La vie littéraire. Première série
PROPOS DE RENTRÉE
LA TERRE ET LA LANGUE
La Vie des mots, par Arsène Darmesteter, in-8°, Delagrave, éditeur.
Les premières bises de l'hiver nous chassent vers la ville. Les jours se font courts et brumeux. Pendant que j'écris, au coin du feu, dans la maison isolée, la lune se lève, toute rouge, au bout de l'allée que jonchent les feuilles mortes. Tout se tait. Une immense tristesse s'étend à l'horizon: Adieu les longs soleils, les heures lumineuses et chantantes! Adieu les champs et leur clair repos! Adieu la terre, la belle terre fleurie, la terre maternelle de laquelle nous sortons tous pour y rentrer un jour!
À la veille du départ, quand déjà les malles sont faites et les sacs bouclés, je n'ai sous la main, dans la demeure attristée, qu'un seul volume, et tout mince. C'est par aventure que ce petit volume est resté là, sur la cheminée. Le hasard est mon intendant. Je lui laisse le soin de mes biens et le gouvernement de ma fortune. Il me vole souvent, mais le coquin a de l'esprit: il m'amuse et je lui pardonne. D'ailleurs, si mal qu'il fasse, je ferais plus mal encore. Je lui dois quelques bonnes affaires. C'est un serviteur plein de ressources, et d'une fantaisie charmante. Il ne me donne jamais ce que je lui demande. Je ne m'en fâche pas, en considérant que les hommes ne forment guère que des voeux imprudents et qu'ils ne sont jamais si malheureux que quand ils obtiennent ce qu'ils demandent. «Tu n'es devenu misérable, dit Créon à Oedipe, que pour avoir fait toujours ta volonté.» Hasard, mon intendant, ne fait point la mienne. Je le soupçonne d'être plus avant que moi dans les secrets de la destinée. Je me fie à lui, en mépris de la sagesse humaine.
Pour cette fois, au moins, il m'a bien servi en laissant, ce soir, à la portée de mon bras ce petit volume jaune que j'avais déjà lu avec une certaine émotion intellectuelle, cet été, et qui est tout à fait en harmonie avec mes songeries de ce soir, car il parle du langage et je songe à la terre.
Vous me demandez pourquoi j'associe ces deux idées? Je vais vous le dire. Il existe une relation intime entre la terre nourricière et le langage humain. Le langage des hommes est né du sillon: il est d'origine rustique, et, si les villes ont ajouté quelque chose à sa grâce, il tire toute sa force des campagnes où il est né. À quel point la langue que nous parlons tous est agreste et paysanne, c'est, en ce moment, ce qui me frappe et me touche. Oui, notre langage sort des blés, comme le chant de l'alouette.
Le livre de M. Arsène Darmesteter, qui m'aide à faire, en tisonnant, ces rêveries d'automne, que je jette décolorées sur le papier, est un livre de science dont il faudrait faire un plus utile usage, une plus sérieuse étude. M. Arsène Darmesteter est un linguiste doué d'un esprit à la fois analytique et généralisateur qui s'élève par degrés jusqu'à la philosophie de la parole. Sa rigoureuse et vigoureuse intelligence inaugure une méthode et construit un système.
Darwin de la grammaire et du lexique, il applique aux mots les théories transformistes et conclut que le langage est une matière sonore que la pensée humaine modifie insensiblement et sans fin, sous l'action inconsciente de la concurrence vitale et de la sélection naturelle. Il conviendrait d'analyser méthodiquement cette étude méthodique. Je laisse ce soin à d'autres, plus savants, à M. Michel Bréal, par exemple. Je n'entrerai pas dans la pensée profonde et régulière de M. Arsène Darmesteter. Je m'amuserai seulement un peu tout autour. Je vais feuilleter son livre, mais en détournant de temps en temps les yeux vers le sillon que la nuit couvre à demi, et dont je m'éloignerai demain avant le jour.
Oui, le langage humain sort de la glèbe: il en garde le goût. Que cela est vrai, par exemple, du latin! Sous la majesté de cette langue souveraine, on sent encore la rude pensée des pâtres du Latium. De même qu'à Rome les temples circulaires de marbre éternisent le souvenir et la forme des vieilles cabanes de bois et de chaume, de même la langue de Tite-Live conserve les images rustiques que les premiers nourrissons de la Louve y ont imprimées avec une naïveté puissante. Les maîtres du monde se servaient de mots légués par les laboureurs, leurs ancêtres, quand ils nommaient cornes de boeuf ou de bélier (cornu) les ailes de leurs armes; enclos de ferme (cohors), les parties de leurs légions, et gerbes de blé (manipulus), les unités de leurs cohortes.
Et voici qui nous en dira plus sur les Romains que toutes les harangues des historiens. Ces hommes laborieux, qui s'élevèrent par le travail à la puissance, employaient le verbe callere pour dire être habile. Or, quel est le sens primitif de callere? C'est avoir du cal aux mains. Vraie langue de paysans, enfin, celle qui exprime par un même mot la fertilité du champ et la joie de l'homme (lætus), et qui compare l'insensé au laboureur s'écartant du sillon (lira, sillon; deliare, délirer)!
Je tire ces exemples du livre de M. Arsène Darmesteter sur la Vie des mots. Le français pareillement naquit et se forma dans les travaux de la terre. Il est plein de métaphores empruntées à la vie rustique; il est tout fleuri des fleurs des champs et des bois. Et c'est là pourquoi les fables de La Fontaine ont tant de parfum.
Qui dit campagnard dit chasseur ou braconnier. On ne vit point aux champs sans tirer sur la plume ou le poil. Mon aimable confrère M. de Cherville, l'auteur de la Vie à la campagne, ne me démentira pas. Or, les hommes changent moins qu'on ne pense; de tout temps, il s'est trouvé en France beaucoup de chasseurs et plus encore de braconniers. Aussi le nombre est grand des métaphores que la chasse fournit à notre idiome.
M. Darmesteter en cite de curieux exemples. Ainsi quand nous disons: aller sur les brisées de quelqu'un, nous employons, à notre insu, une image tirée des pratiques de la vénerie. Les brisées sont les branches rompues par le veneur pour reconnaître l'endroit où est passée la bête.
Parmi les personnes qui emploient le verbe acharner, combien peu savent qu'il signifie proprement lancer le faucon sur la chair? La chasse a donné à la langue courante: être à l'affût, amorce, ce que mord l'animal, appât, ce qu'on donne à manger à la bête pour l'attirer; rendre gorge qui se disait au propre du faucon avant de se dire au figuré des concussionnaires; gorge-chaude, curée de l'oiseau, d'où: s'en faire des gorges chaudes, s'en donner à plaisir; hagard, faucon hagard, qui vit sur les haies et n'est pas apprivoisé, d'où: air hagard, air farouche; niais, proprement oiseau qui est encore au nid, etc.
«Les mots, dit M. Arsène Darmesteter, les mots gardent l'empreinte primitive que leur a donnée la pensée populaire. Les générations se suivent, recevant des générations antérieures la tradition orale d'expressions, d'idées et d'images qu'elles transmettent aux générations suivantes.» Aussi peut-on lire, quand on est averti, toute l'histoire de France dans un dictionnaire français. Je me rappelle un propos de table de M. Renan. On parlait des Mérovingiens. «Le genre de vie d'un Clotaire ou d'un Chilpéric, nous dit M. Renan, n'était pas bien différent de celui que mène, de notre temps, un gros fermier de la Beauce ou de la Brie.» Or, l'étymologie des mots cour, ville, connétable et maréchal donne raison à M. Renan, en nous révélant le mode d'existence des rois chevelus. En effet, la cour mérovingienne, la cortem, n'était pas autre chose que la cohortem ou basse cour des Romains. Les connétables étaient les chefs des écuries, et les maréchaux les gardiens des bêtes de somme. Et le roi résidait dans sa villa, c'est-à-dire dans sa métairie.
«Toutes les misères du moyen âge, dit M. Darmesteter, se révèlent dans le chétif, c'est-à-dire dans le captivum, le prisonnier (chétif, au moyen âge, signifie encore prisonnier), le faible incapable de résister, dans le serf, l'esclave, ou dans le boucher, celui qui vend de la viande de bouc.
«On voit la féodalité décliner avec le vasselet ou vaslet, le jeune vassal, qui se dégrade au point de devenir le valet moderne, et la bourgeoisie s'élever avec l'humble minister ou serviteur, qui devient le ministre de l'État.»
Tous les actes, toutes les institutions de la vie nationale ont laissé leur empreinte dans la langue. On retrouve dans le français actuel les marques qu'y ont mises l'église et la féodalité, les croisades, la royauté, le droit coutumier et le droit romain, la scolastique, la renaissance, la réforme, les humanités, la philosophie la révolution et la démocratie. On peut dire sans exagération que la philologie, qui vient de se constituer récemment en science positive, est un auxiliaire inattendu de l'histoire.
C'est le peuple qui fait les langues. Voltaire s'en plaint: «Il est triste, dit-il, qu'en fait de langues comme d'autres usages plus importants, ce soit la populace qui dirige les premiers pas d'une nation.» Platon disait au contraire: «Le peuple est, en matière de langue, un très excellent maître.» Platon disait vrai. Le peuple fait bien les langues. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes. Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes. Mais, en revanche, le peuple ne se pique pas de régularité. Il n'a aucune idée de la méthode scientifique. L'instinct lui suffit. C'est avec l'instinct qu'on crée. Il n'y ajoute point la réflexion. Aussi les langues les plus sages et les plus savantes sont-elles tissues d'inexactitudes et de bizarreries. Sans doute, on peut en ramener tous les faits à des lois rigoureuses, parce que tout dans l'univers est sujet aux lois, même les anomalies et les monstruosités. Le grand Geoffroy Saint-Hilaire n'a pas fait autre chose que de déterminer avec la dernière rigueur les lois de la tératologie. Il n'en est pas moins vrai de dire que le quiproquo et le coq-à-l'âne entrent pour une certaine part dans la confection des langues en général et, en particulier, de celle que Brunetto Latini estimait la plus délectable de toutes.
J'en citerai deux exemples curieux.
Foie, vient de ficus qui veut dire figue, ou, pour être tout à fait exact, d'un dérivé de ficus. Comment? Le plus naturellement du monde. Les Romains, qui devinrent gourmands dès qu'ils furent riches, ce qui était fatal, les Romains recherchaient le foie gras préparé aux figues, jecur ficatum ou ficatum tout court. Ce dernier mot, ficatum, arriva à désigner, non seulement le foie en pâté de figues, mais encore le foie tout simplement. Et voilà comment foie vient d'un dérivé de ficus.
L'étymologie de truie est analogue, mais plus curieuse encore. Truie est le latin populaire troia, le nom même de la ville de Troie!
Les Romains appelaient porcus troianus (en latin vulgaire porcus de Troia) un porc qu'on servait à table farci de viande d'autres animaux. C'était une allusion comique et tout à fait populaire au cheval de Troie, à cette machine foeta armis, comme dit Virgile. De là, par restriction ou par absorption du déterminé dans le déterminant, Troia seul vint à prendre ce sens de porc farci, puis, grâce à sa terminaison féminine, à se spécialiser au sens féminin. Truie est la forme populaire de Troia, dont Troie représente la formation savante.
Les caprices et les erreurs du langage sont innombrables; et ces caprices s'imposent, ces erreurs ne sauraient être redressées. Les savants voient le mal; ils n'y peuvent remédier. On a beau connaître qu'il faudrait dire l'endemain et l'ierre, on est bien obligé de dire le lendemain et le lierre.
On parle pour s'entendre. C'est pourquoi l'usage est la règle absolue en matière de langue. Ni la science, ni la logique, ne prévaudront contre lui, et c'est mal s'exprimer que de s'exprimer trop bien. Les plus beaux mots du monde ne sont que de vains sons, si on ne les comprend pas. Voilà une vérité dont la jeune littérature n'est pas assez pénétrée. Le style décadent serait le plus parfait des styles, qu'il ne vaudrait rien encore, puisqu'il est inintelligible. Il ne faut pas trop raffiner ni pécher par excès de délicatesse. L'Église catholique, qui possède au plus haut point la connaissance de la nature humaine, défend à l'homme de faire l'ange, de peur qu'il ne fasse la bête. C'est précisément ce qui arrive à ceux qui veulent s'exprimer trop subtilement et donner à leur «écriture» des beautés trop rares. Ils s'amusent à des niaiseries et imitent les cris des animaux. Le langage s'est formé naturellement; sa première qualité sera toujours le naturel.
M. BECQ DE FOUQUIÈRES
Je le proclame heureux et digne d'envie. Il est mort, mais il a vécu une pleine vie, il a achevé son oeuvre et élevé son monument. C'est de M. Becq de Fouquières que je parle. Combien j'estimais, combien j'enviais cet honnête homme qui fut l'homme d'un seul livre! Je ne l'avais jamais vu. Une fois seulement et trop tard, il me fut donné de le rencontrer. Ce fut sur une petite plage normande où je passais l'été, voilà trois ans. Il avait l'air d'un soldat. À le voir, l'oeil vague, la moustache pendante, le dos rond, on eût dit un vieux capitaine rêveur et résigné. L'expression de son visage trahissait une âme solitaire, innocente et généreuse. Il allait silencieux, un peu las, triste et doux. Il me parla tendrement, comme à quelqu'un qui a retrouvé dix vers inédits d'André Chénier; mais sa voix tombait. Il semblait aspirer dès lors au repos définitif qu'il goûte aujourd'hui. Peut-être il m'eût semblé moins éteint s'il n'avait été accompagné, dans cette promenade le long de la falaise, par M. José-Maria de Hérédia, l'excellent poète, qui est tout éclat et toute sonorité, qui pétille, crépite et rayonne sans cesse. Mais, sans ce contraste, il était visible que déjà Becq de Fouquières consentait à mourir: il avait publié les oeuvres d'André Chénier, établi le texte du poète avec autant d'exactitude qu'il est possible de le faire actuellement; il avait éclairci, commenté, illustré ce texte par des notes et des préfaces, par un recueil de documents et par des lettres adressées tant à M. Antoine de Latour qu'à M. Prosper Blanchemain et à M. Reinhold Dezeimeris. Sa tâche était faite. Rien ne le retenait plus en ce monde, et la maladie, qui commençait à venir, ne lui semblait pas trop importune.
Sa vie fut modeste. Mais César, à le prendre au mot, s'en serait contenté. Car M. Becq de Fouquières fut le premier dans son village. Il laisse le renom de prince des éditeurs. Entendons-nous: son domaine n'est pas celui où règnent les grands philologues, les Madvig et les Henri Weil. Ceux-là sont des savants. M. Becq de Fouquières fut un lettré. Le texte qu'il constitua est un texte français, presque contemporain. Mais, comme il l'a dit lui-même avec raison: «Constituer un texte est toujours une tâche délicate où les esprits les mieux exercés peuvent souvent faiblir.» Le public n'a pas la moindre idée des soins que prend un éditeur soucieux de ses devoirs, un Paul Mesnard, par exemple, un Marty-Laveaux, ou un Maurice Tourneux. On ne peut établir exactement une tragédie de Racine ou seulement une fable de La Fontaine sans beaucoup d'application et un certain tour d'esprit qui ne s'acquiert point. Pourtant les Fables ont été imprimées du vivant de La Fontaine, et Racine a revu lui-même l'édition complète de son Théâtre, en 1697. Les difficultés grandissent quand il s'agit des Essais, dont Montaigne a laissé en mourant un exemplaire corrigé qu'on ne saurait ni tout à fait écarter, ni suivre tout à fait. La sagacité de l'éditeur est mise a une épreuve plus redoutable encore en face des pensées de Pascal et des poésies d'André Chénier. Ce sont là, on le sait, des fragments épars et des ruines d'une nature particulière sur lesquelles le chaos règne avec tous ses droits, les ruines d'un édifice qui n'a jamais été construit. Ce que M. Ernest Havet a déployé de zèle pour ordonner les pensées de Pascal, je n'ai pas à le dire ici. Quant à Chénier, il trouva en M. Becq de Fouquières le plus amoureux et le plus fidèle des éditeurs. C'est sa vie tout entière que M. Becq de Fouquières consacra à la gloire d'André.
Pour se préparer à sa tâche d'éditeur, non seulement il étudia, fragment par fragment, vers par vers, mot par mot, les oeuvres inachevées de son auteur, mais encore il le suivit pas à pas dans son existence terrestre et il revécut la vie que le poète avait vécue, cette vie courte et pleine, si généreusement dédiée à l'amitié, à l'amour, à la poésie et à la patrie, cette vie toute chaude de mâles vertus. Il fréquenta les amis d'André, les de Pange, les Trudaine, les Brézais. Il aima les femmes qu'André avait aimées; il s'attacha aux ombres charmantes des Bonneuil, des Gouy d'Arsy, des Cosway, des Lecoulteux et des Fleury. Bien plus: il partagea les études du poète comme il en partageait les plaisirs. Le fils de Santi L'Homaca avait appris le grec avec amour et, pour ainsi dire, naturellement. Il vivait en commerce intime avec la muse hellénique et la muse latine. M. Becq de Fouquières fréquenta, sur la trace du jeune dieu, Homère et Virgile, les élégiaques latins, la pléiade alexandrine, Callimaque, Aratus, Méléagre et l'Anthologie, et Théognis et Nonnos. Il ne négligea pas les faiseurs de petits romans, les diégématistes; il n'oublia ni Héliodore d'Émèse, ni Achille Tatius, ni Xénophon d'Antioche, ni Xénophon d'Éphèse. Il n'oublia personne, hormis toutefois Théodore Prodrome, qui composa, comme vous savez peut-être, les Aventures de Rhodate et de Dosiclès. M. Becq de Fouquières faillit en ce point. Il ne lut pas les Aventures de Rhodate et de Dosiclès. Or, c'est précisément dans ce livre, c'est à Théodore Prodrome que Chénier a emprunté un de ses chefs-d'oeuvre, le Malade:
Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères.
M. Reinhold Dezeimeris le lui fit bien voir, dans une élégante et subtile dissertation. C'est là un exemple frappant et digne d'être médité. Nous avons tous notre talon d'Achille. Si bien préparés que nous soyons à la tâche qui nous incombe, il y a toujours un Théodore Prodrome qui nous échappe. Il faut nous résoudre à ne pas tout savoir, puisque Becq de Fouquières lui-même a ignoré une des sources de son poète.
C'est en 1862 que cet éditeur plein d'amour donna sa première édition critique des poésies d'André Chénier. Dix ans plus tard, il en donnait une seconde bien améliorée et beaucoup enrichie, tant pour la notice que pour le commentaire.
Peu après, en 1874, M. Gabriel de Chénier publia la sienne. C'était un robuste vieillard que M. Gabriel de Chénier. À quatre-vingts ans, il portait haut la tête; ses épaules athlétiques s'élevaient au-dessus de celles des autres hommes. Son visage était immobile et chenu, mais ses yeux noirs jetaient des flammes. Il avait blanchi paisiblement dans un bureau du ministère de la guerre, et il semblait revenir, comme un autre Latour-d'Auvergne, de quelque armée de héros dont il eût été le doyen. Un de nos confrères dont j'ai oublié le nom, un jeune journaliste, l'ayant rencontré chez le libraire Lemerre, admira cette robuste vieillesse et le prit pour un homme des anciens jours. Il courut au journal annoncer en frémissant qu'il venait de voir l'oncle d'André Chénier. En réalité, il n'avait vu que le neveu. M. Gabriel de Chénier était le fils d'un des frères d'André, Louis Sauveur. Le beau vieillard manquait absolument d'atticisme. Il avait beaucoup tardé à publier les oeuvres de son oncle, et il voulait mal de mort à ceux qui l'avaient devancé dans cette tâche. Il ne les nommait jamais par leur nom: il disait le premier éditeur pour désigner Latouche, à qui il reprochait également d'être menteur, voleur et borgne. «La notice du premier éditeur, affirmait-il, est un conte fait à plaisir.» Et il disait encore: «Le premier éditeur, qui était privé d'un oeil et qui ne voyait pas très nettement de l'autre, a mal lu.»
Il accusait formellement le premier éditeur de lui avoir volé les manuscrits d'André Chénier. La mort de ce «premier éditeur» n'avait pas calmé sa haine. Il est à remarquer qu'il ne s'était plaint de rien tant qu'avait vécu Latouche. Soyons justes: ce Latouche n'avait manqué ni de tact ni de goût en publiant les poésies d'André. S'il fit subir au texte sacré quelques changements dont nous sommes justement choqués aujourd'hui, il servit bien, en définitive, la gloire du poète, alors inconnu. Mais M. Gabriel de Chénier ne voulait pas qu'on touchât à son oncle. C'était un homme extrêmement jaloux. Et, comme il avait l'esprit très simple, il s'imaginait que tous ceux qui s'occupaient d'André Chénier étaient des bandits. Il ne mettait pas la moindre nuance dans ses sentiments. Il poursuivait vigoureusement d'une haine égale la mémoire de M. de Latouche et la personne de M. de Fouquières. Il appelait celui-ci «l'éditeur critique de 1862 et 1872», prenant garde de jamais le désigner plus expressément. En vérité, c'était un vieillard irascible.
M. Becq de Fouquières l'était allé voir autrefois, avant de rien publier. Mais, dès la première entrevue, il avait été traité en ennemi.
«Cet homme sent la pipe,» avait dit M. de Chénier pour expliquer son antipathie. En effet, il n'aimait pas le tabac, et il gardait depuis sa jeunesse la certitude que les fumeurs étaient tous des débauchés et des romantiques. M. de Fouquières, qui portait des moustaches, lui parut l'un et l'autre. M. de Chénier avait les moeurs du jour en abomination. On n'aurait pas pu lui tirer de la tête cette idée que la débauche est une invention contemporaine. Il l'attribuait à la littérature. Tel était le neveu d'André Chénier. Mais, quoi qu'il dît, à ses yeux, le grand tort de M. Becq de Fouquières, celui qui ne pouvait se pardonner, était de s'occuper des poésies d'André. Il y parut en 1874, quand M. Gabriel de Chénier exposa ses griefs dans son édition tardive. Il fit là d'étranges reproches à «l'éditeur critique de 1862 et 1872». Celui-ci, par exemple, ayant dit innocemment qu'André Chénier avait traduit des vers de Sapho au collège de Navarre, l'ombrageux neveu en fut tout courroucé. Il répliqua, au mépris du témoignage d'André lui-même, que cela n'était pas, que cela n'avait pu être. Et il ajouta: «On n'aurait pas plus toléré alors qu'aujourd'hui, dans un collège, qu'un élève ait en sa possession les poésies de Sapho.»
M. Becq de Fouquières dut sourire doucement des raisons du vieillard. J'ai le droit d'en sourire aussi peut-être; car, précisément, j'ai lu Sapho au collège, dans un petit volume de l'édition Boissonnade, ou la pauvre poétesse tenait fort peu de place. Hélas! le temps n'a respecté qu'un petit nombre de ses vers. J'ajouterai que, plus tard, ce même volume passa, avec le reste de ma collection des poètes grecs, dans la bibliothèque du père Gratry, de l'Oratoire, dont l'ardente imagination se nourrissait de science et de poésie. Au fait, que croyait donc M. Gabriel de Chénier des poésies de Sapho? S'imaginait-il, par hasard, qu'il y eût dans ces beaux fragments de quoi ternir l'innocence, déjà expirante, du jeune André? Ce serait une étrange méprise.
La querelle de MM. Becq de Fouquières et Gabriel de Chénier restera mémorable dans l'histoire de la république des lettres. M. de Fouquières avait cité le mot bien connu de Chênedollé: «André Chénier était athée avec délices.» Le neveu répondit avec assurance: «André, qui avait une intelligence si supérieure, qui savait si bien admirer les merveilles de la nature et comprendre les grandeurs infinies de l'univers, ne pouvait être supposé atteint de cette infirmité de l'esprit humain qu'on appelle l'athéisme que par un homme qui aurait été l'ennemi de la philosophie du dix-huitième siècle.» Ces paroles respirent la conviction, mais elles ne prouvent rien. Il demeure certain que l'idée de Dieu est absente de la poésie d'André Chénier. M. de Chénier voulait que son jeune oncle, qu'il protégeait, fut pieux et chaste. Il fut scandalisé quand M. Becq de Fouquières soupçonna des maîtresses au poète des Elégies, au chantre érotique de la Lampe. Ces soupçons étaient assez fondés, pourtant. André lui-même a dit quelque part: «Je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d'une jeunesse forte et fougueuse.» On savait que cette Camille, «éperduement aimée», n'était autre que la belle madame de Bonneuil, dont la terre touchait à la forêt de Sénart. Amélie, Rose et Glycère ne semblaient pas tout à fait des fictions poétiques, non plus que les belles et faciles Anglaises dont André a immortalisé les formes dans de libres épigrammes grecques. On parlait de madame Gouy-d'Arcy, de la belle mistress Cosway, en qui le poète vantait
La paix, la conscience ignorante du crime,
Et la sainte fierté que nul revers n'opprime.
Il semblait bien que l'ardent et fier jeune homme eût goûté la beauté de la femme jusqu'au pied de l'échafaud, il semblait qu'il eût alors regardé d'un oeil ardent cette jeune captive, cette duchesse de Fleury dont madame Vigée-Lebrun a dit: «Son visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus, et son esprit supérieur.»
Mais M. Gabriel de Chénier déclara, d'un ton qui n'admettait pas de réplique, qu'il n'y avait ni Bonneuil, ni d'Arcy, ni Cosway, ni Fleury, qu'Amélie, Rose et Glycère n'avaient jamais existé, et que c'était un bien bon jeune homme que l'oncle dont il était le neveu. «De ce qu'André, dit-il, put quelquefois prendre part aux soupers où se trouvaient réunis ses jeunes amis de collège et des beautés faciles, de ce que dans ses élégies, on trouve la trace de ces exceptions à ses habitudes studieuses et tranquilles, il ne faut pas en conclure que sa vie fût dissipée et livrée à des plaisirs échevelés.» Et, feignant de croire que «l'éditeur critique de 1862 et 1872» a fait d'André un débauché, le grave neveu s'écrie: Il a agi ainsi «pour expliquer et justifier peut-être les dissipations et les folles orgies de nos jours». Cela n'est-il par admirable et n'avais-je pas raison de vous dire que cette querelle est vouée à l'immortalité?
Après avoir découvert avec tant de perspicacité le mobile auquel obéissait M. Becq de Fouquières, son entêté contradicteur ajoute: «Ils ont prétendu qu'André avait été amoureux d'un grand nombre de femmes… Il n'en était pourtant rien, et ce qui le prouve, c'est la fraîcheur, c'est la vivacité de l'amour qu'il exprime. Un homme blasé par les plaisirs, rassasié de maîtresses, n'a plus l'imagination si fraîche, si ardente, si féconde.» Qu'en dites-vous?… Mais il ne s'en tient pas là; il lance un dernier argument qui révèle toute sa candeur: «André, dit-il, avait trop de philosophie pour user des choses jusqu'à l'abus.» M. Becq de Fouquières, ai-je besoin de le dire, ne crut jamais à un André Chénier si raisonnable. Il persista à le voir violent, fougueux, excessif, se donnant sans mesure à tout ce qui sollicitait son âme mobile et prompte, ardent à l'amour, à la haine, au travail, plein de vie et d'âme et de génie.
Quant à M. Chénier, il n'était pas homme à en démordre. Tout au plus accorda-t-il que Fanny, la vertueuse Fanny avait réellement existé, et que peut-être André l'avait aimée. «Mais, se hâte-t-il d'ajouter, cet amour, si amour il y eut, ne fut jamais un amour comme on l'entend aujourd'hui.» Hélas! on l'entend aujourd'hui tout de même qu'autrefois. Ce sont les choses de l'amour qui changent le moins. Et, si quelque jeune curieuse demande aujourd'hui, comme autrefois l'héroïne d'Euripide: «Qu'est-ce donc qu'aimer?» Il faudra lui répondre encore avec la vieille Athénienne du poète: «Ô ma fille, la chose la plus douce à la fois et la plus cruelle!»
C'est ce que pensait, sans doute M. Becq de Fouquières. Il était indulgent: car il savait que les hommes ne valent que par les passions qui les animent, et qu'il n'y a de ressources que dans les fortes natures.
Il avait vu son dieu, son André, jeter d'abord au hasard les flammes de son ardente jeunesse. Puis, se calmant, se purifiant chaque jour par le travail, la réflexion et la souffrance, atteindre enfin, en quelques années, aux chastes mélancolies de l'amour idéal. Tel est, en effet, le sentiment qu'inspira au poète, dans les derniers mois de sa vie, la muse pudique, la douce hôtesse de Luciennes, la charmante madame Laurent Lecoulteux.
Cette dame, la Fanny du poète, était comme on sait, la fille de la belle madame Pourrat, dont Voltaire avait vanté la grâce et l'esprit. Or, Fanny, pour lui laisser son nom d'amour et d'immortalité, Fanny avait une soeur, la comtesse Hocquart, qui vécut assez longtemps pour apporter son témoignage aux générations nouvelles. Cette dame a dit d'André, qu'elle avait souvent vu chez sa mère et sa soeur: «Il était à la fois rempli de charme et fort laid, avec de gros traits et une tête énorme.»
C'est précisément ainsi qu'il nous apparaît sur le portrait que Suvée peignit à Saint-Lazare, le 29 messidor an II. Mais à l'idée de cette tête énorme et de ces gros traits, M. Gabriel de Chénier se fâcha tout rouge contre madame Hocquart et contre «l'éditeur critique de 1862 et 1872», qui avait recueilli le propos de cette dame. Sans s'arrêter à une maxime du poète qui écrivit dans le canevas de son Art d'aimer cette pensée consolante: «Les beaux garçons sont souvent si bêtes,» le zélé neveu crie à la calomnie: «Tout le monde sait, dit-il, qu'André était beau!» Et il veut le prouver en citant ces lignes d'une lettre que lui avait autrefois adressée le général marquis de Pange: «J'ai connu votre oncle; J'ai retrouvé ses traits en vous, dès le premier moment que je vous ai vu.»
Ce pauvre M. de Chénier n'était pas capable de faire une bonne édition: il faut pour cela savoir douter; et c'est ce qu'il ignorait le plus, bien qu'il ignorât généralement toutes choses. Son édition est pourtant utile. On la recherche justement, moins encore parce qu'elle est bien imprimée que parce qu'elle contient plusieurs morceaux inédits, tirés des manuscrits conservés dans la famille. M. Becq de Fouquières fit un petit volume tout exprès pour relever les bévues de M. de Chénier. Il les releva avec autant de sûreté que de grâce. Il y mit du savoir et n'y mit point de méchanceté. Il fallait qu'il fût attaqué injustement pour qu'on sût à quel point il était galant homme. En cela encore, je l'estime heureux. Il n'a point vécu en vain; il laisse de bonnes éditions d'un grand poète, qui fut aussi un excellent prosateur, un écrivain nerveux et concis. On ne sait pas assez qu'André Chénier compte, pour sa prose, parmi les grands écrivains de la Révolution. Sans M. Becq de Fouquières on ne le saurait pas du tout. M. Becq de Fouquières a réalisé le dessein que formait Marie-Joseph Chénier, dans l'enthousiasme fugitif de ses regrets, quand il disait éloquemment:
Auprès d'André Chénier, avant que de descendre,
J'élèverai la tombe où manquera sa cendre,
Mais où vivront du moins et son doux souvenir
Et sa gloire et ses vers dictés pour l'avenir.
Ce monument, que Marie-Joseph n'éleva point, est enfin achevé: c'est la double édition critique (Poésie 1872, Prose 1886). Si, comme le veut M. Renan, les esprits envolés de cette terre s'assemblent dans les Champs-Elysées selon leurs goûts et d'après leur affinités, s'ils forment des groupes harmonieux, à coup sûr M. Becq de Fouquières entretien en ce moment François de Pange et André Chénier, sous l'ombre des myrtes. Assise près d'eux, sur un banc de marbre, Fanny joue avec son petit enfant qu'elle a retrouvé. M. de Fouquières demande au poète si le fragment qui commence par ces mots: Proserpine incertaine est authentique, bien que M. Gabriel de Chénier ne l'ai point admis dans son texte, et il réclame instamment des vers inédits pour une édition céleste. Que ferait-il parmi les ombres s'il n'éditait point? Il serait doux de penser que les choses fussent ainsi là ou nous irons tous. De rigoureuses doctrines y contredisent peut-être; mais un excellent académicien qui aime beaucoup les livres, M. Xavier Marinier, incline à croire qu'il y a des bibliothèques dans l'autre monde.
M. CUVILLIER-FLEURY
M. Cuvillier-Fleury, dont on célébrait hier les funérailles, a duré dans la critique littéraire plus d'un âge d'homme. Le journalisme s'honore de ce robuste talent si longtemps exercé. Ce n'est point assez de rendre mes respects à cet écrivain plein de probité. Je voudrais, si j'en avait l'art et le loisir, esquisser son image: elle vaut qu'on la dessine. Mais prenons garde, la figure de M. Cuvillier-Fleury n'était pas de celles que le peintre doit flatter. Aux caresses d'un pinceau trop moelleux elle perdrait tout son caractère, et ce serait dommage. Il y faut aller à grands traits. Son mérite était solide, son charme était sévère. Il mettait de la dignité jusque dans l'enjouement. On sait qu'il se garda toujours des grâces légères et du facile sourire. Parfois peut-être se défendit-il moins bien contre la solennité.
Pourtant il n'était ni triste ni sévère. Ce n'était point un mécontent, loin de là; il inclinait même à l'optimisme. Il croyait au bien. Il avait en diverses matières la conviction du professeur, qui, quoi qu'on dise, est aussi forte que la foi du charbonnier. Il voulait être juste et même il savait être modéré, bien qu'il fût extrêmement attaché à ses idées et à ses goûts. Et cet honnête esprit n'était point un esprit borné. Il n'enfermait pas sa critique dans des jeux d'école et ne s'amusait pas aux bagatelles littéraires. Il cherchait l'homme sous l'écrivain. C'est l'homme qu'il étudiait, l'homme moral, l'homme social. Aussi ses opinions ont trouvé du crédit et gardé de l'intérêt. Les livres dans lesquels il les a recueillies, Posthumes et Revenants, Études et Portraits, se lisent encore très bien aujourd'hui. J'en ai fait l'expérience ce matin même, en feuilletant avec un noble plaisir les études que M. Cuvillier-Fleury consacrait, il y a quinze ans et plus, à des personnages du XVIIIe siècle: à cet aimable chevalier de Boufflers et à cette exquise madame de Sabran, la plus sage des âmes tendres; à madame Geoffrin et à son «cher enfant» le roi de Pologne; à la maréchale de Beauveau, en qui l'athéisme prenait la douceur d'une sainte espérance; à Marie-Antoinette, envers laquelle M. Cuvillier-Fleury n'eut qu'un tort, celui de tenir pour authentiques les lettres publiées par M. d'Hunolstein. Mais comment ne s'y serait-il pas trompé, puisque Sainte-Beuve lui-même y fut pris à demi? Ce sont là des pages solides et, si l'on y trouve quelque pesanteur, c'est qu'elles sont pleines de choses. Il n'est point aisé d'être léger quand on n'est point vide. Et si, dans quelque idéale promenade sur un chemin de fleurs, levant tout à coup les yeux, vous voyez des formes solides, où se révèle la plénitude de la vie, flotter au milieu des airs, comme des ombres fortunées, jetez-vous à genoux et adorez-les: elles sont divines.
L'inspiration du critique n'avait point d'ailes; mais elle marchait droit et ferme. Il y a beaucoup de traits louables dans la physionomie morale de M. Cuvillier-Fleury. Entre autres, il en est un tout à fait original. C'est la fidélité. M. Cuvillier-Fleury demeura attaché jusqu'à la mort aux idées, aux amitiés, aux cultes de sa lointaine jeunesse. Il ne voulait point qu'on lui fît un mérite de cette constance qui honore sa vie: «Je me croirais bien humble, disait-il, de me glorifier de cette vertu, n'en connaissant pas de plus simple à concevoir, ni de plus facile à pratiquer.» Dès 1830, époque à laquelle il écrivit une notice sur le comte Lavallette, sa foi était fixée. M. Cuvillier-Fleury était désormais attaché à la monarchie libérale.
On lit, à la dernière page de l'intéressante notice dont je parle, une phrase qui donne à penser, bien qu'elle soit toute simple. C'est celle-ci: «Le comte Lavallette est mort plein de jours, à la soixante et unième année de son âge.» L'homme, le même homme qui s'exprimait ainsi à vingt-huit ans me disait à moi, un grand demi-siècle plus tard, en parlant d'un candidat à l'Académie qui marchait, comme on dit, sur ses soixante-quatre ans: «Il est jeune.» Ô contradiction terriblement humaine! ô contradiction touchante! Comme il est naturel de changer ainsi de sentiment sur l'âge et la figure des hommes! Il disait juste dans les deux rencontres. Tous tant que nous sommes, nous jugeons tout à notre mesure. Comment ferions-nous autrement, puisque juger, c'est comparer, et que nous n'avons qu'une mesure qui est nous? Et cette mesure change sans cesse. Nous sommes tous les jouets des mobiles apparences.
À ce mot: «Il est jeune,» je compris que M. Cuvillier-Fleury me regardait comme un enfant, moi qui n'avais pas soixante-quatre ans, ni même quarante. En effet, ma jeunesse l'émerveillait. Il ne se lassait pas de me dire: «Quoi! vous avez trente-six ans!» Et il semblait aspirer à pleines narines tout l'air du temps qui s'ouvrait devant moi. Et il trouvait cela bon; car il aimait la vie. Comme il me traitait avec beaucoup de faveur, il daigna me demander un jour ce que j'écrivais dans le moment. J'eus le malheur de lui répondre que c'était des souvenirs. Je le lui dis tout doucement, en lui marquant, par l'inflexion de ma voix, combien ces souvenirs étaient intimes et modestes. Pourtant je vis que je l'avais fâché.
—Des souvenirs! s'écria-t-il étonné. À votre âge, des souvenirs!
—Hélas! monsieur, répondis-je en hésitant, n'ai-je pu noter mes impressions d'enfance?
Mais il ne voulut rien entendre et reprit avec une sévérité dont je ne méconnus pas la secrète bienveillance:
—Monsieur, l'Académie ne verrait pas avec plaisir que vous eussiez des souvenirs.
Je confesse que je fis tout de même un petit livre de mes souvenirs.
Plusieurs fois, depuis lors, je visitai M. Cuvillier-Fleury dans la maisonnette de l'avenue Raphaël, où il terminait sa longue existence en un repos modeste et décent. Il était entouré de souvenirs. Je n'ai vu nulle part ailleurs tant de meubles en acajou plaqué et tant de tapisseries à la main. Tout, chez M. Cuvillier-Fleury, tout, portraits, statuettes, étagères, lampes de porcelaine, pendules à sujet, et jusqu'au petit chien en laines multicolores qui fait le dessus d'un tabouret, tout parlait du règne de Louis-Philippe, tout disait l'épanouissement de la vie bourgeoise.
Devenu aveugle, M. Cuvillier-Fleury supporta cette infirmité avec une admirable constance. Il gardait, dans son coeur encore chaud, l'amour des lettres et le goût des choses de l'esprit. Au bord de la tombe, et déjà le front dans la nuit éternelle, il parlait de l'Académie avec un filial orgueil dont l'expression restait attendrissante alors même qu'elle faisait sourire. Les visites des candidats chatouillaient ce coeur de quatre-vingts ans. Les petites affaires du Palais Mazarin le transportaient. Eh quoi! ne faut-il pas amuser la vie jusqu'au bout?
C'était un vif vieillard qui s'échauffait sur la littérature et sur la grammaire. Sa conversation était nourrie de morale et d'histoire; elle avait moins de finesse que de vigueur et était coupée de citations latines faites avec bonhomie. Il appliquait volontiers Virgile aux soins domestiques, et demandait à boire avec un hémistiche de l'Énéide.
Ses livres, rangés tout autour de son cabinet dans un ordre minutieux, composaient une bonne bibliothèque de travail, à laquelle ne manquaient ni les classiques ni les collections de mémoires. Un jour qu'il m'avait fait l'honneur de me recevoir dans cette pièce, il se leva soudainement au milieu d'une conversation dont il faisait tous les frais avec ses souvenirs, et il me demanda affectueusement mon bras pour faire le tour de la chambre. Il était tout à fait aveugle alors. Je l'aidai à faire la revue de sa bibliothèque. Il s'arrêtait à chaque instant, mettait la main sur un livre et, le reconnaissant au toucher, il le désignait par son titre. Tout à coup sa main passa sur les tranches dorées d'un Cicéron que je vois encore. C'est une édition du dernier siècle, en vingt ou vingt-cinq volumes in-octavo; l'exemplaire porte une reliure de veau fauve. En le caressant de ses doigts tremblants, le vieillard frissonna.
—Mon prix d'honneur! s'écria-t-il. Je l'ai obtenu en 1819. J'étais alors en rhétorique, à Louis-le-Grand. Je le lègue à…
Et il prononça deux noms: le nom de l'admirable compagne qui devait bientôt lui fermer les yeux et celui du prince dont il avait été le maître, puis le confrère et l'ami.
Tandis qu'il parlait, ses yeux éteints s'étaient mouillés de larmes. J'étais seul à le voir. Il me toucha; car je vis aussitôt tous les vieillards en celui-là. Au déclin de la vie, les souvenirs de notre jeunesse envolée ne nous envahissent-ils pas d'une douce et délicieuse tristesse? Heureux le roi de Thulé! Heureux aussi le vieux critique de l'avenue Raphaël! Heureux qui meurt en pressant sur son coeur la coupe d'or de la première amante ou le livre témoin d'une studieuse adolescence! Les reliques du coeur et celles de l'esprit sont également chères et sacrées.
Il me semble que cette anecdote, pour peu qu'on l'ornât, ferait assez bon effet dans l'éloge académique de M. Cuvillier-Fleury. Je puis me tromper, faute d'étude et de vocation. En tout cas, c'est de bon coeur que je l'offrirais au successeur de l'académicien zélé que nous enterrons aujourd'hui, à M. J.-J. Weiss, par exemple[14].
M. ERNEST RENAN
HISTORIEN DES ORIGINES
M. Ernest Renan nous donnera, la semaine prochaine, le tome premier d'une Histoire d'Israël qui comprendra trois volumes. Cet ouvrage formera une sorte d'introduction à l'histoire des Origines du Christianisme. Quand il sera publié, M. Renan aura achevé sa vaste entreprise. Il aura recherché les sources profondes de la religion qui devait alimenter tant de peuples, et qui, aujourd'hui encore, partage avec le bouddhisme et l'islamisme l'empire des âmes.
De quelque manière qu'on envisage les obscurs commencements de ces grandes idées qui nous enveloppent de toutes parts et nous pénètrent, quelque compte qu'on se rende de l'élaboration d'un si haut idéal, on reconnaîtra que M. Ernest Renan ne s'était pas trompé sur la nature et l'étendue de ses aptitudes, en dirigeant son esprit vers de telles recherches. Le sujet exigeait les qualités les plus rares de l'intelligence, et même les plus contradictoires. Il y fallait un sens critique toujours en éveil, un scepticisme scientifique capable de défier toutes les ruses des croyants et leurs candeurs plus puissantes que leurs ruses. Il y fallait, en même temps, un vif sentiment du divin, un instinct secret des besoins de l'âme humaine et comme une piété objective. Or, cette double nature se rencontre en M. Ernest Renan avec une extraordinaire richesse. Étranger à toute communion de fidèles, il a au plus haut point le sentiment religieux. Sans croire, il est infiniment apte à saisir toutes les délicatesses des croyances populaires. Si l'on veut bien me comprendre, je dirai que la foi ne le possède point, mais qu'il possède la foi. Heureusement doué pour son oeuvre, il s'y prépara sérieusement. Né artiste, il se fit savant. Sa jeunesse fut vouée à un labeur acharné. Pendant vingt ans, il étudia jour et nuit, et acquit une telle habitude de l'effort qu'il put accomplir dans sa maturité de grands travaux avec la quiétude d'un génie contemplatif. Aujourd'hui, tout lui est facile, et il rend tout facile. Enfin, il est artiste, il a le style, c'est-à-dire les nuances infinies de la pensée.
Il faut dire que, si M. Renan était fait pour écrire sur les origines du christianisme, il vint au moment propice. Le travail était préparé, les esprits disposés. La curiosité était née avec le doute. La philosophie du dix-huitième siècle avait affranchi les intelligences et pénétré même la théologie protestante. Les textes, longtemps sacrés, étaient étudiés avec beaucoup de critique en France, avec beaucoup de savoir en Allemagne. M. Renan trouva tout préparés les matériaux de son histoire. La substance était là. Il lui donna la forme, il lui donna l'âme, étant artiste et poète.
C'est généralement une imprudence de croire à la nouveauté des idées et des sentiments. Il y a longtemps que tout a été dit et senti, et nous retrouvons le plus souvent ce que nous croyons découvrir. Pourtant, les intelligences de ce temps ont, ce semble, une faculté nouvelle: celle de comprendre le passé et de remonter aux lointaines origines. De tout temps, sans doute, l'homme a gardé quelques souvenirs et fixé quelques traditions. Il a depuis longtemps des annales écrites, et c'est même ce qui le distingue des animaux, autant et plus que l'habitude de porter des vêtements. Il disait bien: «Nos pères faisaient ceci ou cela.» Mais les différences qu'il y avait d'eux à lui ne le frappaient guère. Il prêtait volontiers au passé le plus lointain la figure du présent. Il n'était point sensible aux diversités profondes que le temps apporte dans les modes de la vie. Il se figurait l'enfance du monde sous les traits de sa maturité. Cette tendance est frappante dans les historiens anciens, et particulièrement chez Tite-Live, qui fait parler les rudes pâtres du Latium comme des contemporains d'Auguste. Elle est plus frappante encore dans tout l'art du moyen âge, qui donnait aux rois de l'antique Juda la main de justice et la couronne fleurdelisée des rois de France. Avec Descartes, l'intelligence humaine franchit un abîme. Pourtant, la tragédie du dix-septième siècle, dans laquelle la connaissance de l'homme abstrait est parfaite, suppose, chez Racine lui-même, l'invariabilité des moeurs à travers les âges. Le dix-huitième siècle, bien qu'il s'inquiétât beaucoup des origines, se représentait volontiers Solon sous la figure de Turgot et Sémiramis dans le manteau royal de Catherine II. Il semble que l'image véritable du passé nous ait été révélée par la grande école historique de notre siècle. Il semble que le sens des origines soit un sens nouveau, ou du moins un sens nouvellement exercé chez l'homme. Je le crois, bien qu'il puisse y avoir là une part d'illusion. Les générations qui viendront après la nôtre diront peut-être que nous avions une vue de l'antiquité bien ridicule et bien démodée. Toutefois, il est certain que nous avons créé en quelques parties l'histoire comparée de l'humanité. De jeunes sciences, l'ethnographie, l'archéologie, la philologie y ont contribué pour une grande part. L'homme très ancien nous apparaît aujourd'hui avec une physionomie, avec un caractère qui pourrait bien être le vrai; qui, du moins, s'en rapproche. Eh bien, ce sens des origines, cette divination du passé perdu, cette connaissance des humanités enfantines et neuves, M. Renan les possède au plus haut degré. Il l'a montré dans toutes les parties de son ouvrage qui confinent à la légende et présentent des scènes primitives, que le soleil de l'histoire n'a pas éclairées. Il a découvert avec un flair spécial, un tact parfait, ce qui demeurait noyé dans le crépuscule du matin.
Cet art, ce don, comme on voudra l'appeler, M. Renan a dû l'exercer pleinement dans cette histoire d'Israël, dans cette antique histoire qu'on voit sortir toute sauvage de contes d'enfants et de poésies rustiques. Il a rapporté de ses voyages en Orient des fonds toujours vrais pour ces scènes pastorales ou guerrières, dont son intelligence d'artiste retrouve la forment le sentiment. Il ne convient pas de parler aujourd'hui de son livre. J'essaye seulement d'indiquer les qualités essentielles de l'historien, surtout celles qu'il a montrées dans un chapitre déjà connu, celui de Saül et de David. Je ne puis me défendre de donner ici le portrait que M. Renan trace de plus ancien roi d'Israël. C'est un excellent exemple à l'appui de ce que je viens d'avancer.
«Il (Saül) demeurait habituellement dans son bourg d'origine, à Gibéa de Benjamin, qui fut de lui appelé Gibéa de Saül. Il menait là, en famille, sans aucun faste ni cérémonial, une simple vie de paysan noble, cultivant ses champs quand il n'était pas en guerre, ne se mêlant, du reste, d'aucune affaire. Sa maison avait une certaine ampleur. À chaque nouvelle lune, il y avait des sacrifices et des festins où tous les officiers avaient leur place marquée. Le siège du roi était adossé au mur. Il avait, pour exécuter ses ordres, des râcim, «coureurs», analogues au chaouch de l'Orient moderne. Du reste, rien qui ressemblât à une cour. De superbes hommes du voisinage, plus ou moins ses parents, comme Abner, lui tenaient compagnie. C'était une espèce de noblesse rustique et militaire à la fois, solide pierre angulaire, comme on en trouve à la base des monarchies durables.»
Nous sommes loin de l'obscur et noble Saül de la tradition. Comme ce roi des pasteurs est devenu intelligible et clair! Le David de M. Renan est plus intéressant encore. Qu'il semble vivant, dans sa gentillesse de jeune brigand, dans sa ruse de chef avide, dans sa cruauté naïve et dans sa poésie de sauvage! Je songeais, en lisant ces pages fines et fortes, qu'il est amusant pour le curieux de vivre en un temps comme celui-ci, en un temps où l'on peut comparer le petit David en burnous de M. Ernest Renan au majestueux David que la statuaire du treizième siècle nous montre pensif dans sa barbe blanche, sous sa lourde couronne, et tenant entre ses doigts la lyre prophétique.
Oui, je me disais qu'il est intéressant et doux de vivre en un temps où la science et la poésie trouvent chacune son compte, puisqu'une large critique nous montre tout ensemble, d'une façon merveilleuse, et le bourgeon plein de sève de la réalité et la fleur épanouie de la légende.
LA VERTU EN FRANCE
La Vertu en France, par M. Maxime du Camp. 1 vol. in-8°.
Il y a dans Athènes, au pied de l'Acropole, un petit temple charmant dédié à la Victoire. Ce temple porte sur une de ses faces un bas-relief représentant la déesse occupée à délier la courroie de ses sandales. Elle annonce ainsi sa volonté de demeurer parmi les descendants de Thémistocle et de Miltiade. Mais c'est en vain que ses pieds sont nus: la Victoire a des ailes. Le jour est proche qui la verra s'envoler loin des Athéniens. Aucune nation, fût-elle peuplée de héros, n'a retenu longtemps dans ses bras cette sanglante infidèle. Et pourquoi serait-elle constante? Elle sait qu'aussitôt qu'elle revient, elle est pardonnée. Pourtant, le sculpteur attique avait conçu là une belle allégorie. Je veux l'imiter en imagination et la rendre plus vraie. Je me figure, non plus la Victoire, mais la Vertu assise à quelque humble foyer de notre pays de France et rejetant loin d'elle son manteau de voyage, désormais inutile. Je place, en pensée, cette figure en tête du nouveau livre de M. Maxime du Camp, comme un frontispice symbolique. La vertu, sans doute, est de tous les pays et de tous les âges. Sa présence est partout nécessaire, les peuples ne subsistent que par elle; mais il est vrai de dire qu'elle aime les Français et que leur terre est sa terre de dilection. La vertu! il y a beau temps qu'elle est de chez nous. Je ne sais pas de peuple chez lequel elle ait montré tant de force unie à tant de grâce. Elle tenait nos pères par la main. Et, aujourd'hui, nous la suivons encore. Oui, ce jour même!… On a beau étaler les scandales: nous savons que, derrière cette surface de honte, il y a en réalité les vertus militaires et civiles d'une population honnête qui travaille et qui sert. Il faut louer M. Maxime du Camp d'avoir écrit, d'avoir publié, à cette heure, un livre sur la vertu en France, un livre d'exemples, un simple recueil de récits véritables.
On sait que M. Maxime du Camp s'est fait, depuis plusieurs années, l'annaliste de la charité contemporaine. Il tient avec une émotion contenue et une parfaite exactitude le registre du bien. Ses travaux sur les institutions de bienfaisance sont des modèles de clarté et de précision. Il a tout vu par lui-même, et l'on dit que, pour mieux observer ce qu'il voulait peindre, il s'est mêlé plus d'une fois aux pauvres dans les asiles de nuit: un attrait puissant l'entraîne à tous les rendez-vous de la misère et de la charité. C'est cet attrait, allié à un patriotisme vrai, qui l'a poussé à écrire son nouveau livre de la Vertu en France.
«Quand j'étais petit garçon—dit-il,—j'ai lu la Morale en action, et j'ai reconnu que, pour écrire ce volume, on avait compulsé les annales de tous les temps et de tous les peuples. Je me suis demandé si notre histoire contemporaine, c'est-à-dire celle qui commence avec le siècle et se prolonge jusqu'à nos jours, n'offrirait pas une suite de récits propres à démontrer que notre époque, trop décriée, n'est pas inférieure aux époques passées, et s'il ne serait pas possible d'y récolter une série de faits analogues à ceux que l'on a jadis offerts à notre admiration?»
Il a cherché et il a trouvé. Il a cent fois rencontré sur nos routes le bon Samaritain. Il a surpris beaucoup de belles oeuvres obscures et il a conté les plus belles. Oui, la vertu est partout, dans les champs, dans les faubourgs; elle court les rues de Paris.
Entendez bien ce qu'on nomme vertu. C'est la force généreuse de la vie. La vertu n'est pas une innocente. Nous adorons la divine innocence, mais elle n'est pas de tous les âges et de toutes les conditions; elle n'est pas préparée à toutes les rencontres. Elle se garde des pièges de la nature et de l'homme. L'innocence craint tout, la vertu ne craint rien. Elle sait, s'il le faut, se plonger, avec une sublime impureté, dans toutes les misères pour les soulager, dans tous les vices pour les guérir. Elle sait ce qu'est la grande tâche humaine et qu'il faut parfois se salir les mains. Inquinandæ sunt manus. Guerrière ou pacifique, elle est toujours armée. Elle charge le fusil du soldat et met le scalpel aux mains des chirurgiens. M. Maxime du Camp l'entend bien ainsi. Il la veut active et forte. C'est véritablement une morale en action qu'il a composée. Ses devanciers, les Blanchard, les Bouilly n'étaient que de fades apologistes du sentiment. Le livre de M. Maxime du Camp, bien que destiné à la jeunesse, est plein de mâles pensées.
Si l'on compare entre eux les humbles et sublimes acteurs de la charité et du dévouement qui revivent dans ce livre, on ne sait à qui donner la palme, on hésite entre la pauvre paysanne qui meurt de sa bonté inguérissable, la soeur de charité, la servante magnanime, le marin, le soldat. Pourtant, c'est peut-être à ces derniers, c'est peut-être aux soldats et aux marins que revient l'honneur des plus beaux et des plus pénibles sacrifices. L'héroïque Gordon n'a-t-il pas dit: «Un soldat ne peut pas faire plus que son devoir.» Écoutez ce que M. du Camp dit du lieutenant Bellot qui périt dans les glaces, après d'inimaginables fatigues: «Son action d'éclat n'a pas été d'un moment, elle a duré pendant des années sans qu'une défaillance apparente l'ait affaiblie. Il portait si haut l'honneur de sa nationalité et de son uniforme, que rien ne pouvait attiédir son courage. Lorsqu'au mois de mai 1852, il remonte à bord du Prince Albert, après sa longue exploration de trois mois, il écrit: «J'avais un dur apprentissage à faire, et tous ici, excepté moi, avaient des fatigues de pareils voyages une expérience qui m'était complètement étrangère. Que de tourments au moral, d'ailleurs, n'avais-je point, qui se joignaient aux difficultés matérielles! Mais j'ai renfermé en moi-même ces luttes d'un moment et personne ne peut dire qu'un officier français a fléchi là où d'autres ne faiblissaient pas.»
Voilà des exemples capables de gonfler les coeurs les plus amollis. Que M. Maxime du Camp a été bien inspiré en les retraçant avec la sobriété et la simplicité qui convenaient!
Son livre, je l'ai dit, est destiné à la jeunesse. En achevant de le lire, j'ai fait une réflexion que les jeunes gens, par bonheur, ne feront pas. Elle est triste. Je la dirai pourtant. Il faut parler des grandes choses de l'homme et de la vie avec une entière sincérité. À cette condition seulement, on a le droit de parler au public.
Or, ce qui frappe quand on lit les actions de ces hommes qui se dévouèrent jusqu'à la mort, c'est la sublime impuissance de leur courage, c'est la stérilité imméritée de leur sacrifice. Le dévouement et l'héroïsme sont comme les grandes oeuvres d'art: ils n'ont d'objet qu'eux-mêmes. On dirait presque que leur inutilité fait leur grandeur. On se dévoue pour se dévouer. L'objet des plus beaux sacrifices est souvent indigne, quelquefois nul. Par la fureur d'une sorte de sublime égoïsme, la charité ressemble à l'amour. Sans doute la vertu est une force; c'est même la seule force humaine. Mais sa destinée fatale, est d'être toujours défaite. Elle donne à ses soldats l'incomparable beauté des vaincus. Voilà bien longtemps que la vertu frappe le mal à coups redoublés; mais le mal est immortel: il se rit de nos coups.
Oui, le mal est immortel. Le génie dans lequel la vieille théologie l'incarne, Satan, survivra au dernier homme et restera seul, assis, les ailes repliées, sur les débris des mondes éteints. Et nous n'avons même pas le droit de désirer la mort de Satan. Une haute philosophie ne gémira pas sur l'éternité du mal universel. Elle reconnaîtra, au contraire, que le mal est nécessaire et qu'il doit durer; car, sans lui, l'homme n'aurait rien à faire en ce monde. Il serait comme s'il n'était pas. La vie n'aurait pas de sens et serait tout à fait inintelligible. Pourquoi? Parce que le mal est la raison d'être du bien et que le bien est la raison d'être de l'homme. Si, par impossible,—oh! ne craignez rien,—si, par impossible, le mal disparaissait jamais, il emporterait avec lui tout ce qui fait le prix de la vie, il dépouillerait la terre de sa parure et de sa gloire. Il en arracherait l'amour inquiet des mères et la piété des fils, il en bannirait la science avec l'étude, et éteindrait toutes les lumières de l'esprit. Il tuerait l'honneur du monde. On ne verrait plus couler ni le sang des héros, ni les larmes des amants, plus douces que leurs baisers.
Au milieu de l'éternelle illusion qui nous enveloppe, une seule chose est certaine, c'est la souffrance. Elle est la pierre angulaire de la vie. C'est sur elle que l'humanité est fondée comme sur un roc inébranlable. Hors d'elle, tout est incertitude. Elle est l'unique témoignage d'une réalité qui nous échappe. Nous savons que nous souffrons et nous ne savons pas autre chose. Là est la base sur laquelle l'homme à tout édifié. Oui, c'est sur le granit brûlant de la douleur que l'homme a établi solidement l'amour et le courage, l'héroïsme et la pitié, et le choeur des lois augustes et le cortège des vertus terribles ou charmantes. Si cette assise leur manquait, ces belles figures sombreraient toutes ensemble dans l'abîme du néant. L'humanité a la conscience obscure de la nécessité de la douleur. Elle a placé la tristesse pieuse parmi les vertus de ses saints. Heureux ceux qui souffrent et malheur aux heureux! Pour avoir poussé ce cri, l'Évangile a régné deux mille ans sur le monde.
Nous disions un jour qu'il est permis d'imaginer que notre planète, notre pauvre petite terre est entourée de formes invisibles et pensantes[15]. L'atmosphère peut, en effet, être habitée par des créatures d'une essence trop subtile pour tomber sous nos sens. Ce n'est qu'un rêve, mais le rêve a ses droits. Je veux rêver des génies aériens; ils flottent dans les espaces éthérés. Je me les figure plus intelligents et plus doux que ces Elohim que M. Renan nous montre épars autour des tentes du nomade Israël. Je veux aussi qu'ils soient moins vains, moins indifférents, moins joyeux que les ombres légères dont la Grèce antique peuplait ses bois et ses montagnes. Mes génies seront, si vous voulez, des anges, mais des anges philosophes et savants, c'est-à-dire des anges d'une espèce toute nouvelle. Ils ne chanteront pas, ils n'adoreront pas: ils observeront. Je suppose que l'un d'eux, couché sur le bord d'un nuage, tourne vers la terre ses yeux plus puissants que nos télescopes et nos lunettes, et regarde vivre les hommes. Le voilà qui nous examine avec une intelligente curiosité, comme sir John Lubbeck observe les fourmis. Cet ange positif ne trouve rien à admirer dans la figure des petits êtres dont il suit les mouvements. Il n'est sensible ni à la force des hommes, ni à la beauté des femmes. Nous ne lui inspirons ni goût ni dégoût; car sa pensée toute pure s'élève au-dessus du désir comme de la répugnance. Scrutant nos actions, il reconnaîtra qu'elles sont pleines de violence et de ruse; et il s'épouvantera de la quantité de crimes qu'enfantent sans cesse parmi nous la faim et l'amour. Il dira: «Voilà de méchants petits animaux. Ils se rendent justice puisqu'ils se mangent les uns les autres.» Mais bientôt il s'apercevra que nous souffrons et toute notre grandeur lui sera révélée. Alors vous l'entendrez murmurer: «Ils naissent infirmes, souffrants, affamés, destinés à s'entre-dévorer. Et ils ne se dévorent pas tous. J'en vois même qui, dans leur grande détresse, tendent les bras les uns vers les autres. Ils se consolent et se soutiennent entre eux. Comme soulagement ils ont inventé les industries et les arts. Ils ont même des poètes pour les amuser. Leur dieu avait créé la maladie: ils ont créé le médecin et ils s'emploient de leur mieux à réparer la nature. La nature a fait le mal, et c'est un grand mal. C'est eux qui font le bien. Ce bien est petit, mais il est leur ouvrage. La terre est mauvaise: elle est insensible. Mais l'homme est bon parce qu'il souffre. Il a tout tiré de sa douleur, même son génie.»
Voilà comment parlerait, ce me semble, un ange nourri de saine philosophie. Et il se garderait bien, s'il en avait le pouvoir, d'extirper de ce monde le levain amer de sa grandeur et de sa beauté.
Nous apprendrions de lui qu'il faut savoir souffrir et que la science de la douleur est l'unique science de la vie. Ses leçons nous inspireraient la patience, qui est le plus difficile des héroïsmes, l'héroïsme constant. Elles nous enseigneraient la clémence et le pardon; elles nous enseigneraient la résignation, je veux dire la résignation dans l'effort, qui consiste à frapper toujours le mal, sans nous irriter jamais de son invulnérable immortalité.
Sous cette inspiration, les existences les plus humbles peuvent devenir des oeuvres d'art bien supérieures aux plus belles symphonies et aux plus beaux poèmes. Est-ce que les oeuvres d'art qu'on réalise en soi-même ne sont pas les meilleures? Les autres, qu'on jette en dehors, sur la toile ou le papier, ne sont rien que des images, des ombres. L'oeuvre de la vie est une réalité. L'homme simple dont nous parle M. Maxime du Camp, le pauvre revendeur du faubourg Saint-Germain, qui fit de sa vie un poème de charité, vaut mieux qu'Homère.
GEORGE SAND ET L'IDÉALISME DANS L'ART
George Sand, par E. Caro, dans la Collection des grands écrivains, Hachette, édit. in-18.
Aujourd'hui seulement, nous mesurons le vide que laissa au milieu de nous la mort soudaine de M. Caro. M. Caro fut retranché en pleine vie, dans toute l'activité de son intelligence. Au lendemain de sa mort, dans la première surprise,—qu'on nous le pardonne,—nous parlions de lui comme s'il allait revenir. Nous gardions les familiarités de la veille. Nous n'avions pas encore le sentiment de l'irréparable. Il nous est venu depuis. Désormais, nous sentons que M. Caro nous manque et qu'il nous manquera longtemps. Nous allons disant: «Qui maintenant exposera, comme lui, avec une clarté lumineuse, les nouveaux systèmes et les jeunes doctrines? Qui enseignera les profanes? Qui sera le doux apôtre des gentils? Sur quelles lèvres irons-nous recueillir les nobles élégances de la philosophie? Rien n'est plus doux ni plus rare qu'un docteur aimable. C'est une chose divine que d'enseigner avec grâce, et cette chose s'en est allée avec lui.
Ainsi disions-nous, quand un petit volume posthume est venu raviver nos regrets. Quelques jours avant sa mort, M. Caro mettait la dernière main à une étude sur George Sand, pour la Collection des Grands Écrivains français. Cette collection se compose, comme on sait, d'études sur la vie, les oeuvres et l'influence des principaux auteurs de notre littérature. Chaque volume comprend une monographie. L'étude sur George Sand, par M. E. Caro, vient de paraître. Ce volume est le troisième en date de la collection. Un Victor Cousin, par M. Jules Simon; une Madame de Sévigné, par M. Gaston Boissier, et un Montesquieu, par M. Albert Sorel, l'avaient précédé.
Turgot, par M. Léon Say, et Voltaire, par M. Ferd. Brunetière, sont sous presse. On annonce ensuite: Villon, par M. Gaston Paris; d'Aubigné, par M. Guillaume Guizot; Rousseau, par M. Cherbuliez; Joseph de Maistre, par le vicomte Eugène Melchior de Vogüé; Lamartine, par M. de Pomairols; Balzac, par M. Paul Bourget; Musset, par M. Jules Lemaître; Sainte-Beuve, par M. H. Taine; Guizot, par M. G. Monod, Boileau, par M. Brunetière, qui se trouve ainsi chargé de deux études. Ce que j'en dis là n'est pas pour m'en plaindre; bien au contraire. On voit, par les noms que je viens de citer, que les directeurs de cette entreprise littéraire ont souci de choisir des critiques préparés à leur tâche par leurs goûts, leurs travaux ou la nature de leur esprit.
S'ils ont demandé à M. Caro une étude sur George Sand, ce n'est pas sans raison. Le philosophe spiritualiste était attaché à la mémoire de madame Sand, comme à la muse de sa jeunesse. Le seul nom de l'auteur d'Indiana résumait pour lui des journées de rêverie délicieuses et de discussions ardentes. «Ce nom, nous dit-il, représente tant de passions généreuses, tant d'aspirations confuses, de témérités de pensée, de découragements profonds, d'espérances surhumaines mêlées à l'élégante torture du doute!…» En ranimant ses souvenirs, il se remet sous le charme, et son livre est un hommage au beau génie de madame Sand. Il est vrai que l'auteur de l'Idée de Dieu n'avait pas sur la famille et la société les idées de l'auteur de Lélia; mais les idées sont peu de chose chez madame Sand; le sentiment, au contraire, est tout et l'on peut l'admirer, sans penser comme elle, à la condition de sentir comme elle.
L'âme de cette femme admirable se répand aisément dans ses livres
…..Comme ces eaux si pures et si belles
Qui coulent sans effort des sources naturelles.
Ne lui demandez pas ce qu'elle pense: la pensée suppose la réflexion, et elle ne réfléchit pas. Elle laisse ses amis penser pour elle; elle reçoit leurs idées toutes faites et elle aime mieux les répéter que de les comprendre. Sa seule fonction au monde est d'exprimer avec une magnificence incomparable le sentiment de la nature et les images de la passion.
La nature, elle la voit bien, puisqu'elle la voit belle. La nature n'est que ce qu'elle paraît: elle n'est en soi ni belle ni laide. C'est l'oeil de l'homme qui fait seul la beauté du ciel et de la terre. Nous donnons la beauté aux choses en les aimant. L'amour contient tout le mystère de l'idéal. M. Caro nous rappelle à propos, dans son livre, un trait charmant de cette grande et naïve amante des choses, dont l'âme était en harmonie avec les fleurs des champs: «En portant mes mains à mon visage, dit George Sand, je respirai l'odeur d'une sauge dont j'avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur la montagne à plusieurs lieues de moi. Je l'avais respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise senteur. D'où vient qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s'attache aux mains d'un ami et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime? Le parfum de l'âme, c'est le souvenir…»
Elle était en communion perpétuelle avec la nature, et ne pouvait respirer un brin de sauge sans sentir en elle le Dieu inconnu. Ne nous laissons point tromper par les grands mots d'art et de vérité. Le secret du beau est à la portée des petits enfants. Les humbles le devinent quelquefois plus vite que les superbes. Aimer, c'est embellir; embellir, c'est aimer.
L'art naturaliste n'est pas plus vrai que l'art idéaliste. M. Zola ne voit pas l'homme et la nature avec plus de vérité que ne les voyait madame Sand. Il n'a pour les voir que ses yeux comme elle avait les siens. Le témoignage qu'il porte des choses n'est qu'un témoignage individuel. Il nous dit comment la nature vient se briser contre lui: ni plus ni moins; mais il ne sait ce qu'est l'univers, ni s'il est. Naturalistes et idéalistes sont également les jouets des apparences; ils sont, les uns et les autres, en proie au spectre de la caverne. C'est ainsi que Bacon appelait le principe de notre éternelle ignorance, de l'ignorance à laquelle la condition d'homme nous condamne, murés que nous sommes en nous-mêmes comme dans un rocher, et solitaires, hallucinés, au milieu du monde. Eh bien, puisque tous les témoignages que nous portons de la nature ont aussi peu de réalité objective les uns que les autres, puisque toutes les images que nous nous faisons des choses correspondent non pas aux choses elles-mêmes, mais seulement aux états de notre âme, pourquoi ne point rechercher et goûter de préférence les figures de grâce, de beauté et d'amour? Songe pour songe, pourquoi ne pas choisir les plus aimables? C'est ce que faisaient les Grecs. Ils adoraient la beauté; la laideur, au contraire, leur semblait impie. Pourtant, ils ne conservaient guère d'illusions ni sur la réalité des choses, ni sur la bonté de la nature. Ces Hellènes eurent de bonne heure une philosophie douloureuse et sans illusions.
Je feuilletais, ce matin même, le beau livre de M. Victor Brochard sur les sceptiques et j'y voyais que le doute scientifique régnait dans les plus anciennes écoles de la Grèce, avec son cortège de tristesses et d'amertumes. La Grèce intelligente souffrit, dès l'enfance, de l'impossibilité de croire. Sa religion ne fut que l'amusement de son incrédulité. C'est pourquoi peut-être cette religion resta humaine et bienfaisante. Du moins, ce charmant petit peuple n'accrut pas son mal en ajoutant à l'impossibilité de croire l'impossibilité d'aimer. Il eut la sagesse de poursuivre le beau, alors que le vrai lui échappait, et le beau ne le trompa point comme le vrai.
C'est que le beau dépend de nous; il est la forme sensible de tout ce que nous aimons. Entre les romanciers idéalistes et les romanciers réalistes la question est bien mal posée. On oppose la réalité à l'idéal, comme si l'idéal n'était pas la seule réalité qu'il nous soit permis de saisir. Dans le fait, les naturalistes voudraient nous rendre la vie haïssable, tandis que les idéalistes cherchaient à l'embellir. Et comme ils avaient raison! Comme ce qu'ils faisaient était excellent! Il y a chez les hommes un incessant désir, un perpétuel besoin d'orner la vie et les êtres. Madame Sand a dit si bien: «Par une loi naturelle, l'esprit humain ne peut s'empêcher d'embellir et d'élever l'objet de sa contemplation.» Pour embellir la vie, que n'avons-nous pas inventé? Nous nous sommes fait de magnifiques habits de guerre et d'amour et nous avons chanté nos joies et nos douleurs. Tout l'effort immense des civilisations aboutit à l'embellissement de la vie. Le naturalisme est bien inhumain: car il veut défaire ce travail de l'humanité entière. Il arrache les parures, il déchire les voiles; il humilie la chair qui triomphait en se spiritualisant, il nous ramène à la barbarie primitive, à la bestialité des cavernes et des cités lacustres.
Ce peut être là un plaisir de décadent. Mais il serait dangereux de le goûter avec trop d'obstination; il mène à une irrémédiable grossièreté, à la ruine de tout ce qui fait le charme et les grâces de l'existence. Madame Sand fut un grand artisan d'idéal: c'est pour cela que je l'aime et que je la vénère. On me dit que le livre de M. Caro est fort bien accueilli du public et qu'il s'enlève avec rapidité sous les galeries de l'Odéon. Tant mieux! Il faudrait nous réjouir grandement si ce succès était le signe du retour de l'idéal dans l'art.
On me dit aussi que les romans de George Sand, trop oubliés aujourd'hui, retrouveront des lecteurs. Je le souhaite; je voudrais qu'on lût non seulement les plus sages et les plus apaisés; mais encore les plus ardents, ceux de la première heure, Lélia et Jacques. On y trouvera sans doute une revendication bien audacieuse des droits de la passion. C'est là, comme disait Chateaubriand vieux, une offense à la rectitude de la vie. Mais l'auteur de René n'avait-il pas semé aussi par le monde des paroles brûlantes? D'ailleurs, à quoi bon nier les droits de la passion? La passion ne demande pas sa part à la société, elle la lui vole avec la fureur du désir et le calme de l'innocence. Rien ne l'arrête: elle a le sentiment de son inévitable fatalité. Comment pourrait-on l'effrayer? Elle fait ses délices de l'angoisse et de l'inquiétude. Les religions mêmes n'ont rien pu contre elle; elles lui ont seulement offert une volupté de plus: la volupté des remords. Elle est à elle seule sa gloire, son bonheur et son châtiment. Elle se moque bien des livres qui l'exaltent ou la répriment.
Exalter les passions, c'est ce que les grands poètes ont fait bien avant les grands romanciers. Phèdre, Didon, Françoise de Rimini, Juliette, Ériphyle, Velléda ont précédé Lélia et la Fernande de Jacques. Il peut y avoir du danger, sans doute, à remuer ces flammes. Où n'y-a-t-il pas du danger, et qui peut dire, sa journée faite: je n'ai nui à personne? Mais ces sentiments touchent aux côtés généreux de la nature humaine. Les traiter, c'est glorifier l'homme dans ses joies les plus douloureuses et les plus touchantes. Le roman qui décrit le vice est bien plus funeste que celui qui représente la passion. Pourquoi? parce que le vice est plus facile à suggérer que la passion; parce qu'il s'insinue lentement et sourdement; parce qu'enfin il est à la portée des âmes communes. Le roman du vice, madame Sand ne l'a jamais écrit.
Madame Sand demeura toujours bien persuadée que la grande affaire des hommes, c'est l'amour. Elle avait raison à moitié. La faim et l'amour sont les deux axes du monde. L'humanité roule tout entière sur l'amour et la faim. Ce que Balzac a vu surtout dans l'homme, c'est la faim, c'est-à-dire le sentiment de la conservation et de l'accroissement, l'avarice, la cupidité, les ambitions matérielles, les privations, les jeûnes, les indigestions, les grandeurs de chair. Il a montré avec une extrême précision toutes les fonctions de la griffe, de la mâchoire et de l'estomac, toutes les habitudes de l'homme de proie. George Sand n'a pas moins de grandeur, pour ne nous avoir montré que des amoureux. Carlyle dit, dans un passage cité par Arvède Barine, que «toute l'affaire de l'amour est une si misérable futilité, qu'à une époque héroïque, personne ne se donnerait la peine d'y penser». Le vieux Carlyle est bien détaché. Pourtant, il semble que la nature entière n'ait d'autre but que de jeter les êtres dans les bras l'un de l'autre et de leur faire goûter, entre deux infinis, l'ivresse éphémère du baiser.
MENSONGES
PAR M. PAUL BOURGET
«Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du
monde.
Ne flattez point les riches et ne désirez point de paraître devant
les grands…
N'ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu
toutes celles qui sont vertueuses…
Il arrive que, sans la connaître, on estime une personne sur sa bonne réputation; et, en se montrant, elle détruit l'opinion qu'on avait d'elle.»
(Imitation, liv. I, ch. VIII.)
Ayant lu jusqu'à la dernière page, avidement, mais non sans tristesse, le livre douloureux de M. Paul Bourget, j'ai tout de suite regardé mon Imitation de Jésus-Christ, à la page où elle s'ouvre toute seule, et j'ai récité avec ferveur les versets que je viens de transcrire. Chacun de ces versets répond à un chapitre du roman nouveau. Chacune de ces maximes est un baume et un électuaire pour une des plaies que l'habile écrivain a montrées. N'est-il pas merveilleux que l'Imitation, composée dans un âge de foi, par un humble ascète, pour des âmes pieuses et solitaires, convienne admirablement aujourd'hui aux sceptiques et aux gens du monde? Un pur déiste, un doux athée peut en faire son livre de chevet. Bien plus, je sens par moi-même que ce délicieux écrit doit être mieux goûté, du moins dans quelques-unes de ses parties, par ceux qui doutent ou qui nient que par ceux qui adorent et qui croient. En effet, le solitaire dont c'est l'ouvrage alliait à de célestes espérances une sagesse humaine que l'homme de peu de foi est particulièrement apte à goûter. Il connaissait profondément la vie; il avait pénétré les secrets de l'âme et ceux des sens. Il n'ignorait rien du monde des apparences, au milieu duquel nous nous débattons avec une faiblesse cruelle et des illusions touchantes; Il connaissait les passions mieux que ceux qui les éprouvent; car il en savait la vanité définitive. Ses sentences sont des joyaux de psychologie dont les connaisseurs restent émerveillés. C'est le livre des meilleurs, puisque c'est le livre des malheureux. Il n'est pas de plus sûr conseiller ni de plus intime, consolateur.
Ah! si le héros de M. Paul Bourget, si le jeune poète René Vinci avait relu, chaque matin, dans sa petite chambre de la rue Coëtlogon, le chapitre VIII de l'Imitation; s'il s'était pénétré du sens profond de ces paroles: «Ne désirez pas de paraître devant les grands… N'ayez de familiarité avec aucune femme;» s'il avait cherché sa joie dans la tristesse et son allégresse dans le renoncement, il n'aurait pas éprouvé la pire des souffrances, la seule souffrance véritablement mauvaise, celle qui ne purifie pas mais qui souille; et il n'aurait pas cherché à mourir de la mort des désespérés. René Vinci est un jeune homme pauvre, un poète de vingt-cinq ans, qui fit applaudir au Théâtre-Français une saynète délicieuse, un autre Passant. Le monde des étrangères et des parisiennes, les salons où l'on cause, où l'on joue la comédie, enfin ce qu'on appelle le monde, s'ouvrit soudain à sa jeune célébrité. Il s'y jeta avec une ardeur enfantine et fut séduit tout de suite par ce que Pascal appelle les grandeurs de chair. L'éclat des luxueuses existences l'éblouit. C'est peut-être qu'il n'était pas un grand philosophe. Je l'ai entendu railler à ce sujet. Il faut le plaindre plutôt. Le luxe exerce un irrésistible attrait sur les natures élégantes et délicates. Un de mes amis, né pauvre comme René Vinci, fut admis pareillement, à son heure, dans le concile des riches et des puissants. Il regarda leur luxe d'un oeil paisible et froid. Comme je l'en félicitais, il me répondit: «J'avais fréquenté le Louvre et vu des cathédrales avant d'aller dans des salons.» Mais je ne dois pas citer mon ami comme un exemple: il a un grand fond de dédain. René Vinci est plus jeune et plus candide. Une goutte de white rose suffit à l'enivrer; il aime le luxe des femmes. Si c'est un tort, qu'il lui soit pardonné: il aime, il souffre. Oui, il aime une madame Moraines, dont M. Paul Bourget a fait un portrait terriblement vrai. On la voit, on la sent, on la respire, cette femme aux traits déliés, à la bouche spirituelle, aux formes à la fois fines et robustes, et cachant sous les grâces d'une apparente fragilité l'ardente richesse de sa nature. On la voit si bien qu'on chicanerait volontiers le peintre sur tel et tel détail. Tous, tant que nous sommes, nous serions tentés, je le gage, de changer quelque chose, deçà, delà, à la nuance des cheveux, à la couleur des yeux, pour adapter cette figure à quelque souvenir ou tout au moins à quelque confidence…
Quand je parle de portrait, on se doute bien que j'entends parler surtout d'un portrait moral, puisque l'artiste est M. Paul Bourget. Ce portrait est vrai, il est vrai de cette grande vérité de l'art qui atteint du premier coup l'évidence. Que dites-vous de ceci par exemple?
«Elle appartenait, sans doute par l'hérédité, se trouvant la fille d'un homme d'État, à la grande race des êtres d'action dont le trait dominant est la faculté distributive, si l'on peut dire. Ces êtres-là ont la puissance d'exploiter pleinement l'heure présente, sans que, ni l'heure passée, ni l'heure à venir trouble ou arrête leur sensation. L'argot actuel a trouvé un joli mot pour désigner ce pouvoir spécial d'oubli momentané; il appelle cela couper le fil.» (Mensonges, p. 317). Madame Moraines était parfaite pour couper le fil. Elle avait arrangé très raisonnablement son existence avec un mari épris et naïf, et un amant vieux mais élégant, égoïste mais libéral, qui subvenait au luxe de la maison. Elle fit, entre les deux, une petite place au jeune poète qui lui avait inspiré un goût à la fois sensuel et sentimental. Du soir qu'il la rencontra, René Vinci crut à l'inaltérable pureté de Suzanne Moraines; il en douta moins encore quand il l'eut possédée. Elle savait, elle aimait mentir; elle le trompa: il fut divinement heureux. Le mensonge d'une femme aimée est le plus doux des bienfaits, tant qu'on y croit. Mais on n'y croit pas longtemps. Il y a dans tout mensonge, même le plus subtil, de secrètes impossibilités qui le font bientôt évanouir. Les paroles fausses crèvent comme des bulles de savon. Malgré toute sa science, la petite madame Moraines ne savait pas une chose, c'est qu'on ne peut pas tromper ceux qui aiment vraiment. Ils le voudraient, ils le demandent, et, quand celle qu'ils aiment, soit dédain, soit cruauté, ne daigne plus feindre, ils lui mendient bassement l'aumône d'un dernier mensonge. Ils lui disent: «Par pitié trompez-moi, mentez-moi, que j'espère encore!» Mais les malheureux gardent jusque dans le délire leur funeste clairvoyance. René Vinci connut vite qu'on lui mentait. Cette parole de l'ascète se vérifia pour lui: «Il arrive que, sans la connaître, on estime une personne sur sa bonne réputation, et, en se montrant, elle détruit l'opinion qu'on avait d'elle.» René Vinci se vit trahi. Et, comme il souffrait trop, il voulut se tromper lui-même: «Qui donc, demande alors M. Paul Bourget, qui donc a pu aimer et être trahi sans l'entendre, cette voix qui raisonne contre toute raison, qui nous dit d'espérer contre toute espérance? C'en est fini de croire, et pour toujours. Comme on voudrait douter au moins!» Un jour, Vinci ne put plus douter. Il devint horriblement jaloux. La jalousie produit sur nous l'effet du sel sur la glace: elle opère, avec une effrayante rapidité, la dissolution totale de notre être. Et, comme la glace, quand on est jaloux, on fond dans la boue. C'est une torture et une honte. On est condamné au supplice de tout savoir et de tout voir. Oui! tout voir, hélas! car imaginer, c'est voir; c'est voir sans même la ressource de détourner ou de fermer les yeux.
Vinci avait vingt-cinq ans: c'est l'âge où tout est facile, même de mourir. Certain de ne pouvoir posséder Suzanne à lui seul, il se tire un coup de revolver dans la région du coeur… Rassurez-vous, il n'en mourra pas. Le poumon seul est traversé. Les médecins répondent de la guérison. Il renaîtra lentement à la vie; il se sentira faible, il lui viendra une grande pitié de lui-même; il s'aimera à la manière attendrie des malades, et il ne vous aimera plus, Suzanne.
Ce livre de M. Paul Bourget est une belle et savante étude. Jamais encore l'auteur de Cruelle Énigme, depuis longtemps philosophe et psychologue, n'avait montré un tel talent d'analyse. Notez bien qu'il y a beaucoup plus de choses dans Mensonges que je n'en ai indiquées. Je n'ai parlé que de madame Moraines, parce que, ici, je ne fais pas une étude. Je cause, et la causerie a ses hasards. Dans Mensonges, il y a Colette, une ingénue de la Comédie-Française qui inspire à un homme de lettres une passion «à base de haine et de sensualité». Il y a aussi dans ce livre, il y a surtout des observations d'une vérité dure. Sans doute, elles ne sont pas neuves et voilà beau temps qu'on les a faites pour la première fois. Mais est-ce que chaque génération ne refait pas nécessairement ce que les précédentes avaient fait? Qu'est-ce que vivre sinon recommencer? Est-ce que tous nous ne faisons pas, chacun à notre tour, les mêmes découvertes désespérantes? Et n'avons-nous pas l'amer besoin d'une voix jeune, d'une parole neuve qui nous conte nos douleurs et nos hontes? Quand M. Paul Bourget a dit: «Il y a des femmes qui ont une façon céleste de ne pas s'apercevoir des familiarités que l'on se permet avec elles,» n'a-t-il pas dévoilé à nouveau une ruse éternelle? Quand il a dit: «C'est un plaisir divin pour les femmes que de dire, avec de certains sourires, des vérités auxquelles ne croient pas ceux à qui elles les disent; elles se donnent ainsi un peu de cette sensation du danger qui fouette délicieusement leurs nerfs,» n'a-t-il pas renouvelé heureusement une observation précieuse? Quand il a dit: «Les femmes aiment d'autant plus à inspirer des mouvements de pitié qu'elles les méritent moins,» n'a-t-il pas mis à neuf une petite pièce assez importante de la psychologie féminine?
Son livre, dans lequel on entend l'accent de l'inimitable vérité, est désespérant d'un bout à l'autre. Ce qu'on y goûte est plus amer que la mort. Il en reste de la cendre dans la bouche. C'est pourquoi je suis allé à la fontaine de vie; c'est pourquoi j'ai ouvert l'Imitation et lu les paroles salutaires. Mais nous n'aimons pas qu'on nous sauve. Nous craignons, au contraire, qu'on nous prive de la volupté de nous perdre. Les meilleurs d'entre nous sont comme Rachel, qui ne voulait pas être consolée.
L'AMOUR EXOTIQUE
MADAME CHRYSANTHÈME
Par Pierre Loti, 1 vol. in-8°.
Il y a aujourd'hui quatre-vingt-seize ans, un jeune gentilhomme breton, qui visitait les tribus des Creeks et des Natchez, amusait ses désirs et ses ennuis en dénouant la chevelure de deux jeunes Floridiennes dont le teint de cuivre, les longs yeux et la grâce sauvage restèrent fixés depuis dans ses rêves. Ce Breton était Chateaubriand; de ses deux Floridiennes, il fit Atala et Céluta. C'est ainsi que l'amour exotique entra dans la littérature. Il est vrai que le dix-huitième siècle avait déjà montré des Américaines au théâtre et dans les romans. On avait eu Alzire et les Incas. Les écrivains philosophes n'avaient pas caché leur goût pour les sauvages. Mais ils ne les connaissaient guère et ne se flattaient pas de les peindre exactement. Ils n'étaient soucieux, en fait, que de montrer l'innocence dans la nature. Chateaubriand vit ce qu'on n'avait pas vu jusqu'à lui. Quand il porta sur ses deux Floridiennes son regard enchanté d'amant et de poète, il découvrit la beauté étrange. Le premier, il infusa, il fit fermenter l'exotisme dans la poésie, et il composa un poison nouveau que la jeunesse du siècle but avec délices. Pourtant il s'en faut que les deux filles de son souvenir et de sa rêverie, Atala et Céluta, soient de véritables sauvages. Ces figures ont encore des proportions classiques; leur sein est moulé sur l'antique et le souffle de leur poitrine emprunte son rythme aux vers de Racine. Atala, les mains jointes sur son crucifix, suit sans peine la longue théorie des amantes tragiques de l'Occident chrétien. Elle a du sang espagnol dans les veines. Et ce noble sang a mangé celui qu'elle tient de «Simaghan aux bracelets d'or». Certes, elle a trahi «les vieux génies de la cabane». Telle qu'elle est, elle est adorable, mais ce n'est point un être primitif, ce n'est point une créature simple.
Il était réservé à Pierre Loti de nous faire goûter jusqu'à l'ivresse, jusqu'au délire, jusqu'à la stupeur l'âcre saveur des amours exotiques.
Il est heureux pour lui et pour nous que M. Pierre Loti soit entré dans la marine et qu'il ait beaucoup voyagé; car la nature lui avait donné une âme avide et légère à laquelle il fallait beaucoup d'images. Elle lui avait donné, de plus, des sens exquis pour goûter la beauté de l'amoureux univers, une intelligence naïve et libre, et cette rare faculté de l'artiste qui se voit, s'écoute, s'observe, cristallise ses souvenirs. Il était comme fait exprès pour nous apporter la beauté bizarre et la volupté étrange. Et, certes, il n'a point manqué à sa destinée.
Les femmes de Pierre Loti, Azyadé, Rarahu, Fatou-Gaye sont, celles-là, de vraies sauvages, et qui sentent la bête. On y mord comme dans un fruit inconnu. Loti les aime, il les aime d'un amour enfantin et pervers, infiniment doux et infiniment cruel.
Les unions des filles des hommes avec les fils de Dieu, qu'ensevelirent les eaux du déluge, n'étaient ni si impies, ni si douloureuses. Marier Loti à Rarahu, le spahi à Fatou-Gaye, unir des hommes blancs à de petites bêtes jaunes ou noires, voilà ce que Chateaubriand n'imaginait pas complètement quand il déroulait, avec une coquetterie mélancolique, les tresses sombres de ses deux Floridiennes, aux trois quarts Espagnoles.
Oh! c'est que Fatou-Gaye est une véritable négresse! Elle reproduit le type khassonké dans toute son horrible pureté: la peau lisse et noire, les dents d'une blancheur éclatante, deux larges prunelles de jais sans cesse en mouvement. Et la coiffure est aussi étrange que le type. La tête est rasée, sauf cinq toutes petites mèches, cordées et gommées, plantées à intervalles réguliers depuis le front jusqu'au bas de la nuque, et terminées chacune par une perle de corail. Et son âme est à l'avenant: une pauvre petite âme sombre de ouistiti voleur et amoureux. Si Fatou-Gaye est bien sauvage, Rarahu est tout à fait primitive. Son île fleurie de Tahiti est, telle que la décrit Loti, une nouvelle Arcadie. Le commandant Rivière goûtait moins cette Nouvelle-Cythère, ses fontaines ses bois et ses femmes. Il disait que tout cela était laid. C'est peut-être qu'il n'était pas, comme Loti, un poète toujours en éveil. Je me garderai bien de voir par les yeux du voyageur désenchanté, tandis qu'un poète me prête sa lorgnette magique. Oui, je veux croire que Tahiti, c'est l'Arcadie encore, et je veux croire à la beauté mahorie. Je me persuade que Rarahu était belle quand elle se baignait en chantant dans la fontaine d'Apiré. Et je vois bien qu'elle était charmante quand, le dimanche, pour aller au temple des missionnaires protestants à Papeete, elle piquait dans ses cheveux noirs, au-dessus de l'oreille, une large fleur d'hibiscus, «dont le rouge ardent donnait une pâleur transparente à sa joue cuivrée.» Et Loti l'épousa, sur le conseil de la reine Pomaré, à la mode du pays. Et c'est une douloureuse histoire d'amour que celle-là. Ils ne se comprenaient pas. Quel moyen a un blanc de lire dans les douces ténèbres d'une pensée mahorie? On raconte qu'au commencement de ce siècle, il y eut, dans ces îles charmantes, une Didon océanienne, mais une Didon résignée, qui mourut sans se plaindre. Cette Didon n'eut point de Virgile. Un inconnu lui fit les vers que voici:
Cependant qu'à travers l'océan Pacifique
Un Anglais naviguait, morose et magnifique,
Dans une île odorante où son brick aborda
Une reine, une enfant qui se nommait Ti-Da,
Lui jeta ses colliers de brillants coquillages,
Prête à le suivre, esclave, en ses lointains voyages.
Et, pendant trente nuits, son jeune sein cuivré
Battit d'amour joyeux près de l'hôte adoré,
Dans des murs de bambou, sur la natte légère.
Mais, avant que finît cette lune si chère,
Pour l'abandon prévu, douce, d'un coeur égal,
Elle avait fait dresser un bûcher de sandal,
Et du brick qui lofait, lui, pâle, sans surprise,
Vit la flamme, et sentit le parfum dans la brise.
Hélas! Rarahu n'était point reine; elle ne finit point avec cette simplicité tragique; elle survécut par malheur à son mariage avec Loti. Mourant de la maladie qui emporte sa race, elle mettait des couronnes de fleurs fraîches sur sa tête de petite morte. Elle n'avait plus de gîte à la fin et traînait avec elle son vieux chat infirme qui portait des boucles d'oreilles et qu'elle aimait tendrement. Tous les matelots l'aimaient beaucoup, bien qu'elle fût devenue décharnée, et elle les voulait tous. Elle se mourait de la poitrine, et, comme elle s'était mise à boire de l'eau-de-vie, son mal alla très vite.
Ainsi finit la petite créature jaune qui avait donné à Loti la chose la plus précieuse du monde, la seule chose qui attache à cette malheureuse vie assez de prix pour qu'elle vaille d'être vécue, un moment d'idéal. Livre charmant et douloureux que celui-là! et voluptueux et bizarre! il n'y a pas d'amour sans dissonances. Deux coeurs ont beau battre l'un contre l'autre, ils ne battent pas toujours de même. Mais, dans les mariages exotiques de Loti, les coeurs ne battent jamais, jamais à l'unisson. Rarahu et Loti ne sentent, ne comprennent rien de la même manière. De là une mélancolie infinie.
Je ne parle ici que de Loti et de ses femmes noires ou jaunes; je ne dis rien de ses deux grands chefs-d'oeuvre, Mon frère Yves et Pêcheur d'Islande qui nous entraîneraient dans un tout autre monde de sentiments et de sensations. Et même il n'est que temps d'en venir au nouveau mariage de l'époux fugitif de Rarahu. On sait que M. Pierre Loti a épousé, à Nagasaki, devant les autorités, pour un printemps, mademoiselle Chrysanthème, et qu'il a fait incontinent de ce mariage un beau volume qui paraît cette semaine à la librairie Calmann Lévy. Ni la jalousie ni l'amour ne troublèrent cette paisible union. Après avoir partagé pendant trois mois une maison de papier et un moustiquaire de gaze verte avec madame Chrysanthème, M. Pierre Loti semble obstinément persuadé qu'une âme nippone, dans un petit corps jaune de mousmé, est la chose la plus insignifiante du monde. Une mousmé, c'est une jeune personne du pays des lanternes peintes et des arbres nains. Madame Chrysanthème est une mousmé accomplie. M. Pierre Loti la trouve aussi mystérieuse que la pauvre Rarahu, mais infiniment moins intéressante. Comme il n'aime point celle-là, il n'est pas curieux de la bien connaître. Une seule fois, en la voyant, le soir, en prière devant une idole dorée, il se demanda ce que peut bien penser cette jeune bouddhiste, si tant est qu'elle pense quelque chose.
«Qui pourrait démêler, se dit-il, ses idées sur les dieux et sur la mort? A-t-elle une âme? Pense-t-elle en avoir une? Sa religion est un ténébreux chaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par respect pour les choses très anciennes, et d'idées plus récentes sur le bienheureux néant final, apportées de l'Inde à l'époque de notre moyen âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmes s'y perdent;—et alors que peut devenir tout cela, greffé d'enfantillage et de légèreté d'oiseau, dans la tête d'une mousmé qui s'endort?»
Ce qui donne au nouveau livre de M. Pierre Loti sa physionomie et son charme, ce sont les descriptions vives, courtes, émues; c'est le tableau animé de la vie japonaise, si petite, si mièvre, si artificielle. Enfin, ce sont les paysages. Ils sont divins, les paysages que dessine Pierre Loti en quelques traits mystérieux. Comme cet homme sent la nature! comme il la goûte en amoureux, et comme il la comprend avec tristesse! Il sait voir mille et mille images des arbres et des fleurs, des eaux vives et des nuées. Il connaît les diverses figures que l'univers nous montre, et il sait que ces figures, en apparence innombrables, se réduisent réellement à deux, la figure de l'amour et celle de la mort.
Cette vue simple est d'un poète et d'un philosophe. Pour ceux qui la comprennent bien, la nature n'a que ces deux faces. Cherchez par le monde les bois mystérieux, les rivières qui chantent dans la vapeur blanche du matin, autour de leurs îles fleuries; voyez, du haut des montagnes neigeuses bondir de cime en cime la rose aurore, attendez dans un vallon ombreux la paix du soir; contemplez la terre et le ciel: partout, torride ou glacée, la nature ne vous montrera rien que l'amour et la mort. C'est pour cela qu'elle sourit aux hommes et que son sourire est parfois si triste.
NOTES
[1: À M. Cuvillier-Fleury, Édition des Comédiens, t. V, page 248.]
[2: Édit. des Comédiens, t. IV, p. 72.]
[3: Histoire d'une Grande Dame au XVIIIe siècle, p. 73 et suiv.]
[4: Histoire d'une Grande Dame au XVIIIe siècle, p. 42.]
[5: Lettre sur Julie, à la suite d'Adolphe, édit. Lévy, p. 214.]
[6: C'est son caractère propre, c'est aussi un des signes du temps. Comparez Chateaubriand: «Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René!»]
[7: C'est l'orthographe que donne la dernière édition des Poèmes barbares. Les précédentes portent Kain.]
[8: J'ai reçu la lettre suivante:
Paris, 3 juin.
Monsieur et cher confrère,
Quel monde, ce Balzac, ainsi que l'établit fort bien l'exquise chronique, consacrée par vous à notre Répertoire de la Comédie humaine, et dont nous vous remercions infiniment! Il éblouit, il étourdit, et il trompe, avec son océan de détails, le lecteur le plus avisé. En voulez-vous une preuve? La voici:
Vous avez raison et tort de nous reprocher l'absence de Marchangy dans Birotteau. Sans doute, il figure sur l'édition Houssiaux, datée de 1853; mais toutes les éditions ultérieures lui substituent Granville, et nous adoptons ces derniers textes comme base unique. Cela nous contraint encore de négliger Victor Hugo, primitivement désigné (Voir la Peau de chagrin, édition Charpentier), puis remplacé par Cazalis.
Agréez, s'il vous plaît, monsieur et cher confrère, nos compliments les plus empressés.
ANATOLE CERFBERR.—JULES CHRISTOPHE.]
[9: Sainte-Beuve, sur madame Desbordes-Valmore.]
[10: Phidias, p 212-213.]
[11: Je suis heureux d'apporter à l'appui de ce que j'avance une pièce justificative dont l'autorité n'est pas contestable. C'est une lettre datée de Rambervillers et signée d'un médecin de campagne qui donne depuis vingt ans ses soins aux paysans vosgiens. La voici:
«28 août 1887
»Monsieur,
»Je viens de lire votre Vie littéraire dans le Temps du 28 août. Voulez-vous permettre à un médecin de campagne, qui, depuis vingt années, vit avec les paysans, de vous donner son appréciation sur leurs moeurs?
»Il y a un fait qui ressort éclatant: c'est que le paysan n'est jamais sale en paroles. Toujours, quand il est amené à dire quelque chose de risqué, il emploie la formule «sauf votre respect». Jamais il ne racontera crûment, comme le veut M. Zola, une histoire un peu grasse. C'est toujours avec réticences, avec des précautions oratoires, des périphrases qu'il le fera. Cela, parce que le fait qu'il conte est sûrement une personnalité et que toujours, sur cet article, le paysan est d'une prudence extraordinaire. Ce n'est pas le paysan que l'on peut accuser d'appeler les choses par leur nom. Bien au contraire, on peut dire de lui que la parole a été donnée pour déguiser la pensée.
»Comme vous le dites fort bien, il parle par sentences, par axiomes; et si, au cabaret, la langue déliée par le vin ou l'alcool,—hélas!—il conte une histoire gauloise, il gaze son récit. Jamais, comme vous le dites également, il n'emploiera le parler des faubourgs.
»Ce n'est pas à dire que je veuille présenter mes paysans comme des modèles de chasteté ou de vertu. Il y aurait sur ce chapitre bien des choses à dire. Mais ce que j'ai lu de la Terre me prouve, à moi qui vis depuis vingt ans avec les paysans, que M. Zola n'a jamais fréquenté les gens de la campagne.
»Chez ceux-ci, on trouve un sentiment de pudeur excessive, que le médecin, plus que qui que ce soit, est à même de constater tous les jours; sentiment qui va jusqu'à dissimuler, au risque de perdre la santé et la vie, des choses que l'habitant de la ville ou du faubourg n'hésite pas un moment à révéler.
»Parce que le paysan vit avec les animaux de ses écuries, ce n'est pas une raison pour qu'il soit malpropre de sa personne et dans ses paroles. Si M. Zola avait jamais visité une écurie, une étable, il aurait constaté que le paysan met toute sa gloire à avoir des bêtes propres, des écuries bien nettoyées; et je ne vois pas ce que le fumier peut avoir de sale… ou d'excitant. Certes, les soins de propreté, le paysan pourra les négliger dans le coup de feu d'une rentrée de récoltes, pendant la fenaison, la moisson… mais qui pourrait le lui reprocher? Je m'arrête, car sur ce sujet je n'en finirais pas.
»Le paysan a souci de sa dignité; il a de la pudeur. Il n'emploie pas les mots crus. Peu importent les raisons qui le font agir ainsi. Le fait est là. Et ce fait prouve combien M. Zola connaît peu les gens qu'il a la pensée de décrire.
»Veuillez agréer, etc.
»P.-S.—Excusez le décousu de ma lettre, écrite au courant de la plume.
»Dr A. Fournier.»
Cette lettre me rappelle ce que me dit un jour une jeune paysanne des environs de Saint-Lô. C'était un dimanche; elle sortait de la messe et paraissait fort mécontente. On lui demanda ce qui la fâchait, et elle répondit: «Monsieur le curé n'a point bien parlé. Il a dit: «Vous écurez vos chaudrons et vous n'écurez point vos âmes». C'est mal dit: une âme n'est pas comparable à un chaudron, et ce n'est point ainsi qu'on parle à des chrétiens.» Le curé du village avait employé là une expression proverbiale consacrée par un long usage et que les dictionnaires mentionnent comme un très vieux dicton. Pourtant son ouaille était blessée. Ma jeune paysanne avait souffert d'entendre une vulgarité tomber de la chaire sacrée. La pauvre enfant n'avait pas assurément le goût fin, mais elle avait de la délicatesse. Nous voilà loin avec elle des abominables paysans de M. Zola.]
[12: J'apprends en ce moment même que la traduction de la Terre est interdite en Russie. M. Louis Ulbach, qui reproduit cette nouvelle, ajoute: «Soyons convaincus que cette oeuvre, injurieuse pour la France, sera traduite et commentée en Allemagne.» Et M. Ulbach proteste avec une énergie dont je voudrais pouvoir m'inspirer.
«Non, dit-il, non. Ce roman est une calomnie, une insulte envers la majorité des Français.
»Avec sa théorie de l'hérédité, M. Zola aurait de la peine à expliquer comment ces paysans sont les pères de ce qu il y a de plus honnête, de plus intelligent, de plus brave en France. Qui de nous n'a pas dans les veines du sang d'homme de la terre, et qui de nous n'admire ces travailleurs obstinés comme un exemple, comme une tradition à suivre?
»Nier la finesse du paysan, c'est nier l'évidence; nier son courage, c'est nier la France.
»Des livres pareils, après la guerre, après les francs-tireurs, après l'héroïsme, sont des livres bons pour nos ennemis et insultants pour notre patriotisme.
»Je racontais, il y a quelques jours, le beau spectacle auquel j'avais assisté, d'une brigade manoeuvrant avec une discipline admirable et un entrain superbe. C'était la manifestation des paysans français.
»Je sais que l'article naïf que j'ai écrit à ce sujet a été lu dans les casernes de la brigade; je sais que le numéro du Petit Marseillais a été affiché, et j'ajouterai même, pour me vanter, non de ce que j'ai écrit, mais de ce que j'ai pensé, que le général a fait lire ce témoignage d'un spectateur au ministre de la guerre et que celui-ci a dit:
»—Voilà la note qu'il faut faire entendre et que nos soldats savent apprécier.
»Allez donc à ces soldats, tout prêts à se faire tuer pour la France, qui ont appris à lire au village ou à la caserne, qui ont des notions grandissantes de l'honneur national, à ces héros en herbe, allez donc lire un livre où l'on prétendra qu'ils sont les victimes d'une inégalité sociale; qu'ils sont fils de coquins par leurs pères, de femmes sans moeurs et sans pudeur par leurs mères; qu'ils ont l'appétit du fumier; qu'ils n'ont aucun sentiment idéal; qu'ils sont le produit de l'inceste, en tout cas de la débauche, l'excrément de la France, déposé sur un tas d'excréments!
»Vous verrez alors avec quel mépris ils vous accueilleront, ces Français échauffés de la pure sève française.»]
[13: M. Lacaze-Duthiers ajoute:
«Ils ne s'en tiennent pas à ne pas savoir, ils inventent des réponses et les débitent avec un aplomb qui mériterait un autre sort qu'une réception. Je ne puis résister à l'envie d'en citer un exemple.
»D.—Comment respirent les animaux?
»R.—Par des poumons, des branchies, des trachées.
»D.—Qu'est-ce qu'une trachée?
»R.—Une houppe de petites villosités fixée sur la pointe du nez des insectes.
»Ce candidat fut reçu; il avait la moyenne pour le passable.—Il passa.»
N'en déplaise à M. H. de Lacaze-Duthiers, le jeune gaillard qui lui fit cette réponse n'inventa rien. Il rendit à l'alma mater la monnaie de sa pièce. Il lui donna les mêmes mots qu'elle lui avait donnés. Seulement il ne les rendit pas dans l'ordre où il les avait reçus. Il en avait trop entendu. Ils s'étaient brouillés dans sa tête.]
[14: On sait que M. Weiss n'a pas été élu. L'Académie a manqué l'occasion, pourtant assez rare, d'admettre un véritable écrivain.]
[15: Voir les deux derniers paragraphes de Les fous dans la littérature dans le présent volume.]