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La vie littéraire. Première série

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BALZAC

Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac, par Anatole Cerfberr et Jules Christophe, avec une introduction de Paul Bourget, in-8°, Calmann Lévy, éditeur.—Histoire des oeuvres de M. H. Balzac, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul (Charles de Lovenjoul), 2e édition, in-8°, Calmann Lévy, éditeur.

Un jour que je bouquinais chez un libraire du quartier latin, je remarquai dans un coin de la boutique un homme à longs cheveux, jeune encore, qui paraissait d'humeur expansive. Sa figure m'était connue sans qu'il me fût possible d'y mettre un nom. Il feuilletait un livre; son regard, son sourire, les plis mobiles de son front, ses gestes ouverts, tout parlait en lui avant qu'il eût trouvé à qui parler. Il n'y avait pas besoin de beaucoup d'instinct pour flairer un bavard. Je sentis qu'il fallait fuir ou devenir sa proie. Pourtant je restai. Sophocle eut raison de dire que nul ne peut éviter sa destinée. J'en ai fait une longue épreuve dans ma vie. Je ne sais résister ni aux mauvaises fortunes ni aux bonnes. Mais les mauvaises sont naturellement les plus fréquentes. À vrai dire, ce bouquineur ne m'était point antipathique. Il avait cette physionomie heureuse, cet air aisé des pauvres qui ne sentent pas leur pauvreté et des paresseux qui rêvent sans cesse. Ses vêtements, plus négligés que malpropres, ne me semblaient poudreux que de la noble poussière des bibliothèques. Il les portait sans souci et sans curiosité. Seul, le chapeau, dont les bords étaient étrangement larges et la soie hérissée, trahissait un goût, une volonté, peut-être même une esthétique. Ne vivant que par le cerveau, cet homme ne s'inquiétait sans doute que de vêtir sa tête. Les autres habits ne lui étaient de rien. J'ai le regret de dire qu'il avait les mains sales. Mais nous savons par tradition que le prince des bibliothécaires, le vieux Weiss, de Besançon, trahissait pareille négligence. Il en était de ses mains comme de celles de lady Macbeth. Elles restaient noires après le bain, et M. Weiss en donnait pour raison qu'il lisait dans sa baignoire.

L'homme au livre, sitôt qu'il me vit, s'avança vers moi et, frappant sur mon bouquin:

—Lisez, me dit-il. C'est la loi sainte, la loi du Seigneur.

Il tenait une vieille Bible de Sacy, ouverte au chapitre XX de l'Exode, et son doigt me montrait le verset 4: «Vous ne ferez point d'images taillées.»

—L'humanité, ajouta-t-il, périra dans la démence pour avoir transgressé ce commandement.

Je vis que j'avais affaire à un fou. Je n'en fus pas fâché. Les fous sont quelquefois amusants. Je ne prétends pas qu'ils raisonnent mieux que les autres hommes, mais ils raisonnent autrement, et c'est ce dont il faut leur savoir gré. Je ne craignis pas de contrarier un peu celui-ci.

—Excusez-moi, lui dis-je, je suis idolâtre et j'adore les images.

—Et moi, me répondit-il, je les ai aimées à la folie. J'en ai souffert mille morts. C'est pourquoi je les déteste et les tiens pour diaboliques. N'avez-vous point lu l'histoire véritable de cet homme que la Joconde de Léonard rendit insensé et qui, un jour, en sortant du Salon carré, se jeta dans la Seine? Ne vous souvient-il pas de ce que dit Lucien de Samosate d'un jeune Grec à qui la Vénus de Cnide inspira un amour sacrilège et funeste? Ignorez-vous que le marbre de l'Hermaphrodite du Louvre a été usé par les caresses des visiteurs, et que l'administration des musées a dû protéger par une barrière cette figure monstrueuse et charmante? Vous échappe-t-il que les Christs en croix et les Vierges peintes sont dans toute la chrétienté les objets de la plus grossière idolâtrie? Il faut dire d'une manière générale que les tableaux et les statues troublent les sens, égarent l'esprit, inspirent le dégoût et l'horreur de la réalité, et rendent les hommes mille fois plus malheureux qu'ils n'étaient dans leur barbarie primitive. Ce sont des oeuvres impies et abominables.

J'objectai timidement que la part de la statuaire et de la peinture est bien petite, en somme, dans les troubles de la chair et du sang qui agitent les hommes, et que l'art, au contraire, ravit ses amants dans des régions sereines où ils goûtent seulement des voluptés paisibles.

Mon interlocuteur ferma sa vieille petite Bible et poursuivit sans daigner me répondre:

—Il y a des images plus funestes mille fois que les images taillées et peintes dont Iaveh voulut préserver Israël: ce sont les images par excellence, les images idéales que conçoivent les romanciers et les poètes. Ce sont les types et les caractères, ce sont les personnages des romans. Ces figures-là vivent d'une vie active: elles sont des âmes, et il n'est que juste de dire que leurs malins auteurs les jettent parmi nous comme des démons pour nous tenter et pour nous perdre. Et comment leur échapper, puisqu'elles habitent en nous et nous possèdent? Goethe lance Werther dans le monde: aussitôt les suicides se multiplient. Tous les poètes, tous les romanciers sans exception troublent la paix de la terre. L'Iliade d'Homère et le Germinal de M. Zola ont également enfanté des crimes. L'Émile fit des terroristes et des égorgeurs de ceux que Jean-Jacques voulait ramener à la nature. Les plus innocents, comme Dickens, sont encore de grands coupables; ils détournent vers des êtres imaginaires notre tendresse et notre pitié, qui seraient mieux placées sur la tête des vivants dont nous sommes entourés. Tel romancier produit des hystériques, tel autre des coquettes, un troisième des joueurs ou des assassins. Mais le plus diabolique de tous, le Lucifer de la littérature, c'est Balzac. Il a imaginé tout un monde infernal, que nous réalisons aujourd'hui. C'est sur ses plans que nous sommes jaloux, cupides, violents, injurieux et que nous nous ruons les uns sur les autres, avec une furie homicide et ridicule, à la conquête de l'or, à l'assaut des honneurs. Balzac est le prince du mal et son règne est venu. Pour tous les sculpteurs, pour tous les peintres, pour tous les poètes, pour tous les romanciers qui, depuis les premiers temps du monde jusqu'à cette heure, firent du mal à l'humanité, que Balzac soit maudit!

Il s'arrêta pour souffler.

—Hélas! monsieur, lui dis-je, ce que vous dites n'est pas sans quelque raison (il était convenable de le flatter); mais les hommes n'ont point attendu les artistes pour être violents et débauchés. Attila et Gengis-Khan, qui n'avaient point lu Homère, furent des guerriers plus destructeurs qu'Alexandre. Les Fuégiens et les Boschimans sont dépravés, et ils ne savent ni lire ni dessiner. Les paysans assassinent leurs vieux parents sans aucun souvenir romanesque. La concurrence vitale était meurtrière avant Balzac. Il y eut des grèves devant que Germinal fût écrit. Les arts vous inspirent trop de haine, et je crains, monsieur, que vous ne soyez un moraliste partial.

Il me tira son large chapeau et me dit:

—Je ne suis pas moraliste, monsieur; je suis sculpteur, poète et romancier.

Quand il fut parti:

—C'est un homme qui a beaucoup d'esprit, monsieur, me dit le bouquiniste; mais il n'est pas heureux, et Balzac lui a fait perdre la tête.

Je n'ai pas revu depuis ce jour l'homme au grand chapeau. Mais le souvenir de cette conversation me revient à l'esprit tandis que je parcours le Répertoire de la Comédie humaine, que M. Calmann Lévy vient de m'envoyer. Ce répertoire a été dressé soigneusement par deux balzaciens enthousiastes, MM. Anatole Cerfberr et Jules Christophe.

Il contient la biographie sommaire des deux mille personnages que Balzac a conçus, enfantés et dessinés dans son oeuvre énorme. En feuilletant ce Vapereau d'un nouveau genre, je suis confondu de la puissance créatrice de Balzac, et je suis presque tenté de crier à l'impie, comme faisait l'homme au chapeau. Je demeure stupide et j'admire. C'est un monde! Il est inconcevable qu'un homme ait suivi, sans les brouiller, les fils de tant d'existences. Je ne veux pas me faire plus balzacien que je ne suis. J'ai une préférence secrète pour les petits livres. Ce sont ceux-là que je reprends sans cesse. Mais, quand Balzac me ferait un peu peur, et si même je trouvais qu'il a parfois la pensée lourde et le style épais, il faudrait bien encore reconnaître sa puissance. C'est un dieu. Reprochez-lui après cela d'être quelquefois grossier: ses fidèles vous répondront qu'il ne faut pas être trop délicat pour créer un monde et que les dégoûtés n'en viendraient jamais à bout.

Une des qualités de ce grand homme me frappe particulièrement. Quand il est bon, quand il ne tombe pas dans le chimérique et le romanesque, il est un historien perspicace de la société de son temps. Il en révèle tous les secrets. Il nous fait comprendre mieux que personne le passage de l'ancien régime au nouveau, et il n'y a que lui pour bien montrer les deux grandes souches de notre nouvel arbre social: l'acquéreur de biens nationaux et le soldat de l'Empire. Il n'a jamais trouvé, ni sans doute cherché, pour faire valoir ses fortes études, quelque cadre étroit et charmant, comme celui que Jules Sandeau donna, par exemple, à Mlle de la Seiglière, quand il fit des portraits et des scènes de l'époque si bien comprise par Balzac. Sandeau avait un goût et une mesure que l'autre ne posséda jamais. Comme encadreur, Sandeau vaut infiniment mieux. Comme peintre, c'est tout le contraire. Pour le relief et la profondeur, Balzac ne peut être comparé à personne. Il a, plus que tout autre, l'instinct de la vie, le sentiment des passions intimes, l'intelligence des intérêts domestiques.

Les romans de Balzac servent d'autant mieux à l'histoire qu'ils ne contiennent, pour ainsi dire, ni faits ni personnages historiques. Ceux-là, hommes et choses, ne peuvent que s'altérer et se dénaturer en passant de l'histoire dans le roman. Le romancier bien inspiré prend pour ses héros les inconnus que l'histoire dédaigne, qui ne sont personne et qui sont tout le monde, et dont le poète compose des types immortels. C'est ainsi qu'un poème ou un roman peut nous faire voir le peuple, la nation et la race, cachés souvent dans l'histoire par un rideau de personnages publics. Obéissant à un sentiment très sûr des lois de son art, Balzac se refuse à entraîner les hommes historiques dans le cercle de ses créations et à leur attribuer des actions imaginaires. C'est ainsi que l'homme qui domine le siècle, Napoléon, ne figure que six fois dans toute la Comédie humaine, et de loin, dans des circonstances tout à fait accessoires. (Voy. le livre de MM. Cerfberr et Christophe, page 47). Balzac, mêle à ses deux mille personnages imaginaires un très petit nombre de personnages réels. MM. Cerfberr et Christophe indiquent indifféremment les uns et les autres. J'aurais souhaité qu'ils distinguassent les noms réels par un astérisque ou par tout autre signe. Cette distinction est peu utile, j'en conviens, pour Napoléon, Louis XVIII, madame de Staël ou même pour madame Falcon, Hyde de Neuville et madame de Mirbel, dont je relève les noms dans le livre que j'ai sous les yeux. J'allais ajouter Marchangy, qui est aussi connu comme magistrat servile que comme écrivain ridicule; mais je m'aperçois qu'il a été omis dans le répertoire, bien qu'il figure dans la belle scène de la réhabilitation de César Birotteau[8].

Tout le monde, par contre, ne sait peut-être pas que Barchou de Penhoen, pour ne citer que lui, a réellement existé et composé de gros livres. Jugez, par la finesse de cette minutieuse critique, si je ne deviens pas à mon tour un pur balzacien. Que dis-je! Je me sens, pour le moment, d'humeur à renchérir de balzacisme sur MM. Cerfberr et Christophe eux mêmes. Je souhaite ardemment qu'ils ajoutent bientôt à leur répertoire un peu de statistique. La statistique est une belle science qui, appliquée à la société créée par Balzac, ne manquera pas de donner d'intéressants résultats. J'ai dit que les personnes de cette société sont au nombre de deux mille. C'est un chiffre approximatif. On préférerait peut-être le chiffre exact. On serait curieux, j'imagine, de savoir le nombre des adultes et des enfants, des hommes, des femmes, des célibataires et des gens mariés. On aimerait à connaître leur nationalité. Des tables de mortalité ne seraient pas déplacées. Il ne serait point indifférent non plus de joindre à l'ouvrage un plan de Paris et une carte de France, pour l'intelligence des oeuvres d'Honoré de Balzac. La géographie de la Comédie humaine présenterait autant d'intérêt que la statistique.

MM. Cerfberr et Christophe ne nous donnent pas cela; mais ils nous donnent, ce qui vaut mieux encore, une belle introduction critique où M. Paul Bourget se montre une fois de plus ce qu'il fut tant de fois, habile et élégant historien des affaires de l'esprit.

TROIS POÈTES

SULLY-PRUDHOMME—FRANÇOIS COPPÉE—FRÉDÉRIC PLESSIS

Grâces au ciel, nous avons des poètes; nous en aurons longtemps encore, nous en aurons toujours. On peut douter qu'il en vienne bientôt d'héroïques. Le cycle de l'épopée m'a tout l'air d'être clos pour longtemps. Mais les poètes élégiaques et les poètes philosophes ne sont pas près de se taire au milieu de l'indifférence. Nous les écouterons volontiers tant que l'amour et le doute agiteront nos âmes. Un savant qui a gardé la pure fraîcheur du sentiment et qui joint à la connaissance des vieilles formes littéraires le goût de la poésie nouvelle, M. Gaston Paris, disait un jour, dans un banquet, à M. Sully-Prudhomme, son ami: «Vous avez mérité la sympathie et la reconnaissance de tous ceux qui lurent vos vers dans leur jeunesse: vous les avez aidés à aimer.» C'est à cela que servent les poètes. Et c'est pour cela qu'ils nous sont chers. Ils mettent la lumière en même temps que la parole sur nos joies confuses et sur nos obscures douleurs; ils nous disent ce que nous sentons vaguement; ils sont la voix de nos âmes. C'est par eux que nous prenons une pleine conscience de nos voluptés et de nos angoisses. M. Sully-Prudhomme a accompli cette mission délicate avec un bonheur mérité. Il avait, pour y réussir, non seulement les dons mystérieux du poète, mais encore une absolue sincérité, une inflexible douceur, une pitié sans faiblesse et cette candeur, cette simplicité sur lesquelles son scepticisme philosophique s'élève comme sur deux ailes dans les hautes régions où jadis la foi ravissait les mystiques. On chercherait en vain un confident plus noble et plus doux des fautes du coeur et de l'esprit, un consolateur plus austère et plus tendre, un meilleur ami. Son athéisme est si pieux, qu'il a semblé chrétien à certaines personnes croyantes. Son désespoir est si vertueux, qu'il ressemble à l'espérance pour ceux qui font de l'espérance une vertu. C'est une heureuse illusion que celle des âmes simples qui croient que ce poète est religieux; n'a-t-il pas gardé de la religion la seule chose essentielle, l'amour et le respect de l'homme?

Sa pensée, suivant son cours naturel, a passé du sentiment à la réflexion, de l'amour à la philosophie, de l'élégie au poème didactique, et le poète du Vase brisé est devenu le poète de la Justice. Il ne pouvait se flatter d'être suivi jusqu'au bout par tous ceux qui d'abord lui avaient fait cortège. Beaucoup qu'il avait aidés à aimer ne lui demandèrent pas qu'il les aidât à penser. Comment s'en étonner, puisque tous nous sommes si bien faits pour sentir et si mal pour comprendre? La poésie philosophique n'est pas bonne pour le grand nombre. Les trois quarts d'entre nous sont comme ce prince de la comédie de Shakespeare qui voulait que tous les livres de sa bibliothèque fussent bien reliés et qu'ils parlassent d'amour. C'est pourquoi la Justice n'est pas, comme les Stances et Poèmes, dans tous les coeurs généreux et sur toutes les lèvres aimantes. Pourtant, quel beau manuel de philosophie! Jamais le mal universel n'avait été envisagé d'un coeur aussi pur, enseigné d'une voix aussi douce. M. Sully-Prudhomme laisse le blasphème aux enfants. Il ne déclame jamais. Sa tristesse est infinie et sereine comme la nature qui la cause. Il semble que le poète se soumette aux harmonies de la douleur universelle avec une sorte de joie, parce que ce sont des harmonies encore. N'en fait-il pas la plus concise et la plus noble des idylles dans les dix vers que voici:

    La nymphe bat le vieux Silène
    Avec un sceptre d'églantier
    Qu'un zéphir bat de son haleine,
    Et dont la fleur bat le sentier

    Et Silène à trotter condamne
    Son baudet tardif et têtu;
    Il le bat, et, du pied de l'âne,
    Le gazon naissant est battu.

    Et personne, églantiers, zéphirs,
    Bêtes ni gens, n'en est surpris.
    . . . . . . . . . . . . . . . . .

* * * * *

Je crois que le Bonheur entrera plus vite et plus profondément que la Justice dans la conscience du monde intelligent. Le poète, à en juger par les fragments déjà publiés, s'y révèle avec une aisance nouvelle et dans toute sa plénitude. Et puis le sujet est heureux et nous touche profondément. Nous nous soucions en somme assez peu de la justice. Au sens philosophique du mot, ce n'est rien; au sens vulgaire, c'est la plus triste des vertus. Personne n'en veut. La foi lui oppose la grâce, et la nature l'amour. Il suffit qu'un homme se dise juste pour qu'il inspire une véritable répulsion. La justice est en horreur aux choses et aux êtres. Dans l'ordre social, elle n'est qu'une machine, indispensable sans doute, et par là respectable, mais cruelle à coup sûr, puisqu'elle n'a d'autre fonction que de punir et qu'elle met en oeuvre les geôliers et les bourreaux. Le poète, je n'ai pas besoin de le dire, ne s'inquiétait nullement de celle-là. Il cherchait la plus illustre des inconnues, la justice de Dieu. C'est elle qu'il poursuivit à travers les générations des hommes, des animaux et des plantes, et par delà la cellule germinative jusque dans la nébuleuse originelle. Vaine poursuite, qui fatigua plus d'un lecteur! On se résigne, de guerre lasse, à ne pas saisir cette fugitive plus rapide que la lumière, qu'on annonce partout et qu'on ne trouve nulle part, pas même dans les cieux, théâtre éternel de carnage et de mort, où l'astronomie nous montre l'action impitoyable de ces mêmes lois de la vie par lesquelles le mal se perpétue sur la terre. La justice éternelle, je ne l'ai vue, pour ma part, que sur la toile fameuse de Prud'hon. Elle a les traits d'une femme. Sa robe, noblement drapée, révèle une poitrine et des flancs puissants; elle pourrait être amante et mère, c'est-à-dire deux fois humaine, deux fois injuste. C'est l'image de l'injustice sublime, jetée sur la toile par le pinceau-poète du plus suave des artistes… Mais, si nous nous résignons volontiers à ignorer à jamais la justice, nous voulons connaître le bonheur. Il nous fuit comme elle; cependant, à certaines heures, nous entrevoyons son ombre, et elle nous semble si belle, que nous ne pouvons nous défendre de la poursuivre les bras ouverts. C'est quelque chose, quoi qu'on dise, que d'embrasser une ombre charmante. Aussi le nouveau poème de M. Sully-Prudhomme serait-il bien venu. Eût-il, comme je le crois pour conclusion le néant du bonheur, nous enseignât-il que l'art d'être heureux est l'art de souffrir et qu'il n'est de volupté vraie que dans le sacrifice, nous en goûterions avec délices la beauté sérieuse et profonde.

Le Bonheur nous viendra cet hiver; en attendant, nous avons, pour charmer notre printemps mouillé, des vers d'amour de M. François Coppée. Celui-là aussi a beaucoup aidé à aimer. Ce n'est pas par méprise qu'on l'a admis dans l'intimité des coeurs. C'est un poète vrai. Il est naturel. Par là, il est presque unique, car le naturel dans l'art est ce qu'il y a de plus rare; je dirai presque que c'est une espèce de merveille. Et, quand l'artiste est, comme M. François Coppée, un ouvrier singulièrement habile, un artisan consommé qui possède tous les secrets du métier, ce n'est pas trop, en voyant une si parfaite simplicité, que de crier au prodige. Ce qu'il peint de préférence ce sont les sentiments les plus ordinaires et les moeurs les plus modestes. Il y faut une grande dextérité de main, un tact sûr, un sens raisonnable. Les modèles étant sous tous les yeux, la moindre faute contre le goût ou l'exactitude est aussitôt saisie. M. François Coppée garde presque toujours une mesure parfaite. Et, comme il est vrai, il est touchant. Voilà pourquoi il est chèrement aimé. Je vous assure qu'il n'use pas d'autre sortilège pour plaire à beaucoup de femmes et à beaucoup d'hommes. S'il suffit d'une médiocre culture pour le comprendre, il faut avoir l'esprit raffiné pour le goûter entièrement. Aussi son public est-il très étendu. Comme il a du tact, il sait parler de lui-même fort agréablement, et c'est là, pour un poète, un singulier avantage; car, en faisant leurs confidences, les poètes font les nôtres et, cela nous flatte. Pendant qu'ils nous content joliment les affaires de leur coeur, nous croyons entendre celles de notre propre coeur et nous sommes ravis. Ils ne pensent qu'à eux, nous ne pensons qu'à nous; c'est une excellente disposition pour s'entendre. Il fut un temps où je flânais tous les jours avec délices. J'ai souvent écouté, en ce temps-là, les conversations des bonnes gens sur les bancs des jardins publics. J'en ai surpris de fort douces et même d'un peu attendries.

Celles-là consistaient en des confidences alternées dont l'interlocuteur n'entendait que le murmure en songeant à ce qu'il allait dire. Toutes les répliques commençaient par ces mots: «Vous dites bien, c'est comme moi…» Ils ne s'ennuyaient pas l'un l'autre. C'est pourquoi le doux murmure des poètes intimes ne nous ennuie pas non plus. C'est pourquoi plus d'une jeune femme, en finissant de lire Olivier ou l'Exilée, murmure: «C'est comme moi…», et reste pensive. Si sa rêverie a été profonde et douce, elle dira: «M. François Coppée est un bon poète.»

Aujourd'hui, il nous donne en cinquante pages ses feuilles d'automne. Un mince cahier de vers d'amour, qu'il intitule: Arrière-saison. Il y montre avec une douce mélancolie ses cheveux qui grisonnent aux tempes. Il est jeune encore, puisqu'il dit qu'il vieillit. Ce n'est pas que je le soupçonne de quelque affectation. Je suis persuadé, au contraire, qu'il sent l'âge venir et qu'il en est attristé. Quoi de plus naturel? La vieillesse ne se sent vivement que par avance. L'on en goûte le frisson et les affres avant d'y être entré. Le crépuscule de la jeunesse est l'heure la plus mélancolique de la vie. Il faut du courage ou de l'étourderie pour le passer sans trop rechigner. M. Coppée n'est point un étourdi, pourtant il ne rechigne pas, et, s'il lui échappe quelque plainte, on y sent autant de résignation que de tristesse. C'est un moment à passer. Il est probable que, quand on est vraiment vieux, on ne s'en aperçoit pas. Du moins, on n'en avise pas les autres. M. Coppée verra cela plus tard. Je n'espère pas le consoler en lui disant que nous le verrons ensemble. Arrière-saison forme comme les Élégies de Parny ou l'Intermezzo de Heine, une sorte de roman d'amour très simple et d'autant plus intéressant. L'héroïne en est une jeune ouvrière, mise en apprentissage à seize ans,

Qui rentrait à la hâte et voulait rester sage.

Mais fille du peuple, sans mère et sans foyer, elle n'évita point ce qui ne pouvait être évité.

    En mai, sous le maigre feuillage,
    Chantaient les moineaux des faubourgs.
    N'est-ce pas? le vague ennui, l'âge?…

Qu'importe le passé? Elle est «douce, triste et jolie». Il est «tendre et clément». Ils s'aiment. L'été, ils vont ensemble à la campagne. Elle prend

Sa robe la plus claire et sa plus fraîche ombrelle.

Ils se promènent dans les bois. Ils dînent à l'auberge du bourg, où ils trouvent sur la nappe grossière la vaisselle de faïence, les couverts d'étain

Et des cerneaux tout frais dans une assiette à fleurs.

L'hiver, il quitte pour elle le monde, où il s'ennuie. Tous ses projets sont faits; ils ne se sépareront pas, elle lui fermera les yeux. Les vers du poète seront à demi oubliés. C'est lui qui le dit, et il ajoute:

    Oh! si par bonheur doit survivre
    Un humble poème de moi,
    Qu'il soit donc choisi dans ce livre
    Que j'ai, mignonne, écrit pour toi.

Ce n'est là ni le pompeux orgueil avec lequel Ronsard annonçait sa gloire posthume à l'ingrate Cassandre, ni la bonhomie grivoise de Béranger, disant à Lisette:

Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse!

C'est un sentiment nouveau, plus simple, plus délicat, plus affectueux.

Cet amour d'arrière-saison se résume à peu près à ce que je viens de dire. C'est assez pour qu'il soit charmant. Quand le poète compare les désirs d'automne à un dernier vol d'hirondelles, on se dit: «C'est cela!» et on est saisi de je ne sais quel attendrissement tranquille et doux. C'est du vrai Coppée, et du meilleur.

Je ne parle aujourd'hui que pour ceux qui aiment les vers, moins encore pour ceux qui les aiment beaucoup que pour ceux qui les aiment bien. Je promets à ceux-là un plaisir digne d'eux s'ils lisent la Lampe d'argile, de M. Frédéric Plessis. J'entends, par aimer bien les vers, en aimer peu, n'en aimer que d'exquis et sentir ce qu'ils contiennent d'âme et de destinée; car les plus belles formes ne valent que par l'esprit qui les anime. Que ceux que aiment ainsi les vers lisent le livre de M. Frédéric Plessis. Ils y embrasseront la plus heureuse partie d'une vie, la fleur de quinze années d'études, de rêves et d'amour.

L'auteur, aujourd'hui maître de conférences dans une de nos facultés, s'est révélé poète à dix-sept ans. Il sortait d'une vieille petite ville bretonne où il avait été élevé avec une tendresse grave, quand il parut, presque enfant encore, dans le cercle des poètes parnassiens, chez l'éditeur Alphonse Lemerre. Il était notre cadet. Mais, laborieux et rêveur, il montrait déjà ce doux entêtement et cet idéalisme sincère qui caractérisent sa race et constituent le fond même de sa nature. À vrai dire, comme M. Renan, il n'est qu'à demi Breton, et compte par sa mère des ancêtres provençaux. «C'est pourquoi, a-t-il dit lui-même,

    Né parmi les barbares du Nord,
    Sous leur ciel gris hanté par le dieu de la mort,
    J'aime de tant d'amour la vie et la lumière!
    Et je retiens en moi, d'une souche première,
    Une sève inconnue aux lieux où j'ai grandi,
    La sève qui fermente au soleil du Midi.
    Je suis resté ton fils, ô province romaine,
    Et le vieux sang latin bleuit encor ma veine.

Il est permis de croire que c'est grâce à cette double origine qu'il unit, selon une expression qui lui appartient et que je veux lui appliquer,

La kymrique rudesse aux grâces d'Ausonie.

Il fut partagé de bonne heure entre le sentiment de la nature, qui troublait son âme pensive, et l'étude des lettres, qui donnait à l'activité de son esprit un but précis.

Son goût se fixa de bonne heure sur les poètes antiques, et particulièrement sur les latins, dont il discerna tout de suite le sérieux, la gravité et ce que j'appellerai la probité sublime. C'est avec Virgile, Ovide et Lucain qu'il fit son droit à Paris. Il feignit plus tard d'avoir eu besoin d'un guide et d'un initiateur, et cette illusion, à demi volontaire, lui inspira des vers délicieux:

    Ô poète, c'est toi, c'est ta mémoire agile
    Qui, se jouant aux vers relus et médités,
    D'abord me fit connaître Euripide et Virgile,
    Et m'ouvrit le trésor des deux antiquités.

    C'est toi qui me menas vers le docte Racine
    Formé, dès son enfance, à la langue des dieux.
    Je marchais altéré… la source était voisine…
    À peine un clair rideau la voilait à mes yeux.

    Mais il fallut ta main pour m'écarter les branches
    Et, prolongeant sous bois un facile sentier,
    Pour me faire entrevoir le choeur des formes blanches,
    Amours du vieux Ronsard et du jeune Chénier!

La vérité est que de secrètes affinités, un irrésistible instinct l'attiraient vers la muse antique. Il eut pour elle toutes les curiosités minutieuses de l'amour. Il ne s'arrêta pas à l'érudition, il poussa jusqu'à la philologie. Sa thèse sur Properce, dans laquelle l'élégiaque latin est compris à l'aide de toutes les ressources de la science, avec les intuitions du coeur et l'édition de ce poète qui doit prendre place, à côté du Virgile du regretté Benoist, dans une collection savante, sont les fruits de ces labeurs. Il ne faut donc pas être surpris si l'on rencontre de nombreuses études d'après l'antique sous cette enseigne de la Lampe d'argile. Ceux qui aiment les petits tableaux d'André Chénier prendront sans doute plaisir à visiter ce musée, plein de figures de héros et de nymphes. Mais ce qui donne à ce livre le plus grand prix, ce qui le met à côté des meilleurs, ce sont les onze poèmes de la Muse nouvelle. Là est la vraie flamme de la Lampe d'argile; c'est une flamme amoureuse, et combien forte, et paisible, et douce! Tout le sérieux du poète breton se retrouve uni à une grâce irrésistible dans ces vers à celle par qui «tous ses jours sont fleuris»,

Qui près de lui le soir travaille sous la lampe.

Par là, par ces nobles élégies, l'illustrateur de Properce se montre un nouveau Properce, moins majestueux, moins ample, mais plus sincère peut-être et plus pur que le premier.

MARIE BASHKIRTSEFF

Son Journal, 2 vol. in-18.

Marie Bashkirtseff, dont on vient de publier le Journal, mourut à vingt-quatre ans, le 31 octobre 1884, laissant plusieurs toiles et quelques pastels qui témoignent d'un sentiment sincère de la nature et d'un amour ardent de l'art. Petite-fille d'un des défenseurs de Sébastopol, le général Paul Grégorievitch Bashkirtseff, elle se vantait d'avoir, par sa mère, du vieux sang tartare dans les veines. Elle avait le teint blanc, les cheveux d'un roux magnifique, les pommettes saillantes, le nez court, un regard profond et des lèvres enfantines. Elle était petite et parfaitement bien faite. C'est pour cela sans doute qu'elle aimait beaucoup à regarder les statues. À Rome, âgée de seize ans, elle passait de longues heures devant les marbres du musée du Capitole. Il ne faut pas s'étonner si elle fut ravie dans le même temps d'une amazone «en drap noir, faite d'une seule pièce par Laferrière… une robe princesse collante partout». Ses mains, fines et très blanches, n'étaient pas d'un dessin très pur; mais un peintre a dit que c'était une beauté que la façon dont elles se posaient sur les choses. Marie Bashkirtseff en avait le culte. Elle se savait jolie; pourtant elle se décrit assez peu dans son journal intime. J'ai noté seulement, à la date du 17 juillet 1874, ce portrait, fort joliment arrangé: «Mes cheveux, noués à la Psyché, sont plus roux que jamais. Robe de laine de ce blanc particulier, seyant et gracieux; un fichu de dentelle autour du cou. J'ai l'air d'un de ces portraits du premier empire; pour compléter le tableau, il me faudrait être sous un arbre et tenir un livre à la main.» Et elle ajoute qu'elle aime la solitude devant une glace.

Elle était plus vaine de sa voix que de sa beauté. Cette voix s'étendait à trois octaves moins deux notes. Un des premiers rêves de Marie Bashkirtseff fut de devenir une grande cantatrice.

Elle a voulu se montrer dans son Journal telle qu'elle était, avec ses défauts et ses qualités, sa mobilité constante et ses perpétuelles contradictions. M. Edmond de Goncourt, du temps qu'il écrivait l'histoire de Chérie, demandait aux jeunes filles et aux femmes des confidences et des aveux. Marie Bashkirtseff a fait les siens. Elle a tout dit, s'il faut l'en croire; mais elle n'était pas d'humeur à s'adresser à un seul confesseur, si distingué qu'il fût; sa vanité ne pouvait s'accommoder que d'une confession publique, et c'est à la face du monde qu'elle a ouvert son âme.

Qui ne prendrait en pitié et en grâce cette pauvre enfant dont le malheur fut de n'avoir pas eu d'enfance? Ce n'est, sans doute, la faute de personne, mais Marie Bashkirtseff ne fut jamais semblable à ceux que le Dieu qu'elle priait tous les jours désignait comme seuls dignes d'entrer dans le royaume des cieux. Elle ne connut jamais l'ineffable douceur d'être humble et petite. À quinze ans, elle eut des ailes sans le souvenir du nid. Ce qui lui manqua toujours, c'est l'allégresse naïve et la simplicité.

Les premières confidences qu'elle nous fait sont celles d'une petite intrigue qu'elle noua pendant le carnaval, à Rome, et qui n'eut d'autre dénouement qu'un baiser sur les yeux. La jeune fille y déploya beaucoup de coquetterie et de manège.

«—Vous ne m'aimez pas, soupira un jour le jeune neveu de cardinal qu'elle avait pris pour patito; hélas! vous ne m'aimez pas!

»—Non.

»—Je ne dois pas espérer?

»—Mon Dieu, si! Il faut toujours espérer. L'espérance est dans la nature de l'homme; mais, quant à moi, je ne vous en donnerai pas.»

Le neveu du prêtre se montrait très tendre, mais Marie Bashkirtseff ne s'y laissa pas prendre. «Je serais au comble de la joie si je le croyais, dit-elle; mais je doute, malgré son air vrai, gentil, naïf même. Voilà ce que c'est que d'être soi-même une canaille

Et elle ajoute:

«D'ailleurs, cela vaut mieux.»

Elle n'avait pas la moindre envie d'épouser le pauvre Pietro.

«Si j'étais sa femme, pensait-elle, les richesses, les villas, les musées des Ruspoli, des Doria, des Torlonia, des Borghèse, des Chiara m'écraseraient. Je suis ambitieuse et vaniteuse par-dessus tout. Et dire qu'on aime une pareille créature, parce qu'on ne la connaît pas! Si on la connaissait, cette créature… Ah! baste! on l'aimerait tout de même.» Se montrer, paraître, briller, voilà son rêve perpétuel. L'orgueil la dévore. Elle répète sans cesse: «Si j'étais reine!» Elle s'écrie, en se promenant dans Rome: «Je veux être César, Auguste, Marc-Aurèle, Néron, Caracalla, le diable, le pape!» Elle ne trouve de beauté qu'aux princes, au duc de H…, au grand-duc Wladimir, à don Carlos. Le reste ne vaut pas un regard.

Les idées les plus incohérentes se mêlent dans sa tête. C'est un étrange chaos. Elle est très pieuse; elle prie Dieu matin et soir; elle lui demande un duc pour mari, une belle voix et la santé de sa mère. Elle s'écrie, comme le Claudius de Shakespeare: «Il n'y a rien de plus affreux que de ne pouvoir prier.» Elle a une dévotion spéciale à la sainte Vierge: elle pratique la religion orthodoxe et elle lit l'avenir dans un miroir brisé, où elle découvre une multitude de petites figures, un plancher d'église en marbre blanc et noir, et peut-être un cercueil. Elle consulte le somnambule Alexis, qui voit dans son sommeil le cardinal Antonelli; elle se fait dire pour un louis la bonne aventure par la mère Jacob. Elle a toutes les superstitions: elle est persuadée que le pape Pie IX a le mauvais oeil. Elle craint un malheur parce qu'elle a vu la nouvelle lune de l'oeil gauche. Ses idées changent à tout moment. À Naples, tout à coup, elle se demande ce que c'est qu'une âme immortelle qui se replie devant une indigestion de homard. Elle ne conçoit pas qu'un malaise de l'estomac puisse faire envoler la céleste Psyché, elle en conclut qu'il n'y a pas d'âme, que c'est «une pure invention». Quelques jours plus tard, elle se met un chapelet au cou, pour ressembler à Béatrix, dit-elle, et aussi parce que «Dieu, dans sa simple grandeur, ne suffit pas. Il faut des images à regarder, des croix à baiser». Elle est coquette, elle est folle; mais cette tête de linotte est meublée comme celle d'un vieux bibliothécaire. À dix-sept ans, Marie Bashkirtseff a lu Aristote, Platon, Dante et Shakespeare. Les récits de l'histoire romaine d'Amédée Thierry la captivent. Elle se rappelle avec plaisir «un ouvrage intéressant sur Confucius». Elle sait par coeur Horace, Tibulle et les sentences de Publius Syrus. Elle sent profondément la poésie d'Homère. «Personne, il me semble, ne peut, dit-elle, échapper à cette adoration des anciens… Aucun drame moderne, aucun roman, aucune comédie à sensation de Dumas ou de George Sand ne m'a laissé un souvenir aussi net et une impression aussi profonde, aussi naturelle que la description de la prise de Troie. Il me semble avoir assisté à ces horreurs, avoir entendu les cris, vu l'incendie, été avec la famille de Priam, avec ces malheureux qui se cachaient derrière les autels de leurs dieux, où les lueurs sinistres du feu qui dévorait leur ville allaient les chercher et les livrer… Et qui peut se défendre d'un léger frisson en lisant l'apparition du fantôme de Créuse?» Son esprit est un magasin où elle fourre pêle-mêle la Corinne de madame de Staël, l'Homme-Femme de M. Alexandre Dumas fils, Roland furieux, les romans de M. Zola et ceux de George Sand. Elle voyage sans cesse allant de Nice à Rome, de Rome à Paris, de Paris à Pétersbourg, à Vienne et à Berlin. Sans cesse errante, elle s'ennuie sans cesse. Sa vie lui semble amère et vide. «Dans ce monde, dit-elle, tout ce qui n'est pas triste est bête, et tout ce qui n'est pas bête est triste.» Elle manque de tout parce qu'elle veut tout. Elle est dans une affreuse détresse, elle pousse des cris d'angoisse. Et pourtant elle aime la vie. «Je la trouve bonne, dit-elle. Le croira-t-on? Je trouve tout bon et agréable, jusqu'aux larmes, jusqu'à la douleur. J'aime pleurer, j'aime me désespérer. J'aime à être chagrine et triste… et j'aime la vie malgré tout. Je veux vivre. Ce serait cruel de me faire mourir quand je suis si accommodante.» À certaines heures, elle a l'obscure et terrible conscience du mal qu'elle couve. Dès le printemps de 1876, elle se sent touchée. «Tout à l'heure, écrit-elle à la date du 3 juin, en sortant de mon cabinet de toilette, je me suis superstitieusement effrayée. J'ai vu à côté de moi une femme vêtue d'une longue robe blanche, une lumière à la main, et regardant, la tête un peu inclinée et plaintive, comme ces fantômes des légendes allemandes. Rassurez-vous, ce n'était que moi réfléchie dans une glace. Oh! j'ai peur qu'un mal physique ne procède de toutes ces tortures morales.»

En 1877, une passion unique s'empara de cette âme en peine: Marie Bashkirtseff se consacra tout entière à la peinture. Elle rassembla enfin les trésors épars de son intelligence. Tous ses rêves de gloire se fondirent en un seul et elle ne vécut plus que pour devenir une grande artiste. Elle étudia avec ardeur dans l'académie de Julian, dont elle devint bientôt une des meilleures élèves. Ce fut, si j'ose dire, une de ces conversions subites dont les vies de saints offrent tant d'exemples et qui révèlent une nature sincère, excessive, instable. Dès lors, les princes ne lui furent plus rien. Elle devint républicaine, socialiste et même un peu révolutionnaire. Elle ne mit plus d'amazones de chez Laferrière et porta gaiement le sarreau noir des femmes artistes. Elle découvrit la beauté des misérables. C'était une créature nouvelle. Au bout de six mois, elle tenait la tête de la classe avec mademoiselle Breslau. Elle a tracé de sa rivale un portrait qui, sans doute, n'est pas flatté: «Breslau est maigre, biscornue, ravagée quoique avec une tête intéressante, aucune grâce, et garçon, et seule!» Elle se flatte que, si elle avait le talent de mademoiselle Breslau, elle s'en servirait d'une manière plus féminine. Alors elle serait unique à Paris. En attendant, elle travaille avec acharnement. C'est le 21 janvier 1882 qu'elle vit pour la première fois Bastien Lepage, dont elle admirait et imitait la peinture. «Il est tout petit, dit-elle, tout blond, les cheveux à la bretonne, le nez retroussé et une barbe d'adolescent.» Il était déjà frappé du mal dont il devait bientôt mourir. Elle-même se sentait profondément atteinte. Depuis deux ans, elle était secouée par une toux déchirante. Elle maigrissait. Elle devenait sourde. Cette infirmité la désespérait. «Pourquoi, disait-elle, pourquoi Dieu fait-il souffrir? Si c'est lui qui a créé le monde, pourquoi a-t-il créé le mal, la souffrance, la méchanceté?… Je ne guérirai jamais… Il y aura un voile entre moi et le reste du monde. Le vent dans les branches, le murmure de l'eau, la pluie qui tombe sur les vitres, les mots prononcés à voix basse, je n'entendrai rien de tout cela!» Bientôt elle apprend qu'elle est poitrinaire et que le poumon droit est pris. Elle s'écrie: «Qu'on me laisse encore dix ans, et, pendant ces dix années, de la gloire et de l'amour! et je mourrai contente à trente ans. S'il y avait avec qui traiter, je ferais un marché:—Mourir à trente ans passés, ayant vécu.»

La phtisie suit son cours fatal. Marie Bashkirtseff écrit, le 29 août 1883:

«Je tousse tout le temps, malgré la chaleur; et, cet après-midi, pendant le repos du modèle, m'étant à moitié endormie sur le divan, je me suis vue couchée et un grand cierge allumé à côté de moi…

»Mourir? J'en ai très peur.»

Maintenant que la vie lui échappe, elle l'aime éperdument. Arts, musique, peinture, livres, monde, robes, luxe, bruit, calme, rire, tristesse, mélancolie, amour, froid, soleil, toutes les saisons, les plaines calmes de la Russie et les montagnes de Naples, la neige, la pluie; le printemps et ses folies, les tranquilles journées d'été et les belles nuits avec des étoiles, elle adore, elle admire tout! Et il faut mourir. «Mourir, c'est un mot qu'on dit et qu'on écrit facilement, mais penser, croire qu'on va mourir bientôt? Est-ce que je le crois? Non, mais je le crains

Et, quelques jours plus tard, écartant ces illusions, si obstinées à s'asseoir au chevet des phtisiques, elle voit distinctement la mort:

«La voilà donc la fin de toutes nos misères! Tant d'aspirations, tant de désirs, de projets, tant de… pour mourir à vingt-quatre ans au seuil de tout.»

Pendant qu'elle se mourait, Bastien Lepage mourant se faisait porter presque chaque jour chez elle. Le journal s'arrête au lundi 20 octobre. Ce jour-là encore Bastien Lepage était venu, soutenu par son frère, au chevet de la malade. Marie Bashkirtseff s'éteignit onze jours après, «par une journée de brume, dit M. André Theuriet, pareille à celle qu'elle avait peinte dans un de ses derniers tableaux, l'Allée

C'est toujours un spectacle touchant quand la nature, par un terrible raccourci, nous montre l'un près de l'autre l'amour et la mort; mais il y a dans la vie si courte de Marie Bashkirtseff je ne sais quoi d'âcre et de désespéré qui serre le coeur. On songe, en lisant son Journal, qu'elle a dû mourir inapaisée et que son ombre erre encore quelque part, chargée de lourds désirs.

En pensant aux agitations de cette âme troublée, en suivant cette vie déracinée et jetée à tous les vents de l'Europe, je murmure avec la ferveur d'une prière ce vers de Sainte-Beuve:

Naître, vivre et mourir dans la même maison!

LES FOUS DANS LA LITTÉRATURE

L'Inconnu, par Paul Hervieu. 1 vol. in-18.—Le Horla, par Guy de Maupassant. 1 vol. in-18.

Un Français, qui fit le voyage de Londres, alla voir un jour le grand Charles Dickens. Il fut reçu et s'excusa sur son admiration de venir ainsi prendre quelques minutes d'une existence si précieuse.

—Votre gloire, ajouta-t-il, et la sympathie universelle que vous inspirez vous exposent, sans doute, à d'innombrables importunités. Votre porte est sans cesse assiégée. Vous devez recevoir tous les jours des princes, des hommes d'État, des savants, des écrivains, des artistes et même des fous.

—Oui! des fous, des fous, s'écria Dickens, en se levant avec cette agitation à laquelle il était souvent en proie dans les derniers temps de sa vie, des fous! Ceux-là seuls m'amusent.

Et il poussa dehors par les épaules le visiteur étonné.

Les fous, Charles Dickens les aima toujours, lui qui décrivit avec une grâce attendrie l'innocence de ce bon M. Dick. Tout le monde connaît M. Dick, puisque tout le monde a lu David Copperfield. Tout le monde en France: car il est aujourd'hui de mode en Angleterre de négliger le meilleur des conteurs anglais. Un jeune esthète m'a confié tantôt que Dombey and Son n'était lisible que dans les traductions. Il m'a dit aussi que lord Byron était un poète assez plat, quelque chose comme notre Ponsard. Je ne le crois pas. Je crois que Byron est un des plus grands poètes du siècle, et je crois que Dickens exerça plus qu'aucun autre écrivain la faculté de sentir; je crois que ses romans sont beaux comme l'amour et la pitié qui les inspirent. Je crois que David Copperfield est un nouvel évangile. Je crois enfin que M. Dick, à qui j'ai seul affaire ici, est un fou de bon conseil, parce que la seule raison qui lui reste est la raison du coeur et que celle-là ne trompe guère. Qu'importe qu'il lance des cerfs-volants sur lesquels il a écrit je ne sais quelles rêveries relatives à la mort de Charles Ier! Il est bienveillant; il ne veut de mal à personne, et c'est là une sagesse à laquelle beaucoup d'hommes raisonnables ne s'élèvent point comme lui. C'est un bonheur pour M. Dick d'être né en Angleterre. La liberté individuelle y est plus grande qu'en France. L'originalité y est mieux vue, plus respectée que chez nous. Et qu'est-ce que la folie, après tout, sinon une sorte d'originalité mentale? Je dis la folie, et non point la démence. La démence est la perte des facultés intellectuelles. La folie n'est qu'un usage bizarre et singulier de ces facultés.

J'ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu fou en apprenant la mort d'un fils unique, enseveli, à vingt ans, sous une avalanche du Righi. Sa folie consistait à s'habiller de toile à matelas. À cela près, il était parfaitement sage. Tous les petits polissons du quartier le suivaient dans la rue en poussant des cris sauvages. Mais, comme il joignait à la douceur d'un enfant la vigueur d'un colosse, il les tenait en respect, leur faisant assez de peur sans leur faire aucun mal. En cela, il donnait l'exemple d'une excellente police. Quand il entrait dans une maison amie, son premier soin était de dépouiller l'espèce de souquenille à grands carreaux qui le rendait ridicule. Il l'arrangeait sur un fauteuil de manière qu'elle semblât autant que possible recouvrir un corps humain. Il y plantait sa canne comme une sorte de colonne vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne avec son grand chapeau de feutre, dont il rabattait les bords et qui prenait sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait, il contemplait un moment sa défroque de l'air dont on regarde un vieil ami malade qui dort, et aussitôt il devenait l'homme le plus raisonnable du monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant lui dans un habit de carnaval. Il lui restait un vêtement de dessous très décent, une sorte de grand gilet noir à manches, assez semblable à ce qu'on nommait une veste sous Louis XVI. Que de fois j'ai pris plaisir à le voir et à l'entendre! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup de raison et d'intelligence. C'était un savant, nourri de tout ce qui peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en Océanie.

Je serais impardonnable d'oublier qu'il était excellent humaniste: car il m'a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de latin qui m'ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service s'exerçait en toute rencontre. Je l'ai vu interrompre des calculs compliqués dont un astronome l'avait chargé et fendre du bois pour obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle; il gardait le souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l'avait bouleversée. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa mémoire; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui pût faire croire qu'il se rappelait en quoi que ce fût ce terrible malheur. Il était d'humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers son esprit sur des images douces, affectueuses, riantes. Il recherchait la compagnie des jeunes gens. Son esprit avait pris dans leur fréquentation un tour pédagogique très prononcé. J'ai pensé à lui depuis lors en lisant l'excellent Traité des études de Rollin. Il n'entrait guère, je dois le dire, dans la pensée de ses jeunes amis; il suivait la sienne d'un cours obstiné que rien ne pouvait rompre. Mais j'ai remarqué une disposition analogue chez toutes les personnes véritablement supérieures qu'il m'a été donné de fréquenter. Après s'être vêtu pendant une vingtaine d'années, été comme hiver, d'un surtout de toile à matelas, il parut un jour avec une veste à petits carreaux qui n'était pas ridicule. Son humeur était changée comme son costume, mais il s'en fallait de beaucoup que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme était triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine intelligibles, qui lui échappaient, trahissaient l'inquiétude et l'épouvante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait de larges plaques violettes. Ses lèvres étaient noires et tombantes. Il refusait toute nourriture. Un jour, il parla du fils qu'il avait perdu. On le trouva, le lendemain matin, pendu dans sa chambre. Le souvenir de ce vieillard m'inspire une véritable sympathie pour les fous qui lui ressemblent. Mais je crois que c'est le petit nombre. Il en est des fous comme des autres hommes: les bons sont rares, et l'on visiterait bien des maisons de santé sans trouver un second vieillard à la toile à matelas ou un autre M. Dick. M. Paul Hervieu n'est pas éloigné de penser, comme Dickens, que les fous sont seuls intéressants. Il nous raconte, dans l'Inconnu, une terrible histoire de folie qui finalement se trouve n'être qu'un rêve, mais bien le plus effrayant et le mieux suivi des rêves: le rêve d'un fou. Il n'est tel qu'un fou pour conduire un cauchemar dans la perfection. C'est ce que M. Paul Hervieu a montré avec un rare talent. Cartésien à rebours, il nous a apporté les raisons de la folie. Il a suivi dans ses détraquements successifs la machine à penser, avec l'intérêt qu'un horloger pervers doit porter à l'examen d'une montre extraordinairement mauvaise. Son livre est bien curieux et tout à fait original. Il produit deux effets: il fait peur et donne à réfléchir. La peur, je vous l'épargnerai, non sans motifs. Il me faudrait avoir tout le talent de M. Paul Hervieu et en faire l'usage qu'il en a fait pour vous communiquer le frisson dont il m'a secoué. Quant aux réflexions que son livre inspire, elles sont nombreuses. C'est le moins qu'il m'en échappe une. Il est si agréable de philosopher! Pendant que j'écris, un acacia balance à ma fenêtre ses branches légères et fleuries, et je me répète à moi-même ce distique d'un poète de l'Anthologie: «Asseyons-nous sous ce bel arbre: il sera doux de converser à son ombre.» Un bel arbre et de calmes pensées, qu'y a-t-il de meilleur au monde? Mon acacia, que la brise agite doucement, répand jusque sur ma table la neige parfumée de ses fleurs. Sous cette agréable influence, il m'est impossible de me défendre d'une véritable sympathie pour les fous qui ne font pas beaucoup de mal. Quant à n'en pas faire du tout, cela est bien défendu aux hommes, fous ou sensés. Il n'existe aucun moyen de vivre sans nuire. Il ne faut point haïr les fous. Ne sont-ils pas nos semblables? Qui peut se flatter de n'être fou en rien? Je viens de chercher dans le Dictionnaire de Littré et de Robin la définition de la folie, et je ne l'ai point trouvée; du moins celle qu'on y lit est-elle à peu près dénuée de sens. Je m'y attendais un peu: car la folie, quand elle n'est caractérisée par aucune lésion anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu'un homme est fou quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent le monde extérieur d'après les impressions qu'ils en reçoivent. C'est exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés. Le monde se réfléchit en eux d'une autre façon qu'en nous. Nous disons que l'image que nous en recevons est vraie et que celles qu'ils en reçoivent est fausse. En réalité, aucune n'est absolument fausse et aucune n'est absolument vraie. La leur est vraie pour eux; la nôtre est vraie pour nous. Écoutez cette fable: Un jour, un miroir dont la surface était parfaitement plane rencontra, dans un jardin, un miroir convexe.

—Je vous trouve bien impertinent, lui dit-il, de représenter la nature comme vous faites. Il faut que vous soyez fou pour donner à toutes les figures un gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer toutes les lignes droites en lignes courbes.

—C'est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir convexe; votre plate personne s'imagine que les arbres sont tout droits parce qu'elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n'êtes qu'un miroir trompeur.

—Je ne trompe personne, reprit l'autre. C'est vous, compère convexe, qui faites la caricature des hommes et des choses.

La querelle commençait à s'échauffer quand un géomètre passa par là.
C'était, dit l'histoire, le grand d'Alembert.

—Mes amis, vous avez raison et tort tous deux, dit-il aux miroirs. Vous réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l'optique. Les figures que vous en recevez sont l'une et l'autre d'une exactitude géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en produirait une troisième fort différente et toute aussi parfaite. Quant à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable, et il est même probable qu'elle n'a de figure que dans les miroirs qui la reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses.

Voilà, je pense, une belle fable; je la dédie aux médecins aliénistes qui font enfermer les gens dont les passions et les sentiments s'écartent sensiblement des leurs. Ils tiennent pour privés de raison un homme prodigue et une femme amoureuse, comme s'il n'y avait pas autant de raison dans la prodigalité et dans l'amour que dans l'avarice et dans l'égoïsme.

Ils estiment qu'un homme est fou quand il entend ce que les autres n'entendent pas et voit ce que les autres ne voient pas; pourtant Socrate consultait son démon et Jeanne d'Arc entendait des voix. Et d'ailleurs ne sommes-nous pas tous des visionnaires et des hallucinés? Savons-nous quoi que ce soit du monde extérieur et percevons-nous autre chose dans toute notre vie que les vibrations lumineuses ou sonores de nos nerfs sensitifs? Il est vrai que nos hallucinations sont constantes et habituelles, d'un ordre général et coutumier. Les perceptions des fous sont rares, exceptionnelles et distinguées. C'est à cela surtout qu'on les reconnaît.

C'est un fou aussi que nous fait connaître, dans le Horla, M. Guy de Maupassant, le prince des conteurs. Le pauvre homme est hanté par un vampire qui trouble son sommeil et lui boit son lait sur sa table de nuit. Il en est furieux et désespéré. Ce n'est pas sans raison; car rien n'est plus affreux que de se sentir aux prises avec un ennemi invisible.

Mais dirai-je toute ma pensée? Pour un fou, cet homme manque un peu de subtilité. À sa place, je laisserais le vampire se gorger de lait tout à loisir et je me dirais: «Voilà qui va bien, à force d'absorber le liquide alcalin, cet animal ne manquera pas de s'assimiler quelques éléments opaques, et il deviendra visible. En attendant, il ne peut demeurer invisible sans rester transparent; donc, si je ne le vois pas, je verrai du moins dans son corps le lait qu'il aura bu. S'il vous plaît, je ne m'en tiendrais pas au lait: je tâcherais de lui faire avaler de la garance, pour le colorer en rouge des pieds à la tête.

À cela près, et pourvu qu'ils ne boivent ni lait ni eau, les invisibles peuvent fort bien exister. Et pourquoi non, je vous prie? Qu'y a-t-il d'absurde à supposer leur existence? C'est l'hypothèse contraire, pour peu que l'on y songe, qui choque la raison. Car ce serait un grand hasard si la vie, dans toutes ses formes, tombait sous nos sens, et si nous étions constitués de manière à embrasser l'échelle entière des êtres. Pour nous apparaître, il faut que la vie se manifeste dans des conditions très particulières de température. Si elle existe dans les milieux gazeux, ce qui, après tout, n'est pas impossible, nous n'en pouvons rien connaître, et ce n'est pas une raison pour la nier. La matière n'a pas, à l'état gazeux, moins d'énergie qu'à l'état solide. Pourquoi les soleils, qui semblent remplir dans l'univers, au centre de chaque système, des fonctions royales et paternelles, seraient-ils le séjour de l'éternel silence? Pourquoi ne porteraient-ils pas dans leurs vastes flancs la vie et l'intelligence en même temps que la chaleur et la lumière? Et pourquoi l'atmosphère des planètes, pourquoi l'atmosphère de la terre ne seraient-elles pas également habitées? Ne peut-on imaginer des êtres très légers, tout à fait diaphanes, puisant leur nourriture dans les couches atmosphériques supérieures?

Rien n'empêche qu'il n'existe des enfants de l'air, comme il existe des enfants des eaux et des fils de la terre.

LES FÉLIBRES À LA FÊTE DE SCEAUX

LE CHEVALIER DE FLORIAN

Les félibres de séjour à Paris ont célébré dimanche dernier, selon la coutume, la fête de Florian. Florian, né dans la belle Occitanie, est leur compatriote. Il est vrai qu'il écrivit dans la langue des barbares, dans l'idiome de la Fontaine et de Voltaire; il est vrai qu'il vécut et mourut sur la terre étrangère. Mais les félibres sont indulgents. Ils sont pleins de joie et d'oubli. Ils ont tout pardonné. Leur piété facile, leur riante sagesse égayent chaque année la tombe du poète. On y chante, on y boit. C'est-à-dire qu'on y accomplit les actes les plus agréables de la religion populaire. Ces félibres entendent admirablement la vie et la mort. Tout leur est fête.

Sans eux, l'auteur de Galatée tomberait dans l'oubli, et ce serait dommage. On éprouve à rappeler le souvenir du chevalier de Florian le genre d'agrément que donne la rencontre, dans une boutique de bric-à-brac, d'un vieux pastel très fin, à demi effacé.

«Sur les bords du Gardon, au pied des hautes montagnes des Cévennes, entre la ville d'Anduze et le village de Massane, est un vallon où la nature semble avoir rassemblé tous ses trésors. Là, dans de longues prairies où serpentent les eaux du fleuve, on se promène sous des berceaux de figuiers et d'acacias. L'iris, le genêt fleuri, le narcisse émaillent la terre; le grenadier, l'aubépine exhalent dans l'air des parfums; un cercle de collines parsemées d'arbres touffus ferme de tous côtés la vallée, et des rochers couverts de neige bornent au loin l'horizon.» C'est ainsi que Florian décrit lui-même, dans son Estelle, la vallée où fut son berceau. Faisant allusion à ce passage, le bon Sedaine disait au poète en le recevant académicien: «L'hommage que vous rendez aux lieux qui vous ont vu naître est une nouvelle preuve de cette sensibilité qui vous caractérise.»

Fils d'un pauvre chevalier de Saint-Louis, Florian fut élevé dans le château bâti à grands frais par son aïeul. «C'était, a-t-il dit, un gentilhomme qui dissipait tout son bien avec les femmes et les maçons.» Sa mère, Gillette de Salgues, était d'origine castillane. Boissy d'Anglas, ami de la famille, nous apprend «qu'elle avait conservé quelque chose des moeurs et des habitudes particulières au pays où elle était née, et qu'elle l'avait transmis à son fils». Il la perdit de bonne heure et fut mis au collège. Il eut beaucoup de maîtres. L'un deux le menait souvent chez une demoiselle de la rue des Prêtres, qui demeurait au cinquième étage et peignait des éventails. «Je remarquai, contait-il lui-même plus tard, qu'il avait presque toujours quelque chose à lui dire en particulier, ce qui les obligeait de passer dans la chambre d'à côté. Un jour, j'eus la curiosité d'aller regarder par le trou de la serrure; je les vis qui causaient, mais d'une manière qui me rendit rêveur pour plus de huit jours.»

Ce n'est pas des leçons de ce maître qu'il profita le moins. Nous savons de son propre aveu qu'avant dix-sept ans il était «assez heureux pour posséder une maîtresse, un coup d'épée et un ami». L'ami était un bretteur de la pire espèce qui avait des démêlés avec le guet et causa quelques désagréments au jeune chevalier. Par bonheur, Florian avait aussi un oncle, et cet oncle, ayant épousé une nièce de Voltaire, envoya son neveu à Ferney. Voltaire trouva son petit parent gentil, le caressa et l'appela Floriannet. Il fit mieux encore: il le fit entrer à seize ans comme page chez le duc de Penthièvre. Pour sa bienvenue, le chevalier but avec les autres pages du duc tant de café et de liqueurs, «qu'il en gagna une maladie assez sérieuse». Ces petits garnements faisaient mille folies. Le bon seigneur n'était pas homme à s'en aviser. C'était un saint. Dans son innocence, il ne voyait jamais le mal. On raconte qu'un jour, à la foire, un marchand, qui ne le connaissait point, lui montra et fit mouvoir devant lui des figurines obscènes. L'excellent duc crut en toute candeur que c'étaient des jouets d'enfant, et il les acheta pour une petite princesse à laquelle il les remit le lendemain.

Cet homme de bien s'intéressa à Florian et lui donna bientôt une compagnie dans son régiment de dragons. C'était l'usage. «Lindor, dit Marmontel dans un de ses Contes moraux, venait d'obtenir une compagnie de cavalerie au sortir des pages.» Devenu ensuite gentilhomme ordinaire du duc de Penthièvre, Florian célébra la bienfaisance inépuisable, de cet excellent maître.

    Avec lui la bonté, la douce bienfaisance
    Dans le palais d'Anet habitent en silence,
    Les vains plaisirs ont fui, mais non pas le bonheur.
    Bourbon n'invite point les folâtres bergères
    À s'assembler sous les ormeaux;
    Il ne se mêle point à leurs danses légères,
    Mais il leur donne des troupeaux.

C'est auprès du duc, dans les châteaux d'Anet et de Sceaux, que Florian composa ces bergeries où l'on ne voit pas de loups, ces jolies comédies italiennes dans lesquelles Arlequin lui-même est sensible et ces romans poétiques dont on disait alors avec une politesse exquise: «Ils sont dédiés à Fénelon, et l'offrande n'a point déparé l'autel». À la veille de la Révolution, le jeune chevalier faisait danser ses bergères. Galatée parut en 1783, Numa Pompilius en 1786, Estelle en 1788. Sans inspirer l'enthousiasme, ces ouvrages furent bien reçus. Encore que les gens de goût en sentissent la faiblesse, les pastorales devinrent à la mode. Les dessinateurs, et particulièrement Queverdo y mirent de galants frontispices où l'on voyait des pastourelles avec des fleurs à leur chapeau, des rubans à leur houlette et le nom d'Estelle gravé sur l'écorce des chênes. Laharpe, bien qu'ami de l'auteur, maltraita Gonzalve de Cordoue. Mais il avait loué Galatée. On dit qu'un jour Rivarol, rencontrant Florian qui marchait devant lui, un manuscrit à demi sorti de sa poche, s'écria: «Ah! monsieur, comme on vous volerait si on ne vous connaissait pas.» Mais ce n'est là qu'un joli mot. Nous savons, par le témoignage d'un contemporain, qu'Estelle rapporta à Florian beaucoup plus que l'Emile et la Nouvelle Héloïse n'avaient rapporté à Jean-Jacques.

Quoi qu'il en semble aujourd'hui, Florian avait le génie de l'à-propos. Il se fit berger au temps où toutes les belles dames étaient bergères. Il parla nature et sentiment à une société qui ne voulait entendre que sentiment et nature. Son Numa Pompilius, publié trois ans avant la réunion des états généraux, n'est qu'une longue allusion aux voeux politiques de la France. Ce roi inspiré par la sagesse, ce prince, disciple de Zoroastre, élevé par le choix des peuples à l'auguste et suprême magistrature, ce Numa qui fait des noms de père et de roi deux parfaits synonymes, n'était-ce point l'image du monarque constitutionnel, du prince philosophe qu'attendait la nation? N'était-ce point l'emblème des espérances que Louis XVI donnait alors à son peuple idolâtre?

On voyait tout en rose. La philosophie nous gouvernera, disait-on. Et quels bienfaits la raison ne répandra-t-elle pas sur les hommes soumis à son tout-puissant empire? L'âge d'or imaginé par les poètes deviendra une réalité. Tous les maux disparaîtront avec le fanatisme et la tyrannie qui les ont enfantés. L'homme vertueux et éclairé jouira d'une félicité sans trouble. On rêvait les moeurs de Galatée et la police de Numa.

Le chevalier de Florian montrait patte blanche. Néanmoins il entrait comme un jeune loup dans le bercail des théâtres à la mode. On trouve dans ses poésies fugitives les vers que voici:

À MADAME G…

    Après l'avoir vue jouer la Mère confidente
    Que j'aime à t'écouter, quand d'un accent si tendre
    Tu dis que la vertu fait seule le bonheur!
    Ton secret pour te faire entendre,
    C'est de laisser parler ton coeur.
    Mais, en blâmant l'amour, ta voix trop séduisante
    Vers l'amour, malgré moi, m'entraîne à chaque instant;
    Et depuis que j'ai vu la Mère confidente
    J'ai grand besoin d'un confident.

Cette madame G… n'est autre que Rose Gontier, qui n'avait pas sa pareille pour faire passer le spectateur du sourire aux larmes. Elle était de huit ans plus âgée que le chevalier. Il l'aima, mais elle l'aima bien davantage. Il ne nous reste de ces amours qu'un seul et tardif témoignage. Longtemps, longtemps après la mort de Florian, Rose Gontier, devenue la bonne mère Gontier, amusait ses nouvelles camarades comme une figure d'un autre âge. Fort dévote, elle n'entrait jamais en scène sans faire deux ou trois fois dans la coulisse le signe de la croix. Toutes les jeunes actrices se donnaient le plaisir de lutiner celle qui jouait si au naturel Ma tante Aurore; elles l'entouraient au foyer et lui refaisaient bien souvent la même question malicieuse:

—Mais est-ce bien possible, grand'maman Gontier, est-il bien vrai que
M. de Florian vous battait?

Et, pour toute réponse et explication, toute retenue qu'elle était, la bonne maman Gontier leur disait dans sa langue du dix-huitième siècle:

—C'est, voyez-vous, mes enfants, que celui-là ne payait pas[9].

Il est piquant de savoir qu'Estelle était battue par Némorin. La Révolution contraria vivement le chevalier de Florian, qui l'avait comprise d'une tout autre manière. Dès les premiers troubles, il se réfugia à Sceaux, où il vécut très retiré. Il écrivit le 17 février 1792 à Boissy d'Anglas:

«Je passe doucement ma vie au coin de mon feu, lisant Voltaire et fuyant des sociétés qui sont devenues des arènes affreuses où tout le monde hait la raison, où les vertus ne sont même plus louées, où l'humanité, la première des vertus, et la modération, la première des qualités, sont méprisées par tous les partis. Je me trouve fort bien de ma solitude, et, si j'y recevais souvent de vos nouvelles, je l'aimerais encore plus.»

Florian s'était montré très empressé, vers ce temps-là, auprès de la troisième fille de M. Le Sénéchal, administrateur des domaines. Elle n'avait pas été insensible aux attentions d'un homme plus âgé qu'elle de quatorze ans, mais agréable et célèbre. Sans être fiancés l'un à l'autre, ils avaient échangé des engagements sur la foi desquels Sophie (c'est le nom de cette jeune fille) se reposait avec confiance. Nous possédons un portrait littéraire de Sophie à dix-neuf ans. Il n'est pas inutile de dire, avant de mettre ce portrait sous les yeux du lecteur, qu'il est de la main d'un rival malheureux du chevalier. «À la régularité de ses traits, si l'on en croit ce témoin, Sophie joignait une physionomie animée. C'était une beauté grecque ou une beauté française, suivant qu'il lui convenait; seulement il lui manquait l'éclat du teint. La fierté semblait d'abord le premier caractère de sa figure, mais les impressions de la pitié y jetaient comme un rayon céleste. Dès qu'elle entendait raconter une belle action, ses yeux lançaient une noble flamme. Elle aimait avec un goût trop vif les traits saillants de l'esprit.»

Et le portraitiste amoureux ajoute ingénument: «C'est ce qui faisait ma désolation, car je ne pouvais soutenir avec elle ce genre de lutte.» Puis il met les derniers traits au tableau: «Une extrême activité compromettait sa santé, qui déjà donnait quelques signes inquiétants. La musique, la peinture, la traduction de quelques romans anglais, auxquels elle ajoutait parfois des scènes très vivement frappées, remplissaient alors des journées qu'il fallait disputer aux chagrins les plus poignants.» Vive, spirituelle, mélancolique et lettrée, Sophie Le Sénéchal était tout à fait à la mode et au goût du temps. Son père occupait une de ces fonctions civiles que la riche bourgeoisie se partageait: car les offices de judicature et de finance à tous les degrés appartenaient alors au tiers état. M. Le Sénéchal avait établi ses deux filles aînées dans la noblesse; la première était marquise de Chérisey, la cadette marquise d'Audiffret. C'était par lui-même un homme insignifiant. Mais sa femme avait quelque prétention au bel esprit et tenait un salon ouvert aux gens de lettres. Cette famille, naguère opulente, était à peu près ruinée par la Révolution. Les biens de l'administrateur des domaines, tenus sous séquestre, s'y dévoraient sûrement. Après le 10 Août, M. Le Sénéchal jugea prudent de quitter Paris, où il était soupçonné de modérantisme. Il se retira à Rouen avec sa famille. C'est là qu'il connut Charles Lacretelle, dit Lacretelle jeune, âgé alors de vingt-six ans. Celui-ci ne fréquenta pas longtemps la maison Le Sénéchal sans devenir amoureux de la jeune Sophie. Il lui cacha cet amour avec d'autant plus de facilité qu'elle ne le partageait pas. Elle lui disait: «Mon frère,» et il ne tarda pas à sentir toute l'amertume de ce nom dont il avait d'abord goûté la douceur. Comme c'était un fort honnête jeune homme, il informa de ses vues et de ses sentiments la mère de la belle Sophie. La réponse qu'il obtint ne pouvait être favorable. La voici, telle qu'il nous l'a transmise:

«C'est au frère aîné de Sophie que je vais faire une confidence qui mourra dans son sein et que je crois nécessaire à votre repos.—Ne vous abusez pas; renoncez à tout espoir. Ma fille est aimée du chevalier de Florian et ne paraît pas insensible à cet hommage; je souhaiterais pourtant qu'elle en perdît le souvenir: car j'ai vu l'amour du chevalier décliner à mesure que notre fortune lui a paru baisser, et chaque jour de la Révolution en compromet les restes. N'imaginez pas que ce soit l'homme de ses bergeries; il a trop de probité pour être un séducteur; mais il a trop de prudence et de calcul pour être un Némorin.»

Il ne paraît pas que le rival qui entendit ces paroles les ait le moins du monde adoucies. Telles qu'il les rapporte, elles sont vraiment trop dures. Si le chevalier ne s'empressait pas d'épouser Mlle Le Sénéchal, il était facile de supposer à ses retards d'autres raisons que celle de la cupidité déçue. Suspect lui-même et sans cesse inquiété dans sa retraite de Sceaux, il pouvait raisonnablement juger qu'à la veille de la proscription ce n'était pas le temps d'unir sa destinée à celle d'une jeune fille notée elle-même d'incivisme. C'eût été là une généreuse folie, et M. de Florian n'était capable de folies d'aucune sorte. Il professait volontiers avec Parny que:

    Une indifférence paisible
    Est la plus sage des vertus.

Il était trop prudent pour n'être pas un peu égoïste et il estimait, lui aussi, que, dans une pareille époque, c'est assez de vivre, sans rien de plus. Madame Le Sénéchal, qui ne se faisait pas d'illusions sur son caractère, loin de là, ne tarda pas à acquérir une nouvelle preuve des dispositions paisibles du chevalier. Fixée à Montrouge avec sa famille dans les derniers mois de 1792, cette dame donna asile au marquis d'Audiffret, son gendre, qui était porté sur une liste d'émigrés. Il fut dénoncé par des patriotes de Montrouge et aussitôt arrêté. Madame Le Sénéchal pria Florian d'attester que M. d'Audiffret n'avait pas quitté le territoire de la République. C'était la vérité, mais il y avait péril à porter ce témoignage. D'Audiffret n'était point un émigré, mais c'était un ci-devant. Son beau-frère, le marquis de Chérisey, avait émigré. D'Audiffret était deux fois suspect. Florian, ci-devant lui-même, ne pouvait se montrer sans danger. Il s'excusa. Son jeune rival, trop heureux de saisir une occasion qu'on lui laissait, s'offrit pour témoin. Il courait les plus grands risques en faisant cette démarche: car sa collaboration au Journal de Paris, avec André Chénier, pouvait n'être pas oubliée. Pourtant il n'hésita pas, se présenta devant la municipalité et obtint la liberté du beau-frère de Sophie. Est-il besoin de dire qu'il n'en fut pas aimé davantage? Heureux encore si on lui pardonna d'avoir laissé voir une grandeur d'âme que l'homme aimé n'avait point montrée! C'est là un grief qu'une femme qui aime ne supporte pas volontiers.

Le chevalier faisait visite assez souvent à madame Le Sénéchal à Montrouge. Il avait perdu sa gaieté et ne montrait plus à Sophie ni amour ni galanterie. «Un soir, dit Lacretelle, il entra brusquement au moment où nous improvisions, vaille que vaille, une comédie-proverbe tirée de Gil Blas, où le général Baraguay d'Hilliers, à la grande et noble stature, représentait le capitaine Roland, moi Gil Blas, et la jolie madame d'Audiffret la vieille Hébé, qui servait à boire aux voleurs. Je ne vis jamais une figure plus sombre, plus indignée que celle de Florian. C'était un prophète aux cheveux hérissés. Il venait de lire une séance des Jacobins, pleine d'atroces propositions qui ne devaient être que trop tôt converties en décrets, et pour lui il les lisait comme autant de décrets déjà rendus. Il semblait se plaire, pour nous punir de notre gaieté, à nous pétrifier de terreur. Peu s'en fallut qu'il ne nous annonçât notre mort à nous tous. L'avis eût été bon s'il y avait eu des moyens de fuir. C'est ce que fit observer avec douceur madame Le Sénéchal. Après son départ, nous voulûmes reprendre la pièce commencée, mais nous n'y pûmes parvenir.»

Certes le chevalier avait tort de n'être point gai. Je tiens d'une personne fort spirituelle et fort sensée que la gaieté est la forme la plus aimable du courage. Mais il faut reconnaître que les inquiétudes du ci-devant chevalier étaient fondées. Bientôt, cet homme inoffensif, victime d'une odieuse et folle suspicion, fut mis en état d'arrestation et conduit à la Bourbe. On appelait vulgairement ainsi l'ancien couvent de Port-Royal de Paris, devenu une prison sous le nom de Port-Libre. C'était une demeure habitable encore, malgré l'encombrement, et dont le régime était moins dur que celui des autres maisons d'arrêt.

La compagnie y était excellente. Le soir, les femmes, parées avec grand soin, se réunissaient aux hommes dans la salle commune, qu'elles transformaient en un salon élégant. Le poète Vigée et le citoyen Coittant y disaient des vers. Le baron de Wirbach y donnait des concerts, et l'on affirme que ce baron de Wirbach était la première viole d'amour de son siècle. Un acacia, planté dans une des cours, abritait, dit-on, les plus douces confidences. Un poète reconnaissant le célébra dans un ode qui se termine par ce vers:

Sous son ombrage on fut heureux.

On lit dans le journal d'un des détenus de la Bourbe, à la date du 27 messidor an II (15 juillet 1794): «On nous a amené ce matin un homme bien estimable, le chevalier de Florian, auteur de Numa, d'Estelle, etc.» Trois jours après, les détenus se réunirent, le soir, pour entendre un des leurs chanter une chanson du nouveau venu, dont ils s'honoraient d'être les compagnons d'infortune. Il ne paraît pas que Florian se soit associé à ces pâles fêtes de la captivité. On ne dit pas qu'il s'entretint avec les femmes galamment vêtues ni qu'il s'assit, la nuit, sous l'acacia. D'ailleurs, sa détention fut de courte durée. Il sortit de la Bourbe peu de jours après le 9 Thermidor. De retour dans sa chère retraite de Sceaux, il ne put retrouver en lui-même la paix qui l'environnait. La fièvre le consumait. À chaque coup frappé à sa porte, son imagination troublée lui figurait des patriotes armés de piques venus pour l'arrêter. Il languit ainsi quelques semaines et mourut le 29 fructidor an II (15 septembre 1794), à l'âge de trente-huit ans. Peu de mois après, mademoiselle Sophie Le Sénéchal se maria avec un homme obscur et riche, et, quatre ans plus tard, Rose Gontier épousa son camarade Allaire.

Tel est le véritable Florian. Il battait sa maîtresse, et il n'épousa pas mademoiselle Sophie. Mais l'ombre d'Estelle sourit encore sur sa tombe dans le cimetière du village où il repose.

À PROPOS DE L'INAUGURATION DE LA STATUE D'ARMAND CARREL À ROUEN

Il y a différentes manières, pour un homme de parti, d'inspirer du respect à ses adversaires. On y parvient le plus sûrement par une longue, immuable et majestueuse incapacité. Mais il n'est pas toujours impossible d'en venir à bout par la force du talent unie à la grandeur du caractère. Carrel en est un exemple. Ses ennemis politiques, bien qu'il leur fût redoutable, s'inclinaient devant la noblesse de son âme. Carrel avait été sous-lieutenant avant de devenir journaliste. Il porta dans la vie politique les brillantes vertus des armes. Quelques traits suffiront à peindre sa fierté.

Fils d'un marchand de toile de la ville de Rouen, Armand Carrel était, en 1820, un des plus intelligents et des plus capricieux élèves de Saint-Cyr. Sa fougue et son élégance annonçaient un bon officier. Mais il était peu docile; il étalait, en outre, avec une généreuse imprudence, son admiration pour les soldats de la République et de l'Empire. Le commandant de l'École était alors le général comte d'Albignac de Castelnau, brave militaire qui, oubliant ses services honorables dans la Grande-Armée, se souvenait seulement d'avoir émigré en 1791. Il affectait de regarder le libéralisme comme une bassesse indigne d'un officier.

—Pensant comme vous faites, dit-il un jour au jeune ami des brigands de la Loire, vous feriez mieux de tenir l'aune dans le comptoir de votre père.

Carrel lui répondit:

—Mon général, si jamais je reprends l'aune de mon père, ce ne sera pas pour mesurer de la toile.

Trois ans plus tard, Carrel se battait en Espagne, contre l'armée de la Foi, dans la légion libérale étrangère, composée de Français et d'Italiens. Dans un engagement, le colonel commandant la légion, un Italien, crut voir que les Français commençaient à plier. Il se jeta au galop de leur côté et s'écria:

—Français, vous fuyez!…

Alors Carrel, s'élançant au-devant de son chef, lui dit d'une voix forte:

—Vous en avez menti!

L'année suivante, traduit devant un conseil de guerre français, il opposait à l'accusation le témoignage de son honneur.

—Dans votre position, lui dit le président, vous ne pouvez invoquer l'honneur.

En entendant ces mots, Carrel saisit sa chaise, et il allait la lancer à la tête du président lorsqu'il fut entraîné hors de la salle par les soldats qui le gardaient.

Voilà l'homme peint en trois traits. La fierté fut le ressort de son âme. Aussi n'est-il pas surprenant que, dès l'adolescence, il se soit senti du goût pour les armes. Ce n'est pas à dire qu'il eût la vocation militaire. Les vertus qui lui manquaient pour faire un soldat exemplaire ne sont pas, peut-être, les plus éclatantes; ce ne sont pas assurément les moins nécessaires. Il ne savait pas obéir. L'esprit de sacrifice lui fit toujours défaut. Il ne soupçonna jamais ce sublime amour du renoncement qui fait les bons prêtres et les bons soldats. Aussi verrons-nous qu'il resta peu de temps au service et fut loin de s'y conduire d'une manière irréprochable.

Il fut nommé sous-lieutenant l'année de la mort de Napoléon. C'était un douloureux moment pour entrer dans l'armée. Il est vrai que la loi Gouvion Saint-Cyr, votée en 1818, malgré l'opposition des royalistes ultra, retirait l'avancement au bon plaisir du roi pour le soumettre à des règles fixes. Il est vrai que beaucoup d'officiers de l'Empire étaient rentrés dans les cadres. Mais le commandement s'exerçait encore bien souvent dans un esprit de haine et de rancune. Les vieux soldats, punis de leur gloire, obéissaient en frémissant à des fils d'émigrés. Ils entendaient crier le sang des héros dont ils avaient été les compagnons et qu'on avait indignement mis à mort: Ney, les deux frères Fauchet, Labédoyère, Mouton-Duvernet, Charton, sans compter le brave colonel Boyer de Peyreleau, condamné à la peine capitale pour avoir défendu la Guadeloupe contre les Anglais, sous le drapeau tricolore. Cette armée, justement irritée, désespérée, pleine de regrets aussi grands que ses souvenirs et haïssant ses drapeaux neufs, était travaillée par les nombreuses sociétés secrètes que les libéraux organisaient autour d'elle. La charbonnerie, née sur la terre classique des complots, dans les cabanes des Abruzzes, établissait dans toute la France ces réunions mystérieuses qu'elle nommait des ventes, parce qu'à l'origine les conjurés se donnaient pour des charbonniers vendant leur charbon. Ceux-ci et les «chevaliers de la Liberté», qui leur étaient affiliés, tramaient sans relâche des complots militaires, débauchant des officiers et des sous-officiers auxquels ils faisaient courir plus de dangers qu'ils n'en couraient eux-mêmes.

Carrel était alors sous-lieutenant au 29e de ligne, qui tenait garnison dans Belfort et Neuf-Brisach. Très jeune, très ardent, amoureux du péril autant que de la liberté, il entra dans un complot qui avait pour but de soulever les garnisons de l'Est et de proclamer un gouvernement provisoire. Une nuit, il quitta secrètement sa compagnie, qui était à Neuf-Brisach, et accompagna un des carbonari à Belfort où devait éclater le mouvement. Mais, quand il arriva dans cette ville, les trames étaient découvertes, les complices arrêtés ou en fuite. Il reprit à franc étrier la route de Neuf-Brisach, où il arriva de bon matin, avant l'exercice. Un de ses biographes, ayant raconté ses faits, ajoute: «Lorsqu'on fit une instruction pour rechercher les complices des officiers de Belfort et surtout pour savoir quel était celui qui s'était rendu de Neuf-Brisach dans cette ville, on ne put rien découvrir, et les soupçons se portèrent sur tout autre que Carrel; car ses manières légères et insouciantes l'avaient fait regarder par ses chefs comme tout à fait en dehors des menées.» Cette conséquence de son action dut être particulièrement pénible à ce jeune homme loyal, toujours prêt à réclamer le prix de ses actes, ce prix fût-il la mort. D'ailleurs, la conspiration de Belfort eut des suites plus lamentables. Les sous-officiers du 45e de ligne, gagnés par les carbonari, conspiraient encore. Les quatre sergents de la Rochelle payèrent de leur tête pour tout le monde: car tout le monde était plus ou moins dans l'affaire, même La Fayette, même M. Laffitte. On voudrait croire qu'un tel exemple fit une impression profonde sur l'esprit de Carrel et que cet homme de coeur détesta dès lors ces conjurations militaires dont l'issue la plus probable est la perte de quelques malheureux. Mais il faut reconnaître que Carrel n'eut jamais un sens juste des devoirs du soldat. Son impatience, son orgueil et plus encore le malheur des temps firent de lui un mauvais officier. Il ne cessa jamais de conspirer. En garnison à Marseille, il envoya à un journal de cette ville des attaques anonymes contre son colonel. Il écrivit aussi aux Cortès espagnoles une lettre politique qui fut saisie. C'est là une conduite qu'il est impossible d'approuver, à quelque parti qu'on appartienne: car elle offense grièvement l'esprit militaire et la discipline de l'armée. En 1823, quand le gouvernement prépara la campagne d'Espagne, Carrel fut laissé à Aix au dépôt de son régiment. Donnant dans cette ville de nouveaux sujets de plainte, il reçut l'ordre de garder les arrêts forcés. Cette disgrâce lui fut amère. On ne saurait nier qu'il ne l'eût bien méritée. J'ai sous les yeux une lettre qu'il écrivit alors au général baron de Damas, qui commandait la 10e division militaire. Bien qu'elle soit un peu longue, je la donne tout entière, moins encore parce qu'elle est absolument inédite que parce qu'elle me semble très intéressante et surtout très instructive.

Mon général,

J'ai reçu, à Aix, l'ordre de garder les arrêts forcés en attendant une décision du ministre provoquée contre moi par M. le colonel Lachau.

Je suis accusé par lui d'avoir cherché à exciter des troubles dans la compagnie dont je faisais partie. J'ignore ce qu'il a pu imaginer pour donner un caractère probable à cette accusation; j'ose donc réclamer de vos bontés une enquête prompte et sévère depuis le 10 courant, jour auquel mon ordre de départ pour Aix m'a été remis, jusqu'au 13 courant, mon départ pour cette destination. Le seul exposé des relations qui ont existé entre moi et la 5e compagnie du 1er bataillon, pendant ces trois jours prouvera l'atrocité d'une calomnie dont le but paraît être de me faire passer devant un conseil de guerre sous le poids d'une odieuse prévention.

Les officiers de ma compagnie et l'adjudant-major de mon bataillon attesteront que je n'ai point paru au quartier depuis l'appel du 10 au soir, où j'assistais comme officier de semaine, et un billet que j'ai écrit aux sous-officiers de la 5e compagnie suffira pour me laver des provocations au désordre que l'on m'attribue. L'enquête que je demande ne saurait manquer de m'être favorable; j'en attendrai le résultat pour donner ma démission, fondée sur la double injustice dont je crois avoir à me plaindre. Je ne crois pas, en effet, que rien puisse motiver mon renvoi au dépôt: à peine sorti de l'École militaire, bien portant, aussi capable de servir que qui que ce soit, fermement décidé à faire mon devoir, il n'appartient pas à de vaines opinions de me fermer une carrière qu'on nous montre comme celle de l'honneur, à moins que des mots à peine définis ne soient des garantis de dévouement pour les uns et des titres d'exclusion pour les autres. Mécontent avec de tels motifs de l'être, j'ai pu le témoigner devant des camarades ou des étrangers. La chaleur naturelle à un jeune homme, l'aigreur qui naît du sentiment d'une injustice ont pu donner à mes plaintes un caractère violent, mais il y a loin de là aux tentatives criminelles qu'une vengeance particulière a pu seule inventer pour me perdre, et jamais soldat ni sous-officier n'a entendu de moi les expressions ignobles dont je saurai me laver dans l'enquête que je demande. Je prouverai là, par des récriminations qui me sont faciles, que le mal existant aujourd'hui dans le 29e n'est venu ni de moi, ni des officiers dont je partage la disgrâce, et que celui qui, contre les intentions encore inconnues du ministre et les assurances consolantes que vous-même, mon général, avez bien voulu nous donner, a peint à nos anciens camarades et subordonnés les officiers mis au dépôt comme des artisans de trouble et des ennemis du gouvernement, est le seul capable d'indisposer le régiment, si le dévouement à la monarchie, l'esprit de subordination dont il a donné de si belles preuves avant lui pouvaient cesser d'être inébranlables. C'est le colonel Lachau qui a créé parmi nous des coteries secrètes, des partis qui n'existaient point, et y a distribué, classé les individus selon son caprice. Nous ne connaissions avant lui ni haine, ni défiance, ni espionnage. Il n'y avait point de nuances d'opinion pour des hommes qui servaient également bien. Le colonel s'est séparé de nous. Ses harangues scandaleuses ne nous ont jamais témoigné que des soupçons et de l'animosité. Il a souffert qu'on chantât en sa présence des couplets aussi injurieux pour son corps d'officiers que bassement adulateurs pour lui. J'en ai trop dit peut-être, mon général, mais, si les voix de tous ceux que le colonel force au silence par la terreur pouvaient s'élever avec la mienne, vous verriez jusqu'à quel point il a abusé de l'affreux principe: diviser pour régner.

J'espère qu'avant la décision du ministre vous aurez la bonté de faire droit à ma demande. Je suis prêt à quitter le service, mais je tiens à confondre d'abord mes accusateurs. Il importe peut-être à la sage modération avec laquelle vous avez toujours commandé qu'aucun des officiers qui ont eu l'honneur de servir sous vos ordres ne soit victime de perfidies qu'une injustice éclairée peut dévoiler. Dans cette confiance, j'ose vous exprimer mes regrets de ne point être appelé à combattre dans les rangs de mes camarades et vous prier de croire aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

Mon général,

Votre très respectueux et très soumis, CARREL,

Officier attaché au dépôt du 29e de ligne, à Aix.

Il faut le reconnaître, un tel langage n'est pas digne de Carrel. On souffre d'entendre cet officier porter par la voie hiérarchique des plaintes contre un chef qu'il avait d'abord secrètement vilipendé dans les journaux. On veut croire que le chef qu'il accuse a beaucoup de torts. Il est impossible de croire qu'il les ait tous. On a beau se reporter aux temps qui étaient cruels, on ne peut qu'excuser Carrel sans l'absoudre. Il ne lui sied pas de se porter garant du dévouement du régiment à la monarchie. Sa situation était fausse, si son caractère était franc; et son langage se ressent de sa situation plus que de son caractère. Pour rester égal à lui-même, il devait ne point crier à l'injustice et ne point se plaindre après avoir trahi.

Comment ne sentait-il pas dans sa conscience qu'après Neuf-Brisach et Belfort il y avait incompatibilité entre l'armée de la Restauration et lui, et que la seule chose séante qui lui restât à faire était de se démettre en silence?

Hâtons-nous de dire qu'il se démit en effet quelques jours après et que, devenu libre, il se jeta dans une aventure héroïque et malheureuse, que le patriotisme condamne, mais où il put cependant montrer tout entière l'inébranlable fermeté de son coeur.

En effet, pendant que ses anciens compagnons d'armes se massaient sur la frontière d'Espagne pour faire une guerre que réprouvent nos instincts libéraux et nos sentiments du droit des peuples, mais qui du moins n'était point impolitique; car elle fortifia le gouvernement des Bourbons en rattachant l'armée au drapeau blanc, pendant que le duc d'Angoulême se préparait à franchir la Bidassoa à la tête de quatre-vingt mille hommes, Armand Carrel se jetait dans un bateau pêcheur qui le débarquait à Barcelone et de là se portait au coeur de la Catalogne pour s'engager comme sous-lieutenant au régiment des volontaires français, dit régiment Napoléon II, et combattre dans l'uniforme de la vieille garde, avec la cocarde tricolore, sous l'aigle impérial, pour les Cortès, contre cette armée de la Foi et ces mêmes soldats de Ferdinand VII que venaient soutenir les baïonnettes françaises, au-dessus desquelles flottaient les fleurs de lis.

Il y montra le plus ardent courage. Mais, hélas! ce fut contre des Français. Son régiment décimé dut se fondre avec la légion italienne. Après deux jours de combats, où le corps dont il faisait partie perdit les deux tiers de son effectif, il se rendit avec ses camarades au général de Damas, qui leur laissa leurs épées et les insignes distinctifs de leur uniforme. Le gouvernement français ne crut pas devoir ratifier cette capitulation, et Carrel, condamné à mort par deux conseils de guerre, fut définitivement acquitté par un troisième. Je n'entrerai pas dans le détail de ces procédures. Je ne raconte pas la vie de Carrel, j'essaye de marquer seulement quelques traits de la physionomie de cet homme extraordinaire. C'est un fait digne de réflexion que Carrel put, en 1823, combattre contre des Français sans manquer à l'honneur. Plus d'un des généraux de l'armée royale qu'il avait combattue s'étaient trouvés dans l'armée des Princes en face des soldats de la République. L'inspirateur de la guerre d'Espagne, le ministre qui l'avait rendue inévitable, Chateaubriand, n'avait-il pas servi sous Condé contre la France? Et pourtant Chateaubriand était un homme d'honneur. On peut dire, il est vrai, que Chateaubriand, homme de l'ancien régime, mit son honneur à combattre pour son roi, tandis qu'Armand Carrel appartenait par son origine et par ses sentiments à la France démocratique, et qu'il était sans excuse, ne pouvant avoir d'autre religion que celle de la patrie. Mais il faut considérer que le devoir est difficile dans les époques troublées. Les contemporains de Carrel l'ont absous. Leur jugement est rendu. Nous n'avons point qualité pour le reviser. Réjouissons-nous seulement des progrès du sentiment patriotique, qui interdirait absolument aujourd'hui à tout homme d'honneur la conduite que Carrel put croire permise. Lui-même, ayant occasion de rappeler, en 1823, comme témoin, devant la cour d'assises d'Eure-et-Loir, son passage en Espagne, il le fit dans des termes qui trahissaient un noble repentir. «Vous savez, messieurs les jurés, dit-il, que le drapeau tricolore a eu aussi son émigration, et que les émigrations ne sont pas heureuses.» Il n'y a rien à ajouter à cette parole. D'ailleurs, Carrel se trompa plus d'une fois. Mais il fut souvent héroïque, toujours désintéressé. Et cette tournure d'esprit donne à quelques-unes de ses erreurs mêmes un caractère superbe. Il ne considéra jamais son propre intérêt. Il avait un magnifique dédain de ce que le vulgaire estime de plus. «Il lui est arrivé une fois, dit son biographe, en jetant au feu des papiers indifférents, d'y jeter en même temps un billet de banque qui lui faisait grand besoin.» Carrel fut plus à l'aise dans la vie civile qu'il ne l'avait été dans la vie militaire. Il devint en peu d'années un grand journaliste. Par la force de son caractère plus encore que par celle de son talent, il conquit d'emblée l'opinion. Pourtant il faut estimer très haut les articles qu'il donna au Producteur, au Constitutionnel, à la Revue française, à la Revue américaine, à la Revue de Paris et ceux qu'il publia en si grand nombre dans le National, dont il était l'âme. Carrel fut un très grand journaliste. Il pensait vite et juste; il s'exprimait avec une pureté et une fermeté classiques. Ceux qui savent encore ce que c'est que d'écrire admirent la robuste nudité de son style.

Un si beau talent ne s'était pas formé sans étude. Carrel avait beaucoup lu et beaucoup réfléchi. Il avait mis dans le bateau de pêche qui l'avait porté en Espagne une trentaine de volumes choisis qu'il lisait au bivouac, entre deux alertes, imitant ainsi les grands capitaines, auxquels il ressemblait par la promptitude et l'audace de l'intelligence autant que par la fermeté du coeur. Aussi montra-t-il, jeune encore, un esprit bien armé. Il avait gardé de son premier état un vif amour des choses militaires, et, bien qu'il ait traité avec talent d'innombrables sujets de politique, d'économie sociale et de littérature, ses plus belles pages sont inspirées par l'art de la guerre. L'article, entre autres, qu'il consacra en 1832 aux Mémoires de Gouvion Saint-Cyr est un mâle chef-d'oeuvre qui devrait être étudié et commenté dans nos écoles militaires. Il commence par ces mots: «On persuaderait difficilement aux hommes, et surtout aux hommes de notre temps, qui ont vu beaucoup de militaires, que l'art de la guerre est celui de tous peut-être qui donne le plus d'exercice à l'esprit. Cela est pourtant vrai, et ce qui fait cet art si grand, c'est qu'il exige le caractère autant que l'esprit, et qu'il met en action et en évidence l'homme tout entier.» J'éprouve un véritable malaise à ne pouvoir tout citer.

Derrière l'écrivain on sentait l'homme. Carrel répondit toujours de ce qu'il écrivait. Sa polémique ardente le conduisit trois fois sur le terrain. Il mettait un soin extrême à arranger à l'amiable les affaires d'honneur de ses amis; mais il avait moins de patience quand il s'agissait des siennes. Tous les détails du duel qui eut pour lui une issue funeste ont été relatés minutieusement; j'en veux rappeler quelques-uns, qui sont des traits de caractère. Arrivé sur le terrain, il s'avança vers M. Emile de Girardin, son adversaire, et lui dit:

—Monsieur, vous m'avez menacé d'une biographie. La chance des armes peut tourner contre moi; cette biographie, vous la ferez alors, monsieur; mais, dans ma vie privée et dans ma vie politique, si vous la faites loyalement, vous ne trouverez rien qui ne soit honorable, n'est-ce pas, monsieur?

—Oui, monsieur, répondit M. de Girardin.

Carrel tira le premier. M. de Girardin s'écria:

—Je suis touché à la cuisse, et fit feu.

—Et moi à l'aine, dit Carrel après avoir essuyé le feu de son adversaire.

Il eut encore la force d'aller s'asseoir sur un talus au bord de l'allée, où ses témoins et son médecin lui donnèrent les premiers soins. Puis ils le prirent dans leurs bras pour le porter dans une maison voisine. En passant auprès de M. Girardin, il voulut s'arrêter.

—Souffrez-vous, monsieur de Girardin? demanda-t-il.

Il mourut après quarante-cinq heures de souffrances, à l'âge de trente-six ans, le 24 juillet 1836. Il avait donné dans sa vie trop courte, malgré de graves fautes, l'exemple d'une volonté ferme, d'un mâle courage et d'une intelligence généreuse. Les âmes ainsi trempées étaient rares de son temps; peut-être sont-elles encore plus rares aujourd'hui. Il est croyable pourtant que notre époque vaut mieux que la sienne et qu'il est meilleur d'y vivre. Elle est moins violente et moins troublée. Le sentiment national s'est affermi. Bien des abîmes, jadis béants, sont comblés. Bien des réconciliations sont faites. D'autres se feront insensiblement. Nous avons la vie plus facile et des devoirs mieux tracés. Dans la régularité présente, les médiocres eux-mêmes savent se garder contre les erreurs dans lesquelles les meilleurs étaient autrefois entraînés.

LOUIS DE RONCHAUD

SOUVENIRS

J'apprends en ce moment avec une vive douleur que M. de Ronchaud vient de mourir à Saint-Germain.

Je le connaissais depuis mon enfance. Sa loyale figure est associée à mes plus vieux souvenirs. Je le vois encore tel qu'il était vers 1860, tout blond, le front découvert, l'oeil bleu, avec un air de douceur et de gravité profondes et la simplicité des grandes âmes. Je l'entends encore parler de l'art grec et de l'art florentin comme le plus candide amant de leur beauté. Alors il préparait son Phidias; alors M. de Lamartine lui consacrait un numéro entier du Cours familier de littérature.

Autant qu'il m'en souvient, l'image que le grand poète traçait de notre ami était vague, idéale, élyséenne et pourtant ressemblante. «M. de Ronchaud, disait il eût été dans d'autres temps un orateur comme il est un poète et un historien de l'art.» Pour être tout à fait orateur, il eût fallu que M. de Ronchaud vécût dans des temps fabuleux et qu'un dieu vînt délier sa langue; car il parlait les dents serrées, d'une voix sourde et rauque. Mais il était éloquent par la force de la pensée, par la sincérité de l'expression et par l'incomparable beauté du regard.

Sa conversation fut un de mes premiers enchantements. J'étais encore un enfant. Bien souvent, au retour du collège, je l'entendais parler au milieu du petit cercle qui se formait tous les soirs dans le magasin de librairie de mon père. Il me ravissait. Je ne comprenais pas tout ce qu'il disait. Mais, quand on est très jeune, on n'a pas besoin de tout comprendre pour tout admirer. Je sentais qu'il était en possession du beau et du bien. J'étais sûr qu'il partageait la table des dieux et le lit des déesses.

Le lendemain, en classe, je devinais que mon modeste professeur n'était point de cette race divine, et je l'en méprisais. J'étais choqué de le voir si ignorant de la beauté antique. C'est ainsi que l'influence de M. de Ronchaud me fit manquer un certain nombre de classes dont je passai le temps au Louvre, devant une métope du Parthénon. Mais, comme dit M. Renan, on peut faire son salut par diverses voies.

M. de Ronchaud savait aimer. C'est un secret qu'il connut toute sa vie et qui l'empêcha de vieillir. M. de Ronchaud aima toute sa vie la poésie, l'art et la liberté.

Il fréquentait, sous l'empire, le salon de madame d'Agoult, centre de l'opposition républicaine. Il était lui-même un ardent républicain. Je me rappelle encore un article qu'il donna en 1856, dans la Revue de Paris, à propos du César de M. de Lamartine et d'une étude sur le même personnage par M. Troplong. Ce divin Jules passait alors de durs moments. On lui faisait tous les mauvais compliments qu'on ne pouvait, pas faire à Napoléon III. M. de Ronchaud se conforma à cet usage. Il reprocha en termes couverts au fils auguste de Vénus d'avoir fait le 2 Décembre. Je crois bien que cet article fut poursuivi; car il souleva beaucoup d'enthousiasme parmi mes camarades de classe. Nous en récitions des tirades dans les cours de récréation, et il ne me serait pas impossible d'en retrouver encore aujourd'hui quelques phrases dans ma mémoire: «Pour grands que soient les Césars, au dire de leurs flatteurs, eussent-ils fait un pacte avec la victoire, et le monde entier fût-il pour eux, nous…, etc., etc.» C'était bien naïf, mais que cela nous semblait beau!

M. de Ronchaud avait le génie intérieur et l'âme d'un grand poète. Il sentait comme Lamartine, mais l'expression ne servait pas toujours sa pensée. Il portait jusque dans ses vers cette négligence, cet abandon, cet oubli de soi que ses amis savent bien qu'il étendait à toute sa personne: car ils l'ont connu fort insoucieux de tout ce qui le touchait et laissant à sa noblesse naturelle le soin de réparer seule le désordre de ses habits. Ses vers pareillement sont incultes et beaux d'une beauté native. Je songe surtout à son dernier recueil, les Poèmes de la mort. C'est sans doute en le lisant que M. D. Nisard a dit qu'avec une forme plus châtiée M. de Ronchaud serait un des premiers poètes de ce siècle. Il y a, en effet, dans ce recueil un poème de quinze cents vers, la Mort du Centaure, dont on ne peut sentir sans frissonner le souffle puissant. Je citerai les plaintes du vieux Chiron, regrettant sa jeunesse et la jeunesse des choses, qui s'en sont allées ensemble:

    Encore un jour de plus levé sur l'univers!
    Que j'en ai vu depuis que mes yeux sont ouverts!
    Que d'aurores depuis cette joyeuse aurore
    Où ma course à travers l'air brillant et sonore
    Vint réveiller l'écho dormant dans ces vallons!
    Les jours comme aujourd'hui ne me semblaient pas longs.
    Étonné de moi-même et de mon être étrange,
    De l'homme et du cheval mystérieux mélange,…

* * * * *

    Curieux d'inconnu, l'âme de désirs pleine,
    J'embrassais d'un regard, j'aspirais d'une haleine
    Et l'air et la lumière, et la terre et le ciel.
    Tout était liberté, joie, amour, lait et miel.
    Cette immortalité, qui maintenant me pèse,
    Je la portais superbe, avec un coeur plein d'aise,
    Et, sur la terre en fleurs, sous les cieux éclatants,
    Libre, je m'emparais de l'espace et du temps.
    Un jour, je rencontrai Pholoë sur la cime
    Où m'avait emporté mon vertige sublime.
    Superbe, le front haut, ses longs cheveux épars,
    Les seins au vent, le ciel était dans ses regards.
    On eût dit à la voir, dans sa grâce ingénue,
    Une fille du ciel, une enfant de la nue,
    Ou la divinité sauvage du vieux mont.
    Moitié femme, moitié cavale, son beau front
    Rayonnait dans l'air pur de lumière et de gloire,
    Et son pied frémissant creusait la terre noire.
    Que je la trouvai belle! Elle me regarda…

* * * * *

    À mon désir muet son âme fut séduite;
    Et tous deux emportés par une même fuite,
    Nous allâmes cacher dans les bois nos amours…

Ce poème de la Mort du Centaure est inspiré par une belle philosophie. Ayant la joie de dîner il y a quelques jours avec un très grand sage, j'appris de lui quelle philosophie il est convenable d'avoir si l'on veut n'être pas trop dupe de la vie et des choses.—«C'est, me dit ce sage, le panthéisme pour soi et le déisme pour les autres.» M. de Ronchaud ne connut jamais une sagesse si prudente. Il était panthéiste pour les autres comme pour lui-même. Il professait une riante obéissance aux lois éternelles. Il croyait hautement aux dieux bons cachés dans la nature. De toutes les doctrines philosophiques, le panthéisme est assurément la plus favorable à la poésie. M. de Ronchaud doit au panthéisme ses plus beaux vers. Ce poème de Chiron, dont j'ai cité un passage, est un admirable cantique chanté à la divine nature. Le vieux centaure y symbolise l'humanité et, quand l'oracle de Dodone dit au bestial et noble sagittaire:

                                              Tes parents
    Sont dans les flots profonds et les cieux transparents,
    Et toute la nature, alliée à ta race,
    Dans sa maternité t'enveloppe et t'embrasse!

ce sont nos propres origines que le poète nous enseigne.

Chiron, rassasié de la vie, a soif de la mort. Il sait qu'elle est bonne, qu'elle est nécessaire, qu'elle est divine puisqu'elle est naturelle. Il aspire à rentrer dans le grand tout.

La pensée du centaure était bien celle de M. de Ronchaud lui-même. Comme il avait beaucoup de candeur, il croyait à la bonté de la nature, et cette illusion fit la douceur de sa vie.

M de Ronchaud publia en 1861 un livre intitulé: Phidias, sa vie et ses ouvrages. C'est à Londres, devant les marbres arrachés au Parthénon, qu'il eut la première idée de ce livre. En contemplant ces beaux restes, il fut saisi d'une généreuse émotion et, songeant à l'art grec et à ses paisibles merveilles, il s'écria avec Chandler: «Il a disparu, ce banquet des yeux, et il n'en reste rien de plus que d'un songe!» Le récit qu'il a fait de sa visite à la salle Elgin du British Muséum garde l'empreinte d'une ardente et pieuse admiration: «Il semble, dit M. de Ronchaud, qu'on a devant les yeux les morceaux d'une lyre antique brisée: on essaye de les rassembler par la pensée et d'évoquer encore une fois le génie qui animait les cordes muettes. Mais les membres dispersés du poète ne se réuniront plus; la tête d'Orphée, échouée sur un rivage barbare, n'exhale plus qu'une mélodie confuse et plaintive.

»Et cependant quelle beauté respire dans ces ruines de la beauté! Nulle part on ne sent mieux la puissance de l'art et du génie que devant ces débris d'où rien n'a pu effacer l'empreinte de la main qui s'y est posée autrefois pour leur donner la vie avec la forme. La forme a été brisée, mais la vie éclate encore dans ces restes épars. Sur cette création, à moitié rentrée dans le chaos d'où le génie l'avait fait sortir, plane encore le souffle qui l'avait autrefois suscitée; il semble même par moments qu'on va la voir de nouveau surgir dans sa glorieuse intégrité. Mais bientôt on s'aperçoit combien l'imagination est impuissante à restaurer ces chefs-d'oeuvre de l'art antique. Le regret de l'irréparable, l'attrait du problème insoluble ajoutent alors pour nous à la beauté de ces statues le seul charme qui leur ait manqué dans le temps de leur gloire, la poésie du mystère et de l'infini. Le sentiment qu'elles font naître tient à la fois de la tendresse et de l'admiration pour la beauté humaine, de l'enthousiasme pour le génie, du respect de l'antiquité, de la tristesse qui s'attache aux ruines, de la curiosité pour une énigme et de l'inquiétude d'un désir irréalisable[10].»

Ce livre, conçu si ardemment, fut exécuté avec un soin laborieux. Il représentait, quand il parut, l'état de la science. Il ne faut pas se plaindre si vingt-sept ans de travaux archéologiques et de fouilles dans le sol de la Grèce l'ont un peu vieilli. M. de Ronchaud en préparait, peu de temps avant sa mort, une nouvelle édition entièrement remaniée. Il faut espérer que de pieux éditeurs la publieront bientôt.

Ce sont les travaux les plus nobles et les plus désintéressés sur l'histoire de l'art qui désignèrent M. de Ronchaud au poste d'administrateur des musées nationaux. L'exemple d'un tel choix est assez rare pour qu'on félicite ceux qui l'ont donné. On peut dire que M. de Ronchaud honora les fonctions auxquelles il fut élevé et que, s'il n'avait pas toutes les aptitudes spéciales d'un parfait administrateur, il ne cessa de montrer, dans son trop court passage au Louvre, cet amour ardent et lumineux du beau et du bien qui inspira toute sa vie.

Il emporte en mourant les plus pures et les plus nobles visions que les chefs-d'oeuvre de l'art aient jamais imprimées dans une âme bien née. Il nous laisse quelques vers admirables, des pages où l'enthousiasme est uni à la science et le souvenir d'une belle vie.

LA TERRE

Vous savez que M. Zola vient d'éprouver le même traitement que le patriarche Noé. Cinq de ses fils spirituels ont commis à son égard, pendant qu'il dormait, le péché de Cham. Ces enfants maudits sont MM. Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches. Ils ont raillé publiquement la nudité du père. M. Fernand Xau, imitant la piété de Sem, a étendu son manteau sur le vieillard endormi. C'est pourquoi il sera béni dans les siècles des siècles. Ainsi l'ancienne loi est l'image de la nouvelle et M. Émile Zola est véritablement Celui qui avait été annoncé par les prophéties.

Tous les journaux ont publié le manifeste littéraire de MM. Gustave Guiches, Paul Margueritte, Lucien Descaves, J.-H. Rosny et Paul Bonnetain. Voici comment le nouveau roman du maître, la Terre, y est apprécié: «Non seulement l'observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le Maître est descendu au fond de l'immondice.»

Ainsi parlent les Cinq. Leur déclaration a causé quelque surprise. Il y en a pour le moins deux d'entre eux qui ne sont pas tels qu'il faut être pour jeter la première pierre. M. Bonnetain, pour sa part, est l'auteur d'un roman qui ne passe pas pour chaste. Il est vrai qu'il répond qu'ayant commencé comme finit M. Zola, il compte bien finir comme M. Zola a commencé. Mais le manifeste, en lui-même, n'est pas irréprochable. Il contient des appréciations sur l'état physiologique de l'auteur de la Terre qui passent les bornes de la critique permise. Expliquer l'oeuvre par l'homme est un procédé excellent quand il s'agit du Misanthrope ou de l'Esprit des Lois, mais qui ne saurait être appliqué sans inconvénients aux ouvrages des contemporains. Les romans de M. Zola appartiennent à la critique, et l'on verra tout à l'heure si je crains de dire ce que j'en pense. Quant à la vie privée de M. Zola, elle doit être absolument respectée; il n'y faut point rechercher la raison des obscénités qu'il étale dans ses livres. On ne veut pas savoir si c'est par goût ou si c'est par intérêt que M. Zola accorde tant à la lubricité. Enfin le manifeste se termine par un avis aux lecteurs qui, venant de jeunes romanciers, n'a pas paru tout à fait désintéressé. «Il faut, ont dit les Cinq, il faut que le jugement public fasse balle sur la Terre et ne s'éparpille pas en décharge de petit plomb sur les livres sincères de demain.» Évidemment ces messieurs ont quelques volumes sous presse. Je ne sais ce qu'il faut le plus admirer dans ce conseil, ou de son astuce ou de son ingénuité.

Les Cinq n'ont point attendu, pour juger la Terre, d'en connaître la fin. M. Zola s'en est plaint. Il est vrai qu'ordinairement, pour juger une oeuvre, il faut attendre qu'elle soit terminée. Mais ce n'est pas ici une oeuvre ordinaire. La Terre n'a ni commencement ni milieu. M. Zola, quoi qu'il fasse, n'y saurait mettre une fin. C'est pourquoi je me permettrai, à l'exemple de ces messieurs, d'en dire tout de suite mon avis. J'en suis resté au moment où la Grande, paysanne de quatre-vingt-neuf ans, est violée par son petit-fils, ainsi qu'il est dit au quatre-vingt-sixième feuilleton. On est donc averti que ce que je vais dire ne s'applique pas aux faits postérieurs à ce trait de moeurs champêtres.

Le sujet du livre, est, comme le titre l'indique, la terre. Au dire de M. Zola, la terre est une femme ou une femelle. Pour lui, c'est tout un. Il nous montre «les anciens mâles usés à l'engrosser». Il nous décrit les paysans qui veulent «la pénétrer, la féconder jusqu'au ventre», qui l'aiment «pendant cette intimité chaude de chaque heure» et qui respirent «avec une jouissance de bon mâle l'odeur de sa fécondation».

C'est là de la rhétorique brutale, mais de la rhétorique encore. D'ailleurs, tout le livre est plein de vieux épisodes mal rajeunis, la veillée, la fenaison, la noce champêtre, la moisson, les vendanges, la grêle, l'orage, déjà chanté par Chênedollé avec un sentiment plus juste de la nature et du paysan; le semeur, dont Victor Hugo avait montré «le geste auguste»; la vache au taureau, dont M. Maurice Rollinat a fait un poème assez vigoureux. Avez-vous lu, par hasard, le Prædium rusticum? C'est un poème en vers latins qu'un jésuite du XVIIIe siècle, composa à l'imitation de Virgile, pour les écoliers. Eh bien, le livre de M. Zola m'a fait songer à celui du P. Vanière, par je ne sais quel fond poncif qui leur est commun. Rien, dans ces pages d'un pseudo-naturaliste, ne révèle l'observation directe. On n'y sent vivre ni l'homme ni la nature. Les figures y sont peintes par des procédés d'école qui semblent aujourd'hui bien vieux. Que dire de ce notaire «assoupi par la digestion du fin déjeuner qu'il venait de faire?», de ce curé apparu «dans l'envolement noir de sa soutane?», de cette maison qui «était comme ces très vieilles femmes dont les reins se cassent?», de ce «bruit doux et rythmique des bouses étalées?», de cette «douceur berçante qui montait des grandes pièces vertes»? Voyons-nous mieux les paysans attablés quand on nous a dit qu'«un attendrissement noyait leurs faces»? M. Zola n'a guère mis dans ce nouveau livre que ses défauts. Le plus singulier est l'effet de cet oeil de mouche, de cet oeil à facettes qui lui fait voir les objets multipliés comme à travers une topaze taillée. C'est ainsi qu'il termine la description, assez exacte et assez vive d'ailleurs, d'un marché dans un chef-lieu de canton, par ce trait inconcevable: «De grands barbets jaunes se sauvaient en hurlant, une patte écrasée.» C'est ainsi qu'une hallucination lui fait voir des myriades de semeurs à la fois. «Ils se multipliaient, dit il, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l'air par quelques gros travail, s'acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse; et l'on distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné, toujours le même, cet entêtement d'insectes en lutte avec l'immensité du sol, victorieux à la fin de l'étendue et de la vie.»

M. Zola ne nous montre pas distinctement les paysans. Ce qui est plus grave encore, c'est qu'il ne les fait pas bien parler. Il leur prête la loquacité violente des ouvriers des villes.

Les paysans parlent peu; ils sont volontiers sentencieux et expriment souvent des idées très générales. Ceux des régions où l'on ne parle pas patois ont pourtant des mots savoureux qui gardent le goût de la terre. Rien de cela dans les propos que M. Zola met dans leur bouche.

M. Zola[11] prête aux campagnards des propos d'une obscénité prolixe et d'une lubricité pittoresque qu'ils ne tinrent jamais. J'ai causé quelquefois avec des paysans normands, surtout avec des vieillards. Leur parole est lente et sentencieuse. Elle abonde en préceptes. Je ne dis pas qu'ils parlent aussi bien qu'Alcinoüs et les vieillards d'Homère; tant s'en faut! mais ils en rappellent quelque peu le ton grave et la façon didactique. Quant aux jeunes, ils ont la verve rude et la langue lourde quand ils causent ensemble au cabaret. Leur imagination est courte, simple, point grivoise. Leurs plus longues histoires sont héroïques et non pas amoureuses: elles ont trait à de grands coups donnés ou reçus, à des exemples de force et d'audace, à des hauts faits de batteries ou de buveries.

J'ai le regret d'ajouter que, quand M. Zola parle pour son propre compte, il est bien lourd et bien mou. Il fatigue par l'accablante monotonie de ses formules: «Sa chair tendre de colosse,—son agilité de brune maigre,—sa gaieté de grasse commère,—la nudité de son corps de fille solide.»

Il y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet, Bastien-Lepage l'ont vue. M. Zola ne la voit pas. La gravité morne des visages, la raideur solennelle qu'un incessant labeur donne au corps, les harmonies de l'homme et de la terre, la grandeur de la misère, la sainteté du travail, du travail par excellence, celui de la charrue, rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui échappe, la beauté, la majesté, la simplicité le fuient à l'envi. Quand il nomme un village, une rivière, un homme, il choisira le plus vilain nom; l'homme s'appellera Macqueron, le village Rognes, la rivière l'Aigre. Il y a pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières. Les eaux surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s'y baignaient autrefois, des vocables charmants, qui coulent en chantant sur les lèvres. Mais M. Zola ignore la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses.

Il n'a pas de goût, et je finis par croire que le manque de goût est ce péché mystérieux dont parle l'Écriture, le plus grand des péchés, le seul qui ne sera pas pardonné. Voulez-vous un exemple de cette irrémédiable infirmité? M. Zola nous montre dans la Terre un paysan crapuleux, un ivrogne, un braconnier que sa barbe en pointe, ses longs cheveux, ses yeux noyés ont fait surnommer Jésus-Christ. M. Zola ne manque jamais de l'appeler par ce surnom. Il obtient par ce moyen des phrases comme celles-ci: «C'était Jésus-Christ qui s'empoignait avec Flore, à qui il demandait un litre de rhum.—Ce qu'il rigolait, Jésus-Christ, de la petite fête de famille!…—Jésus-Christ était très venteux.» Il n'y a pas besoin d'être catholique ni chrétien pour sentir l'inconvenance de ce procédé.

Mais le pire défaut de la Terre, c'est l'obscénité gratuite. Les paysans de M. Zola sont atteints de satyriasis. Tous les démons de la nuit, que redoutent les moines et qu'ils conjurent en chantant à vêpres les hymnes du bréviaire, assiègent jusqu'à l'aube le chevet des cultivateurs de Rognes. Ce malheureux village est plein d'incestes. Le travail des champs, loin d'y assoupir les sens, les exaspère. Dans tous les buissons un garçon de ferme presse «une fille odorante ainsi qu'une bête en folie».

Les aïeules y sont violées, comme j'ai déjà eu le regret de vous le dire, par leurs petits-enfants. M. Zola, qui est un philosophe comme il est un savant, explique que la faute en est au foin, au fumier.

Il a plu à M. Zola de loger dans ce village de Rognes deux époux, M. et madame Georges, lesquels ont gagné une honnête aisance en tenant à Chartres une «maison Tellier» qu'ils ont cédée à leur gendre et qu'ils surveillent encore avec sollicitude.

C'est le conte bien connu de M. Guy de Maupassant, mais amplifié, grossi d'une manière absurde, étalé jusqu'à l'écoeurement. Madame Georges a amené, à Rognes un vieux chat, qu'elle avait à Chartres.. Ce chat, «caressé, dit M. Zola, par les mains grasses de cinq ou six générations de femmes,… familier des chambres closes… muet… rêveur… voyait tout de ses prunelles amincies dans leur cercle d'or». Et M. Zola ne s'arrête pas là; il transforme ce chat en je ne sais quelle figure monstrueuse et mystique de génie oriental, en une sorte de vieillard noyé et confit, comme l'Hérode de Gustave Moreau, dans la volupté comme dans du miel. Puis, quand on en a fini avec le chat, c'est une bague, une simple alliance d'or, usée au doigt de madame Charles, qui est fée et qui raconte des choses sans nom.

M. Zola a comblé cette fois la mesure de l'indécence et de la grossièreté. Par une invention qui outrage la femme dans ce qu'elle a de plus sacré, M. Zola a imaginé une paysanne accouchant pendant que sa vache vêle. «Ça crève!» dit un des témoins, qui ne parle pas de la vache. La crudité des détails passe toute idée.

Il n'a pas moins offensé la nature dans la bête que dans la femme, et je lui en veux encore d'avoir sali l'innocente vache en étalant sans pitié les misères de sa souffrance et de sa maternité. Permettez-moi de vous donner la raison de mon indignation. Il m'est arrivé, il y a quelques années, de voir naître un veau dans une étable. La mère souffrait cruellement en silence. Quand il naquit, elle tourna vers lui ses beaux yeux pleins de larmes et, allongeant le cou, elle lécha longuement le petit être qui lui avait causé tant de douleurs. Cela était touchant, beau à voir, je vous assure, et c'est une honte que de profaner ces mystères augustes. M. Zola dit d'un de ses paysans qu'il avait «l'affolement de l'ordure». C'est un affolement qu'aujourd'hui M. Zola prêta indistinctement à tous ses personnages. En écrivant la Terre, il a donné les Géorgiques de la crapule[12].

Que M. Émile Zola ait eu jadis, je ne dis pas un grand talent, mais un gros talent, il se peut. Qu'il lui en reste encore quelques lambeaux, cela est croyable, mais j'avoue que j'ai toutes les peines du monde à en convenir. Son oeuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas nés.

Certes, je ne lui nierai point sa détestable gloire. Personne avant lui n'avait élevé un si haut tas d'immondices. C'est là son monument, dont on ne peut contester la grandeur. Jamais homme n'avait fait un pareil effort pour avilir l'humanité, insulter à toutes les images de la beauté et de l'amour, nier tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. Jamais homme n'avait à ce point méconnu l'idéal des hommes. Il y a en nous tous, dans les petits comme dans les grands, chez les humbles comme chez les superbes, un instinct de la beauté, un désir de ce qui orne et de ce qui décore qui, répandus dans le monde, font le charme de la vie. M. Zola ne le sait pas. Il y a dans l'homme un besoin infini d'aimer qui le divinise. M. Zola ne le sait pas. Le désir et la pudeur se mêlent parfois en nuances délicieuses dans les âmes. M. Zola ne le sait pas. Il est sur la terre des formes magnifiques et de nobles pensées; il est des âmes pures et des coeurs héroïques. M. Zola ne le sait pas. Bien des faiblesses même, bien des erreurs et des fautes ont leur beauté touchante. La douleur est sacrée. La sainteté des larmes est au fond de toutes les religions. Le malheur suffirait à rendre l'homme auguste à l'homme. M. Zola ne le sait pas. Il ne sait pas que les grâces sont décentes, que l'ironie philosophique est indulgente et douce, et que les choses humaines n'inspirent que deux sentiments aux esprits bien faits: l'admiration ou la pitié. M. Zola est digne d'une profonde pitié.

M. THIERS HISTORIEN

À propos de l'inauguration du monument de M. Thiers au Père-Lachaise.

Samedi dernier, le monument funèbre élevé dans le cimetière du Père-Lachaise à la mémoire de M. Thiers a été inauguré en présence de la famille et de quelques amis. Cette cérémonie intime marque le dixième anniversaire de la mort de M. Thiers, survenue à Saint-Germain en Laye le 3 septembre 1877. Dix ans! c'est déjà la postérité. Il est intéressant de rechercher comment les livres de cet homme illustre se soutiennent devant elle.

L'Histoire de la Révolution et l'Histoire du consulat et de l'Empire, par M. Thiers, furent, pendant plus de trente ans, les livres qu'on lut le plus en France, si l'on excepte les Trois mousquetaires, qui, l'on en conviendra, n'appartiennent pas au même genre. On dit que les lecteurs de ces ouvrages ont diminué depuis dix ans; je suis disposé à le croire; mais il est certain qu'ils sont très nombreux encore.

Quant aux jugements qu'on en porte aujourd'hui,—je parle des jugements qui font loi,—ils sont très divers. Convenons que la nouvelle école historique ne leur est pas très favorable. Mais il faut se garder des jugements trop généraux et entrer un peu dans le détail des choses.

C'est en 1823 que M. Thiers commença son Histoire de la Révolution. On n'avait alors sur cette grande époque que le témoignage des contemporains. MM. Berville et Barrière publiaient la volumineuse collection de Mémoires à laquelle leur nom est attaché. Tous les lecteurs un peu généreux se sentaient remués jusqu'au fond de l'âme par ces pages brûlantes, écrites dans la prison ou l'exil, sous le coup de la proscription et de la mort, par ces testaments publics de madame Roland et de tant d'autres victimes héroïques. Déjà naissait la légende des Girondins. Le livre de M. Thiers fut conçu dans le feu de cet enthousiasme.

Il n'était préparé ni par de longues études, ni par de graves méditations. M. Thiers, fort jeune encore, montrait plus de spirituelle pétulance que de profondeur méditative. Ce petit homme, grisé par la capiteuse nouveauté de la vie, demandait au monde le plaisir avant la puissance. Il faisait, dit-on, des soupers qui ne convenaient pas à son tempérament délicat et se promenait, non sans péril, sur Ibrahim, son cheval pie. Cependant il n'inspirait pas de confiance aux éditeurs. Quand il proposa aux libraires Lecointe et Durey une histoire de la Révolution dont il avait le plan dans la tête, ces messieurs restèrent indécis. Ils avaient besoin d'un ouvrage de ce genre pour continuer Anquetil; mais ils n'osaient en confier l'exécution à un inconnu. Enfin, après y avoir suffisamment réfléchi, ils acceptèrent l'offre de M. Thiers, à la condition qu'il signât le livre avec Félix Bodin. Ce Félix Bodin, qui servit de caution à M. Thiers, n'était guère moins jeune que lui, mais il était connu comme historien. Il faisait des résumés historiques et il en faisait faire. Son industrie prospérait. C'est un grand hasard si, en bouquinant aujourd'hui sur les quais, on ne trouve pas dans la boîte à quatre sous quelques-uns de ces résumés. Ceux de l'histoire de France et de l'histoire d'Angleterre sont de Félix Bodin lui-même. Armand Carrel et Amédée Thierry ont débuté tous deux dans le magasin de cet entrepreneur d'histoire.

Les deux premiers volumes de l'Histoire de la Révolution parurent avec la signature de Félix Bodin et A. Thiers. Il ne semble pas que Bodin y ait mis autre chose que son nom. Ces deux volumes furent accueillis avec faveur par le public. Ils embrassent toute la Constituante et une grande partie de la Législative. Leur succès s'explique sans peine; ils représentaient le premier essai d'une histoire générale de ces évènements qui changèrent la France et remuèrent le monde; les auteurs ou, pour mieux dire, l'auteur y jugeait avant tout autre la Révolution au nom de la jeune génération qui en sortait. Aujourd'hui, ces deux volumes paraissent un peu faibles. Les neufs autres, signés par M. Thiers seul, furent publiés de 1824 à 1827. Ils sont bien supérieurs. M. Thiers avait appris beaucoup de choses en peu de mois. Il avait vu, chez Manuel et chez M. Laffitte, d'anciens constituants, des montagnards échappés à la Convention, des survivants des Cinq-Cents, du Corps législatif et du Tribunal, des vieux généraux de la République, des fournisseurs des armées; il avait mesuré tous ces débris, interrogé toutes ces ombres; il avait même travaillé la guerre avec Jomini et les finances avec le baron Louis.

Ces témoins du passé, il les écoutait autant qu'il pouvait écouter, n'étant pas grand écouteur de son naturel; il les devinait surtout; c'est à cela qu'il excella toujours. Le troisième volume porte déjà le témoignage de ce commerce avec les hommes et de cette pratique des choses si indispensables à l'historien. Il est informé, vivant, lumineux. Qui donc a dit si bien de Thiers qu'il arrive dans la Révolution avec les Marseillais eux-mêmes, à la veille du 10 Août? Mais la source de son inspiration n'était pas tout entière dans l'étude du passé. Il ne vivait point enfermé dans son oeuvre. Les affaires présentes l'occupaient autant pour le moins que les souvenirs de la Convention. En 1824, le chef de la fraction ultraroyaliste était monté sur le trône. Ce qui animait M. Thiers d'un souffle dont l'ardeur passait dans son livre, c'était le ministère Villèle, la loi du sacrilège, le milliard des émigrés, la censure, c'était l'effort du gouvernement pour revenir à l'ancien régime. Son histoire se ressent des temps où elle a été écrite. Bien que purement narrative, elle respire l'amour des institutions qu'on menace et un zèle obstiné pour la garde des conquêtes encore disputées. M. Thiers laissa à Mignet, son ami, dont le Précis parut en 1824, le soin de composer une histoire dogmatique; il conta seulement et il exposa. Mais avec quelle vivacité! Cet esprit si agissant semble activer les événements qu'il raconte.

Je viens de rouvrir ce livre de jeunesse. J'avoue que j'ai été entraîné et qu'il m'a fallu aller jusqu'au bout. On est emporté comme sur un fleuve dont le cours est égal, dont les bords sont unis. On ne s'aperçoit par aucune secousse des changements de théâtre et de personnages; car l'historien, toujours rapide, n'est jamais brusque. Et quels excellents chapitres sur les finances: assignats, maximum, emprunt forcé, institution du Grand-Livre! Quelles expositions lucides des faits de guerre! Comme il fait bien comprendre le point de départ, le noeud, les péripéties, le dénouement d'une campagne.

On l'a chicané sur sa philosophie; on y a perdu son temps, il n'en a pas. Il n'est ni fataliste comme on le lui a reproché, ni providentiel. Il a dit lui-même, dans un de ses articles du National, avec la fermeté des convictions sincères: «Il n'y a que des hommes et des passions d'hommes.» Il a dit encore: «Nous sommes tous hommes, et cette condition est dure.» Il veut que la Révolution réussisse; il le veut à tout prix. C'est dans ce sens qu'après avoir plaint les Girondins, qui moururent pour elle, il ajoute: «On ne pourrait mettre au-dessus d'eux que celui des montagnards qui se serait décidé pour les moyens révolutionnaires par politique seule et non par l'entraînement de la haine.» Cela n'est point philosophique du tout et n'est guère moral. Que nous sommes loin ici de M. Quinet, qui se lamente dès qu'il voit la Révolution s'écarter des règles de la philosophie humanitaire! Mais la philosophie et la morale ne sont point les parties essentielles de l'art de l'historien.

On a contesté à M. Thiers sa parfaite exactitude. On lui a reproché de confondre, à certains moments, sur la foi du Moniteur, Maximilien Robespierre et Robespierre jeune; on lui a fait un grief de dire que Couthon, qui était cul-de-jatte, «s'élançait» à la tribune. On a relevé plusieurs erreurs dans son livre; mais, en somme, point d'erreurs graves. Ses plus grosses fautes à cet égard ne seraient chez Michelet que des peccadilles. D'ailleurs, on ne peut écrire une histoire générale sans laisser échapper un très grand nombre d'inexactitudes. La question est de savoir si l'on doit écrire des histoires générales. La mode en semble passée aujourd'hui.

Les érudits de la nouvelle école, qui se vouent à cette heure à l'étude de la Révolution, sont plus enclins à publier des documents qu'à les mettre en oeuvre. Ils proscrivent toutes les histoires générales, hors celles de Michelet, qui leur apparaît comme une sorte d'épopée dans laquelle toute licence est licence poétique. Ils nous donnent à entendre qu'il est imprudent de rien écrire sur la grande époque avant que tous les papiers des dépôts publics soient imprimés, ce qui sera l'affaire de deux ou trois cents ans au plus. C'est à peine s'ils permettent à M. Sorel et à M. Chuquet de traiter en attendant des relations extérieures et des campagnes. Le conseil municipal de Paris a ordonné des publications considérables de documents inédits qui sont poussées avec une grande activité. M. Maurice Tourneux est chargé pour sa part d'un travail devant lequel un bénédictin eût reculé.

Cela est fort bien. Mais, si l'on considère que les témoignages imprimés vont à cinquante mille volumes environ, et que les témoignages inédits sont beaucoup plus considérables, on désespérera de savoir jamais l'histoire de la Révolution. Permettez-moi de vous faire à ce sujet un conte que l'abbé Blanchet a fait avant moi, bien mieux que je ne saurais le faire. Mais, n'ayant pas son livre sous la main, je me vois forcé de le dire comme je le sais. Je le dédie à M. F.-A. Aulard, qui recueille avec un zèle infatigable les documents pour servir à l'histoire de l'époque à laquelle il a attaché son nom et sa fortune.

Quand le jeune prince disciple du docteur Zeb succéda à son père sur le trône de Perse, il fit appeler tous les savants de son royaume et, les ayant réunis, il leur dit:

—Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour la rendre complète.

Les savants promirent de satisfaire le désir du prince et, s'étant retirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de trente ans, ils se présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze chameaux, portant chacun cinq cents volumes.

Le doyen, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces termes:

—Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a été possible de réunir touchant les moeurs des peuples et les vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques qui ont été heureusement conservées, et nous les avons illustrées de notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique. Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.

Le roi répondit:

—Messieurs, je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs, j'ai vieilli pendant que vous travailliez. J'ai passé de dix ans ce qu'un poète appelle le milieu du chemin de la vie et, à supposer que je meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir encore le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté de l'existence humaine.

Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.

—Sire, dit le doyen d'une voix affaiblie par le travail et par l'âge, voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n'y avoir rien omis d'essentiel.

—Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux: les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore et ne tardez point.

Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un seul chameau porteur de cinq cents volumes.

—Je me flatte, dit le doyen, d'avoir été compendieux.

—Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis au bout de ma vie. Abrégez, si vous voulez que je sache, avant de mourir, l'histoire des hommes.

On revit le doyen devant le palais au bout de cinq ans. Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros livre sur son dos.

—Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt. En effet, le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers le doyen et son gros livre un regard presque éteint, et il dit en soupirant:

—Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes!

—Sire, répondit le doyen, presque aussi mourant que lui, je vais vous la résumer en trois mots: Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent.

C'est ainsi que le roi de Perse apprit l'histoire universelle au moment de passer, comme on dit, de ce monde à l'autre.

M. Thiers, en lançant tout fougueux son livre en 1823, fut mieux avisé, il faut en convenir, que le doyen des académiciens de Perse. Il nous reste à dire un mot de la façon dont le livre est écrit, puisque enfin notre métier est de parler littérature. Convenons-en tout de suite, M. Thiers est incorrect et négligé. Carrel, qui pourtant l'estimait, a dit: «Lorsqu'il écrit, on pourrait croire qu'il improvise.» Sa phrase, souvent molle et fluide, manque de nerf. Cela est vrai. Pour faire toucher du doigt le défaut de l'écrivain, il suffit de citer un fragment du portrait de Danton par Garat, en le faisant suivre du passage de l'Histoire de la Révolution qui en est une imitation avérée. Je ne demande pas mieux que de faire ici l'expérience. Voici le morceau de Garat:

Jamais Danton n'a écrit ni imprimé un discours. Il disait: «Je n'écris point…» Son imagination et l'espèce d'éloquence qu'elle lui donnait, singulièrement appropriée à sa figure, à sa stature, était celle d'un démagogue; son coup d'oeil sur les hommes et sur les choses subit, net, impartial et vrai, avait cette prudence solide et pratique que donne la seule expérience. Il ne savait presque rien, et il n'avait l'orgueil de rien deviner; à la tribune, il prononçait quelques paroles qui retentissaient longtemps; dans la conversation il se taisait, écoutait avec intérêt lorsqu'on parlait peu, avec étonnement lorsqu'on parlait beaucoup; il faisait parler Camille et laissait parler Fabre d'Églantine.

C'est là sans doute un assez fin morceau de rhétorique. Voici comment M.
Thiers l'a imité dans son Histoire de la Révolution:

Danton avait un esprit inculte, mais grand, profond et surtout simple et solide. Il ne savait s'en servir que pour ses besoins et jamais pour briller; aussi parlait-il peu et dédaignait d'écrire. Suivant un contemporain, il n'avait aucune prétention, pas même de deviner ce qu'il ignorait, prétention si commune aux hommes de sa trempe. Il écoutait Fabre d'Églantine et faisait parler sans cesse son jeune et intéressant ami Camille Desmoulins, dont l'esprit faisait ses délices.

On voit du premier coup d'oeil que, dans cette copie, tous les contours sont amollis, tous les traits émoussés. Je n'ai pas besoin de montrer combien la dernière phrase est languissante. M. Thiers n'a pas, le plus souvent, de relief dans l'expression. On remarque aussi que le style de sa première histoire a vieilli par endroits. On ne dit plus, comme lui, le temple des lois pour désigner la Convention; on n'appelle plus André Chénier et Roucher deux enfants des Muses. Bien que ces façons de dire me choquent médiocrement, puisqu'elles étaient dans le goût du temps, je veux bien les condamner avec tous les autres défauts du style de M. Thiers. Mais que les adversaires de l'écrivain ne se hâtent pas de triompher; toutes ces taches paraissent peu dans l'ensemble et c'est l'ensemble qu'il faut considérer. Il faut bien aussi louer les qualités de ce style, et c'est ce qu'on ne fait pas assez. Il faut en reconnaître la clarté, la chaleur et le mouvement. Ce ne sont pas là de minces mérites. M. Thiers a la phrase vraie, large, animée. Je m'arrête; peut-être serons-nous plus à l'aise, tout à l'heure, en parlant du Consulat, pour défendre, avec succès et dans la plus large mesure, la manière de l'historien.

M. Thiers entreprit en 1845 d'écrire l'histoire du grand homme dont il avait ramené les cendres. Ce dessein n'était pas tout à fait désintéressé. Quand il le forma, M. Thiers était dans l'opposition, et l'on peut le soupçonner véhémentement d'avoir consenti sans déplaisir à éclipser la monarchie de Juillet sous la gloire du Consulat et l'éclat de l'Empire. Il ne faut pas perdre de vue que, si M. Guizot est un historien qui fait de la politique, M. Thiers est un politique qui fait de l'histoire. On ne pourrait dire pourtant sans injustice que c'est une oeuvre de circonstance. Son modèle, qu'il mit vingt ans à peindre, l'enthousiasmait. On l'a entendu qui s'écriait: «Quelle bonne fortune! On m'a été prendre Alexandre du fond de l'antiquité et on me l'a mis là, de nos jours, en uniforme de petit capitaine et avec tout le génie de la science moderne.» Et, pour peindre le nouvel Alexandre, M. Thiers employa toutes les ressources d'un esprit inépuisable. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus dans cet ouvrage, de la grandeur du dessein, de la noblesse aisée de la distribution, ou de la clarté des tableaux. Vaste et magnifique composition dont les chapitres portent, non les noms des Muses comme les livres d'Hérodote, mais des noms de victoires! Ensemble harmonieux d'une beauté vraiment classique! Oeuvre immense, oeuvre unique d'un esprit rompu aux affaires et sensible à la gloire! M. Thiers était, lors de son entreprise, un vieil homme d'État. Des minutieux l'ont chicané sur les variations de ses jugements, comme si vingt années de révolutions n'apportaient pas de changements dans un esprit politique. Ils lui ont reproché la longueur de ses batailles; il est vrai qu'elles sont longues, et qu'il les allonge encore en les résumant. Il est vrai aussi qu'après les avoir racontées telles qu'elles ont été livrées, il les raconte telles qu'elles devaient l'être et que, de la sorte, il les gagne toutes, après coup. Il est vrai qu'il emploie les documents un peu trop à sa guise et que,—parfois,—comme on dit, il tire à lui la couverture.

On a pu relever, dans cet admirable Consulat comme dans la Révolution, des inexactitudes et des inadvertances. M. de Martel n'y manque point, après Charras, Lanfrey, Barni et tant d'autres. Mais qui oserait soutenir que le Napoléon de Lanfrey est aussi vrai que celui de M. Thiers? De bonne foi, lequel des deux est le plus vivant? N'est-ce point M. Brunetière qui disait de l'histoire de M. Thiers: «C'est encore la plus ressemblante»? M. Thiers n'a parlé, a-t-on dit, dans ces vingt volumes, que «des grandeurs de chair», et il n'a rien dit de celles de l'esprit et des lettres. Il a fait l'histoire des affaires. Le mot est, je crois, de M. Nisard. Soit! Ce n'est pas la plus aisée à faire. Nous voudrions bien qu'un contemporain de Tacite eût fait l'histoire des affaires de son temps.

L'espace me manque pour un si grand sujet. Nous voilà ramenés à la question d'écrire. Le style du Consulat et de l'Empire est bien celui des derniers volumes de la Révolution, aussi simple, aussi alerte, mais plus pur et plus plein. Il est parfaitement approprié, dans sa large simplicité, à la nature et à l'étendue de l'oeuvre. M. Thiers avait des théories sur l'art d'écrire. Dès 1830, il les exposait très simplement dans le National, à propos des dictées de Napoléon. «Nous ne pouvons plus, disait-il, avoir cette grandeur tout à la fois sublime et naïve qui appartenait à Bossuet et à Pascal, et qui appartenait autant à leur siècle qu'à eux; nous ne pouvons plus même avoir cette finesse, cette grâce, ce naturel exquis de Voltaire. Les temps sont passés; mais un style simple, vrai, calculé, un style savant, travaillé, voilà ce qu'il nous est permis de produire. C'est encore un beau lot, quand avec cela on a d'importantes vérités à dire. Le style de Laplace dans l'Exposition du système du monde, de Napoléon dans ses Mémoires, voilà les modèles du langage simple et réfléchi propre à notre âge.»

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus; car enfin je ne sais pas comment Bossuet, Pascal et Voltaire eussent écrit en 1830, mais je sais bien qu'ils n'eussent pas écrit comme M. Thiers. Napoléon écrivait autrement que Laplace, et ni l'un ni l'autre n'écrivaient comme M. Thiers. Il n'y a pas qu'un langage propre à une époque. Il y a un langage propre à chaque écrivain de génie.

Vingt-cinq ans après, M. Thiers, revenant sur ces idées, exposait les principes de l'art d'écrire l'histoire dans la préface du 12e volume du Consulat; il y comparait le bon style de l'historien à une grande glace sans défaut dont le mérite est de laisser tout voir sans paraître elle-même. Il reprit peu de temps après les mêmes maximes dans une lettre à Sainte-Beuve. «Je regarde, dit-il, à l'histoire des littératures, et je vois que les chercheurs d'effet ont eu la durée non pas d'une génération, mais d'une mode; et vraiment ce n'est pas la peine de se tant tourmenter pour une telle immortalité. De plus, je les mets au défi de faire lire non pas vingt volumes, mais un seul. C'est une immense impertinence que de prétendre occuper si longtemps les autres de soi, c'est-à-dire de son style. Il n'y a que les choses humaines exposées dans leur vérité, c'est-à-dire avec leur grandeur, leur variété, leur inépuisable fécondité, qui aient le droit de retenir le lecteur et qui le retiennent en effet.»

Il était d'autant plus fidèle à son système, qu'il lui était imposé par son tempérament. Il disait: «J'écris l'histoire comme elle doit être écrite;» en réalité, il l'écrivait comme il pouvait l'écrire. Sa façon était bonne, mais il se trompait en croyant qu'elle était la seule bonne. Plus d'un style convient à l'histoire. Celui d'Augustin Thierry y est parfaitement approprié. On en peut dire autant de celui de Guizot, qui est tout autre. Tacite et Michelet ne sont simples ni l'un ni l'autre, et ce sont tous deux de grands écrivains.

Pourtant, M. Thiers avait raison de penser que sa manière se supporte très longtemps sans fatigue et qu'elle est excellente pour des livres très longs.

D'ailleurs, la majesté riante de sa composition soutient son style, qui paraît moins nu dans le lumineux effet de l'ensemble. Au contraire que serait Michelet sans l'éclat de sa phrase lui qui ignore les belles ordonnances et le noble arrangement des idées? Cette phrase sensuelle de Michelet donne un plaisir bien vif, mais qui ne peut se prolonger sans se changer en malaise et devenir enfin une véritable souffrance. Tout se paye en ce monde, et surtout la volupté.

CORRESPONDANCE DE MARIE-LOUISE

Publiée à Vienne, 1 vol. in-8°.

La vie littéraire se nourrit parfois de souvenirs et cherche l'entretien des ombres. Nous allons commercer aujourd'hui avec une princesse dont la correspondance, récemment publiée, a soulevé une certaine curiosité. Vous savez déjà qu'on vient d'imprimer à Vienne, sous les auspices secrets du comte Falkenhayn, ministre de l'agriculture, un choix des lettres que Marie-Louise écrivit de 1799 à 1847, à la comtesse Colloredo, qui avait dirigé son éducation pendant dix ans, et à la fille de celle-ci, Victoire de Pontet, comtesse de Crenneville.

«Nous avons mis tous nos soins à trier ses lettres, dit l'éditeur allemand, pour être sûr d'appeler sur elles l'intérêt du public, trop heureux s'il était excité au point d'attirer son attention sur la tombe de la duchesse de Parme. Puissions-nous, le jour des Morts, où le monde afflue dans le caveau impérial, entendre dire: «Voici le cercueil de l'archiduchesse Marie-Louise, qui, l'année 1810, s'est sacrifiée pour la monarchie et son père!» M. le comte de Falkenhayn sera déçu dans ses pieuses espérances. Les lettres qu'il publie ne changeront point le sentiment de ceux qui les liront. Après comme avant leur publication, le souvenir de la fille de l'empereur François Ier n'obtiendra pas, même dans sa patrie, le culte qu'on doit aux augustes mémoires. Partout où battent des coeurs honnêtes, on refusera de donner le nom sacré de victime à celle qui fut infidèle au malheur.

Les lettres de Marie-Louise à la comtesse de Colloredo et à mademoiselle de Pontet sont écrites en français, sans éclat, sans correction et sans grâce, mais clairement. Dès l'âge de sept ans, la princesse savait s'exprimer d'une façon intelligible en français comme en allemand. Elle s'habitua plus tard à penser dans la langue de sa nouvelle patrie. À vingt et un ans, elle savait mieux le français que l'allemand. «Dans sa correspondance avec son père, dit le baron Menneval, elle était souvent obligée de recourir à des expressions françaises, parce qu'elle avait oublié les mots équivalents de sa langue maternelle.»

Les premières lettres, il faut le dire, sont assez aimables. Elles nous mettent dans l'intimité de la cour de Vienne et témoignent des moeurs simples et familiales qui y règnent. «Maman, dit la petit Louise en parlant de sa jeune belle-mère, cause et lit toute la soirée avec moi. L'empereur fait des excursions dans la campagne avec ses filles.» Ces petits voyages amusent Louise extrêmement, «parce que, dit-elle, mon cher papa a la bonté de m'enseigner une quantité de choses». Une des lettres de sa dixième année commence ainsi: «J'ai lu avec grand plaisir que les tourterelles font un nid.» Louise fait des ouvrages à l'aiguille: des habits pour des bébés, des fichus brodés.

À quatorze ans, elle écrit qu'elle a lu les voyages de Zimmermann, et elle ajoute:

J'ai aussi brodé un portefeuille pour papa, dont c'était le jour de naissance hier; puis j'ai commencé un autre ouvrage dont je t'écrirai plus tard, car c'est une surprise pour maman; le soir, je tricote un jupon.

La future impératrice des Français était alors une enfant timide, paisible, obéissante, lente, dont le rire et les pleurs ne finissaient point. Son caractère était déjà formé. Elle s'acquittait envers le malheur d'un seul coup, par une crise de nerfs. Au reste, bienveillante à tout et à tous, docile aux hommes, docile aux choses, caressant ses parents, ses amis et les bêtes du bon Dieu. Elle nourrissait des grenouilles et apprivoisait un petit lièvre. C'était la bonne Louise. Mais ceux qui la connaissaient bien lui découvraient un fond de ruse instinctive et des ressources inattendues pour se tirer d'affaire dans les situations difficiles. (Voir sur ce point la lettre du 23 décembre 1809, page 132.)

Elle n'est pas habituée à penser par elle-même; pourtant, à dix-sept ans; elle se permet d'avoir son avis sur ses lectures. Elle ose trouver fades les romans d'Auguste Lafontaine, qui faisaient les délices de sa belle-mère. La Pluralité des mondes lui inspire une réflexion juste.

Il faut, dit-elle après avoir lu ce livre, il faut pourtant laisser aux Français l'avantage que les Allemands n'ont pas, c'est de donner à toutes les sciences les plus abstraites et sérieuses une tournure si agréable, qu'elles plaisent même aux femmes, ce qui est le cas pour Fontenelle.

Elle a du goût pour la peinture et fait de jolies aquarelles. Elle ne s'en tient pas là.

Mes oncles, qui sont d'excellents peintres, et mon maître m'ont tellement tourmentée, que j'ai dû prendre la résolution de peindre à l'huile. J'y ai tout de suite pris du goût. Je peins un paysage bien triste qui me plaît pour cette raison.

Puis elle s'attaque à «un énorme tableau, qui représente sainte Barbe debout» et elle essaye le portrait du comte Edling. «Le comte Edling n'est pas beau, mais c'est justement dans le laid qu'on peut étudier l'art de la peinture.»

Elle chante, elle joue du clavecin, elle a même composé six valses, «mais elle ne peut les produire». Elle aime la danse et elle danse beaucoup. Valses, écossaises et quadrilles la ravissent également. Elle est désolée quand il lui faut tenir le piano pour faire danser les invités.

Chassée de Vienne en 1809 par les Français victorieux, elle se retire à Erlau avec l'impératrice. Elle habite une masure démeublée et couche dans un lit plein de vermine. Pourtant elle est contente, parce que «c'est comme une maison de campagne».—«À trois heures on est réveillé par les cochons qu'on mène au pâturage.» Son grand plaisir est d'acheter des cerises aux paysannes.

De là, Napoléon lui apparaît comme un monstre N'est-il pas le persécuteur de sa famille et de son peuple? N'a-t-il pas mis la maison de Hapsbourg à deux doigts de sa perte? N'est-ce pas devant lui qu'elle fuit avec les siens de ville en ville? Aussi comme elle accueille tous les contes qu'on fait sur le tyran, avec quelle bonne foi elle raconte qu'il s'est fait Turc et a renié le Christ en Egypte, et que, dans une grande défaite, le 22 mai 1809, il a tué de sa main deux de ses généraux. En réalité, le 22 mai 1809, l'empereur gagnait la bataille d'Essling et pleurait en embrassant le maréchal Lannes mortellement frappé. Pour elle, Napoléon, c'est l'Antéchrist. (Lettre du 8 juillet 1809.) Elle tremble à son nom.

Je vous assure que de voir cette personne me serait un supplice pire que tous les martyres, et je ne sais si cela ne lui viendrait pas en tête.

Bientôt, elle apprend de toutes parts que le monstre quitte sa femme pour en prendre une autre dans une des cours de l'Europe. «Je plains, dit-elle, la pauvre princesse qu'il choisira.» Mais, quand, enfin, elle soupçonne que cette pauvre princesse, c'est elle-même, elle se résigne. Marie-Louise était née pour la résignation.

Depuis le divorce de Napoléon, j'ouvre chaque gazette de Francfort dans l'idée d'y trouver la nomination de la nouvelle épouse, et j'avoue que ce retard me cause des inquiétudes involontaires; je remets mon sort entre les mains de la Providence, elle seule sait ce qui peut nous rendre heureux. Mais, si le malheur voulait, je suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l'État, persuadée que l'on ne trouve la vraie félicité que dans l'accomplissement de ses devoirs, même au préjudice de ses inclinations. Je ne veux plus y penser; mais, s'il le faut, ma résolution est prise, quoique ce serait un double et bien pénible sacrifice. Priez pour que cela ne soit pas. (22-23 janvier 1810.)

Vous connaissez le conte de la Belle et la Bête. La Belle avait grand'peur de la Bête; mais, quand elle la vit, elle l'aima. Napoléon, flatté d'épouser une archiduchesse, accueillit sa fiancée avec un empressement dont la violence même ne déplut pas à la jeune Allemande, qui venait à lui, blanche, blonde et grasse. «Il était si enthousiasmé, dit une des femmes de chambre de l'impératrice, qu'à peine voulut-il s'arrêter quelques instants à Soissons, où il avait été décidé qu'on coucherait, et l'on se rendit tout de suite à Compiègne. Il paraît que les prières de Napoléon, unies aux instances de la reine de Naples, décidèrent Marie-Louise à ne rien refuser à son trop heureux mari.» Les lettres écrites de France à la comtesse Colloredo et à la comtesse de Crenneville sont remplies des témoignages d'une joie sans nuage. «Je sens dit-elle, combien il est doux de parler de son bonheur.»

Elle étale l'innocent orgueil de sa maternité: «Mon fils profite à vue d'oeil, il devient charmant, je crois même lui avoir déjà entendu dire papa; mon amour maternel veut au moins s'en flatter.» (2 septembre 1811.)

Mais nous savons par un témoin qu'elle était gauche et maladroite avec son fils, et qu'elle n'osait ni le prendre ni le caresser. L'empereur, au contraire, le prenait dans ses bras toutes les fois qu'il le voyait, le caressait, le taquinait, le portait devant une glace et lui faisait des grimaces. Lorsqu'il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce, le lui faisait sucer et lui en barbouillait le visage. La gouvernante grondait, l'empereur riait et l'enfant paraissait recevoir avec plaisir les caresses bruyantes de son père.

Marie-Louise ne cesse pendant trois ans de vanter son bonheur conjugal: «Les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec l'empereur et où je m'occupe toute seule. Le carnaval sera assez triste ce qui m'est fort égal, ayant entièrement perdu le goût de la danse, qui a été remplacé par celui de l'exercice à cheval.» (1er janvier 1811.)

Séparée de son mari, la sentimentale Germaine languit et se lamente. Ni son père ni son fils ne peuvent la distraire du chagrin que lui cause l'absence de l'empereur.

Vous pouvez vous figurer le bonheur que je ressens d'être au milieu de ma famille, car vous savez comme je l'aime; cependant il est troublé par le chagrin de me trouver séparée de l'empereur. Je ne puis être heureuse qu'auprès de lui. (Prague, 11 juin 1812.) Je ne serai contente et tranquille que lorsque je le reverrai: que Dieu vous préserve jamais d'une telle séparation; elle est trop cruelle pour un coeur aimant et, si elle dure longtemps, je n'y résisterai pas. (Prague, 28 juin 1812.) J'ai retrouvé mon fils embelli et grandi; il est si intelligent, que je ne me lasse pas de l'avoir près de moi. Mais, malgré toutes ses grâces, il ne peut pas parvenir à me faire oublier, fût-ce pour quelques instants, l'absence de son père. (Saint-Cloud, 2 octobre 1812.)

Que deviendra cet amour au jour de l'épreuve? Impératrice régente, épouse et mère, Marie-Louise quitte la capitale le 29 mars 1814, alors que les alliés en étaient encore à plusieurs journées. Abandon lamentable et désastreux que nous ne lui reprocherons pas, car elle ne partit que sur l'ordre réitéré de Napoléon. Il est puissant encore: elle lui obéit; mais bientôt, déchu, il part pour l'île d'Elbe. Cette tendre épouse ne le suivra pas. À peine fait-elle mine de le rejoindre. Elle se laisse arrêter en route dès les premiers pas et ramener à Vienne.

Le héros malheureux l'appelle et l'attend. Elle ne va pas à lui. Elle lui écrit tant qu'on le lui permet. Mais elle ne répond plus dès que son père le défend. C'est une fille obéissante.

On raconte qu'à Vienne elle rencontra sa grand'mère la reine Caroline, ennemie de Bonaparte, et que la fille de Marie-Thérèse demanda à Marie-Louise pourquoi elle avait ainsi abandonné son mari. Celle-ci s'excusa timidement sur les obstacles qu'on avait mis à leur réunion.

—Ma fille, répondit la vieille reine, on saute par la fenêtre!

Mais la bonne Marie-Louise ne songeait pas à sauter, par la fenêtre. Elle était trop bien élevée pour cela. Pendant ce temps, elle jouait paisiblement de la guitare. C'est elle-même qui nous l'apprend:

Cette vie tranquille me réussit très bien. Vous savez, ma chère Victoire, que je n'ai jamais aimé le grand monde. Et je le hais à présent plus que jamais. Je suis heureuse dans mon petit coin, voyant beaucoup mon fils, qui embellit journellement et devient de plus en plus aimable… Ma santé est très bonne… On a bien tort de vous dire que je néglige la musique, j'en fais encore souvent. Je commence même à jouer de la guitare, il est vrai très mal. (Schoenbrunn, 3 mars 1815.)

Le retour de l'île d'Elbe l'inquiéta. Et il ne fallut pas moins que Waterloo et Sainte-Hélène pour la rassurer. Elle avait assez bien conduit ses petites affaires et pourvu à sa tranquillité: elle s'était fait attribuer le duché de Parme, à la condition de ne plus revoir son fils. Là, pendant la longue agonie de l'empereur, cette tendre et vertueuse Allemande donnait des petits frères germaniques au roi de Rome. Son nouveau maître était un gentilhomme wurtembergeois au service de l'Autriche. Homme sûr: elle le tenait de M. de Metternich. Il avait quarante ans passés, était blond et portait un large bandeau noir sur un oeil qu'il avait perdu. Le comte Neipperg donna trois enfants à la bonne Marie-Louise, dont il administrait le duché. Mais Marie-Louise était pieuse. Elle s'empressa de consacrer, dès qu'elle le put, cette union, par un mariage religieux et secret. Si elle remit jusqu'en 1821, c'est la faute de Napoléon, qui tardait à mourir.

Il mourut pourtant. Marie-Louise l'apprit par une gazette, et cette
nouvelle, dont le monde entier s'émut, contraria la duchesse de Parme.
Elle écrivit, à la date du 19 juillet 1821, à la comtesse de
Crenneville:

Je suis à présent dans une grande incertitude. La Gazette de Piémont a annoncé d'une manière si positive la mort de Napoléon, qu'il n'est presque plus possible d'en douter. J'avoue que j'en ai été extrêmement frappée. Quoique je n'aie jamais eu de sentiment vif d'aucun genre pour lui, je ne puis oublier qu'il est le père de mon fils, et que, loin de me maltraiter comme tout le monde le croit, il m'a toujours témoigné tous les égards, seule chose que l'on puisse désirer dans un mariage politique. J'en ai donc été très affligée, et, quoiqu'on doive être heureux qu'il ait fini son existence malheureuse d'une manière chrétienne, je lui aurais cependant désiré encore des années de bonheur et de vie,—pourvu que ce fût loin de moi.

Elle ajoute que son estomac s'est tellement remis qu'elle peut manger de tout, «même du melon», et qu'ayant été piquée par les cousins au visage, elle est contente de ne pas devoir se montrer.

Enfin elle pouvait épouser le comte de Neipperg.

Veuve d'Hector; hélas! et femme d'Hélénus!

Neipperg eut le tort de mourir à son tour; il fut remplacé par M. de
Bombelles.

Elle-même enfin quitta cette terre où elle n'avait cherché que son repos. On fut surpris d'apprendre, en décembre 1847, la fin de Marie-Louise, qu'on croyait morte depuis longtemps.

Médiocre dans une haute fortune, elle ne fut ni bonne ni méchante; elle appartient à l'innombrable troupeau de ces âmes tièdes que le ciel rejette et que l'enfer lui-même, dit le poète, vomit avec dégoût.

LA REINE CATHERINE

Briefwechsel der Koenigin Katharina und des Koenigs Jérôme von
Westphalien so wie des Kaisers Napoléon I mit dem Koenig Friedrich von
Würtemberg: Herausgegeben von Doctor August von Schlossberger.
Stuttgart, 2 vol, in-8°.

La dernière fois, en feuilletant les lettres de Marie-Louise, nous avons eu la pénible image d'une âme commune, jetée dans d'illustres conjonctures et remplissant mal une grande destinée. Or, pendant que l'indigne impératrice refusait de partager l'exil de celui dont elle avait partagé le trône, une autre princesse, soumise à de semblables épreuves, les traversait à sa gloire. Donnant l'exemple de la constance dans ces jours qui virent tant de lâchetés, Catherine de Wurtemberg restait fidèle à l'époux déchu et proscrit que l'Europe entière s'efforçait de lui arracher.

«Par sa belle conduite en 1815, disait Napoléon à Sainte-Hélène, cette princesse s'est inscrite de ses propres mains dans l'histoire.» Il se trouve qu'en même temps qu'on publiait à Vienne des lettres de Marie-Louise, le docteur August de Schlossberger tirait des archives de Stuttgart la correspondance échangée de 1801 à 1815 entre Catherine et son père. L'occasion est belle de saisir un contraste que nous n'avons pas cherché, d'opposer l'une à l'autre les deux belles-soeurs et de montrer côte à côte la mollesse et la vertu.

Catherine naquit à Saint-Pétersbourg le 21 février 1783. Elle était la deuxième enfant de Frédéric, duc et plus tard roi de Wurtemberg, et de la princesse Augusta de Brunswick.

Elle connut à peine sa mère, qui mourut jeune, et elle fut élevée à Mumpelgard par sa grand'mère, Sophie-Dorothée de Wurtemberg, nièce du grand Frédéric, auprès de laquelle elle resta jusqu'à l'âge de quatorze ans. Elle a dit elle-même, en se reportant à l'époque de son enfance: «Quoique spirituelle et gentille, j'étais cependant très volontaire, très impérieuse et très capricieuse, et il était impossible de m'assujettir ou de m'appliquer à la moindre des choses.» Sophie-Dorothée était, dit-on, une femme instruite et supérieure. Elle donna ses soins à l'éducation de sa petite-fille et «la cultiva comme une jeune plante». Catherine qui lui en garda une profonde reconnaissance disait: «C'est d'elle que j'acquis le peu de vertus que je possède.» Mais, quelle qu'ait été l'influence de Sophie-Dorothée, il faut reconnaître que sa petite-fille était née avec un coeur droit et une âme généreuse. Catherine avait quinze ans quand elle perdit sa grand'mère. Ce fut sa première douleur. Elle alla vivre alors à la cour de son père, qu'elle trouva marié en secondes noces à la princesse Charlotte-Mathilde d'Angleterre.

Par une disposition d'esprit qu'on sait n'être pas rare, elle refusa son amitié et sa confiance à sa jeune belle-mère, réservant à sa tante et surtout à son père toute la tendresse de son âme ardente. C'était alors une belle jeune fille, dans tout l'éclat de son teint clair, de ses grands yeux bleus et de sa chevelure blonde et bouclée. Elle avait un air mutin qui devait se changer bientôt en un air héroïque. Son père, la voyant riante et fraîche, lui témoignait de l'amitié et jouait volontiers avec elle. Frédéric de Wurtemberg était un soldat. Le coeur des soldats est parfois d'une exquise bonté. Mais c'était aussi un politique, et la tendresse des politiques est toujours courte. Nous verrons que Frédéric fit taire la sienne dès que la raison d'État parla à son oreille. On dit que, lors même de la première jeunesse de sa fille, «ses caresses était celles du lion faisant sentir ses griffes». Ce lion germanique tenait aussi du renard. Il était violent, mais il était rusé. Les relations de ce petit souverain avec Napoléon rappellent assez certains épisodes du roman populaire que Goethe mit en vers et dans lequel on voit Noble, le lion, et l'ingénieux Goupil marchant de compagnie. Ajoutons, pour être juste, que le renard souabe ne se tira des griffes du lion qu'à moitié dévoré, lui et son peuple. L'amitié du grand homme était un présent des dieux. Mais ce n'était pas un présent gratuit.

La vie que menait Catherine dans la petite cour de Stuttgart se traînait monotone et triste, sans douce chaleur, sans joies intimes. La jeune princesse, repliée sur elle-même, s'occupait de lectures, d'ouvrages de femme et de musique. S'exerçant à chanter, elle voulut apprendre l'italien, comme la langue la plus musicale, et commença à jouer de la mandoline. Mais elle n'était pas de nature à se laisser ravir tout entière par l'illusion des arts. Ses instincts de générosité positive la retenaient dans la saine réalité de la vie. Le rêve tint peu de place en son âme toujours présente aux choses. Elle portait jusque dans l'enjouement de la jeunesse une certaine gravité. À vingt-deux ans, on l'appelait l'abbesse. Elle se disait vieille fille alors, et elle ajoutait avec une gaieté sérieuse: «Je m'en console et prendrai mon parti en grand capitaine; comme je n'aurai jamais de mari, c'est une honnête retraite pour une vieille fille qu'une abbaye.»

Deux ans plus tard, elle recevait un mari des mains de son père. C'était en 1807. Napoléon victorieux venait de dicter le traité de Tilsitt. De la Hesse-Cassel et des possessions prussiennes à l'ouest de l'Elbe, il avait formé le royaume de Westphalie, qu'il donnait à son frère Jérôme. Celui-ci, âgé seulement de vingt-trois ans, s'était déjà marié quatre ans auparavant, à l'insu du chef de la famille, avec la fille d'un négociant de Baltimore, mademoiselle Paterson. Mais le premier consul, à qui ce mariage déplaisait, l'avait fait casser comme contracté par un mineur. Jérôme était redevenu libre et il fallait une reine à la Westphalie. Napoléon choisit la princesse Catherine. Il la demanda au roi de Wurtemberg, qui n'avait ni l'envie ni le pouvoir de la refuser à son puissant allié. Mais, quand Frédéric s'ouvrit de ses projets à sa fille, elle y opposa une résistance énergique.

Nous savons, par son propre aveu, qu'elle était alors «occupée d'autres projets». Elle ne céda qu'au bout d'une année. Cependant, la guerre avait éclaté; Jérôme commandait avec Vendamme une armée sur le Rhin. L'empereur écrivait de Saint-Cloud, au roi Frédéric: «Je crains que les noces ne soient un peu dérangées; n'importe, d'autres moments viendront où nous referons mieux ce que l'on aura fait en bottes.»

Catherine était résolue à chercher dans ces liens que la politique avait seule formés, la satisfaction du devoir accompli. On voit par sa correspondance que, durant le voyage qu'elle fit pour rejoindre le prince, sa seule inquiétude était de ne pas plaire au mari qui ne la connaissait encore que par un portrait. Sa beauté ne la rassurait point. Elle écrivait à son père avant la rencontre:

«Ce n'est pas sans un serrement de coeur que je pense à cette première entrevue; j'en ai une peur que je ne puis décrire.»

Cette entrevue tant redoutée eut lieu aux Tuileries le 22 août 1807.
Catherine en rendit compte à son père le lendemain en ces termes:

«J'ai fait ma toilette pour recevoir le prince. Je ne puis vous exprimer combien j'ai été émue en le voyant, quoiqu'il ait été très poli; mais il paraissait en proie à un si grand embarras que cela augmentait naturellement le mien.»

C'est ce jour-là que le contrat fut signé. La princesse apportait au roi une dot de cent mille florins et des bijoux pour une somme égale. L'éditeur allemand, dont nous avons le travail sous les yeux, a soin de remarquer que cette somme n'était pas petite, eu égard au temps et aux circonstances. Quant au trousseau, il était à la mode de Wurtemberg et ne put servir. L'empereur et Jérôme le remplacèrent gracieusement.

Où elle n'avait prévu que le devoir, Catherine trouva le bonheur. Son mari était jeune, brave, amoureux; elle l'aima tout de suite et pour la vie.

Elle écrivait le 25 août:

«Le prince, mon mari, depuis deux jours, paraît véritablement s'attacher à moi; c'est réellement un homme charmant, rempli d'amabilité, d'esprit, de bonté. Vous devriez voir les attentions, la délicatesse, la tendresse dont il comble votre fille. Déjà il commence à me gâter; car il est impossible de mettre plus de grâce, plus de franchise, plus de confiance dans ce qu'il me fait pour me faire plaisir; aussi je ne pourrais plus être heureuse sans lui.»

Et elle disait trois jours après:

«Je ne pourrais plus vivre sans lui.»

Elle acheva l'année à Saint-Cloud et à Paris, avec la cour impériale, et se rendit ensuite dans le royaume que Napoléon lui avait taillé avec son épée. Le 1er janvier 1808, elle fit son entrée à Cassel, où elle devait rester six ans, au milieu des épreuves qui montrèrent l'inébranlable fermeté de son caractère. Catherine, épouse et reine, eut doublement à souffrir. La campagne de 1809 lui enleva son mari.

Elle écrivait le 25 mars à son père:

«Je puis vous assurer que j'attends les événements sinon avec une entière sécurité, du moins avec le courage et la force d'âme qui me conviennent. Si mon mari va rejoindre l'armée, ainsi que cela est probable, je ne m'opposerai pas, par une faiblesse déplacée, à un plan si sage, mais j'espérerai des bontés de la Providence le succès de ses soins et de ses exploits militaires.»

Le royaume de Westphalie, formé par le tranchant du fer de lambeaux pour ainsi dire encore saignants, s'agitait en des convulsions terribles. Catherine et Jérôme, entourés d'assassins, risquaient d'être égorgés dans leur palais. Une formidable insurrection de paysans éclata au printemps de 1809. Dans ces conjonctures, la princesse écrivait à son père: «Je vous supplie d'être tranquille. Je le suis moi-même, je vous assure.»

Elle ne quitta Cassel qu'à la dernière extrémité, quand les troupes autrichiennes envahirent la Westphalie soulevée. Et, si elle consentit alors à partir, ce fut pour ne pas obliger plus longtemps le roi à employer une portion de ses forces à la garder.

Nous ne retracerons pas ici les vicissitudes de cette royauté de six années, il faudrait, pour cela, suivre pas à pas les Mémoires du roi Jérôme, publiés de 1861 à 1866. Nous nous bornons à relever, dans la récente publication de Stuttgart, quelques traits de la vie et du caractère de la reine Catherine.

Nous retrouvons cette princesse dans sa capitale en 1811. Le 25 novembre, un incendie dévore son palais. Elle écrit le lendemain de la catastrophe, dont elle a failli être victime:

«Je puis dire que je ne me suis pas effrayée une minute et que je n'ai perdu ni mon calme ni mon sang-froid dans la terrible catastrophe d'hier. Je n'ai frémi qu'à l'idée du danger que le roi a couru.»

Appelée à Paris, à la fin de l'année 1809, pour les cérémonies du mariage de l'empereur avec Marie-Louise, elle trouva Napoléon tout occupé de l'attente de l'archiduchesse. Les lettres anecdotiques qu'elle écrivit dans cette circonstance sont des plus curieuses. On y trouve cet enjouement paisible et cette bonne humeur que les contemporains aimaient en elle.

«Vous ne croiriez jamais, mon cher père, combien il (l'empereur) est amoureux de sa femme future; il en a la tête montée à un point que je n'aurais jamais imaginé et que je ne puis assez vous exprimer; chaque jour, il lui envoie un de ses chambellans, chargé, comme Mercure, des missives du grand Jupiter; il m'a montré cinq de ses épîtres, qui ne sont pas tout à fait celles de saint Paul, il est vrai, mais qui sont réellement dignes d'avoir été dictées par un amant transi; il ne m'a parlé que d'elle et de tout ce qui la concerne; je ne vous ferai pas ici l'énumération des fêtes et des cadeaux qu'il lui prépare, dont il m'a fait le détail le plus circonstancié; je me bornerai à vous rendre la disposition de son esprit, en vous rendant ce qu'il m'a dit, que, lorsqu'il serait marié, il donnerait la paix au monde et tout le reste de son temps à Zaïre.» (17 mars 1810.)

* * * * *

«Pour vous prouver à quel point l'empereur est occupé de sa femme future, je vous dirai qu'il a fait venir tailleur et cordonnier pour se faire habiller avec tout le soin possible et qu'il apprend à valser; ce sont des choses que ni vous ni moi n'aurions imaginées.» (27 mars 1810.)

Voilà un Bonaparte que nous ne soupçonnions guère, même après les documentations copieuses de M. Taine. Les hommes sont plus divers en réalité qu'on ne se les imagine, et il faut désormais nous faire à l'idée d'un Napoléon valseur. Ces deux fragments de lettres, que nous venons de citer, sont plus, importants pour la psychologie du grand homme que pour celle de sa belle-soeur. Mais ils nous ont semblé piquants et d'un tour agréable. Ils tranchent par leur vivacité sur le ton généralement grave de la correspondance de Catherine.

Les papiers publiés à Stuttgart ne nous fournissent aucun document important relatif aux années 1810 et 1811. À la date du 17 janvier 1812, rien (Catherine l'attestait solennellement) n'avait encore «altéré le repos et le bonheur» de son foyer. Mais les jours de sa royauté étaient désormais comptés.

L'empereur méditait la campagne de Russie et préparait, avec la ruine de son empire, celle des petits États qui en étaient les satellites. Jérôme avait tenté en vain d'ouvrir les yeux du conquérant sur les difficultés et les périls de cette entreprise démesurée. Napoléon lui avait fermé la bouche d'un mot.

—Vous me faites pitié, lui avait-il dit. C'est comme si l'écolier d'Homère voulait lui apprendre à faire des vers. (Voy. Schlossberger, p. 5.)

La guerre étant déclarée, Jérôme dut se rendre à Glogau. Catherine s'attendait à cette nouvelle séparation. Elle écrivait le 24 février à son père:

«Je serai séparée du roi… j'aurai à trembler pour un mari et pour un frère. Cependant, ne croyez pas, mon cher père, que je me montre en cette circonstance égoïste ou pusillanime; je sens trop combien il est essentiel à la gloire des princes, et peut-être à leur existence présente et future, de se montrer dans des instants pareils et de prendre une part active à leur propre cause, pour ne retenir en aucune façon le roi.»

Le 17 mai, elle se rendit à Dresde et y arriva en même temps que
Napoléon. Elle espérait y embrasser son mari.

—Sire, dit-elle à l'empereur, ne faites-vous pas venir Jérôme ici pour que je puisse le voir?…

Il lui répondit brusquement:

—Oh! oh! vous allez voir que je ferai déranger un de mes généraux d'armée pour une femme!… (Loc. cit., p. 22)

Catherine rapporte ce dur propos et elle ajoute: «Je ne pus cacher quelques larmes qui m'échappèrent à cette réponse.»

Régente de Westphalie en l'absence du prince, ce n'est pas sans inquiétude qu'elle avait accepté ces hautes fonctions.

«J'ai voulu prouver au roi, par cette soumission, dit-elle, que je ne désire que ce qui peut lui être agréable et utile. Me voilà donc lancée dans les affaires, moi qui les ai toujours détestées… C'est le plus grand des sacrifices que je puisse faire au roi, moi qui n'aime qu'une vie tranquille, calme, paisible, qui adore la lecture, l'ouvrage, la musique, enfin toutes les occupations des femmes.» (Loc. cit., p. 9.)

Son père, inquiet des dangers qu'elle courait et disposé déjà à séparer secrètement la cause de sa fille de celle des Bonaparte, la pressa de quitter Cassel et de se rendre auprès de lui. Elle lui répondit: «Mon cher père, je me rappellerai toujours de vous avoir ouï blâmer la princesse héréditaire de Weimar pour avoir quitté son pays au moment où elle aurait dû y rester.»

Mais les événements se précipitaient. Nous touchons à la phase héroïque de la vie de Catherine.

La sixième coalition mit fin au royaume de Westphalie. Catherine sortit de Cassel, pour n'y plus rentrer, le 10 mars 1813. À Leipzig, la cavalerie wurtembergeoise passa à l'ennemi sur le champ de bataille. Le roi Frédéric, jusque-là vassal de la France, était devenu son ennemi.

En 1814, après la chute de l'Empire, il invita sa fille à suivre l'exemple de Marie-Louise et à se séparer de son mari. La politique, selon lui, pouvait délier un lien qu'elle avait seule formé.

Catherine, indignée et résolue, fit cette fière réponse:

«Sire, le mari que vous m'avez donné, je ne le quitterai pas déchu du trône. J'ai partagé sa prospérité. Il m'appartient dans son malheur.»

Elle était alors réfugiée à Trieste avec son mari. Lorsque Napoléon, sorti de l'île d'Elbe, reparut en France et que l'aigle vola de clocher en clocher, Jérôme résolut de rejoindre son frère. Trompant la surveillance des autorités autrichiennes, Catherine l'aida à fuir sous un déguisement. Il parvint à gagner la France, fit la campagne de 1815 et fut blessé à Waterloo.

Pendant ce temps, sa femme restait exposée aux outrages d'une police inquiète et brutale, qui allait jusqu'à mettre des échelles contre ses fenêtres pour l'observer chez elle. Chassée bientôt de Trieste, elle se trouva sans asile, ne sachant où reposer sa tête dans l'Europe entière, conjurée pour la séparer de son mari. Elle pensa obtenir chez son père un refuge pour Jérôme et pour elle: elle n'y trouva qu'une prison. Ce qu'elle souffrit dans le château d'Ellwangen lui fit cent fois souhaiter la mort.

Mais l'exil, la captivité et la persécution ne lassèrent pas sa fidélité. Du moins, elle goûtait, au milieu de ces épreuves, des joies qui avaient été refusées à ses jours prospères. Elle avait souhaité ardemment d'être mère. Elle le devint pour la première fois en 1814, d'un fils qui devait lui survivre peu de temps. Elle eut encore deux enfants: la princesse Mathilde et le prince Napoléon.

Cette vie, dont le printemps fut si pur et l'été tout brûlant de généreuses ardeurs, ne connut point la paix d'un long soir. Catherine de Wurtemberg, dont la santé avait toujours été délicate, mourut près de Lausanne, d'une hydropisie de poitrine, dans la nuit du 29 au 30 novembre 1835, dans sa cinquante-deuxième année. Ses derniers moments, dignes de sa vie entière, offrent un spectacle d'une grandeur antique.

À huit heures du soir, les médecins déclarèrent à Jérôme que la reine n'avait plus que quelques heures à vivre. Il alla chercher ses enfants et les fit entrer dans la chambre de leur mère. En les voyant agenouillés devant son lit, Catherine, qui avait conservé toute sa connaissance, mais qui ne croyait pas que la mort fut si proche, demanda quelle était cette bénédiction qu'on lui réclamait.

—Il est sage que tu bénisses ainsi tes enfants tous les soirs, lui dit son mari, parce qu'un malheur est toujours possible.

Catherine comprit à ces mots qu'elle touchait à ses derniers moments. Elle bénit ses enfants et dit avec calme: «Je vois que la mort approche, je ne la crains pas. Ce que j'ai aimé le plus au monde, c'est toi, Jérôme.» Et, en disant ces paroles, elle portait à ses lèvres la main de son mari.

Elle ajouta: «Je suis prête… J'aurais voulu vous dire adieu en France…» Jérôme et son fils aîné restèrent près de la mourante. Napoléon et Mathilde, qui avaient l'un treize ans et l'autre quinze, furent emmenés dans une maison voisine. À dix heures, Catherine perdit connaissance. À deux heures et demie du matin, elle avait cessé de vivre.

Elle laissait en mourant une belle mémoire, le souvenir d'une âme qui marchait toujours droit et haut au devoir, parce qu'elle avait deux guides qui n'égarent jamais quand ils vont ensemble: le courage et l'amour.

POUR LE LATIN

Nos collégiens ont repris la gibecière, et les voilà de nouveau étudiant la bonne doctrine dans ces salles où il y a tant d'encre répandue et tant de poussière de craie autour du tableau noir. Le jour de la rentrée n'est pas généralement redouté. Il est même plus désiré à mesure qu'il approche. Les vacances sont longues et oiseuses. La rentrée réunit des camarades qui ont beaucoup à se dire. Enfin, elle cause un changement. Cela seul la ferait bien venir. Les enfants veulent du nouveau. Nous en voudrions comme eux si l'inconnu nous inspirait encore quelque confiance. Mais nous avons appris à nous en défier. Et puis nous savons que la vie n'apporte jamais rien de neuf et que c'est nous, au contraire, qui lui donnons du nouveau quand nous sommes jeunes. L'univers a l'âge de chacun de nous. Il est jeune aux jeunes. Il est revêtu, pour les yeux de quinze ans, des teintes de l'aurore. Il meurt avec nous; il renaît dans nos enfants. Qui de nous n'est soucieux d'un avenir qu'il ne verra pas? Pour moi, je suis chaque année avec un intérêt plus vif et plus inquiet la fortune de nos études classiques. Songez donc que la culture française est la chose du monde la plus noble et la plus délicate, qu'elle s'appauvrit et qu'on multiplie pour la régénérer les essais les plus périlleux. Comment voulez-vous qu'à des heures aussi critiques on puisse voir sans émotion un petit «potache» allant, matinal, le nez en l'air, ses livres sur le dos, à son lycée?

Il est l'avenir de la patrie, ce pauvre petit diable! C'est avec angoisse que je cherche à deviner s'il gardera toute vive ou s'il laissera éteindre la flamme qui éclaire le monde depuis si longtemps. Je tremble pour nos humanités. Elles formaient des hommes; elles enseignaient à penser. On a voulu qu'elles fissent davantage et qu'elles eussent une utilité directe, immédiate. On a voulu que l'enseignement restât libéral tout en devenant pratique. On a chargé les programmes comme des fusils pour je ne sais quel farouche combat. On y a fourré des faits, des faits, des faits. On a eu notamment une inconcevable fureur de géographie.

Le latin en a grandement souffert. Beaucoup de républicains s'en sont consolés, le croyant inventé par les jésuites. Ils se trompaient. Les jésuites n'ont jamais rien inventé; ils ont toujours tout employé. On n'a qu'à ouvrir Erasme ou Rabelais pour voir que le latin classique fut instauré dans les écoles par les savants de la Renaissance. Le conseil supérieur de l'instruction publique ne pouvait prendre son parti si aisément. Il a voulu faire la part du latin. Mais la volonté d'un conseil, même supérieur, n'est jamais ni bien stable ni bien efficace. L'énergie s'y tourne vite en résignation. On veut croire que la meilleure manière de restaurer le latin est de créer un enseignement secondaire dans lequel on n'apprendra que des langues vivantes; on s'efforce d'espérer que les études latines seront sauvées dès qu'elles partageront le beau nom de classiques avec des rivales qui ne les égaleront jamais, quoi qu'on fasse, en noblesse, en force, en grâce et en beauté. Ce sont des illusions qu'il est difficile de partager.

En réalité, le déclin des études latines est terriblement rapide. Les rhétoriciens de mon temps lisaient couramment Virgile et Cicéron. Ils écrivaient en latin, j'entends qu'ils faisaient effort pour exprimer dans cette langue morte leur pensée encore mal éveillée. C'est tout ce qu'on pouvait leur demander. On me dit de toutes parts et je vois qu'il n'en est plus ainsi. Il y a encore à la tête de chaque classe quelques jeunes gens amoureux des lettres latines. Mais on les compte déjà pour les derniers humanistes. Le grand nombre se désintéresse de plus en plus des choses classiques.

S'il faut s'en affliger, peut-on en être surpris? Le latin s'est retiré du monde; il tend à se retirer de l'école. C'est fatal. Au XVIIIe siècle, il était encore la langue universelle de la science. Maintenant, la science parle français, anglais, allemand. La théologie seule garde son vieil idiome; mais elle est étroitement resserrée dans l'enceinte des séminaires et le public ne prête plus l'oreille à ses disputes. Déjà on a beaucoup diminué la place qu'occupait le latin dans les programmes. On lui a ôté ses antiques honneurs; on l'en arrachera peu à peu par lambeaux, et sa disparition totale est certaine dans un avenir prochain que du moins nous ne verrons pas, je l'espère.

Pourtant, tout mutilé qu'il est, il reste le nerf et le muscle de l'enseignement secondaire. À la place des membres dont il est amputé, on a mis quelques branches de sciences. Il ne paraît pas que l'esprit des élèves en ait été profitablement nourri. Il y a eu à cet égard une pénible déception. Comme les méthodes des sciences passent l'entendement des enfants, on s'en est tenu aux nomenclatures qui fatiguent la mémoire sans solliciter l'intelligence. Les éléments d'histoire naturelle introduits dans les classes de lettres y ont donné, en particulier, les plus mauvais résultats.

«On peut affirmer sans crainte, dit M. H. de Lacaze-Duthiers, qu'il est peu de professeurs faisant des examens du baccalauréat ayant en grande estime le savoir des candidats au baccalauréat restreint ou au baccalauréat ès lettres, en physique, en chimie et en histoire naturelle… Quant aux bacheliers ès lettres, il peut en exister sans doute de bien forts en histoire naturelle; mais j'avouerai n'en pas connaître beaucoup parmi ceux que j'ai examinés, tandis que ceux qui ne le sont pas abondent[13].»

On a ajouté, en outre, aux programmes beaucoup d'histoire et encore plus de géographie. On a rendu plus sérieuse l'étude des langues vivantes; enfin, on s'est efforcé de donner un caractère pratique à l'enseignement secondaire.

Il faut bien reconnaître qu'on n'a pas réussi. Nos bacheliers ès lettres sont-ils mieux armés pour le combat de la vie depuis qu'on a mis dans leur tête quelques termes de chimie? Non. Les éléments d'une science exacte ne sont d'aucune utilité à ceux qui ne poussent pas cette science assez avant pour en faire la synthèse ou pour en tirer des applications industrielles. Auront-ils plus d'expérience parce qu'ils apprennent l'histoire universelle depuis l'âge des cavernes jusqu'à la présidence de M. Jules Grévy? J'en doute. L'histoire, telle qu'on la leur enseigne, n'est qu'un insipide catalogue de faits et de dates. Il vaudrait peut-être mieux embrasser moins de temps, s'en tenir aux âges modernes et les étudier avec toutes les circonstances qui en révèlent l'esprit et la vie. Mais comment faire connaître la vie d'un peuple à des enfants qui ne savent pas même ce que c'est que la vie d'un homme? Je ne dis rien de la géographie, qui fut longtemps l'objet des espérances les plus superstitieuses. Elle n'est une grande science qu'à la condition d'en absorber plusieurs autres, telles que la géologie, la minéralogie, l'ethnographie, l'économie politique, etc., etc., et ce n'est point de cette façon qu'on l'entend au lycée. On l'y réduit à un exercice de mémoire long et stérile.

Je ne vois guère, dans toutes ces notions, que la connaissance des langues vivantes qui ait un intérêt pratique. On ne peut nier qu'il ne soit avantageux de savoir l'anglais et l'allemand. Cette connaissance est utile au négociant et au législateur, comme au soldat et au savant. Mais il reste à savoir si l'enseignement secondaire doit avoir pour unique objet l'utile. Il est bien général pour cela.

Non, le beau nom d'humanités qu'ont lui donna longtemps nous éclaire sur sa véritable mission; il doit former des hommes et non point telle ou telle espèce d'hommes; il doit enseigner à penser. La sagesse est de se tenir satisfait s'il y réussit et de ne pas lui demander beaucoup d'autres choses en plus.

Apprendre à penser, c'est en cela que se résume tout le programme bien compris de l'enseignement secondaire.

C'est pourquoi je regrette infiniment, les méthodes d'après lesquelles on enseignait autrefois le latin dans les classes de lettres; car, en apprenant le latin de la sorte, les élèves apprenaient quelque chose d'infiniment plus précieux que le latin: ils apprenaient l'art de conduire et d'exprimer leur pensée.

Je lutte contre la nécessité. Qu'on veuille excuser cette vaine obstination. Je porte aux études latines un amour désespéré. Je crois fermement que, sans-elles, c'en est fait de la beauté du génie français. Le latin, ce n'est pas pour nous une langue étrangère, c'est une langue maternelle; nous sommes des Latins. C'est le lait de la louve romaine qui fait le plus beau de notre sang. Tous ceux d'entre nous qui ont pensé un peu fortement avaient appris à penser dans le latin. Je n'exagère pas en disant qu'en ignorant le latin on ignore la souveraine clarté du discours. Toutes les langues sont obscures à côté de celle-là. La littérature latine est plus propre que toute autre à former les esprits. En parlant ainsi, je ne m'abuse pas, croyez-le bien, sur l'étendue du génie des compatriotes de Cicéron; j'en vois les limites. Rome eut des idées simples, fortes, peu nombreuses. Mais c'est par cela même qu'elle est une incomparable éducatrice. Depuis elle, l'humanité conçut des idées plus profondes; le monde eut un frisson nouveau au contact des choses, il est vrai. Il est vrai aussi que, pour armer la jeunesse, rien ne vaut la force latine.

Voyez Hamlet, c'est tout un monde immense. Je doute qu'on ait jamais fait quelque chose de plus grand. Mais que voulez-vous qu'un écolier y prenne? Comment saisira-t-il ces fantômes d'idées plus insaisissables que le fantôme errant sur l'esplanade d'Elseneur? Comment se débrouillera-t-il dans le chaos de ces images, aussi incertaines que les nuées dont le jeune mélancolique montre à Polonius les formes changeantes? Toute la littérature anglaise, si poétique et si profonde, offre de semblables complexités et une telle confusion. J'en dirai autant de la littérature allemande, pour toutes les parties qui n'ont été inspirées ni par Rome ni par la France. Je relisais hier le Faust de Goethe, le premier Faust, dans la belle traduction, aujourd'hui sous presse, de M. Camille Benoit. C'est un riche magasin d'idées et de sentiments; c'est mieux encore: c'est un laboratoire où la substance humaine est mise au creuset. Pourtant, que de brumes dans cette oeuvre du plus lumineux génie de toute la Germanie! On y marche à tâtons par des sentiers tortueux, le regard aveuglé de météores. Cela non plus ne sera jamais classique pour nous. Maintenant, ouvrez les histoires de Tite-Live. Là tout est ordonné, lumineux, simple; Tite-Live, ce n'est pas un génie profond; c'est un parfait pédagogue. Il ne nous trouble jamais; c'est pourquoi nous le lisons sans vif plaisir. Mais comme il pense régulièrement! Qu'il est aisé de démontrer sa pensée, d'en examiner à part toutes les pièces et d'expliquer le jeu de chacune. Voilà pour la forme. Quant au fond même, qu'y trouve-t-on? Des leçons de patriotisme, de courage et de dévouement, la religion des ancêtres, le culte de la patrie. Voilà un classique! Je ne parle pas des Grecs. Ils sont la fleur et le parfum. Ils ont plus que la vertu, ils ont le goût! J'entends ce goût souverain, cette harmonie qui naît de la sagesse. Mais il faut convenir qu'ils ont toujours tenu peu de place dans les programmes du baccalauréat.

Et voici que le latin est devenu, dans nos lycées, semblable au grec.
Voici qu'il n'est plus qu'une vaine ombre, jouet d'un souffle léger.

L'enseignement secondaire se dépouillera de plus en plus de cette incomparable splendeur qu'il tirait de son apparente inutilité. Puisque cette transformation est nécessaire, puisqu'elle correspond au changement des moeurs, il ne serait pas bien philosophique de s'en affliger outre mesure. Si je suis inconsolable, la raison me donne tort; la nature n'est jamais du parti des inconsolables. C'est toujours une attitude un peu sotte que celle de bouder l'avenir. Les nations ont l'instinct de ce qui leur est convenable et la France nouvelle trouvera peut-être l'enseignement dont elle a besoin pour ses enfants. Et nous autres, cependant, si ce plaisir égoïste nous est permis, nous nous réjouirons d'avoir été appelés les derniers au banquet des Muses et nous murmurerons ces vers d'un docte poète, Frédéric Plessis, en nous refusant toutefois, par un sentiment pieux, à croire à l'entier accomplissement de la menace prophétique qu'ils contiennent:

    Les siècles rediront que, d'Athène et de Rome,
    Au stérile Occident l'art fécond est venu,
    Et ceux qu'autour de nous la voix du jour renomme
    Périront dès demain pour l'avoir méconnu.

    Dans la route banale où leur foule s'engage
    Ils trouvent la fortune et l'applaudissement;
    Mais la noble pensée et le noble langage
    Par eux ne seront pas foulés impunément.

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