Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile
SCENE V.
FIGARO, dans le fond; ROSINE, BARTHOLO, LE COMTE.
BARTOLO chante.
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Veux-tu, ma Rosinette, Faire emplette Du Roi des Maris? Je ne suis point Tircis; Mais la nuit, dans l'ombre, Je vaux encor mon prix; Et, quand il fait sombre, Les plus beaux chats sont gris. |
(Il répète la reprise en dansant. Figaro, derriere lui, imite ses mouvemens.)
Je ne suis point Tircis, etc.
(Appercevant Figaro.)[122] Ah! Entrez, Monsieur le Barbier; avancez, vous êtes charmant!
FIGARO salue.
Monsieur, il est vrai que ma mère me l'a dit autrefois; mais je suis un peu déformé depuis ce temps-là. (A part, au Comte.) Bravo, Monseigneur.
(Pendant toute cette Scène, le Comte fait ce qu'il peut pour parler à Rosine, mais l'œil inquiet et vigilant du Tuteur l'en empêche toujours, ce qui forme un jeu muet de tous les Acteurs, étranger au débat du Docteur et de Figaro.)
BARTOLO.
Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabat toute ma maison?
FIGARO.
Monsieur, il n'est pas tous les jours fête; mais, sans compter les soins quotidiens, Monsieur a pu voir que, lorsqu'ils en ont besoin, mon zèle n'attend pas qu'on lui commande...
BARTOLO.
Votre zèle n'attend pas! Que direz-vous, Monsieur le zèlé, à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? Et l'autre qui, depuis trois heures, éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle! que leur direz-vous?
FIGARO.
Ce que je leur dirai?
BARTOLO.
Oui!
FIGARO.
Je leur dirai... Eh parbleu! je dirai à celui qui éternue, Dieu vous bénisse, et va te coucher à celui qui bâille. Ce n'est pas cela, Monsieur, qui grossira le mémoire.
BARTOLO.
Vraiment non, mais c'est la saignée et les médicamens qui le grossiroient, si je voulois y entendre. Est-ce par zèle aussi que vous avez empaqueté les yeux de ma mule, et votre cataplasme lui rendra-t-il la vue?
FIGARO.
S'il ne lui rend pas la vue, ce n'est pas cela non plus qui l'empêchera d'y voir.
BARTOLO.
Que je le trouve sur le mémoire!... On n'est pas de cette extravagance-là!
FIGARO.
Ma foi, Monsieur, les hommes n'ayant gueres à choisir qu'entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit, je veux au moins du plaisir; et vive la joie! Qui sait si le monde durera encore trois semaines!
BARTOLO.
Vous feriez bien mieux, Monsieur le raisonneur, de me payer mes cent écus et les intérêts sans lanterner, je vous en avertis.
FIGARO.
Doutez-vous de ma probité, Monsieur? Vos cent écus! j'aimerois mieux vous les devoir toute ma vie que de les nier un seul instant.
BARTOLO.
Et dites-moi un peu comment la petite Figaro a trouvé les bonbons que vous lui avez portés?
FIGARO.
Quels bonbons? que voulez-vous dire?
BARTOLO.
Oui, ces bonbons, dans ce cornet fait avec cette feuille de papier à lettre, ce matin.
FIGARO.
Diable emporte si...
ROSINE, l'interrompant.
Avez-vous eu soin au moins de les lui donner de ma part, Monsieur Figaro? Je vous l'avois recommandé.
FIGARO.
Ah, ah! Les bonbons de ce matin? Que je suis bête, moi! j'avois perdu tout cela de vue... Oh! excellens, Madame, admirables.
BARTOLO.
Excellens! Admirables! Oui sans doute, Monsieur le Barbier, revenez sur vos pas! Vous faites-là un joli métier, Monsieur!
FIGARO.
Qu'est-ce qu'il a donc, Monsieur?
BARTOLO.
Et qui vous fera une belle réputation, Monsieur!
FIGARO.
BARTOLO.
Dites que vous la supporterez, Monsieur!
FIGARO.
Comme il vous plaira, Monsieur!
BARTOLO.
Vous le prenez bien haut, Monsieur! Sachez que quand je dispute avec un fat, je ne lui cède jamais.
FIGARO lui tourne le dos.
Nous différons en cela, Monsieur! moi je lui cède toujours.
BARTOLO.
Hein? qu'est-ce qu'il dit donc, Bâchelier?
FIGARO.
C'est que vous croyez avoir affaire à quelque Barbier de Village, et qui ne sait manier que le rasoir? Apprenez, Monsieur, que j'ai travaillé de la plume à Madrid, et que sans les envieux...
BARTOLO.
Eh! que n'y restiez-vous, sans venir ici changer de profession?
On fait comme on peut; mettez-vous à ma place.
BARTOLO.
Me mettre à votre place! Ah! parbleu, je dirois de belles sottises!
FIGARO.
Monsieur, vous ne commencez pas trop mal; je m'en rapporte à votre confrère qui est là rêvassant...
LE COMTE, revenant à lui.
Je... je ne suis pas le confrère de Monsieur.
FIGARO.
Non? Vous voyant ici à consulter, j'ai pensé que vous poursuiviez le même objet.
BARTOLO, en colère.
Enfin, quel sujet vous amène? Y a-t-il quelque lettre à remettre encore ce soir à Madame? Parlez, faut-il que je me retire?
FIGARO.
Comme vous rudoyez le pauvre monde! Eh! parbleu, Monsieur, je viens vous raser, voilà tout: n'est-ce pas aujourd'hui votre jour[124]?
BARTOLO.
Vous reviendrez tantôt.
FIGARO.
Ah! oui, revenir! toute la Garnison prend médecine demain matin; j'en ai obtenu l'entreprise par mes protections. Jugez donc comme j'ai du tems à perdre! Monsieur passe-t-il chez lui?
BARTOLO.
Non, Monsieur ne passe point chez lui. Et mais..... qui empêche qu'on ne me rase ici?
Vous êtes honnête! Et pourquoi pas dans mon appartement?
BARTOLO.
Tu te fâches? Pardon, mon enfant, tu vas achever de prendre ta leçon! c'est pour ne pas perdre un instant le plaisir de t'entendre.
FIGARO, bas, au Comte.
On ne le tirera pas d'ici! (Haut.) Allons, l'Éveillé, la Jeunesse; le bassin, de l'eau, tout ce qu'il faut à Monsieur.
BARTOLO.
Sans doute, appellez-les! Fatigués, harassés, moulus de votre façon, n'a-t-il pas fallu les faire coucher!
FIGARO.
Eh bien! j'irai tout chercher, n'est-ce pas, dans votre chambre? (Bas au Comte.) Je vais l'attirer dehors.
BARTOLO détache son trousseau de clés, et dit par réflexion:
Non, non, j'y vais moi-même. (Bas, au Comte, en s'en allant.) Ayez les yeux sur eux, je vous prie.
SCENE VI.
FIGARO, LE COMTE, ROSINE.
FIGARO.
Ah! que nous l'avons manqué belle! il alloit me donner le trousseau. La clé de la jalousie n'y est-elle pas?
ROSINE.
C'est la plus neuve de toutes.
SCENE VII.
BARTHOLO, FIGARO, LE COMTE, ROSINE.
BARTOLO, revenant.
(A part.) Bon! je ne sais ce que je fais de laisser ici ce maudit Barbier. (A Figaro.) Tenez. (Il lui donne le trousseau.) Dans mon cabinet, sous mon bureau; mais ne touchez à rien.
FIGARO.
La peste! il y feroit bon, méfiant comme vous êtes! (A part, en s'en allant.) Voyez comme le Ciel protège l'innocence!
SCENE VIII.
BARTHOLO, LE COMTE, ROSINE.
BARTOLO, bas, au Comte.
C'est le drôle qui a porté la lettre au Comte.
LE COMTE, bas.
Il m'a l'air d'un fripon.
BARTOLO.
Il ne m'attrapera plus.
LE COMTE.
Je crois qu'à cet égard le plus fort est fait.
BARTOLO.
Tout considéré, j'ai pensé qu'il étoit plus prudent de l'envoyer dans ma chambre que de le laisser avec elle.
LE COMTE.
Ils n'auroient pas dit un mot que je n'eusse été en tiers.
ROSINE.
Il est bien poli, Messieurs, de parler bas sans cesse! Et ma leçon?
(Ici l'on entend un bruit, comme de la vaisselle renversée.)
BARTOLO, criant.
Qu'est-ce que j'entends donc! Le cruel Barbier aura tout laissé tomber par l'escalier, et les plus belles pièces de mon nécessaire!... (Il court dehors.)
SCENE IX.
LE COMTE, ROSINE.
LE COMTE.
Profitons du moment que l'intelligence de Figaro nous ménage. Accordez-moi, ce soir, je vous en conjure, Madame, un moment d'entretien indispensable pour vous soustraire à l'esclavage où vous allez tomber.
ROSINE.
LE COMTE.
Je puis monter à votre jalousie; et quant à la lettre que j'ai reçue de vous ce matin, je me suis vu forcé......
SCENE X. [125]
ROSINE, BARTHOLO, FIGARO, LE COMTE.
BARTOLO.
Je ne m'étois pas trompé[127]; tout est brisé, fracassé.
FIGARO.
Voyez le grand malheur pour tant de train! On ne voit goutte sur l'escalier. (Il montre la clé au Comte.) Moi, en montant, j'ai accroché une clé....
BARTOLO.
On prend garde à ce qu'on fait. Accrocher une clé! L'habile homme!
FIGARO.
Ma foi, Monsieur, cherchez-en un plus subtil.
SCENE XI.
LES ACTEURS PRÉCÉDENS, DON BAZILE.
ROSINE, effrayée, à part.
Don Bazile!...
LE COMTE, à part.
Juste Ciel!
FIGARO, à part.
C'est le Diable!
BARTOLO va au devant de lui.
Ah! Bazile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n'a donc point eu de suites? En vérité, le Seigneur Alonzo m'avoit fort effrayé sur votre état; demandez-lui, je partois pour vous aller voir; et s'il ne m'avoit point retenu...
BAZILE, étonné.
Le Seigneur Alonzo?...
FIGARO frappe du pied.
Eh quoi! toujours des accrocs? Deux heures pour une méchante barbe... Chienne de pratique!
BAZILE, regardant tout le monde.
Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, Messieurs?...
FIGARO.
Vous lui parlerez quand je serai parti.
BAZILE.
Mais encore faudroit-il...
LE COMTE.
Il faudroit vous taire, Bazile. Croyez-vous apprendre à Monsieur quelque chose qu'il ignore? Je lui ai raconté que vous m'aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre place.
BAZILE, plus étonné.
La leçon de musique!... Alonzo!...
ROSINE, à part, à Bazile.
Eh! taisez-vous.
BAZILE.
Elle aussi!
LE COMTE, bas, à Bartholo.
Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus.
BARTOLO, à Bazile, à part.
N'allez pas nous démentir, Bazile, en disant qu'il n'est pas votre Élève; vous gâteriez tout.
BAZILE.
BARTOLO, haut.
En vérité, Bazile, on n'a pas plus de talent que votre Élève.
BAZILE, stupéfait.
Que mon Élève!... (bas.) Je venois pour vous dire que le Comte est déménagé.
BARTOLO, bas.
Je le sais, taisez-vous.
BAZILE, bas.
Qui vous l'a dit?
BARTOLO, bas.
Lui, apparemment?
LE COMTE, bas.
Moi, sans doute: écoutez seulement.
ROSINE, bas, à Bazile.
Est-il si difficile de vous taire?
FIGARO, bas, à Bazile.
Hum! Grand escogrif! Il est sourd!
BAZILE, à part.
Qui diable est-ce donc qu'on trompe ici? Tout le monde est dans le secret!
BARTOLO, haut.
Eh bien, Bazile, votre homme de Loi?...
FIGARO.
Vous avez toute la soirée pour parler de l'homme de Loi.
BARTOLO, à Bazile.
Un mot; dites-moi seulement si vous êtes content de l'homme de Loi?
BAZILE, effaré.
De l'homme de Loi?
LE COMTE, souriant.
Vous ne l'avez pas vu, l'homme de Loi?
BAZILE, impatienté.
Eh! non, je ne l'ai pas vu, l'homme de Loi.
LE COMTE, à Bartholo, à part.
Voulez-vous donc qu'il s'explique ici devant elle? Renvoyez-le.
BARTOLO, bas, au Comte.
Vous avez raison. (A Bazile[129].) Mais quel mal vous a donc pris si subitement?
BAZILE, en colère.
Je ne vous entends pas.
LE COMTE lui met, à part, une bourse dans la main.
Oui: Monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l'état d'indisposition où vous êtes?
FIGARO.
Il est pâle comme un mort!
BAZILE.
Ah! je comprends...
Allez vous coucher, mon cher Bazile: vous n'êtes pas bien, et vous nous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.
FIGARO.
Il a la phisionomie toute renversée. Allez vous coucher.
BARTOLO.
D'honneur, il sent la fievre d'une lieue. Allez vous coucher.
ROSINE.
Pourquoi donc êtes-vous sorti? On dit que cela se gagne. Allez vous coucher.
BAZILE, au dernier étonnement.
Que j'aille me coucher?
TOUS LES ACTEURS ENSEMBLE.
Eh! sans doute.
BAZILE, les regardant tous.
En effet, Messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer; je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire.
BARTOLO.
A demain, toujours, si vous êtes mieux.
LE COMTE.
Bazile! je serai chez vous de très-bonne-heure[131].
FIGARO.
Croyez-moi, tenez vous bien chaudement dans votre lit.
ROSINE.
Bon soir, Monsieur Bazile.
BAZILE, à part.
Diable emporte si j'y comprends rien; et sans cette bourse...
TOUS.
Bon soir, Bazile, bon soir.
BAZILE, en s'en allant.
Eh bien! bon soir donc, bon soir.
(Ils l'accompagnent tous en riant.)
SCENE XII.
LES ACTEURS PRÉCÉDENS, excepté BAZILE.
BARTOLO, d'un ton important.
Cet homme-là n'est pas bien du tout.
ROSINE.
Il a les yeux égarés.
LE COMTE.
Le grand air l'aura saisi.
FIGARO.
Avez-vous vu comme il parloit tout seul? Ce que c'est que de nous! (A Bartholo.) Ah-çà, vous décidez-vous, cette fois? (Il lui pousse un fauteuil très-loin du Comte, et lui présente le linge.)
LE COMTE.
Avant de finir, Madame, je dois vous dire un mot essentiel au progrès de l'art que j'ai l'honneur de vous enseigner. (Il s'approche et lui parle bas à l'oreille.)
BARTOLO, à Figaro.
Eh mais! il semble que vous le fassiez exprès de vous approcher, et de vous mettre devant moi, pour m'empêcher de voir...
LE COMTE, bas, à Rosine.
Nous avons la clé de la jalousie, et nous serons ici à minuit.
FIGARO passe le linge au cou de Bartholo.
Quoi voir? Si c'étoit une leçon de danse, on vous passeroit d'y regarder; mais du chant!... ahi, ahi.
BARTOLO.
Qu'est-ce que c'est?
FIGARO.
Je ne sais ce qui m'est entré dans l'œil.
(Il rapproche sa tête.)
BARTOLO.
Ne frottez donc pas.
FIGARO.
C'est le gauche. Voudriez-vous me faire le plaisir d'y souffler un peu fort?
BARTOLO prend la tête de Figaro, regarde par-dessus, le pousse violemment, et va derrière les Amans écouter leur conversation.
LE COMTE, bas, à Rosine.
Et quant à votre lettre, je me suis trouvé tantôt dans un tel embarras pour rester ici....
FIGARO, de loin, pour avertir.
LE COMTE.
Désolé de voir encore mon déguisement inutile...
BARTOLO, passant entre eux deux.
Votre déguisement inutile!
ROSINE, effrayée.
Ah!...
BARTOLO.
Fort bien, Madame, ne vous gênez pas. Comment! sous mes yeux même, en ma présence, on m'ose outrager de la sorte!
LE COMTE.
Qu'avez-vous donc, Seigneur?
BARTOLO.
LE COMTE.
Seigneur Bartholo, si vous avez souvent des lubies comme celle dont le hasard me rend témoin, je ne suis plus étonné de l'éloignement que Mademoiselle a pour devenir votre femme.
ROSINE.
Sa femme! Moi! Passer mes jours auprès d'un vieux jaloux, qui, pour tout bonheur, offre à ma jeunesse un esclavage abominable!
BARTOLO.
Ah! qu'est-ce que j'entends!
ROSINE.
Oui, je le dis tout haut: je donnerai mon cœur et ma main à celui qui pourra m'arracher de cette horrible prison, où ma personne et mon bien sont retenus contre toutes les Loix.
(Rosine sort.)
SCENE XIII.
BARTHOLO, FIGARO, LE COMTE.
BARTOLO.
La colère me suffoque.
LE COMTE.
En effet, Seigneur, il est difficile qu'une jeune femme...
FIGARO.
Oui, une jeune femme, et un grand âge; voilà ce qui trouble la tête d'un vieillard.
BARTOLO.
Comment! lorsque je les prends sur le fait! Maudit Barbier! il me prend des envies...
FIGARO.
Je me retire, il est fou.
LE COMTE.
Et moi aussi; d'honneur, il est fou.
FIGARO.
Il est fou, il est fou... (Ils sortent.)
SCENE XIV.
BARTOLO. seul, les poursuit.
Je suis fou! Infâmes suborneurs! émissaires du Diable, dont vous faites ici l'office, et qui puisse vous emporter tous... Je suis fou!... Je les ai vus comme je vois ce pupitre... et me soutenir effrontément!... Ah! il n'y a que Bazile qui puisse m'expliquer ceci. Oui, envoyons-le chercher. Holà, quelqu'un... Ah! j'oublie que je n'ai personne... Un voisin, le premier venu, n'importe. Il y a de quoi perdre l'esprit! il y a de quoi perdre l'esprit!
FIN DU TROISIÈME ACTE.
.....
Pendant l'Entracte, le Théâtre s'obscurcit; on entend un bruit d'orage, et l'Orchestre joue celui qui est gravé dans le Recueil de la Musique du Barbier.
ACTE IV.
Le Théâtre est obscur.
SCENE PREMIERE.
BARTHOLO, DON BAZILE, une lanterne de papier à la main.
BARTOLO.
Comment, Bazile, vous ne le connoissez pas? ce que vous dites est-il possible?
BAZILE.
Vous m'interrogeriez cent fois, que je vous ferois toujours la même réponse. S'il vous a remis la lettre de Rosine, c'est sans doute un des émissaires du Comte. Mais, à la magnificence du présent qu'il m'a fait, il se pourroit que ce fût le Comte lui-même.
BARTOLO.
A propos de ce présent, eh! pourquoi l'avez-vous reçu?
BAZILE.
Vous aviez l'air d'accord; je n'y entendois rien; et dans les cas difficiles à juger, une bourse d'or me paroît toujours un argument sans replique. Et puis, comme dit le proverbe, ce qui est bon à prendre...
BARTOLO.
J'entends, est bon...
BAZILE.
A garder.
BARTOLO, surpris.
Ah! ah!
BAZILE.
Oui, j'ai arrangé comme cela plusieurs petits proverbes avec des variations. Mais, allons au fait: à quoi vous arrêtez-vous?
BARTOLO.
En ma place, Bazile, ne feriez-vous pas les derniers efforts pour la posséder?
BAZILE.
Ma foi non, Docteur. En toute espece de biens, posséder est peu de chose; c'est jouir qui rend heureux: mon avis est qu'épouser une femme dont on n'est point aimé, c'est s'exposer...
BARTOLO.
Vous craindriez les accidens?
BAZILE.
Hé, hé! Monsieur... on en voit beaucoup cette année. Je ne ferois point violence à son cœur.
BARTOLO.
Votre valet, Bazile. Il vaut mieux qu'elle pleure de m'avoir, que moi je meure de ne l'avoir pas.
BAZILE.
Il y va de la vie? Épousez, Docteur, épousez.
BARTOLO.
Aussi ferai-je, et cette nuit même.
BAZILE.
Adieu donc.—Souvenez-vous, en parlant à la Pupille, de les rendre tous plus noirs que l'enfer.
BARTOLO.
Vous avez raison.
BAZILE.
La calomnie, Docteur, la calomnie. Il faut toujours en venir là.
BARTOLO.
Voici la lettre de Rosine, que cet Alonzo m'a remise; et il m'a montré, sans le vouloir, l'usage que j'en dois faire auprès d'elle.
BAZILE.
Adieu: nous serons tous ici à quatre heures.
BARTOLO.
BAZILE.
Impossible: le Notaire est retenu.
BARTOLO.
Pour un mariage?
BAZILE.
Oui, chez le Barbier Figaro; c'est sa Nièce qu'il marie.
BARTOLO.
Sa Nièce? il n'en a pas.
BAZILE.
Voilà ce qu'ils ont dit au Notaire.
BARTOLO.
Ce drôle est du complot, que diable!
BAZILE.
Est-ce que vous penseriez?
BARTOLO.
Ma foi, ces gens-là sont si alertes! Tenez, mon ami, je ne suis pas tranquille. Retournez chez le Notaire. Qu'il vienne ici sur-le-champ avec vous.
BAZILE.
Il pleut, il fait un temps du diable; mais rien ne m'arrête pour vous servir. Que faites-vous donc?
BARTOLO.
Je vous reconduis; n'ont-ils pas fait estropier tout mon monde par ce Figaro! Je suis seul ici.
BAZILE.
J'ai ma lanterne.
BARTOLO.
Tenez, Bazile, voilà mon passe-par-tout, je vous attends, je veille; et vienne qui voudra, hors le Notaire et vous, personne n'entrera de la nuit.
BAZILE.
Avec ces précautions, vous êtes sûr de votre fait.
SCENE II.
ROSINE, seule, sortant de sa chambre.
Il me sembloit avoir entendu parler. Il est minuit sonné; Lindor ne vient point! Ce mauvais temps même étoit propre à le favoriser. Sûr de ne rencontrer personne... Ah! Lindor! si vous m'aviez trompée[133]! Quel bruit entens-je?... Dieux! c'est mon Tuteur. Rentrons[134].
SCENE III.
ROSINE, BARTHOLO.
BARTOLO rentre avec de la lumière.
Ah! Rosine, puisque vous n'êtes pas encore rentrée dans votre appartement...
ROSINE.
Je vais me retirer.
BARTOLO.
Par le tems affreux qu'il fait, vous ne reposerez pas, et j'ai des choses très-pressées à vous dire.
ROSINE.
Que me voulez-vous, Monsieur? N'est-ce donc pas assez d'être tourmentée le jour?
BARTOLO.
Rosine, écoutez-moi.
ROSINE.
Demain je vous entendrai.
BARTOLO.
ROSINE.
S'il alloit venir!
BARTOLO lui montre sa lettre.
Connoissez-vous cette lettre?
ROSINE la reconnoît.
Ah! grands Dieux!...
BARTOLO.
Mon intention, Rosine, n'est point de vous faire de reproches: à votre âge on peut s'égarer; mais je suis votre ami, écoutez-moi.
ROSINE.
Je n'en puis plus.
BARTOLO.
Cette lettre que vous avez écrite au Comte Almaviva...
ROSINE, étonnée.
Au Comte Almaviva!
BARTOLO.
Voyez quel homme affreux est ce Comte: aussi-tôt qu'il l'a reçue, il en a fait trophée; je la tiens d'une femme à qui il l'a sacrifiée.
ROSINE.
Le Comte Almaviva!...
BARTOLO.
Vous avez peine à vous persuader cette horreur. L'inexpérience, Rosine, rend votre sexe confiant et crédule; mais apprenez dans quel piège on vous attiroit. Cette femme m'a fait donner avis de tout, apparemment pour écarter une rivale aussi dangereuse que vous. J'en frémis! le plus abominable complot entre Almaviva, Figaro et cet Alonzo, cet Élève supposé de Bazile, qui porte un autre nom et n'est que le vil agent du Comte, alloit vous entraîner dans un abîme dont rien n'eût pu vous tirer.
ROSINE, accablée.
Quelle horreur!... quoi Lindor?... quoi ce jeune homme...
BARTOLO, à part.
Ah! c'est Lindor.
ROSINE.
C'est pour le Comte Almaviva... C'est pour un autre...
BARTOLO.
Voilà ce qu'on m'a dit en me remettant votre lettre.
ROSINE, outrée.
Ah quelle indignité!... Il en sera puni.—Monsieur, vous avez désiré de m'épouser?
BARTOLO.
Tu connois la vivacité de mes sentimens.
ROSINE.
S'il peut vous en rester encore, je suis à vous[136].
BARTOLO.
Eh bien! le Notaire viendra cette nuit même.
ROSINE.
Ce n'est pas tout; ô Ciel! suis-je assez humiliée!... Apprenez que dans peu le perfide ose entrer par cette jalousie, dont ils ont eu l'art de vous dérober la clé.
BARTOLO, regardant au trousseau.
Ah, les scélérats! Mon enfant, je ne te quitte plus.
ROSINE, avec effroi.
Ah, Monsieur, et s'ils sont armés?
BARTOLO.
Tu as raison; je perdrois ma vengeance[137]. Monte chez Marceline: enferme-toi chez elle à double tour. Je vais chercher main-forte, et l'attendre auprès de la maison. Arrêté comme voleur, nous aurons le plaisir d'en être à la fois vengés et délivrés! Et compte que mon amour te dédommagera...
ROSINE, au désespoir.
Oubliez seulement mon erreur. (A part.) Ah, je m'en punis assez!
BARTOLO, s'en allant.
Allons nous embusquer. A la fin je la tiens.
(Il sort.)
SCENE IV.
ROSINE, seule.
Son amour me dédommagera... Malheureuse!... (Elle tire son mouchoir, et s'abandonne aux larmes.) Que faire?... Il va venir. Je veux rester, et feindre avec lui, pour le contempler un moment dans toute sa noirceur. La bassesse de son procédé sera mon préservatif... Ah! j'en ai grand besoin. Figure noble! air doux! une voix si tendre[138]!... et ce n'est que le vil agent d'un corrupteur! Ah malheureuse! malheureuse!... Ciel! on ouvre la jalousie! (Elle se sauve.)
SCENE V.
LE COMTE, FIGARO, enveloppé d'un manteau, paroît à la fenêtre.
FIGARO parle en dehors.
Quelqu'un s'enfuit; entrerai-je?
LE COMTE, en dehors.
Un homme?
FIGARO.
LE COMTE.
C'est Rosine que ta figure atroce aura mise en fuite.
FIGARO saute dans la chambre.
Ma foi je le crois... Nous voici enfin arrivés, malgré la pluie, la foudre et les éclairs.
LE COMTE, enveloppé d'un long manteau.
Donne-moi la main. (Il saute à son tour.) A nous la victoire.
FIGARO jette son manteau.
Nous sommes tous percés. Charmant temps pour aller en bonne fortune! Monseigneur, comment trouvez-vous cette nuit?
LE COMTE.
Superbe pour un Amant.
FIGARO.
Oui, mais pour un confident?... Et si quelqu'un alloit nous surprendre ici?
LE COMTE.
N'es-tu pas avec moi? J'ai bien une autre inquiétude? c'est de la déterminer à quitter sur-le-champ la maison du Tuteur.
FIGARO.
Vous avez pour vous trois passions toutes puissantes sur le beau sexe: l'amour, la haine, et la crainte.
LE COMTE regarde dans l'obscurité.
Comment lui annoncer brusquement que le Notaire l'attend chez toi pour nous unir? Elle trouvera mon projet bien hardi. Elle va me nommer audacieux.
FIGARO.
Si elle vous nomme audacieux, vous l'appellerez cruelle. Les femmes aiment beaucoup qu'on les appelle cruelles[139]. Au surplus, si son amour est tel que vous le désirez, vous lui direz qui vous êtes; elle ne doutera plus de vos sentimens.
SCENE VI.
LE COMTE, ROSINE, FIGARO.
Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table.
LE COMTE.
La voici.—Ma belle Rosine!...
ROSINE, d'un ton très-composé.
Je commençois, Monsieur, à craindre que vous ne vinssiez pas.
LE COMTE.
Charmante inquiétude[140]!... Mademoiselle, il ne me convient point d'abuser des circonstances pour vous proposer de partager le sort d'un infortuné; mais, quelqu'asyle que vous choisissiez, je jure mon honneur...
ROSINE.
Monsieur, si le don de ma main n'avoit pas dû suivre à l'instant celui de mon cœur, vous ne seriez pas ici. Que la nécessité justifie à vos yeux ce que cette entrevue a d'irrégulier!
LE COMTE.
Vous, Rosine! la compagne d'un malheureux! sans fortune, sans naissance!...
ROSINE.
La naissance, la fortune! Laissons-là les jeux du hasard, et si vous m'assurez que vos intentions sont pures...
LE COMTE, à ses pieds.
Ah! Rosine! je vous adore!...
ROSINE, indignée.
Arrêtez, malheureux!... vous osez profaner!... tu m'adores!... Vas! tu n'es plus dangereux pour moi[141]; j'attendois ce mot pour te détester. Mais avant de t'abandonner au remords qui t'attend (en pleurant), apprends que je t'aimois; apprends que je faisois mon bonheur de partager ton mauvais sort. Misérable Lindor! j'allois tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu as fait de mes bontés, et l'indignité de cet affreux Comte Almaviva, à qui tu me vendois, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma foiblesse. Connois-tu cette lettre?
LE COMTE, vivement.
Que votre Tuteur vous a remise?
ROSINE, fièrement.
Oui, je lui en ai l'obligation.
LE COMTE.
Dieux, que je suis heureux! Il la tient de moi. Dans mon embarras, hier, je m'en suis servi pour arracher sa confiance, et je n'ai pu trouver l'instant de vous en informer. Ah, Rosine! il est donc vrai que vous m'aimiez véritablement!...
Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même...
ROSINE.
Monseigneur! que dit-il?
LE COMTE, jettant son large manteau, paroît en habit magnifique.
O la plus aimée des femmes! il n'est plus temps de vous abuser: l'heureux homme que vous voyez à vos pieds n'est point Lindor; je suis le Comte Almaviva, qui meurt d'amour et vous cherche en vain depuis six mois.
ROSINE tombe dans les bras du Comte.
LE COMTE, effrayé.
Figaro?
FIGARO.
Point d'inquiétude, Monseigneur; la douce émotion de la joie n'a jamais de suites fâcheuses; la voilà, la voilà qui reprend ses sens; morbleu qu'elle est belle!
ROSINE.
A Lindor!.... Ah Monsieur! que je suis coupable! j'allois me donner cette nuit même à mon Tuteur.
LE COMTE.
Vous, Rosine!
ROSINE.
Ne voyez que ma punition! J'aurois passé ma vie à vous détester. Ah Lindor! le plus affreux supplice n'est-il pas de haïr, quand on sent qu'on est faite pour aimer?
FIGARO regarde à la fenêtre.
Monseigneur, le retour est fermé; l'échelle est enlevée.
LE COMTE.
Enlevée!
ROSINE, troublée.
Oui, c'est moi... c'est le Docteur. Voilà le fruit de ma crédulité. Il m'a trompée. J'ai tout avoué, tout trahi: il sait que vous êtes ici, et va venir avec main-forte.
FIGARO regarde encore.
Monseigneur! on ouvre la porte de la rue.
ROSINE, courant dans les bras du Comte, avec frayeur.
Ah Lindor!
LE COMTE, avec fermeté.
Rosine, vous m'aimez! Je ne crains personne; et vous serez ma femme[143]. J'aurai donc le plaisir de punir à mon gré l'odieux vieillard!...
ROSINE.
Non, non, grâce pour lui, cher Lindor! Mon cœur est si plein, que la vengeance ne peut y trouver place.
SCENE VII.
LE NOTAIRE, DON BAZILE, LES ACTEURS PRÉCÉDENS.
FIGARO.
Monseigneur, c'est notre Notaire.
LE COMTE.
Et l'ami Bazile avec lui.
BAZILE.
Ah! qu'est-ce que j'apperçois?
FIGARO.
Eh! par quel hazard, notre ami...
BAZILE.
Par quel accident, Messieurs...
LE NOTAIRE.
Sont-ce là les futurs conjoints?
LE COMTE.
Oui, Monsieur. Vous deviez unir la Signora Rosine et moi cette nuit, chez le Barbier Figaro; mais nous avons préféré cette maison, pour des raisons que vous saurez. Avez-vous notre contrat?
LE NOTAIRE.
J'ai donc l'honneur de parler à son Excellence Monseigneur le Comte Almaviva?
FIGARO.
Précisément.
Si c'est pour cela qu'il m'a donné le passe-par-tout...
LE NOTAIRE.
C'est que j'ai deux contrats de mariage, Monseigneur; ne confondons point: voici le vôtre; et c'est ici celui du seigneur Bartholo avec la Signora... Rosine aussi. Les Demoiselles apparemment sont deux sœurs qui portent le même nom.
LE COMTE.
Signons toujours. Don Bazile voudra bien nous servir de second témoin. (Ils signent.)
BAZILE.
Mais, votre Excellence... je ne comprens pas...
LE COMTE.
Mon Maître Bazile, un rien vous embarrasse, et tout vous étonne.
BAZILE.
Monseigneur... Mais si le Docteur...
LE COMTE, lui jettant une bourse.
Vous faites l'enfant! Signez donc vîte.
BAZILE, étonné.
Ah! ah!...
FIGARO.
Où donc est la difficulté de signer!
BAZILE, pesant la bourse[145].
Il n'y en a plus; mais c'est que moi, quand j'ai donné ma parole une fois, il faut des motifs d'un grand poids...
(Il signe[146].)
SCENE DERNIERE.
BARTHOLO, UN ALCADE, DES ALGUASILS, DES VALETS avec des flambeaux, et LES ACTEURS PRÉCÉDENS.
BARTOLO voit le Comte baiser la main de Rosine, et Figaro qui embrasse grotesquement Don Bazile: il crie en prenant le Notaire à la gorge[147].
Rosine avec ces fripons! arrêtez tout le monde. J'en tiens un au collet.
LE NOTAIRE.
C'est votre Notaire.
BAZILE.
C'est votre Notaire. Vous moquez-vous?
BARTOLO.
Ah! Don Bazile. Eh, comment êtes-vous ici?
BAZILE.
Mais plutôt vous, comment n'y êtes-vous pas[148]?
L'ALCADE, montrant Figaro.
Un moment; je connais celui-ci. Que viens-tu faire en cette maison, à des heures indues?
FIGARO.
Heure indue? Monsieur voit bien qu'il est aussi près du matin que du soir. D'ailleurs, je suis de la compagnie de son Excellence le Comte Almaviva.
BARTOLO.
Almaviva?
L'ALCADE.
Ce ne sont pas des voleurs?
BARTOLO.
Laissons cela.—Par-tout ailleurs, Monsieur le Comte, je suis le serviteur de votre Excellence; mais vous sentez que la supériorité du rang est ici sans force. Ayez, s'il vous plaît, la bonté de vous retirer.
LE COMTE.
Oui, le rang doit être ici sans force; mais ce qui en a beaucoup est la préférence que Mademoiselle vient de m'accorder sur vous, en se donnant à moi volontairement.
BARTOLO.
Que dit-il, Rosine?
Il dit vrai. D'où naît votre étonnement? Ne devois-je pas cette nuit même être vengée d'un trompeur? Je la suis.
BAZILE.
Quand je vous disois que c'étoit le Comte lui-même, Docteur?
BARTOLO.
Que m'importe à moi? Plaisant mariage! Où sont les témoins?
LE NOTAIRE.
Il n'y manque rien. Je suis assisté de ces deux Messieurs.
BARTOLO.
Comment, Bazile! vous avez signé?
BAZILE.
Que voulez-vous? Ce diable d'homme a toujours ses poches pleines d'argumens irrésistibles.
BARTOLO.
Je me moque de ses argumens. J'userai de mon autorité.
LE COMTE.
Vous l'avez perdue[150], en en abusant.
BARTOLO.
La demoiselle est mineure.
FIGARO.
Qui te parle à toi, maître fripon?
LE COMTE.
Mademoiselle est noble et belle; je suis homme de qualité, jeune et riche; elle est ma femme; à ce titre qui nous honore également, prétend-t-on me la disputer[152]?
BARTOLO.
Jamais on ne l'ôtera de mes mains.
LE COMTE.
Elle n'est plus en votre pouvoir. Je la mets sous l'autorité des Loix; et Monsieur, que vous avez amené vous-même, la protégera contre la violence que vous voulez lui faire. Les vrais magistrats sont les soutiens de tous ceux qu'on opprime.
L'ALCADE.
Certainement. Et cette inutile résistance au plus honorable mariage indique assez sa frayeur sur la mauvaise administration des biens de sa pupille, dont il faudra qu'il rende compte.
LE COMTE.
Ah! qu'il consente à tout, et je ne lui demande rien.
FIGARO.
Que la quittance de mes cent écus: ne perdons pas la tête.
BARTOLO, irrité.
Ils étoient tous contre moi; je me suis fourré la tête dans un guêpier!
BAZILE.
Quel guêpier! Ne pouvant avoir la femme, calculez, Docteur, que l'argent vous reste; et...
BARTOLO.
Eh! laissez-moi donc en repos, Bazile! Vous ne songez qu'à l'argent. Je me soucie bien de l'argent, moi! A la bonne heure, je le garde; mais croyez-vous que ce soit le motif qui me détermine? (Il signe.)
FIGARO, riant.
Ah, ah, ah! Monseigneur; ils sont de la même famille[153].
LE NOTAIRE.
Mais, Messieurs, je n'y comprends plus rien. Est-ce qu'elles ne sont pas deux Demoiselles qui portent le même nom?
FIGARO.
Non, Monsieur, elles ne sont qu'une[154].
BARTOLO, se désolant.
Et moi qui leur ai enlevé l'échelle, pour que le mariage fût plus sûr! Ah! je me suis perdu faute de soins.
FIGARO.
Faute de sens. Mais soyons vrais, Docteur; quand la jeunesse et l'amour sont d'accord pour tromper un vieillard, tout ce qu'il fait pour l'empêcher peut bien s'appeler à bon droit la Précaution inutile.
FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER ACTE.
APPROBATION.
J'ai lu, par l'ordre de Monsieur le Lieutenant-Général de Police, le Barbier de Séville, Comédie en prose, et en quatre Actes; et j'ai cru qu'on pouvoit en permettre l'impression. A Paris, ce 29 Décembre 1774.
CRÉBILLON.
.....
Vu l'Approbation, permis d'imprimer, ce 31 Janvier 1775.
LENOIR.
Achevé d'imprimer, le 30 mai 1775.
VARIANTES
Variante I.
C'est pour le coup qu'il me regarderait comme un Espagnol du temps de Charles-Quint.
———
Var. II.
Il chantronne (sic) gaiment à sa fantaisie un papier à la main.
———
Var. III.
Jusques-là, ça va bien, mais il faut finir, écorcher la queue, et voilà le rude.
———
Var. IV.
Je voudrais finir par quelque chose de brillant, de claquant.
———
Var. V.
Quand il y aura de la musique là-dessus, nous verrons si ces messieurs trouvent encore que je ne sais ce que je dis.
———
Var. VI.
Ne vois-tu pas que je veux être ignoré?
———
Var. VII.
Le Ministre ayant égard à la lettre que Votre Excellence lui avait écrite en ma faveur...
———
Var. VIII.
Non, à l'École vétérinaire d'Alcala.
LE COMTE.
Beau début dans le monde!
———
Var. IX.
...de certaines gens.
———
Var. X.
Il y aurait des maîtres qui ne seraient pas dignes d'être valets.
———
Var. XI.
FIGARO s'arrête et examine ce que fait le Comte, qui, en regardant la jalousie, lui dit:
LE COMTE.
Dis toujours, je t'entends de reste.
FIGARO.
Avant de m'éloigner de la capitale, je voulus essayer mes talents...
———
Var. XII.
FIGARO.
Ne pensez pas à rire.
LE COMTE.
Le théâtre de la Nation, toi?
FIGARO.
Oui, moi, j'ai fait deux opéras-comiques.
LE COMTE.
Ah! je vous entends.
———
Var. XIII.
Sa joyeuse colère me réjouit! Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid et ta conduite au midi de l'Espagne?
———
Var. XIV.
...à tel point affamés et multipliés dans la capitale qu'ils s'entredévoraient pour y vivre, et que, livrés au mépris...
———
Var. XV.
A la fin, j'ai quitté Madrid.
———
Var. XVI.
Me moquant des sots...
———
Var. XVII.
Ta philosophie me paraît assez gaie.
———
Var. XVIII.
Sans l'opéra-comique et les mille et un journaux qui relèvent un peu sa gloire.
———
Var. XIX.
Le diable l'a-t'il emporté?
———
Var. XX.
FIGARO, allant sous le balcon.
De ce côté-ci, pour que la vue ne puisse pas plonger sur nous.
LE COMTE.
C'est un billet.
FIGARO.
Fort bien! il demandait...
———
Var. XXI.
Ce tour-là manquait à ma collection, je m'en souviendrai.
LE COMTE, baisant le papier.
Ma chère Rosine!...
FIGARO, levant son chapeau en l'air et contrefaisant la voix du docteur.
«Sans l'opéra-comique et les mille et un journaux qui relèvent un peu sa gloire...» (Il laisse tomber son chapeau.) Paf! le papier à bas! (Contrefaisant la voix de Rosine.) Ma chanson! ma chanson!... (Il rit.) Ah! ahi!...
———
Var. XXII.
Ma vie entière ne suffira pas...
———
Var. XXIII.
Pesez tout à cette balance, et personne ne vous trompera.
———
Var. XXIV.
Bien choisi à vous, la peste! C'est un morceau de prince!
———
Var. XXV.
Il paraît un peu brutal?
FIGARO.
Vous lui faites grâce du peu, il l'est excessivement.
LE COMTE.
Tant mieux. Ses moyens de plaire?
FIGARO.
Nuls.
———
Var. XXVI.
On dit que la crainte des galants...
———
Var. XXVII.
Tant mieux! tant mieux!...
FIGARO.
A tous ces tant mieux oserais-je demander à Votre Excellence ce qu'elle trouve de favorable dans ma description?
LE COMTE.
C'est que j'ai souvent remarqué que les moyens que les hommes emploient pour s'assurer d'un bien sont précisément ce qui le leur fait perdre.
FIGARO.
Pour que la maxime ne tourne pas contre vous, avant d'agir, laissez-moi sonder le terrain, et tâchez de lire au cœur de la dame.
LE COMTE.
Aurais-tu de l'accès?
———
Var. XXVIII.
LE COMTE.
En lui parlant, Figaro, examines si bien ses yeux, ses joues, le mouvement de ses lèvres et de ses doigts, enfin toute sa personne, qu'elle ne puisse t'échapper.
FIGARO.
Le Ciel l'en préserve, elle serait bien rusée.
LE COMTE.
Si elle te reçoit debout, prends garde à son maintien. L'impatience et l'amour, mon ami, se décèlent, en écoutant, par une inquiétude générale, un vacillement du corps...
FIGARO.
Oui! passant d'un pied sur l'autre.
LE COMTE.
Observe bien ce qu'elle dit, ce qu'elle ne dit pas, si sa respiration se précipite, si sa parole est brève, sa voix mal assurée, si elle retient ses phrases à moitié, si elle répète deux fois la même chose en répondant...
FIGARO.
Je la vois, je la vois! Comme vous peignez, Monseigneur; vous méritez de réussir et j'y vais travailler.
———
Var. XXIX.
A Merveille!
———
Var. XXX.
J'ai joué Montauciel[155] à Madrid en société.
———
Var. XXXI.
FIGARO.
Je vais me glisser dans la maison. Acceptez une mauvaise retraite chez moi; vous y serez plutôt instruit que dans une auberge où l'on peut nous remarquer.
LE COMTE.
Tu parles bien.
FIGARO.
Ce n'est rien que cela; vous me verrez agir.
(Il voit sortir Bartholo, et rentre où est le Comte.)
Dans le manuscrit, la scène finit là. Ici se place alors la scène VIIIe du deuxième acte, formant ainsi dans le manuscrit la scène VIe du premier, avec des variantes qu'on trouvera indiquées plus loin.
———
Var. XXXII.
Demain, il épouse Rosine, et je suis découvert.
———
Var. XXXIII.
Allons, qu'un vil effroi ne rende pas mes forces inutiles; l'audace de lutter contre les obstacles est la vertu qui les fait surmonter.
FIGARO.
Bravo! la maxime d'Horace!
LE COMTE.
Elle écoute sûrement derrière la jalousie.
———
Var. XXXIV.
|
Vous l'ordonnez, je me ferai connaître. Plus inconnu, je pouvais admirer... |
———
Var. XXXV.
|
Je suis Lindor, le Tage m'a vu naître; Mes vœux sont ceux d'un timide écolier: Que n'ai-je, hélas! d'un brillant chevalier A vous offrir la main et le bien-être!... |
———
Var. XXXVI.
Rien ne m'apprend que l'on m'ait entendu. Si je recommençais?
———
Var. XXXVII.
Ah, c'en est fait! je suis à ma Rosine. (Il baise la lettre.)
———
Var. XXXVIII.
Vous, Monseigneur, l'habit de guerre et le billet de logement! Je vous rejoins dans ma boutique...
———
Var. XXXIX.
Il y a tant de méchantes gens!
———
Var. XL.
Si mon tuteur rentrait, je ne pourrais plus savoir...
———
Var. XLI.
Il brûle de venir vous apprendre lui-même...
ROSINE.
Qu'il s'en garde bien, il perdrait tout!
FIGARO.
Ne craignez rien, je viens de vous débarrasser de tous vos surveillants jusqu'à demain.
ROSINE.
Je ne lui défends pas de m'aimer, mais qu'il ne fasse aucune imprudence!...
FIGARO.
Si vous le lui ordonniez par un mot de lettre?
———
Var. XLII.
Dans le manuscrit la scène finit ainsi:
ROSINE.
Allez, mon cher Figaro, et prenez bien garde en sortant.
———
Var. XLIII.
ROSINE va à la fenêtre.
Il est passé... voyons ce qu'on m'écrit; ah! j'entends mon tuteur; serrons la lettre et reprenons mon ouvrage.
———
Var. XLIV.
Il a donné des pilules à l'Éveillé.
———
Var. XLV.
Oh! le rusé vieillard!
———
Var. XLVI.
ROSINE.
Examinez encore si la cheminée n'a pas trop d'ouverture en haut.
BARTOLO.
Vous avez raison, je l'avais oublié.
ROSINE.
Voyez si l'on ne pourrait pas glisser un billet par-dessous la porte.
BARTOLO.
Il n'y aurait point de mal quelles traînassent toutes sur les planchers; on cherche souvent d'où vient un rhumatisme... Vous riez?
ROSINE.
D'honneur! qui nous entendrait croirait que tout ceci n'est qu'un badinage!...
———
Var. XLVII.
Je l'ai vu un moment. (A part.) Il l'apprendrait d'ailleurs.
———
Var. XLVIII.
BARTOLO.
Dorénavant, Madame, quand j'irai par la ville ne trouvez pas mauvais que je vous enferme sous clef.
———
Var. XLIX.
L'ÉVEILLÉ, criant.
La Jeunesse!... la Jeunesse!... Aye! aye!
———
Var. L.
BARTOLO, le frappant.
Tiens, avec ton Monsieur Figaro!
L'ÉVEILLÉ, faisant un saut de frayeur.
Ah! bon Dieu!...
———
Var. LI.
De la justice... il me répond!... C'est bon entre vous, misérables, la justice; je vous paie pour que vous me serviez, mais je suis votre maître pour avoir raison, toujours raison!
———
Var. LII.
ROSINE.
Allez vous coucher, mes enfants, vous en avez besoin!
BARTOLO.
Sans doute, signora, protégez-les contre moi! Ils ne sont pas assez insolents!
———
Var. LIII.
Cette fameuse tirade «de la Calomnie» ne se trouve pas dans le manuscrit de la Comédie française.
———
Var. LIV.
...Sont des disonnances qu'on doit sauver par la consonnance de l'or.
———
Var. LV.
C'est ce que nous verrons, lorsque je vais vous confronter avec un témoin irréprochable[156] et tout prêt à déposer contre vous.
ROSINE, un peu troublée.
(A part.) J'étais seule... (Haut.) Qu'il paraisse donc ce témoin; je suis curieuse de le voir.
———
Var. LVI.
ROSINE, se retournant et se mordant le doigt.
———
Var. LVII.
Je tiens la réponse à votre lettre.
———
Var. LVIII.
Voici d'après le manuscrit le signalement dans son entier:
AIR: Ici sont venus en personne.
|
Le chef branlant, la tête chauve, Les yeux vairons, le regard fauve, L'air farouche d'un Algonquin[157], La taille lourde et déjetée, L'épaule droite surmontée, Le teint grenu d'un maroquin, Le nez fait comme un baldaquin, La jambe pote[158] et circonflexe, Le ton bourru, la voix perplexe, Tous les appétits destructeurs, Enfin la perle des Docteurs[159]. |
———
Var. LIX.
BARTOLO, s'échauffant.
Chez un confrère?...
LE COMTE.
De la douceur, docteur Porc-à-l'auge!
———
Var. LX.
Ah docteur Pot-à-l'eau!
———
Var. LXI.
Eh bien, avec les vôtres il n'y avait qu'à vous laisser encore traiter les nôtres; la cavalerie du roi aurait été bientôt troussée!...
———
Var. LXII.
...Moi poli et vous jolie sont deux qualités qui vont fort bien.
———
Var. LXIII.
Je crains seulement que vous ne m'entendiez pas bien; je ne parle pas tout à fait comme je le voudrais.
BARTOLO.
On le voit de reste.
———
Var. LXIV.
...Que par ma place de médecin des hopitaux...
———
Var. LXV.
———
Var. LXVI.
Décamper! Ce mot exact à l'armée se prend toujours en mauvaise part dans les villes... Montrez-moi le brevet de votre place.
———
Var. LXVII.
Nous quitter, après tout ce que j'ai fait!
ROSINE.
Il le faut!
———
Var. LXVIII.
LE COMTE veut lui baiser la main; elle la retire.
BARTOLO.
Passez toujours de ce côté-là...
LE COMTE.
Ah vous êtes un peu... là... ce qu'on appelle méfiant. (Il chante.)
AIR: M. l'Archevêque de Paris est grand solitaire.
|
Quand je rencontre en belle humeur Quelque Dondon jolie, J'ly fais des es... J'ly fais des es... J'ly fais des espiégleries, Docteur, Sans en avoir envie. |
Seulement pour rire un moment!...
BARTOLO lit.
Charles, par la grâce de Dieu, roi d'Espagne, em... em... ah!... sur les bons et fidèles témoignages qui nous ont été rendus de la personne de Claude Blaise Guignolet Bartholo, de ses sens, capacités... (Ils se font des signes pendant ce temps.) Vous n'écoutez pas?
———
Var. LXIX.
Quelle insolence!...
LE COMTE.
Hé! je m'en rapporte... on ne loge pas de soldats ici... Bonsoir!...
———
Var. LXX.
BARTOLO.
Rosine et moi, nous sommes les ennemis; allez mettre ailleurs l'armée en présence.
———
Var. LXXI.
Vous mériteriez que je le remisse à votre mari pour vous punir de m'avoir refusé votre main à baiser.
———
Var. LXXII.
(Le Comte baise la main de Rosine.)
BARTOLO.
Comment donc, vous lui baisez la main? Sortez d'ici, et je vais à l'instant me plaindre à votre capitaine!
LE COMTE.
A l'instant? à mon capitaine? Supérieurement bien vu, docteur. Et aussitôt que mon capitaine l'apprendra, soyez sûr qu'il va me rabattre ce baiser-là sur ma paye.
———
Var. LXXIII.
ROSINE.
Vous ne me frapperez pas peut-être?
BARTOLO.
Je l'aurai de force ou de gré!...
———
Var. LXXIV.
ROSINE.
Mon sang bouillonne, une chaleur horrible...
(Elle tire son mouchoir de sa poche, elle dénoue le ruban de sa pièce d'estomac, la lettre tombe.)
———
Var. LXXV.
Le pouls est pourtant assez égal. (A part.) Sans mes lunettes, je n'y vois que du noir et du blanc... Les voici.
———
Var. LXXVI.
Il sent son tort, je le tiens à mon tour.
———
Var. LXXVII.
Par amitié.
ROSINE.
Vous ne méritez pas le moindre sentiment.
———
Var. LXXVIII.
(Elle lit.) «...Une querelle ouverte avec votre tuteur, et si quelque chose dérangeait le projet que vous venez de lire, je vous demande en grâce une conversation cette nuit à travers votre jalousie.» Hélas! j'y consens, mais comment le lui faire savoir?
———
Var. LXXIX.
Monsieur, permettez...
BARTOLO.
Quoi permettre? (A part.) Cet homme m'est suspect. (Haut.) Si vous ne voulez pas absolument que j'y aille, que demandez-vous ici?
———
Var. LXXX.
Vous vous moquez! J'espère avant peu vous convaincre que personne ne désire autant que moi le mariage de la Signora.
BARTOLO.
Comment vous marquer ma reconnaissance?
———
Var. LXXXI.
BARTOLO.
C'est ce dont il m'avait flatté ce matin.
LE COMTE.
Vous voyez si j'impose. Le déménagement du Comte nous dérobe sa marche, il faut se presser.
BARTOLO.
Vous avez raison.
LE COMTE.
Mon avis est que nous venions demain bien accompagnés.
———
Var. LXXXII.
Attendez, vous êtes son élève?
LE COMTE.
C'est... c'est le nom que j'ai pris pour m'introduire ici.
BARTOLO.
Par conséquent, musicien.
———
Var. LXXXIII.
Plutôt deux pour vous plaire.
———
Var. LXXXIV.
Je vais enfin voir ma Rosine; contiens-toi, mon cœur! Ne va pas m'exposer à ton tour... Ingrate Rosine, ton amant est près de toi et ton cœur ne te dit rien... La voici; craignons de lui causer trop de surprise en nous montrant tout d'abord.
———
Var. LXXXV.
Un siége! un siége!
———
Var. LXXXVI.
Je vais te chercher un verre d'eau.
LE COMTE, pendant qu'il va chercher un verre d'eau.
Ah! Rosine.
ROSINE.
J'ai fait ce que vous m'avez prescrit; comment revenir actuellement?
———
Var. LXXXVII.
BARTOLO apporte un verre d'eau.
Tiens, mignonette, bois ceci.
———
Var. LXXXVIII.
Commençons donc. (A Bartholo.) Ah! monsieur, donnez-moi le papier qui est là-dedans sur mon clavecin. (Bartholo sort et revient aussitôt.)
BARTOLO.
Seigneur Alonzo, vous-êtes plus au faite de ces choses que moi. (Le Comte sort.)
SCÈNE V.
BARTHOLO, ROSINE.
ROSINE.
Mon Dieu! prenez bien garde que vos émissaires mêmes ne restent une minute avec moi.
BARTOLO.
Où vas-tu chercher de pareilles idées? Je t'assure ma petite...
SCÈNE VI.
LES MÊMES, LE COMTE, rentrant.
LE COMTE.
Il n'y avait que celui-là sur le pupitre. Est-ce celui que vous demandez, madame?
ROSINE.
Précisément, seigneur don?...
LE COMTE.
Alonzo, pour vous servir.
ROSINE.
Oui, Alonzo; pardon, je ne l'oublierai plus.
———
Var. LXXXIX.
FIGARO, à part.
Qu'est ceci? l'amant danse et rit avec le tuteur! Il en sait plus que je ne croyais.
BARTOLO, apercevant Figaro.
Eh, entrez donc, Monsieur le Barbier; entrez!...
FIGARO salue.
Monsieur! (A part au Comte.) Bravo, Monseigneur!
———
Var. XC.
FIGARO fait des signaux de la main par derrière au Comte.
Ah bien, tenez, Messieurs, puisque nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai la réponse que je faisais faire à un homme de ma profession sur pareille apostrophe dans un opéra-comique de ma façon qui n'a eu qu'un quart de chute à Madrid.
LE COMTE.
Qu'entendez-vous par un quart de chute?
FIGARO, faisant des signaux de la main au Comte.
Monsieur, c'est que je n'ai tombé que devant le sénat comique du scenario; ils m'ont épargné la chute entière en refusant de me jouer. Ah! si j'avais là mon musicien, mon chanteur, mon orquestre (sic), mes cors de chasse, mon fifre et mes timballes, car je ne puis chanter à moins d'un train du diable à mes trousses. N'importe, je vais vous lire le morceau. (Il tire un grand papier au dos duquel sont écrits en gros caractères ces mots: DEMANDEZ TOUT BAS OÙ L SERRE LA CLEF DE LA JALOUSIE, et pendant qu'il débite l'ariette, il tient le papier de façon que le public et le Comte puissent lire le verso.) C'est une ariette de bravoure majestueuse:
|
J'aime mieux être un bon Barbier, Traînant ma poudreuse mantille; Tout bon auteur de son métier Est souvent forcé de piller, Grapiller, Houspiller... |
Un grand coup d'orquestre! Brouuuum!
|
Il vous pille Chez ses devanciers les Auteurs; |
Turelu, turelu; les flûtes: Brouuum!...
|
Il grapille, Dans la Bourse des Amateurs. |
Tirelan, tirelan tam, tam; les haut bois!
|
Il houspille, Hélas! à regret le public Quand il le rassemble en pic-nic (sic) Pour écouter sa triste affaire... |
Ah! que c'est bien dit: «Sa triste affaire!» Ici vous entendez, Messieurs: public, pic-nic. Pou, pou, pou, les bassons, reprise vivement; gros violons, moyens violons, petits violons, cors, cornillons, cornets, tambours, tambourins, quintons, flutais, flageolets, galoubets et autres siffleurs de même farine. Sa triste affaire, avons nous dit...
Reprise:
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D'abord il a fallu la faire, Souvent ensuite la défaire, Au gré des acteurs la refaire, En en parlant n'oser surfaire, Presque toujours se contrefaire, Et n'obtenir pour tout salaire Que les brouhahas du parterre, La critique du monde entier; Enfin, pour coup de pied dernier, La ruade folliculaire. Ah! quel triste, quel sot métier, J'aime mieux être un bon Barbier (bis), un bon Barbier, bier, bier. |
BARTOLO.
Assurément, voilà une belle poussée!
LE COMTE, bas à Rosine.
Vous avez lu le papier?
ROSINE, bas.
Oui, à sa ceinture.
FIGARO.
Une telle ariette n'avoir pas été exécutée! Y eut-il jamais un pareil revers! (Il montre au Comte le dos du papier.)
LE COMTE.
Je conçois qu'on s'en occupe. Seriez-vous par hasard celui qu'on nomme ici le Barbier de Séville par excellence?
FIGARO.
Monsieur, Excellence vous-même!
LE COMTE.
Auteur d'un couplet mis au bas du portrait d'une très-belle dame habillée en sous-tourière?...
FIGARO, cherchant à comprendre.
Il se peut, Monsieur.
LE COMTE, à Bartholo.
Les vers ne sont pas mal faits, quoique sur un air commun. Voici le couplet. (A part.) Moi qui allais chanter! Il débite:
|
Pour irriter nos désirs, Sœur Vénus dessous la bure Tient la clef de nos plaisirs. |
FIGARO.
Turelure!
LE COMTE.
Attachée à sa ceinture.
FIGARO.
Robin Turelure, relure[160]...
ROSINE.
Il est très-joli.
BARTOLO.
Plein de sel et de délicatesse...
FIGARO.
Il n'est pas de moi; j'en connais l'auteur. Charmant! Vénus, sa ceinture, la clef... moi je vois le trousseau! Charmant! un pareil ouvrage n'est pas facile à faire!...
BARTOLO.
Non, je vous assure. Voilà comme j'aime une chanson, où l'on détourne agréablement... (A Figaro, qui tient le papier de son ariette à moitié roulé.) Qu'est-ce qu'il y a donc d'imprimé derrière votre papier?
LE COMTE, à part.
O étourdi!
ROSINE, à part.
Tout est perdu!
FIGARO, roulant vite le papier.
Monsieur, c'est une affiche de spectacle sur le verso de laquelle nous autres pauvres poëtes...
BARTOLO.
...De la jalousie... j'ai lu.
FIGARO.
Le Danger de la jalousie, voilà ce que c'est.
BARTOLO veut prendre le papier.
Les journaux n'en ont pas parlé?
FIGARO, serrant le papier.
N'en ont pas parlé... Eh, mon Dieu, Monsieur, si les journaux n'étaient pas une forte branche de commerce, et qui fait fleurir les manufactures d'encre et de papier marbré, les journaliers feraient peut-être aussi bien...
BARTOLO.
Les journaliers?... Cet homme veut écrire, et ne sait pas seulement parler sa langue. Enfin, quel sujet vous amenait ici, journalier?
———
Var. XCI.
FIGARO, au Comte.
...Que les brouhahas du parterre! un morceau superbe en vérité, ce n'est pas pour me vanter.
BARTOLO.
En voilà assez!...
———
Var. XCII.
Pourquoi donc chez moi?
BARTOLO.
Pour ne pas perdre un instant le plaisir de t'entendre, mon minet!...
———
Var. XCIII.
BARTOLO, rentrant.
Venez avec moi, seigneur Alonzo; si ce malheureux s'est blessé, je ne serai pas assez fort tout seul.
ROSINE, restée seule.
Nous avons beau faire, il prévoit et devine tout; je n'ai jamais aussi vivement senti le malheur de ma situation.
———
Var. XCIV.
Mon coquemar[161] et mon beau bassin d'argent sont dans un joli état!
FIGARO.
Que diriez-vous donc, si l'on vous enlevait votre bien ou votre femme?...
BARTOLO se retourne.
———
Var. XCV.
LE COMTE, haut.
Avez-vous craint que je ne misse pas assez de zèle pour votre écolière? Certes, c'est en montrer beaucoup.....
———
Var. XCVI.
BARTOLO.
Dom Bazile, je vous trouve ce soir un air tout à fait extraordinaire.
DOM BAZILE.
Quel Demonio! on l'aurait à moins.
———
Var. XCVII.
Si je ne me pique pas d'un aussi grand talent pour montrer que vous, mes façons de me faire entendre au moins vous sont connues.
———
Var. XCVIII.
BAZILE, en s'en allant.
Diable emporte, si j'y comprends rien! Sans cette bourse, je croirais qu'ils se sont donné le mot pour rire à mes dépens; ma foi, qu'ils s'entendent s'ils peuvent, voici qui me met la conscience en repos sur tous les points!
———
Var. XCIX.
ROSINE.
Qui peut vous troubler à ce point?
BARTOLO.
Avez-vous bien l'audace de me parler?
LE COMTE.
BARTOLO.
Que je m'explique, traître?... C'est donc pour ce bel emploi que tu t'es introduit dans ma maison?
———
Var. C.
...Peut-être, en ce moment, aux pieds d'une autre femme!...
———
Var. CI.
SCÈNE III.
BARTOLO, seul, les grosses clefs à la main.
Voyons si tout est bien fermé dans l'intérieur. Pour la porte de la rue, j'en réponds actuellement. Quel temps! quel orage!... Elle est couchée, tous les gens malades... et je suis seul! Voilà la sueur froide qui me prend... Qui va là?... Ce n'est rien; il suffit d'une mauvaise conscience pour troubler la meilleure tête. Il faut pourtant l'éveiller; elle va s'effrayer de mon apparition.
(Il frappe.)
ROSINE, en dedans.
Qu'est-ce?
BARTOLO.
Rosine!... ouvrez, c'est moi.
ROSINE.
Je vais me coucher.
———
Var. CII.
Asseyez-vous!
ROSINE.
Je ne veux pas m'asseoir.
———
Var. CIII.
BARTOLO.
Je vais tout disposer pour demain.
ROSINE, effrayée.
Demain?...
BARTOLO.
Si tu veux, on peut avancer l'instant?
ROSINE.
Le plutôt sera le mieux.
———
Var. CIV.
...Enferme-toi dans ma chambre, je vais m'envelopper d'un manteau... sitôt qu'il sera remonté dans ce salon, j'enlève l'échelle et vais chercher main-forte. Enfermé chez moi et arrêté comme voleur.....
———
Var. CV.
Ce n'est que le vil agent d'un grand Seigneur corrompu.
———
Var. CVI.
Cruelles!... avec ce mot qui flatte leur orgueil, un amant les mène toujours plus loin qu'elles ne veulent!...
———
Var. CVII.
FIGARO.
En effet, il s'en est peu fallu que nous n'ayons été entraînés par l'inondation que la pluie et les ravins amènent de toutes parts; mais, nouveau Léandre, il a conjuré les éléments. (Il récite avec emphase:)
|
Il dit aux torrents, à l'orage, Je suis attendu par l'amour, S'il faut périr en ce passage, Gardons la mort pour mon retour! |
LE COMTE.
Ainsi, ma belle Rosine, laissons là mes dangers, parlons de ceux que vous courez en ce logis.
———
Var. CVIII.
...C'est l'aveu que j'attendais pour te détester.
———
Var. CIX.
Par ma foi, Monseigneur, la chimère que vous poursuivez, la voilà réalisée.
———
Var. CX.
Tous mes gens cachés autour de ce logis vont accourir au moindre signal.
———
Var. CXI.
Voilà bien une autre musique!
———
Var. CXII.
Argument sans réplique!...
———
Var. CXIII.
(Dans le manuscrit, la scène finit ainsi:)
FIGARO, pendant qu'on signe.
L'ami Bazile! à votre manière de raisonner, à vos façons de conclure, si mon père eut fait le voyage d'Italie, je croirais ma foi que nous sommes un peu parents.
DOM BAZILE.
Monsieur Figaro, ce voyage d'Italie, il n'est pas du tout nécessaire pour que cela soit, parce que mon père, il a fait plusieurs fois celui d'Espagne.
FIGARO.
Oui? Dans ce cas nous devons partager comme frères tout ce que vous avez reçu dans cette journée.
DOM BAZILE.
Je ne sais pas bien l'usage ici, mais chez nous, Monsieur Figaro, pour succéder ensemblement, il faut prouver sa filiation maternelle; l'autre il ne suffit pas chez nous; je dis chez nous... (Il met la bourse dans sa poche.)
LE COMTE.
Crains-tu, Figaro, que ma générosité ne reste au-dessous d'un service de cette importance? Laisse là ces misères, je te fais mon secrétaire avec mille piastres d'appointements.
DOM BAZILE.
Alors, mon frère, je suis très-content d'agir avec vous, s'il vous convient, selon la coutume espagnole.
FIGARO l'embrasse en riant.
Ah friandas! il ne faut que vous en montrer!...
———
Var. CXIV.
Rosine avec eux! Nous arrivons fort à propos.
———
Var. CXV.
LE COMTE.
Seigneur Bartholo, tout ce bruit est désormais inutile; le notaire vient de nous faire signer un contrat de mariage en bonne forme, à la signora Rosine et à moi comte Almaviva.
———
Var. CXVI.
ROSINE.
Il dit vrai!
FIGARO.
LE NOTAIRE.
Il dit vrai!...
BARTOLO, furieux.
Il dit vrai!... Jeune insensée!...
———
Var. CXVII.
BARTOLO.
Comment cela s'il vous plaît?
LE COMTE.
En vous appropriant un bien que les lois vous avaient seulement chargé de conserver...
BARTOLO.
Pour votre Excellence, peut-être?
LE COMTE.
Non, mais pour que Mademoiselle pût disposer d'elle librement un jour.
BARTOLO.
C'est bien dit «un jour»; mais il n'est pas arrivé.
———
Var. CXVIII.
BARTOLO.
L'ordonnance est formelle, et nous verrons!
FIGARO.
Voyez l'ordonnance, et nous emmenons la demoiselle!
BARTOLO.
On prouvera quelle est mal mariée!
FIGARO.
Bien épousée!
BARTOLO.
FIGARO.
Que l'époux est de qualité.
BARTOLO.
Nul, de toute nullité!... Je vous ferai sabrer tous par M. Braillard, mon avocat.
FIGARO.
Il vous fera perdre encore ce procès-là! Quand ces Messieurs ont passé toute une ville au fil de la langue, ils n'ont blessé que le tympan des juges.
BARTOLO.
Qui te parle, à toi, maître fripon?
LE COMTE.
Docteur, vous voyez que c'est un mal sans remède.
———
Var. CXIX.
Allons seigneur tuteur, faisons-nous justice honnêtement; consentez à tout, et je ne vous demande rien de son bien.
BARTOLO.
Eh, vous vous moquez de moi, Monsieur le Comte, avec vos dénouements de comédie. Ne s'agit il donc que de venir dans les maisons enlever les pupilles et laisser le bien aux tuteurs? Il semble que nous soyons sur les planches!
DOM BAZILE.
Ne pouvant avoir la femme, calculez, docteur, que l'argent vous reste, et vous verrez que ce n'est pas toute perte.
FIGARO.
Au contraire, pour un homme de son âge, c'est tout gain.
———
Var. CXX.
BARTOLO.
Je me rends, parce qu'il est clair qu'elle m'aurait trompé toute sa vie.
ROSINE.
Non, monsieur, mais je vous aurais haï jusqu'à la mort.
BARTOLO, signant.
Qu'elle est neuve! comme si l'un n'était pas une suite de l'autre!
———
Var. CXXI.
LE NOTAIRE.
Et qui me paiera dans le second contrat?
FIGARO.
Le premier dépôt que nous vous mettrons dans les mains.
BARTOLO.
Quel événement! Voilà qui est fini, mais le mal vient toujours de ce qu'on ne peut faire tout soi-même.
FIGARO.
C'est précisément le contraire, docteur; car si vous n'aviez pas été chercher ces Messieurs vous-même, on n'aurait pas marié Mademoiselle pendant ce temps; jusques-là vous vous étiez assez bien conduit.
APPENDICES
I
PAPIERS DIVERS ET MANUSCRITS INÉDITS DE BEAUMARCHAIS
ACHETÉS A LONDRES.
DEUX LETTRES DE M. ÉD. FOURNIER RELATIVES
A CES PAPIERS.
Nous avons dit, dans la notice qui ouvre ce volume, que le manuscrit original du Barbier de Séville, sur lequel nous avons relevé nos variantes, fait partie des manuscrits de Beaumarchais achetés à Londres, en 1863, pour le compte de la Comédie-Française, par M. Édouard Fournier. Nous avons eu communication, aux archives du théâtre, de ces précieux manuscrits, qui s'y trouvent réunis, en sept volumes, reliés, grand in-8º. Comme il a été très-souvent question, dans les journaux et ailleurs, de cette inespérée et précieuse acquisition, faite moyennant un prix si restreint et dans des conditions si heureuses, nous avons cru devoir raconter au lecteur l'histoire de cet achat et lui donner ensuite une idée de son considérable intérêt, par une sorte de catalogue détaillé des sept volumes, faisant ainsi passer sous ses yeux, pièce par pièce, la collection tout entière.
Notre confrère et ami M. Édouard Fournier, à qui nous nous sommes tout naturellement adressé pour avoir d'authentiques renseignements sur cette affaire, nous a communiqué aussitôt deux lettres écrites par lui, à l'époque de l'achat, aux journaux le Temps et le Figaro pour relever certaines erreurs émises dans ces deux feuilles relativement à ladite acquisition. En reproduisant ces deux lettres complétées par quelques notes que M. Ed. Fournier a bien voulu, pour nous, y ajouter, nous croyons donner l'historique entier de la curieuse et importante négociation terminée si heureusement pour les archives de la Comédie-Française.
G. D'H.
I
Au Directeur du Journal LE TEMPS.
Paris, le 25 septembre 1863.
Monsieur,
Permettez-moi de compléter par quelques lignes la nouvelle, très-vraie, que vous avez donnée hier sur la découverte de sept volumes manuscrits de Beaumarchais à Londres.
Il y a quinze jours, me trouvant avec non ami Francisque Michel, chez un des libraires de Soho-Square[162] qui s'occupent le plus spécialement de livres rares, il nous parla de manuscrits de Beaumarchais conservés chez lui depuis quarante ans au moins, et oubliés après une mise en vente infructueuse en 1828[163].
On ne les avait retrouvés que la semaine précédente. Je demandai à les voir; on me les apporta tout couverts encore de leur poussière, et Francisque Michel voulant bien m'en laisser l'examen, je ne tardai pas à voir de quel prix était l'important ensemble de renseignements, de pièces, de mémoires, de poésies, qui m'était soumis, et ma résolution fut aussitôt prise. Je priai le libraire de me dire ce qu'il comptait demander de ces sept volumes. Sur sa réponse, plus modeste qu'exagérée, je m'empressai d'écrire à M. Édouard Thierry, administrateur de la Comédie-Française, pour lui apprendre quelle admirable occasion lui était offerte de compléter, sans une trop forte dépense, la collection de manuscrits de Beaumarchais conservée à la bibliothèque du théâtre. «Vous pourrez vous flatter, lui disais-je après lui avoir énuméré les précieuses pièces contenues dans ces volumes, de posséder le lot le plus riche et le plus imprévu de l'héritage manuscrit de Beaumarchais.»
M. Édouard Thierry mit à accepter plus de hâte encore, si c'est possible, que j'en avais mis à offrir. Il répondit courrier par courrier; l'argent demandé était dans sa réponse[164].
Je n'étais plus à Londres. Obligé d'aller à La Haye pour compléter une découverte faite sur Corneille au British-Museum, j'étais parti le lendemain sans manquer de prévenir M. Thierry, et sans oublier surtout de l'avertir que Francisque Michel se chargeait de terminer la négociation. C'est ce qu'il a fait de la façon la plus intelligente et la plus heureuse. A mon retour de Hollande, il y a huit jours, j'ai appris que les sept volumes manuscrits appartenaient à la Comédie-Française[165].
Voilà, monsieur, toute l'affaire. Quoique ce ne soit qu'une histoire et non une fable, je tirerai cette morale: «Il est heureux qu'une fois au moins Londres, qui nous a pris tant de richesses de ce genre, nous en rende une, et que ce trésor reconquis trouve une si digne place.»
Recevez, etc.
ÉDOUARD FOURNIER.
II
A M. le Rédacteur en chef du Journal LE FIGARO.
Paris, 12 septembre 1866.
Monsieur,
On a parlé à plusieurs reprises, dans votre journal, des manuscrits de Beaumarchais qui appartiennent aujourd'hui à la Comédie-Française. Chaque fois on s'est plus ou moins trompé. Soyez donc assez bon pour me permettre de rétablir les faits.
Le seul point vrai dans tout ce qu'on a dit dernièrement, chez vous ou ailleurs, est celui-ci: les sept volumes manuscrits, et la plupart autographes, ont été acquis pour le compte du Théâtre-Français, à Londres, par mon entremise, pour le prix de 500 francs, à l'amiable et non aux enchères. C'est à la librairie de Soho-Square, fondée pendant la révolution par l'abbé Dulau, qui se faisait libraire au moment où le comte de Caumont, émigré comme lui, se faisait relieur[166], que l'affaire engagée par hasard, un soir, s'est conclue en moins de deux heures.
Je ne vous rappellerai pas la circonstance, déjà racontée par moi dans une lettre que je dus écrire peu de temps après, afin de rétablir la vérité, comme dans celle-ci, et qui fut reproduite par un grand nombre de journaux, même de l'étranger. Ceux de Londres s'en émurent surtout, et après un article du Times où l'on mettait pourtant en doute la valeur de la découverte, un amateur anglais se présenta, qui offrit au libraire, entre les mains duquel le dépôt se trouvait encore, une somme de mille livres sterling (25,000 francs)[167].
On dira c'est trop; je répondrai que ce n'est pas assez. Le précieux recueil, si on le dépeçait pour le vendre au détail, suivant l'usage du jour, produirait davantage. J'y connais telles lettres autographes, comme celle par exemple que Beaumarchais écrivit à M. Lenoir, lieutenant de police, pour obtenir la représentation du Mariage de Figaro, qui, mise aux enchères, ne monterait pas à moins de 1,000 francs. Elle a vingt pages in-folio; on n'y trouve pas seulement la pensée de l'homme, mais le lutteur même par l'ardeur fiévreuse de l'écriture hâtée, brûlante, et où l'idée flambe, pour ainsi dire, dans son premier, dans son vrai foyer.
J'aurais pu fort bien, quoique homme de lettres, acquérir pour mon compte ce précieux ensemble de documents. Je fus arrêté non par le prix si minime, mais par l'importance de la chose même. Je me dis que de tels dépôts ne doivent être remis qu'à des établissements immuables, et non rester aux mains de particuliers, après lesquels, quoi qu'ils fassent, le morcellement, le dépècement dont je vous parlais, sont toujours possibles. Je pensai un instant à la Bibliothèque impériale, mais le temps pressait, et il en faut beaucoup à ses défiances pour qu'elle se décide, ainsi que j'en jugeai à ce moment même pour une admirable lettre de Rabelais, en grec et en latin, que je lui fis proposer par l'entremise du ministre, et qu'elle mit trois mois... à refuser. La seule bibliothèque à laquelle je devais songer, même avant celle-là, car les manuscrits de Beaumarchais devaient s'y retrouver en famille, était la bibliothèque du Théâtre-Français. Quand l'idée m'en fut venue, je n'en voulus pas d'autres[168].
J'écrivis à Édouard Thierry, dont je connaissais l'obligeante confiance en mes recherches, même en mes trouvailles; je lui dis en quelques lignes le menu du trésor, mes craintes d'être devancé, etc... Courrier par courrier la somme fut envoyée et l'affaire faite. J'étais moi-même déjà parti pour la Hollande; quand je revins à Paris, j'appris l'heureuse conclusion: les manuscrits de Beaumarchais étaient rentrés dans sa maison, sans crainte d'être jamais dispersés et de retourner en détail à Londres, où je sais qu'on les regrette fort du côté du British-Museum. C'est tout ce que je voulais; j'ajouterai qu'Édouard Thierry me combla quand il me dit qu'on n'avait jamais fait un si beau présent à la Comédie-Française[169].
J'aurais maintenant tout un chapitre à écrire sur l'ensemble même de l'acquisition. Deux mots vous suffiront. Lorsque j'en essayai le dépouillement, je pensai qu'une semaine, c'est-à-dire un jour par volume, serait tout au plus nécessaire; il m'a fallu tout ce temps-là pour le premier volume seul, qui contient les chansons, les pièces fugitives, les lettres, etc. Dans les autres se trouvent, à l'état de premier jet, le Barbier de Séville, dont j'avais déjà saisi le plan fait sur une feuille volante, à un moment où ce ne devait être qu'une sorte d'opérette folle pour une fête du château d'Étiolles; puis la Mère coupable, revue, annotée, presque refaite; sept ou huit parades comme on les aimait alors, c'est-à-dire au très-gros sel, pour ne pas dire au gros poivre; des correspondances sans fin, politiques surtout: ce Beaumarchais avait pour manie de faire croire qu'il était un homme d'État s'amusant à être auteur; des mémoires de toutes sortes, entre autres un très-curieux sur l'Espagne, fait pour M. de Maurepas[170]; le détail complet d'une négociation entreprise avec la chevalière d'Éon[171], des pétitions, des réclamations, des pièces innombrables, comme les affaires mêmes dont s'occupait Beaumarchais, et qui sont là toutes plus ou moins représentées.
L'homme politique s'y trouve plus que l'homme littéraire, et vous le comprendrez aisément. Il fut inquiété sous la Terreur; on envahit même sa maison, qui faillit être pillée. Il craignit une seconde visite populaire et partit pour Londres, emportant ses papiers, qui établissaient ses rapports avec l'ancien régime, ministres ou grands seigneurs, et qui pouvaient être contre lui autant d'actes d'accusation. Quand tout fut en sûreté chez Dulau, le libraire de confiance des émigrés, il revint à Paris, avec l'espoir d'aller reprendre plus tard, en un temps plus calme, ce qu'il laissait à Londres. Il mourut trop tôt; ses papiers ne sont revenus que lorsque j'eus le bonheur de les retrouver chez le successeur du libraire où il les avait mis en dépôt.
Dans le nombre est un drame, l'Ami de la maison, dont on a beaucoup parlé et qui serait tout à fait d'à-propos pour faire concurrence à ceux qui courent. On le jouerait donc s'il était jouable. C'est une œuvre de jeunesse, pleine de feu sous un amas de cendres! Jamais Beaumarchais, qui avait le don de faire et de refaire sans pourtant se refroidir, ne s'est moins nettement dégagé de lui-même. La pièce n'est qu'un fourré inextricable, avec des feux follets et des vers luisants. Au premier acte, le mari raconte d'une haleine, en quatorze pages, ce qu'il appelle admirablement du reste, «le roman de sa bonhomie.» Près de ce monologue, celui de Figaro n'est qu'un monosyllabe.
Recevez, etc.
ÉDOUARD FOURNIER.
II
NOMENCLATURE DES PIÈCES COMPRISES DANS LES SEPT VOLUMES
DE MANUSCRITS ACHETÉS A LONDRES.
TOME Ier.—Œuvres diverses.
1º Plusieurs chansons; apologues, poésies, vers au chevalier de Conti et à d'autres personnages, etc...
2º Chanson de table.
En voici le premier couplet:
|
Versons, versons à grands flots Le doux jus de la treille: L'on ne trouve les bons mots Qu'au fond d'une bouteille Dans tout festin C'est le bon vin, Chers amis, qui fait dire Le petit mot (bis) pour rire! |
3º Stances à diverses personnes.
4º Vers à Mme du Deffant, à la duchesse de Choiseul, à Mme Necker, au roi de Prusse, etc....
5º Fragments d'une épître.
6º Bouquet à Mme X....., femme charmante qui porte le nom d'Antoinette et vient d'accoucher de deux enfants.
7º Les Délices de Plaisance, vers.
8º La Naissance de Vénus, strophes:
|
L'onde roule et s'enfuit; C'est Vénus qui paraît, l'univers se colore! L'éclat qui la suit Plus brillant que l'aurore, Dissipe la nuit. |
9º Poésies diverses.
10º Cantique, avec musique.
11º Un recueil de pièces de tous genres, relatives à Beaumarchais, sous ce titre général: Poésies qui lui sont adressées.
12º Partie théâtrale, comprenant:
A. Colin et Colette, scène en un acte, en prose, à quatre personnages: Thibaut, Colin, Mathurine et Colette;
B. Les Bottes de sept lieues, parade en un acte, en prose, avec les cinq personnages traditionnels de la farce italienne: Gilles, Cassandre, Léandre, Arlequin et Isabelle (avec couplets et musique);
C. Les Députés de la Halle et du Gros-Caillou, scène en prose de poissardes et de maîtres pêcheurs, avec quatre personnages: la mère Fanchette, la mère Chaplu, Cadet Heustache et Jérôme. Cette petite pièce, en langue vulgaire de la halle, a été composée avec musique et couplets.
Ces diverses parades ne sont pas toutes de Beaumarchais, non plus que celles indiquées plus loin au tome V. Quelques-unes sont bien de lui en effet, et même parfois écrites de sa main; d'autres au contraire sont attribuées à sa sœur Julie, qui était, après l'auteur du Barbier, la plus lettrée de sa famille[172].
13º Une lettre en prose, relative à son théâtre, adressée «aux auteurs du Journal».
14º Une lettre relative au Mariage de Figaro, adressée «aux auteur du Journal de Paris» et datée du 2 mars 1785.
15º Une autre longue lettre, surchargée et raturée et des plus détaillées sur son théâtre, jusques et y compris le Mariage de Figaro. Cette lettre, retouchée et refondue, deviendra la préface de la Folle journée.
16º Une petite note très-curieuse contenant des observations critiques relatives à diverses scènes du Barbier, opéra-comique[173].
17º Une lettre «aux auteurs du Journal» relative à la Mère coupable, datée du 16 juin 1795, et signée simplement Beaumarchais, sans particule;
Elle se termine ainsi: «Si vous n'aimez pas à pleurer, ah! cherchez un autre spectacle; nous n'avons rien à celui-ci que des larmes à vous offrir!»
18º Lettre aux rédacteurs de la Chronique, relativement au Mariage de Figaro.
TOME II.—Œuvres diverses.
1º Mémoire justificatif «au roy» relatif au Mariage de Figaro, avec signature.
2º Pièces relatives à ses travaux dramatiques.
3º Trois pièces imprimées:
A. Avis sur les éditions des œuvres de Voltaire, avec les caractères de Baskerville;
B. Dialogue entre un père de famille et un vicaire de Paris, le jour qu'on lui a demandé sa fille en mariage;
C. Pétition de Pierre-Augustin-Caron Beaumarchais, à la Convention nationale, relative au décret d'accusation rendu contre lui dans la séance du 28 novembre 1792.
4º Une page sur la Folle Journée.
5º Une page relative à diverses affaires.
6º Pièce au sujet du procès avec Kornman.
7º Pièce relative à l'opéra de Tarare.
8º Plusieurs pièces, badinages, vers: «Mes réflexions sur l'amour propre, Mon rêve, etc...»
9º Une note fort curieuse, de la main même de Beaumarchais et relative à l'un de ses duels, avec lettres diverses sur cette affaire.
Beaumarchais s'était chargé d'un achat de diamants pour un M. de Meslé. Le règlement de cette affaire donna lieu à un échange de lettres dont quelques-unes se trouvent dans les papiers achetés à Londres. Cette affaire faillit même avoir une issue assez tragique, qui tourna subitement au grotesque, ainsi que le fait voir la note suivante de Beaumarchais:
Octobre 1762.
M. de Meslé m'ayant rencontré à la Comédie, me parla légèrement des lettres ci-jointes (suivent des lettres de M. de Meslé, de Beaumarchais et d'un prince de Belocelsky mêlé à l'affaire) et me dit que quelque jour il en aurait raison. Je l'entraînai sur-le-champ contre la fontaine, rue d'Enfer[174], et après bien des difficultés, je le forçai de dégaîner. Il m'objectait son épée de deuil, et moi je n'avais que ma petite épée d'or. Après lui avoir fait une éraflure à la poitrine, il me cria que j'abusais de mes avantages, et que s'il avait sa bonne épée, il ne reculerait pas ainsi. Il me donna parole pour onze du soir, à recommencer. J'y consentis, je fus souper chez la demoiselle aux diamants, où La Briche, introducteur des ambassadeurs, m'offrit de prendre mon épée et de me prêter pour ce soir-là, sa fameuse flamberge. Je fus à l'hôtel de Meslé, où le cher marquis, tapi dans ses draps, me fit dire qu'il avait la colique et qu'il me verrait le lendemain. Il vint en effet, me fit des excuses que je le forçai sur-le-champ de venir réitérer chez le prince de Belocelsky, notre ami commun, ce qu'il fit. En renvoyant l'épée de M. de La Briche, je lui écrivis la plaisanterie[175] suivante:
|
Je vous renvoie la Gondrille, Et personne n'a gondrillé, Parce que j'ai trouvé mon drille Dans son lit tout recoquillé. . . . . . . . . . . . La Gondrille n'ayant ce soir Rien fait que d'enfiler des perles, Je vous la rends; jusqu'au revoir, Adieu le plus gentil des merles. |
10º Les deux fameuses lettres[176] écrites les 15 et 16 août 1774, «en bateau sur le Danube» et «à Vienne», relatives à la fameuse histoire des brigands.
11º Lettre au prince de Ligne, sur l'invention d'un instrument, l'aérocorde, par un nommé Fschirszcki (26 fevrier 1791).
12º Lettre à M. Legrand-Delaleu, avocat (11 mars 1786), relative à son mémoire justificatif.
13º Curieuse lettre de M. Bossu, curé de Saint-Paul, à Beaumarchais (11 mars 1788). Il se plaint de ce que les ouvriers travaillent le dimanche, «jour dont l'observation est prescrite par la loi divine et par celle de l'Etat», à sa maison du boulevard. Beaumarchais lui répond une lettre non moins curieuse qui est jointe, ici, à la précédente[177].
14º A M. Pérignon, prêtre (3 septembre 1789) relative à une demande d'argent[178].
15º Lettre d'envoi, au roi de Suède, d'un exemplaire, sur grand papier, du Mariage de Figaro.
16º Lettre relative à une vente d'exemplaires de l'édition de Voltaire.
17º Épîtres diverses, en vers et en prose, soit de Beaumarchais, soit d'autres personnages lui écrivant ou lui répondant.
TOME III.—Relatif à la Diplomatie.
1º Le Sens commun, longue pièce de cinquante grandes pages, adressée aux habitants de l'Amérique.
2º Mémoire sur la situation de l'Espagne.
3º Pièce relative au commerce avec l'Angleterre: «Projets pour commercer dans la nouvelle Angleterre.»
4º Essai sur les manufactures d'Espagne.
5º Mémoire relatif aux établissements de Madagascar.
6º Note sur la monnaie courante des États-Unis d'Amérique.
7º Note sur le commerce des Français avec les Américains.
8º «Avis aux Américains, ou Mémoire pour les convaincre de la nécessité de se réduire à la guerre de poste et de se pourvoir de plusieurs bons ingénieurs.»
9º Mémoire relatif à l'état actuel de l'Inde.
10º Plusieurs petits mémoires relatifs à des «instructions secrètes sur le ministère d'Espagne, au sujet de l'affaire de la concession de la Louisiane.»
11º «Essai sur le projet de population, défrichement et agriculture de la Sierra Morena, demandé par M. de Grimaldy.» (Deux copies.)
TOME IV.—Pièces de théâtre.
1º Un très-curieux manuscrit de: «Le Barbier de Séville, ou la Précaution inutile», daté de 1773, avec ratures, surcharges et annotations diverses relatives à sa mise en scène, et la plupart de la main même de Beaumarchais.
2º L'Ami de la maison, drame en trois actes, dédié «à Bazilide».—Sans date.
TOME V.—Pièces de théâtre.
1º Léandre, marchand d'agnus, médecin et bouquetière, parade en six scènes, avec chants et symphonie. (De la main même de Beaumarchais.)
2º Jean Bête à la foire, parade en dix scènes avec chant[179].
Personnages: Jean Bête; Jean Broche le père; Jean Broche la mère; Mme Oignon, gargotière; Mme Tiremonde, sagefemme; Mlle Tripette, maîtresse de Jean Bête; Troufignon, apothicaire.
3º Les Députés de village, opéra-comique en trois actes, avec ariettes. (Il n'est pas possible de dire si cette pièce est de Beaumarchais.)
4º Laurette, comédie en trois actes, en prose, tirée des Contes nouveaux de M. de Marmontel, par M. P. de B., ancien officier, ex-aide de camp.
On lit la note suivante sur la première page:
«Reçue au Théâtre Italien le 20 mai 1778, jouée le 15 juillet et retirée le 16 du même mois.»
5º La Nouvelle Direction, comédie en vers en un acte, mêlée de chants et de danses, par l'auteur de Laurette.
6º La Fête militaire, divertissement suisse en quatre scènes, et les apprêts de la fête; ambigu-comique en seize scènes, avec chant. (Sans indication de nom d'auteur.)
7º Zoraïr, tragédie en cinq actes, par Mercurin fils, de Saint-Remy, en Provence.
«Envoyée à M. de Beaumarchais, le 14 avril 1786, pour donner son avis.»
On lit en Post-Scriptum, dans la lettre d'envoi:
«Ne me jugez pas sans me lire; c'est là notre malheur, à nous provinciaux. Je ne suis pas encore dans ma vingt-quatrième année, mais j'ai beaucoup de sensibilité, et j'ai beaucoup voyagé.»
TOME VI.—Affaires d'Éon.
1º Plusieurs pièces manuscrites et imprimées de «la chevalière d'Éon».
2º Une pièce satirique adressée: «au très-haut, très-puissant seigneur, monseigneur CARON OU CARILLON, dit Beaumarchais... Seigneur utile des forêts d'agiot, d'escompte, de change, rechange et autres rotures... par Charlotte-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'ÉON de BEAUMONT, connue jusqu'à ce jour sous le nom de chevalier d'Éon, ci-devant docteur consulté, censeur écouté, auteur cité, dragon redouté, capitaine célébré, négociateur éprouvé, plénipotentiaire accrédité, ministre respecté, aujourd'hui pauvre fille majeure, n'ayant pour toute fortune que les louis qu'elle porte sur elle et dans son cœur. (Suit la pièce.—Elle a été imprimée à Londres.)
3º Deux pièces en latin, français et anglais relatives à la même affaire. La première commence ainsi:
«Le sexe du célèbre chevalier d'Éon est enfin révélé. C'est au genre féminin qu'il a l'honneur d'appartenir...»
4º Vers de Beaumarchais sur la chevalière d'Éon:
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. . . . . . . . . . . . . . . Elle agit en bravache et parle en harengère, La vérité jamais n'eut un semblable ton. . . . . . . . . . . . . . . . |
5º Un petit poëme en vers:
La belle Circassienne, ou Salomon et Saphyra, poëme dramatique en huit chants, imité de l'anglais du grave docteur Cronall.
Interlocuteurs: Lui, Elle, Chœur de Vierges.
On lit au bas de ce manuscrit, et d'une autre écriture que celle du manuscrit même: «par M. de Saint-Maur.»
6º Copie de ma lettre à Mlle d'Éon, en date du: «3 août 1776.»
Immense lettre, qui est plutôt un mémoire, plusieurs fois longuement annotée dans la marge des pages. On lit sur le premier feuillet:
«J'ai écrit deux lettres avant celle-ci à Mlle d'Éon, que je n'ai pas jugé à propos de lui envoyer, réprimant autant qu'il a été en moi ma sensibilité aux outrages que j'avais reçus parce qu'elle était Elle et non pas Lui[180].
7º Une autre lettre du même à la même, en date du 7 août suivant.
8º Une réponse de la «chevalière d'Éon».
9º Lettre de Beaumarchais répondant à la précédente. Il y est longuement question du fameux chevalier de Morande.
TOME VII.—Œuvres théâtrales.
Un manuscrit de la Mère coupable, drame en cinq actes.
III
L'AMI DE LA MAISON
DRAME INÉDIT EN TROIS ACTES
——
NOTICE
I
UN DRAME INÉDIT DE BEAUMARCHAIS.
Nous ne donnons pas le drame l'Ami de la maison comme un bon drame, tant s'en faut! En le trouvant dans les papiers inédits de Beaumarchais, nous avions, au premier abord, estimé notre découverte à l'égal d'une bonne fortune, et nous nous disposions à offrir au public une primeur littéraire de haut goût et de véritable valeur; mais, hélas! la lecture de l'Ami de la maison nous a bien vite désabusé, et à un tel point que nous nous sommes demandé tout d'abord si ce drame, si lourdement larmoyant, était bien authentiquement de Beaumarchais lui-même.
Au Théâtre-Français les avis sont partagés sur ce point: le savant administrateur de la Comédie, M. Édouard Thierry, nous a semblé douter, sans se prononcer cependant plutôt dans un sens que dans l'autre; les volumes manuscrits achetés à Londres contiennent, comme on l'a vu ci-dessus, beaucoup de papiers de toutes provenances, et surtout quelques œuvres théâtrales qui ne sont pas de Beaumarchais. L'Ami de la maison fait-il partie de ces dernières? C'est là une question délicate et assez difficile à résoudre. L'excellent archiviste, M. Léon Guillard, pencherait plutôt pour l'affirmative pure et simple; il a même fait, pour l'Ami de la maison, un travail préparatoire d'appropriation à la scène, que la Comédie jouera peut-être quelque jour, comme curiosité dramatique et en se bornant, sur son affiche, à «attribuer» le drame à Beaumarchais.
Quant à nous, nous voulons admettre, sinon croire et affirmer absolument, que l'Ami de la maison est bien de Beaumarchais lui-même. Le manuscrit n'est pas de sa main, cela est vrai; mais les deux notes qu'il contient, et dont l'une est assez longue, ont été évidemment écrites par lui. Nous avons rapproché de ces deux notes un autographe de Beaumarchais, et sur ce point il ne saurait y avoir doute pour nous. Or, ces notes ne sont pas indifférentes, la première surtout, où l'auteur s'adresse directement au public pour lui parler de lui-même et de sa situation présente. L'auteur s'y montre modeste, qualité qui lui était peu habituelle, mais qui doit ici servir à mieux préciser l'époque où son drame aurait été composé. Nous l'appellerons volontiers une œuvre de jeunesse, et nous supposerons qu'elle remonte au temps des Deux Amis. C'est du Beaumarchais lourd et diffus, encore en quête de sa voie, et qui fait du théâtre comme il fait de tout, et parce qu'il était dans sa nature de se mêler de tout et de vouloir faire de tout. Si l'Ami de la maison est bien de Beaumarchais, c'est un drame tout à fait à l'état d'ébauche, et des plus mal présentés comme des plus mal venus.
Cependant le sujet en est essentiellement dramatique, mais l'auteur a faibli dans ses détails et dans ses développements. Le personnage principal de la pièce, qui sait, dès le lever du rideau, qu'il est trompé à la fois par sa femme et par son ami, ne se rencontre avec eux que tout à fait à la fin du drame, dans une scène trop courte et sans conclusion satisfaisante. Le dénoûment de l'œuvre est nul; le châtiment de la femme—s'il lui en est réservé un—n'est pas indiqué; celui de l'amant ne consiste que dans son éloignement; et comme il semble déjà fatigué de sa maîtresse, il est peu probable que son absence ne sera pas précisément le contraire d'un châtiment. Sur les cinq personnages de la pièce, un, M. de Montmécourt, est parfaitement inutile, je dirai plus, il est complétement nuisible à la marche rapide de l'action. Un semblable sujet demande à être exposé avec autant de dextérité que de précision; il ne faut ici ni conversations oiseuses, ni incidents sans valeur et éloignés du fond même du drame. L'action ne saurait être impunément embarrassée; elle ne doit pas languir un seul instant pour être supportable. Or dans l'Ami de la maison on trouve plusieurs tirades d'une longueur tellement démesurée que l'auteur lui-même a cru devoir, dans la note dont j'ai parlé plus haut, s'en excuser publiquement. A la rigueur, cela peut se comprendre dans le drame écrit; mais, au théâtre, personne n'admettra l'excuse, et je ne suppose pas qu'il était entré dans l'esprit de Beaumarchais,—si le drame est bien de lui—de faire réciter par l'acteur son excuse, avant ou après sa tirade. Donc, drame diffus, encombré de scènes parasites, augmenté d'un personnage inutile et malhabilement charpenté; erreur de l'auteur, qui fait passer sous nos yeux une action terrible, où un mari outragé, et qui doit désirer ardemment et avant toutes choses une explication qui satisfasse à la fois son honneur et son repos, passe son temps en conversations insipides et en déclamations déraisonnables, au lieu d'aller tout de suite droit à ceux qui lui ont ravi son bonheur, pour obtenir d'eux et à tout prix cette indispensable explication.
Toutefois, il nous a semblé curieux de donner au public, sinon la reproduction textuelle de ce drame malhabile, au moins son analyse détaillée. La pièce, telle qu'elle existe aux archives de la Comédie, serait d'une lecture tellement fastidieuse que je doute qu'elle eût chance d'être poursuivie jusqu'au bout. Le lecteur en aura une idée très-suffisante avec le résumé, scène par scène, que nous plaçons ci-après sous ses yeux. D'ailleurs, le Théâtre-Français se réservant de mettre peut-être un jour à la scène, après de nombreux remaniements, ce drame inconnu et inédit, il vaut mieux, dans l'intérêt d'une représentation douteuse mais possible, que ses développements ne soient pas déflorés à l'avance par sa publication complète.
II
L'AMI DE LA MAISON ET LE SUPPLICE D'UNE FEMME.
Mais, outre l'intérêt qui doit s'attacher à une œuvre inédite de Beaumarchais ou pouvant lui être attribuée, le drame l'Ami de la maison nous offre encore un autre genre d'attrait et de curiosité qui a en même temps le vif et piquant mérite de l'actualité. On retrouve dans une pièce jouée tout récemment et avec éclat au Théâtre-Français, le Supplice d'une femme[181], non-seulement le sujet même de l'Ami de la maison, mais encore certaines scènes absolument analogues à d'autres scènes du premier drame, et surtout—à un près dont l'inutilité est flagrante—le même nombre de personnages, du même sexe du même âge et du même caractère, remplissant identiquement les mêmes rôles.
Nous devons dire tout d'abord—et c'est ce qui augmente encore la singulière étrangeté de la rencontre—qu'on ne saurait en cette circonstance crier au plagiat, ni accuser, soit M. de Girardin, l'auteur du drame moderne, soit M. Dumas, fils, son intelligent élagueur et arrangeur, puisque le Supplice d'une femme à été représenté au Théâtre-Français fort peu de temps après l'achat des manuscrits trouvés en Angleterre, et qu'à Londres, les papiers de Beaumarchais étaient, ainsi qu'on l'a vu plus haut, aussi complétement ignorés que possible. Donc, en composant son drame, M. de Girardin ne connaissait pas l'Ami de la maison, et l'étonnante ressemblance que je signale entre les deux pièces est absolument l'effet du hasard[182].
Ceci bien posé et admis, il est d'autant plus curieux et intéressant d'établir entre l'Ami de la maison et le Supplice d'une femme les points principaux de leur bizarre analogie.
1º L'AMI DE LA MAISON, drame en trois actes.
Six personnages: M. de Saint-Pré (Dumont, du Supplice d'une femme); Madame de Saint-Pré (Madame Dumont); M. de Valchaumé (Alvarez); Mademoiselle de Saint-Pré (Jeanne); Madame de Mainville (Madame Larcey); M. de Montmécourt, personnage épisodique et inutile, et le seul qui ne se retrouve pas dans le drame de MM. de Girardin et Dumas fils.
Dans l'Ami de la maison, un homme, M. de Saint-Pré, a recueilli, logé et hébergé chez lui, par charité, sympathie et affection, un autre homme, M. de Valchaumé, qui, abusant de la confiance de son hôte, parvient à séduire sa propre femme. Le mari sait bientôt la fatale vérité; la femme apprend par une amie, Madame de Mainville, que cette vérité est connue et presque publique. Cette amie lui conseille d'éloigner au plus vite son amant. Discussion entre la maîtresse et l'amant; celui-ci veut fuir seul, mais celle-là veut fuir avec lui; tous deux sont indécis sur le parti à prendre; survient le mari, il provoque l'amant, qui refuse de se battre et qui, tout à coup, tombant aux pieds de l'homme qu'il a outragé, obtient à la fois—du moins tout donne lieu de le penser—l'oubli pour lui et le pardon pour sa maîtresse; la brusque fin de la pièce, sans conclusion aucune, laissant le champ libre à toutes les suppositions.
2º LE SUPPLICE D'UNE FEMME, drame en trois actes.
Un homme, Dumont, a pour associé un autre homme, Alvarez, devenu son ami et son commensal, et qui, abusant de la confiance de son hôte, parvient à séduire sa propre femme. Cet homme ignore la fatale vérité; sa femme apprend par une amie, Madame Larcey, que cette vérité est connue et presque publique. Cette amie lui conseille ou de marier son amant ou de l'éloigner au plus vite. Discussion entre la maîtresse et l'amant; ce dernier veut enlever sa maîtresse, qui, dans l'horreur de sa faute et aussi de son amant, livre elle-même le secret terrible à son mari. Celui-ci ne veut ni duel ni scandale; il chasse son déloyal associé en se ruinant par une liquidation précipitée, et il éloigne sa femme pour un temps indéterminé.
Donc le fond des deux pièces est tout à fait le même; la différence existe seulement dans les développements et les détails.
J'ai sous les yeux deux éditions du Supplice d'une femme, l'une conforme à la représentation[183] et qui est la pièce retouchée, travaillée à nouveau, en un mot refaite et rendue possible par M. Dumas fils; l'autre qui est la pièce elle-même dans son état primitif[184] et avant le travail opéré à son endroit par l'habile auteur du Demi-Monde. Eh bien! je ne crains pas de le déclarer, la première version[185] de la pièce de M. de Girardin, telle qu'elle a été publiée, est pour le moins aussi mauvaise et aussi impossible à la scène que le drame touffu l'Ami de la maison, qui deviendrait peut-être une bonne pièce à son tour s'il était livré également, en vue de la représentation, à la dextérité d'un aussi habile arrangeur. Donc les deux pièces ont encore une ressemblance de plus, puisqu'on y trouve à égale dose la même inexpérience et les mêmes abus de discours parasites, de déclamations oiseuses et de scènes inutiles.
Rapprochons maintenant les personnages:
Dans l'Ami de la maison, M. de Saint-Pré est certes un homme de bien, mais d'une confiance peut-être un peu aveugle, et qui abuse du droit qu'un honnête homme a de se plaindre, au lieu de chercher tout d'abord sinon le remède de son mal, au moins son explication et au besoin sa vengeance.
Dans le Supplice d'une femme (édition Girardin)[186], Dumont est, au fond, un homme d'un caractère absolument semblable et qui n'eût pas été plus possible à la scène que ne le serait M. de Saint-Pré, si M. Dumas fils n'était heureusement intervenu.
Madame de Saint-Pré hésite entre son devoir et son amant; elle paraît cependant plus portée à se garder à son séducteur, puisqu'elle veut, à un certain moment, se faire enlever par lui; ses remords, fort déclamatoires, n'ont l'air que médiocrement solides.
Le rôle et le caractère de Madame Dumont sont tout différents, mais ils diffèrent précisément sur les mêmes points et les mêmes incidents. Elle aussi elle hésite entre son devoir et son amant, mais c'est par haine pour celui qui l'a séduite; c'est lui qui propose la fuite qu'elle repousse avec horreur; mais cependant ce sont bien les deux mêmes femmes, coupables toutes deux, toutes deux prises de remords et revenant à leurs maris, non pas d'elles-mêmes mais par le même motif et la même conclusion, la découverte de leur faute et l'expulsion de leur amant.
Valchaumé de l'Ami de la Maison n'est pas plus intéressant ni sympathique qu'Alvarez du Supplice d'une femme; ils n'ont ni l'un ni l'autre le mérite du repentir; ils cèdent à la force, ils ne rendent point de leur plein mouvement et de leur volonté au mari qu'ils ont trompé la femme qu'ils ont séduite: ils sont violents tous deux, et ils deviennent même parfois ridicules[187].
Madame Larcey, la coquette du Supplice d'une femme, et Madame de Mainville, sont toutes deux femmes du monde, brillantes et légères. Seulement la coquette du drame de Beaumarchais est à peine indiquée, tandis que Madame Larcey est plus vivement et plus nettement caractérisée, surtout dans la pièce primitive, où son rôle a même des développements inutiles. Remarquons aussi que ces deux femmes jouent absolument le même rôle révélateur, qu'elles servent à tendre, dès le commencement du drame, la suite et l'intérêt de l'intrigue, et ce dans une scène qui, à part les détails, est absolument identique.
Nous retrouvons aussi dans les deux drames une petite fille innocente, sautillante et gracieuse; seulement, dans la pièce moderne, elle a un rôle intéressant, touchant, indispensable même à la marche de la pièce, dont elle est le personnage le plus attendrissant et le plus sympathique.
Dans l'Ami de la maison la petite fille n'est qu'un personnage incidemment amené, à peine ébauché pour ainsi dire, mais suffisamment cependant pour que nous trouvions, ici encore, un nouveau point de rapprochement: les deux enfants ont une prédilection marquée pour l'amant de leur mère, qui a pour eux la même affectueuse familiarité.
Nous allons encore trouver de nouvelles et curieuses comparaisons a établir entre quelques scènes des deux drames.
Dans l'Ami de la Maison M. de Saint-Pré sait, dès le commencement de la pièce, que sa femme et son ami le trompent; il le sait même depuis longtemps, et il garde le silence sur son injure, circonstance qui fait de lui un héros assez pusillanime et moins intéressant, certes, que Dumont du Supplice d'une Femme, qui, en apprenant le coup porté à son honneur, cherche aussitôt et sans désemparer—je parle cette fois de la pièce remaniée—le moyen le plus convenable pour le rétablir et le sauvegarder, au moins publiquement.
Toute la scène où Madame Larcey vient raconter à Madame Dumont les soupçons auxquels sa conduite donne lieu est absolument en même situation dans l'Ami de la maison. Lisez dans la pièce même de M. de Girardin (Édition avant Dumas fils) la scène Ve du IIe acte entre les deux femmes, et rapprochez-la de la scène IIe du Ier acte du drame de Beaumarchais. Comparez aussi, dans les deux pièces, les deux scènes d'explication entre les amants, vous y retrouverez la même aigreur, la même vivacité d'expression et surtout la situation parfaitement identique de cette femme séduite et de son séducteur se débattant comme ils peuvent contre la force des choses qui fatalement les accable, se mettant en fureur, maudissant le sort, se révoltant l'un contre l'autre, non pas tout à fait poussés par le même genre de sentiment et d'émotion, mais agissant de concert sous la pression de la même nécessité et arrivant à un égal résultat.
Enfin, rapprochez encore la scène d'explication entre le mari et l'amant, toutes deux au IIIe acte, dont les deux pièces, toutes deux si parfaitement en situation semblable[188]. La même provocation de l'amant par le mari se retrouve dans cette même scène, différemment présentée, il est vrai, mais produisant le même effet et aboutissant de la même façon.
Et maintenant, admettons pour un instant—si l'Ami de la maison est destiné à être joué,—admettons, dis-je, qu'un homme habile et expérimenté, comme l'auteur du Fils naturel, consente à exécuter sur le drame de Beaumarchais un travail aussi sérieux et aussi heureux surtout[189] que celui dont il a bien voulu se charger pour l'élucubration impossible de M. de Girardin, n'aurons-nous pas aussi un drame parfait, logique, solide et poignant, au moins autant que les trois actes émouvants du drame remanié le Supplice d'une femme? Mais, en attendant la soirée possible qui verrait la mise à la scène de cette pièce singulière si étrangement exhumée, les points de ressemblance que j'ai signalés, les rapprochements si complétement identiques que j'ai indiqués, l'ensemble, en un mot, de ces trois actes anciens retrouvés, renouvelés, imaginés une fois encore aujourd'hui par un écrivain qui ne les connaissait pas, qui ne pouvait pas les connaître, serviront au moins—en dehors de la curiosité légitime qui doit s'attacher à une œuvre inédite de Beaumarchais—à prouver une fois de plus au lecteur qu'en fait d'œuvres théâtrales ou autres, il n'y a vraiment plus, quoi qu'on puisse dire, beaucoup de nouveau sous le soleil.
GEORGES D'HEYLLI.
Octobre 1869.
L'AMI DE LA MAISON
DRAME INÉDIT EN TROIS ACTES.
Quoi que tu fasses, quoi que tu dises,
ne crains que d'être injuste.
A BAZILIDE.
——
| PERSONNAGES: |
| M. DE VALCHAUMÉ. |
| M. DE SAINT-PRÉ. |
| MADAME DE SAINT-PRÉ (Bazilide), sa femme. |
| MADAME DE MAINVILLE. |
| M. DE MONTMÉCOURT. |
| ADÈLE, fille de M. et Madame de Saint-Pré. |
| JULIE, femme de chambre. |
| CHAMPAGNE, valet de M. de Saint-Pré. |
| UN PORTIER. |
——
AVERTISSEMENT.
La trois actes du drame L'AMI DE LA MAISON se passent au même lieu, dans la même journée et dans les mêmes pièces. Le rideau, ou mieux les rideaux, pourraient, à la rigueur, ne pas être baissés. En effet, l'auteur a eu la singulière idée de partager le théâtre en trois compartiments: un salon, un cabinet de toilette et un cabinet de travail, dans lesquels se jouent successivement, et parfois en même temps, les scènes diverses de la pièce. La toile est également, dans son imagination et dans son plan, divisée en trois morceaux ou plutôt en trois toiles qui se baissent ou se lèvent, à tour de rôle, sur les événements qui surviennent pendant un même acte, dans les trois pièces de l'habitation.
——
ACTE PREMIER.—Dans le cabinet de travail.
SCÈNE PREMIÈRE.
DE SAINT-PRÉ, seul.
Il est en proie à une vive agitation; il écrit une lettre; il se promène ensuite dans son cabinet, parlant tout haut, s'interrompant à tous moments pour pousser de violents et douloureux soupirs; il souffre de l'outrage qu'il subit, et de la part de qui? De sa femme.... Il se plaint amèrement; il pleure...
SCÈNE II.
LE MÊME, MADAME DE MAINVILLE.
Madame de Mainville est une femme mondaine, mais qui a bon cœur et dont la conduite, quoique peut-être un peu légère, du moins en apparence, est au moins restée honnête.
Elle trouve de Saint-Pré tout défait, accablé, le visage sombre et altéré. Elle s'en étonne.
De Saint-Pré[190].—«Ce n'est rien; j'ai reçu votre lettre, madame. Voici les cinquante louis que vous m'avez fait demander.
Madame de Mainville.—«Merci; cette somme est tout ce qu'il me faut pour les frais d'un voyage qui sera court. Je vais vous donner un reçu.
De Saint-Pré refuse; il a toute confiance.
De Saint-Pré.—«Quand partez-vous?
Madame de Mainville.—«Jeudi soir. Mais vous, monsieur, vous m'inquiétez; depuis environ un mois, vous n'êtes plus le même; votre santé est moins bonne; vous changez à vue d'œil. Qu'avez-vous? Ne devriez-vous pas être le plus heureux des hommes?»
De Saint-Pré répond par un monologue—on ne saurait appeler autrement sa tirade, qui, au manuscrit, n'a pas moins de quatorze pages in-4º à vingt lignes par page—dans lequel il expose le tableau de sa situation. Il a fait ce qu'il a pu pour le bonheur des siens et pour que la concorde régnât dans son ménage; il a voulu procurer à sa famille de douces et intelligentes distractions: dîners, bals, concerts, fêtes..... Sa femme chantait, sans voix, mais avec talent; il lui a offert toutes les occasions bonnes pour la faire briller; il s'étend longuement sur les joies, sur les bonheurs qu'il ménageait à tout le monde autour de lui et dont il jouissait si amplement lui-même; il détaille minutieusement tous les plaisirs qu'on trouvait chez lui, tous les jeux divers auxquels on se livrait, en un mot tous les efforts qu'il avait faits pour chasser de son logis l'uniformité de la vie et l'ennui. Il parle dans un style très-pittoresquement imagé des promenades qu'il faisait faire à sa nombreuse famille dans les environs de Paris, aux bois de Boulogne, de Vincennes, etc..... promenades interrompues ou suivies par des repas sur l'herbe et sous les arbres. Puis vient une non moins longue tirade philosophique sur le bonheur dont il a joui et sur les déceptions qui lui ont succédé; il compare sa position présente au temps si doux qu'il a d'abord passé dans son ménage, jusqu'alors heureux, et il se désole sur l'ingratitude des siens, qui aujourd'hui, après avoir profité, usé et même abusé de ses bienfaits, le trahissent et l'abandonnent: «O roman de ma bonhomie! s'écrie-t-il, quand ils n'ont plus eu besoin de moi, ils m'ont dédaigné, les ingrats!..... De mes deux beaux-frères, l'un est un fat, qui hésite à me reconnaître; ma sœur m'insulte et m'outrage, elle me calomnie; et ma fem... (Il se cache le visage dans ses mains.) Ah! que dois-je donc attendre de mes enfants?...»
Madame de Mainville, cherchant à le consoler.—«Comment pouvez-vous vous affecter d'une ingratitude qu'on rencontre si souvent? Oubliez-les, comme ils ont oublié vos bienfaits; cherchez d'autres amis chez les étrangers.
De Saint-Pré.—«Je n'ai pas la faiblesse de juger le mal universel d'après le coup qui me frappe. Mais tout le monde m'a trompé, j'ai été certainement plus malheureux que beaucoup d'autres! L'un m'a emporté une grosse somme; l'autre a trahi mes secrets; celui-ci m'a renié, celui-là m'a insulté; enfin, je me suis attaché par les liens de la plus sincère affection à un homme dont on m'avait vanté les mérites et qui semblait me payer de retour. Cet homme, je l'ai reçu chez moi, je lui ai donné à mon foyer la même place que je lui donnais dans mon cœur; il loge dans ma maison, ma bourse lui est ouverte, mes secrets sont devenus les siens; en un mot j'avais cru trouver en lui un ami... Hélas! cet homme n'est qu'un vil misérable et un hypocrite[191].» (De Saint-Pré sort.)
SCÈNE III.
MADAME DE SAINT-PRÉ, MADAME DE MAINVILLE.
Madame de Saint-Pré.—«Vous allez partir?
Madame de Mainville.—«Pour peu de temps.
Madame de Saint-Pré.—«Nous ramènerez-vous votre mari?
Madame de Mainville.—«J'espère qu'il se porte mieux que le vôtre. M. de Saint-Pré m'a affligée tout à l'heure par l'excès de son chagrin et de son découragement.
Madame de Saint-Pré.—«Il a une maladie à laquelle je ne comprends rien. J'ai fait ce que j'ai pu pour porter remède à son mal, mais vainement... Je souffre de son état plus que je ne saurais le dire.
Madame de Mainville.—«Je crois devoir vous avertir que je l'ai trouvé très-animé, très-irrité même; je redoute de le voir se porter à de regrettables extrémités... Il m'a semblé que dans sa colère il faisait allusion à quelqu'un...
Madame de Saint-Pré.—«Et ce quelqu'un est?
Madame de Mainville.—«M. de Valchaumé.
Madame de Saint-Pré.—«Voilà vraiment le comble des extravagances auxquelles le porte sa maladie! ah! avec quelle patience j'endure ses soupçons et ses injustes préventions! M. de Valchaumé est son ami, son ami le meilleur; c'est un honnête homme et un homme de devoir.
Madame de Mainville.—«J'en suis persuadée. Mais enfin ne devez-vous pas un sacrifice à votre mari, si étrange que paraisse être sa conduite? Le véritable remède à son mal n'est-il pas plus facile à trouver que vous ne le pensez, et ne l'avez-vous pas tout à fait sous la main? Éloignez pendant quelque temps M. de Valchaumé de chez-vous; M. de Saint-Pré reviendra peut-être alors à des sentiments plus faciles et plus doux. Je m'offre à donner moi-même à Valchaumé, si vous y consentez, le conseil de partir sur-le-champ.
Madame de Saint-Pré.—«Souffrir ce que vous me proposez, ce serait m'accuser moi-même publiquement! Ce serait avouer hautement ma culpabilité! je serais plus que compromise; on ne manquerait pas de dire qu'enfin le mari a ouvert les yeux et que dans sa juste colère il a chassé... mon amant!...» (Elles se quittent.)
SCÈNE IV.
Restée seule, Mme de Saint-Pré, qui en effet est la maîtresse de Valchaumé, se reproche sa conduite dans un monologue où elle s'injurie elle-même avec beaucoup de vivacité. Elle s'accuse, elle parle de ses remords, de son chagrin, de son amour pour Valchaumé, amour qui l'embrase, la dévore, la domine, et qui est plus fort que toutes ses bonnes résolutions.
SCÈNE V.
Entre Adèle, fille de Mme de Saint-Pré; elle a treize ans. Toute gaie, vive, aimable, elle vient doucement à sa mère: «Qu'as-tu, chère mère? lui dit-elle, tu as pleuré? papa s'est-il donc encore faché?...» (Madame de Saint-Pré sort.)
SCÈNE VI.
ADÈLE, M. DE VALCHAUMÉ.
Adèle, courant à lui.—«Ah! que je suis aise de vous voir, mon ami! j'ai trouvé maman ici tout en pleurs; elle est bien triste! vos consolations lui feront du bien.» (Elle sort.)
SCÈNE VII.
VALCHAUMÉ, MADAME DE SAINT-PRÉ.
C'est une scène vive et scabreuse, et notée dans le manuscrit en vue d'effets de scène assez singuliers. Les deux amants parlent d'abord du sentiment qui les unit. Mme de Saint-Pré entre même dans des détails pleins d'expansion sur ce mutuel amour: «Que ne puis-je, s'écrie-t-elle, faire éclater le mien à tous les yeux! Quand me sera-t-il permis de n'en rien cacher? Que je t'aime!...» La déclaration est même des plus excessives et se termine par un torrent de larmes.
De son côté, Valchaumé n'est pas moins ardent, il est même encore plus démonstratif: tombant aux pieds de Mme de Saint-Pré, il met sa tête dans ses mains appuyées sur les genoux de sa maîtresse. Elle lui dit alors vaguement quelques mots sur les soupçons de son mari.
Valchaumé.—«Parle! sait-il quelque chose?»
Mais elle ne répond que par ses sanglots. La scène devient de plus en plus brûlante et aussi plus qu'invraisemblable. Mme de Saint-Pré pleure; Valchaumé, tout en cherchant à la consoler, semble inquiet et ne cache pas ses appréhensions. Mais Mme de Saint-Pré, dont l'amour est plus violent, s'exalte, s'emporte, et propose à son amant de l'enlever et de la conduire en Hollande. Valchaumé, par prudence et peut-être aussi par crainte, ne veut point s'engager sans réfléchir, et il ne répond rien à l'ouverture imprévue de sa maîtresse. (Madame de Saint-Pré sort.)
SCÈNE VIII.
Resté seul, Valchaumé se fait à son tour de sanglants reproches; il parle de sa conduite infâme et de ses remords. Le rideau tombe sur son monologue.
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