclarations aimables et tendres, sentant encore sur mes épaules la caresse et la flamme de mille regards admirateurs, moi aussi, lire dans le Carnet d'une mondaine ou dans les Notes d'une Parisienne que la plus jolie à ce bal, et la plus fêtée, et la plus entourée, et la mieux attifée, et la plus jalousée, c'était moi, moi, moi, Catherine Duval, métamorphosée en marquise ou en comtesse de je ne sais quoi.» (Princesse.) La vie moderne laisse une grande marge au désir. Elle permet à Jeanne Avril et à Catherine Duval de vastes espérances; elle leur apporte des «peut-être» nouveaux. Elle excite les ambitions en multipliant les chances. Elle est une loterie. C'est par là qu'elle énerve et déprave. C'est ainsi qu'elle fait les névrosées, les détraquées, les morphinomanes.
Pourtant, je ne suis pas bien sûr encore que ce soit là un infaillible signe des temps. Et je reviens à mes premiers doutes. Ce n'est que sage. La vérité est que la nature est toujours plus diverse que nous ne le soupçonnons. Il y a encore aujourd'hui des filles simples qui pensent fortement et ne rêvent guère. Il y eut de tout temps des névrosées. Seulement, on leur donnait un autre nom et on y prenait moins garde. Si les moeurs changent, il y a dans la femme un naturel qui ne change guère. Elle est toujours la même et toujours diverse. On ne peut pas plus la caractériser que la vie elle-même, dont elle est la source.
M. GUY DE MAUPASSANT ET LES CONTEURS FRANÇAIS
Oui, je les appellerai tous! Diseurs de fabliaux, de lais et de moralités, faiseurs de soties, de diableries et de joyeux devis, jongleurs et vieux conteurs gaulois je les appellerai et les défierai tous! Qu'ils viennent et qu'ils confessent que leur gaie science ne vaut pas l'art savant et délié de nos conteurs modernes! Qu'ils s'avouent vaincus par les Alphonse Daudet, les Paul Arène et les Guy de Maupassant! J'appellerai d'abord les ménestrels qui, du temps de la reine Blanche, allaient de château en château, disant leur lai, comme les grues dont parle Dante dans le sixième chant de son Enfer. Ceux-là contaient en vers; mais leurs vers avaient moins de grâce que la prose de notre Jean des Vignes. La mesure et la rime n'étaient pour eux qu'un aide-mémoire et un guide-âne. Ils employaient l'une et l'autre pour retenir facilement et réciter sans peine leurs petites histoires. Le vers, étant utile, pouvait alors se passer d'être beau. Au XIIIe siècle, l'un récitait la Housse coupée en deux, où l'on voit un seigneur qui chasse de la maison son vieux père infirme et pauvre, et qui le rappelle ensuite, de peur d'éprouver de la part de son fils un semblable traitement. L'autre disait comment le changeur Guillaume eut non seulement cent livres du moine qui pensait «decevoir» sa femme, mais encore un cochon par-dessus le marché.
En ce temps, chez les conteurs, la forme était rude et le fond à l'avenant. Çà et là toutefois naissaient quelques jolis lais, comme celui de l'oiselet, dans lequel on entend un rossignol donner à un vilain les préceptes d'une pure sagesse, ou comme le Graélent de Marie de France. Encore ce Graélent est-il mieux fait pour nous surprendre que pour nous plaire. Je vous en fais juge:
«Il y avait, dit la poétesse Marie de France, il y avait proche la ville une épaisse forêt traversée par une rivière. Le chevalier Graélent y alla pensif et dolent. Après avoir erré quelque temps sous la futaie, il vit dans un buisson une biche blanche fuir à son approche. Il la poursuivit sans penser l'atteindre, et il parvint ainsi à une clairière où coulait une fontaine limpide. Dans cette fontaine s'ébattait une demoiselle toute nue. En la voyant svelte, riante, gracieuse et blanche, Graélent oublia la biche.»
La bonne Marie conte la suite avec un naturel parfait: Graélent trouve la demoiselle à son gré et «la prie d'amour». Mais, voyant bientôt que ses prières sont vaines, «il l'entraîne de force au fond du bois, fait d'elle ce qui lui plaît et la supplie très doucement de ne point se fâcher, en lui promettant de l'aimer loyalement et de ne la quitter jamais. La demoiselle vit bien qu'il était bon chevalier, courtois et sage.—«Graélent, dit-elle, quoique vous m'ayez surprise, je ne vous en aimerai pas moins; mais je vous défends de dire une parole qui puisse découvrir nos amours. Je vous donnerai beaucoup d'argent et de belles étoffes. Vous êtes loyal, vaillant et beau.» La poétesse Marie ajoute que dès lors Graélent vécut en grande joie. C'était un bel ami.
Vraiment, les conteurs du XIIIe siècle disent les choses avec une incomparable simplicité. J'en trouve un exemple dans la célèbre histoire d'Amis et Amiles.
«Arderay jura qu'Amiles avait déshonoré la fille du roi; Amis jura qu'Arderay en avait menti. Ils se lancèrent l'un contre l'autre et se battirent depuis l'heure de tirce jusqu'à none. Arderay fut vaincu et Amis lui coupa la tête. Le roi était en même temps triste d'avoir perdu Arderay et joyeux de voir sa fille lavée de tout reproche. Il la donne en mariage à Amis, avec une grande somme d'or et d'argent. Amis devint lépreux par la volonté de Notre-Seigneur. Sa femme, qui se nommait Obias, le détestait. Elle avait essayé plusieurs fois de l'étrangler…»
Voilà un narrateur qui ne s'étonne de rien! C'est à compter du quinzième siècle que nous rencontrons, non plus des chanteurs ambulants, mais de vrais écrivains, capables de faire un bon récit. Tel est l'auteur du Petit Jehan de Saintré. Il n'aimait pas les moines; c'est une disposition commune à tous les vieux conteurs; mais il savait dire. Tels sont les gentilshommes du dauphin Louis, qui composèrent à Genappe en Brabant, de 1456 à 1461, le recueil connu sous le titres des Cent Nouvelles nouvelles du roi Louis XI. L'invention en semble un peu maigre; mais le style en est vif, sobre, nerveux. C'est du bon vieux français. Ces contes ne manquent pas d'esprit; ils sont courts et il y en a bien dix au cent qui font sourire encore aujourd'hui. Ne trouvez-vous point fort agréable, par exemple, l'histoire de ce bon curé de village qui aimait tendrement son chien? La pauvre bête étant morte, le bonhomme, sans penser à mal, la mit en terre sainte, dans le cimetière où les chrétiens du lieu attendaient en paix le jugement dernier et la résurrection de la chair. Par malheur, l'évêque en eut vent. C'était un homme avare et dur. Il manda l'ensevelisseur et lui fit de grands reproches. Il l'allait mettre en prison, quand l'autre «parla de bref» ainsi qu'il suit:
—En vérité, monseigneur, si vous eussiez connu mon bon chien, à qui Dieu pardonne, comme j'ai fait, vous ne seriez pas tant ébahi de la sépulture que je lui ai ordonnée.
Et lors commença à dire baume de son chien:
—Ainsi pareillement s'il fut bien sage en son vivant, encore le fut-il plus à sa mort: car il fit un très beau testament, et pour ce qu'il savait votre nécessité et indigence, il vous ordonna cinquante écus d'or que je vous apporte.
L'évêque, ajoute le conteur, approuva ensemble le testament et la sépulture. Ces conteurs-là et surtout ceux qui les suivent, je ne les appelle pas pour confesser leur défaite, mais pour former un aimable et glorieux cortège aux derniers venus.
Au seizième siècle, la nouvelle fleurit, grimpe et s'épanouit dans tout le champ des lettres; elle emplit des recueils multiples; elle se glisse dans les plus doctes ouvrages entre des dissertations savantes et même un peu pédantes.
Béroald de Verville, Guillaume Boucher, Henri Estienne, Noël du Fail, le plus varié et le plus riche des «novellistes» d'alors, content à l'envi. La reine de Navarre fait de son Heptaméron le recueil «de tous les mauvais tours que les femmes ont joués aux pauvres hommes». Je ne parle ni de Rabelais ni de Montaigne. Pourtant ils ont conté tous deux, et mieux que personne. Au dix-septième siècle, la nouvelle s'habille à l'espagnole, porte la cape et l'épée, et devient tragi-comique. Le malheureux Scarron en fit voir plusieurs ainsi équipées. Il en est chez lui deux entre autres, les Hypocrites et le Châtiment de l'avarice, dans lesquelles Molière trouva quelques traits qui ne déparent ni son Avare ni son Tartufe. Le grand homme fit au cul-de-jatte en le pillant beaucoup d'honneur. Encore l'avare espagnol de la nouvelle a-t-il un air picaresque assez plaisant: «Jamais bout de chandelle ne s'allumait dans sa chambre s'il ne l'avait volé; et, pour le bien ménager, il commençait à se déshabiller dans la rue, dès le lieu où il avait pris la lumière, et, en entrant dans sa chambre, il l'éteignait et se mettait au lit. Mais, trouvant encore qu'on se couchait à moins de frais, son esprit inventif lui fit faire un trou dans la muraille, qui séparait sa chambre de celle d'un voisin, qui n'avait pas plutôt allumé sa chandelle que Marcos (c'est le nom de l'avare) ouvrait son trou et recevait par là assez de lumière pour ce qu'il avait à faire. Ne pouvant se dispenser de porter une épée, à cause de sa noblesse, il la portait un jour à droite, et l'autre à gauche, afin qu'elle usât ses chausses en symétrie.» Je conviens avec Racine que ce Scarron écrit comme un fiacre. Mais il sait peindre. Voici, par exemple, un trait bien jeté: Notre avare est amoureux. Il rentre au logis fort troublé, mais encore attentif à ne rien perdre. «Il tire de sa poche un bout de bougie, le pique au bout de son épée et, l'ayant allumé à une lampe qui brûlait devant le crucifix public d'une place voisine, non sans faire une oraison jaculatoire pour la réussite de son mariage, il ouvre avec un passe-partout la porte de la maison où il couchait, et se va mettre dans son méchant lit, plutôt pour songer à son amour que pour dormir.» Voilà, ce me semble, un bon motif pour un dessin à la plume de M. Henri Pille. Je ne veux m'attarder ni aux Caquets de l'accouchée, ni aux histoires de laquais de Charles Sorel, ni aux récits bourgeois de Furetière, ni aux contes de fées. Quant au dix-huitième siècle, c'est l'âge d'or du conte. La plume court et rit dans les doigts d'Antoine Hamilton, dans ceux de l'abbé de Voisenon, dans ceux de Diderot, dans ceux de Voltaire. Candide est bâclé en trois jours pour l'immortalité. Alors tout le monde conte avec esprit et philosophie. Avez-vous lu les historiettes de Caylus et connaissez-vous Galichet? Galichet était un sorcier. «C'est lui qui fit passer pour l'âme d'un jacobin une grande fille habillée de blanc, qui venait toutes les nuits voir le père procureur. C'est lui qui fit pleuvoir des chauves-souris sur le couvent des religieuses de Montereau, le jour que les mousquetaires y arrivèrent. C'est lui qui fit paraître tout les soirs un lapin blanc dans la chambre de madame l'abbesse…» Mais je crois que Galichet me fait dire des sottises. Oh! les aimables gens, et comme ils étaient intelligents et gais! Oui, gais. Et savez-vous comment s'appelle la gaieté des gens qui pensent? Elle s'appelle le courage de l'esprit. C'est pourquoi j'estime infiniment ces marquis et ces philosophes qui découvraient en souriant le néant des choses, et qui écrivaient des contes sur le mal universel. Le chevalier de Boufflers, hussard et poète, a fait pour sa part un petit conte qui est si gracieux, si philosophique, si grave et si léger, si impertinent à la fois et si indulgent, qu'on ne peut l'achever sans un sourire mouillé d'une larme. C'est Aline reine de Golconde. Aline était bergère; elle perdit un jour son pot au lait et son innocence, et se jeta dans les plaisirs. Mais elle devint sage quand elle fut vieille. Alors elle trouva le bonheur. «Le bonheur, dit-elle, c'est le plaisir fixé. Le plaisir ressemble à la goutte d'eau; le bonheur est pareil au diamant.» Nous voici au dix-neuvième siècle; vous désignez avec moi Stendhal, Charles Nodier, Balzac, Gérard de Nerval, Mérimée et tant d'autres dont les noms se pressent si fort, que je n'ai pas même le temps de les écrire.
Parmi ceux-là les uns ont la douceur, les autres la force. Aucun la gaieté. La révolution française a guillotiné les grâces légères, elle a proscrit le sourire facile. La littérature ne rit plus depuis près d'un siècle.
Nous avons fait à M. Guy de Maupassant un assez beau cortège de conteurs anciens et modernes. Et c'était justice.
M. de Maupassant est certainement un des plus francs conteurs de ce pays, où l'on fit tant de contes, et de si bons. Sa langue forte, simple, naturelle, a un goût de terroir qui nous la fait aimer chèrement. Il possède les trois grandes qualités de l'écrivain français, d'abord la clarté, puis encore la clarté et enfin la clarté. Il a l'esprit de mesure et d'ordre qui est celui de notre race. Il écrit comme vit un bon propriétaire normand, avec économie et joie. Madré, matois, bon enfant, assez gabeur, un peu faraud, n'ayant honte que de sa large bonté native, attentif à cacher ce qu'il y a d'exquis dans son âme, plein de ferme et haute raison, point rêveur, peu curieux des choses d'outre-tombe, ne croyant qu'à ce qu'il voit, ne comptant que sur ce qu'il touche, il est de chez nous, celui-là; c'est un pays! De là l'amitié qu'il inspire à tout ce qui sait lire en France. Et, malgré ce goût normand, en dépit de cette fleur de sarrasin qu'on respire par toute son oeuvre, il est plus varié dans ses types, plus riche dans ses sujets qu'aucun autre conteur de ce temps. On ne trouve guère d'imbéciles ni de coquins qui ne soient bons pour lui et qu'il ne mette en passant dans son sac. Il est le grand peintre de la grimace humaine. Il peint sans haine et sans amour, sans colère et sans pitié, les paysans avares, les matelots ivres, les filles perdues, les petits employés abêtis par le bureau et tous les humbles en qui l'humilité est sans beauté comme sans vertu. Tous ces grotesques et tous ces malheureux, il nous les montre si distinctement, que nous croyons les voir devant nos yeux et que nous les trouvons plus réels que la réalité même. Il les fait vivre, mais il ne les juge pas. Nous ne savons point ce qu'il pense de ces drôles, de ces coquins, de ces polissons qu'il a créés et qui nous hantent. C'est un habile artiste qui sait qu'il a tout fait quand il a donné la vie. Son indifférence est égale à celle de la nature: elle m'étonne, elle m'irrite. Je voudrais savoir ce que croit et sent en dedans de lui cet homme impitoyable, robuste et bon. Aime-t-il les imbéciles pour leur bêtise? Aime-t-il le mal pour sa laideur? Est-il gai? Est-il triste? S'amuse-t-il lui-même en nous amusant? Que croit-il de l'homme? Que pense-t-il de la vie? Que pense-t-il des chastes douleurs de mademoiselle Perle, de l'amour ridicule et mortel de miss Harriett et des larmes que la fille Rosa répandit dans l'église de Virville, au souvenir de sa première communion? Peut-être, se dit-il, qu'après tout la vie est bonne? Du moins se montre-t-il çà et là très content de la façon dont on la donne. Peut-être se dit-il que le monde est bien fait, puisqu'il est plein d'êtres mal faits et malfaisants dont on fait des contes. Ce serait, à tout prendre, une bonne philosophie pour un conteur. Toutefois, on est libre de penser, au contraire, que M. de Maupassant est en secret triste et miséricordieux, navré d'une pitié profonde, et qu'il pleure intérieurement les misères qu'il nous étale avec une tranquillité superbe.
Il est unique, vous le savez, pour peindre les villageois tels que la malédiction d'Adam les a faits et défaits. Il nous en montre un, entre autres, dans une admirable nouvelle, un tout en nez, sans joues, l'oeil rond, fixe, inquiet et sauvage, la tête d'un pauvre coq sous un antique chapeau de forme haute à poil roussi et hérissé. Enfin le paysan que nous voyons tous et que nous sommes étonnés de voir près de nous, tant il nous semble différent de nous. Il y a quinze ans environ, un jour d'été, nous nous promenions, M. François Coppée et moi, sur une petite plage normande à demi déserte, sauvage, triste, où le chardon bleu des grèves séchait dans le sable. Au milieu de notre promenade, nous rencontrâmes un homme du pays, cagneux, tordu, disloqué, pourtant robuste, avec un cou pelé de vautour et un regard rond d'oiseau. En marchant, il faisait à chaque pas une grimace énorme et qui n'exprimait absolument rien. Je ne pus m'empêcher de rire; mais, ayant interrogé d'un coup d'oeil mon compagnon, je lus sur son visage une telle expression de pitié, que j'eus honte de ma gaieté si peu partagée.
—Il ressemble à Brasseur, dis-je assez platement, pour m'excuser.
—Oui, me répondit le poète, et Brasseur fait rire. Mais celui-là n'est pas laid pour rire. C'est pourquoi je ne ris pas.
Cette rencontre avait donné à mon compagnon une sorte de malaise. M. de Maupassant, qui est aussi un poète, ne souffre-t-il point de voir les hommes tels que ses yeux et son cerveau les lui montrent, si laids, si méchants et si lâches, bornés dans leurs joies, dans leurs douleurs et jusque dans leurs crimes, par une irrémédiable misère? Je ne sais. Je sais seulement qu'il est pratique, qu'il ne baye point aux nuées, et qu'il n'est pas homme à chercher des remèdes pour des maux incurables.
J'inclinerais à croire que sa philosophie est contenue tout entière dans cette chanson si sage que les nourrices chantent à leurs nourrissons et qui résume à merveille tout ce que nous savons de la destinée des hommes sur la terre:
Les petites marionnettes
Font, font, font,
Trois petits tours
Et puis s'en vont.
LE JOURNAL DE BENJAMIN CONSTANT
Revue internationale, année 1886-1887.
J'avais l'honneur de causer hier avec un homme politique fort attaché au parti républicain modéré, qu'il honore par sa correction et sa mélancolie. Il me parla de Benjamin Constant comme d'un père, avec respect et vénération. On eût dit, à l'entendre, un sage, un Solon, presque un Lycurgue. Il ne m'appartenait pas d'en disputer avec un tel interlocuteur. D'ailleurs, on ne peut nier l'autorité de Benjamin Constant en matière de droit constitutionnel. Mais j'étais tenté de sourire intérieurement en songeant à la source de ces idées politiques dont la sagesse et la gravité imposent, et en me représentant les faiblesses du Solon de 1828.
Né à Lausanne, d'une famille originaire de l'Artois, Benjamin Constant mêlait dans ses veines le sang des capitaines huguenots à celui des pasteurs qui chantaient des psaumes aux soldats du Seigneur, dans les batailles. Sa mère, douce et maladive, mourut en lui donnant la vie. Son père, d'un caractère ironique et timide, ne lui inspira jamais de confiance. Il fut soumis jusqu'à l'âge de quatorze ans à une éducation sévère qui desséchait son coeur en exaltant son amour-propre. Il passa deux années de son adolescence dans une université d'Allemagne, livré à lui-même, au milieu de succès qui lui faisaient tourner la tête. Il confesse y avoir fait d'énormes sottises. De seize à dix-huit ans, il étudia à Édimbourg. Puis il vint à Paris.
À dix-huit ans, ambitieux, joueur et amoureux, il nourrissait les trois flammes qui devaient dévorer lentement et misérablement sa vie. Ce fut à Coppet, le 19 septembre 1794, qu'il vit pour la première fois madame de Stal. On sait que cette rencontre décida de sa destinée et le jeta dans la politique à la suite de cette femme illustre. Il se fit connaître par plusieurs écrits et fut appelé au Tribunat après le 18 brumaire; mais son opposition à la tribune et dans le salon de madame de Staël le fit bientôt éliminer et exiler. C'est alors qu'il se rendit à Weimar, où la grande-duchesse lui fit le meilleur accueil.
J'éprouve quelque embarras à rappeler la suite d'une vie si connue. On sait que Benjamin Constant se maria une seconde fois en Allemagne et que cette seconde union, plus orageuse que la première, lui fut aussi plus supportable. Rentré en France en 1814, il se rallia à la monarchie constitutionnelle. Le 19 mars 1815, alors que Napoléon, revenu de l'île d'Elbe, était déjà à Fontainebleau, Benjamin Constant écrivit dans les Débats, sous une inspiration qui a été tardivement révélée, un véhément article que termine une phrase trop célèbre: «Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse.» Un mois s'était à peine écoulé que Benjamin Constant, conseiller d'État de l'empereur, rédigeait l'acte additionnel. Banni comme traître par la deuxième Restauration, il put rentrer en France dès 1816. En 1819, il fut envoyé à la Chambre des députés, où il resta jusqu'à la fin le chef éloquent de l'opposition constitutionnelle. La révolution de 1830, sa fille reconnaissante, l'appela à la présidence du conseil d'État. Mort le 8 décembre 1830, il eut des funérailles populaires.
Voilà les lignes principales de sa vie. Elles sont brisées et contrariées. Si l'on pénètre dans le détail des actions, si l'on entre dans l'âme, on découvre des contradictions qui étonnent, des luttes intestines dont la violence effraye, et l'on se dit: Il y avait en cet homme plusieurs hommes qui eussent fait de belles et grandes choses s'ils n'avaient été contraints, par une union intolérable et indissoluble, de s'entre-dévorer.
Celui qui devait rédiger l'acte additionnel, collaborer au Mercure de 1816 et, aux heures critiques, défendre la liberté à la tribune de la Chambre, celui-là n'était pas né avec un généreux amour des hommes. Il n'était lié à eux par aucune sympathie. Quand il put les connaître, il les méprisa.
«Je ménage les autres, mais je ne les aime pas. De là vient qu'on me hait peu et qu'on ne m'aime guère.—Je ne m'intéresse guère plus à moi qu'aux autres.» Sismondi lui reproche de ne jamais parler sérieusement. «C'est vrai, dit-il, je mets trop peu d'intérêt aux personnes et aux choses, dans la disposition où je suis, pour chercher à convaincre. Je me borne donc au silence et à la plaisanterie. La meilleure qualité que le ciel m'ait donnée, c'est celle de m'amuser de moi-même.» Dans ces dispositions, il lui était difficile de nourrir des illusions sur les bienfaits de la liberté. Il s'était montré favorable aux débuts de la Révolution, mais sans ardeur et sans beaucoup d'espoir. Il écrivait en 1790: «Le genre humain est né sot et mené par les fripons. C'est la règle; mais, entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et aux Barnave plutôt qu'aux Sartine et aux Breteuil.»
Ce n'est pas là certes l'accent du tribun libéral. Ce front est encore glacé. Un souffle embrasé sorti des lèvres d'une femme l'échauffera six ans plus tard. Benjamin Constant a puisé toutes ses inspirations sur des lèvres aimées; ce sont les femmes qui ont réglé ses opinions, ses discours et ses actes. Madame de Staël est pendant dix ans sa conscience et sa lumière. C'est ensuite à madame Récamier qu'il demande vainement avec des larmes ce qu'il faut faire et ce qu'il faut croire.
Il ne prenait point les idées des femmes; il était trop intelligent pour cela. Mais, comme il les aimait, il pensait pour elles, et de la manière qu'elles voulaient. Seul, il était incapable de prendre un parti. Jamais homme ne fut plus indécis. Les idées naissaient trop nombreuses et trop agiles dans son cerveau. Elles s'y formaient, non comme une armée en solides bataillons carrés, mais en troupe légère, comme les abeilles des poètes et des philosophes attiques, ou comme les danseuses des ballets, dont les groupes se composent et se décomposent sans cesse avec harmonie. Il avait l'esprit d'imagination et l'esprit d'examen. Avec la réflexion tout devient difficile. Les politiques sont comme les chevaux, ils ne peuvent marcher droit sans oeillère. Le malheur de Benjamin Constant fut de n'en avoir pas. Il le savait et il tendait le front au bandeau.
J'ai dit qu'il aimait les femmes. C'est presque vrai: il les aurait aimées s'il avait pu, et s'il n'avait été aussi incapable d'aimer que de croire. Du moins savait-il qu'elles seules donnent quelque prix à la vie et que ce monde, qui n'est que mauvais, serait, sans elles, tout à fait inhabitable. Ce sentiment, qui remplit les trois quarts de sa vie, lui fit faire des fautes éclatantes, lui dicta des pages heureuses; et, maintenant encore, il assure à sa mémoire une sorte d'attrait auquel nous ne pouvons résister. Je ne dirai pas que Benjamin Constant s'aimait dans les femmes, car il n'avait pas plus de goût pour lui-même que pour les autres. Mais il se désennuyait en elles et, à force de chercher la passion, il faillit bien l'atteindre une fois. Ses débuts furent heureux. À dix-huit ans, il aima une femme de quarante-cinq ans qui avait de l'esprit. Il resta son ami. Une autre liaison se serait terminée avec la même douceur si madame de Staël l'avait voulu. Mais, cette fois, Benjamin eut le malheur d'être aimé encore quand il n'aimait plus. C'est là le dénouement le plus fréquent des liaisons qui unissent les personnes sans joindre les intérêts. Car l'homme a atteint son but par la possession, tandis que la femme attend du don qu'elle a fait une reconnaissance infinie. Elle se plaint qu'on l'a trompée, comme si un homme pouvait aimer sans se tromper d'abord soi-même! L'hôte de Coppet essuya les plus violents orages qui aient jamais fondu sur la tête d'un parjure. C'est un épisode sur lequel il ne reste plus rien à dire. Nous ne connaissons que trop ces fureurs de femme, ces déchirements, cette longue et cruelle rupture. Nous avons entendu les plaintes amères de notre malheureux héros et nous avons retrouvé, dans le roman autobiographique d'Adolphe, l'écho adouci de ces plaintes. Adolphe compatit au douloureux étonnement de l'âme qu'il a trompée; il comprend qu'il y a quelque chose de sacré dans cette âme qui souffre parce qu'elle aime. Où il n'avait senti d'abord que des ardeurs importunes, il sent la chaleur auguste d'un coeur vivant et transpercé.
Lorsqu'il avait trente-cinq ans et qu'il n'aimait plus, il disait: «Mon coeur est trop vieux pour s'ouvrir à des liaisons nouvelles.» Mais, quinze ans plus tard, il se sentait jeune encore et courait aux orages. En cela, il fut semblable aux autres hommes. J'ai entendu pour ma part bien des gens s'écrier, à quarante ans, à trente ans même, qu'ils se sentaient vieux et atteints d'une caducité morale qu'ils savaient sans remède. Je les ai retrouvés, dix et vingt ans après, vantant leur jeunesse inépuisable.
J'ai dit que Benjamin Constant faillit aimer tout à fait. C'est madame Récamier, avec «sa figure d'ange et de pensionnaire», qui fit ce demi-miracle. Elle le rendit fou rien qu'en défaisant ses gants:
Facie tenerisque lacertis
Devovet…
Le fit-elle sans le vouloir? Benjamin Constant ne le croyait pas, et il est bien probable qu'il avait raison.
Il lui écrivit des lettres où l'on sent la flamme. Il lui disait: «Aimer, c'est souffrir, mais aussi c'est vivre. Et, depuis si longtemps, je ne vivais plus!» Il écrivit pour elle dans les Débats le fameux article du 19 mars 1815. Mais la divine Juliette avait des secrets pour transformer les amours les plus violentes en des amitiés paisibles. Elle savait, à l'exemple de sainte Cécile, faire, du canapé où le peintre David nous la montre à demi couchée, une chaire d'abstinence et changer en agneaux timides ceux qu'elle avait reçus comme des lions dévastateurs. Benjamin, après dix mois de rugissements, finit en agneau.
Ayant tenté vainement une dernière fois de masquer sous les images de l'amour l'affreuse réalité de la vie, il entra, la mort au coeur, dans sa vieillesse glacée.
«Quand l'âge des passions est passé, dit-il, que peut-on désirer, si ce n'est d'échapper à la vie avec le moins de douleur possible?»
On peut juger sévèrement cet homme, mais il y a une grandeur qu'on ne lui refusera pas: il fut très malheureux et cela n'est point d'une âme médiocre. Oui, il fut très malheureux. Il souffrit cruellement de lui-même et des autres. Et il n'était pas de ces vrais amoureux qui aiment leur mal, quand c'est une femme ou un dieu qui le leur donne.. Il traîna soixante ans sur cette terre de douleurs l'âme la plus lasse et la plus inquiète qu'une civilisation exquise ait jamais façonnée pour le désenchantement et l'ennui. Il ne pouvait vivre ni avec les hommes ni seul. «Le monde me fatigue les yeux et la tête, disait-il.—Je suis abîmé d'avoir été si longtemps dans le monde. Quel étouffoir pour toute espèce de talent!» Il s'écriait: «Solitude! solitude! plus nécessaire encore à mon talent qu'à mon bonheur.—Je ne puis dépeindre ma joie d'être seul.» Et, le lendemain, il se rejetait dans le monde, où son orgueil, la sécheresse de son coeur et la délicatesse de son esprit lui préparaient de rares tortures. Un jour, voyant clair dans l'abîme de son âme, il s'écria: «Au fond, je ne puis me passer de rien!» Il lui fallait tout, et il manquait de tout. Joie, vertu, bonheur, fierté, contentement, tout se desséchait entre ses doigts arides. Et il en avait d'étranges impatiences: «C'est trop fort de n'avoir ni le plaisir auquel on sacrifie sa dignité, ni la dignité à laquelle on sacrifie le plaisir!» Que n'a-t-il pas souhaité? Quel enchantement ce désenchanté n'a-t-il pas rêvé? Il appelle, en même temps, la gloire et l'amour. Il veut emplir le monde de son nom et de sa pensée, et, tout à coup, rencontrant, dans une petite ville d'Allemagne, un vieux moine occupé depuis trente ans à ranger des curiosités naturelles sur les planches d'une armoire, il envie la sérénité, le calme et la douceur de ce bonhomme. Il veut toutes les joies, celles des grands et celles des humbles, celles des fous et celles des sages. Le Faust de Goethe lui paraît médiocre. C'est que Faust n'avait que des désirs naïfs à côté des siens et semblait raisonnable auprès de lui. Il ne croit à rien et il s'efforce de goûter les délices dont l'amour divin remplit les âmes pieuses.
Ayant conçu un livre contre toutes les religions, il compose, de bonne foi, un livre en faveur de toutes les religions. Il s'en confesse au duc de Broglie: «J'avais réuni, dit-il, trois ou quatre mille faits à l'appui de ma première thèse; ils ont fait volte-face à commandement et chargent maintenant en sens opposé! Quel exemple d'obéissance passive!»
Il n'a pas de foi et il croit à tous les mystères, même à ceux qu'enseignait madame de Krudener, au temps de sa vieillesse pénitente, agitée et mystique. En 1815, il lui arrivait de passer des nuits dans le salon de cette dame, tantôt à genoux, en prière, tantôt étendu sur le tapis, en extase, demandant madame Récamier à Dieu!
Jamais homme ne fut plus exigeant envers la vie et jamais homme ne lui garda plus de rancune de l'avoir déçu. Le sentiment de l'incertitude humaine l'emplit de douleur: «Tout, dit-il, me semble précaire et prêt à m'échapper.—Une impression que la vie m'a faite et qui ne me quitte pas, c'est une sorte de terreur de la destinée. Je ne finis jamais le récit d'une journée, en inscrivant la date du lendemain, sans un sentiment d'inquiétude sur ce que ce lendemain inconnu doit m'apporter.» À trente-sept ans, il est désespéré: «Je ne serais pas fâché d'en finir tout d'un temps. Qu'ai-je à attendre de la vie?»
Il n'avait pas l'amour de son mal, mais il en avait l'orgueil. «Si j'étais heureux à la manière vulgaire, je me mépriserais.» Et, comme il faut que tout soit ironie dans cette vie, il fit son dernier bonheur de la roulette. On le croyait méchant. Il ne l'était pas. Il était capable de sympathie et d'une sorte de pitié réfléchie. Mieux encore: il garda à Julie Talma, tant qu'elle vécut, une amitié solide; il écrivit sur elle, quand elle fut morte, des pages exquises dont la dernière est grave et touchante. La voici:
La mort du dernier fils de Julie fut la cause de la sienne et le signal d'un dépérissement aussi manifeste que rapide… Sa santé, souvent chancelante, avait paru lutter contre la nature aussi longtemps que l'espérance l'avait soutenue, ou que l'activité des soins qu'elle prodiguait à son fils mourant l'avait ranimée; lorsqu'elle ne vit plus de bien à faire, ses forces l'abandonnèrent. Elle revint à Paris malade, et, le jour même de son arrivée, tous les médecins en désespérèrent. Sa maladie dura environ trois mois… Lorsque des symptômes trop peu méconnaissables pour elle, puisqu'elle les avait observés dans la longue maladie de son dernier fils, jetaient à ses propres yeux une lueur soudaine sur son état, sa physionomie se couvrait d'un nuage; mais elle repoussait cette impression; elle n'en parlait que pour demander à l'amitié, d'une manière détournée, de concourir à l'écarter. Enfin, le moment terrible arriva… Sa maladie, qui quelquefois avait paru modifier son caractère, n'avait pas eu le même empire sur son esprit. Deux heures avant de mourir, elle parlait avec intérêt sur les objets qui l'avaient occupée toute sa vie et ses réflexions fortes et profondes sur l'avilissement de l'espèce humaine quand le despotisme pèse sur elle étaient entremêlées de plaisanteries piquantes sur les individus qui se sont le plus signalés dans cette carrière de dégradation. La mort vint mettre un terme à l'exercice de tant de facultés que n'avait pu affaiblir la souffrance physique. Dans son agonie même, Julie conserva toute sa raison. Hors d'état de parler, elle indiquait par des gestes les secours qu'elle croyait encore possible de lui donner. Elle me serrait la main en signe de reconnaissance. Ce fut ainsi qu'elle expira[5].
La souffrance humaine offensait la délicatesse de ses sens et la pureté de son intelligence. Il en avait une haine stérile, mais sincère. Malheureux aux autres et à lui-même, il n'a jamais voulu le mal qu'il a fait. Je lis dans une lettre inédite qu'il écrivait en 1815 à la baronne de Gérando: «Une singularité de ma vie, c'est d'avoir toujours passé pour l'homme le plus insensible et le plus sec, et d'avoir constamment été gouverné et tourmenté par des sentiments indépendants de tout calcul et même destructifs de tous mes intérêts de position, de gloire ou de fortune.»
Assurément il ne se gouvernait ni par intérêt ni par calcul: il ne se gouvernait pas, et c'est ce qu'on lui reprochait. Homme public, il obtint la popularité sans jamais atteindre la considération. Au terme de sa vie agitée, parfois si brillante et toujours douloureuse, il demanda un fauteuil à l'Académie; l'Académie le lui refusa et, pour aggraver son refus, elle donna ce fauteuil à M. Viennet, qui était un sot, mais qui ne manquait pas de considération. C'est ainsi que Benjamin Constant accomplit jusqu'au bout sa destinée et souffrit de ne pouvoir jamais inspirer la confiance qu'il sollicitait sans cesse. Aussi, comment se fier à un homme qui cherche éperdument la passion quand la passion le fuit, qui méprise les hommes et travaille à les rendre libres, et dont la parole n'est que le brillant cliquetis des contradictions acérées qui déchirent son intelligence et son coeur?
J'ai gardé longtemps dans mon cabinet un portrait de ce grand tribun, dont l'éloquence était froide, dit-on, et traversée comme son âme d'un souffle de mort. C'était une simple esquisse faite dans une des dernières années de la Restauration par un de mes parents, le peintre Gabriel Guérin, de Strasbourg. Elle a été comprise, voilà cinq ans, dans un partage de famille, et je ne sais ce qu'elle est devenue. Je la regrette. Je m'étais pris de sympathie pour cette grande figure pâle et longue, empreinte de tant de tristesse et d'ironie, et dont les traits avaient plus de finesse que ceux de la plupart des hommes. L'expression n'en était ni simple ni très claire. Mais elle était tout à fait étrange. Elle avait je ne sais quoi d'exquis et de misérable, je ne sais quoi d'infiniment distingué et d'infiniment pénible, sans doute parce que l'esprit et la vie de Benjamin Constant s'y reflétaient.
Et ce n'est pas pour un être pensant un spectacle indifférent que le portrait de cet homme qui désirait les orages[6] et qui, conduit par les passions, par l'ennui, l'ambition et le hasard à la vie publique, professa la liberté sans y croire.
UN ROMAN ET UN ORDRE DU JOUR
LE CAVALIER MISEREY
Un vol. in-18, Charpentier, éditeur.
Le Cavalier Miserey, 21e chasseurs, a fait quelque bruit ces jours-ci. C'est un roman naturaliste et ce roman naturaliste est un roman militaire. «J'essaye le premier, dit l'auteur dans sa préface, d'appliquer une vision artiste et les procédés du roman d'analyse à l'étude sur nature du Soldat… Tout un monde mis en scène dans une confusion de foule et deux personnalités essentielles campées seules en pleine lumière: l'Homme et le Régiment,—un drame très simple sous la complication des détails, jaillissant de leur antagonisme, de leur action réciproque, de leur collage et de leur brutale rupture, voilà tout ce livre; en somme, rien que de la littérature construite sur la vérité.»
J'entends bien, mais il reste à savoir ce que c'est que la vérité et si celle de M. Abel Germant est la bonne. Nous savons déjà que cette vérité n'est pas la vérité du colonel du 21e chasseurs. Si les lions savaient écrire, si le colonel du 21e faisait un roman sur son régiment, il n'y pas à douter que ce serait tout autre chose que le Cavalier Miserey. Je ne crains pas d'affirmer que ce roman ne serait pas naturaliste. J'ai dit que le Cavalier Miserey l'est. Il l'est tout à fait. On ne doit pas entendre par là qu'il soit brutal; il semble plutôt doucereux. L'auteur a évité les grossièretés dans un sujet où on en rencontrait à tout propos; car les chasseurs ne sont pas des demoiselles et le langage des casernes ne ressemble point à celui des salons. M. Abel Hermant ne nous apporte de l'argot des cavaliers qu'un écho adouci. Mais son livre est jeté tout entier dans le moule du roman nouveau. Chaque morceau, repris à part minutieusement, est traité selon la formule. Les descriptions, entrecoupées de bouts de dialogue, se succèdent avec une monotonie dont le lecteur éprouve, je crains, quelque fatigue. Elles sont précises, sans beaucoup d'éclat. Il y a des petits paysages aux endroits où les romanciers ont coutume d'en mettre. Bien que courts, ils sont trop longs, puisque Miserey et le régiment ne les voient pas. Bref, on sent partout la facture, et j'ai raison de dire que c'est un roman naturaliste. J'en sais de meilleurs, j'en sais de pires; je n'en vois pas de plus exemplaires. Celui-là est froid et correct comme un modèle d'école.
M. Émile Zola aussi nous donnera, tôt ou tard, un roman militaire. Il nous l'a promis. Eh bien, je gage que ce roman-là sera moins naturaliste que le Cavalier Miserey. Et il y a beaucoup de raisons pour que je gagne mon pari. La première est que, si M. Zola a inventé le naturalisme, d'autres l'ont perfectionné. Les machines que construisent les inventeurs sont toujours rudimentaires.
Il faut considérer aussi que M. Zola est moins fidèle à ses doctrines qu'il ne dit et qu'il ne croit. Il n'a pas réussi à étouffer sa robuste imagination. Il est poète à sa manière, poète sans délicatesse et sans grâce, mais non sans audace et sans énergie. Il voit gros; quelquefois même il voit grand. Il pousse au type et vise au symbole. En voulant copier, le maladroit invente et crée! Sa conception des Rougon-Maquart, qui est de montrer tous les états physiologiques et toutes les conditions sociales dans une seule famille, a en soi quelque chose d'énorme et de symétrique qui révèle chez son auteur le plus ardent idéalisme. Son point de départ n'a de scientifique que l'apparence: c'est l'hérédité. Or, les lois de l'hérédité ne sont pas connues; c'est sur une fiction qu'il a fondé son oeuvre. À voir le fond des choses, il procède autant de l'auteur du Juif Errant que de l'auteur de la Cousine Bette; encore celui-ci n'était-il pas un réaliste. Les instincts de M. Zola répugnent à l'observation directe. De tous les mondes, c'est le sien qu'il semble connaître le moins. Il devine, et c'est dans la divination qu'il se plaît. Il a des visions, des hallucinations de solitaire. Il anime la matière inerte, il donne une pensée aux choses. Du fond de sa retraite, il évoque l'âme des foules. C'est à Médan que se cache le dernier des romantiques.
Ajoutez à cela que l'armée que nous peindra M. Zola est celle de Sébastopol, de Magenta et de Reichshoffen; c'est une armée historique dont il ne reste plus que le souvenir, souvenir cher à la patrie, mais déjà lointain. Le cadre immense dans lequel M. Zola s'est volontairement enfermé l'attache à une époque qui n'est plus la nôtre. Ses héros appartiennent à l'histoire. M. Zola, retenu dans le second empire, est une façon de Walter Scott. Ce n'est pas moi qui en fais la remarque: c'est M. Jules Lemaître. Elle est juste. Le naturalisme de l'auteur de Rougon-Maquart se complique d'archaïsme. Il lui faudra bientôt recueillir ses documents humains dans les musées. Quand le temps sera venu de préparer son roman militaire, il examinera les vieux flingots des vainqueurs de Solférino, comme le romanesque Écossais contemplait une antique claymore arrachée d'un champ de bataille par le tranchant de la charrue.
Il est donc possible que M. Abel Hermant soit le dernier naturaliste de l'armée comme il en est le premier. Il faut le souhaiter, car l'idée n'est pas bonne d'examiner un régiment à la loupe.
M. Hermant a voulu placer «l'armée très haut» et parler «du régiment avec cette espèce de religion passionnée qu'il inspire à tous ceux qui ont eu l'honneur de porter l'uniforme». C'est lui-même qui le dit, et je le crois; mais il est certain qu'il n'a pas réussi du tout. Et comment pouvait-il atteindre un si noble but à l'aide de la triste fable qu'il a inventée? Le moyen de professer la religion du drapeau en contant l'histoire d'un cavalier qui déserte pour suivre une fille et puis qui vole la montre d'un camarade? Je mettrai en scène, nous dit-il, l'homme et le régiment. Et voilà l'homme qu'il nous donne comme le type du soldat! Quant au régiment, je reconnais qu'il a eu ça et là le sentiment de cet «organisme simple et fort» (p. 19), de «ce corps énorme, vivant d'une personnalité diffuse d'océan, où les individus se fondent et ne comptent pas plus que l'unité d'une goutte d'eau» (p. 18). Son héros, qui n'est pourtant qu'un paysan vicieux, sent, «comme ils le sentent tous, la nécessité de la loi qui expédie les conscrits d'un bout de la France à l'autre pour en faire d'un seul coup des orphelins que l'armée adopte» (p. 199). Il éprouve même «l'humble orgueil des hommes obscurs qui ont un instant la conscience nette de leur rôle utile et ignoré dans une grande oeuvre» (p. 222). Mais que devient la majesté du régiment dans ces longues et pénibles scènes où se déroulent avec monotonie la timidité louche du capitaine Weber, la niaiserie et l'avilissement de capitaine du Simard, et l'enthousiasme ahuri du capitaine Ratelot, qui, après six ans d'Afrique, sait lire encore, étonné; mais ne comprend plus rien de ce qu'il lit? On a dit que ces officiers avaient été copiés malignement d'après nature dans l'état-major du régiment où l'auteur fit son volontariat. Je ne le crois pas. Ils sont inventés: je le veux. Encore sont-ce là de fâcheuses inventions.
Le tort en est à l'auteur. Le tort en est aussi au genre de littérature que le goût public lui a imposé; Ces perpétuelles analyses, ces minutieux récits, qu'on nous donne comme pleins de vérité, blessent au contraire la vérité, et avec elle la justice et la pudeur. On prétend que le roman naturaliste est une littérature fondée sur la science. En réalité, il est renié par la science, qui ne connaît que le vrai, et par l'art, qui ne connaît que le beau. Il traîne en vain de celui-ci à celle-là sa plate difformité. L'un et l'autre le rejettent. Il n'est point utile et il est laid. C'est une monstruosité dont on s'étonnera bientôt.
Tout dire, c'est ne rien dire. Tout montrer c'est ne rien faire voir. La littérature a pour devoir de noter ce qui compte et d'éclairer ce qui est fait pour la lumière. Si elle cesse de choisir et d'aimer, elle est déchue comme la femme qui se livre sans préférence. Il y a une vérité littéraire, ainsi qu'une vérité scientifique, et savez-vous le nom de la vérité littéraire? Elle s'appelle la poésie. En art tout est faux qui n'est pas beau. Chaque détail du livre de M. Abel Hermant fût-il parfaitement exact, je dirai que l'ensemble est sans vérité, parce qu'il est sans poésie. Ce n'est jamais, remarquez-le bien, par l'exactitude des détails que l'artiste obtient la ressemblance de l'ensemble. C'est, au contraire, par une vue juste et supérieure de l'ensemble qu'il parvient à une entente exacte des parties. La raison de cela est facile à concevoir. C'est que nous sommes ainsi faits, tous tant que nous sommes, que nous ne comprenons et ne sentons vraiment que la forme générale et, pour ainsi dire, l'esprit des choses, et qu'au contraire les éléments qui constituent ces choses échappent à notre observation et à notre intelligence par leur infinie complexité. Quelques lignes d'une forme entrevue suffisent parfois à nous donner un grand amour. Toutes les révélations du microscope n'y ajouteraient rien; ou plutôt elles seraient importunes. L'art, c'est encore l'amour. C'est pourquoi il n'y faut pas de microscope.
Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l'honorable colonel du 21e chasseurs s'inspirait de ces idées quand il rédigea l'ordre du jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du Cavalier Miserey. En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût «brûlé sur le fumier», le chef du régiment avait d'autres raisons que les miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment meilleures. Je les tiens pour excellentes: c'était des raisons militaires. On veut l'indépendance de l'art. Je la veux aussi; j'en suis jaloux. Il faut que l'écrivain puisse tout dire, mais il ne saurait lui être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à toutes sortes de personnes. Il ne se meut pas dans l'absolu. Il est en relation avec les hommes. Cela implique des devoirs; il est indépendant pour éclairer et embellir la vie; il ne l'est pas pour la troubler et la compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées. Et, s'il y a dans la société humaine, du consentement de tous, une chose sacrée, c'est l'armée.
Certes, à côté de ses grandeurs, elle a, comme toutes les choses humaines, ses tristes petitesses. C'est chose souffrante, puisque c'est chose héroïque. On peut mêler quelque pitié au respect qu'elle inspire. Le poète Alfred de Vigny l'a fait en un temps qui semble lointain, il l'a fait dans toute la douceur et toute la dignité de son génie. Comme M. Abel Hermant, il avait servi, non point il est vrai un an comme soldat, mais plusieurs années comme officier. Il avait quitté le régiment avec l'épaulette de capitaine. Quelques années après, en 1836, il publia son beau livre de Servitude et Grandeur militaires. Je ne sache point qu'aucun colonel de cavalerie ait fait brûler sur le fumier du quartier des exemplaires de cet ouvrage. Je n'ai vu nulle part que le noble écrivain ait eu la douleur de fâcher quelque ancien brigand de la Loire, irrité par l'inutilité de sa vieillesse et par le souvenir de sa gloire. Pourtant, il y a dans ces pages si graves et si tristes des hardiesses intellectuelles auxquelles M. Abel Hermant ne s'est point haussé. On y trouve des reproches à l'armée, et un idéal souvent révolutionnaire, parfois chimérique. L'auteur y déplore l'obéissance passive du soldat et l'asservissement des volontés à la règle, dont il ne reconnaît pas assez l'impérieuse nécessité; mais rien d'amer ni de vil ne se mêle à sa plainte. Jamais il ne cesse d'honorer ceux qu'il plaint. Il peut tout dire, parce qu'il garde dans tout ce qu'il dit l'amour des hommes et le respect des vertus ainsi que des souffrances. Dès le début, il montre la gravité paisible de son coeur et une noblesse d'âme qui semble aujourd'hui perdue. «Je ferai peu le guerrier, dit-il, ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit de parler des mâles coutumes de l'armée, où les fatigues et les ennuis ne me furent point épargnés, et qui trempèrent mon âme dans une patience à toute épreuve en lui faisant rejeter ses forces dans le recueillement solitaire et l'étude.» Ensuite il montre l'armée à la fois esclave et reine, et il la salue deux fois, dans sa misère et dans sa gloire. Il voudrait qu'elle pensât davantage. Je crois qu'il a tort et que l'armée ne doit pas penser, puisqu'elle ne doit pas vouloir. Mais avec quelle délicatesse il parle de l'esprit un peu paresseux et attardé de cette armée, telle qu'il l'avait connue! «C'est, dit-il, un corps séparé du grand corps de la nation, et qui semble le corps d'un enfant.» Et comme partout il célèbre chez les chefs et chez les soldats la vertu des vertus, le sacrifice, qui est la plus grande beauté du monde et qu'il faut admirer même quand il est involontaire! Enfin, comme il sait voir la grandeur des petits!
Voilà comment il faut toucher à l'arche, voilà comment il faut parler de l'armée! M. Abel Hermant reconnaîtra un jour qu'il a, sans le vouloir, offensé un des sentiments qui nous tiennent le plus au coeur. Il reconnaîtra qu'il est injuste de ne montrer que les moindres côtés des grandes choses et de ne voir dans l'armée que les laides humilités de la vie de garnison. Dans une lettre adressée au ministre de la guerre, et dont on peut d'ailleurs contester l'opportunité, l'auteur du Cavalier Miserey a fait une déclaration qui l'honore. «J'ai assez l'esprit militaire, a-t-il dit, pour approuver absolument la mesure de police prise par le colonel du 21e chasseurs, s'il a cru voir dans mon livre une seule phrase qui fût de nature à diminuer aux yeux des hommes le prestige de leurs supérieurs.»
Pour moi, je ne connais qu'une ligne du fameux ordre que le colonel fit lire dans le quartier des Chartreux, à Rouen.
C'est celle-ci: «Tout exemplaire du Cavalier Miserey saisi au quartier sera brûlé sur le fumier, et tout militaire qui en serait trouvé possesseur sera puni de prison.»
Ce n'est pas une phrase très élégante, j'en conviens; mais je serais plus content de l'avoir faite que d'avoir écrit les quatre cents pages du Cavalier Miserey. Car je suis sûr qu'elle vaut infiniment mieux pour mon pays.
À PROPOS DU JOURNAL DES GONCOURT
Tome Ier, 1851-1861.
On reproche aux gens de parler d'eux-mêmes. C'est pourtant le sujet qu'ils traitent le mieux. Ils s'y intéressent et ils nous font souvent partager cet intérêt. Il y a, je le sais, de fâcheuses confidences. Mais les lourdauds qui nous importunent en nous faisant leur histoire nous assomment tout à fait quand ils font celle des autres. Rarement un écrivain est si bien inspiré que lorsqu'il se raconte. Le pigeon du poète a raison de dire:
Mon voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai: «J'étais là; telle chose m'advint:»
Vous y croirez être vous-même.
Il est vrai qu'il dit cela à un ami, tandis que les faiseurs de mémoires écrivent pour des inconnus; mais les hommes s'aiment entre eux, quand ils ne se connaissent pas. Tout lecteur est volontiers un ami. Il n'est point de journal, de mémoires, de confessions, de confidences ni de roman autobiographique qui n'ait valu à son auteur des sympathies posthumes. Marmontel ne nous intéresse pas du tout quand il parle de Bélisaire ou des Incas; mais il nous intéresse vivement dès qu'il nous entretient d'un petit Limousin qui lisait les Géorgiques dans un jardin où bourdonnaient les abeilles. Il sait alors nous toucher et nous émouvoir, parce que cet enfant, c'est lui; parce que ces abeilles sont celles dont il mangeait le miel, celles que sa tante réchauffait dans le creux de sa main et fortifiait avec une goutte de vin, quand elle les trouvait engourdies par le froid. Son imagination, excitée par des souvenirs vivants, s'échauffe, se colore et s'anime. Comme il nous peint bien le jeune villageois qu'il était, lorsque nourri de latin, luisant de santé, il entra, au sortir du collège, dans les boudoirs des filles de théâtre! Alors il nous fait tout voir et tout sentir, lui d'ordinaire le plus froid des écrivains. Qu'est-ce donc si un grand génie, si un Jean-Jacques Rousseau, un Chateaubriand se plaît à se peindre?
Je ne parle point des confessions de saint Augustin: le grand docteur ne s'y confesse pas assez. C'est un livre spirituel qui satisfait mieux l'amour divin que la curiosité humaine. Augustin se confesse à Dieu et non point aux hommes; il déteste ses péchés, et ceux-là seuls nous font de belles confessions qui aiment encore leurs fautes. Il se repent, et il n'y a rien qui gâte une confession comme le repentir. Par exemple, il dit, en deux phrases charmantes, qu'on le vit tout petit sourire dans son berceau; et tout aussitôt il s'efforce de démontrer «qu'il y a de la corruption et de la malignité dans les enfants mêmes qui sont encore à la mamelle.» Le saint me gâte l'homme. Il conte que, dans son enfance, il y avait, auprès de la vigne paternelle, un poirier chargé de poires, et qu'un jour il alla avec une troupe de petits polissons secouer l'arbre et voler les fruits qui en tombaient. Fera-t-il à ce sujet un de ces tableaux familiers comme on en découvre avec enchantement dans les premières pages des Confessions de Jean-Jacques, ou, si c'est trop demander, quelque élégant et sobre récit dans le goût des petits conteurs grecs? Non! il s'écrie: «Voilà quel était; ô mon Dieu, le misérable coeur qu'il a plu à votre miséricorde de tirer du fond de l'abîme!» Comme si, pour un gamin, c'était tomber dans un abîme que de voler quelques méchantes poires!
Il confesse ses amours, mais il ne le fait point avec grâce parce qu'il le fait avec honte. Il ne parle que des «pestilences» et des «vapeurs infernales qui sortaient du fond corrompu de sa cupidité». Rien de plus moral, mais rien de moins élégant. Il n'écrit point pour des curieux; il écrit contre les manichéens. Cela me fâche doublement, parce que je suis curieux et un peu manichéen. Mais, telles qu'elles sont, pleines de l'horreur de la chair et du dégoût de l'existence terrestre, les Confessions d'Augustin ont contribué plus que tous les autres livres de ce saint à le faire connaître et à le faire aimer à travers les siècles.
Quant à Rousseau, dont l'âme renferme tant de misères et de grandeurs, on ne peut lui reprocher de s'être confessé à demi. Il avoue ses fautes et celles des autres avec une merveilleuse facilité. La vérité ne lui coûte point à dire: il sait que, pour ignoble et vile qu'elle est, il la rendra touchante et belle: il a des secrets pour cela, les secrets du génie, qui, comme le feu, purifie tout. Pauvre grand Jean-Jacques! Il a remué le monde. Il a dit aux mères: Nourrissez vos enfants, et les jeunes femmes sont devenues nourrices, et les peintres ont représenté les plus belles dames donnant le sein à un nourrisson. Il a dit aux hommes: Les hommes sont nés bons et heureux. La société les a rendus malheureux et méchants. Ils retrouveront le bonheur en retournant à la nature. Alors les reines se sont faites bergères, les ministres se sont faits philosophes, les législateurs ont proclamé les droits de l'homme, et le peuple, naturellement bon a massacré les prisonniers dans les prisons pendant trois jours: Mais, si Jean-Jacques a encore aujourd'hui des lecteurs, ce n'est pas pour avoir jeté par le monde, avec une éloquence enchanteresse, un sentiment nouveau d'amour et de pitié, mêlé aux idées les plus fausses et les plus funestes que jamais homme ait eues sur la nature et sur la société; ce n'est pas pour avoir écrit le plus beau des romans d'amour; ce n'est pas pour avoir fait jaillir des sources nouvelles de poésie, c'est pour avoir peint sa pitoyable existence, c'est pour avoir raconté ce qui lui advint en ce triste monde depuis le temps où il n'était qu'un jeune vagabond, vicieux, voleur, ingrat et pourtant sensible à la beauté des choses, rempli de l'amour sacré de la nature, jusqu'au jour où son âme inquiète sombra dans la folie noire. On n'ouvre plus guère l'Émile et la Nouvelle Héloïse. On lira toujours les Confessions.
De Chateaubriand aussi, on ne lit guère qu'un seul livre: celui où il s'est raconté, les Mémoires d'outre-tombe. Il s'était peint dans tous ses livres, dans le René des Natchez et dans celui d'Amélie, dans l'Eudore des Martyrs et jusque dans le Dernier des Abencérages. Du fond de la magnifique solitude de son génie, il ne vit jamais rien en ce monde que lui-même et son cortège de femmes. Pourtant nous préférons le livre où il se peint je ne dis pas sans apprêt, mais sans déguisement, avec un orgueil que l'ironie tempère, une sorte de bonhomie hautaine et un ennui profond qui s'amuse pourtant du jeu brillant des mots; enfin les Mémoires. Pour lui comme pour Jean-Jacques, le livre posthume est le livre durable.
Oui, nous aimons toutes les confessions et tous les mémoires. Non, les écrivains ne nous ennuient pas en nous parlant de leurs amours et de leurs haines, de leurs joies et de leurs douleurs. Il y a plusieurs raisons à cela. J'en découvre deux. La première est qu'un journal, qu'un mémorial, qu'un livre de souvenirs enfin échappe à toutes les modes, à toutes les conventions qui s'imposent aux oeuvres de l'esprit.
Un poème, un roman, tout beau qu'il est, devient caduc quand vieillit la forme littéraire dans laquelle il fut conçu. Les oeuvres d'art ne peuvent plaire longtemps; car la nouveauté est pour beaucoup dans l'agrément qu'elles donnent. Or, des mémoires ne sont point des oeuvres d'art. Une autobiographie ne doit rien à la mode. On n'y cherche que la vérité humaine. Cette remarque deviendra plus claire si je l'étends aux chroniques. Grégoire de Tours, a peint son âme et son monde dans un écrit informe et précieux. Cet écrit vit encore et nous touche. Les vers de son contemporain Fortunat n'existent plus pour nous. Ils ont péri avec la barbarie latine dont ils faisaient l'ornement.
Il faut considérer, en second lieu, qu'il y a en chacun de nous un besoin de vérité qui nous fait rejeter à certains moments les plus belles fictions. Cet instinct est profond. Il naît avec nous. Ma petite fille, quand je lui conte Peau-d'Âne, ne manque pas de me demander s'il est vrai que la bague de la princesse était dans le gâteau, et si tout cela est arrivé, et s'il existe encore des fées.
Voilà, je crois, les deux raisons principales pour lesquelles nous aimons tant les lettres et les petits cahiers des grands hommes, et même ceux des petits hommes, lorsqu'ils ont aimé, cru, espéré quelque chose et qu'ils ont laissé un peu de leur âme au bout de leur plume. Aussi bien, si l'on y songe, c'est déjà une merveille que l'esprit d'un homme médiocre.
Il y a beaucoup à admirer chez une personne ordinaire. Sans compter que ce que nous y admirons se retrouve chez nous, et cela nous est doux. Je découragerais volontiers certains de mes amis d'écrire un drame ou une épopée; je ne découragerais personne de dicter ses mémoires, personne, pas même ma cuisinière bretonne; qui ne sait lire que les lettres moulées de son livre de messe et qui croit fermement que ma maison est hantée par l'âme d'un sabotier qui revient la nuit demander des prières. Ce serait un livre intéressant que celui dans lequel une de ces pauvres âmes obscures s'expliquerait et expliquerait le monde avec une imbécillité dont la profondeur va jusqu'à la poésie.
Ce livre nous toucherait. Nous serions obligés, malgré la superbe de notre esprit, de reconnaître la parenté qui lie cette humble intelligence à la nôtre et de saluer en elle une aïeule. Car nous avons tous eu une grand'mère qui croyait à l'âme du sabotier. Notre science, notre philosophie sortent des contes des bonnes femmes. Mais qu'est-ce qui sortira de notre philosophie?
M. Lorédan Larchey, savant homme dont l'esprit est plein de curiosités ironiques, a publié jadis une petite collection de mémoires composés par des obscurs et des simples; je me rappelle confusément le journal d'un sergent et celui d'une vieille dame, et il me reste l'idée que c'est très curieux. Nous ne lirons jamais trop de mémoires et de journaux intimes, parce que nous n'étudierons jamais trop les hommes. Je ne suis pas du tout de l'avis de ceux qui trouvent qu'on a trop fait et trop publié en ce temps-ci d'ouvrages de ce genre, intimes et personnels.
Je ne crois pas qu'il faille être extraordinaire pour avoir le droit de dire ce qu'on est. Je crois au contraire que les confidences des gens ordinaires sont bonnes à entendre.
Quant à celles des hommes de talent, elles ont une grâce spéciale; c'est pourquoi je suis ravi, pour ma part, de la publication anticipée du Journal des Goncourt.
Ce journal, commencé par les deux frères le 2 décembre 1851, jour de la mise en vente de leur premier livre, fut continué, après la mort du plus jeune, par le survivant, qui ne songeait pas à le publier. Il en lut, l'an dernier, à la campagne, quelques cahiers à M. Alphonse Daudet, son ami, qui fut justement frappé de l'intérêt de ces notes brèves et sincères, de ces impressions immédiates. Il pressa M. de Goncourt de les livrer tout de suite au public, et sa douce violence eut raison des scrupules de l'auteur. Nous connaissons déjà la première partie de ce Journal; elle embrasse dix années et va jusqu'en 1861. La publication n'en présentait, ce me semble, aucun inconvénient grave. D'abord, on n'y parle guère que des morts. Les choses d'il y a trente ans sont des choses anciennes, hélas!
Toutes les figures qu'on revoit dans ce premier volume sont des figures d'autrefois. Gavarni, Gautier, Flaubert, Paul de Saint-Victor… On peut parler d'elles avec la liberté que nous rendent leurs ombres en fuyant. Quelques-unes s'effacent. D'autres grandissent. Gavarni devient dans le Journal presque l'égal des grands artistes de la Renaissance. Peintre, philosophe, mathématicien, tout ce qu'il dit est rare et profond. Il pense, et cela étonne au milieu de tout ce monde d'artistes qui se contente de voir et de sentir.
Il est à remarquer aussi que ce journal tout intime est en même temps tout littéraire. Les deux auteurs, qui n'en font qu'un, sont si bien voués à leur art, ils en sont à ce point l'hostie et la victime, ils lui sont si entièrement offerts, que leurs pensées les plus secrètes appartiennent aux lettres. Ils ont pris la plume et le papier comme on prend le voile et le scapulaire. Leur vie est un perpétuel travail d'observation et d'expression. Partout ils sont à l'atelier, j'allais dire à l'autel et dans le cloître.
On est saisi de respect pour cet obstiné travail que le sommeil interrompait à peine; car ils observaient et notaient jusqu'à leurs rêves. Aussi, bien qu'ils missent par écrit, au jour le jour, ce qu'ils voyaient et ce qu'ils entendaient, ne peut-on les soupçonner un seul instant de curiosité frivole et d'indiscrétion. Ils n'entendaient ni ne voyaient que dans l'art et pour l'art. On ne trouverait pas facilement, je crois, un second exemple de cette perpétuelle tension de deux intelligences. L'une d'elles s'y déchira. Tous leurs sentiments, toutes leurs idées, toutes leurs sensations aboutissent au livre. Ils vivaient pour écrire. En cela, comme dans leur talent, ils sont bien de leur temps. Autrefois, on écrivait par aventure. Certaines personnes vivaient de leur plume, comme l'abbé Prévost, en écrivant beaucoup, mais sans dépense excessive et constante de force nerveuse. D'ordinaire, les pensions aidant, le métier d'homme de lettres était un métier fort doux.
Le dix-neuvième siècle changea cet usage. C'est alors que les hommes de lettres organisèrent toute leur existence en vue de la production littéraire. Balzac, Gautier, Flaubert prirent d'instinct des dispositions héroïques et traversèrent le monde comme d'incompréhensibles étrangers. Mais les Goncourt firent mieux encore. Sans se distinguer par aucune marque extérieure de la société dans laquelle ils étaient nés, sans affectation, simplement, fermement, ils vécurent une vie particulière, spéciale, faite de rigoureuses observances, de dures privations, de pénibles pratiques, comme ces personnes pieuses qui, mêlées à la foule et habillées comme elle, observent les règles monastiques de la congrégation à laquelle elles sont secrètement affiliées. À cet égard, le Journal des Goncourt est un document unique. Je ne veux point examiner ici si cet ascétisme littéraire n'a pas, au point de vue de la conception et de l'exécution des livres, de sérieux inconvénients. Mais on comprend mieux, quand on a lu le Journal de 1851 à 1861, comment une culture excessive de l'appareil nerveux, une tension constante de l'oeil et du cerveau a produit «cette écriture artiste» que M. Edmond de Goncourt se reconnaît justement, et cette notation minutieuse des sensations qui est le caractère le plus saillant de l'oeuvre des deux frères. Leur pensée et leur style, créés dans une atmosphère spéciale, n'ont pas la gaieté du grand air et la joie facile des formes que mûrit le soleil. Mais c'est chose rare et c'est chose respectable; car l'un d'eux est mort de l'avoir trouvée. Le Journal nous explique comment.
M. LECONTE DE LISLE À L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Je ne connais pas, je ne dois pas connaître le discours que M. Leconte de Lisle prononcera jeudi prochain à l'Académie française. Mais j'imagine que ce sera une noble chose, une harangue grave, de style ample et hautain, un bloc d'esthétique éloquente. Je serais bien surpris s'il s'y trouvait des anecdotes, des digressions, des curiosités, des familiarités et si l'on y rencontrait la moindre négligence. On y contemplera le portrait idéal du poète ou plutôt le portrait du poète idéal. M. Victor Hugo y sera dignement et largement loué, avec une inflexibilité dogmatique qui rappellera ces vies de saints écrites en latin par les grands abbés du XIe siècle, dans un absolu mépris des choses temporelles et transitoires, et dans l'unique souci de l'orthodoxie. C'est que M. Leconte de Lisle est un prêtre de l'art, l'abbé crossé et mitré des monastères poétiques. Mieux que cela encore. N'est-ce pas M. Paul Bourget qui l'a appelé un pape en exil?
Son discours à l'Académie sera plein de certitude et d'infaillibilité. Il y faudra admirer l'ampleur imposante des formes liturgiques, et l'autorité que donne la foi quand on y joint l'exemple de toute une vie. Voilà l'horoscope que je tire. Tenez-le pour certain, car je suis astrologue. Je connais les cieux et j'y ai observé M. Leconte de Lisle.
Je ne crains point de prédire, en outre, qu'il y aura dans le discours du poète un morceau sur le moyen âge. Je devine que ce morceau sera concis et violent. Je le ferais, au besoin, et il n'y manquerait que le talent. M. Leconte de Lisle poursuit le moyen âge de sa haine. Et, comme c'est une haine de poète, elle est très grande et très simple. Elle ressemble à l'amour. Elle est féconde comme lui; des poèmes magnifiques en sont sortis (le Corbeau, un Acte de charité, les Deux Glaives, l'Agonie d'un saint, les Paraboles de Don Guy, Hieronymus, le Lévrier de Magnus). Mais je crois que cette haine, qui est bonne pour faire des vers, serait mauvaise pour faire de l'histoire. M. Leconte de Lisle ne voit dans le moyen âge que les famines, l'ignorance, la lèpre et les bûchers. C'est assez pour écrire des vers admirables quand on est un poète tel que lui. En réalité, il y a bien autre chose, dans ces temps qui nous sembleraient moins obscurs si nous les connaissions mieux. Il y a des hommes qui firent sans doute beaucoup de mal, car on ne peut vivre sans nuire, mais qui firent plus de bien encore, puisqu'ils préparèrent le monde meilleur dont nous jouissons aujourd'hui. Ils ont beaucoup souffert, ils ont beaucoup aimé. Ils ont procédé, dans des conditions que les invasions et le mélange des races rendaient très difficiles, à une organisation nouvelle de la société humaine, qui représente une somme de travail et d'efforts dont on reste étonné. Ils portèrent au plus haut degré de l'héroïsme les vertus militaires, qui sont les vertus fondamentales sur lesquels tout l'ordre humain repose encore aujourd'hui. Ils apportèrent au monde ce qui l'honore peut-être le plus: l'esprit chevaleresque. Je sais bien qu'ils étaient violents; mais j'admire les hommes violents qui travaillent d'un coeur simple à fonder la justice sur la terre et servent à grands coups les grandes causes.
Il y eut, à côté des chevaliers, des juristes pleins de science et d'équité. L'oeuvre législative du XIIIe siècle est admirable. Nous avons de fortes raisons de croire qu'au début de la guerre de Cent ans la condition des paysans était généralement bonne en France. La féodalité donna d'excellents résultats avant d'en produire de mauvais; à cet égard, son histoire est celle de toutes les grandes institutions humaines. Je me garderai bien d'esquisser en quelques traits un tableau du moyen âge. Si M. Leconte de Lisle l'a fait en trente-six vers (Siècles maudits dans les Poèmes tragiques,) c'est là un de ces raccourcis audacieux qui ne sont permis qu'aux poètes. Mais, tandis que j'écris, mille images éparses de la vie de nos pères brillent et s'agitent à la fois dans mon imagination; j'en vois de terribles et j'en vois de charmantes. Je vois de sublimes artisans qui bâtissent des cathédrales et ne disent point leur nom; je vois des moines qui sont des sages, puisqu'ils vivent cachés, un livre à la main, in angello cum libello; je vois des théologiens qui poursuivent, à travers les subtilités de la scolastique, un idéal supérieur; je vois un roi et sa chevalerie conduits par une bergère. Enfin je vois partout les saintes choses du travail et de l'amour, je vois la ruche pleine d'abeilles et de rayons de miel. Je vois la France et je dis: Mes pères, soyez bénis; soyez bénis dans vos oeuvres qui ont préparé les nôtres, soyez bénis dans vos souffrances qui n'ont point été stériles, soyez bénis jusque dans les erreurs de votre courage et de votre simplicité. S'il est vrai, comme je le crois, que vous valiez moins que nous ne valons, je ne vous en louerai que davantage. On juge l'arbre à ses fruits. Puissions-nous mériter la même louange! Puisse-t-on dire un jour que nos enfants sont meilleurs que nous!
Il peut arriver que M. Leconte de Lisle montre, dans son discours, quelque dédain de la poésie de ces vieux âges. Or, dans ce cas, que j'ose prévoir, je lui représenterai respectueusement que cette poésie fut belle en sa fraîche nouveauté, quelle eut, à son heure, les formes et les couleurs si douces de la jeunesse, qu'alors elle aidait les hommes à supporter l'ennui de vivre, qu'elle donnait à chacun la petite part de beauté dont tous avaient besoin et qu'enfin ces vieilles chansons de geste sont des Iliades barbares. Après quoi je ne ferai pas difficulté de reconnaître qu'à la poésie des trouvères, et à celle des diseurs de lais et de fabliaux, je préfère la poésie moderne, celle de Lamartine, par exemple, et aussi celle de M. Leconte de Lisle.
On sera surpris, sans doute, que je rapproche ces deux noms. Car il est vrai que ce n'est point l'usage. Et il est vrai aussi que rien ne ressemble moins aux vers de Lamartine que les vers de Leconte de Lisle. Dans ceux-ci on admire un art incomparable. Des autres on a dit justement qu'on ne sait pas comment c'est fait. Leconte de Lisle veut tout devoir au talent. Lamartine ne demandait rien qu'au génie. Enfin les contrastes sont tels qu'il serait superflu et même ridicule de les marquer davantage. Pourtant je les admire l'un et l'autre bien sincèrement. Je le fais malgré moi, par plaisir et, comme dit la Fontaine, «pour que cela m'amuse»; mais n'y serais-je pas amené par une naturelle inclination, que je voudrais le faire encore par hygiène intellectuelle.
Cela me paraît un bon exercice pour l'esprit. Il me semble qu'on a moins de chances de se tromper tout à fait dans son admiration quand on admire des choses très diverses. Je puis l'avouer sans crainte, après l'avoir si peu caché: je suis sûr de très peu de choses en ce monde. Je ne parle que de ce monde, ayant de bonnes raisons pour ne rien dire des autres. Or, une des choses qui me semblent le plus échapper sur la terre à la certitude humaine, c'est la qualité d'un vers. J'en fais une affaire de goût et de sentiment. Je ne croirai jamais qu'il y ait rien d'absolu à cet égard. M. Leconte de Lisle le croit.
C'est d'ailleurs un sceptique. Il a sur le monde et la vie des idées très arrêtées. Sa philosophie, qui sut tant de fois, et avec une tristesse si magnifique, inspirer ses vers, est une philosophie pyrrhonienne dans laquelle il n'y a pas de place pour une seule affirmation. Je ne sais si je suis, puisque je ne sais pas ce que c'est qu'être, dit-il constamment. L'illusion m'enveloppe de toutes parts. La vie est un rêve, amusé par des images qui n'ont point de signification possible:
Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fin des apparences vaines.
Eh bien, ce philosophe qui nie si fermement l'absolu, qui croit que tout est relatif, que ce qui est bon pour l'un est mauvais pour l'autre, et qu'enfin les choses ne sont que ce qu'on les voit, ce même esprit change brusquement de manière de voir quand il s'agit de son art. Il ne sait s'il existe lui-même, mais il sait à n'en point douter, que ses vers existent absolument.
Il professe que les qualités des choses sont des apparences comme les choses elles-mêmes sont des illusions, mais il ne doute pas que telle rime ne soit bonne d'une absolue bonté. Il a de la poésie une conception dogmatique, religieuse, autocratique. Il déclare qu'un beau vers restera beau quand le soleil sera éteint et qu'il n'y aura plus d'hommes en qui cette beauté puisse encore se connaître. Il juge les plus vieux poèmes d'après des règles qu'il tient pour immuables et divines. Enfin, ce philosophe incrédule devient, quand il s'agit de son art, le fidèle et zélé croyant, le grand abbé, le pape que je vous montrais tout à l'heure dans l'attitude d'un éloquent et fanatique défenseur de l'orthodoxie du vers.
Et si vous croyez que je l'en blâme, si vous croyez que je prends plaisir, en faisant cette remarque, à relever les contradictions d'un esprit supérieur, vous me rendez peu de justice et devinez mal ma pensée. Je tiens au contraire cette inconséquence pour la chose la plus heureuse et la meilleure. Elle suffirait à prouver que l'auteur des Poèmes barbares est plus poète que philosophe, qu'il est poète d'instinct, de nature, poète avec plénitude, et que tout son être est poète. Il oublie tout, même ses raisons et sa raison, quand il s'agit de son art. Cela est heureux et excellent. J'ajouterai que cela est naturel. Quels que soient nos doutes philosophiques, nous sommes bien obligés d'agir dans la vie comme si nous ne doutions pas. Voyant une poutre lui tomber sur la tête, Pyrrhon se serait détourné, encore qu'il tint la poutre pour une vaine et inintelligible apparence. Il aurait craint naturellement de prendre du coup l'apparence d'un homme écrasé. Eh bien, pour M. Leconte de Lisle, l'action, ce sont les vers. Quand il pense, il doute. Dès qu'il agit, il croit. Il ne se demande pas alors si un beau vers est une illusion dans l'éternelle illusion, et si les images qu'il forme au moyen des mots et de leurs sons rentrent dans le sein de l'éternelle Maïa avant même d'en être sortis. Il ne raisonne plus; il croit, il voit, il sait. Il possède la foi et avec elle l'intolérance qui la suit de près.
On ne sort jamais de soi-même. C'est une vérité commune à tout le monde, mais qui paraît plus sensible dans certaines natures, dont l'originalité est nette et le caractère arrêté. La remarque est intéressante à faire à propos de l'oeuvre de M. Leconte de Lisle. Ce poète impersonnel, qui s'est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son oeuvre, comme Dieu de la création qui n'a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l'entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre secret, rêva d'exprimer celui du monde, qui a fait parler, les dieux, les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps en s'efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à tour, joyeux et fier de l'étrangeté de leur forme et de leur âme, Bhagavat, Cunacepa, Hypatie, Niobé, Tiphaine et Komor, Naboth, Qaïn[7], Néférou-ra, le barde de Temrah, Angantyr, Hialmar, Sigurd, Gudrune, Velléda, Nurmahal, Djihan-Ara, dom Guy, Mouça-el-Kébyr, Kenwarc'h, Mohâmed-ben-Amar-al-Mançour, l'abbé Hiéronymus, la Xiména, les pirates malais et le condor des Cordillères, et le jaguar des pampas, et le colibri des collines, et les chiens du Cap, et les requins de l'Atlantique, ce poète finalement ne peint que lui, ne montre que sa propre pensée, et, seul présent dans son oeuvre, ne révèle sous toutes ces formes qu'une chose: l'âme de Leconte de Lisle.
Mais c'est assez. Les plus grands n'ont pas fait davantage. Ils n'ont parlé que d'eux. Sous de faux noms, ils n'ont montré qu'eux-mêmes. L'historien d'Israël, le nouveau traducteur de la Bible, M. E. Ledrain, a dit un jour dans la Revue positive que M. Renan faisait son portrait dans toutes ses histoires et qu'il s'était représenté notamment, dans l'Antéchrist, sous les traits de Néron. M. Renan n'en reste pas moins le plus sage des hommes. Il faut entendre la proposition de M. Ledrain dans un sens tout à fait philosophique et esthétique. En ce sens, je répète que M. Leconte de Lisle s'est peint dans toutes ses figures et surtout dans son Qaïn. Et qu'est-ce en effet le Qaïn des Poèmes barbares, sinon un homme farouche, solitaire, timide, irrité, faible, parfois délicieusement attendri, mais cachant ses larmes sous un souci orgueilleux, un esprit violent, qui se représente la vie et les hommes avec une ample simplicité, qui raisonne avec une logique étroite mais sûre, un philosophe pessimiste pour qui Dieu est le principe du mal puisqu'il est le principe de la vie et que la vie est tout entière mauvaise, un artiste dédaigneux des nuances, sonore et abondant en images éclatantes, un poète?
Mais alors pourquoi, dira-t-on, pourquoi notre poète chercha-t-il si loin, dans le nord Scandinave et dans l'antique Asie, des formes et des couleurs. Pourquoi? Parce que sans doute ces couleurs et ces formes étaient les vêtements nécessaires de sa pensée et le vrai corps de son âme poétique. Y a-t-il donc du mal à se vêtir et à s'incarner de la sorte? N'est-ce pas plutôt un heureux instinct qui pousse le poète dans les pays lointains et dans les âges reculés? Il y trouve le mystère et l'étrangeté, dont il a tant besoin, car il n'y a de poésie que dans ce que nous ne connaissons pas. Il n'y a de poésie que dans le désir de l'impossible ou dans le regret de l'irréparable.
M. Leconte de Lisle a au plus haut degré le don du rythme et de l'image. Quand à l'émotion, il la possède sous la forme la plus noble et la plus haute: il est riche en émotions intellectuelles. Il nous trouble avec de pures pensées. Mais il y a pour le coeur de l'homme des émotions plus intimes et plus douces; et celles-là, quoi qu'on dise et quoi qu'il dise, ne sont pas absentes de son oeuvre. Je n'aurais pas grand'peine à prouver que parfois M. Leconte de Lisle est un élégiaque. Pour cela, je rappellerais le Manchy:
Tu t'en venais ainsi, par ces matins si doux.
De la montagne à la grand'messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
Au pas rythmé de tes Hindous.
Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers
Ô charme de mes premiers rêves.
Ces vers sont voisins de la jeunesse du poète. On en trouve l'écho pur et clair dans un poème tout récent, l'Illusion suprême.
Ô chère vision, toi qui répands encore,
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d'aurore
Au fond d'un coeur obscur et glacé désormais!
Les ans n'ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté;
Il te revoit avec tes yeux divins, et telle
Que tu lui souriais en un monde enchanté.
L'âme et la voix du poète ont gardé, après tant d'années, leur pureté première. Si M. Leconte de Lisle se montre surtout héroïque et descriptif, certains de ses vers, les plus beaux peut-être, trahissent un élégiaque timide et fier, un héroïque, un descriptif et un méditatif.
SUR LE QUAI MALAQUAIS
M. ALEXANDRE DUMAS ET SON DISCOURS
Jeudi, à quatre heures, comme nous sortions de l'Institut, un gai soleil de printemps éclairait les quais et leur noble horizon de pierre. Quelques nuages qui coulaient dans le ciel donnaient à la lumière du jour la mobilité charmante d'un sourire. Ce sourire s'arrêtait avec joie sur les chapeaux étincelants, sur les nuques dorées et sur les visages clairs des femmes. Mais il devenait moqueur en passant sur les livres poudreux étalés le long des parapets. Oh! comme il révélait ironiquement la vétusté misérable des bouquins, ce sourire dans lequel brillait l'éternelle jeunesse de la nature! Alors, tandis que s'écoulait la foule des lettrés et des mondaines, je m'abandonnai à des rêveries vagues et douces. Laissez-moi vous dire que je ne passe jamais sur ces quais sans éprouver un trouble, plein de joie et de tristesse, parce que j'y suis né, parce que j'y ai passé mon enfance et que les figures familières que j'y voyais autrefois sont maintenant à jamais évanouies. Je conte cela malgré moi, par habitude de dire seulement ce que je pense et ce à quoi je pense. On n'est pas tout à fait sincère sans être un peu ennuyeux. Mais j'ai l'espoir que, si je parle de moi, ceux qui m'écouteront ne penseront qu'à eux-mêmes. De la sorte, je les contenterai en me contentant. J'ai été élevé, sur ce quai, au milieu des livres, par des humbles et des simples dont je suis seul à garder le souvenir. Quand je n'existerai plus, ils seront comme s'ils n'avaient jamais été. Mon âme est toute pleine de leurs reliques. Ces pieux restes, dont elle est sanctifiée, font des miracles. À ce signe, je reconnais que ceux-là que j'ai perdus furent de saintes gens. Leur vie était obscure, leur âme était naïve. Leur souvenir m'inspire la joie du renoncement et l'amour de la paix. Un seul des vieux témoins de mon enfance mène encore sur le quai sa pauvre vie. Il n'était ni des plus intimes ni des plus chers. Pourtant, je le revois toujours avec plaisir. C'est le pauvre bouquiniste que voici se chauffant devant ses boîtes à ce clair soleil de printemps. Il est devenu tout petit avec l'âge. Chaque année il diminue, et son pauvre étalage se fait aussi plus mince et plus léger chaque année. Si la mort oublie quelque temps encore mon vieil ami, un coup de vent l'emportera un jour avec les derniers feuillets de ses bouquins et les grains d'avoine que les chevaux de la station, paissant à son côté, laissent échapper de leur musette grise. En attendant, il est presque heureux. S'il est pauvre, c'est sans y penser. Il ne vend pas ses livres, mais il les lit. Il est artiste et philosophe.
Quand il fait beau, il goûte la douceur de vivre en plein air. Il s'installe sur l'extrémité d'un banc avec un pot de colle et un pinceau, et, tout en réparant ses bouquins disloqués, il médite sur l'immortalité de l'âme. Il s'intéresse à la politique, et ne manque guère, s'il rencontre un client sûr, de lui faire la critique du régime actuel! Il est aristocrate et même oligarque. L'habitude de voir devant lui, de l'autre côté de la Seine, le palais des Tuileries, lui a inculqué une sorte de familiarité à l'égard des souverains. Sous l'Empire, il jugeait Napoléon III avec la sévérité d'un voisin à qui rien n'échappe. Maintenant encore, il explique, par la conduite du gouvernement, les vicissitudes de son commerce. Je ne me dissimule pas que mon vieil ami est un peu frondeur.
Il m'aborde et me dit, en homme qui a lu son journal du matin:
—Vous venez de l'Académie. Ces jeunes gens ont-ils bien parlé de M.
Hugo?
Puis, clignant de l'oeil il me coule ce mot à l'oreille:
—Un peu démagogue, monsieur Hugo!
C'est ainsi que mon ami le bouquiniste ramena ma pensée sur la séance académique où M. Leconte de Lisle et M. Alexandre Dumas ont prédit tous deux l'immortalité à Victor Hugo. Mais, tandis que l'auteur des Poèmes barbares expédiait tout d'un bloc aux âges à venir les oeuvres complètes du maître, le philosophe du théâtre donnait à entendre que la postérité ferait un choix sévère.
Il a prononcé un excellent discours, M. Alexandre Dumas, et je n'en suis pas surpris. Cet homme est doué pour parler au monde. Il pense et il dit ce qu'il pense. En cela, il est à peu près unique, du moins dans les lettres. On retrouve dans sa réponse à M. Leconte de Lisle cette absolue sincérité et cette expérience des choses qui donnent tant d'autorité à sa parole. Il a rendu à Victor Hugo, à Lamartine et à Musset ce qui leur était dû. Et, près d'achever son honnête et forte harangue, il s'est demandé ce qu'il allait maintenant advenir de l'oeuvre du plus laborieux de ces trois poètes.
«Il en adviendra, a-t-il répondu à sa propre question, ce qu'il advient de toutes les oeuvres de l'esprit humain. Le temps ne fera pas plus d'exception pour celles-là que pour les autres; il respectera et affirmera ce qui sera solide; il réduira en poussière ce qui ne le sera pas. Tout ce qui est de pure sonorité s'évanouira dans l'air; ce qui est fait pour le bruit est fait pour le vent. Mais il ne m'appartient pas de préparer ici le travail de la postérité. Il n'y a, d'ailleurs, à l'influencer ni pour ni contre; elle sait son métier de postérité; elle a le sens mystérieux et implacable des conclusions infaillibles et définitives.»
C'est sur ce point que je me permettrai de présenter à l'écrivain que j'admire infiniment quelques observations humbles mais fermes. Je crois que la postérité n'est pas infaillible dans ses conclusions. Et la raison que j'ai de le croire, c'est que la postérité, c'est moi, c'est nous, c'est des hommes. Nous sommes la postérité pour une longue suite d'oeuvres que nous connaissons fort mal. La postérité a perdu les trois quarts des oeuvres de l'antiquité; elle a laissé corrompre effroyablement ce qui reste. M. Leconte de Lisle nous parlait jeudi avec une noble admiration d'Eschyle; mais il n'y a pas dans le texte du Prométhée qui nous est parvenu deux cents vers qui ne soient altérés. La postérité des Grecs et des Latins a gardé peu de chose, et, dans le peu qu'elle a gardé, il se trouve des ouvrages détestables, qui n'en sont pas moins immortels. Varius était, dit-on, l'égal de Virgile. Il a péri. Élien était un imbécile; il dure. Voilà la postérité! On me dira qu'elle était barbare en ce temps-là et que c'est la faute des moines. Mais qui nous assure que nous n'aurons pas, nous aussi, une postérité barbare? Savons-nous dans quelles mains passera l'héritage intellectuel que nous léguons à l'avenir! À supposer, d'ailleurs, que ceux qui viendront après nous soient plus intelligents que nous-mêmes, ce qui n'est pas impossible, est-ce une raison pour proclamer d'avance leur infaillibilité? Nous savons par expérience que, même dans les âges de haute culture, la postérité n'est pas toujours équitable. Il est certain qu'elle n'a point de règles fixes, point de méthodes sûres pour juger les actions. Comment en aurait-elle pour juger l'art et la pensée? Madame Roland, qui fit d'assez mauvaise politique, mais qui avait le coeur d'une héroïne, écrivit des mémoires dans la prison d'où elle ne devait sortir—elle le savait—que pour monter sur l'échafaud. Elle traça de sa main virile sur la première page du cahier ces mots: Appel à l'impartiale postérité. La postérité ne lui a encore répondu, après un siècle, que par un murmure contradictoire de louanges et de réprobation. La muse des Girondins était bien naïve de croire à notre sagesse et à notre équité. Je ne sais si le roi Macbeth eut, en son temps, une pareille illusion. En ce cas, il aurait été bien trompé. C'était, en réalité, un excellent roi, habile et probe. Il enrichit l'Écosse en y favorisant le commerce et l'industrie. Le chroniqueur nous le montre comme un prince pacifique, le roi des villes, l'ami des bourgeois. Les clans le haïssaient parce qu'il était bon justicier. Il n'assassina personne. On sait ce que la légende et le génie ont fait de sa mémoire.
Loin d'être infaillible, la postérité a toutes les chances de se tromper. Elle est ignorante et indifférente. Je vois passer en ce moment sur le quai Malaquais la postérité de Corneille et de Voltaire. Elle se promène, égayée par le soleil d'avril. Elle va, la voilette sur le nez ou le cigare aux lèvres, et je vous assure qu'elle se soucie infiniment peu de Voltaire et de Corneille. La faim et l'amour l'occupent assez. Elle pense à ses affaires, à ses plaisirs, et laisse aux savants le soin de juger les grands morts. Je distingue précisément parmi cette postérité qui sort de l'Institut un joli visage coiffé d'un chapeau couleur du temps. C'est celui d'une jeune femme qui me demandait, un soir de cet hiver, à quoi servaient les poètes. Je lui répondis qu'ils nous aidaient à aimer; mais elle m'assura qu'on aimait fort bien sans eux. La vérité est que les professeurs et les savants forment à eux seuls toute la postérité. Ce sont donc les savants que vous croyez infaillibles. Mais non, car vous savez bien que la poésie et l'art ne relèvent que du sentiment, que la science ne connaît point la beauté et qu'un vers tombé aux mains d'un philologue est comme une fleur entre les doigts d'un botaniste.
Ah! certes, les conclusions de la postérité ne sont point infaillibles; elles dépendent beaucoup du hasard. J'ajouterai qu'elles ne sont jamais définitives, quoi qu'en ait dit M. Alexandre Dumas.
Et comment le seraient-elles, puisque la postérité n'est jamais close et que les générations nouvelles remettent sans cesse en question ce qui a été précédemment jugé?
Le dix-septième siècle a condamné Ronsard; le dix-huitième siècle a confirmé ce jugement; le dix-neuvième l'a cassé. Qui sait comment jugera le vingtième? Dante et Shakespeare furent méprisés pendant longtemps avant d'être admirés comme ils le sont aujourd'hui. Racine fut outragé après un siècle de gloire. Il ne l'est plus. Mais la langue change vite; il faut déjà être un lettré pour bien comprendre les vers de Phèdre et d'Athalie.
J'ai entendu un excellent poète reprocher à Racine des impropriétés d'expression. Il ne voulait pas convenir que la langue eût changé depuis deux siècles, afin, peut-être, de ne pas s'avouer qu'elle changerait encore, et cette fois à son préjudice. Corneille et Molière lui-même sont mal compris; les comédiens qui les jouent y font à chaque instant des contresens. On parle communément de Rabelais, mais comme de la reine Berthe, sans savoir le moins du monde ce que c'est. Il y a des gloires qui s'éteignent. Celle du Tasse est mourante. Du Bartas fut, de son vivant, plus célèbre que Ronsard. Qui nous assure que sa gloire ne renaîtra pas? Goethe le considérait comme le plus grand des poètes français, et nos jeunes symbolistes l'aiment beaucoup. Il y a vingt ans, Lamartine était déjà abandonné, tandis que Musset restait l'objet d'une ferveur qui s'est peu à peu refroidie. Tous deux retrouvent aujourd'hui des fidèles. Ainsi la postérité ballotte les épaves du génie.
Victor Hugo gardera-t-il mort la place qu'il a occupée vivant? M. Alexandre Dumas est sage d'en douter. Il est sage aussi de ne pas faire d'avance la part de la destruction. Quel jugement l'avenir portera-t-il sur Victor Hugo? C'est ce que personne n'est en état de deviner. Nous ne pouvons savoir ce que pensera la postérité, puisque nous ne savons ce qu'elle sera. Il est vain de vouer les gloires contemporaines soit à l'immortalité, soit à l'oubli.
On peut dire seulement que la gloire du poète dont on a mené hier la dernière pompe funèbre traverse un moment difficile et critique. L'enthousiasme, lassé par un excessif effort de quinze années, retombe. Certaines illusions se dissipent. On croyait qu'un si grand poète avait pensé davantage.
Il faut bien reconnaître qu'il a remué plus de mots que d'idées. C'est une souffrance que de découvrir qu'il donna pour la plus haute philosophie un amas de rêveries banales et incohérentes. Enfin on est attristé, en même temps qu'effrayé, de ne pas rencontrer dans son oeuvre énorme, au milieu de tant de monstres, une seule figure humaine.
Les Grecs l'ont dit: l'homme est la mesure de toutes choses. Victor Hugo est démesuré parce qu'il n'est pas humain. Le secret des âmes ne lui fut jamais entièrement révélé. Il n'était pas fait pour comprendre et pour aimer. Il le sentit d'instinct. C'est pourquoi il voulut étonner; il en eut longtemps la puissance. Mais peut-on étonner toujours? Il vécut ivre de sons et de couleurs, et il en soûla le monde. Tout son génie est là: c'est un grand visionnaire et un incomparable artiste. C'est beaucoup. Ce n'est pas tout.
Quant à la postérité, elle sera ce qu'elle pourra; elle aimera ce qu'elle voudra. C'est une grande duperie de travailler pour elle. Elle garde peu de chose de tout ce qu'on lui envoie, et elle préfère souvent un ouvrage de circonstance aux oeuvres qu'on lui destinait spécialement. Loin de l'en blâmer, je l'en loue de tout mon coeur. Peut-être, après tout, saura-t-elle à la longue son métier aussi bien que le dit M. Alexandre Dumas. Mais, s'il n'arrive pas quelque catastrophe qui détruise les bibliothèques, un jour viendra où elle sera terriblement encombrée, et il n'est pas impossible que, ce jour-là, elle prenne en dégoût tout le papier noirci que nous lui préparons. J'éprouve moi-même, à vrai dire, quelque pressentiment de ce dégoût en voyant poudroyer au soleil les boîtes de bouquins de mon vieil ami.
L'HYPNOTISME DANS LA LITTÉRATURE
MARFA
Marfa, le Palimpseste, par Gilbert-Augustin Thierry, 1 vol. in-18.
On a beau être raisonnable et n'aimer que le vrai, il y a des heures où la réalité commune ne vous contente plus et où l'on voudrait sortir de la nature. Nous savons bien que c'est impossible, mais nous ne le souhaitons pas moins. Les désirs les plus irréalisables ne sont-ils pas les plus ardents? Sans doute—et c'est notre grand mal—nous ne pouvons sortir de nous-mêmes. Nous sommes condamnés irrévocablement à voir les choses se refléter en nous avec une morne et désolante monotonie. C'est pour cela même que nous avons soif de l'inconnu et que nous aspirons à ce qui est au delà. Il nous faut du nouveau. On nous dit: «Que voulez-vous?» Et nous répondons: «Je veux autre chose.» Ce que nous touchons, ce que nous voyons n'est plus rien: nous sommes attirés par l'intangible et l'invisible. Pourquoi s'en défendre? N'est-ce pas là un naturel et légitime sentiment. C'est peu de chose que l'univers sensible, oui, peu de chose, puisque chacun de nous le contient en soi. Sans manquer de respect à la physique et à la chimie, on peut deviner qu'elles ne sont rien à côté de l'ultra-physique et de l'ultra-chimie, que nous ne connaissons pas. Oh! comme j'admire M. William Crookes et comme je l'envie! C'est un savant et c'est un poète. Il étudia les propriétés du spectre solaire et du spectre terrestre, il imagina d'ingénieux appareils pour mesurer et, si j'ose dire, pour peser la lumière; il photographia la lune, il trouva un métal, il crut même trouver une apparence nouvelle des choses, un quatrième état de la matière, qu'il nomma l'état radiant. Pourtant il était triste; il sentait douloureusement tout ce qu'il y a de médiocre et de pitoyable à n'être qu'un homme: il souffrait de cet ennui commun, a-t-on dit, à toute créature bien née. Il soupirait après un idéal sans nom. Il poursuivait un rêve. Ce rêve était impossible à réaliser. Et il le réalisa. Il vit un esprit, il le toucha, il le nomma Katie King et il l'aima. Oui, M. William Crookes, membre de la Société royale de Londres, vécut pendant six mois dans le commerce d'un fantôme délicieux. Il entretint des relations intimes et pleines de respect avec une jeune personne d'une essence mystérieuse, qui joignait au charme féminin la majesté de la mort. Il aima un démon qui, paraissant à son appel, agitait pour lui les parfums de sa chevelure blonde et lui faisait sentir à travers sa tiède poitrine les battements de son coeur angélique. Le doux démon consentit à être photographié par son terrestre et savant ami, qui obtint quarante-quatre clichés. À en juger par le portrait que j'ai sous les yeux, l'esprit de Katie King savait s'envelopper d'une forme charmante. On ne peut qu'admirer l'expression intelligente et triste de son jeune visage, la grâce de sa joue ronde et pure, la chasteté de ses draperies blanches. Encore M. William Crookes nous apprend il que cela n'est rien auprès de ce qu'il a vu, entendu et touché, et que Katie King était incomparablement plus belle que l'image qui nous en reste. «La photographie peut, dit-il, donner un dessin de sa pose; mais comment pourrait-elle reproduire la pureté brillante de son teint ou l'expression sans cesse changeante de ses traits si mobiles, tantôt voilés de tristesse, lorsqu'elle racontait quelque amer événement de sa vie passée, tantôt souriant avec toute l'innocence d'une jeune fille, lorsqu'elle avait réuni mes enfants autour d'elle et qu'elle les amusait en leur racontant des épisodes de ses aventures dans l'Inde. Autour d'elle, elle créait une atmosphère de vie. Ses yeux semblaient rendre l'air lui-même plus brillant; ils étaient si doux, si beaux et si pleins de tout ce que nous pouvons imaginer des cieux; sa présence subjuguait à tel point, que vous n'auriez pas trouvé que ce fût de l'idolâtrie de se mettre à ses genoux.» On a raillé ce généreux Crookes; on l'a plaint d'être le jouet de quelque petite effrontée. Pour moi, je le proclame heureux, et je l'admire moins pour avoir découvert le thallium et construit le radiomètre que pour avoir su voir Katie King.
Tous tant que nous sommes, nous voudrions bien évoquer aussi Katie King. J'avoue que j'en meurs d'envie. Nous ne pouvons pas. Et, pour nous consoler, nous nous disons que, si nous ne la voyons pas, c'est parce que nous avons trop de bon sens; mais nous nous flattons; c'est en réalité parce que nous n'avons pas assez d'imagination. C'est faute d'espérance et de foi, c'est faute de vertu. Aussi suis-je infiniment reconnaissant aux artistes prestigieux, aux menteurs bienfaisants qui, par la magie de leur art, me font croire que j'ai entrevu un pan de la robe blanche, un pli du sourire, un éclair de l'oeil de l'éternelle Katie King que je poursuis sans cesse et qui me fuit toujours.
Il y a des esprits qui habitent naturellement les confins mystérieux de la nature. Ils ont pour mission de nous montrer des prodiges. Leur tâche est devenue bien difficile aujourd'hui. Elle était facile dans le monde romain, au temps des premiers césars. Alors les prodiges de l'Inde, les enchantements de la Thessalie, les merveilles de l'Afrique, mère féconde des monstres, les pratiques italiotes du néo-pythagorisme se mêlaient, se confondaient. Il s'en dégageait une sorte de vapeur bizarre qui, étendue sur le monde, voilait et déformait toute la nature. Les esprits étaient encore soumis à une culture savante. Mais des connaissances variées et une intelligence subtile ne servaient qu'à imaginer des impossibilités et à multiplier les superstitions. De toutes parts, aux oreilles, aux yeux troublés, se manifestaient des mystères, des oracles, des oeuvres de magie. Les sophistes, les rhéteurs, avidement écoutés, entretenaient le délire des esprits. Tous leurs discours, comme il a été dit de ceux de Dion, répandaient un parfum semblable à l'odeur qui s'exhale des temples.
L'Âne d'or d'Apulée nous est parvenu comme un témoignage de ce délire. Le malheur est qu'il a perdu sa puissance magique. Il ne touche plus que notre curiosité. Il fut merveilleux; il est devenu absurde et nous n'y croyons pas. Nous ne croyons pas non plus aux diableries dont le moyen âge était plein. Les moines vécurent jusqu'au quinzième siècle dans un sortilège perpétuel. Ils assistaient à des miracles simples et naïfs, mais qui du moins rompaient la lourde monotonie de leur existence. Ils voyaient les lampes du sanctuaire se rallumer d'elles-mêmes, et les rameaux de l'églantier enlacer, en une nuit, les tombes des époux restés vierges. Je ne vois que le dix-septième siècle français et cartésien qui se soit passé volontiers et sans peine de tout merveilleux. La raison dominait alors les esprits. Elle les domina encore au temps de Voltaire. Mais bientôt elle parut sèche, et les années qui précédèrent la Révolution virent renaître de toutes parts des prodiges. La religion n'en produisait plus; la science en enfanta.
C'est une grande erreur de croire que la superstition est exclusivement religieuse. Il y a des temps où elle devient laïque. Si la science un jour règne seule, les hommes crédules n'auront plus que des crédulités scientifiques. N'oublions pas que ce sont des philosophes qui ont fait la fortune des Saint-Germain et des Cagliostro. Un de leurs adeptes, le baron de Gleichen, confesse bien joliment dans ses Souvenirs le plaisir qu'il avait d'être trompé par ces vendeurs de songes et le regret qu'il éprouva quand il ne lui fut pas possible de s'abuser davantage. «Le penchant pour le merveilleux, dit-il, inné à tous les hommes en général, mon goût particulier pour les impossibilités, l'inquiétude de mon scepticisme habituel, mon mépris pour ce que nous savons et mon respect pour ce que nous ignorons, voilà les mobiles qui m'ont engagé à voyager durant une grande partie de ma vie dans les espaces imaginaires. Aucun de mes voyages ne m'a fait autant de plaisir; j'ai été absent pendant des années et suis très fâché de devoir maintenant rester chez moi.»
Pendant que le bon Gleichen, vieilli et attristé, les pieds sur les chenets, rassemblait ses anciens rêves, faute d'en pouvoir former de nouveaux, la pauvre humanité courait après d'autres chimères et le spiritisme naissait. Je suis comme le baron de Gleichen: je veux qu'on m'amuse et je crois qu'il n'y a pas de bonheur sans illusion. Mais le spiritisme met, en vérité, trop peu d'art à nous séduire. Il nous fait converser avec les morts dans des entretiens si plats, qu'on en sort plus dégoûté encore de l'autre monde que de celui-ci. Passe encore pour saint Louis, qui, logé dans une table, répondit aux questions du médium comme un ignorant. Il ne connaissait ni la reine Blanche, ni le pont de Taillebourg, ni Damiette, ni les Quinze-Vingts, ni la Sainte-Chapelle, ni Étienne Boileau, ni Charles d'Anjou, ni Joinville, ni Tunis, ni rien. Jamais pied de table n'avait étalé une si sotte ignorance. Pourtant le guéridon se donnait pour l'esprit de Saint-Louis et n'en démordait pas. Le médium en demeurait stupide. Enfin, se frappant le front: «Tout s'explique, s'écria-t-il; c'est saint Louis de Gonzague!—C'était saint Louis de Gonzague. J'admets l'explication. Mais j'ai lu des dictées spirites de Bossuet qui étaient aussi dans l'esprit de saint Louis de Gonzague. Et cela ne s'explique pas. Quant à Katie King, je l'attends encore. On ne manquera pas de vous dire que le spiritisme est remplacé par l'occultisme et qu'une sonnette invisible tinte sur la tête de madame Blavatsky, ce qui est en effet merveilleux, je le sais, et que les cigarettes de madame Blavatsky font des miracles, et que madame de Blavatsky est en correspondance avec un mage nommé Kout-Houmi, qui possède une science surnaturelle et qui rend aux dames les broches qu'elles ont perdues. C'est précisément ce sage Kout-Houmi qui me gâte l'occultisme. Ne s'est-il pas avisé, lui qui sait tout, de copier sans le dire, dans une de ses lettres magiques, une conférence faite à Lake-Pleasant, le 15 août 1880, par un journaliste américain nommé Kiddle? Kiddle s'en plaignit amèrement, et Kout-Houmi répondit à ces plaintes qu'un sage pouvait bien oublier une paire de guillemets. J'admire la sérénité de cette réponse, mais le doute s'est glissé malgré moi dans mon coeur et il ne m'est plus possible de croire en Kout-Houmi. La vérité est que le monde inconnu, c'est, non pas aux magiciens et aux spirites, mais aux romanciers et aux poètes qu'il faut en demander le chemin. Eux seuls possèdent l'aiguille aimantée qui se tourne vers le pôle enchanté; eux seuls ont la clef d'or du palais des rêves. Et, puisque nous avons besoin de magies et d'évocations, c'est à de nouveaux Apulées, c'est aux Hoffmann et aux Edgar Poë que nous demanderons l'initiation aux mystères. Les poètes, du moins, ne trompent pas, puisqu'on sait qu'ils mentent, et puisqu'ils ne mentent que par générosité.
M. Gilbert-Augustin Thierry doit être compté au premier rang parmi les esprits doués du sens des choses étranges et mystérieuses. Neveu de l'illustre aveugle qui, comme Homère et Milton, sut voir tant de choses, fils d'Amédée Thierry, qui poussa si loin, dans ses Récits de l'histoire romaine, l'art de la composition historique, l'écrivain qui m'a inspiré les réflexions déjà trop longues qu'on vient de lire, reçut dès l'enfance la forte éducation qui devait le faire historien, si l'imagination ne l'avait pas emporté dans d'autres voies. Il débuta avec autorité par un roman qui présente l'étude d'une maladie mentale dans un milieu historique, l'Aventure d'une âme en peine. Plus récemment M. Gilbert-Augustin Thierry donna le Capitaine sans façon, tableau vigoureux d'une insurrection de paysans du bas Maine en 1813. Mais déjà il avait composé deux histoires «de morts et de vivants», la Rédemption de Larmor et Rediviva. Déjà il était emporté dans ce monde mystérieux où le bon Gleichen passa le meilleur de sa vie. Marfa, qui paraît aujourd'hui, marque le troisième pas dans cette voie. Ce roman ou, pour mieux dire, cette nouvelle, qui forme à elle seule un volume, a été insérée tout récemment dans la Revue des Deux Mondes, sous un titre qui ne subsiste dans le livre que comme sous-titre, le Palimpseste. L'éditeur a craint avec raison que ce mot de palimpseste ne parlât pas à l'imagination des lectrices aussi vivement qu'à celle des lettrés et des savants, à qui ce terme rappelle, si je puis le dire, des émotions intellectuelles d'une vivacité presque dramatique. On nomme palimpsestes comme chacun sait, les manuscrits d'auteurs anciens que les copistes du moyen âge ont effacés puis recouverts d'une seconde écriture, sous laquelle on peut faire reparaître parfois les premiers caractères. Le palimpseste a donc par lui-même l'attrait du mystère; il cache un secret. Ce sont les chimistes du commencement de ce siècle qui ont trouvé les réactifs propres à faire revivre le texte primitif sur le parchemin lavé par les moines au lait de chaux. Mais déjà les humanistes, lors de la Renaissance, tentaient de lire l'écriture effacée des palimpsestes. Ils y mettaient, à défaut de science et de méthode, une amoureuse ardeur. Michelet a retracé avec beaucoup de poésie l'émotion et la tristesse de ces déchiffrements inspirés par tant de piété et si vainement essayés.
«Chaque fois, a-t-il dit, que l'on découvrait sous quelque antienne insipide un mot des grands auteurs perdus, on maudissait cent fois ce crime, ce vol fait à l'esprit humain, cette diminution irréparable de son patrimoine. Souvent la ligne commencée mettait sur la voie d'une découverte, d'une idée qui semblait féconde; on croyait saisir de profil la fuyante nymphe; on y attachait les yeux, mais en vain; l'objet désiré rentrait obstinément dans l'ombre; l'Eurydice ressuscitée retombait au sombre royaume et s'y perdait pour toujours.»
Aujourd'hui, la nymphe, l'Eurydice revit sous de puissants réactifs, ou du moins on retrouve quelques lambeaux de son corps; car les moines non seulement grattaient les manuscrits grecs et latins, mais encore ils les dépeçaient et ils en éparpillaient les feuilles. Le Palimpseste que M. Gilbert-Augustin Thierry nous fait connaître est un psautier du Xe siècle, en minuscules carolines, incomplet et tronqué, ne comprenant que les psaumes 114, 119, 120, 129, 137 et 145, qui sont ceux de l'office des morts. M. Stéphane Cheraval, archiviste paléographe, a reçu du gouvernement français la mission de le rechercher et de l'acquérir pour le compte de l'État. Et quel texte se cache sous ces carolines que M. Léopold Delisle contemplerait avec ravissement? Un texte en caractères de la belle époque, la Milésienne de Lucius de Patras, «ce chef-d'oeuvre disparu, dont l'Âne d'or d'Apulée n'est qu'une copie si misérable… cette oeuvre étrange et merveilleuse—le livre des morts—qui ravit d'admiration et frappa d'épouvante le monde oriental du IIe siècle». (Marfa, pages 29 et 189.) C'est au château de Doremont, (Haute-Saône), dans la bibliothèque du feu prince Volkine, que M. Stéphane Cheraval découvre ce vénérable codex, cette gemme non pareille de l'écrin paléographique, ce trésor qu'il faudrait confier tout de suite au grand helléniste Henri Weil. Si la nouvelle de M. Gilbert-Augustin Thierry contenait pour tout drame la découverte inattendue et la perte définitive de la Milésienne de Patras, le public s'y plairait sans doute beaucoup moins que je ne fais; mais M. Stéphane Cheraval ne trouve pas seulement un manuscrit à Doremont, il y rencontre aussi la princesse Volkine, une jeune serve que le vieux prince, bibliophile et nihiliste, avait épousée dans sa vieillesse et instituée héritière de son nom et de ses biens. «Mignonne, petite et frêle avec des cheveux très blonds, des yeux très noirs, une peau très blanche, cette femme n'était pourtant pas jolie. Un front bombé, des lèvres épaisses, un nez trop court la faisaient presque laide. Mais sa laideur rayonnait de beauté, de cette beauté dont Dieu illumine toute créature ici-bas quand elle aime et qu'elle se sent aimée» (p. 37). Marfa, en effet, aime et elle est aimée. Lucien de Hurecourt, fils d'un juge de paix franc-comtois, l'a aimée jusqu'au crime. Étant consul de France à Kherson, il a tué le mari, le vieux prince, par une nuit de neige, dans un traîneau et il l'a jeté aux loups qui poursuivaient l'attelage. C'est de cette situation que jaillit un drame étrange, puissant et si neuf qu'il était impossible de le concevoir il y a seulement cinq ans. Volkine, frappé par Lucien d'une balle de revolver, n'est pas mort sans parler. Il s'est accroché tout sanglant au meurtrier, il l'a saisi de ses deux mains; l'une s'est portée sur le front, l'autre a serré la nuque, et il a dit: «Tu n'épouseras point Marfa! Le jour de vos noces, toi-même, tu raconteras tout aux juges de ton pays. Je veux…» Puis il est tombé. Or, ce mourant qui parlait ainsi, ce vieillard énergique, savant, bizarre mystérieux, était, en physiologie, un disciple du docteur Charcot et de l'école de Nancy. Il pratiquait l'hypnotisme et connaissait sa propre puissance suggestive; il savait que son meurtrier était, au contraire, un sujet nerveux, sensible, faible et facile à hypnotiser. Il était sûr, par conséquent, que ce qu'il avait voulu s'accomplirait et qu'il serait vengé.
Il laissait, d'ailleurs, auprès de Marfa un être extraordinaire, capable de seconder inconsciemment son action suggestive. C'était un pope, de la secte des Silipovetz, «volontaires expiateurs des crimes de la terre, disciples toujours sanglants de l'agneau égorgé» (p. 65), qui enseignent que Jésus, en voulant mourir sur la croix, donna l'exemple salutaire du suicide. Celui-là, nommé Popof, suivait partout la jeune princesse Volkine, qui le considérait comme un saint. Il allait, sa robe de pope en haillons, rampant dans la poussière et se meurtrissant le visage aux cailloux des routes.
La suggestion imposée par le vieux Volkine eut son effet, sous les yeux de M. Stéphane Cheraval, le jour même que Lucien et Marfa avaient fixé pour leurs noces. Lucien alla chercher le juge d'instruction du ressort, le pria d'être son témoin, le mena devant un autel de fleurs élevé la veille par le prêtre de l'expiation et de la mort volontaire, et, là, il fit, sous l'empire de l'hypnose, l'aveu de son crime. Quand il eut achevé, Popof donna, avec une joie religieuse, du poison à Lucien et à Marfa, pour qui Lucien avait péché. Sûr alors de leur félicité, il songea à son propre salut et se pendit. Le palimpseste disparut dans cette catastrophe.
Je n'ai pas analysé la nouvelle de M. Gilbert-Augustin Thierry, j'en ai seulement indiqué la donnée sans faire pressentir suffisamment la solidité avec laquelle elle est construite et l'impression de terreur qu'elle produit. Je la signale comme une oeuvre originale et forte.
Elle est d'ordre extranaturel et répond au sentiment du merveilleux qui est inné en nous, et que ni l'esprit scientifique ni les spéculations métaphysiques ne détruisent entièrement. Pourtant, elle ne choque aucune de nos idées modernes, n'est en contradiction absolue avec aucune de nos doctrines. Loin d'être en désaccord avec la science, elle semble s'appuyer sur elle. L'auteur s'est hardiment porté, pour l'établir, sur les travaux avancés de la physiologie. J'ignore si ces points stratégiques seront un jour abandonnés ou définitivement conquis. De hardis neurologistes les défendent actuellement. Cela suffit à la vraisemblance et partant à l'intérêt du récit de M. Gilbert-Augustin Thierry. Je n'en conclus pas que tous les faits qu'il expose soient possibles. Loin de là. Le docteur Brouardel a écrit pour l'excellent livre du docteur Gilles de la Tourette sur l'Hypnotisme une préface dans laquelle je lis quelques lignes qui pourraient bien s'appliquer à Marfa, le Palimpseste. «Encouragés par les littérateurs, certains médecins, dit M. Brouardel, ont trop oublié les règles essentielles de la critique scientifique. Ils se sont laissé entraîner à répéter, devant des juges incompétents, les phénomènes de l'hypnotisme, de la catalepsie, du somnambulisme; les suggestions les plus bizarres. Les littérateurs, conviés à de pareils spectacles, ont accepté pour vrai ce que leur disait ou montrait un médecin de bonne foi en qui ils devaient avoir confiance, et ils ont versé dans leur écrits, en les embellissant par leur imagination, toutes les singularités dont ils avaient été les témoins.» Ce pourrait bien être le cas de l'auteur de Marfa. Après tout, qu'importe? Ce que M. Gilbert-Augustin Thierry demandait à la science, c'était non des vérités, mais des apparences, des ombres, des fantômes de vérités. S'il avait fait une histoire scientifique, il n'aurait pas fait une histoire merveilleuse, et ce serait dommage.
Il est une autre question que soulève la lecture de Marfa; celle-là, très importante, ne saurait être traitée convenablement en quelques lignes. Je me contenterai de l'indiquer. Les doctrines nouvelles de l'hérédité morale et de la suggestion par l'hypnose n'ont pas laissé intact le vieux dogme de la liberté humaine. En cela, elles ont atteint la morale traditionnelle et causé quelque inquiétude au philosophe comme au légiste. Peut-on, par contre, dégager de la science nouvelle une nouvelle morale? M. Gilbert-Augustin Thierry le croit, il ne le prouve pas. Il a visé haut et voulu aborder de grands problèmes scientifiques et moraux. Il a réussi du moins à faire une oeuvre d'art d'un ordre supérieur, un beau conte. C'était là l'essentiel. Le reste lui sera peut-être donné par surcroît; car il y a dans un beau conte d'abord ce que l'auteur y a mis et ensuite ce que le lecteur y ajoute.
LE PRINCE DE BISMARCK
Le Prince de Bismarck, sa vie et son oeuvre, par madame Marie Dronsart, 1 vol. in-18, Calmann Lévy, éditeur.
Ce matin, à six heures, le ciel est sombre. Tandis qu'une lourde pluie, lancée par le vent, sonne la charge contre les vitres, la tempête souffle dans les cheminées comme dans d'énormes flûtes mélancoliques, et courbe sur l'avenue un grand peuplier qui semble ainsi l'arc de Nemrod. Les jeunes feuilles des tilleuls ont froid et n'osent s'ouvrir. Les oiseaux se taisent. À vrai dire, c'est un temps qui convient à mes pensées. J'ai dévoré hier une biographie du prince de Bismarck, écrite avec beaucoup de talent par Mme Marie Dronsart; j'en reste oppressé, et voici que j'ai dans l'âme autant de souffles et de nuées qu'en chasse devant moi le ciel agité. Otto de Bismarck! Quel homme! quelle destinée!
Il est né, on le sait, au coeur de la Prusse, sur cette vaste plaine de sable où règnent de rudes et longs hivers, et qui nourrit de sombres forêts. Il est junker, c'est-à-dire gentilhomme campagnard, issu d'une longue lignée de cavaliers, grands chasseurs, grands buveurs, fortes têtes. L'un d'eux, Rulo, fut excommunié en 1309 pour avoir ouvert une école laïque. Le fils de celui-là fut un grand politique. On grava sur sa tombe cette simple épitaphe: Nicolaus de Bismarck, miles. Soldats, ils le sont tous. Ils sont cuirassiers, dragons, carabiniers. Au reste, aussi aptes à négocier qu'à se battre. Avec une main de fer, ils ont l'esprit délié. Ils sont violents et rusés. Ce double caractère se retrouve dans le plus grand d'entre eux. Otto de Bismarck montra dès la jeunesse un esprit indomptable. Envoyé par son père en 1832 à l'Université de Goettingue, il n'était pas arrivé depuis vingt-quatre heures qu'il avait déjà fait mille extravagances. Cité devant le recteur, il se présenta dans un costume désordonné, en compagnie d'un dogue féroce et démuselé. À Berlin, où il alla ensuite, il n'entendit aucun professeur et ne suivit pas même le cours de droit de l'illustre Savigny. Il passait son temps à boire, à fumer et à se battre au sabre. Il lui arriva de se battre vingt-huit fois en trois semestres. Chaque fois, il toucha son adversaire et ne reçut lui-même qu'une seule blessure, dont il porte encore une cicatrice à la joue. C'est à ce jeu qu'il prit en lui-même une confiance insolente. Il est soldat comme ses aïeux; mais c'est, comme eux, pour commander, non pour obéir. Entré, en 1838, dans les cuirassiers de la garde, il ne put supporter la discipline. Un de ses chefs lui fit faire antichambre. «J'étais, venu lui dit M. de Bismarck, pour vous demander un congé. Mais, pendant cette longue heure, j'ai réfléchi. Je vous offre ma démission.» Il porte dans la vie publique la même impatience, que l'âge n'a pas calmée. En 1863, à la Chambre, rappelé à l'ordre par le président, il répond: «Je n'ai pas l'honneur d'être membre de cette Assemblée; je n'ai pas fait votre règlement; je n'ai pas pris part à l'élection de votre président; je ne suis donc pas soumis aux règles disciplinaires de la Chambre. Le pouvoir de M. le Président a pour limite la place que j'occupe ici. Je ne reconnais d'autorité supérieure à la mienne que celle de Sa Majesté le roi… Je parle ici en vertu, non pas de votre règlement, mais de l'autorité que Sa Majesté m'a conférée et du paragraphe de la Constitution qui prescrit que les ministres, en tout temps, devront obtenir la parole, s'ils la demandent, et être écoutés.»
À ce moment, des murmures s'élèvent dans l'Assemblée. Il les domine:
—Vous n'avez pas le droit de m'interrompre.
En 1865, ministre, il garde l'humeur batailleuse d'un étudiant. En pleine Chambre, il propose à un brave homme de savant, M. de Virchow, d'aller ensemble dans un pré se couper la gorge.
L'âge même n'a pas raison de sa violence. Si le seul maître qu'il reconnaisse, le souverain, lui résiste, il contient mal sa colère. Un jour, en sortant du cabinet de l'empereur, il tire la porte de telle façon, que le bouton lui reste dans la main. Il le lance dans la pièce voisine contre un vase de porcelaine qui se brise avec fracas. Alors il pousse un soupir de soulagement et murmure:
—Maintenant, ça va mieux!
Tour à tour, la violence sauvage de son humeur le retient au milieu des hommes pour les conduire ou les combattre et le pousse dans la solitude des bois, des champs paternels, que son âme démesurée emplit toute. À Varzin, il pratique sincèrement la vie rustique. Il a besoin d'air et d'espace. Il fallut longtemps à ses muscles puissants des exercices terribles. C'est un cavalier digne des vieux centaures de l'Elbe dont il descend. Son père, le voyant à cheval, disait:
—Il est tout comme Pluvinel.
Mais, à la vérité, le maître classique qui enseigna l'équitation française à Louis XIII n'aurait jamais avoué pour son élève ce chevaucheur furieux qui crève sa bête et mène, à travers plantations, taillis et fondrières, le train du cavalier fantôme.
Comme ses pères, M. de Bismarck est grand chasseur. Quarante ans il poursuivit le cerf, l'élan, le moufflon, le daim, l'ours, le chamois, le renard et le loup. Il a goûté plus qu'aucun autre gentilhomme campagnard cette joie de détruire qui ajoute, dit-on, à la joie de vivre, et qui entretient en santé les rudes veneurs. Il y a peu de temps, sentant son déclin et la vanité de l'effort, une image familière lui vint à l'esprit; son oeuvre politique lui apparut comme un long hallali, et il se compara lui-même à «un chasseur épuisé de fatigue». Il nage comme il chasse. Il se plonge dans l'eau des fleuves, des lacs et des océans avec délices. Il semble que la mer soit la grande volupté de ce géant chaste. Il lui donne les noms de belle et de charmante. «J'attends avec impatience, écrit-il un jour, le moment de presser son sein mouvant sur mon coeur.» Il a pour sa terre un amour de propriétaire campagnard.
En 1870, il disait un matin, à Versailles: «J'ai eu cette nuit, pour la première fois depuis longtemps, deux heures de bon sommeil réparateur. Ordinairement je reste éveillé, l'esprit rempli de toutes sortes de pensées et d'inquiétudes; puis Varzin se présente tout à coup, parfaitement distinct, jusque dans les plus petits détails, comme un grand tableau avec toutes ses couleurs. Les arbres verts, les rayons de soleil sur l'écorce lisse, le ciel bleu au dessus. Impossible, malgré mes efforts, d'échapper à cette obsession…» Aujourd'hui, dit-on, le prince de l'empire n'est jamais si heureux que lorsqu'il parcourt ce rustique domaine «en grandes bottes bien graissées». Il goûte la campagne en homme pratique, se préoccupant des gelées, des boeufs malades, des moutons morts ou mal nourris, des mauvais chemins, de la rareté des fourrages, de la paille, des pommes de terre, du fumier; il aime aussi la nature pour le mystère infini qui est en elle. Il a le sentiment de la beauté des choses. En 1862, pendant le séjour à jamais funeste qu'il fit en France, il visita la Touraine. En revenant de Chambord, il écrivit à la princesse de Bismarck: «Tu ne peux te faire une idée, d'après les échantillons de bruyère que je t'envoie, du violet rosé que revêt dans ce pays ma fleur préférée. C'est la seule qui fleurisse dans le jardin royal, comme l'hirondelle est la seule créature vivante qui habite le château. Il est trop solitaire pour le moineau.» Chez lui, la machine animale est d'une force prodigieuse; elle est aussi d'une capacité et d'une exigence peu communes. M. de Bismarck est un des plus grands buveurs de son temps. Bière, vin de Champagne, vin de Bourgogne, vin de Bordeaux, tout lui est bon. Il étonna les cuirassiers de Brandebourg en vidant d'un trait le hanap du régiment, qui contenait une bouteille. Un jour, à la chasse, il avala d'une haleine ce que contenait de Champagne une énorme corne de cerf percée des deux bouts. Étant à Bordeaux, en 1862, il fit grand honneur aux crus du Médoc et puis s'en vanta justement. «J'ai bu, écrivit-il, du laffitte, du pichon, du mouton, du latour, du margaux, du saint-julien, du brame, du laroze, de l'armaillac et autres vins. Nous avons à l'ombre 30 degrés et au soleil 55, mais on ne pense pas à cela quand on a du bon vin dans le corps.» S'il boit beaucoup, il mange à l'avenant. Pendant la guerre de 1870-71, sa table ne cesse d'être abondamment fournie en pâtés, venaisons et poitrines d'oie fumées. «Nous avons toujours été grands mangeurs dans la famille, disait-il devant ces victuailles. S'il faut que je travaille bien, il faut que je sois bien nourri. Je ne peux faire une bonne paix si l'on ne me donne pas de quoi bien manger et bien boire.»
Par un contraste qui fait sa force, cet homme violent, aux appétits impérieux, sait quand il veut se contenir et feindre. Il sait boire, il sait tout aussi bien faire boire les autres. Il aimait les cartes dans sa jeunesse, mais il cessa de jouer après son mariage. «Cela ne convenait pas à un père de famille.» Le jeu ne fut plus pour lui qu'un moyen de tromper son monde. M. Busch nous a conservé à ce sujet un intéressant propos de table: «Dans l'été de 1865, pendant que je négociais la convention de Gastein avec Blome, le diplomate autrichien, je me livrai au quinze avec une folie apparente, qui stupéfia la galerie. Mais je savais très bien ce que je faisais. Blome avait entendu dire que ce jeu fournissait la meilleure occasion de découvrir la nature vraie d'un homme, et il voulait l'expérimenter sur moi. «Ah! c'est ainsi, pensai-je. Eh bien, voilà pour vous!» Et je perdis quelques centaines de thalers, que j'aurais vraiment pu réclamer, comme ayant été dépensés au service de Sa Majesté. J'avais mis Blome sur une fausse piste; il me prit pour un casse-cou et s'égara.»
Sa puissance de travail est prodigieuse et ne peut être comparée qu'à celle de Napoléon. M. de Bismarck trouve, au milieu des grandes affaires, le temps de lire. En 1866, le 2 juillet, la veille de Sadowa, il visita le champ de bataille de Sichrow, couvert de cadavres, de chevaux éventrés, d'armes et de caissons. Au retour, il écrivit à la comtesse: «Envoyez-moi un pistolet d'arçon et un roman français.» Il sait par coeur Shakespeare et Goethe. Il a une connaissance approfondie de l'histoire universelle. Il sent la musique, surtout celle de Beethoven. Il lui arriva d'emprunter au poème du Freyschütz un de ses effets oratoires les plus heureux. C'était en 1848. Les libéraux offraient à Frédéric-Guillaume IV la couronne impériale. L'altier junker, leur ennemi, s'écria: «C'est le radicalisme qui apporte au roi ce cadeau. Tôt ou tard, le radicalisme se dressera devant le roi, réclamera sa récompense et, montrant l'emblème de l'aigle sur le drapeau impérial, il lui dira: «Pensais-tu que cette aigle fût un don gratuit?» Ces paroles sont exactement celles que prononce le diable quand il réclame l'âme de Max pour prix des balles enchantées.
Sa parole est rude et savoureuse. Elle abonde en images pittoresques et en expressions créées. Un jour, il parle d'un débat sincère à la tribune. «C'est, dit-il, la politique en caleçon de bain.» Il vante Lassalle, dont l'esprit lui plaisait. «Je l'aurais voulu pour voisin de campagne.» Il s'entretient avec un socialiste éloquent et entêté: «J'ai trouvé une borne-fontaine de phrases.»
Je partage, pour ma part, le goût que M. J.-J. Weiss trouve à la savoureuse éloquence du chancelier. Ce n'est pas, si vous voulez, un bel orateur.—Il manque tout à fait de rhétorique. Mais il a, ce qui vaut mieux, l'image soudaine et l'expression vivante. Voici un exemple, pris entre mille, de cette causerie imagée qui lui est naturelle.
C'était au début de la session de 1884-1885. Plusieurs députés avaient déposé une proposition tendant à allouer aux membres du Reichstag une indemnité pécuniaire, à l'exemple de la France, où les députés comme les sénateurs reçoivent, on le sait, un traitement. C'est là une disposition démocratique. Comme telle, elle devait déplaire à M. de Bismarck, qui y fit en effet le plus mauvais accueil. Il la considéra comme inspirée par les socialistes du Parlement et non content de la combattre, il se donna la satisfaction de combattre ceux de qui elle semblait émaner.
Il leur reprocha d'attaquer tous les systèmes de gouvernement sans avoir eux-mêmes un système à proposer. «Ils étaient six avant les élections, dit-il. Ils sont douze aujourd'hui. J'espère bien qu'ils seront dix-huit à la prochaine législature et qu'ils s'estimeront assez nombreux alors pour porter leur Eldorado sur le bureau de la Chambre. Alors on connaîtra l'inanité de ce qu'ils veulent et ils perdront leurs partisans. En attendant ils ont encore le voile du prophète—de ce prophète dont le visage était si affreux, qu'il ne le montrait à personne. Comme lui, ils se gardent de soulever le voile.» Cette image du prophète voilé, dont il a fait usage plusieurs fois, est frappante. Elle ne lui appartient pas, il est vrai. Elle est tirée d'un poème de Thomas Moore (the veiled prophet). C'est un emprunt. Mais de telles citations, amenées aussi naturellement, relèvent la pensée et donnent au discours une force inattendue.
Ce qu'est M. de Bismarck, on le voit. Ce qu'il a dit, on l'a entendu. Ce qu'il a fait, on le sait trop. Mais que pense-t-il? que croit-il? Quelle idée se fait-il de lui-même, de la vie et de la destinée de l'homme? Personne peut-être ne le sait. Et ce serait pourtant une chose curieuse à connaître que la philosophie du prince de Bismarck.
On a dit que cet esprit si fort confessait la foi religieuse de la multitude, et que même il y mêlait des superstitions antiques et grossières: que, par exemple, il tenait pour funestes certains jours et certaines dates. Il s'en est défendu. «Je prendrai place, a-t-il dit, à une table de treize convives aussi souvent qu'il vous plaira, et je m'occupe des affaires les plus importantes le vendredi ou le 13 du mois, si c'est nécessaire.» Soit! À cet égard, il a l'esprit libre. Par contre, il avoue avoir été frappé d'une terreur superstitieuse quand le roi lui conféra le titre de comte. C'est une vieille croyance, en Poméranie, que toutes les familles qui reçoivent ce titre s'éteignent promptement. «Je pourrais en citer dix ou douze, disait longtemps après M. de Bismarck; je fis donc tout pour l'éviter; il fallut bien enfin me soumettre. Mais je ne suis pas sans inquiétude, même maintenant.»
Il ne paraît pas que ce soit là une pure plaisanterie. On dit aussi qu'il vit des fantômes dans un vieux château du Brandebourg. Quant à sa croyance en Dieu, elle semble profonde. La foi chrétienne a même arraché à ce superbe des accents d'humilité. N'a-t-il pas écrit publiquement: «Je suis du grand nombre des pécheurs auxquels manque la gloire de Dieu. Je n'en espère pas moins, comme eux, que, dans sa grâce, il ne voudra pas me retirer le bâton de l'humble foi, à l'aide duquel je cherche ma voie au milieu des doutes et des dangers de mon état.» Je ne suis pas tenté de suspecter outre mesure la sincérité du sentiment qu'expriment ces paroles piétistes. Il n'est pas surprenant que M. de Bismarck soit un esprit religieux, puisqu'il joint à beaucoup d'imagination un dégoût instinctif des sciences naturelles et positives. De tout temps, il a volontiers consulté «la Bible et le Ciel étoilé», et fait comme un autre son roman de l'idéal.
On le dit triste, et je l'en félicite. Il méprise les hommes, et pourtant leur inimitié lui pèse. Il s'écrie amèrement: «J'ai été haï de beaucoup et aimé d'un petit nombre (1866).—Il n'y a pas d'homme si bien détesté que moi de la Garonne à la Néva (1874).» Il sait qu'en Prusse même, il serait maudit si la victoire n'avait assuré ses desseins. «Que nous soyons vaincus, disait-il avant Sadowa, et les femmes de Berlin me lapideront à coups de torchons mouillés.»
Pour comble de misère, cet homme qui a tant agi ne découvre plus, à la réflexion, de raisons d'agir en ce monde. Il ne trouve même plus un sens possible à la vie. «Que la volonté de Dieu soit faite! écrit-il en 1856. Tout n'est ici-bas qu'une question de temps; les races et les individus, la folie et la sagesse, la paix et la guerre vont et viennent comme les vagues, et la mer demeure. Il n'y a sur la terre qu'hypocrisie et jonglerie! Que ce masque de chair nous soit arraché par la fièvre ou par une balle, il faut qu'il tombe tôt ou tard; alors apparaîtra entre un Prussien et un Autrichien une ressemblance qui rendra très difficile de les distinguer l'un de l'autre.»
Vingt ans plus tard, dans une heure intime et solennelle, il sentit lui monter au coeur l'épouvante et l'horreur de son oeuvre. C'était à Varzin. Le jour tombait. Le prince, selon son habitude, était assis après son dîner, près du poêle, dans le grand salon où se dresse la statue de Rauch: la Victoire distribuant des couronnes. Après un long silence, pendant lequel il jetait de temps à autre des pommes de pin dans le feu et regardait droit devant lui, il commença tout à coup à se plaindre de ce que son activité politique ne lui avait valu que peu de satisfaction et encore moins d'amis. Personne ne l'aimait pour ce qu'il avait accompli. Il n'avait fait par là le bonheur de personne, ni de lui-même, ni de sa famille, ni de qui que ce fût.
Quelqu'un lui suggéra qu'il avait fait celui d'une grande nation.
—Oui; mais le malheur de combien? répondit-il. Sans moi, trois grandes guerres n'auraient pas eu lieu, quatre-vingt mille hommes n'auraient pas péri; des pères, des mères, des frères, des soeurs, des veuves ne seraient pas plongés dans le deuil. J'ai réglé tout cela avec mon créateur; mais je n'ai récolté que peu ou pas de joie de toutes mes oeuvres.
Jamais M. de Bismarck ne s'était montré si grand que ce soir-là.