Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile
The Project Gutenberg eBook of Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile
Title: Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile
Author: Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
Release date: July 23, 2011 [eBook #36826]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
LE BARBIER DE SÉVILLE
LE
B A R B I E R
DE SÉVILLE,
OU LA
PRÉCAUTION INUTILE
COMÉDIE
EN QUATRE ACTES;
PAR Mr. DE BEAUMARCHAIS.Représentée et tombée sur le Théâtre de la
Comédie Française aux Tuileries, le 23
de Février 1775.
| ....Et j'étais Père, et je ne pus mourir! |
| Zaire, Acte II. |
A PARIS,
Chez RUAULT, Libraire, rue de la Harpe.
—————————
M. DCC. LXXV.
| TABLE |
LETTRE MODÉRÉE
SUR
LA CHUTE ET LA CRITIQUE
DU
BARBIER DE SÉVILLE
L'AUTEUR, vêtu modestement et courbé, présentant sa Pièce au Lecteur.
MONSIEUR,
J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel Opuscule de ma façon. Je souhaite vous rencontrer dans un de ces momens heureux où, dégagé de soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre Maîtresse, de votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la lecture de mon Barbier de Séville, car il faut tout cela pour être homme amusable et Lecteur indulgent.
Mais si quelque accident a dérangé votre santé, si votre état est compromis, si votre Belle a forfait à ses sermens, si votre dîner fut mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissez mon Barbier; ce n'est pas là l'instant; examinez l'état de vos dépenses, étudiez le Factum de votre Adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose, ou parcourez les chef-d'œuvres de Tissot[1] sur la tempérance, et faites des réflexions politiques, économiques, diététiques, philosophiques ou morales.
Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier, enfoncez-vous dans une Bergère, ouvrez le Journal établi dans Bouillon[2] avec Encyclopédie, Approbation et Privilége, et dormez vîte une heure ou deux.
Quel charme auroit une production légère au milieu des plus noires vapeurs, et que vous importe, en effet, si Figaro le Barbier s'est bien moqué de Bartholo le Médecin en aidant un Rival à lui souffler sa Maîtresse? On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pour son propre compte.
Que vous fait encore si ce Barbier Espagnol, en arrivant dans Paris, essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné trop d'importance aux rêveries de mon bonnet? On ne s'intéresse guères aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétude sur les siennes.
Mais enfin, tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double estomac, bon Cuisinier, Maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah! parlons, parlons; donnez audience à mon Barbier.
Je sens trop, Monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon manuscrit en réserve, et semblable à la Coquette qui refuse souvent ce qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisois quelque avare lecture à des Gens préférés, qui croyoient devoir payer ma complaisance par un éloge pompeux de mon Ouvrage.
O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion et la magie d'une lecture adroite assurant mon succès, je glissois sur le morceau foible en appuyant les bons endroits; puis, recueillant les suffrages du coin de l'œil, avec une orgueilleuse modestie, je jouissois d'un triomphe d'autant plus doux que le jeu d'un fripon d'Acteur ne m'en déroboit pas les trois quarts pour son compte.
Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibeciere? A l'instant qu'il faudroit des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y suffiroit à peine, je n'ai plus même la ressource du bâton de Jacob; plus d'escamotage, de tricherie, de coquetterie, d'inflexions de voix, d'illusion théâtrale, rien. C'est ma vertu toute nue que vous allez juger.
Ne trouvez donc pas étrange, Monsieur, si, mesurant mon style à ma situation, je ne fais pas comme ces Ecrivains qui se donnent le ton de vous appeller négligemment Lecteur, ami Lecteur, cher Lecteur, benin ou Benoist Lecteur, ou de telle autre dénomination cavaliere, je dirois même indécente, par laquelle ces imprudens essaient de se mettre au pair avec leur Juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer l'animadversion. J'ai toujours vu que les airs ne séduisoient personne, et que le ton modeste d'un Auteur pouvoit seul inspirer un peu d'indulgence à son fier Lecteur.
Eh! quel Ecrivain en eut jamais plus besoin que moi? Je voudrois le cacher en vain. J'eus la foiblesse autrefois, Monsieur, de vous présenter, en différens tems, deux tristes Drames[3], productions monstrueuses, comme on sait, car entre la Tragédie et la Comédie, on n'ignore plus qu'il n'existe rien; c'est un point décidé, le Maître l'a dit, l'Ecole en retentit, et pour moi, j'en suis tellement convaincu, que si je voulois aujourd'hui mettre au Théâtre une mère éplorée, une épouse trahie, une sœur éperdue, un fils déshérité, pour les présenter décemment au Public, je commencerois par leur supposer un beau Royaume où ils auroient régné de leur mieux, vers l'un des Archipels ou dans tel autre coin du monde; certain, après cela, que l'invraisemblance du Roman, l'énormité des faits, l'enflure des caractères, le gigantesque des idées et la bouffissure du langage, loin de m'être imputés à reproche, assureroient encore mon succès.
Présenter des hommes d'une condition moyenne, accablés et dans le malheur, fi donc! On ne doit jamais les montrer que baffoués. Les Citoyens ridicules et les Rois malheureux, voilà tout le Théâtre existant et possible, et je me le tiens pour dit; c'est fait, je ne veux plus quereller avec personne.
J'ai donc eu la foiblesse autrefois, Monsieur, de faire des Drames qui n'étoient pas du bon genre, et je m'en repens beaucoup.
Pressé depuis par les évènemens, j'ai hasardé de malheureux Mémoires[4], que mes ennemis n'ont pas trouvé du bon style, et j'en ai le remords cruel.
Aujourd'hui, je fais glisser sous vos yeux une Comédie fort gaie, que certains Maîtres de goût n'estiment pas du bon ton, et je ne m'en console point.
Peut-être un jour oserai-je affliger votre oreille d'un Opéra[5], dont les jeunes gens d'autrefois diront que la musique n'est pas du bon françois, et j'en suis tout honteux d'avance.
Ainsi, de fautes en pardons et d'erreurs en excuses, je passerai ma vie à mériter votre indulgence, par la bonne-foi naïve avec laquelle je reconnoîtrai les unes en vous présentant les autres.
Quant au Barbier de Séville, ce n'est pas pour corrompre votre jugement que je prends ici le ton respectueux; mais on m'a fort assuré que, lorsqu'un Auteur étoit sorti, quoiqu'échiné, vainqueur au Théâtre, il ne lui manquoit plus que d'être agréé par vous, Monsieur, et lacéré dans quelques Journaux, pour avoir obtenu tous les lauriers littéraires. Ma gloire est donc certaine si vous daignez m'accorder le laurier de votre agrément, persuadé que plusieurs de Messieurs les Journalistes ne me refuseront pas celui de leur dénigrement.
Déjà l'un d'eux, établi dans Bouillon avec Approbation et Privilége, m'a fait l'honneur encyclopédique d'assurer à ses Abonnés que ma Pièce étoit sans plan, sans unité, sans caractères, vide d'intrigue et dénuée de comique.
Un autre, plus naïf encore, à la vérité sans Approbation, sans Privilége et même sans Encyclopédie, après un candide exposé de mon Drame, ajoute au laurier de sa critique cet éloge flatteur de ma personne: «La réputation du sieur de Beaumarchais est bien tombée, et les honnêtes gens sont enfin convaincus que lorsqu'on lui aura arraché les plumes du paon, il ne restera plus qu'un vilain corbeau noir, avec son effronterie et sa voracité.»
Puisqu'en effet j'ai eu l'effronterie de faire la Comédie du Barbier de Séville, pour remplir l'horoscope entier, je pousserai la voracité jusqu'à vous prier humblement, Monsieur, de me juger vous-même et sans égard aux Critiques passés, présens et futurs; car vous savez que, par état, les Gens de Feuilles sont souvent ennemis des Gens de Lettres; j'aurai même la voracité de vous prévenir qu'étant saisi de mon affaire, il faut que vous soyez mon Juge absolument, soit que vous le vouliez ou non, car vous êtes mon Lecteur.
Et vous sentez bien, Monsieur, que si, pour éviter ce tracas ou me prouver que je raisonne mal, vous refusiez constamment de me lire, vous feriez vous-même une pétition de principes au-dessous de vos lumières: n'étant pas mon Lecteur, vous ne seriez pas celui à qui s'adresse ma requête.
Que si, par dépit de la dépendance où je parois vous mettre vous vous avisiez de jeter le Livre en cet instant de votre lecture, c'est, Monsieur, comme si, au milieu de tout autre jugement, vous étiez enlevé du Tribunal par la mort ou tel accident qui vous rayât du nombre des Magistrats. Vous ne pouvez éviter de me juger qu'en devenant nul, négatif, anéanti, qu'en cessant d'exister en qualité de mon Lecteur.
Eh! quel tort vous fais-je en vous élevant au-dessus de moi? Après le bonheur de commander aux hommes, le plus grand honneur, Monsieur, n'est-il pas de les juger?
Voilà donc qui est arrangé. Je ne reconnois plus d'autre Juge que vous, sans excepter Messieurs les Spectateurs, qui, ne jugeant qu'en premier ressort, voient souvent leur sentence infirmée à votre Tribunal.
L'affaire avoit d'abord été plaidée devant eux au Théâtre, et ces Messieurs ayant beaucoup ri, j'ai pu penser que j'avois gagné ma Cause à l'Audience. Point du tout; le Journaliste, établi dans Bouillon, prétend que c'est de moi qu'on a ri. Mais ce n'est là, Monsieur, comme on dit en style de Palais, qu'une mauvaise chicane de Procureur: mon but ayant été d'amuser les Spectateurs; qu'ils aient ri de ma Pièce ou de moi, s'ils ont ri de bon cœur, le but est également rempli, ce que j'appelle avoir gagné ma Cause à l'Audience.
Le même Journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre, que j'ai voulu gagner quelques-uns de ces Messieurs en leur faisant des lectures particulières, en achetant d'avance leur suffrage par cette prédilection. Mais ce n'est encore là, Monsieur, qu'une difficulté de Publiciste Allemand. Il est manifeste que mon intention n'a jamais été que de les instruire; c'étoit des espèces de Consultations que je faisois sur le fond de l'affaire. Que si les Consultans, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les Juges, vous voyez bien, Monsieur, que je n'y pouvois rien de ma part, et que c'étoit à eux de se récuser par délicatesse, s'ils se sentoient de la partialité pour mon Barbier Andaloux.
Eh! plût au Ciel qu'ils en eussent un peu conservé pour ce jeune Etranger, nous aurions eu moins de peine, à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes: avez-vous du succès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s'honorent de vous; mais gardez de broncher: au moindre échec, O mes amis, souvenez-vous qu'il n'est plus d'amis.
Et c'est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vu les foibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s'enfuir; les femmes, toujours si braves quand elles protégent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu'aux panaches et baissant des yeux confus; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu'ils avoient dit de ma Pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le faux plaisir qu'ils y avoient goûté. C'étoit une désertion totale, une vraie désolation.
Les uns lorgnoient à gauche en me sentant passer à droite, et ne faisoient plus semblant de me voir: Ah Dieux! D'autres, plus courageux, mais s'assurant bien si personne ne les regardoit, m'attiraient dans un coin pour me dire: «Eh! comment avez-vous produit en nous cette illusion? car il faut en convenir, mon Ami, votre Pièce est la plus grande platitude du monde.
—Hélas, Messieurs, j'ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l'avois faite; mais, au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chûte et pour l'honneur de votre second jugement, ne souffrez pas qu'on redonne la Pièce au Théâtre; si, par malheur, on venoit à la jouer comme je l'ai lue, on vous feroit peut-être une nouvelle tromperie, et vous vous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort; ce qu'à Dieu ne plaise!»
On ne m'en crut point, on laissa rejouer la Pièce, et pour le coup je fus Prophète en mon pays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux bourdon et presque enterré le vendredi, ne fit point comme Candide, il prit courage, et mon Héros se releva le dimanche avec une vigueur que l'austérité d'un carême entier et la fatigue de dix-sept séances publiques n'ont pas encore altérée[6]. Mais qui sait combien cela durera? Je ne voudrois pas jurer qu'il en fût seulement question dans cinq ou six siècles, tant notre Nation est inconsistante et légère.
Les Ouvrages de Théâtre, Monsieur, sont comme les enfans des hommes: conçus avec volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur et vivant rarement assez pour payer les parens de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu'ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carrière, à peine ils voient le jour que, sous prétexte d'enflure, on leur applique les Censeurs; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel Parterre les rudoye et les fait tomber. Souvent en les berçant le Comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les retrouve, hélas! traînant par-tout, mais dépenaillés, défigurés, rongés d'Extraits et couverts de Critiques. Echappés à tant de maux, s'ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint, le mortel oubli les tue; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l'immensité des Livres.
Je demandois à quelqu'un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le Parterre et l'Auteur à la première représentation des Ouvrages, même de ceux qui devoient plaire un autre jour. «Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denis sont morts de joie d'avoir remporté le prix des Vers au Théâtre? Nous aimons trop nos Auteurs pour souffrir qu'un excès de joie nous prive d'eux en les étouffant; aussi, pour les conserver, avons-nous grand soin que leur triomphe ne soit jamais si pur, qu'ils puissent en expirer de plaisir.»
Quoi qu'il en soit des motifs de cette rigueur, l'enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocent Barbier tant dédaigné le premier jour, loin d'abuser le surlendemain de son triomphe ou de montrer de l'humeur à ses Critiques, ne s'en est que plus empressé de les désarmer par l'enjouement de son caractère.
Exemple rare et frappant, Monsieur, dans un siècle d'Ergotisme où l'on calcule tout jusqu'au rire, où la plus légère diversité d'opinions fait germer des haines éternelles, où tous les jeux tournent en guerre, où l'injure qui repousse l'injure est à son tour payée par l'injure, jusqu'à ce qu'une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, et propage ainsi l'aigreur à l'infini, depuis le rire jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, à l'indignation même du Lecteur le plus caustique.
Quant à moi, Monsieur, s'il est vrai, comme on l'a dit, que tous les hommes soient frères, et c'est une belle idée, je voudrois qu'on pût engager nos frères les Gens de Lettres à laisser, en discutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les Libellistes, qui s'en acquittent si bien; ainsi que les injures à nos frères les Plaideurs..... qui ne s'en acquittent pas mal non plus. Je voudrois sur-tout qu'on pût engager nos freres les Journalistes à renoncer à ce ton pédagogue et magistral avec lequel ils gourmandent les Fils d'Apollon et font rire la sottise aux dépens de l'esprit.
Ouvrez un Journal, ne semble-t-il pas voir un dur Répétiteur, la férule ou la verge levée sur des Ecoliers négligens, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir? Eh, mes Freres, il s'agit bien de devoir ici, la Littérature en est le délassement et la douce récréation.
A mon égard, au moins, n'espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle; il est incorrigible, et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s'élève, il retombe, égaye mes yeux, repart en l'air, y fait la roue et revient encore. Si quelque Joueur adroit veut entrer en partie et balloter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon cœur; s'il riposte avec grâce et légéreté, le jeu m'amuse et la partie s'engage. Alors on pourroit voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés, même avec une prestesse, une agilité propre à réjouir autant les Spectateurs qu'elle animeroit les Acteurs.
Telle, au moins, Monsieur, devroit être la critique, et c'est ainsi que j'ai toujours conçu la dispute entre les Gens polis qui cultivent les Lettres.
Voyons, je vous prie, si le Journaliste de Bouillon a conservé dans sa Critique ce caractère aimable et sur-tout de candeur pour lequel on vient de faire des vœux.
«La Pièce est une Farce, dit-il.»
Passons sur les qualités. Le méchant nom qu'un Cuisinier étranger donne aux ragoûts françois ne change rien à leur faveur. C'est en passant par ses mains qu'ils se dénaturent. Analysons la Farce de Bouillon.
«La Pièce, a-t-il dit, n'a pas de plan.»
Est-ce parce qu'il est trop simple qu'il échappe à la sagacité de ce Critique adolescent?
Un Vieillard amoureux prétend épouser demain sa Pupille; un jeune Amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme, à la barbe et dans la maison du Tuteur. Voilà le fond, dont on eut pu faire, avec un égal succès, une Tragédie, une Comédie, un Drame, un Opéra, et cætera. L'Avare de Molière est-il autre chose? Le Grand Mithridate est-il autre chose? Le genre d'une Pièce, comme celui de toute autre action, dépend moins du fond des choses que des caractères qui les mettent en œuvre.
Quant à moi, ne voulant faire sur ce plan qu'une Pièce amusante et sans fatigue, une espèce d'Imbroille[7], il m'a suffi que le Machiniste, au lieu d'être un noir scélérat, fût un drôle de garçon, un homme insouciant, qui rit également du succès et de la chûte de ses entreprises, pour que l'Ouvrage, loin de tourner en Drame sérieux, devînt une Comédie fort gaie; et de cela seul que le Tuteur est un peu moins sot que tous ceux qu'on trompe au Théâtre, il est résulté beaucoup de mouvement dans la Pièce, et sur-tout la nécessité d'y donner plus de ressort aux intrigans.
Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j'avois voulu compliquer, étendre et tourmenter mon plan à la manière tragique ou dramique[8], imagine-t-on que j'aurois manqué de moyens dans une aventure dont je n'ai mis en Scènes que la partie la moins merveilleuse?
En effet, personne aujourd'hui n'ignore qu'à l'époque historique où la Pièce finit gaiement dans mes mains, la querelle commença sérieusement à s'échauffer, comme qui diroit derrière la toile, entre le Docteur et Figaro, sur les cent écus. Des injures on en vint aux coups. Le Docteur, étrillé par Figaro, fit tomber en se débattant le rescille[9] ou filet qui coiffoit le Barbier, et l'on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa tête razée. Suivez-moi, Monsieur, je vous prie.
A cet aspect, moulu de coups qu'il est, le Médecin s'écrie avec transport: «Mon Fils! ô Ciel, mon Fils! mon cher Fils!...» Mais avant que Figaro l'entende, il a redoublé de horions sur son cher Père. En effet, ce l'étoit.
Ce Figaro, qui pour toute famille avoit jadis connu sa mere, est fils naturel de Bartholo. Le Médecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d'une Personne en condition, que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon.
Mais avant de les quitter, le désolé Bartholo, Frater alors, a fait rougir sa spatule, il en a timbré son fils à l'occiput, pour le reconnoître un jour, si jamais le sort les rassemble. La mère et l'enfant avoient passé six années dans une honorable mendicité, lorsqu'un Chef de Bohémiens, descendu de Luc Gauric[10], traversant l'Andalousie avec sa Troupe, et consulté par la mère sur le destin de son fils, déroba l'Enfant furtivement et laissa par écrit cet horoscope à sa place:
|
Après avoir versé le sang dont il est né, Ton Fils assommera son Père infortuné: Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime, Il se frappe, et devient heureux et légitime. |
En changeant d'état sans le savoir, l'infortuné jeune homme a changé de nom sans le vouloir; il s'est élevé sous celui de Figaro; il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenue vieille et Gouvernante chez le Docteur, que l'affreux horoscope de son fils a consolé de sa perte. Mais aujourd'hui, tout s'accomplit.
En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma Pièce, ou plutôt comme on ne l'y voit pas, Figaro remplit le premier Vers:
Après avoir versé le sang dont il est né,
Quand il étrille innocemment le Docteur, après la toile tombée, il accomplit le second Vers:
Ton fils assommera son Père infortuné:
A l'instant, la plus touchante reconnoissance a lieu entre le Médecin, la Vieille et Figaro: c'est vous, c'est lui, c'est toi, c'est moi. Quel coup de Théâtre! Mais le fils, au désespoir de son innocente vivacité, fond en larmes et se donne un coup de rasoir; selon le sens du troisième Vers:
|
Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime, Il se frappe et.......[11]. |
Quel tableau! En n'expliquant point si du rasoir il se coupe la gorge ou seulement le poil du visage, on voit que j'avois le choix de finir ma Pièce au plus grand pathétique. Enfin, le Docteur épouse la Vieille, et Figaro, suivant la dernière leçon...
.....Devient heureux et légitime.
Quel dénoûment! Il ne m'en eût coûté qu'un sixième Acte. Eh! quel sixième Acte! Jamais Tragédie au Théâtre François... Il suffit. Reprenons ma Pièce en l'état où elle a été jouée et critiquée. Lorsqu'on me reproche avec aigreur ce que j'ai fait, ce n'est pas l'instant de louer ce que j'aurois pu faire,
«La Pièce est invraisemblable dans sa conduite,» a dit encore le Journaliste établi dans Bouillon avec Approbation et Privilége.
Invraisemblable? Examinons cela par plaisir.
Son Excellence M. le Comte Almaviva, dont j'ai depuis long-tems l'honneur d'être ami particulier, est un jeune Seigneur, ou pour mieux dire étoit, car l'âge et les grands emplois en ont fait depuis un homme fort grave, ainsi que je le suis devenu moi-même. Son Excellence étoit donc un jeune Seigneur Espagnol, vif, ardent, comme tous les Amans de sa Nation, que l'on croit froide et qui n'est que paresseuse.
Il s'étoit mis secrètement à la poursuite d'une belle personne qu'il avoit entrevue à Madrid et que son Tuteur a bientôt ramenée au lieu de sa naissance. Un matin qu'il se promenoit sous ses fenêtres à Séville, où depuis huit jours il cherchoit à s'en faire remarquer, le hasard conduisit au même endroit Figaro le Barbier. «Ah! le hasard! dira mon Critique, et si le hasard n'eût pas conduit ce jour-là le Barbier dans cet endroit, que devenoit la Pièce?—Elle eût commencé, mon Frère, à quelqu'autre époque.—Impossible, puisque le Tuteur, selon vous-même, épousoit le lendemain.—Alors il n'y auroit pas eu de Pièce, ou, s'il y en avoit eu, mon Frère, elle auroit été différente. Une chose est-elle invraisemblable parce qu'elle étoit possible autrement?»
Réellement, vous avez un peu d'humeur. Quand le Cardinal de Retz nous dit froidement: «Un jour j'avois besoin d'un homme, à la vérité, je ne voulois qu'un fantôme; j'aurois désiré qu'il fût petit-fils d'Henri le Grand, qu'il eût de longs cheveux blonds; qu'il fût beau, bien fait, bien séditieux; qu'il eût le langage et l'amour des Halles; et voilà que le hasard me fait rencontrer à Paris M. de Beaufort, échappé de la prison du Roi; c'étoit justement l'homme qu'il me falloit[12].» Va-t-on dire au Coadjuteur: «Ah! le hasard! Mais si vous n'eussiez pas rencontré M. de Beaufort! Mais ceci, mais cela?...»
Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le Barbier, beau diseur, mauvais Poëte, hardi Musicien, grand fringueneur[13] de guittare et jadis Valet-de-Chambre du Comte; établi dans Séville, y faisant avec succès des barbes, des Romances et des mariages, y maniant également le fer du Phlébotôme[14] et le piston du Pharmacien; la terreur des maris, la coqueluche des femmes, et justement l'homme qu'il nous falloit. Et comme, en toute recherche, ce qu'on nomme passion n'est autre chose qu'un désir irrité par la contradiction, le jeune Amant, qui n'eût peut-être eu qu'un goût de fantaisie pour cette beauté, s'il l'eût rencontrée dans le monde, en devient amoureux, parce qu'elle est enfermée, au point de faire l'impossible pour l'épouser.
Mais vous donner ici l'extrait entier de la Pièce, Monsieur, seroit douter de la sagacité, de l'adresse avec laquelle vous saisirez le dessein de l'Auteur, et suivrez le fil de l'intrigue, en la lisant. Moins prévenu que le Journal de Bouillon, qui se trompe avec Approbation et Privilége sur toute la conduite de cette Pièce, vous y verrez que tous les soins de l'Amant ne sont pas destinés à remettre simplement une lettre, qui n'est là qu'un léger accessoire à l'intrigue, mais bien à s'établir dans un fort défendu par la vigilance et le soupçon, sur-tout à tromper un homme qui, sans cesse éventant la manœuvre, oblige l'ennemi de se retourner assez lestement pour n'être pas désarçonné d'emblée.
Et lorsque vous verrez que tout le mérite du dénoûment consiste en ce que le Tuteur a fermé sa porte en donnant son passe-partout à Bazile, pour que lui seul et le Notaire pussent entrer et conclure son mariage, vous ne laisserez pas d'être étonné qu'un Critique aussi équitable se joue de la confiance de son Lecteur, ou se trompe au point d'écrire, et dans Bouillon encore: le Comte s'est donné la peine de monter au balcon par une échelle avec Figaro, quoique la porte ne soit pas fermée.
Enfin, lorsque vous verrez le malheureux Tuteur, abusé par toutes les précautions qu'il prend pour ne le point être, à la fin forcé de signer au contrat du Comte et d'approuver ce qu'il n'a pu prévenir, vous laisserez au Critique à décider si ce Tuteur étoit un imbécille de ne pas deviner une intrigue dont on lui cachoit tout, lorsque lui Critique, à qui l'on ne cachoit rien, ne l'a pas devinée plus que le Tuteur.
En effet, s'il l'eût bien conçue, auroit-il manqué de louer tous les beaux endroits de l'Ouvrage?
Qu'il n'ait point remarqué la manière dont le premier Acte annonce et déploie avec gaieté tous les caractères de la Pièce, on peut lui pardonner.
Qu'il n'ait pas apperçu quelque peu de comédie dans la grande Scène du second Acte, où, malgré la défiance et la fureur du Jaloux, la Pupille parvient à lui donner le change sur une lettre remise en sa présence, et à lui faire demander pardon à genoux du soupçon qu'il a montré, je le conçois encore aisément.
Qu'il n'ait pas dit un seul mot de la Scène de stupéfaction de Bazile, au troisième Acte, qui a paru si neuve au Théâtre, et a tant réjoui les Spectateurs, je n'en suis point réjoui du tout.
Passe encore qu'il n'ait pas entrevu l'embarras où l'Auteur s'est jeté volontairement au dernier Acte, en faisant avouer par la Pupille à son Tuteur que le Comte avoit dérobé la clé de la jalousie; et comment l'Auteur s'en démêle en deux mots, et sort en se jouant de la nouvelle inquiétude qu'il a imprimée au Spectateur, c'est peu de chose en vérité.
Je veux bien qu'il ne lui soit pas venu à l'esprit que la Pièce, une des plus gaies qui soient au Théâtre, est écrite sans la moindre équivoque, sans une pensée, un seul mot dont la pudeur, même des petites Loges, ait à s'allarmer, ce qui pourtant est bien quelque chose, Monsieur, dans un siècle où l'hypocrisie de la décence est poussée presque aussi loin que le relâchement des mœurs. Très-volontiers. Tout cela sans doute pouvoit n'être pas digne de l'attention d'un Critique aussi majeur.
Mais comment n'a-t-il pas admiré ce que tous les honnêtes gens n'ont pu voir sans répandre des larmes de tendresse et de plaisir? je veux dire, la piété filiale de ce bon Figaro, qui ne sauroit oublier sa mère!
Tu connois donc ce Tuteur? lui dit le Comte au premier acte. Comme ma mère, répond Figaro. Un avare auroit dit: Comme mes poches. Un Petit-Maître eût répondu: Comme moi-même. Un ambitieux: Comme le chemin de Versailles; et le Journaliste de Bouillon: Comme mon Libraire. Les comparaisons de chacun se tirant toujours de l'objet intéressant. Comme ma mère, a dit le fils tendre et respectueux!
Dans un autre endroit encore: Ah! vous êtes charmant! lui dit le Tuteur. Et ce bon, cet honnête Garçon, qui pouvoit gaiement assimiler cet éloge à tous ceux qu'il a reçus de ses Maîtresses, en revient toujours à sa bonne mère, et répond à ce mot: Vous êtes charmant!—Il est vrai, Monsieur, que ma mère me l'a dit autrefois. Et le Journal de Bouillon ne relève point de pareils traits! Il faut avoir le cerveau bien desséché pour ne les pas voir, ou le cœur bien dur pour ne pas les sentir!
Sans compter mille autres finesses de l'Art répandues à pleines mains dans cet Ouvrage. Par exemple, on sait que les Comédiens ont multiplié chez eux les emplois à l'infini; emplois de grande, moyenne et petite Amoureuse; emplois de grands, moyens et petits Valets; emplois de Niais, d'Important, de Croquant, de Paysan, de Tabellion, de Bailly; mais on sait qu'ils n'ont pas encore appointé celui de Bâillant. Qu'a fait l'Auteur pour former un Comédien peu exercé au talent d'ouvrir largement la bouche au Théâtre? Il s'est donné le soin de lui rassembler dans une seule phrase toutes les syllabes bâillantes du françois: Rien... qu'en... l'en... en... ten... dant... parler; syllabes en effet qui feroient bâiller un mort, et parviendroient à desserrer les dents même de l'envie!
En cet endroit admirable où, pressé par les reproches du Tuteur qui lui crie: Que direz-vous à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? et l'autre qui depuis trois heures éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle, que leur direz-vous? Le naïf Barbier répond: Eh parbleu! je dirai à celui qui éternue, Dieu vous bénisse; et va te coucher à celui qui dort. Réponse en effet si juste, si chrétienne et si admirable, qu'un de ces fiers Critiques, qui ont leurs entrées au Paradis, n'a pu s'empêcher de s'écrier: «Diable! l'Auteur a dû rester au moins huit jours à trouver cette réplique!»
Et le Journal de Bouillon, au lieu de louer ces beautés sans nombre, use encre et papier, Approbation et Privilége, à mettre un pareil Ouvrage au-dessous même de la critique! On me couperoit le cou, Monsieur, que je ne saurois m'en taire.
N'a-t-il pas été jusqu'à dire, le Cruel: «Que pour ne pas voir expirer ce Barbier sur le Théâtre, il a fallu le mutiler, le changer, le refondre, l'élaguer, le réduire en quatre Actes et le purger d'un grand nombre de pasquinades, de calembourgs, de jeux de mots, en un mot, de bas comique.»
A le voir ainsi frapper comme un sourd, on juge assez qu'il n'a pas entendu le premier mot de l'Ouvrage qu'il décompose. Mais j'ai l'honneur d'assurer ce Journaliste, ainsi que le jeune homme qui lui taille ses plumes et ses morceaux, que, loin d'avoir purgé la Pièce d'aucuns des calembourgs, jeux de mots, etc., qui lui eussent nui le premier jour, l'Auteur a fait rentrer dans les Actes restés au Théâtre tout ce qu'il en a pu reprendre à l'Acte au porte-feuille: tel un Charpentier économe cherche dans ses copeaux épars sur le chantier tout ce qui peut servir à cheviller et boucher les moindres trous de son ouvrage.
Passerons-nous sous silence le reproche aigu qu'il fait à la jeune personne d'avoir tous les défauts d'une fille mal élevée? Il est vrai que, pour échapper aux conséquences d'une telle imputation, il tente à la rejeter sur autrui, comme s'il n'en étoit pas l'Auteur, en employant cette expression banale: On trouve à la jeune personne, etc. On trouve!...
Que vouloit-il donc qu'elle fît? Quoi! Qu'au lieu de se prêter aux vues d'un jeune Amant très-aimable et qui se trouve un homme de qualité, notre charmante enfant épousât le vieux podagre Médecin? Le noble établissement qu'il lui destinoit-là! Et parce qu'on n'est pas de l'avis de Monsieur, on a tous les défauts d'une fille mal élevée!
En vérité, si le Journal de Bouillon se fait des amis en France par la justesse et la candeur de ses Critiques, il faut avouer qu'il en aura beaucoup moins au-delà des Pyrénées, et qu'il est surtout un peu bien dur pour les Dames Espagnoles.
Eh! qui sait si son Excellence Madame la Comtesse Almaviva, l'exemple des femmes de son état et vivant comme un Ange avec son mari, quoiqu'elle ne l'aime plus, ne se ressentira pas un jour des libertés qu'on se donne à Bouillon, sur elle, avec Approbation et Privilége?
L'imprudent Journaliste a-t-il au moins réfléchi que son Excellence ayant, par le rang de son mari, le plus grand crédit dans les Bureaux, eût pu lui faire obtenir quelque pension sur la Gazette d'Espagne ou la Gazette elle-même, et que dans la carrière qu'il embrasse il faut garder plus de ménagemens pour les femmes de qualité? Qu'est-ce que cela me fait à moi? L'on sent bien que c'est pour lui seul que j'en parle!
Il est temps de laisser cet adversaire, quoiqu'il soit à la tête des gens qui prétendent que, n'ayant pu me soutenir en cinq Actes, je me suis mis en quatre pour ramener le Public. Eh! quand cela seroit? Dans un moment d'oppression, ne vaut-il pas mieux sacrifier un cinquième de son bien que de le voir aller tout entier au pillage?
Mais ne tombez pas, cher Lecteur... (Monsieur, veux-je dire), ne tombez pas, je vous prie, dans une erreur populaire qui feroit grand tort à votre jugement.
Ma Pièce, qui paroît n'être aujourd'hui qu'en quatre Actes, est réellement et de fait en cinq, qui sont le 1er, le 2e, le 3e, le 4e et le 5e, à l'ordinaire.
Il est vrai que, le jour du combat, voyant les Ennemis acharnés, le Parterre ondulant, agité, grondant au loin comme les flots de la mer, et trop certain que ces mugissements sourds, précurseurs des tempêtes, ont amené plus d'un naufrage, je vins à réfléchir que beaucoup de Pièces en cinq Actes (comme la mienne), toutes très-bien faites d'ailleurs (comme la mienne), n'auroient pas été au Diable en entier (comme la mienne), si l'Auteur eût pris un parti vigoureux (comme le mien).
«Le Dieu des cabales est irrité,» dis-je aux Comédiens avec force:
Enfans! un sacrifice est ici nécessaire.
Alors, faisant la part au Diable et déchirant mon manuscrit: «Dieu des Siffleurs, Moucheurs, Cracheurs, Tousseurs et Perturbateurs, m'écriai-je, il te faut du sang? Bois mon quatrième Acte et que ta fureur s'appaise.»
A l'instant vous eussiez vu ce bruit infernal qui faisoit pâlir et broncher les Acteurs, s'affoiblir, s'éloigner, s'anéantir, l'applaudissement lui succéder, et des bas-fonds du Parterre un bravo général s'élever, en circulant, jusqu'aux hauts bancs du Paradis.
De cet exposé, Monsieur, il suit que ma Pièce est restée en cinq Actes, qui sont le 1er, le 2e, le 3e au Théâtre, le 4e au diable et le 5e avec les trois premiers. Tel Auteur même vous soutiendra que ce 4e Acte, qu'on n'y voit point, n'en est pas moins celui qui fait le plus de bien à la Pièce, en ce qu'on ne l'y voit point.
Laissons jaser le monde; il me suffit d'avoir prouvé mon dire; il me suffit, en faisant mes cinq Actes, d'avoir montré mon respect pour Aristote, Horace, Aubignac[15] et les Modernes, et d'avoir mis ainsi l'honneur de la règle à couvert.
Par le second arrangement, le Diable a son affaire; mon char n'en roule pas moins bien sans la cinquième roue, le Public est content, je le suis aussi. Pourquoi le Journal de Bouillon ne l'est-il pas?—Ah! pourquoi! C'est qu'il est bien difficile de plaire à des gens qui, par métier, doivent ne jamais trouver les choses gaies assez sérieuses, ni les graves assez enjouées.
Je me flatte, Monsieur, que cela s'appelle raisonner principes et que vous n'êtes pas mécontent de mon petit syllogisme.
Reste à répondre aux observations dont quelques personnes ont honoré le moins important des Drames hazardés depuis un siècle au Théâtre.
Je mets à part les lettres écrites aux Comédiens, à moi-même, sans signature et vulgairement appellées anonymes; on juge à l'âpreté du style que leurs Auteurs, peu versés dans la critique, n'ont pas assez senti qu'une mauvaise Pièce n'est point une mauvaise action, et que telle injure, convenable à un méchant homme, est toujours déplacée à un méchant Ecrivain. Passons aux autres.
Des Connoisseurs ont remarqué que j'étois tombé dans l'inconvénient de faire critiquer des usages François par un Plaisant de Séville à Séville, tandis que la vraisemblance exigeoit qu'il s'égayât sur les mœurs Espagnoles. Ils ont raison; j'y avois même tellement pensé, que pour rendre la vraisemblance encore plus parfaite, j'avois d'abord résolu d'écrire et de faire jouer la Pièce en langage Espagnol; mais un homme de goût m'a fait observer qu'elle en perdroit peut-être un peu de sa gaieté pour le Public de Paris, raison qui m'a déterminé à l'écrire en François; ensorte que j'ai fait, comme on voit, une multitude de sacrifices à la gaieté, mais sans pouvoir parvenir à dérider le Journal de Bouillon.
Un autre Amateur, saisissant l'instant qu'il y avoit beaucoup de monde au foyer, m'a reproché du ton le plus sérieux, que ma Pièce ressembloit à: On ne s'avise jamais de tout. «Ressembler, Monsieur, je soutiens que ma Pièce est: On ne s'avise jamais de tout, lui-même.—Et comment cela?—C'est qu'on ne s'étoit pas encore avisé de ma Pièce.» L'Amateur resta court, et l'on en rit d'autant plus, que celui-là qui me reprochoit, on ne s'avise jamais de tout, est un homme qui ne s'est jamais avisé de rien.
Quelques jours après, ceci est plus sérieux, chez une Dame incommodée, un Monsieur grave, en habit noir, coiffure bouffante et canne à corbin, lequel touchoit légèrement le poignet de la Dame, proposa civilement plusieurs doutes sur la vérité des traits que j'avois lancés contre les Médecins. «Monsieur, lui dis-je, Etes-vous ami de quelqu'un d'eux? Je serois désolé qu'un badinage...—On ne peut pas moins; je vois que vous ne me connoissez pas, je ne prends jamais le parti d'aucun, je parle ici pour le Corps en général.» Cela me fit beaucoup chercher quel homme ce pouvoit être. «En fait de plaisanterie, ajoutai-je, vous savez, Monsieur, qu'on ne demande jamais si l'histoire est vraie, mais si elle est bonne.—Eh! croyez-vous moins perdre à cet examen qu'au premier?—A merveille, Docteur, dit la Dame. Le Monstre qu'il est! n'a-t-il pas osé parler mal aussi de nous? Faisons cause commune.»
A ce mot de Docteur, je commencai à soupçonner qu'elle parloit à son Médecin. «Il est vrai, Madame et Monsieur, repris-je avec modestie, que je me suis permis ces légers torts, d'autant plus aisément, qu'ils tirent moins à conséquence.
Eh! qui pourroit nuire à deux Corps puissans dont l'empire embrasse l'univers et se partage le monde? Malgré les Envieux, les Belles y règneront toujours par le plaisir et les Médecins par la douleur, et la brillante santé nous ramène à l'Amour, comme la maladie nous rend à la Médecine.
Cependant, je ne sais si, dans la balance des avantages, la Faculté ne l'emporte pas un peu sur la Beauté. Souvent on voit les Belles nous renvoyer aux Médecins, mais plus souvent encore les Médecins nous gardent et ne nous renvoient plus aux Belles.
En plaisantant donc, il faudroit peut-être avoir égard à la différence des ressentimens et songer que, si les Belles se vengent en se séparant de nous, ce n'est là qu'un mal négatif; au lieu que les Médecins se vengent en s'en emparant, ce qui devient très-positif;
Que, quand ces derniers nous tiennent, ils font de nous tout ce qu'ils veulent; au lieu que les Belles, toutes belles qu'elles sont, n'en font jamais que ce qu'elles peuvent;
Que le commerce des Belles nous les rend bientôt nécessaires; au lieu que l'usage des Médecins finit par nous les rendre indispensables;
Enfin, que l'un de ces empires ne semble établi que pour assurer la durée de l'autre, puisque, plus la verte jeunesse est livrée à l'Amour, plus la pâle vieillesse appartient sûrement à la Médecine.
Au reste, ayant fait contre moi cause commune, il étoit juste, Madame et Monsieur, que je vous offrisse en commun mes justifications. Soyez donc persuadés que, faisant profession d'adorer les Belles et de redouter les Médecins, c'est toujours en badinant que je dis du mal de la beauté; comme ce n'est jamais sans trembler que je plaisante un peu la Faculté.
Ma déclaration n'est point suspecte à votre égard, Mesdames, et mes plus acharnés ennemis sont forcés d'avouer que, dans un instant d'humeur où mon dépit contre une Belle alloit s'épancher trop librement sur toutes les autres, on m'a vu m'arrêter tout court au 25e Couplet, et, par le plus prompt repentir, faire ainsi dans le 26e amende honorable aux belles irritées:
|
Sexe charmant, si je décèle Votre cœur en proie au desir, Souvent à l'amour infidèle, Mais toujours fidèle au plaisir; D'un badinage, ô mes Déesses! Ne cherchez point à vous venger: Tel glose, hélas! sur vos foiblesses Qui brûle de les partager. |
Quant à vous, Monsieur le Docteur, on sait assez que Molière...
—Au désespoir, dit-il en se levant, de ne pouvoir profiter plus long-temps de vos lumières: mais l'humanité qui gémit ne doit pas souffrir de mes plaisirs.»Il me laissa, ma foi, la bouche ouverte avec ma phrase en l'air.«Je ne sais pas, dit la belle malade en riant, si je vous pardonne; mais je vois bien que notre Docteur ne vous pardonne pas.—Le nôtre, Madame? Il ne sera jamais le mien.—Eh! pourquoi?—Je ne sais; je craindrois qu'il ne fût au-dessous de son état, puisqu'il n'est pas au-dessus des plaisanteries qu'on en peut faire.
Ce Docteur n'est pas de mes gens. L'homme assez consommé dans son art pour en avouer de bonne foi l'incertitude, assez spirituel pour rire avec moi de ceux qui le disent infaillible: tel est mon Médecin. En me rendant ses soins qu'ils appellent des visites; en me donnant ses conseils qu'ils nomment ordonnances, il remplit dignement et sans faste la plus noble fonction d'une âme éclairée et sensible. Avec plus d'esprit, il calcule plus de rapports, et c'est tout ce qu'on peut dans un art aussi utile qu'incertain. Il me raisonne, il me console, il me guide, et la nature fait le reste. Aussi, loin de s'offenser de la plaisanterie, est-il le premier à l'opposer au pédantisme. A l'infatué qui lui dit gravement: «De quatre-vingts fluxions de poitrine que j'ai traitées cet Automne, un seul malade a péri dans mes mains,» mon Docteur répond en souriant: «Pour moi, j'ai prêté mes secours à plus de cent cet Hiver; hélas! je n'en ai pu sauver qu'un seul.» Tel est mon aimable Médecin.—Je le connois.—Vous permettez bien que je ne l'échange pas contre le vôtre. Un Pédant n'aura pas plus ma confiance en maladie qu'une bégueule n'obtiendroit mon hommage en santé. Mais je ne suis qu'un sot. Au lieu de vous rappeller mon amende honorable au beau sexe, je devois lui chanter le Couplet de la bégueule; il est tout fait pour lui.
|
Pour égayer ma poésie, Au hasard j'assemble des traits: J'en fais, peintre de fantaisie, Des tableaux, jamais des portraits. La Femme d'esprit, qui s'en moque, Sourit finement à l'Auteur; Pour l'imprudente qui s'en choque, Sa colère est son délateur. |
—A propos de Chanson, dit la Dame, vous êtes bien honnête d'avoir été donner votre Pièce aux François! moi qui n'ai de petite Loge qu'aux Italiens! Pourquoi n'en avoir pas fait un Opéra Comique? ce fut, dit-on, votre première idée. La Pièce est d'un genre à comporter de la musique.
—Je ne sais si elle est propre à la supporter[16], ou si je m'étois trompé d'abord en le supposant; mais, sans entrer dans les raisons qui m'ont fait changer d'avis, celle-ci, Madame, répond à tout.
Notre Musique Dramatique ressemble trop encore à notre Musique chansonnière pour en attendre un véritable intérêt ou de la gaité franche. Il faudra commencer à l'employer sérieusement au Théâtre quand on sentira bien qu'on ne doit y chanter que pour parler; quand nos Musiciens se rapprocheront de la nature, et sur-tout cesseront de s'imposer l'absurde loi de toujours revenir à la première partie d'un air après qu'ils en ont dit la seconde. Est-ce qu'il y a des Reprises et des Rondeaux dans un Drame? Ce cruel radotage est la mort de l'intérêt et dénote un vide insupportable dans les idées.
Moi qui toujours ai chéri la Musique sans inconstance et même sans infidélité, souvent, aux Pièces qui m'attachent le plus, je me surprends à pousser de l'épaule, à dire tout bas avec humeur: Eh! va donc, Musique! pourquoi toujours répéter? N'es-tu pas assez lente? Au lieu de narrer vivement, tu rabaches! au lieu de peindre la passion, tu t'accroches aux mots! Le Poëte se tue à serrer l'évènement, et toi tu le délayes! Que lui sert de rendre son style énergique et pressé, si tu l'ensevelis sous d'inutiles fredons? Avec ta stérile abondance, reste, reste aux Chansons pour toute nourriture, jusqu'à ce que tu connoisses le langage sublime et tumultueux des passions.
En effet, si la déclamation est déjà un abus de la narration au Théâtre, le chant, qui est un abus de la déclamation, n'est donc, comme on voit, que l'abus de l'abus. Ajoutez-y la répétition des phrases, et voyez ce que devient l'intérêt. Pendant que le vice ici va toujours en croissant, l'intérêt marche à sens contraire; l'action s'allanguit; quelque chose me manque; je deviens distrait; l'ennui me gagne; et si je cherche alors à devenir ce que voudrois, il m'arrive souvent de trouver que je voudrois la fin du Spectacle.
Il est un autre art d'imitation, en général beaucoup moins avancé que la Musique, mais qui semble en ce point lui servir de leçon. Pour la variété seulement, la Danse élevée est déjà le modèle du chant.
Voyez le superbe Vestris[17] ou le fier d'Auberval[18] engager un pas de caractère. Il ne danse pas encore; mais d'aussi loin qu'il paroît, son port libre et dégagé fait déjà lever la tête aux Spectateurs. Il inspire autant de fierté qu'il promet de plaisirs. Il est parti... Pendant que le Musicien redit vingt fois ses phrases et monotone[19] ses mouvemens, le Danseur varie les siens à l'infini.
Le voyez-vous s'avancer légèrement à petits bonds, reculer à grands pas et faire oublier le comble de l'art par la plus ingénieuse négligence? Tantôt sur un pied, gardant le plus savant équilibre, et suspendu sans mouvement pendant plusieurs mesures, il étonne, il surprend par l'immobilité de son à plomb... Et soudain, comme s'il regrettoit le temps du repos, il part comme un trait, vole au fond du Théâtre, et revient, en pirouettant, avec une rapidité que l'œil peut suivre à peine.
L'air a beau recommencer, rigaudonner, se répéter, se radoter, il ne se répète point, lui! tout en déployant les mâles beautés d'un corps souple et puissant, il peint les mouvemens violens dont son âme est agitée; il vous lance un regard passionné que ses bras mollement ouverts rendent plus expressif; et, comme s'il se lassoit bientôt de vous plaire, il se relève avec dédain, se dérobe à l'œil qui le suit, et la passion la plus fougueuse semble alors naître et sortir de la plus douce ivresse. Impétueux, turbulent, il exprime une colère si bouillante et si vraie qu'il m'arrache à mon siége et me fait froncer le sourcil. Mais, reprenant soudain le geste et l'accent d'une volupté paisible, il erre nonchalamment avec une grâce, une mollesse, et des mouvemens si délicats, qu'il enlève autant de suffrages qu'il y a de regards attachés sur sa Danse enchanteresse.
Compositeurs, chantez comme il danse, et nous aurons, au lieu d'Opéra, des Mélodrames! Mais j'entends mon éternel Censeur (je ne sais plus s'il est d'ailleurs ou de Bouillon), qui me dit: «Que prétend-t-on par ce tableau? Je vois un talent supérieur, et non la Danse en général. C'est dans sa marche ordinaire qu'il faut saisir un art pour le comparer, et non dans ses efforts les plus sublimes. N'avons-nous pas...»
Je l'arrête à mon tour. Eh quoi! si je veux peindre un coursier et me former une juste idée de ce noble animal, irai-je le chercher hongre et vieux, gémissant au timon du fiacre, ou trottinant sous le plâtrier qui siffle? Je le prends au haras, fier Etalon, vigoureux, découplé, l'œil ardent, frappant la terre et soufflant le feu par les nazeaux, bondissant de desirs et d'impatience, ou fendant l'air, qu'il électrise, et dont le brusque hennissement réjouit l'homme et fait tressaillir toutes les cavales de la contrée. Tel est mon Danseur.
Et quand je crayonne un art, c'est parmi les plus grands sujets qui l'exercent que j'entends choisir mes modèles, tous les efforts du génie... mais je m'éloigne trop de mon sujet, revenons au Barbier de Séville... ou plutôt, Monsieur, n'y revenons pas. C'est assez pour une bagatelle. Insensiblement je tomberois dans le défaut reproché trop justement à nos François, de toujours faire de petites Chansons sur les grandes affaires, et de grandes dissertations sur les petites.
Je suis, avec le plus profond respect,
MONSIEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
L'AUTEUR.
PERSONNAGES.
(Les habits des Acteurs doivent être dans l'ancien costume Espagnol.)
LE COMTE ALMAVIVA, Grand d'Espagne, Amant inconnu de Rosine, paroît au premier Acte en veste et culotte de satin; il est enveloppé d'un grand manteau brun, ou cape espagnole; chapeau noir rabattu avec un ruban de couleur au tour de la forme. Au 2e Acte: habit uniforme de cavalier avec des moustaches et des bottines. Au 3e habillé en Bachelier; cheveux ronds; grande fraise au cou; veste, culotte, bas et manteau d'Abbé. Au 4e Acte, il est vêtu superbement à l'Espagnol avec un riche manteau; par-dessus tout, le large manteau brun dont il se tient enveloppé.
BARTHOLO, Médecin, Tuteur de Rosine: habit noir, court, boutonné; grande perruque; fraise et manchettes relevées; une ceinture noire; et quand il veut sortir de chez lui, un long manteau écarlate.
ROSINE, jeune personne d'extraction noble, et Pupille de Bartholo; habillée à l'Espagnole.
FIGARO[20], Barbier de Séville: en habit de Majo[21] Espagnol. La tête couverte d'une rescille, ou filet; chapeau blanc, ruban de couleur, autour de la forme; un fichu de soie, attaché fort lâche à son cou; gilet et haut de chausse de satin, avec des boutons et boutonnières frangés d'argent; une grande ceinture de soie; les jarretières nouées avec des glands qui pendent sur chaque jambe; veste de couleur tranchante, à grands revers de la couleur du gilet; bas blancs et souliers gris.
DON BAZILE[22], Organiste, Maître à chanter de Rosine; chapeau noir rabattu, soutanelle et long manteau, sans fraise ni manchettes.
LA JEUNESSE, vieux Domestique de Bartholo.
L'ÉVEILLÉ, autre Valet de Bartholo, garçon niais et endormi. Tous deux habillés en Galiciens; tous les cheveux dans la queue; gilet couleur de chamois; large ceinture de peau avec une boucle; culotte bleue et veste de même, dont les manches, ouvertes aux épaules pour le passage des bras, sont pendantes par derriere.
UN NOTAIRE.
UN ALCADE, Homme de Justice, avec une longue baguette blanche à la main.
PLUSIEURS ALGOUAZILS et VALETS avec des flambeaux.
La Scène est à Séville[23], dans la rue et sous les fenêtres de Rosine, au premier Acte, et le reste de la Pièce, dans la Maison du Docteur Bartholo.
.....
On trouve chez le même Libraire la Musique du Barbier de Séville gravée in-fol. Prix 3 liv. 12 s.[24]
L E B A R B I E R
DE SÉVILLE
——
ACTE PREMIER.
Le Théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées.
SCENE PREMIERE.
LE COMTE, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa montre en se promenant.
Le jour est moins avancé que je ne croyois. L'heure à laquelle elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie est encore éloignée. N'importe; il vaut mieux arriver trop-tôt que de manquer l'instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvoit me deviner à cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d'une femme à qui je n'ai jamais parlé, il me prendroit pour un Espagnol du tems d'Isabelle[25].—Pourquoi non? Chacun court après le bonheur. Il est pour moi dans le cœur de Rosine.—Mais quoi! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la Cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles?—Et c'est cela même que je fuis. Je suis las des conquêtes que l'intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d'être aimé pour soi-même; et si je pouvois m'assurer, sous ce déguisement... Au diable l'importun.
SCENE II.
FIGARO, LE COMTE, caché.
FIGARO, une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban; il chantonne gaiement[26], un papier et un crayon à la main.
|
Bannissons le chagrin, Il nous consume: Sans le feu du bon vin, Qui nous rallume, Réduit à languir, L'homme, sans plaisir, Vivroit comme un sot, Et mourroit bientôt. |
Jusques-là[27], ceci ne va pas mal, ein, ein.
|
Et mourroit bientôt. Le vin et la paresse Se disputent mon cœur... |
Eh non! ils ne se le disputent pas, ils y regnent paisiblement ensemble....
Se partagent ... mon cœur.
Dit-on se partagent?... Eh! mon Dieu! nos faiseurs d'Opéras Comiques n'y regardent pas de si près. Aujourd'hui, ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante.
(Il chante.)
|
Le vin et la paresse Se partagent mon cœur. |
Je voudrois finir par quelque chose de beau, de brillant[28], de scintillant, qui eût l'air d'une pensée.
(Il met un genou en terre, et écrit en chantant.)
|
Se partage mon cœur. Si l'une a ma tendresse... L'autre fait mon bonheur. |
Fi donc! c'est plat. Ce n'est pas ça.... Il me faut une opposition, une antithèse:
|
Si l'une ... est ma maîtresse, L'autre... |
Eh, parbleu, j'y suis!...
L'autre est mon serviteur.
Fort bien, Figaro!.... (Il écrit en chantant.)
|
Le vin et la paresse Se partagent mon cœur; Si l'une est ma maîtresse, L'autre est mon serviteur. L'autre est mon serviteur. L'autre est mon serviteur. |
Hen, hen, quand il y aura des accompagnemens[29] là-dessous, nous verrons encore, Messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis. (Il apperçoit le Comte.) J'ai vu cet Abbé-là quelque part. (Il se relève.)
LE COMTE, à part.
Cet homme ne m'est pas inconnu.
FIGARO.
Eh non, ce n'est pas un Abbé! Cet air altier et noble...
LE COMTE.
Cette tournure grotesque...
FIGARO.
Je ne me trompe point, c'est le Comte Almaviva.
LE COMTE.
Je crois que c'est ce coquin de Figaro.
FIGARO.
LE COMTE.
Maraud! si tu dis un mot...
FIGARO.
Oui, je vous reconnois; voilà les bontés familieres dont vous m'avez toujours honoré.
LE COMTE.
Je ne te reconnoissois pas, moi. Te voilà si gros et si gras...
FIGARO.
Que voulez-vous, Monseigneur! c'est la misère.
LE COMTE.
Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? Je t'avois autrefois recommandé dans les Bureaux pour un emploi.
FIGARO.
Je l'ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnoissance...
LE COMTE.
Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas[30], à mon déguisement, que je veux être inconnu?
FIGARO.
Je me retire.
LE COMTE.
Au contraire. J'attends ici quelque chose; et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul qui se promene. Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi?
Le Ministre, ayant égard à la recommandation de votre Excellence, me fit nommer sur le champ Garçon Apothicaire.
LE COMTE.
Dans les hôpitaux de l'Armée?
FIGARO.
Non; dans les haras d'Andalousie[32].
LE COMTE, riant.
Beau début!
FIGARO.
Le poste n'étoit pas mauvais; parce qu'ayant le district des pansemens et des drogues, je vendois souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval...
LE COMTE.
Qui tuoient les sujets du Roi!
FIGARO.
Ah, ah, il n'y a point de remede universel: mais qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois[33] des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.
LE COMTE.
FIGARO.
Quitté? C'est bien lui-même; on m'a desservi auprès des Puissances.
L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...
LE COMTE.
Oh grace! grace, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.
FIGARO.
Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au Ministre que je faisois, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris, que j'envoyois des énigmes aux Journaux, qu'il couroit des Madrigaux de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étois imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des Lettres est incompatible avec l'esprit des affaires.
LE COMTE.
Puissamment raisonné! et tu ne lui fis pas représenter...
FIGARO.
Je me crus trop heureux d'en être oublié; persuadé qu'un Grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.
LE COMTE.
Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu'à mon service tu étois un assez mauvais sujet.
FIGARO.
Eh mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut.
LE COMTE.
Paresseux, dérangé...
FIGARO.
Aux vertus qu'on exige dans un Domestique[34], votre Excellence connoît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d'être Valets?
LE COMTE, riant.
Pas mal. Et tu t'es retiré en cette Ville?
FIGARO.
Non pas tout de suite[35].
LE COMTE, l'arrêtant.
Un moment... J'ai cru que c'étoit elle... Dis toujours, je t'entends de reste.
FIGARO.
De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talens littéraires, et le théâtre me parut un champ d'honneur...
LE COMTE.
(Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.)
En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avois rempli le parterre des plus excellens Travailleurs; des mains... comme des battoirs; j'avois interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissemens sourds; et d'honneur, avant la Pièce, le Café m'avoit paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale...
LE COMTE.
Ah! la cabale! Monsieur l'Auteur tombé!
FIGARO.
Tout comme un autre: pourquoi pas? Ils m'ont sifflé; mais si jamais je puis les rassembler...
LE COMTE.
L'ennui te vengera bien d'eux?
FIGARO.
Ah! comme je leur en garde, morbleu!
LE COMTE.
Tu jures! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses Juges?
FIGARO.
On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user d'un pareil ressentiment.
Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.
FIGARO.
C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien Maître. Voyant à Madrid que la république des Lettres étoit celle des loups[38], toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les Insectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins[39], les Envieux, les Feuillistes[40], les Libraires, les Censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux Gens de Lettres, achevoit de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restoit; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abymé de dettes et léger d'argent; à la fin[41], convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadoure, la Siera-Morena, l'Andalousie; accueilli dans une Ville, emprisonné dans l'autre, et par-tout supérieur aux évènemens[42], aidant au bon tems, supportant le mauvais; me moquant des forts, bravant les méchans; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira m'ordonner.
Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?
FIGARO.
L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. Que regardez-vous donc toujours de ce côté?
LE COMTE.
Sauvons-nous.
FIGARO.
Pourquoi?
LE COMTE.
Viens donc, malheureux! tu me perds.
(Ils se cachent.)
SCENE III.
BARTHOLO, ROSINE.
(La jalousie du premier étage s'ouvre, et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.)
ROSINE.
Comme le grand air fait plaisir à respirer! Cette jalousie s'ouvre si rarement...
BARTOLO.
Quel papier tenez-vous là?
ROSINE.
Ce sont des couplets de la Précaution inutile que mon Maître à chanter m'a donnés hier.
BARTOLO.
Qu'est-ce que la Précaution inutile?
ROSINE.
C'est une Comédie nouvelle.
BARTOLO.
Quelque Drame encore! Quelque sottise d'un nouveau genre[44]!
ROSINE.
Je n'en sais rien.
BARTOLO.
Euh, euh! les Journaux et l'autorité nous en feront raison. Siècle barbare!...
ROSINE.
Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.
BARTOLO.
Pardon de la liberté: qu'a-t-il produit pour qu'on le loue? Sottises de toute espèce: la liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina, l'Encyclopédie et les drames[45].
ROSINE (le papier lui échappe et tombe dans la rue).
Ah! ma chanson! ma chanson est tombée en vous écoutant; courez, courez donc, Monsieur; ma chanson! elle sera perdue.
BARTOLO.
Que diable aussi, l'on tient ce qu'on tient.
(Il quitte le balcon.)
ROSINE regarde en dedans et fait signe dans la rue.
S't, s't (le Comte paroît), ramassez vîte et sauvez-vous.
(Le Comte ne fait qu'un saut, ramasse le papier et rentre.)
BARTOLO sort de la maison et cherche.
Où donc est-il? Je ne vois rien.
ROSINE.
Sous le balcon, au pied du mur.
Vous me donnez-là une jolie commission! Il est donc passé quelqu'un?
ROSINE.
Je n'ai vu personne.
BARTOLO, à lui-même.
Et moi qui ai la bonté de chercher... Bartholo, vous n'êtes qu'un sot, mon ami: ceci doit vous apprendre à ne jamais ouvrir des jalousies sur la rue. (Il rentre.)
ROSINE, toujours au balcon.
Mon excuse est dans mon malheur: seule, enfermée, en butte à la persécution d'un homme odieux, est-ce un crime de tenter à sortir d'esclavage?
BARTOLO, paroissant au balcon.
Rentrez, Signora; c'est ma faute si vous avez perdu votre chanson, mais ce malheur ne vous arrivera plus, je vous jure. (Il ferme la jalousie à la clé.)
SCENE IV.
LE COMTE, FIGARO.
(Ils entrent avec précaution.)
LE COMTE.
A présent qu'ils sont retirés, examinons cette chanson, dans laquelle un mistere est sûrement renfermé[47]. C'est un billet!
FIGARO.
Il demandoit ce que c'est que la Précaution inutile!
LE COMTE lit vivement.
«Votre empressement excite ma curiosité; sitôt que mon Tuteur sera sorti, chantez indifféremment sur l'air connu de ces couplets quelque chose qui m'apprenne enfin le nom, l'état et les intentions de celui qui paroît s'attacher si obstinément à l'infortunée Rosine.»
FIGARO[48], contrefaisant la voix de Rosine.
Ma chanson! ma chanson est tombée; courez, courez donc (Il rit), ah! ah! ah! O ces femmes! voulez-vous donner de l'adresse à la plus ingénue? enfermez-la.
LE COMTE.
Ma chère Rosine[49]!
FIGARO.
Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade; vous faites ici l'amour en perspective.
LE COMTE.
Te voilà instruit, mais si tu jases...
FIGARO.
Moi jaser! Je n'emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d'honneur et de dévoûment dont on abuse à la journée, je n'ai qu'un mot: mon intérêt vous répond de moi; pesez tout à cette balance, etc....[50].
LE COMTE.
Fort bien. Apprends donc que le hasard m'a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une jeune personne d'une beauté... Tu viens de la voir! je l'ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce n'est que depuis peu de jours que j'ai découvert qu'elle s'appelle Rosine, est d'un sang noble, orpheline et mariée à un vieux Médecin de cette Ville nommé Bartholo.
FIGARO[51].
Joli oiseau, ma foi! difficile à dénicher! Mais qui vous a dit qu'elle était la femme du Docteur?
LE COMTE.
Tout le monde.
FIGARO.
C'est une histoire qu'il a forgée en arrivant de Madrid, pour donner le change aux galans et les écarter; elle n'est encore que sa pupille, mais bientôt...
LE COMTE, vivement.
Jamais. Ah, quelle nouvelle! j'étois résolu de tout oser pour lui présenter mes regrets, et je la trouve libre! Il n'y a pas un moment à perdre, il faut m'en faire aimer et l'arracher à l'indigne engagement qu'on lui destine. Tu connois donc ce Tuteur?
FIGARO.
Comme ma mère.
Quel homme est-ce?
FIGARO, vivement.
C'est un beau gros, court, jeune vieillard, gris pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette et furete et gronde et geint tout à la fois.
LE COMTE, impatienté.
Eh! je l'ai vu. Son caractère?
FIGARO.
Brutal, avare, amoureux et jaloux à l'excès de sa pupille, qui le hait à la mort.
LE COMTE.
Ainsi ses moyens de plaire sont...
FIGARO.
LE COMTE.
Tant mieux. Sa probité?
FIGARO.
Tout juste autant qu'il en faut pour n'être point pendu.
LE COMTE.
Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux...
FIGARO.
C'est faire à la fois le bien public et particulier: chef-d'œuvre de morale, en vérité, Monseigneur!
Tu dis que la crainte des galans lui fait fermer sa porte?
FIGARO.
A tout le monde: s'il pouvoit la calfeutrer.
LE COMTE[54].
Ah! diable! tant pis. Aurois-tu de l'accès chez lui?
FIGARO.
Si j'en ai. Primo, la maison que j'occupe appartient au Docteur, qui m'y loge gratis.
LE COMTE.
FIGARO.
Oui. Et moi, en reconnoissance, je lui promets dix pistoles d'or par an, gratis aussi.
LE COMTE, impatienté.
Tu es son locataire?
FIGARO.
De plus son Barbier, son Chirurgien, son Apothicaire; il ne se donne pas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur.
LE COMTE l'embrasse.
Ah! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon Dieu tutélaire.
FIGARO.
Peste! comme l'utilité vous a bientôt rapproché les distances! parlez-moi des gens passionnés.
LE COMTE.
Heureux Figaro! tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois-tu ton bonheur?
FIGARO.
C'est bien-là un propos d'Amant! Est-ce que je l'adore, moi[55]? Pussiez-vous prendre ma place!
LE COMTE.
Ah! si l'on pouvoit écarter tous les surveillans!...
FIGARO.
C'est à quoi je rêvois.
LE COMTE.
Pour douze heures seulement!
FIGARO.
En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l'intérêt d'autrui.
LE COMTE.
Sans doute. Eh bien!
FIGARO, rêvant.
Je cherche dans ma tête si la Pharmacie ne fourniroit pas quelques petits moyens innocens...
LE COMTE.
Scélérat!
FIGARO.
Est-ce que je veux leur nuire? Ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s'agit que de les traiter ensemble.
LE COMTE.
Mais ce Médecin peut prendre un soupçon.
FIGARO.
Il faut marcher si vîte, que le soupçon n'ait pas le tems de naître. Il me vient une idée. Le Régiment de Royal-Infant arrive en cette Ville!
LE COMTE.
Le Colonel est de mes amis.
FIGARO.
Bon. Présentez-vous chez le Docteur en habit de Cavalier, avec un billet de logement; il faudra bien qu'il vous héberge, et moi, je me charge du reste.
Excellent!
FIGARO.
Il ne seroit même pas mal que vous eussiez l'air entre deux vins...
LE COMTE.
A quoi bon?
FIGARO.
Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.
LE COMTE.
A quoi bon?
FIGARO.
Pour qu'il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d'intriguer chez lui.
LE COMTE.
Supérieurement vu! Mais que n'y vas-tu, toi?
FIGARO.
Ah! oui, moi! Nous serons bienheureux s'il ne vous reconnoît pas, vous, qu'il n'a jamais vu. Et comment vous introduire après?
LE COMTE.
Tu as raison.
FIGARO.
C'est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier... pris de vin...
LE COMTE.
Tu te mocques de moi[57]! (Prenant un ton ivre.) N'est-ce point ici la maison du Docteur Bartholo, mon ami?
FIGARO.
Pas mal, en vérité; vos jambes seulement un peu plus avinées. (D'un ton plus ivre.) N'est-ce pas ici la maison...
LE COMTE.
Fi donc! tu as l'ivresse du peuple.
FIGARO.
C'est la bonne; c'est celle du plaisir.
LE COMTE.
La porte s'ouvre[58].
FIGARO.
C'est notre homme. Éloignons-nous jusqu'à ce qu'il soit parti.
SCENE V.
LE COMTE ET FIGARO cachés, BARTHOLO.
BARTOLO sort en parlant à la maison.
Je reviens à l'instant; qu'on ne laisse entrer personne. Quelle sottise à moi d'être descendu! Dès qu'elle m'en prioit, je devois bien me douter... Et Bazile qui ne vient pas! Il devoit tout arranger pour que mon mariage se fit secrettement demain; et point de nouvelles! Allons voir ce qui peut l'arrêter.
SCENE VI.
LE COMTE, FIGARO.
LE COMTE.
Qu'ai-je entendu? Demain il épouse Rosine[59] en secret!
FIGARO.
Monseigneur, la difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité d'entreprendre.
Quel est donc ce Bazile qui se mêle de son mariage?
FIGARO.
Un pauvre hère qui montre la musique à sa pupille, infatué de son art, friponneau besoineux[61], à genoux devant un écu, et dont il sera facile de venir à bout, Monseigneur... (Regardant à la jalousie.) La v'là! la v'là!
LE COMTE.
Qui donc?
FIGARO.
Derrière sa jalousie. La voilà! la voilà! Ne regardez pas, ne regardez donc pas!
LE COMTE.
Pourquoi?
FIGARO.
Ne vous écrit-elle pas: Chantez indifféremment? c'est-à-dire chantez, comme si vous chantiez... seulement pour chanter. Oh! la v'là! la v'là!
LE COMTE.
Puisque j'ai commencé à l'intéresser sans être connu d'elle, ne quittons point le nom de Lindor que j'ai pris, mon triomphe en aura plus de charmes. (Il déploie le papier que Rosine a jetté.) Mais comment chanter sur cette musique? Je ne sais pas faire des vers, moi!
FIGARO.
Tout ce qui vous viendra, Monseigneur, est excellent; en amour, le cœur n'est pas difficile sur les productions de l'esprit... et prenez ma guittare.
LE COMTE.
Que veux-tu que j'en fasse? j'en joue si mal!
FIGARO.
Est-ce qu'un homme comme vous ignore quelque chose! Avec le dos de la main: from, from, from... Chanter sans guittare à Séville! vous seriez bientôt reconnu, ma foi, bientôt dépisté!
(Figaro se colle au mur sous le balcon.)
LE COMTE chante en se promenant et s'accompagnant sur sa guittare.
|
Vous l'ordonnez, je me ferai connoître. Plus inconnu, j'osois vous adorer: En me nommant, que pourrois-je espérer? N'importe, il faut obéir à son Maître. |
FIGARO, bas.
Fort bien, parbleu! Courage, Monseigneur.
LE COMTE.
|
Je suis Lindor, ma naissance est commune, Mes vœux sont ceux d'un simple Bâchelier; Que n'ai-je, hélas! d'un brillant Chevalier, A vous offrir le rang et la fortune! |
FIGARO.
Eh comment diable! Je ne ferois pas mieux, moi qui m'en pique.
LE COMTE.
TROISIÈME COUPLET.
|
Tous les matins, ici, d'une voix tendre, Je chanterai mon amour, sans espoir; Je bornerai mes plaisirs à vous voir; Et puissiez-vous en trouver à m'entendre! |
FIGARO.
Oh! ma foi, pour celui-ci!... (Il s'approche, et baise le bas de l'habit de son Maître.)
LE COMTE.
Figaro?
FIGARO.
Excellence?
LE COMTE[64].
Crois-tu que l'on m'ait entendu?
ROSINE, en-dedans, chante.
AIR du Maître en droit.
Tout me dit que Lindor est charmant,
Que je dois l'aimer constamment...
(On entend une croisée qui se ferme avec bruit.)
FIGARO.
Croyez-vous qu'on vous ait entendu cette fois?
LE COMTE.
Elle a fermé sa fenêtre; quelqu'un apparemment est entré chez elle[65].
FIGARO.
Ah! la pauvre petite, comme elle tremble en chantant! Elle est prise, Monseigneur.
LE COMTE.
Elle se sert du moyen qu'elle-même a indiqué: Tout me dit que Lindor est charmant. Que de graces! que d'esprit!
FIGARO.
Que de ruse! que d'amour!
LE COMTE.
Crois-tu qu'elle se donne à moi, Figaro?
FIGARO.
Elle passera plutôt à travers cette jalousie que d'y manquer.
LE COMTE.
C'en est fait, je suis à ma Rosine... pour la vie.
FIGARO.
Vous oubliez, Monseigneur, qu'elle ne vous entend plus.
LE COMTE.
Monsieur Figaro, je n'ai qu'un mot à vous dire: elle sera ma femme; et si vous servez bien mon projet en lui cachant mon nom... tu m'entends, tu me connois...
FIGARO.
Je me rends. Allons, Figaro, voles à la fortune, mon fils.
LE COMTE.
Retirons-nous, crainte de nous rendre suspects.
FIGARO, vivement.
Moi, j'entre ici[66], où, par la force de mon Art, je vais d'un seul coup de baguette endormir la vigilance, éveiller l'amour, égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue et renverser tous les obstacles. Vous, Monseigneur, chez moi, l'habit de Soldat, le billet de logement et de l'or dans vos poches.
LE COMTE.
Pour qui de l'or?
FIGARO, vivement.
De l'or, mon Dieu! de l'or, c'est le nerf de l'intrigue.
LE COMTE.
Ne te fâche pas, Figaro, j'en prendrai beaucoup.
FIGARO, s'en allant.
Je vous rejoins dans peu.
LE COMTE.
Figaro?
FIGARO.
Qu'est-ce que c'est?
LE COMTE.
Et ta guittare?
FIGARO revient.
J'oublie ma guittare, moi! je suis donc fou! (Il s'en va.)
LE COMTE.
Et ta demeure, étourdi?
FIGARO revient.
Ah! réellement je suis frappé! Ma Boutique, à quatre pas d'ici, peinte en bleu, vitrage en plomb, trois palettes en l'air, l'œil dans la main: Consilio Manuque, FIGARO.
(Il s'enfuit.)
ACTE II.
Le Théâtre représente l'appartement de Rosine. La croisée dans le fond du Théâtre est fermée par une jalousie grillée.
SCENE PREMIERE.
ROSINE seule, un bougeoir à la main. Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.
Marceline est malade, tous les gens sont occupés, et personne ne me voit écrire. Je ne sais si ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon Argus a un génie malfaisant qui l'instruit à point nommé, mais je ne puis dire un mot ni faire un pas dont il ne devine sur-le-champ l'intention... Ah! Lindor!... (Elle cachete la lettre.) Fermons toujours ma lettre, quoique j'ignore quand et comment je pourrai la lui faire tenir. Je l'ai vu, à travers ma jalousie, parler long-temps au Barbier Figaro. C'est un bon homme, qui m'a montré quelquefois de la pitié; si je pouvois l'entretenir un moment!
SCENE II.
ROSINE, FIGARO.
ROSINE, surprise.
Ah! Monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir!
FIGARO.
Votre santé, Madame?
ROSINE.
Pas trop bonne, Monsieur Figaro. L'ennui me tue.
FIGARO.
Je le crois; il n'engraisse que les sots.
ROSINE.
Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n'entendois pas, mais...
FIGARO.
Avec un jeune Bâchelier de mes parents, de la plus grande espérance, plein d'esprit, de sentimens, de talens, et d'une figure fort revenante.
ROSINE.
Oh! tout-à-fait bien, je vous assure! Il se nomme?...
FIGARO.
Lindor. Il n'a rien. Mais, s'il n'eût pas quitté brusquement Madrid, il pouvoit y trouver quelque bonne place.
ROSINE.
Il en trouvera, Monsieur Figaro, il en trouvera. Un jeune homme tel que vous le dépeignez n'est pas fait pour rester inconnu.
FIGARO, à part.
Fort bien. (Haut.) Mais il a un grand défaut, qui nuira toujours à son avancement.
ROSINE.
Un défaut, Monsieur Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?
FIGARO.
Il est amoureux.
ROSINE.
Il est amoureux! et vous appellez cela un défaut?
FIGARO.
A la vérité, ce n'en est un que relativement à sa mauvaise fortune.
ROSINE.
Ah! que le sort est injuste[67]! Et nomme-t-il la personne qu'il aime? Je suis d'une curiosité...
FIGARO.
Vous êtes la dernière, Madame, à qui je voudrois faire une confidence de cette nature.
ROSINE, vivement.
Pourquoi, Monsieur Figaro? Je suis discrette; ce jeune homme vous appartient, il m'intéresse infiniment..... dites donc[68].....
FIGARO, la regardant finement.
Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l'appétit, pied furtif, taille adroite, élancée, bras dodus, bouche rozée, et des mains! des joues! des dents! des yeux!...
ROSINE.
Qui reste en cette Ville?
FIGARO.
En ce quartier.
ROSINE.
Dans cette rue peut-être?
FIGARO.
A deux pas de moi.
ROSINE.
Ah, que c'est charmant!... pour Monsieur votre parent. Et cette personne est?...
FIGARO.
ROSINE, vivement.
C'est la seule chose que vous ayez oubliée, Monsieur Figaro. Dites donc, dites donc vîte; si l'on rentroit, je ne pourrois plus savoir...
FIGARO.
Vous le voulez absolument, Madame? Eh bien! cette personne est... la Pupille de votre Tuteur.
ROSINE.
La Pupille?...
FIGARO.
Du Docteur Bartholo, oui, Madame.
ROSINE, avec émotion.
Ah! Monsieur Figaro!.., je ne vous crois pas, je vous assure.
Et c'est ce qu'il brûle de venir vous persuader lui-même.
ROSINE.
Vous me faites trembler, Monsieur Figaro.
FIGARO.
Fi donc, trembler? mauvais calcul, Madame; quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. D'ailleurs, je viens de vous débarrasser de tous vos surveillans, jusqu'à demain.
ROSINE.
S'il m'aime, il doit me le prouver en restant absolument tranquille.
FIGARO.
Eh! Madame, amour et repos peuvent-ils habiter en même cœur? La pauvre jeunesse est si malheureuse aujourd'hui, qu'elle n'a que ce terrible choix: amour sans repos, ou repos sans amour.
ROSINE, baissant les yeux.
Repos sans amour... paroît...
FIGARO.
Ah! bien languissant. Il semble, en effet, qu'amour sans repos se présente de meilleure grace; et pour moi, si j'étois femme.....
ROSINE, avec embarras.
Il est certain qu'une jeune personne ne peut empêcher un honnête homme de l'estimer; mais s'il alloit faire quelque imprudence, Monsieur Figaro, il nous perdroit.
FIGARO, à part.
Il nous perdroit. (Haut.) Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre... Une lettre a bien du pouvoir.
ROSINE, lui donne la lettre qu'elle vient d'écrire.
Je n'ai pas le temps de recommencer celle-ci, mais en la lui donnant, dites-lui... dites-lui bien... (Elle écoute.)
FIGARO.
ROSINE.
Que c'est par pure amitié tout ce que je fais.
FIGARO.
Cela parle de soi. Tudieu! l'Amour a bien une autre allure!
ROSINE.
Que par pure amitié, entendez-vous[70]? Je crains seulement que, rebuté par les difficultés...
FIGARO.
Oui, quelque feu follet. Souvenez-vous, Madame, que le vent qui éteint une lumière allume un brasier, et que nous sommes ce brasier-là. D'en parler seulement, il exhale un tel feu qu'il m'a presque enfiévré[71] de sa passion, moi qui n'y ai que voir.
ROSINE.
Dieux! J'entends mon Tuteur. S'il vous trouvoit ici... passez par le cabinet du clavecin, et descendez le plus doucement que vous pourrez.
FIGARO.
Soyez tranquille. (A part.) Voici qui vaut mieux que mes observations. (Il entre dans le cabinet.)
SCENE III.
ROSINE, seule.
Je meurs d'inquiétude jusqu'à ce qu'il soit dehors...[72]. Que je l'aime ce bon Figaro! C'est un bien honnête homme, un bon parent. Ah! voilà mon tyran; reprenons mon ouvrage. (Elle souffle la bougie, s'assied et prend une broderie au tambour.)
SCENE IV.
BARTHOLO, ROSINE.
BARTOLO, en colere.
Ah! malédiction! l'enragé, le scélérat corsaire de Figaro! Là, peut-on sortir un moment de chez soi, sans être sûr en rentrant...
ROSINE.
Qui vous met donc si fort en colere, Monsieur?
BARTOLO.
Ce damné Barbier qui vient d'écloper toute ma maison, en un tour de main[73]. Il donne un narcotique à l'Éveillé, un sternutatoire à la Jeunesse; il saigne au pied Marceline; il n'y a pas jusqu'à ma mule... sur les yeux d'une pauvre bête aveugle, un cataplasme! Parce qu'il me doit cent écus, il se presse de faire des mémoires. Ah! qu'il les apporte! Et personne à l'antichambre, on arrive à cet appartement comme à la place d'armes.
ROSINE.
Et qui peut y pénétrer que vous, Monsieur?
BARTOLO.
J'aime mieux craindre sans sujet que de m'exposer sans précaution; tout est plein de gens entreprenans, d'audacieux... N'a-t-on pas ce matin encore ramassé lestement votre chanson, pendant que j'allois la chercher? Oh! je...
ROSINE.
C'est bien mettre à plaisir de l'importance à tout! Le vent peut avoir éloigné ce papier, le premier venu, que sais-je?
BARTOLO.
Le vent, le premier venu!... Il n'y a point de vent, Madame, point de premier venu dans le monde; et c'est toujours quelqu'un posté là exprès qui ramasse les papiers qu'une femme a l'air de laisser tomber par mégarde.
ROSINE.
A l'air, Monsieur?
BARTOLO.
Oh! le méchant vieillard!
BARTOLO.
Mais tout cela n'arrivera plus, car je vais faire sceller cette grille.
ROSINE.
Faites mieux; murez les fenêtres tout d'un coup. D'une prison à un cachot, la différence est si peu de chose!
BARTOLO.
Pour celles qui donnent sur la rue? Ce ne seroit peut-être pas si mal[75]... Ce Barbier n'est pas entré chez vous, au moins!
ROSINE[76].
Vous donne-t-il aussi de l'inquiétude?
BARTOLO.
Tout comme un autre.
ROSINE.
Que vos repliques sont honnêtes!
BARTOLO.
Ah! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison une bonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler et de bons valets pour les y aider.
ROSINE.
Quoi, vous n'accordez pas même qu'on ait des principes contre la séduction de Monsieur Figaro?
BARTOLO.
Qui diable entend quelque chose à la bizarrerie des femmes?
ROSINE, en colere.
Mais, Monsieur, s'il suffit d'être homme pour nous plaire, pourquoi donc me déplaisez-vous si fort?
BARTOLO, stupéfait.
Pourquoi?... Pourquoi?... Vous ne répondez pas à ma question sur ce Barbier?
ROSINE, outrée.
Eh bien oui, cet homme est entré chez moi, je l'ai vu, je lui ai parlé. Je ne vous cache pas même que je l'ai trouvé fort aimable; et puissiez-vous en mourir de dépit[77]!
(Elle sort.)
SCENE V.
BARTHOLO, seul.
Oh! les juifs! les chiens de valets! La Jeunesse? L'Éveillé? l'Éveillé maudit!
SCENE VI.
BARTHOLO, L'ÉVEILLÉ.
L'ÉVEILLÉ arrive en bâillant, tout endormi.
Aah, aah, ah, ah...
BARTOLO.
Où étois-tu, peste d'étourdi, quand ce Barbier est entré ici?
L'ÉVEILLÉ.
Monsieur, j'étois... ah, aah, ah...
BARTOLO.
A machiner quelque espiéglerie sans doute? Et tu ne l'as pas vu?
L'ÉVEILLÉ.
Sûrement je l'ai vu, puisqu'il m'a trouvé tout malade, à ce qu'il dit; et faut bien que ça soit vrai, car j'ai commencé à me douloir[78] dans tous les membres, rien qu'en l'en entendant parl... Ah, ah, ah...
BARTOLO le contrefait.
Rien qu'en l'en entendant!... Où donc est ce vaurien de la Jeunesse[79]? Droguer ce petit garçon sans mon ordonnance! Il y a quelque friponnerie là-dessous.
SCENE VII.
LES ACTEURS PRÉCÉDENS. (La Jeunesse arrive en vieillard, avec une canne en béquille; il éternue plusieurs fois.)
L'ÉVEILLÉ, toujours bâillant.
La Jeunesse.
BARTOLO.
Tu éternueras dimanche.
LA JEUNESSE.
Voilà plus de cinquante... cinquante fois... dans un moment. (Il éternue.) Je suis brisé.
BARTOLO.
Comment! Je vous demande à tous deux s'il est entré quelqu'un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce Barbier...
L'ÉVEILLÉ, continuant de bâiller.
Est-ce que c'est quelqu'un donc Monsieur Figaro? Aah, ah...
Je parie que le rusé s'entend avec lui.
L'ÉVEILLÉ, pleurant comme un sot.
Moi... Je m'entends!...
LA JEUNESSE, éternuant.
Eh mais, Monsieur, y a-t-il... y a-t-il de la justice?
BARTOLO[81].
De la justice! C'est bon entre vous autres misérables, la justice! Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.
LA JEUNESSE, éternuant.
Mais pardi, quand une chose est vraie...
BARTOLO.
Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu'elle soit vraie, je prétends bien qu'elle ne soit pas vraie. Il n'y auroit qu'à permettre à tous ces faquins-là d'avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l'autorité.
LA JEUNESSE, éternuant.
J'aime autant recevoir mon congé. Un service terrible, et toujours un train d'enfer.
L'ÉVEILLÉ, pleurant.
Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable.
BARTOLO.
Sors donc, pauvre homme de bien. (Il les contrefait.) Et t'chi et t'cha; l'un m'éternue au nez, l'autre m'y bâille.
LA JEUNESSE.
Ah! Monsieur, je vous jure que sans Mademoiselle, il n'y auroit... il n'y auroit pas moyen de rester dans la maison[82].
(Il sort en éternuant.)
SCENE VIII.
BARTHOLO, DON BAZILE, FIGARO, caché dans le cabinet, paroît de temps en temps, et les écoute.
BARTOLO.
Ah! Don Bazile, vous veniez donner à Rosine sa leçon de musique?
BAZILE.
C'est ce qui presse le moins.
BARTOLO.
J'ai passé chez vous sans vous trouver.
BAZILE.
J'étois sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse.
BARTOLO.
Pour vous?
BAZILE.
Non, pour vous. Le Comte Almaviva est dans cette Ville.
BARTOLO.
Parlez bas. Celui qui faisoit chercher Rosine dans tout Madrid?
BAZILE.
Il loge à la grande place et sort tous les jours déguisé.
BARTOLO.
Il n'en faut point douter, cela me regarde. Et que faire?
BAZILE.
Si c'étoit un particulier, on viendroit à bout de l'écarter.
BARTOLO.
Oui, en s'embusquant le soir, armé, cuirassé...
BAZILE.
Bone Deus! Se compromettre! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure, et, pendant la fermentation, calomnier à dire d'Experts; concedo.
BARTOLO.
Singulier moyen de se défaire d'un homme!
La calomnie, Monsieur? Vous ne savez gueres ce que vous dédaignez; j'ai vu les plus honnêtes gens prêts d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande Ville, en s'y prenant bien: et nous avons ici des gens d'une adresse!... D'abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et seme en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, sifler, s'enfler, grandir à vue d'œil; elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grace au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisteroit?
BARTOLO.
Mais quel radotage me faites-vous donc-là, Bazile? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation?
BAZILE.
Comment, quel rapport? Ce qu'on fait par-tout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d'approcher.
BARTOLO.
D'approcher? Je prétends bien épouser Rosine avant qu'elle apprenne seulement que ce Comte existe.
BAZILE.
En ce cas, vous n'avez pas un instant à perdre.
BARTOLO.
Et à qui tient-il, Bazile? Je vous ai chargé de tous les détails de cette affaire.
BAZILE.
Oui. Mais vous avez lésiné sur les frais, et, dans l'harmonie du bon ordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonnances[84] qu'on doit toujours préparer et sauver par l'accord parfait de l'or.
BARTOLO, lui donnant de l'argent.
Il faut en passer par où vous voulez; mais finissons.
BAZILE.
Cela s'appelle parler. Demain tout sera terminé; c'est à vous d'empêcher que personne, aujourd'hui, ne puisse instruire la Pupille.
BARTOLO.
Fiez-vous-en à moi. Viendrez-vous ce soir, Bazile?
BAZILE.
N'y comptez pas. Votre mariage seul m'occupera toute la journée; n'y comptez pas.
BARTOLO l'accompagne.
Serviteur.
BAZILE.
Restez, Docteur, restez donc.
BARTOLO.
Non pas. Je veux fermer sur vous la porte de la rue.
SCENE IX.
FIGARO, seul, sortant du cabinet.
Oh! la bonne précaution! Fermes, fermes la porte de la rue, et moi je vais la r'ouvrir au Comte en sortant. C'est un grand maraud que ce Bazile! heureusement il est encore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Bazile! il médiroit qu'on ne le croiroit pas.
SCENE X.
ROSINE, accourant; FIGARO.
ROSINE.
Quoi! vous êtes encore-là, Monsieur Figaro?
FIGARO.
Très-heureusement pour vous, Mademoiselle. Votre Tuteur et votre Maître de Musique, se croyant seuls ici, viennent de parler à cœur ouvert...
ROSINE.
Et vous les avez écoutés, Monsieur Figaro? Mais savez-vous que c'est fort mal?
FIGARO.
D'écouter? C'est pourtant ce qu'il y a de mieux pour bien entendre. Apprenez que votre Tuteur se dispose à vous épouser demain.
ROSINE.
Ah! grands Dieux!
FIGARO.
Ne craignez rien, nous lui donnerons tant d'ouvrage, qu'il n'aura pas le tems de songer à celui-là.
ROSINE.
Le voici qui revient, sortez donc par le petit escalier: vous me faites mourir de frayeur.
(Figaro s'enfuit.)
SCENE XI.
BARTHOLO, ROSINE.
ROSINE.
Vous étiez ici avec quelqu'un, Monsieur?
BARTOLO.
Don Bazile que j'ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé que c'eût été Monsieur Figaro.
ROSINE.
Cela m'est fort égal, je vous assure.
BARTOLO.
Je voudrois bien savoir ce que ce Barbier avoit de si pressé à vous dire?
ROSINE.
Faut-il parler sérieusement? Il m'a rendu compte de l'état de Marceline, qui même n'est pas trop bien, à ce qu'il dit.
BARTOLO.
Vous rendre compte? Je vais parier qu'il étoit chargé de vous remettre quelque lettre.
ROSINE.
Et de qui, s'il vous plaît?
BARTOLO.
Oh, de qui! De quelqu'un que les femmes ne nomment jamais. Que sais-je, moi? Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.
ROSINE, à part.
Il n'en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien que cela fût.
BARTOLO regarde les mains de Rosine.
Cela est. Vous avez écrit.
ROSINE, avec embarras.
Il seroit assez plaisant que vous eussiez le projet de m'en faire convenir.
BARTOLO, lui prenant la main droite[85].
Moi, point du tout; mais votre doigt encore taché d'encre! hein? rusée Signora!
ROSINE, à part.
BARTOLO, lui tenant toujours la main.
Une femme se croit bien en sûreté parce qu'elle est seule.
ROSINE.
Ah! sans doute... La belle preuve!... Finissez donc, Monsieur, vous me tordez le bras. Je me suis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie, et l'on m'a toujours dit qu'il falloit aussi-tôt tremper dans l'encre; c'est ce que j'ai fait.
BARTOLO.
C'est ce que vous avez fait? Voyons donc si un second témoin confirmera la déposition du premier. C'est ce cahier de papier où je suis certain qu'il y avoit six feuilles; car je les compte tous les matins, aujourd'hui encore.
ROSINE, à part.
Oh! imbécille! (haut) la sixième...
BARTOLO, comptant.
Trois, quatre, cinq; je vois bien qu'elle n'y est pas, la sixième.
ROSINE, baissant les yeux.
La sixiéme, je l'ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j'ai envoyés à la petite Figaro.
BARTOLO.
A la petite Figaro? Et la plume qui étoit toute neuve, comment est-elle devenue noire? est-ce en écrivant l'adresse de la petite Figaro?
Cet homme a un instinct de jalousie!... (Haut.) Elle m'a servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode au tambour.
BARTOLO.
Que cela est édifiant! Pour qu'on vous crût, mon enfant, il faudroit ne pas rougir en déguisant coup sur coup la vérité; mais c'est ce que vous ne savez pas encore.
ROSINE.
Et qui ne rougiroit pas, Monsieur, de voir tirer des conséquences aussi malignes des choses le plus innocemment faites?
BARTOLO.
Certes, j'ai tort; se brûler le doigt, le tremper dans l'encre, faire des cornets aux bonbons de la petite Figaro, et dessiner ma veste au tambour! quoi de plus innocent! Mais que de mensonges entassés pour cacher un seul fait!... Je suis seule, on ne me voit point; je pourrai mentir à mon aise; mais le bout du doigt reste noir! la plume est tachée, le papier manque; on ne sauroit penser à tout. Bien certainement, Signora, quand j'irai par la Ville, un bon double tour me répondra de vous.
SCENE XII.
LE COMTE, BARTHOLO, ROSINE.
LE COMTE, en uniforme de cavalerie, ayant l'air d'être entre deux vins et chantant: Réveillons-la, etc.
BARTOLO.
Mais que nous veut cet homme? Un Soldat! Rentrez chez vous, Signora.
LE COMTE chante: Réveillons-la, et s'avance vers Rosine.
Qui de vous deux, Mesdames, se nomme le Docteur Balordo? (A Rosine, bas.) Je suis Lindor.
BARTOLO.
Bartholo!
ROSINE, à part.
Il parle de Lindor.
LE COMTE.
Balordo, Barque à l'eau, je m'en moque comme de ça. Il s'agit seulement de savoir laquelle des deux... (A Rosine, lui montrant un papier.)[87] Prenez cette lettre.
BARTOLO.
Laquelle! vous voyez bien que c'est moi. Laquelle! Rentrez donc, Rosine, cet homme paroît avoir du vin.
ROSINE.
C'est pour cela, Monsieur; vous êtes seul. Une femme en impose quelquefois.
BARTOLO.
Rentrez, rentrez; je ne suis pas timide.
SCENE XIII.
LE COMTE, BARTHOLO.
LE COMTE.
Oh! je vous ai reconnu d'abord à votre signalement.
BARTOLO, au Comte, qui serre la lettre.
Qu'est-ce que c'est donc que vous cachez-là dans votre poche?
LE COMTE.
Je le cache dans ma poche pour que vous ne sachiez pas ce que c'est.
BARTOLO.
Mon signalement? Ces gens-là croient toujours parler à des Soldats!
LE COMTE.
Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votre signalement?
|
Le chef branlant, la tête chauve, Les yeux vérons, le regard fauve, L'air farouche d'un algonquin[88]... |
BARTOLO.
Qu'est-ce que cela veut dire! Êtes-vous ici pour m'insulter? Délogez à l'instant.
LE COMTE.
Déloger! Ah, fi! que c'est mal parler! Savez-vous lire, Docteur... Barbe à l'eau?
BARTOLO.
Autre question saugrenue.
LE COMTE.
Oh! que cela ne vous fasse point de peine, car, moi qui suis pour le moins aussi Docteur que vous...
BARTOLO.
Comment cela?
LE COMTE.
Est-ce que je ne suis pas le Médecin des chevaux du Régiment? Voilà pourquoi l'on m'a exprès logé chez un confrère.
Oser comparer un Maréchal!...
LE COMTE.
AIR: Vive le vin.
| { Non, Docteur, je ne prétends pas | |
| Sans chanter. | { Que notre art obtienne le pas |
| { Sur Hypocrate et sa brigade. | |
| { Votre savoir, mon camarade, | |
| En chantant. | { Est d'un succès plus général; |
| { Car, s'il n'emporte point le mal, | |
| { Il emporte au moins le malade. |
C'est-il poli, ce que je vous dis-là?
BARTOLO.
Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier, le plus grand et le plus utile des arts!
LE COMTE.
Utile tout-à-fait pour ceux qui l'exercent.
BARTOLO.
Un art dont le soleil s'honore d'éclairer les succès.
LE COMTE.
Et dont la terre s'empresse de couvrir les bévues[90].
BARTOLO.
On voit bien, mal-appris, que vous n'êtes habitué de parler qu'à des chevaux.
LE COMTE.
Parler à des chevaux! Ah! Docteur[91], pour un Docteur d'esprit... N'est-il pas de notoriété que le Maréchal guérit toujours ses malades sans leur parler; au lieu que le Médecin parle beaucoup aux siens...
BARTOLO.
Sans les guérir, n'est-ce pas?
LE COMTE.
C'est vous qui l'avez dit[92].
BARTOLO.
Qui diable envoie ici ce maudit ivrogne?
LE COMTE.
Je crois que vous me lâchez des épigrammes d'amour!
BARTOLO.
Enfin, que voulez-vous? que demandez-vous?
LE COMTE, feignant une grande colère.
Eh bien donc, il s'enflamme! Ce que je veux? Est-ce que vous ne le voyez pas?
SCENE XIV.
ROSINE, LE COMTE, BARTHOLO.
ROSINE, accourant.
Monsieur le Soldat, ne vous emportez point, de grace. (A Bartholo.) Parlez-lui doucement, Monsieur; un homme qui déraisonne.
LE COMTE.
Vous avez raison; il déraisonne, lui, mais nous sommes raisonnables, nous! Moi poli, et vous jolie[93]... enfin suffit. La vérité, c'est que je ne veux avoir affaire qu'à vous dans la maison.
ROSINE.
Que puis-je pour votre service, Monsieur le Soldat?
LE COMTE.
Une petite bagatelle, mon enfant[94]. Mais s'il y a de l'obscurité dans mes phrases...
ROSINE.
J'en saisirai l'esprit.
LE COMTE, lui montrant la lettre.
Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il s'agit seulement... mais je dis en tout bien, tout honneur, que vous me donniez à coucher ce soir.
BARTOLO.
Rien que cela?
LE COMTE.
Pas davantage. Lisez le billet doux que notre Maréchal des Logis vous écrit.
BARTOLO.
Voyons. (Le Comte cache la lettre et lui donne un autre papier. Bartholo lit.) «Le docteur Bartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera...
LE COMTE, appuyant.
Couchera.
BARTOLO.
«Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit l'Écolier, Cavalier au Régiment...»
ROSINE.
C'est lui, c'est lui-même.
BARTOLO, vivement à Rosine.
Qu'est-ce qu'il y a?
LE COMTE.
Eh bien! ai-je tort à présent, Docteur Barbaro?
BARTOLO.
On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m'estropier de toutes les manières possibles. Allez au diable! Barbaro! Barbe à l'eau! et dites à votre impertinent Maréchal des Logis que[95], depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre.
LE COMTE, à part.
O Ciel! fâcheux contre temps[96]!
BARTOLO.
Ah! ah! notre ami, cela vous contrarie et vous dégrise un peu? Mais n'en décampez pas moins à l'instant.
LE COMTE, à part.
J'ai pensé me trahir! (Haut.) Décamper[97]! Si vous êtes exempt des gens de guerre, vous n'êtes pas exempt de politesse, peut-être? Décamper! Montrez-moi votre brevet d'exemption, quoique je ne sache pas lire, je verrai bientôt...
BARTOLO.
Qu'à cela ne tienne. Il est dans ce bureau.
LE COMTE, pendant qu'il y va, dit, sans quitter sa place.
Ah! ma belle Rosine!
ROSINE.
Quoi, Lindor, c'est-vous?
LE COMTE[98].
Recevez au moins cette lettre.
ROSINE.
Prenez garde, il a les yeux sur nous.
LE COMTE.
Tirez votre mouchoir, je la laisserai tomber.
(Il s'approche.)
BARTOLO.
Doucement, doucement, Seigneur Soldat, je n'aime point qu'on regarde ma femme de si près.
LE COMTE.
Elle est votre femme?
BARTOLO.
Eh! quoi donc?
LE COMTE.
Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel; il y a au moins trois générations entr'elle et vous[99].
BARTOLO lit un parchemin.
«Sur les bons et fidèles témoignages qui nous ont été rendus.....»
LE COMTE donne un coup de main sous les parchemins, qui les envoie au plancher.
Est-ce que j'ai besoin de tout ce verbiage?
BARTOLO[100].
Savez-vous bien, Soldat, que si j'appelle mes gens, je vous fais traiter sur le champ comme vous le méritez?
LE COMTE.
Bataille? Ah! volontiers, Bataille! c'est mon métier à moi. (Montrant son pistolet de ceinture.) Et voici de quoi leur jetter de la poudre aux yeux. Vous n'avez peut-être jamais vu de Bataille, Madame?
ROSINE.
Ni ne veux en voir.
LE COMTE.
Rien n'est pourtant aussi gai que Bataille. Figurez-vous (Poussant le Docteur) d'abord que l'ennemi est d'un côté du ravin, et les amis de l'autre. (A Rosine, en lui montrant la lettre.) Sortez le mouchoir. (Il crache à terre.) Voilà le ravin, cela s'entend[101].
ROSINE tire son mouchoir, le Comte laisse tomber sa lettre entre elle et lui.
BARTOLO, se baissant.
Ah! ah!...
LE COMTE la reprend et dit.
Tenez... moi qui allois vous apprendre ici les secrets de mon métier... Une femme bien discrette en vérité! Ne voilà-t-il pas un billet doux qu'elle laisse tomber de sa poche[102]?
BARTOLO.
Donnez, donnez.
LE COMTE.
Dulciter, Papa! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbe étoit tombée de la vôtre?...
ROSINE avance la main.
Ah! je sais ce que c'est, Monsieur le Soldat.
(Elle prend la lettre, qu'elle cache dans la petite poche de son tablier[103].)
BARTOLO.
Sortez-vous enfin?
LE COMTE.
Eh bien, je sors; adieu, Docteur; sans rancune. Un petit compliment, mon cœur: priez la mort de m'oublier encore quelques campagnes; la vie ne m'a jamais été si chère.
BARTOLO.
Allez toujours, si j'avois ce crédit-là sur la mort...
LE COMTE.
Sur la mort? Ah! Docteur! vous faites tant de choses pour elle, qu'elle n'a rien à vous refuser.
(Il sort.)
SCENE XV.
BARTHOLO, ROSINE.
BARTOLO le regarde aller.
Il est enfin parti. (A part.) Dissimulons.
ROSINE.
Convenez pourtant, Monsieur, qu'il est bien gai ce jeune Soldat! A travers son ivresse, on voit qu'il ne manque ni d'esprit ni d'une certaine éducation.
BARTOLO.
Heureux, m'amour, d'avoir pu nous en délivrer! mais n'es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu'il t'a remis?
ROSINE.
Quel papier?
BARTOLO.
Celui qu'il a feint de ramasser pour te le faire accepter.
ROSINE.
Bon! c'est la lettre de mon cousin l'Officier, qui étoit tombée de ma poche.
BARTOLO.
J'ai idée, moi, qu'il l'a tirée de la sienne.
ROSINE.
Je l'ai très-bien reconnue.
BARTOLO.
Qu'est-ce qu'il coûte d'y regarder?
ROSINE.
Je ne sais pas seulement ce que j'en ai fait.
BARTOLO, montrant la pochette.
Tu l'as mise là.
ROSINE.
Ah! ah! par distraction.
BARTOLO.
Ah! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie.
ROSINE, à part.
Si je ne le mets pas en colere, il n'y aura pas moyen de refuser.
BARTOLO.
Donnes donc, mon cœur.
ROSINE.
Mais quelle idée avez-vous en insistant, Monsieur? Est-ce encore quelque méfiance?
BARTOLO.
Mais, vous! Quelle raison avez-vous de ne pas le montrer?
ROSINE.
Je vous répète, Monsieur, que ce papier n'est autre que la lettre de mon cousin, que vous m'avez rendue hier toute décachetée; et puisqu'il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.
BARTOLO.
ROSINE.
Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés? Si c'est jalousie, elle m'insulte; s'il s'agit de l'abus d'une autorité usurpée, j'en suis plus révoltée encore.
BARTOLO.
Comment révoltée! Vous ne m'avez jamais parlé ainsi.
ROSINE.
Si je me suis modérée jusqu'à ce jour, ce n'étoit pas pour vous donner le droit de m'offenser impunément.
BARTOLO.
De quelle offense parlez-vous?
ROSINE.
C'est qu'il est inoui qu'on se permette d'ouvrir les lettres de quelqu'un.
BARTOLO.
De sa femme?
ROSINE.
Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donneroit-on la préférence d'une indignité qu'on ne fait à personne?
BARTOLO.
Vous voulez me faire prendre le change et détourner mon attention du billet, qui, sans doute, est une missive de quelqu'amant! mais je le verrai, je vous assure.
ROSINE.
Vous ne le verrez pas. Si vous m'approchez, je m'enfuis de cette maison, et je demande retraite au premier venu.
BARTOLO.
Qui ne vous recevra point.
ROSINE.
C'est ce qu'il faudra voir.
BARTOLO.
Nous ne sommes pas ici en France, où l'on donne toujours raison aux femmes; mais pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte.
ROSINE, pendant qu'il y va.
Ah Ciel! que faire?... Mettons vîte à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu à la prendre. (Elle fait l'échange, et met la lettre du cousin dans la pochette, de façon qu'elle sort un peu.)
BARTOLO, revenant.
Ah! j'espère maintenant la voir.
ROSINE.
De quel droit, s'il vous plaît?
BARTOLO.
Du droit le plus universellement reconnu, celui du plus fort[104].
ROSINE.
On me tuera plutôt que de l'obtenir de moi.
BARTOLO, frappant du pied.
Madame! Madame!...
ROSINE tombe sur un fauteuil et feint de se trouver mal.
Ah! quelle indignité!...
BARTOLO.
Donnez cette lettre, ou craignez ma colere.
ROSINE, renversée.
Malheureuse Rosine!
BARTOLO.
Qu'avez-vous donc?
ROSINE.
Quel avenir affreux!
BARTOLO.
Rosine!
ROSINE.
J'étouffe de fureur!
BARTOLO.
Elle se trouve mal.
BARTOLO, à part.
Dieux! la lettre! Lisons-la sans qu'elle en soit instruite. (Il lui tâte le poulx et prend la lettre, qu'il tâche de lire en se tournant un peu.)
ROSINE, toujours renversée.
Infortunée! ah!...
BARTOLO lui quitte le bras, et dit à part.
Quelle rage a-t-on d'apprendre ce qu'on craint toujours de savoir!
ROSINE.
Ah! pauvre Rosine!
L'usage des odeurs... produit ces affections spasmodiques. (Il lit par derriere le fauteuil, en lui tâtant le poulx. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait un geste de tête, et se remet sans parler.)
BARTOLO, à part.
O Ciel! c'est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude! Comment l'appaiser maintenant? Qu'elle ignore au moins que je l'ai lue! (Il fait semblant de la soutenir et remet la lettre dans la pochette.)
ROSINE soupire.
BARTOLO.
Eh bien! ce n'est rien, mon enfant; un petit mouvement de vapeurs, voilà tout; car ton poulx n'a seulement pas varié. (Il va prendre un flacon sur la console.)
ROSINE, à part.
Il a remis la lettre: fort bien[107]!
BARTOLO.
Ma chere Rosine, un peu de cette eau spiritueuse.
ROSINE.
Je ne veux rien de vous; laissez-moi.
BARTOLO[108].
Je conviens que j'ai montré trop de vivacité sur ce billet.
ROSINE.
Il s'agit bien du billet. C'est votre façon de demander les choses qui est révoltante.
BARTOLO, à genoux.
Pardon; j'ai bientôt senti tous mes torts, et tu me vois à tes pieds, prêt à les réparer.
ROSINE.
Oui, pardon! Lorsque vous croyez que cette lettre ne vient pas de mon cousin.
BARTOLO.
Qu'elle soit d'un autre ou de lui, je ne veux aucun éclaircissement.
ROSINE, lui présentant la lettre.
Vous voyez qu'avec de bonnes façons, on obtient tout de moi. Lisez-la.
BARTOLO.
Cet honnête procédé dissiperoit mes soupçons si j'étois assez malheureux pour en conserver.
ROSINE.
Lisez-la donc, Monsieur.
BARTOLO se retire.
A Dieu ne plaise que je te fasse une pareille injure!
ROSINE.
Vous me contrariez de la refuser.
BARTOLO.
Reçois en réparation cette marque de ma parfaite confiance. Je vais voir la pauvre Marceline, que ce Figaro a, je ne sais pourquoi, saignée du pied; n'y viens-tu pas aussi?
ROSINE.
J'y monterai dans un moment.
BARTOLO.
Puisque la paix est faite, mignonne, donnes-moi ta main. Si tu pouvois m'aimer! ah! comme tu serois heureuse!
ROSINE, baissant les yeux.
Si vous pouviez me plaire, ah! comme je vous aimerois!
BARTOLO.
Je te plairai, je te plairai; quand je te dis que je te plairai. (Il sort.)
ROSINE le regarde aller.
Ah Lindor! il dit qu'il me plaira!... Lisons cette lettre, qui a manqué de me causer tant de chagrin. (Elle lit et s'écrie.) Ah!... j'ai lu trop tard: il me recommande de tenir une querelle ouverte avec mon Tuteur; j'en avois une si bonne, et je l'ai laissée échapper[109]. En recevant la lettre, j'ai senti que je rougissois jusqu'aux yeux. Ah! mon Tuteur a raison. Je suis bien loin d'avoir cet usage du monde, qui, me dit-il souvent, assure le maintien des femmes en toute occasion; mais un homme injuste parviendroit à faire une rusée de l'innocence même.
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III.
SCENE PREMIERE.
BARTOLO, seul et désolé.
Quelle humeur! quelle humeur! Elle paroissoit appaisée... Là, qu'on me dise qui diable lui a fourré dans la tête de ne plus vouloir prendre leçon de Don Bazile! Elle sait qu'il se mêle de mon mariage... (On heurte à la porte.) Faites tout au monde pour plaire aux femmes; si vous omettez un seul petit point... je dis un seul.... (On heurte une seconde fois.) Voyons qui c'est.
SCENE II.
BARTHOLO, LE COMTE en Bâchelier.
LE COMTE.
Que la paix et la joie habitent toujours céans!
BARTOLO, brusquement.
Jamais souhait ne vint plus à propos. Que voulez-vous?
LE COMTE.
Monsieur, je suis Alonzo, Bâchelier, Licencié...
BARTOLO.
Je n'ai pas besoin de Précepteur.
LE COMTE.
...Élève de Don Bazile, Organiste du Grand Couvent, qui a l'honneur de montrer la Musique à Madame votre...
BARTOLO.
Bazile! Organiste! qui a l'honneur! Je le sais, au fait.
LE COMTE.
(A part.) Quel homme! (Haut.) Un mal subit qui le force à garder le lit...
BARTOLO.
Garder le lit! Bazile! Il a bien fait d'envoyer; je vais le voir à l'instant.
LE COMTE.
(A part.) Oh diable! (Haut.) Quand je dis le lit, Monsieur, c'est... la chambre que j'entends.
BARTOLO.
Ne fût-il qu'incommodé; marchez devant, je vous suis.
Monsieur, j'étois chargé... Personne ne peut-il nous entendre?
BARTOLO.
(A part.) C'est quelque fripon. (Haut.) Eh! non, Monsieur le mystérieux! Parlez sans vous troubler, si vous pouvez.
LE COMTE.
(A part.) Maudit vieillard! (Haut.) Don Bazile m'avoit chargé de vous apprendre...
BARTOLO.
Parlez haut, je suis sourd d'une oreille.
LE COMTE, élevant la voix.
Ah! volontiers. Que le Comte Almaviva, qui restoit à la grande place...
BARTOLO, effrayé.
Parlez bas, parlez bas.
LE COMTE, plus haut.
...En est délogé ce matin. Comme c'est par moi qu'il a su que le Comte Almaviva...
BARTOLO.
Bas; parlez bas, je vous prie.
LE COMTE, du même ton.
...Étoit en cette ville, et que j'ai découvert que la Signora Rosine lui a écrit.
BARTOLO.
Lui a écrit? Tenez, asseyons-nous et jasons d'amitié. Vous avez découvert, dites-vous, que Rosine...
LE COMTE, fiérement.
Assurément. Bazile, inquiet pour vous de cette correspondance, m'avoit prié de vous montrer sa lettre; mais la maniere dont vous prenez les choses...
BARTOLO.
Eh mon Dieu! je les prends bien. Mais ne vous est-il donc pas possible de parler plus bas?
LE COMTE.
Vous êtes sourd d'une oreille, avez-vous dit.
BARTOLO.
Pardon, pardon, Seigneur Alonzo, si vous m'avez trouvé méfiant et dur; mais je suis tellement entouré d'intrigans, de piéges... Et puis votre tournure, votre âge, votre air... Pardon, pardon. Eh bien! vous avez la lettre?
LE COMTE.
A la bonne heure sur ce ton, Monsieur; mais je crains qu'on ne soit aux écoutes.
BARTOLO.
Eh! qui voulez-vous? Tous mes Valets sur les dents! Rosine enfermée de fureur! Le diable est entré chez moi. Je vais encore m'assurer... (Il va ouvrir doucement la porte de Rosine.)
LE COMTE, à part.
Je me suis enferré de dépit... Garder la lettre à présent! Il faudra m'enfuir: autant vaudroit n'être pas venu... la lui montrer. Si je puis en prévenir Rosine, la montrer est un coup de maître.
BARTOLO revient sur la pointe du pied.
Elle est assise auprès de sa fenêtre, le dos tourné à la porte, occupée à relire une lettre de son cousin l'Officier, que j'avois décachetée... Voyons donc la sienne.
LE COMTE lui remet la lettre de Rosine.
La voici. (A part.) C'est ma lettre qu'elle relit.
BARTOLO lit.
«Depuis que vous m'avez appris votre nom et votre état» Ah! la perfide, c'est bien là sa main.
LE COMTE, effrayé.
Parlez donc bas à votre tour.
BARTOLO.
Quelle obligation, mon cher!...
Quand tout sera fini, si vous croyez m'en devoir, vous serez le maître... D'après un travail que fait actuellement Don Bazile avec un homme de Loi...
BARTOLO.
Avec un homme de Loi, pour mon mariage?
LE COMTE.
Sans doute. Il m'a chargé de vous dire que tout peut être prêt pour demain[112]. Alors, si elle résiste...
BARTOLO.
Elle résistera.
LE COMTE veut reprendre la lettre, Bartholo la serre.
Voilà l'instant où je puis vous servir; nous lui montrerons sa lettre, et, s'il le faut (plus mystérieusement), j'irai jusqu'à lui dire que je la tiens d'une femme à qui le Comte l'a sacrifiée; vous sentez que le trouble, la honte, le dépit, peuvent la porter sur le champ...
BARTOLO, riant.
De la calomnie! mon cher ami, je vois bien maintenant que vous venez de la part de Bazile... Mais pour que ceci n'eût pas l'air concerté, ne seroit-il pas bon qu'elle vous connût d'avance?
LE COMTE réprime un grand mouvement de joie.
C'étoit assez l'avis de Don Bazile; mais comment faire? Il est tard... au peu de tems qui reste...
Je dirai que vous venez en sa place. Ne lui donnerez-vous pas bien une leçon?
LE COMTE[114].
Il n'y a rien que je ne fasse pour vous plaire. Mais prenez garde que toutes ces histoires de Maîtres supposés sont de vieilles finesses, des moyens de Comédie; si elle va se douter?...
BARTOLO.
Présenté par moi? Quelle apparence? Vous avez plus l'air d'un amant déguisé que d'un ami officieux.
LE COMTE.
Oui? Vous croyez donc que mon air peut aider à la tromperie?
BARTOLO.
Je le donne au plus fin à deviner. Elle est ce soir d'une humeur horrible. Mais quand elle ne feroit que vous voir... son clavecin est dans ce cabinet. Amusez-vous en l'attendant, je vais faire l'impossible pour l'amener.
LE COMTE.
Gardez-vous bien de lui parler de la lettre.
BARTOLO.
Avant l'instant décisif? Elle perdroit tout son effet. Il ne faut pas me dire deux fois les choses; il ne faut pas me les dire deux fois. (Il s'en va.)
SCENE III.
Me voilà sauvé. Ouf! Que ce diable d'homme est rude à manier! Figaro le connoit bien. Je me voyois mentir; cela me donnoit un air plat et gauche; et il a des yeux?... Ma foi, sans l'inspiration subite de la lettre, il faut l'avouer, j'étois éconduit comme un sot. O ciel! on dispute là-dedans. Si elle allait s'obstiner à ne pas venir! Écoutons..... Elle refuse de sortir de chez elle, et j'ai perdu le fruit de ma ruse. (Il retourne écouter.) La voici; ne nous montrons pas d'abord. (Il entre dans le cabinet.)
SCENE IV.
LE COMTE, ROSINE, BARTHOLO.
ROSINE, avec une colere simulée.
Tout ce que vous direz est inutile, Monsieur, j'ai pris mon parti, je ne veux plus entendre parler de Musique.
BARTOLO.
Écoute-donc, mon enfant; c'est le Seigneur Alonzo, l'élève et l'ami de Don Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins.—La Musique te calmera, je t'assure.
ROSINE.
Oh! pour cela, vous pouvez vous en détacher; si je chante ce soir!... Où donc est-il ce Maître que vous craignez de renvoyer? Je vais, en deux mots, lui donner son compte et celui de Bazile. (Elle apperçoit son Amant. Elle fait un cri.) Ah!...
BARTOLO.
Qu'avez-vous?
ROSINE, les deux mains sur son cœur, avec un grand trouble.
Ah! mon Dieu, Monsieur... Ah! mon Dieu, Monsieur.
BARTOLO.
Elle se trouve encore mal... Seigneur Alonzo[116]?
ROSINE.
Non, je ne me trouve pas mal... mais c'est qu'en me tournant... Ah!...
LE COMTE.
Le pied vous a tourné, Madame?
ROSINE.
Ah! oui, le pied m'a tourné. Je me suis fait un mal horrible.
LE COMTE.
Je m'en suis bien apperçu.
ROSINE, regardant le Comte.
Le coup m'a porté au cœur.
Un siége, un siége. Et pas un fauteuil ici?
(Il va le chercher.)
LE COMTE.
Ah Rosine!
ROSINE.
Quelle imprudence!
LE COMTE.
J'ai mille choses essentielles à vous dire.
ROSINE.
Il ne nous quittera pas.
LE COMTE.
Figaro va venir nous aider.
BARTOLO[118] apporte un fauteuil.
Tiens, mignonne, assieds-toi.—Il n'y a pas d'apparence, Bâchelier, qu'elle prenne de leçon ce soir; ce sera pour un autre jour. Adieu.
ROSINE, au Comte.
Non, attendez, ma douleur est un peu apaisée. (A Bartholo.) Je sens que j'ai eu tort avec vous, Monsieur. Je veux vous imiter en réparant sur le champ...
BARTOLO.
Oh! le bon petit naturel de femme! Mais après une pareille émotion, mon enfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort. Adieu, adieu, Bâchelier.
ROSINE, au Comte.
Un moment, de grâce! (A Bartholo.) Je croirai, Monsieur, que vous n'aimez pas à m'obliger si vous m'empêchez de vous prouver mes regrets en prenant ma leçon.
LE COMTE, à part, à Bartholo.
Ne la contrarions pas, si vous m'en croyez.
BARTOLO.
Voilà qui est fini, mon amoureuse. Je suis si loin de chercher à te déplaire, que je veux rester là tout le tems que tu vas étudier.
ROSINE.
Non, Monsieur: je sais que la musique n'a nul attrait pour vous.
BARTOLO.
Je t'assure que ce soir elle m'enchantera.
ROSINE[119], au Comte, à part.
Je suis au supplice.
LE COMTE, prenant un papier de musique sur le pupitre.
Est-ce là ce que vous voulez chanter, Madame?
ROSINE.
Oui, c'est un morceau très-agréable de la Précaution inutile.
BARTOLO.
Toujours la Précaution inutile?
LE COMTE.
C'est ce qu'il y a de plus nouveau aujourd'hui. C'est une image du Printems, d'un genre assez vif. Si Madame veut l'essayer...
ROSINE, regardant le Comte.
Avec grand plaisir: un tableau du printems me ravit; c'est la jeunesse de la nature. Au sortir de l'Hiver, il semble que le cœur acquière un plus haut degré de sensibilité: comme un esclave enfermé depuis long-tems goûte avec plus de plaisir le charme de la liberté qui vient de lui être offerte.
BARTOLO, bas, au Comte.
Toujours des idées romanesques en tête.
LE COMTE, bas.
BARTOLO.
Parbleu! (Il va s'asseoir dans le fauteuil qu'a occupé Rosine.)
|
Quand, dans la plaine, L'amour ramène Le Printemps, Si chéri des amans; Tout reprend l'être, Son feu pénètre Dans les fleurs, Et dans les jeunes cœurs. On voit les troupeaux Sortir des hameaux; Dans tous les côteaux, Les cris des agneaux Retentissent; Ils bondissent; Tout fermente, Tout augmente; Les brebis paissent Les fleurs qui naissent; Les chiens fidèles Veillent sur elles; Mais Lindor, enflammé, Ne songe guère Qu'au bonheur d'être aimé De sa Bergère. |
MÊME AIR
|
Loin de sa mère, Cette Bergère Va chantant, Où son Amant l'attend; Par cette ruse L'amour l'abuse; Mais chanter, Sauve-t-il du danger? Les doux chalumeaux, Les chants des oiseaux, Ses charmes naissans, Ses quinze ou seize ans, Tout l'excite, Tout l'agite; La pauvrette S'inquiette; De sa retraite, Lindor la guette; Elle s'avance; Lindor s'élance; Il vient de l'embrasser: Elle, bien aise, Feint de se courroucer, Pour qu'on l'appaise. |
PETITE REPRISE.
|
Les soupirs, Les soins, les promesses, Les vives tendresses, Les plaisirs, Le fin badinage, Sont mis en usage; Et bientôt la Bergère Ne sent plus de colère. Si quelque jaloux Trouble un bien si doux, Nos Amans, d'accord, Ont un soin extrême... ...De voiler leur transport; Mais quand on s'aime, La gêne ajoute encor Au plaisir même. |
(En l'écoutant, Bartholo s'est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, se hasarde à prendre une main qu'il couvre de baisers. L'émotion ralentit le chant de Rosine, l'affoiblit, et finit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, au mot extrême. L'orchestre suit le mouvement de la Chanteuse, affoiblit son jeu et se tait avec elle. L'absence du bruit qui avoit endormi Bartholo le réveille. Le Comte se relève, Rosine et l'Orchestre reprennent subitement la suite de l'air. Si la petite reprise se répete, le même jeu recommence, etc.)
LE COMTE.
En vérité, c'est un morceau charmant, et Madame l'exécute avec une intelligence...
ROSINE.
Vous me flattez, Seigneur; la gloire est toute entière au Maître.
BARTOLO, bâillant.
Moi, je crois que j'ai un peu dormi pendant le morceau charmant. J'ai mes malades. Je vas, je viens, je toupille[121], et sitôt que je m'assieds, mes pauvres jambes...
(Il se lève et pousse le fauteuil.)
ROSINE, bas, au Comte.
LE COMTE.
Filons le temps.
BARTOLO.
Mais, Bâchelier, je l'ai déjà dit à ce vieux Bazile: est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de lui faire étudier des choses plus gaies que toutes ces grandes aria, qui vont en haut, en bas, en roulant, hi, ho, a, a, a, a, et qui me semblent autant d'enterremens? Là, de ces petits airs qu'on chantoit dans ma jeunesse, et que chacun retenoit facilement. J'en savois autrefois... Par exemple... (Pendant la ritournelle, il cherche en se grattant la tête et chante en faisant claquer ses pouces et dansant des genoux comme les vieillards.)
|
Veux-tu, ma Rosinette, Faire emplette, Du Roi des Maris?..... |
(Au Comte, en riant.) Il y a Fanchonnette dans la chanson; mais j'y ai substitué Rosinette, pour la lui rendre plus agréable et la faire cadrer aux circonstances. Ah, ah, ah, ah! Fort bien! pas vrai?
LE COMTE, riant.
Ah, ah, ah! Oui, tout au mieux.