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Le bel avenir

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The Project Gutenberg eBook of Le bel avenir

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Title: Le bel avenir

Author: René Boylesve

Release date: July 11, 2022 [eBook #68501]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: Calmann-Lévy, 1918

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BEL AVENIR ***

I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXVIII, XXXIX, XL, XLI, XLII, XLIII, XLIV, XLV, XLVI, XLVII, XLVIII, XLIX, L, LI, LII, LIII, LIV, LV, LVI.

LE

BEL AVENIR

DU MÊME AUTEUR

——

CONTES:
LES BAINS DE BADE (épuisé)1 vol.
LA LEÇON D’AMOUR DANS UN PARC1 —
LA MARCHANDE DE PETITS PAINS POUR LES CANARDS1 —
LE BONHEUR A CINQ SOUS1 —
ROMANS:
LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS (épuisé)1 vol.
SAINTE-MARIE-DES-FLEURS (épuisé)1 —
LE PARFUM DES ILES BORROMÉES1 —
MADEMOISELLE CLOQUE1 —
LA BECQUÉE1 —
L’ENFANT A LA BALUSTRADE1 —
MON AMOUR1 —
LE MEILLEUR AMI1 —
LA JEUNE FILLE BIEN ÉLEVÉE1 —
MADELEINE JEUNE FEMME1 —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris la Hollande.


RENÉ BOYLESVE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

LE
BEL AVENIR

[Illustration: C · L]


PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


 

LE BEL AVENIR


«Pour que la vie soit bonne à regarder, dit Zarathoustra, il faut que son jeu soit bien joué; mais, pour cela, il faut de bons acteurs. J’ai trouvé bons acteurs tous les vaniteux: ils jouent et veulent qu’on aime à les regarder... Auprès d’eux j’aime à regarder la vie,—ainsi se guérit la mélancolie.»

NIETZSCHE

I

A Nouaillé, près de Poitiers, vivait, il y a bien vingt ans, madame veuve Dieulafait d’Oudart, avec son vieux père M. Lhommeau et son fils Alexis, que l’on appelait communément Alex.

M. Lhommeau était un ancien conseiller à la Cour de Poitiers, un «épuré» comme on nommait alors ceux de ces messieurs qu’avait frappés la réforme de la magistrature. C’était un homme d’une probité héréditaire et inattaquable; son savoir était limité, mais suffisant et teinté de littérature, non pas toutefois contemporaine, cela va sans dire: ces gens-là n’avaient pas l’audace de démêler par eux-mêmes l’ivraie du bon grain, mais, parmi les œuvres que le temps a triées, ils en adoptaient sérieusement quelques-unes; ils s’intéressaient à l’histoire, à la philosophie, et vénéraient l’antiquité tout en bloc; ils avaient de la conversation; ils avaient l’esprit libéral et souvent même de l’esprit. A la fois par nécessité économique et par dépit d’abandonner une fonction qu’il honorait depuis quarante ans, M. Lhommeau vendit son petit hôtel de la rue Saint-Porchaire, quitta la ville et se retira dans une maison de campagne que possédait sa fille, à cinq ou six kilomètres de l’octroi.

La veuve aimait fort cette propriété qu’elle tenait de son mari, le commandant Dieulafait d’Oudart, tué au premier engagement de l’expédition de Tunisie. Nouaillé se composait de trois petites fermes, de quelques prés d’un maigre revenu, et d’une grosse maison bourgeoise de la fin du XVIIIᵉ siècle, à laquelle deux pigeonniers ventrus, coiffés d’éteignoirs, jouant assez bien la tour, donnaient un certain air de château. Il y avait des mascarons à physionomies expressives au-dessus des portes et fenêtres; des balcons forgés; à la muraille, un gnomon ferme encore, sur un cadran solaire aux trois quarts effacé. Les lucarnes étaient modestes, le toit un peu bas, mais couvert d’ardoises, particularité remarquable au milieu des demi-cylindres de brique dont sont toutes godronnées les toitures du Poitou. Le rez-de-chaussée, à l’intérieur, avait conservé d’assez bonnes boiseries; le jardin, simple et plat, était dessiné à la française: il avait des charmilles, de longues allées de tilleuls, des buis taillés, des bassins, une châtaigneraie. En s’y promenant par un vent d’ouest, on entendait, affaiblis, les roulements de l’école des tambours. Et ces menus détails et circonstances faisaient Nouaillé plus précieux à madame Dieulafait d’Oudart: elle y retrouvait un peu de Versailles, où elle avait habité les premières années de son mariage.

Un landau familial, deux tranquilles chevaux qui vous menaient à Poitiers en vingt minutes, des domestiques anciens et fidèles, un chien couchant et deux bassets, pour qu’Alex pût tirer le lapin et le perdreau, rendaient l’exil rustique fort supportable, et la vie de M. Lhommeau, de sa fille et de son petit-fils y eût coulé paisiblement, s’il n’eût été question, chaque jour et à toute heure, de l’avenir incertain d’Alex.

Alex ne manifestait aucune disposition particulière. Sans doute eût-il suivi la carrière paternelle, si madame Dieulafait d’Oudart, épouvantée par le sort tragique du commandant, n’eût déclaré à son fils, achevant alors sa troisième, qu’il ne serait pas militaire. Alex n’objecta rien à cette décision. Il apprécia ce qu’elle contenait de bon, et c’est qu’elle le dispensait de l’effort qu’eût nécessité le concours de Saint-Cyr; et il acheva ses études plus mollement qu’il ne les avait commencées, point du tout dans la queue de la classe, à vrai dire, jamais non plus dans la meilleure moitié, ni mal noté ni félicité, échappant à toute réprimande, bien vu de tous et emportant en somme l’estime de ses maîtres, grâce à une vertu qui, pour n’être pas brillante, en vaut d’autres, il faut bien le croire: ce garçon était «sympathique».

—C’est un don des fées, disait à madame Dieulafait d’Oudart son vieux notaire, maître Thurageau, fiez-vous donc au coup de baguette que votre cher Alex a reçu en naissant, et ne vous tourmentez point tant de l’avenir. Voulez-vous que je prenne monsieur votre fils dans mon étude? Il se formera à la pratique des affaires sans perdre un seul cours de droit...

—Et après, Thurageau?

—Après?... Eh bien, mon Dieu, si, comme je le suppose, vous avez peu de goût à le faire entrer dans la magistrature nouvelle, nous lui achèterons une étude!...

—Avec quoi? grand Dieu!... Nous ne sommes pas riches, mon cher Thurageau, vous le savez mieux que personne!...

—Alex aura Nouaillé, un jour. Ce n’est pas une fortune, mais c’est un gentil lopin de terre, une demeure agréable et même séduisante. Avec cela, un nom qui sonne bien et la bonne mine du jeune homme, eh! parbleu, il n’en faut pas plus pour nous garantir...

—Tout beau! tout beau! je vous entends. Je ne veux pas faire de mon fils un oisif, et encore moins un coureur de dot!...

Les paroles du notaire ne furent pas écoutées. Madame Dieulafait d’Oudart éprouvait l’invincible besoin de relever la médiocrité des premières études de son fils au moyen du lustre que confèrent les diplômes conquis à Paris. Son cœur se déchirait à la pensée de se séparer de son fils, mais nulle douleur n’eût payé trop cher une satisfaction d’amour-propre. Le grand père Lhommeau, lui-même, avait été reçu docteur en droit à Paris; il parlait fréquemment de son séjour au Quartier latin: c’était du temps des grisettes, de la pipe et des pantalons de nankin, et ces six ans passés sur la colline Sainte-Geneviève laissaient au bonhomme la nostalgie d’un paradis perdu.

Madame d’Oudart possédait à Paris une amie, nommée madame Chef-Boutonne, avec qui elle entretenait une correspondance régulière et chez qui elle descendait les années d’Exposition universelle. Les Chef-Boutonne avaient deux enfants: une fille mariée et un fils de l’âge même d’Alex, ce qui peut-être contribuait à maintenir entre les deux anciennes compagnes de couvent un lien sans cesse raffermi par les mille alertes que causent aux mamans la santé et les incidents d’école, assez semblables, que l’on habite le Poitou ou Paris. Un des soucis constants de madame Dieulafait d’Oudart avait été qu’Alex ne se laissât pas distancer, dans la course aux diplômes universitaires, par le jeune Paul Chef-Boutonne. Hélas! Alex avait échoué à la seconde partie du baccalauréat ès lettres. O dur aveu à faire aux Chef-Boutonne!

Un an après, le jeune Chef-Boutonne était bachelier ès sciences, alors que le tardif Alex décrochait, non sans peine, un parchemin de l’an passé! Madame d’Oudart, qui, prudemment, avait tu à son amie qu’Alex renonçait aux sciences, échangea avec Paris le correct télégramme: «Reçu», qui, à n’y pas trop regarder de près, clôturait décemment, à la même heure, les études secondaires des deux jeunes gens.

Alex eut une occasion de revanche, car Paul dut faire un an de volontariat, tandis que le «dispensé de l’article 17» n’eut qu’une période de deux mois; mais il passa le reste de l’année à se reposer des fatigues du service militaire.

Paul devait «faire son droit»; Alex aussi! La cordialité des deux mères se répandit en effusions de tendresse.

«Et est-ce que ce cher Alex ne viendrait pas prendre ses inscriptions à Paris?—Si! si! il irait à Paris...»

Les Chef-Boutonne habitaient rue de Varenne, non loin du Quartier latin, où se logerait naturellement Alex; Alex fut pour ainsi dire confié aux Chef-Boutonne: la table de famille lui devait être une sauvegarde contre les inconvénients du restaurant; et une ou deux soirées par semaine dans un salon, un antidote contre le poison des cafés, brasseries et autres lieux funestes aux étudiants dépaysés.

Le grand-père Lhommeau disait, il est vrai:

—Quand je suis parti pour Paris, en 1845,—ce n’est pas hier!...—je n’y connaissais absolument personne. J’ai mangé, six années durant, à la gargote, et mené la vie de l’étudiant de province qui «passe l’eau» moins souvent que ses examens: je ne m’en suis pas porté plus mal.

—Si vous ne connaissiez personne, à Paris, en 1845, répliquait madame Dieulafait d’Oudart, votre petit-fils a aujourd’hui sur vous un avantage considérable: les Chef-Boutonne ont de très belles relations dont ils ne pourront manquer de faire profiter Alex, et, de nos jours, c’est par là, plus encore que par le mérite, qu’on arrive.

Les premiers temps du séjour d’Alex à Paris furent marqués par une recrudescence de termes tendres et chaleureux dans les lettres de madame Chef-Boutonne. Les expressions ne suffisaient pas à louer «ce beau jeune homme, dont les grâces naturelles et l’excellente éducation faisaient la conquête de tout le monde... Et, avec cela, point sot du tout!...»

—Eh bien! interrompait le grand-père Lhommeau, croyait-elle trouver en lui un imbécile?

—Voyons, papa, ce n’est pas cela que veut dire Eugénie!...

—Ah!... Et que veut-elle dire, Eugénie?

—Écoutez la suite: «Qu’il travaille, et je lui prédis un très gentil avenir.»

—Eh bien! faisait M. Lhommeau, j’entends ce que veut dire Eugénie..., puisque Eugénie il y a... Eugénie dit qu’Alex est, à ses yeux, bien entendu, plus joli garçon qu’intelligent:—et d’un!—qu’il ne fiche rien:—et de deux!—et qu’enfin, à supposer qu’il se mette un jour à bûcher comme un nègre, on lui procurera peut-être, avec la haute protection des Chef-Boutonne, une petite place de dix-huit cents francs dans un ministère... Voilà, ma belle, ce que dit Eu-gé-nie.

—Mais, mon pauvre papa, je ne comprends pas que vous ayez l’esprit aussi pointu pour peu qu’il s’agisse des Chef-Boutonne! Je connais Eugénie, je l’espère, puisque nous avons vécu côte à côte sur les mêmes bancs, à la pension; je l’ai revue bien des fois depuis notre mariage, et je l’ai trouvée toujours la même femme pleine de sens, un peu autoritaire, mais dévouée, excellente mère...

—Justement!

—Que voulez-vous dire?

—Madame Chef-Boutonne a un fils, n’est-ce pas? Tu as un fils, n’est-il pas vrai?

—Eh bien?...

—Son fils et le tien entrent en même temps dans cette période critique qui doit décider de leur avenir, de leur vie.

—Sans doute!

—Eh bien, vous ne pouvez pas être l’une pour l’autre des amies.

—Allons donc! Mais j’aime énormément madame Chef-Boutonne! Mais j’ai beaucoup d’affection pour son fils!... Ah çà! me croiriez-vous jalouse parce que Paul a passé un bachot de plus qu’Alex?... Eh! qu’est-ce que cet enfant aurait fait d’un bachot ès sciences, Seigneur Dieu!... Moi, jalouse à propos de Paul Chef-Boutonne! Mais, papa, vous n’avez donc pas regardé sa photographie? un avorton, un nez en pied de marmite, un menton de galoche! Paul Chef-Boutonne! mais Alex l’écraserait dans sa main!

—Parfait! faisait M. Lhommeau, je constate qu’en effet, ma fille, tu n’es pas jalouse.

—Ah!

—Mais, la maman de cet «avorton» de Paul pourrait être jalouse, elle!...

—Pourquoi donc?

—Eh!... Quand ce ne serait que parce qu’Alex est de taille à écraser Paul dans sa main!...

Madame d’Oudart sourit.

—Oh! les mamans!... dit M. Lhommeau.

II

Cependant la correspondance de madame Chef-Boutonne fléchissait: Alex y était célébré en termes moins pompeux; puis il cessa de l’être; bientôt, on l’y nomma tout juste. Et madame Dieulafait d’Oudart de se monter la tête, et d’écrire à son fils, et de le supplier de fournir sur-le-champ l’explication du mystère. Alex répondait:

«Les Chef-Boutonne? Ils me rasent.»

La maman, alarmée, télégraphiait aussitôt:

«Explique-toi.»

Par télégramme, Alex répondait:

«Raser: contraindre quelqu’un à vous écouter en lui tenant des discours ennuyeux. Lettre suit.»

Madame d’Oudart fut aux abois; le bon papa Lhommeau ne pouvait s’empêcher de rire:

—Lorsque j’étais à Paris, en 1845, à l’Hôtel des Grands Hommes, livré entièrement à moi-même, je n’ai pas manqué de commettre des bêtises, mais j’ai évité les excès où m’aurait infailliblement entraîné l’instinct de réaction qui anime la jeunesse contre les sermonneurs.

—Si Alex s’aliène les Chef-Boutonne, il est perdu! Il n’arrivera que par eux.

On reçut la lettre d’Alex:

«Demandez!... l’affaire de la rue de Varenne!... la rébellion d’un étudiant en droit!... L’anarchie au sein des familles!... avec la complainte des victimes!... Demandez!»

C’était afin que l’on crût entendre la voix du camelot ébruitant le scandale.

Feignant de copier sur un journal de quartier un fait divers «sensationnel» sous la rubrique banale: O tempora, ô mores! l’étudiant en droit écrivait à sa mère:

«Dimanche dernier, monsieur et madame Ch...-Bout..., paisibles rentiers du quartier de la Croix-Rouge, réunissaient à table leurs convives hebdomadaires, à savoir leur fille, madame Beaubrun et son mari, un des plus distingués auditeurs à la Cour des comptes, le distingué M. Paul Ch...-Bout..., leur fils, quelques fidèles amis ramenés d’Argenteuil par le maître de la maison, qui est un fervent de la voile, et enfin un jeune provincial nommé Alex Dieul... d’Oud... originaire du Poitou,—circonstance atténuante à l’inqualifiable ignorance de nos mœurs dont a fait preuve cet énergumène imberbe...

»Nul n’eût pu croire, à l’urbanité témoignée à celui-ci par monsieur et madame Ch...-Bout..., que le blanc-bec s’était déjà, par trois fois durant le mois, dérobé à leurs agapes dominicales. Oui, par trois fois—mais qui sondera l’ingratitude de notre jeunesse dorée?—l’insensé n’avait pas craint de fouler aux pieds la gracieuse invitation lui réservant une place à table, tous les dimanches de l’année!... Est-ce à l’École de droit—que fréquente, dit-on, notre écervelé,—que l’on apprend à interpréter librement les textes, à méconnaître le sens des termes de notre belle langue française, et à ne pas traduire «invitation» par «obligation péremptoire»? Est-ce au pied de la chaire de Cujas que l’on apprend à recourir à des subterfuges dignes d’un vagabond de l’école primaire, pour se soustraire aux obligations contractées?...»

Et, poussant plus loin encore ce style de troisième page, sans pitié pour la crédulité provinciale, Alex racontait, en un déplorable amphigouri, comme quoi «l’énergumène imberbe» avait un peu vertement répliqué aux allusions aigres-douces trop souvent faites à son absence; qu’il en était résulté un sermon en trois points, écouté d’ailleurs avec calme et politesse et qui eût mis fin à l’incident si, par hasard, la jeune madame Beaubrun n’avait été prise de fou rire pendant que sa mère prêchait, et n’avait, par là, pu laisser entendre non seulement qu’elle innocentait le coupable, mais que celui-ci pouvait bien avoir eu comme elle envie de rire.

Madame d’Oudart n’eût pas eu plus d’émoi si elle eût appris que son fils avait failli à l’honneur ou joué sa fortune. Elle prit le train, arriva à Paris, courut chez les Chef-Boutonne avant qu’Alex fût seulement avisé de son voyage.

Elle faillit se jeter aux pieds de son amie qui, la voyant couverte de poussière, la figure défaite, et dans une attitude à fléchir la justice elle-même, l’embrassa en l’assurant qu’il n’y avait eu que négligence et boutade de gamin, que l’indulgence était tout acquise à Alex pourvu qu’il revînt comme par le passé à la maison.

—Je cours le chercher!...

Elle se fait conduire rue Monsieur-le-Prince, à l’Hôtel Condé et de Bretagne.

Elle ignore ce qu’est l’hôtel meublé. Dans un couloir étroit, désert, obscur, où elle se heurte à la marche d’un escalier et à la personne sordide d’un garçon, elle croit avoir fait erreur:

—Pardon! je me trompe certainement, ce n’est pas ici qu’habite monsieur Alexis Dieulafait d’Oudart?

—Si, madame.

C’est là qu’habite Alex!... Et il affirme qu’il se trouve bien!

—Auriez-vous l’obligeance de lui dire qu’une dame le demande. Je vais l’attendre au salon.

Le garçon allume un bec de gaz: une pauvre flamme vacille au centre de la lyre et éclaire tout à coup le visage stupide du garçon.

—Monsieur Alex?... il n’est pas chez lui.

—A quelle heure rentrera-t-il?

—Ah! dame, ça!...

Ils se regardent, le garçon et la mère, tous les deux, nez à nez, sous la lyre. Lui commence à soupçonner qui elle est; elle craint tout à coup d’apprendre des horreurs qu’elle ne précise pas, n’imagine même pas, des horreurs!... Et ils n’osent plus rien dire.

En elle veille cependant la bourgeoise ordonnée. Son œil inspecte, son sens critique s’exerce malgré elle.

—Heu!... je parlais tout à l’heure d’attendre au salon; mais où est-il le salon?... Il n’y en a même pas. Et si quelqu’un... quelqu’un de comme il faut, veut parler à ces messieurs, il faut monter, alors?

Le garçon la considère, d’un air stupide.

—C’est bon, dit-elle, veuillez prévenir mon fils que je passerai demain dans la matinée.

Elle allait s’éloigner, mais elle revient:

—Ah!... qu’il n’aille pas s’inquiéter, au moins: dites que je suis ici de passage et que tout va bien.

La voilà dans la rue, vexée d’avoir trahi son ignorance des mœurs d’une des petites villes parisiennes: ce n’est pas à huit heures du soir, non vraiment, qu’on voit un étudiant à son hôtel! Ce garçon l’a dévisagée, comme il eût fait d’un être exotique ou fabuleux dont la présence en pareil lieu n’est pas signalée par les voyageurs... C’est donc dans ce taudis qu’habite Alex? ou plutôt, où vit-il? puisqu’on ne peut savoir à quelle heure il est là? Lorsqu’on met son fils au collège, de quels détails ne s’enquiert-on pas? et l’on veut visiter les salles d’études, les dortoirs, les réfectoires, l’infirmerie, les cuisines. Et quand le jeune homme est formé, presque accompli, tiré des mille difficultés de l’adolescence, vous l’envoyez à Paris, seul, libre, avec de l’argent dans son gousset: il choisit un galetas, un nid à vermine et à filles, dont le gardien a la discrétion des hôtels borgnes!...

Elle n’avait jamais évoqué l’image de la vie d’Alex à Paris. Il s’y portait bien, il s’y plaisait, il y dépensait beaucoup d’argent: pouvait-elle croire qu’il y manquât du confortable qu’il exigeait à la maison? Elle n’a l’esprit ni étroit, ni timoré, ni pudibond, et la voici tout à coup, hantée de cette vision de «Babylone», terreur des vieilles souris de province qui n’ont jamais quitté leur trou.

Il ne lui reste qu’à retourner chez son amie qui a insisté pour qu’elle descendît chez elle. Pourquoi donc s’en éloigner en allant jusqu’au boulevard? C’est qu’elle espère qu’un hasard lui fera rencontrer son fils. Cependant, quand elle aperçoit la foule de jeunes gens qui peuplent les terrasses, elle n’ose lever les yeux, de peur d’y reconnaître Alex,—en quelle compagnie? Dieu le sait!—Ombre discrète, elle frôle les murailles sur le trottoir opposé; et le murmure de la jeunesse, atténué, arrive à elle, comme le déferlement de la mer sur une plage étrangère, et lui donne un frisson. Le choc clair des soucoupes, la vulgarité des voix, des termes inusités pour elle, et jusqu’à la corne des tramways la font tressauter, comme, à Nouaillé, les claquements du fouet des paysans. Tout à coup, un cri féminin aigu impose un demi-silence, puis un terme ignoble, stercoraire et définitif, issu d’un gosier de femme, s’étale et salit l’atmosphère...

Madame d’Oudart monte le boulevard. Ce sont les mêmes terrasses, les mêmes murmures, les mêmes éclats, le même hoquet nauséabond du sous-sol des restaurants à prix fixe. «Il est là dedans, se dit-elle, et il préfère cela à la salle à manger des Chef-Boutonne!...» Elle croise des étudiants mal mis, joyeux, ouvrant, comme de jeunes chiens, des bouches pleines de dents pures; d’autres gourmés, sanglés, coquets, avec des faux cols trop hauts, des chaussures trop pointues, des cigares trop gros, des chapeaux trop luisants. Qu’elle sent bien qu’ils ne sont pas, ici, ce qu’ils sont dans leurs familles! Ce sont, pour la plupart, des garçons assez bien élevés et fort timides, et qu’une jeune fille ferait rougir; ils affectent là des airs tranchants, cascadeurs, ou de messieurs très expérimentés. L’un d’eux s’est retourné, derrière elle, à bonne distance, et a crié:

—Ohé! la mère Rabat-joie!

Mais elle connaissait le Quartier latin! Elle y était venue maintes fois! Oui, mais sans l’envisager comme un lieu qui contient son fils. Tout est divers, tout est changeant, selon l’être qu’on chérit.

La nuit tombe sur le jardin du Luxembourg. La sombre masse des feuillages s’y fait pesante comme un nuage orageux; au loin, là-dessous, un tambour bat la retraite et chasse les couples amis de l’ombre: on les voit un à un sortir, quelques-uns enlacés, par la grille à demi fermée où un jeune fantassin en faction joue le rôle de l’ange à la porte du Paradis terrestre.

Le long de la haute grille du jardin, à cette heure, on voit encore beaucoup d’amants. Entre les hampes de fer, aux dernières lueurs du crépuscule, apparaissent les nefs ogivales des allées couvertes, le marbre des fontaines, de blanches statues, des bosquets, des miroirs d’eau, le lourd palais: décors de féerie. Le parfum des fleurs et de la terre arrosée, le silence d’un espace immense et clos au milieu de Paris, et jusqu’au sec battement disproportionné de ce tambour unique faisant le vide en un si long dédale d’amour, tout cela compose un grand attrait qui retient les pas: il y a des gens qui s’arrêtent, les narines et les yeux ouverts au charme des jardins.

III

Madame d’Oudart arriva fort troublée chez les Chef-Boutonne. Elle dut avouer qu’elle n’avait pas rencontré Alex. On sourit. Rien n’était plus normal que de n’avoir pas rencontré Alex. Mais Paul Chef-Boutonne, lui, était là: on savait où le rencontrer, lui... On avait souri. Sans malice ni disposition aucune à interpréter les sous-entendus, madame d’Oudart se jugea humiliée, et elle regretta son zèle: que n’avait-elle averti de son voyage Alex; et que n’avait-elle commencé par le voir!...

—Paul, dit madame Chef-Boutonne, est d’une exactitude minutieuse: à midi et à sept heures, il est là.

—Hélas! les pauvres étudiants sont bien obligés de sortir pour prendre leurs repas au restaurant.

—Ils sont obligés de sortir, mais non de rentrer. Devinez, chère amie, combien Paul nous réserve de soirées par semaine! Quatre, au moins; j’y tiens essentiellement: c’est le soir qui entretient le goût de la vie de famille. Quand il sort, j’en suis prévenue, et il ne me laisse pas ignorer où il va.

—Je sais, dit madame d’Oudart, que votre fils est un garçon exemplaire.

—Oh! n’exagérons rien! Il est seulement ponctuel, ordonné, travailleur; et c’est être raisonnable, tout bonnement. Je vois en lui un jeune sage: je le proposerais comme modèle à son propre père...

—Eh mais!...

—Ah! par exemple, il est plus tendre que son père ne le fut jamais. Et quant aux attentions, aux prévenances... au prix de ce qu’est ce garçon-là, sa sœur ne fut jamais qu’une mazette!...

—Eh mais! que disais-je donc!...

—Oh! tout cela n’est rien. Nous le formons. Qui vivra verra... Tiens!... nous parlions d’elle: voici sa chère petite sœur.

Madame Beaubrun, «la chère petite sœur», venait, après le dîner, souhaiter le bonsoir à sa mère. Elle portait une grossesse avancée, qui altérait à peine la grâce maligne de son visage. Madame d’Oudart pensa: «C’est elle qui a eu le fou rire à la répartie d’Alex...» Et elle se sentit de l’amitié pour elle.

On échangea quelques compliments; on faillit oublier Paul. Cependant, au cours de la conversation, madame Chef-Boutonne eut vite appris à son amie que Paul était inscrit à la fois à l’École de droit et à celle des Sciences politiques; que, malgré ce cumul, il ne négligeait point d’aller dans le monde; qu’il dînait chez quelques-uns de ses professeurs, et qu’il dansait à ravir. On laissait entendre qu’il n’était pas tout à fait étranger à certaine comédie de société qui avait emporté «le plus franc succès» il y a une huitaine, chez la vicomtesse de X... Le numéro du Gaulois, par hasard, était encore sur la table: on donna à lire l’entrefilet.

—Oh! que c’est bien! dit madame d’Oudart; mais comment le cher enfant trouve-t-il le moyen de faire tant de choses?

Madame Chef-Boutonne présenta les deux mains vides, à la manière du prestidigitateur qui va accomplir un tour inouï:

—Vous ai-je dit que, deux fois par mois, il fait une conférence à Grenelle?

—A Grenelle!

—En plein quartier ouvrier. Il enseigne aux jeunes gens des ateliers les principes de l’économie politique.

—Pauvre Paul! dit sa sœur, il a été reconduit un jour, non à coups de pommes cuites, mais de journaux socialistes chiffonnés en bouchon!...

—C’est affreux!

—Cela ne lui arrivera plus: maman lui salit sa jaquette avant son départ, et désormais il ne se hasarde à parler que des matières contenues dans les cours qu’il a suivis lui-même... Figurez-vous, madame, qu’un grand voyou s’était avisé de l’interrompre pour lui demander d’expliquer la loi d’airain...

—La loi d’airain! s’écria madame d’Oudart avec une touchante exclamation d’ignorance.

—On n’avait pas encore traité le sujet à l’École!

—J’avoue modestement que si l’on m’interrogeait là-dessus!...

—Mais, vous, du moins, chère madame, n’enseignez pas l’économie politique!... Eh bien, mon frère l’a apprise avant ses camarades de cours, la loi d’airain! elle était commentée dans les journaux bouchonnés!...

—Quelle enfant terrible tu fais! dit madame Chef-Boutonne. Paul est plus indulgent pour toi.

Madame d’Oudart félicita le jeune Paul de son désintéressement et de son courage:

—Car, enfin, ces conférences, où vous vous exposez, ne sont pas rétribuées, j’imagine...

Madame Chef-Boutonne confia à son amie:

—Pour la vingtième leçon, on nous a promis les palmes...

Paul recevait les louanges et les taquineries avec une égale humeur: non qu’il se plaçât au-dessus de ce que l’on disait de lui, mais parce qu’il était avant tout un garçon bien élevé. On le pouvait juger du premier coup totalement dépourvu d’esprit, de personnalité et d’initiative. C’était un mécanisme fonctionnant bien, sous la constante impulsion d’une mère. Il était quelconque, exagérément. Dieu! que l’on devait le trouver comme il faut! Qui donc eût-il choqué? A qui eût-il déplu? Il savait vivre; il était poli; il ne s’embarrassait ni de la timidité, qui paralyse, ni du goût de choisir, qui crée les jalousies. Par exemple, il savait graduer l’affabilité de ses phrases banales selon la condition officielle des personnes ou leur mérite reconnu. Il vénérait les gens en place, il estimait les auteurs à succès; il admirait les femmes en raison du nombre de leurs admirateurs. Le but unique et net de la vie était, pour lui, de dîner tous les soirs en ville et de lire son nom, le lendemain, environné de plus beaux noms, dans les «carnets mondains». Il n’était donc pas ambitieux, ni fat, ni sot absolument: il avait la juste notion des limites de sa capacité, ce qui n’est pas commun; il n’aspirait pas à briller par lui-même, ni à éclipser qui que ce fût, mais à graviter, en qualité de satellite nommé et classé, autour de quelque soleil parisien.

—Il arrivera jeune, dit à demi-voix madame Chef-Boutonne, et mon intention est de le marier de bonne heure.

—Ah! ah! fit madame d’Oudart, et vous songez déjà à quelqu’un, je parie!

La mère couveuse glissa vers son poussin un regard orgueilleux et câlin, et fit:

—Chut!...

Paul—comme une fillette stylée qui entend parler d’adultère—passa dans la pièce voisine.

Sa sœur, riant sous cape, suivait le manège.

Madame Chef-Boutonne toucha d’un doigt la manche de son amie:

—Il a conduit le cotillon, cet hiver, avec une certaine jeune fille qui ne lui est pas indifférente...

—Bravo!... Et il y a indiscrétion?...

—Pas à vous, chère amie: mademoiselle de Saint-Évertèbre.

—Ou-uuuu!... tous mes compliments!

Ces dames achevèrent la soirée en s’entretenant des Saint-Évertèbre, dont le nom, dans leur correspondance, avait été déjà échangé. Leur fortune était belle; ils habitaient un hôtel, avenue d’Iéna, et possédaient, dans la vallée de l’Indre, un château par eux construit, à trente-trois tourelles et clochetons.

—Autant de grelots à leur marotte! opina madame Beaubrun.

—Ma fille, tu ne respectes rien.

M. Chef-Boutonne rentra. Il avait dîné à l’air libre, aux Champs-Élysées: sa nature apoplectique avait, par ces chaleurs, l’aversion des clôtures. Il fut surpris de rencontrer là madame Dieulafait d’Oudart et s’informa de la santé d’Alex de qui le nom sembla celui d’un personnage lointain, tant on avait, ce soir, parlé de Paul.

M. Chef-Boutonne était un homme replet, à figure puérile, gonflée par l’oisiveté et les mets fins. Tout, en lui, était bonhomie, rondeur et plénitude. Il était dépourvu de tous dessous psychologiques, et, les idées qu’il avait, comprimées en si compacte matière, s’échappaient sans crier gare. Alex lui était sympathique, et il allait de nouveau s’enquérir de lui. Mais sa femme le coupa. Cependant il continua de penser qu’Alex lui était sympathique, et il demanda à madame d’Oudart pourquoi son fils ne se décidait pas à venir faire du yachting, le dimanche, à Argenteuil avec lui. Il émit son idée, une fois, deux fois, et la ressaisit encore. Madame Chef-Boutonne montrait à son amie des aquarelles signées de Paul. Car Paul faisait aussi de l’aquarelle, «en se jouant».

—Oh! mais, comme c’est parfait!

—Il a un talent assez minutieux.

Paul, réapparu, sous le prétexte de porter la lampe, hasarda quelques propos touchant la peinture et les peintres. Il usait de ce style béat qui sert à louer les hommes de talent par l’étalage de leurs vertus domestiques, ou la description de leur home, dans les magazines destinés aux femmes. Il n’en eût point nommé qu’il n’eût pu qualifier de «membre de l’Institut», ou de «parfait homme du monde», et il croyait fermement avoir parlé peinture quand il avait fourni des anecdotes sur les peintres.

M. Chef-Boutonne, le papa, n’aimait que la peinture militaire.

Il dit à madame Dieulafait d’Oudart:

—Moi, j’aurais fait de lui un cuirassier.

—De qui? lui demanda sa femme.

—Je parle du jeune Alex: il est bâti!...

—L’intelligence, d’ailleurs, dit madame Chef-Boutonne, joue aussi un grand rôle dans la guerre moderne... Paul, raconte-nous donc l’épisode des manœuvres de l’Ouest.

Paul raconta l’épisode des manœuvres de l’Ouest, qui n’indiquait pas qu’il eût le moins du monde fait preuve d’intelligence, mais qui ramenait l’attention sur lui.

Madame Dieulafait d’Oudart tombait de sommeil: elle fit mine de se retirer.

Paul se précipita, alluma un flambeau, ouvrit la porte et baisa la main de madame Dieulafait d’Oudart qui, en embrassant son amie, ne put manquer de lui dire:

—Votre fils est charmant.

IV

Le lendemain, au matin, il fut convenu que madame d’Oudart irait prendre son fils à l’hôtel, et l’amènerait déjeuner rue de Varenne, en signe de réconciliation.

Elle se rendit donc de nouveau rue Monsieur-le-Prince, à l’Hôtel Condé et de Bretagne, qui lui avait paru, la veille, de peu engageant aspect. Il y avait, à mi-chemin de l’entresol, un «bureau» fermé par une porte vitrée, et dans cette porte un vasistas s’ouvrait derrière un rideau d’andrinople; par là, une femme forte et barbue émergea de la pénombre: c’était madame Taupier, la patronne. De son repaire, et sous l’andrinople, madame Taupier, dès la veille, avait dû voir la mère de son pensionnaire, car elle dit, la bouche en cœur, en l’apercevant:

—C’est pour monsieur Alex, n’est-ce pas, madame? Ayez donc la bonté de monter vous asseoir: on va le prévenir.

Ce disant, elle touchait une corde poisseuse pendant au milieu de la cage d’escalier et qui mit en branle une cloche au cinquième étage: tout l’immeuble en fut en trépidation.

—Vous êtes la maman, madame, je vois ça: monsieur Alex est votre portrait vivant. Quel joli garçon! et aimable, et intelligent, et tout!... Je l’ai dit, madame, à bien des personnes: c’est son pareil que j’aurais voulu avoir comme enfant, lui et pas d’autre. Je suis sans enfant, telle que me voilà, madame, et bien au regret, malgré tout le tintoin qu’on a avec... mais, quand on en voit de gentils, ça vous fait gros cœur de n’en pas avoir au moins un bien à soi... A présent, quel garnement est-ce qu’il aurait fait, le pauvre chérubin? attendu que le père n’aurait jamais été qu’un chenapan; un chenapan, oui, madame, et qui m’a plantée là, un beau matin que je dormais encore innocemment et à poings fermés... Voilà le garçon qui va vous dire, madame, si votre jeune homme est réveillé.

Et elle criait:

—Joseph! c’est cette dame qui est venue hier soir à la brune; voyez donc si le 19 peut recevoir.

—Les jeunes gens, dit madame d’Oudart, sont volontiers paresseux.

—Mon Dieu, madame, il ne faut point les incriminer. Nous voilà au mois de juin: c’est les examens qui commencent à les talonner; on s’en aperçoit à la bougie. La jeunesse, ici, est plutôt du soir que du matin.

Les relations de madame Dieulafait d’Oudart avec son fils ressemblaient par quelques points à celles de maints amants de nos jours qui, s’aimant tendrement et profondément, n’oseraient jamais ni le dire, ni se le dire, par une certaine pudeur des mots. Ils eussent bien ri l’un et l’autre, en s’entendant proférer, comme au théâtre ou dans les feuilletons, ces cris: «Ma mère!—Mon fils!...» Leurs élans étaient arrêtés par un sens assez fin de ce que le geste a de superflu et de mensonger, si souvent; ils lui préféraient ce sourire silencieux qui dit tant de choses et qui dit même: «Ah mais! ah mais! nous nous emballerions très bien! Constatons-le. Il suffit...» Et ils s’embrassèrent, sans exclamations. Alex dit:

—Ah bien! c’est raide d’entrer comme ça chez un monsieur seul!

Il avait coutume de taquiner sa mère, comme un vieux camarade, et d’user d’expressions où un témoin non averti eût cru découvrir un manque de respect.

Elle lui dit, d’emblée, la raison de son voyage; mais elle ne la lui dit pas bien, parce que son alarme expirait en présence de son fils. Ce n’était pas la première fois qu’elle observait sur elle cette curieuse recomposition d’équilibre à la seule vue de la jeunesse radieuse d’Alex.

La tristesse de la chambre d’hôtel contrastait avec la belle mine du pensionnaire. Rideaux, papiers, carpettes et miroirs, plafond, parquet, toutes les faces de la pièce multipliaient un motif de lamentation, imprécis d’abord, mais dont la fadeur loqueteuse vous prenait à la gorge. Deux chromos ineptes prétendaient orner la muraille. Sur la table, parmi faux cols, cravates, gants et manchettes: un petit service, en verre d’un bleu sordide à vous dégoûter par avance du jaunâtre samos qu’il contenait; ni cahiers, ni livres, pas même une écritoire; quelques photographies de femmes, seules, décelaient le locataire «au mois», non «à la nuit».

Madame d’Oudart ne savait trop si le spectacle était comique ou désolant.

—Et où travailles-tu? dit-elle.

De son plus parfait sérieux, Alex fit un pas vers le lit; de ce lit il rabattit la couverture et explora, d’une main, les replis du drap et de la laine.

—Que fais-tu là? demanda sa mère.

—Patience! dit-il, en fouillant sa couche.

Il s’étendit sur le lit, à plat ventre, et, le bras allongé dans la ruelle, pêcha triomphalement un tome broché de Baudry-Lacantinerie, Droit civil, fort molesté, sinon par l’étude, du moins par l’incommodité des lieux où l’on en usa.

—Voilà! dit-il. Est-il assez «culotté»!...

—Tu travailles dans ton lit!... Mais tu mettras le feu à tes rideaux.

—Le feu! Pas de danger: regarde la sale bougie! elle coule et ne brûle pas...!

—Alors tu te tires les yeux. Malheureux enfant, tu t’aveugles!...

—Non. Je dors.

Et il se mit à rire. Elle le contemplait: elle le trouvait bien portant. Il avait le teint moins hâlé qu’en province, sa peau semblait plus fine, ses jolies moustaches blondes étaient d’une longueur!... Il les portait, d’instinct, comme son père, un peu tombantes et légèrement retroussées aux extrémités, qui étaient pareilles, au grand jour, à deux petites mèches allumées. Il avait des yeux bleus d’une pureté d’enfant; le nez aquilin à peine. Ses cheveux trop droits, «en baguettes de tambour», comme disait sa mère, le sauvaient de la beauté bête.

—Eh bien, et dans la journée? demanda la mère.

—Dans la journée? mais on n’a le temps de rien faire!

—Comment!

—Je t’assure.

—Voyons! explique-moi.

—Il n’y a pas à expliquer. Veux tu passer la journée avec moi à Paris? Tu verras! Rien à faire, je te dis, rien à faire.

—Tu ne peux pas louer une chambre convenable, ou même un petit appartement, avec l’argent que je te donne, Seigneur Dieu! et t’enfermer pour étudier?... Qu’est-ce que tu fais de ton argent?

—L’argent? ça n’existe pas! c’est du sable dans la main, de l’air dans un cornet de papier: ffft!... ploc!... ni ni, fini: retourne ma poche!... Veux-tu compter ce que tu as dans ton portemonnaie? Bon! Tu passes la journée avec moi, comme c’est convenu? Bon! Et nous ne faisons rien que d’aller et venir: pas de commissions pour la province, pas de petits achats extraordinaires... C’est entendu?... Eh bien, tu me donneras ce soir ce qu’il te restera... Oh! tu n’y perdras pas beaucoup!

—Forban!... Et je t’écoute!

—Dis donc, maman, ce n’est pas tout ça: tu m’emmènes déjeuner chez Foyot! Est-ce le plaisir de te voir? Je me sens, ce matin, précisément, un appétit vorace.

—Mais, mon chéri, nous déjeunons chez les Chef-Boutonne!

—Oh!

—Quoi?

—La guigne!...

—Comment! la guigne?... Je dois vous réconcilier. Je suis venue pour cela, uniquement; et nous n’avons que le temps: j’ai un billet d’aller et retour.

—Je dis bien: la guigne!... Impossible, hélas! de rompre le pain de cette chère famille: j’ai un cours à une heure tapant.

—Tu as un cours?...

—Jette les yeux, je te prie, sur cette feuille officielle: «Mardi, une heure, droit administratif...» Je ne suis pas un garçon à rater un cours de droit administratif pour une petite solennité mondaine. Il est bon que la famille Chef-Boutonne s’en tienne pour avertie. On a sa dignité!

—Alex!... Mais c’est qu’on ne sait pas s’il se moque de vous ou bien non!... Écoute-moi: tu n’as pas un camarade qui puisse te prêter ses notes de cours?

Alex fit un signe négatif: la transaction était manifestement impossible.

—Où sont-elles, tes notes de cours? Montre-les-moi.

Alex indiqua son front et dit:

—Là!

—Oh! oh! toi, tu es un farceur!... Mon Dieu, mon Dieu! ces jeunes gens! Mais ce sont des diables! A quel âge est-ce donc que vous êtes sérieux?... Voyons, grand gamin, tu me parlais d’aller déjeuner chez Foyot: tu ratais aussi bien ton cours!

—Il se peut!... Mais, écoute: nous pouvons, à nous deux, nous satisfaire d’un sobre et court repas...

—Nous devons déjeuner chez les Chef-Boutonne!

—Maman!... un sobre, et court repas, à nous deux, comme des amoureux, et qui se cachent...

—Pourquoi «qui se cachent»?

—Qui se cachent des Chef-Boutonne!

—Ah! mon Dieu! s’ils apprenaient que nous sommes là, à quatre pas de chez eux!... Non, non, Alex, ce n’est pas possible; une fois pour toutes, je te prie de ne pas me faire perdre la tête: ce n’est pas possible.

Une heure plus tard, la mère et le fils entraient furtivement au restaurant Foyot, après avoir fait porter, par le garçon de l’hôtel, un mot d’excuse aux Chef-Boutonne et promis leur visite seulement pour l’après-midi.

Au restaurant, elle tremblait de contentement, d’inquiétude, d’amour et de peur, comme une jeune pensionnaire enlevée. Elle savait bien que escapade était folle, tout opposée au but de son voyage, et de nature à embrouiller davantage les liens fragiles avec sa précieuse amie; mais elle ne résistait pas au plaisir de ce grand gamin chéri.

V

Madame d’Oudart, bien qu’ayant fait, dans l’après-midi, sa visite, était revenue à Nouaillé plus tourmentée qu’avant le voyage de Paris. M. Lhommeau, son vieux père, s’obstinait, lui, à ne voir rien d’alarmant dans la situation de son petit-fils.

—Supprimons Paul, disait-il, et Alex est un simple étudiant en droit, comme je l’ai été moi-même en 1845, à l’Hôtel des Grands Hommes, aussi inconfortable que l’Hôtel Condé et de Bretagne... du diable si j’y ai fait attention!... Il emploiera à achever ses études le temps qu’il faudra: quelle mouche vous pique? Eh! pardieu, c’est le plus beau temps de la vie. La liberté, La jeunesse!... les promenades du dimanche à Robinson!... Saprelotte! que n’ai-je été un cancre et fait durer cela quinze ans!

Madame d’Oudart n’était pas assez informée pour répondre à son père que toutes choses vont plus vite aujourd’hui qu’elles n’allaient en 1845 et que la lutte est d’année en année plus âpre entre les jeunes gens destinés à occuper des places honorables; mais un exemple avait frappé ses yeux: celui de madame Chef-Boutonne, plus au fait qu’elle des nécessités du jour, plus riche qu’elle incomparablement, et incomparablement mieux fournie de relations influentes, et qui, cependant, s’acharnait à la réussite de Paul—déjà travailleur et docile—avec la ténacité, la régularité et l’énergie de l’acrobate domptant les muscles et le squelette du pauvre petit condamné au tour de force ou à la mort.

Entre Paul et Alex, une rivalité se trouvait établie: c’était pour la mère d’Alex une préoccupation nouvelle dans sa vie, une phase du développement des enfants qu’elle n’avait pas prévue et qui se présentait à elle tout à coup. «Supprimer Paul»? Ah! que non! Paul existait bel et bien. Et les relations avec les Chef-Boutonne? Mais c’était là-dessus que, bon gré mal gré, l’avenir d’Alex était fondé!

Tout son Nouaillé, dès le lendemain, parla à madame Dieulafait d’Oudart un langage inaccoutumé. Une si grande paix régnait sur le petit domaine! C’était le temps de la moisson: un métayer fauchait le seigle sur la côte; un chaud soleil dorait les abricots; et, de sa fenêtre, elle voyait aux espaliers les grosses joues congestionnées des pêches; les trois chiens gambadaient au pied de la maison; sous les épais ombrages jaunis, le râteau sur le gravier frais faisait un bruit de perles. Délicieux et paisibles moments! Que n’avait-elle laissé Alex continuer ses études à Poitiers, comme le lui conseillait le notaire! on l’eût marié dans le pays et elle eût vu, dans quelques années, de beaux enfants jouer sur la pelouse. C’eût été la tranquillité, une saine joie, et que d’heures amères épargnées!... la présente, entre autres: madame Dieulafait d’Oudart ne méditait-elle pas de quitter Nouaillé, ses fermes, son jardin, son vieux père, pour s’en aller là-bas, dans ce Quartier latin traversé hier, contribuer de ses mains à détruire la choquante inégalité entre son Alex et Paul Chef-Boutonne?...

Elle n’osa pas encore confier son projet à M. Lhommeau; mais elle s’en ouvrit à une femme qui était sa protégée, presque sa créature, et qui possédait sa confiance.

VI

C’était une ancienne petite ouvrière qui travaillait autrefois chez M. Lhommeau. La famille l’avait mariée à un cultivateur intelligent nommé Lepoiroux qui venait de prendre à bail une des fermes de Nouaillé. Moins d’un an après, une épidémie de variole emportait Lepoiroux presque dans le même temps que sa femme accouchait d’un garçon. Les angoisses de l’épidémie, le malheur du fermier, la naissance du petit contribuèrent à augmenter l’intérêt que les Dieulafait d’Oudart portaient à leur protégée. Comme on ne pouvait lui conserver le domaine, on lui acheta un petit fonds de mercerie à Poitiers, que d’ailleurs on alimenta plus que ne fit la clientèle. L’enfant, appelé Hilaire, parut bien doué; il fut placé par madame d’Oudart chez les frères des écoles chrétiennes, où ses progrès furent si sensibles que la veuve Lepoiroux osa faire observer à sa bienfaitrice qu’il serait regrettable,—au dire de certaines personnalités qu’elle nommait «ces messieurs»,—qu’un «pareil sujet» n’apprît pas le latin. Alex Dieulafait d’Oudart, de deux ans plus âgé qu’Hilaire Lepoiroux, était alors au collège des Pères jésuites et apprenait le latin.

On consulta, on délibéra. Le directeur du pensionnat des frères, lui-même, opina que le jeune Hilaire avait des facultés d’assimilation et surtout une application naturelle au travail qui lui permettraient sans aucun doute de «se distinguer» dans les études secondaires. Madame Lepoiroux ne laissa point tomber les paroles du cher frère, et elle sut en faire un si fréquent et si adroit usage que les protecteurs du jeune Hilaire Lepoiroux se crurent tenus, en conscience, de ne point priver ce garçon de la lumière des «humanités». Ils se refusaient, toutefois, à payer la pension, onéreuse, au collège des Pères. Contre le lycée de l’État, de prix plus abordable, il existait, à Poitiers et dans leur monde, une prévention nettement exclusive. Que faire? Madame d’Oudart se le demandait, lorsque la veuve Lepoiroux lui confia qu’Hilaire était, somme toute, d’une dévotion très vive, et qu’il n’éprouverait, ma foi, nulle répugnance à entrer dans les ordres si les Révérends Pères consentaient à l’élever gratuitement, parmi leurs «élèves apostoliques». Hilaire Lepoiroux fut donc au même collège qu’Alex Dieulafait d’Oudart, il eut les mêmes maîtres, connut les mêmes langues, eut quasiment le même uniforme, à une douzaine de boutons d’or près, enfin ils ne furent guère séparés que par une affaire de chocolat.

En effet, les élèves dont les parents en autorisaient la dépense croquaient, à leur goûter, du chocolat de la Compagnie coloniale; de moins fortunés se contentaient du «Planteur»; mais les élèves apostoliques mangeaient, eux, leur pain sec. Que de sournoises allusions madame Lepoiroux ne risqua-t-elle point! On la prenait peu au sérieux; on riait d’elle. Sans chocolat, Hilaire bûchait comme quatre: il faillit rattraper Alex, car celui-ci redoublait deux classes tandis que l’autre en sautait une. Même, un état fébrile en résulta chez les deux mères, vite aperçu et dissipé par la sagesse des Révérends Pères, qui sut, à temps, rétablir le respect des distances sociales. Alex avait déjà un an de Paris, avait fait son service militaire, allait, au mois de juillet, soutenir son premier examen de droit, lorsque Hilaire achevait sa philosophie.

Madame Lepoiroux, malgré un naturel plaintif et des tendances quémandeuses, avait pu n’être pas importune à madame d’Oudart et même se rendre constamment agréable à elle en se proclamant éperdument sa chose. Madame d’Oudart prisait par-dessus tout le dévouement: il était sa vertu, et elle le voulait autour d’elle. Lorsqu’elle avait lieu de douter de quelque fidélité, elle se promettait d’entretenir de sa peine Nathalie Lepoiroux; et elle avait trouvé parfois réconfort dans le bon sens un peu rude et principalement dans la volonté vigoureuse de cette fille du peuple.

Un dimanche, après-midi, madame Lepoiroux vint à Nouaillé, clopin-clopant, ayant fait à pied, par la chaleur de juin, six kilomètres, et néanmoins aussi sèche qu’un bois de lit. C’était une femme à faire feu au soleil plutôt qu’à transpirer. Elle était toute osseuse; elle portait le grand nez poitevin, fort en narines, rocheux comme le pays, mal équarri du bout. On disait qu’elle avait des yeux de tortue, parce qu’ils étaient petits, clignotants, enveloppés de paupières fripées, et aussi parce qu’elle semblait douée de l’étrange pouvoir de les retirer soudain et de souhaiter brusquement le bonsoir à la compagnie, après avoir fureté, à droite, à gauche, avec prudence, malignité, vivacité tour à tour et lenteur, dissimulant mal d’arrière-pensées de gourmandise.

Elle avait fiché sur ses maigres cheveux une haridelle de chapeau sans brides, qui brimbalait à chaque pas, et n’adhérait à son chef que par une grâce miraculeuse. Son buste de femme de peine inclinait fortement en avant; et elle marchait très vite, comme pour éviter qu’il tombât.

—Vous avez été inspirée en venant aujourd’hui, ma chère Nathalie! lui dit madame d’Oudart, du haut du perron. J’ai du nouveau à vous raconter.

—C’est donc comme moi, ma chère dame, et, pardi! ça n’est pas le cas de dire: «Tout nouveau est beau...»

—Que vous est-il arrivé? un malheur?

—Pour ne point trahir la vérité, madame d’Oudart, il ne m’est rien arrivé, à moi—eh! bonnes gens! que voulez-vous donc qu’il arrive à une malheureuse de ma catégorie?—mais c’est rapport à Hilaire. Voilà... Mais j’ai si grand’peur de vous causer du désagrément!...

—Quoi? qu’y a-t-il encore? que lui manque-t-il?

—Il ne lui manque rien, sûr et certain: vous l’avez assez comblé de vos bontés, vous, madame, et aussi les bons Pères, on ne l’oublie pas...

—On ne l’oublie pas!... C’est bien le moins que vous puissiez faire!

—On ne l’oublie pas... laissez-moi m’expliquer, madame d’Oudart... Je veux seulement faire entendre que, quoi qu’il arrive, ça n’est pas la reconnaissance qui fera défaut de notre côté.

—Ah çà! Nathalie, où voulez-vous en venir?

—Eh bien! madame d’Oudart, puisque vous me tortillez comme un linge de lessive, pour m’extraire l’eau du corps, voilà: ça n’est pas dans les idées d’Hilaire d’entrer dans les ordres.

—Patatras!... Et il n’aurait pas pu nous en avertir plus tôt?

—Ç’aurait été bien difficile! songez donc! voilà un garçon qui court sur ses vingt ans: il n’a pour ainsi dire pas eu le temps de penser à l’avenir... A présent, voilà les bons Pères qui viennent lui dire le sort qui l’attend, et qu’il s’agit de quitter famille, pays, bienfaiteurs, et de s’en aller en Angleterre, à Cantorbéry, qu’ils appellent cet endroit-là, et pour quoi faire, ma chère dame? pour balayer, sauf votre respect, les cabinets, pendant trois ans, avec toute l’instruction qu’il a dans la tête...

—Mais ce sont des épreuves par lesquelles les plus savants de ces messieurs ont passé: il s’agit d’obtenir de tous les membres de la compagnie un entraînement parfait à l’obéissance, à la discipline. C’est quelque chose, si vous voulez, de comparable au service militaire.

—Mais, ma chère dame, il ne faut pas nous parler de service militaire, puisque, si mon garçon reste laïc, il n’en aura pour ainsi dire point, de service militaire, à faire, attendu que par le malheur de la mort de son pauvre père, il a la chance d’être dispensé... C’est tout avantage... Mais ça n’est pas seulement ça: savez-vous, madame, ce qu’ils veulent faire de lui, le cher mignon, après qu’il aura balayé les choses que je vous ai dit, et en Angleterre, qui pis est! Ils veulent faire de lui un confesseur de la foi, et qu’il aille au fin fond de la Chine, des pays à ne pas croire qu’il y en a de pareils, où il portera la parole de l’évangile, pour se faire, en récompense, empaler, ma chère dame, au bout d’un bois pointu!... C’est-il pour cela, voyons, qu’ils me l’ont nourri, vêtu, instruit, depuis dix ans?

—Mais, ma chère Nathalie, nous avons toutes nourri, vêtu et instruit de notre mieux nos enfants; cependant, demain, la guerre peut nous les prendre et les envoyer aussi en Chine, où le même sort les atteindra, qui sait?...

—Oh! mais, en ce cas, il y a du canon pour se défendre, d’abord; et puis on peut revenir avec la médaille militaire!

—Les missionnaires gagnent le ciel, ils meurent pour Dieu.

—Taratata!

—Beaucoup échappent au péril... Et, d’ailleurs, la plupart des membres de la compagnie n’y sont pas exposés. On a voulu avertir Hilaire qu’une fois ses vœux prononcés il devait être prêt à tout. De surprise, en tout cela, il n’y en a point: on vous a découvert loyalement le revers de la médaille, Nathalie, quand votre fils, de son plein gré, a voulu entrer chez les Pères.

—A distance, on a beau faire, on n’aperçoit point le grumeau.

—Eh bien! vous me mettez dans une jolie posture vis-à-vis des Pères! Quelle figure vais-je faire, s’il vous plaît, moi?... après les avoir chargés d’élever gratuitement un enfant qui, aussitôt ses parchemins en poche, leur tire sa révérence!

—Cela ne vaut-il pas mieux que de jeter plus tard le froc aux orties?

—Et après? après, ma belle, qu’allez-vous faire de lui, je vous prie?

—Oh! nous n’en serons pas embarrassées: savant comme il est!...

—Nous n’en serons pas embarrassées! je vous trouve admirable!... Sachez, Nathalie, que la vie est très difficile, à l’heure qu’il est, très difficile. Savant! savant!... On rencontre partout plus savant que soi; et je me suis laissé dire que les plus capables ne sont pas toujours ceux qui gagnent la partie. J’arrive de Paris, je sais de quoi il retourne. Eh bien! telle que vous me voyez, je vais être obligée, pour prêter main forte à mon fils, d’aller me fixer près de lui.

—Vous nous quittez, madame d’Oudart! C’est-il Dieu possible?

—C’est de cela que je comptais m’entretenir avec vous... mais vous me coupez la respiration avec vos histoires d’Hilaire!...

A la nouvelle que sa providence était capable de quitter Nouaillé, madame Lepoiroux fut d’abord épouvantée. Le sol était craquelé sous ses pas; tout appui habituel vacillait à ses yeux, se dérobait sous sa main; elle voyait un abîme. Elle accusa ce maudit Paris qui pompe le meilleur de la province, pour en faire quoi? Dieu le sait! «Les beaux produits qu’il nous rend!...» Et elle citait le fils un Tel, revenu du Quartier latin malade «à ne pas oser nommer les médicaments qu’il lui faut»; un autre y était mort; un troisième, bien connu, y avait, en deux ans, fait vingt mille francs de dettes, etc., etc... Mais elle s’aperçut rapidement qu’elle était maladroite, que ces terribles exemples stimulaient, au contraire, le zèle d’une mère qui ayant décidé que son fils ferait ses études à Paris, courrait elle-même le rejoindre d’autant plus vite qu’elle le saurait menacé davantage. Et d’ailleurs quelque chose, en la cervelle de madame Lepoiroux, se déclencha brusquement: l’abîme fut soudain couvert; et tout ce qui était de Paris s’embellit par magie. Les avantages d’un séjour à Paris pour madame d’Oudart, qu’elle les discernait donc bien! Elle les énuméra dans leur ordre; elle en cita qu’on n’avait pas prévus. Oh! oh! décidément elle avait eu tort, en premier lieu, de se laisser influencer par son intérêt propre, qui était évidemment de conserver sa protectrice auprès d’elle; mais l’intérêt bien compris de ce cher monsieur Alex était d’avoir sa maman près de lui.

Madame d’Oudart s’étonna de la voir sitôt conclure:

—Tout bien pesé, ce n’est encore qu’à Paris qu’on arrive, à ce que prétendent ces messieurs.

—Quels messieurs?

—Eh! mon Dieu! les uns et les autres, ma bien chère dame!... Sans être curieuse, on n’est pas sans prêter l’oreille à ce qui se dit dans la rue, surtout quand on a un garçon.

Ce fut madame Dieulafait d’Oudart qui dut se rendre à l’une des maisons occupées par le collège récemment disloqué des Pères pour y traiter de la vocation d’Hilaire Lepoiroux. Elle dut, pendant près d’une semaine, rebondir d’une maison à une autre, car les victimes des «décrets» se dissimulaient, et l’on croyait toucher un jésuite alors qu’on ne tenait qu’un abbé. Lorsqu’elle fut enfin en présence de l’authentique préfet des études, celui-ci l’écouta sans mot dire. Elle dut répéter l’aveu pénible. Le Père ne manifesta aucune surprise et dit: «Madame, voici trois ans que nous avons l’assurance que le cher enfant nous échappe.» Elle tomba des nues.

—Comment!... mais sa mère même l’ignorait!...

—Nous le savions, dit le Père.

Ce fut tout. On exigea seulement qu’Hilaire fît une retraite pour demander à Dieu de l’éclairer sur le caractère irrévocable de sa décision; à la suite de quoi, Hilaire déclara que sa décision était irrévocable, et fut viré des rôles de la compagnie au budget de madame Dieulafait d’Oudart.

VII

Là-dessus vint le mois de juillet: c’était l’époque de l’examen d’Alex, attendue avec angoisse, malgré le grand-papa optimiste, qui soutenait n’avoir jamais vu que de fieffés crétins ajournés aux premiers examens de droit... Eh bien! le grand-papa fit erreur, car Alex fut ajourné. Lui-même en fit l’annonce, sans vergogne, et télégraphiquement! de sorte que, par les employés des postes, la ville en put être informée.

Madame d’Oudart utilisa du moins ce désappointement en prenant son vieux père à témoin de la nécessité où elle était d’accompagner, à la rentrée, son fils à Paris, afin de surveiller sa vie, qui se dissipait en pure perte.

—Et le jeune Paul, demanda M. Lhommeau à sa fille, a-t-il passé ses examens?

—Paul? fit madame d’Oudart, eh! que nous importe Paul?... Vous n’avez, papa, que le nom de Paul à la bouche!...

Paul Chef-Boutonne était reçu aux examens de droit, et reçu, en outre, aux examens de l’École des Sciences politiques; madame d’Oudart le savait.

Elle se rendit chez son notaire, et s’ouvrit à lui du dessein qu’elle avait de s’installer à Paris. Maître Thurageau pencha la tête sur l’épaule et poussa ses lèvres rasées en avant, les contracta, les festonna, à faire croire, en vérité, qu’il allait, par là, pondre un œuf.

La cliente vit bien la grimace, et n’y trouva rien de comique. A un millier de francs près, le redoutable Thurageau avait présent à l’esprit l’état de la fortune des Dieulafait d’Oudart, et il faisait ce cul-de-poule-là depuis deux années environ, c’est-à-dire depuis qu’Alex était jeune homme, et chaque fois que la maman venait toucher des coupons, et aussi, hélas! écorner quelque titre de rente.

Le notaire voulut lui citer des chiffres. Elle improvisa de ses deux mains un paravent et, derrière cette cloison, pour moins entendre encore, elle détourna la tête.

—Ce qui est fait est fait, dit-elle. Il y a des nécessités contre lesquelles toute raison est vaine... Il faut, vous le voyez bien, que mon fils parvienne à se créer une situation, y devrais-je consacrer le dernier lopin de ma terre.

Elle était résolue, en effet, à y consacrer son dernier lopin; mais son instinct conservateur se révoltait contre un attentat à la fortune, qu’elle tenait pour criminel: elle voulait le commettre en se le cachant à elle-même, et elle tâchait de l’ignorer. Ne considérait-elle pas aussi son excessive complaisance pour Alex comme une passion qu’elle ne dompterait pas? et toute folie accomplie pour Alex ne lui semblait-elle pas, en une partie ombreuse de sa conscience, être bénie par un Dieu inconnu, magnifique et puissant,—non pas celui de la sagesse courante,—et de qui il était bien vain de parler au notaire?

Thurageau lui énuméra quelques prix d’appartements à Paris: il avait là les feuilles des agences; il la renseigna sur la cherté de la vie.

—Ma décision est prise, dit-elle.

—Ah! voilà qui me dispense de vous conseiller de ne la pas prendre.

Et elle quitta l’étude, à la fois misérable et heureuse, comme une femme, déjà coupable d’intention, qui vient de confier son trouble à un confesseur, et court au péché.

VIII

Alex vint en vacances. Sa seule vue dissipa les nuages.

—Il a bonne mine! dit la mère.

M. Lhommeau sourit, amenuisa ses yeux, rassembla trois doigts de la main et décocha dans l’espace une sorte de baiser; puis il dit, frappant du pied:

—Cré coquin!

La mère comprit bien que cela signifiait: «Vive la vie! Vive la jeunesse et la beauté!» Elle s’écria:

—Bravo, papa!

Elle battait des mains, rajeunie elle-même un instant, et oubliant ses soucis.

On fit une promenade au jardin, avant le dîner. Les chiens reconnaissaient le jeune maître: leurs aboiements éveillaient l’écho des rochers et répandaient dans le pays un air de fête. On alla voir à l’écurie le cheval qu’Alex montait; on revint au parterre et descendit au potager, que souvent, en secret, chacun aime davantage.

Jeannot, le jardinier, promenait sur les laitues la double ondée des arrosoirs. Par une porte à claire-voie donnant sur la campagne, on aperçut quatre fillettes du fermier voisin, pressées en masse compacte, et qui regardaient dans le jardin pour voir M. Alex. On leur dit bonsoir, on leur parla; elles demeurèrent immobiles, toutes noires, et faisant une sombre moue, un peu pareilles à des idoles de bois contre les nuages embrasés du couchant. C’était cette heure du soir, bienfait du ciel, qui inspire au cœur de l’homme la prière, ou donne le champ à tous les rêves charmants. La terre mouillée élevait son parfum maternel, et les bruits commençaient à s’isoler et à retentir. Le long d’un cordon de pommiers nains, madame d’Oudart souhaitait qu’une jeune femme exquise, de très bonne famille, et riche, de préférence, offrît ici, un jour, le bras à son fils chéri; M. Lhommeau, vieillard aux vœux plus courts, désirait ardemment que les fruits mûrissent bien; Alex, entre les buis taillés, voyait danser les formes variées des plaisirs de l’amour. Une cloche, annonçant le dîner, dispersa les désirs lointains.

Alex accueillit favorablement le projet de sa mère; elle et lui employèrent une partie des vacances à faire des plans d’installation, comme deux fiancés. Madame Chef-Boutonne, informée, s’offrit à louer l’appartement. On ne manqua pas de s’attendrir sur le sort du grand-père Lhommeau qu’il fallait laisser seul à Nouaillé. Mais les vieillards, comme si la lumière menaçait de leur être ravie du jour au lendemain, s’attachent aux lieux connus, à la configuration familière des murailles; et M. Lhommeau déclara qu’il serait le gardien de la propriété, qu’il expédierait les fermages: beurre, poulets, œufs et légumes, ainsi que les fruits du jardin, particulièrement les pommes et les poires, dont la culture et la cueillette sont une science que ne possédait certes pas cet «imbécile de Jeannot».

On s’occupa à mettre de côté les meubles que l’on devait emporter, et l’on dut hâter le départ afin d’avoir le temps d’acheter à Paris même tout ce que Nouaillé ne pourrait fournir, et d’être prêts lors de la réouverture des cours, de telle sorte qu’enfin Alex n’eût plus qu’à travailler.

Que de visites chez Thurageau, le notaire, avare comme un vieux ladre de la fortune de sa cliente, et qu’il fallait contraindre, chaque fois, par des scènes, à adresser en Bourse un ordre de vente! Un jour, madame d’Oudart le trouva tellement agressif qu’elle songea à lui retirer ses papiers. Il éclata et osa la morigéner pour avoir commis l’imprudence d’assumer la responsabilité des études du jeune Hilaire Lepoiroux à Paris.

Madame d’Oudart, assise dans un fauteuil, et qui décidait avec une tendre ivresse le dépècement de sa fortune, fut tout à coup debout:

—Comment! dit-elle, le fils Lepoiroux va à Paris?

—Je m’étonne que vous l’ignoriez. Madame Lepoiroux s’est fait fort d’obtenir de vous, madame, sinon engagement, du moins promesse verbale, pour garantie d’un emprunt...

—Un emprunt!...

—... d’un emprunt que ladite dame Lepoiroux sollicite la faveur de contracter...

—Un emprunt... madame Lepoiroux!... garantie!... moi!...

—... de contracter, dis-je, afin de diriger les études de son fils, à Paris, jusqu’à l’agrégation.

Madame d’Oudart était suffoquée. Elle répéta:

—Madame Lepoiroux envoie son fils à Paris, et elle ira elle-même à Paris?

—Si elle contracte l’emprunt, dit le notaire.

—Ce qui est impossible!...

—Ce qui, au contraire, est réalisable, étant donné, d’une part, la valeur du jeune homme, et, d’autre part, la protection constante dont votre famille n’a cessé de le favoriser.

—Je la trouve forte, vous en conviendrez, Thurageau. Comment! parce que j’ai pris soin de son enfant dès la naissance, parce que je l’ai fait élever, instruire jusqu’à son baccalauréat, ses deux baccalauréats, si vous voulez, voilà que madame Lepoiroux élève la prétention que je lui dois la licence, le doctorat, l’agrégation, et qui plus est, à Paris... et qui plus est, dans le giron de sa mère!... Ah mais! ah mais!...

—Bienfait oblige, madame... non qui le reçoit mais qui l’accorde!

IX

On ne vécut plus, à Nouaillé, que dans l’appréhension de la visite des Lepoiroux. On prépara ses arguments, on se fortifia de manière à soutenir l’assaut. Entre temps, on échangeait lettres et billets avec le notaire. Thurageau avait revu la mère du jeune Hilaire: elle affirmait avoir trouvé prêteur; elle demandait un rendez-vous. Le notaire lui accordait le rendez-vous: elle ne s’y présentait pas. Elle n’avait donc pas trouvé prêteur. A Nouaillé, point de visite, point de nouvelles directes des Lepoiroux.

La première défense consistait à repousser la demande d’emprunt, qui, vraisemblablement, serait adressée à madame Dieulafait d’Oudart. Elle la repousserait en opposant les chiffres réels de sa fortune. Il fallut se résoudre à les connaître. Thurageau saisit l’occasion et accourut un beau matin, portant une serviette bourrée de paperasses. Il s’enferma avec sa cliente, deux longues heures, et accepta à déjeuner, car la séance n’était point finie. Mais déjà madame d’Oudart était édifiée: non seulement, elle n’avait pas le moyen d’être généreuse envers des étrangers, mais elle ne conduirait pas Alex au bout de ses études, en admettant qu’elles fussent réduites au minimum, sans engager aux trois quarts Nouaillé et ses fermes.

On touchait au départ; on était sans nouvelles des Lepoiroux; loin de s’en rassurer, on y prenait motif d’alarme: ne craignait-on pas maintenant que la veuve n’eût contracté ailleurs qu’en l’étude Thurageau?... Car tout emprunt, aujourd’hui ou demain, retomberait sur la famille Dieulafait d’Oudart. Une après-midi, les Lepoiroux arrivèrent.

Sous la châtaigneraie trempée par les premières pluies d’automne, on vit s’avancer madame Lepoiroux et son fils.

Hilaire, le nez rouge, le front bourgeonné, les joues duveteuses, les cheveux tondus ras, la bouche pitoyable, fit grand bruit sur le perron en martelant la pierre avec ses souliers à clous, afin d’extirper la glaise tenace; mais, dans le vestibule, la paille des caisses d’emballage adhéra à ses semelles comme le fer à l’aimant, et, avant d’entrer au salon, il s’exténuait à arracher du pied gauche la paille fixée à son pied droit, et du pied droit, la paille aussitôt repassée au pied gauche.

—Entrez donc, Hilaire, dit madame d’Oudart; nous sommes sens dessus dessous, vous voyez bien: nous partons. Nous partons, répéta-t-elle; et vous, Nathalie?

—Moi? fit madame Lepoiroux.

—Le bruit n’a-t-il pas couru?...

Madame Lepoiroux comprit fort bien, eut un soupir, leva les yeux, croisa les mains:

—Maître Thurageau, bien sûr, qui vous aura dévoilé mes projets!... Il n’y a point moyen de les exécuter, madame d’Oudart; point moyen!... quand bien même j’aurais eu votre signature!...

—Ma signature! Mais, vous ne m’avez pas fait demander ma signature, que je sache!

—Oh! ne vous faites pas plus méchante que vous n’êtes! On sait vos bontés...

—Écoutez, Nathalie, vous avez toujours été une femme raisonnable: vous en aller à Paris, vous, pour accompagner votre fils, est un luxe, convenez-en!...

—On avait fait ses calculs, n’ayez crainte! Dans notre petit monde, à nous, un homme et une femme sur la même bourse, c’est deux jumeaux dans la même mère, ça n’est pas plus cher à nourrir... Mais ce n’est pas la question, madame d’Oudart: j’ai eu peur!...

—Peur de quoi?

—De vous être désagréable.

—Comment ça, Nathalie?...

—On est délicat ou bien on ne l’est pas. Vous m’auriez eu là-bas, comme on dit, à vos trousses...

—Mais...

—Pardi! je connais bien votre bon cœur: depuis que ma mère m’a mise au monde, que ça soit vous, que ça soit les vôtres, vous n’avez pas cessé de nous combler de vos bienfaits. Vous n’avez pas fait ça pour nous abandonner à moitié route, c’est bien clair! autrement, le bon Dieu ne serait plus le bon Dieu... Laissez-moi causer, ma chère dame! Je disais donc que vous auriez encore fait pour nous bien des sacrifices. Eh bien! moi, madame d’Oudart, non, je ne veux pas. Je ne le veux pas!

Madame d’Oudart, rassurée, ne se pardonnait pas d’avoir porté contre sa protégée un jugement téméraire; elle s’en fût presque excusée; elle souhaitait, intimement, qu’une occasion s’offrit de réparer ses torts. Madame Lepoiroux continuait:

—Me voyez-vous à Paris, fagotée comme je le suis, et logée, qui sait? peut-être bien à côté de vous: je ne vous aurais pas fait honneur... Non, non, ne dites pas le contraire: madame d’Oudart, je ne vous aurais pas fait honneur. «Et la mère Lepoiroux» par-ci, «et la mère Lepoiroux» par-là!... je vois la chose aussi bien que si j’y étais... Rassurez-vous: ça ne sera point.

—Mais, ma bonne Nathalie...

—Ça ne sera point. Plutôt que ça, je ne crains pas de le dire, ma chère dame, écoutez-moi bien: plutôt que ça, j’aime encore mieux que ça soit Hilaire qui pâtisse!

Madame d’Oudart sursauta:

—Comment! comment! qu’est-ce que cela signifie? C’est moi, à présent, qui suis la cause qu’Hilaire va pâtir?

—Il ne pâtira point... Ma langue m’a trahie, madame d’Oudart... Il ne pâtira point, parce que vous serez là pour l’arrêter si vous voyez qu’il s’empoisonne à manger de la vache enragée, ou à boire du vin qu’autant vaudrait se désaltérer avec de l’acide sulfurique... Il ne pâtira point, bien entendu, parce que vous ne le laisserez pas dans le besoin, parce que vous savez ce que c’est qu’un jeune homme sur le pavé de Paris, et qui n’a pas sa mère...

—Ah!... parfait!...

—Ce n’est-il pas vous qui m’avez dit, madame d’Oudart, que, sans vous pour lui prêter main-forte, le vôtre ne se tirerait jamais d’embarras?... Ah! quand on a sa position à faire... La position, voilà le chiendent!

—Mais, malheureuse! de quoi vous plaignez-vous? Vous avez un garçon qui vient de remporter tous les succès scolaires, qui est intelligent, qui est travailleur, qui est animé des meilleures intentions; il arrivera où il voudra; il a devant lui le plus bel avenir!

—Ça n’est pas ce que disent ces messieurs...

—Encore «ces messieurs»!... Mais qui? qui? «ces messieurs»?...

—Ceux-ci, ceux-là... ces messieurs de la ville... Je peux bien vous les nommer, pardi! Ils ne m’ont point commandé le secret: Monsieur Papin, le conservateur des hypothèques, tenez! ce n’est pas le premier venu, celui-là... Eh bien, il dit, monsieur Papin, qu’Hilaire arriverait certainement aux plus hauts grades s’il avait été au lycée, mais...

—Mais il n’a pas été élevé au lycée!... Vous allez me le reprocher, sans doute?

—Je ne vais pas vous le reprocher, bien sûr! Vous m’avez fait élever mon garçon conformément à vos opinions: il n’y à rien à redire, puisque le malheur a voulu que je n’aie pas le moyen de lui payer une éducation. Ce n’est pas ça, mais voilà qu’à présent l’État vient me dire: «C’est très bien, madame Lepoiroux, vous venez me chanter que votre garçon est savant, est savant!... mais je n’ai pas l’honneur de le connaître, moi, votre garçon: d’où sort-il?»

—D’où il sort?... Mais qu’importe?... Il a ses diplômes. C’est l’État qui lui a conféré ses parchemins!...

—Oui, madame, c’est bien l’État qui lui a conféré ses parchemins; mais ce n’est pas ses parchemins qui vont lui donner de quoi manger... A ce qu’ils disent, il en faut, il en faut! pour avoir le droit d’enseigner... Et, en attendant, qu’est-ce qu’il va venir me dire, l’État? Il va venir me dire: «Madame Lepoiroux, vous voulez une bourse pour votre garçon: c’est très bien. Mais je vous avertis d’une chose, madame Lepoiroux, c’est qu’il y en a cinq cents, qu’il y en a mille, qu’il y en a des milliers qui me demandent le même privilège! Je les connais: depuis dix ans, depuis quinze ans ils mangent mes haricots...»

—«Et l’élève Lepoiroux n’a pas mangé les haricots de l’État!...»

—C’est bien cela qu’il ne pardonnera jamais à Hilaire, à ce que m’ont dit ces messieurs... «Quant à avoir une bourse, votre fils peut se taper!» voilà les propres paroles de monsieur Papin; et monsieur Bousier, l’archiviste, à un mot près, a parlé comme lui.

—Autrement dit, ma chère Nathalie, vous venez me faire observer, aujourd’hui, à la veille de mon départ pour Paris, que j’ai compromis l’avenir de votre fils, et que je vous dois une réparation?...

—Faut-il bien jeter dans l’air des paroles si fumantes, madame d’Oudart!... Je viens vous rapporter, sans cachettes, ce qui m’a été dit par ces messieurs. Aurait-il mieux valu que je me couse la bouche avec une alène et du fil enduit?

—Ce sont ces messieurs, aussi, qui vous ont conseillé d’envoyer votre fils à Paris?

—Non! c’est vous, ma chère dame, par l’exemple de ce que vous faites pour le vôtre. L’instruction appelle l’instruction; un coup qu’on est parti, c’est comme le train express qui ne s’arrête pas aux petites stations. Vous ne voudriez pas que je fasse d’Hilaire un épicier, instruit comme il est, ni un curé, bien entendu, puisque ce n’est pas son idée, rapport à ce que ces messieurs ne sont pas bien vus par le temps qui court...

Madame d’Oudart avait craint surtout que Nathalie Lepoiroux ne vînt s’installer à Paris, près d’elle: elle ne songeait presque plus à s’offusquer de ce qu’Hilaire—mais du moins Hilaire seul—lui fût imposé. Au prix d’un plus grand mal, se charger de l’avenir d’Hilaire à Paris paraissait presque acceptable.

Avait-elle donc accepté cette charge? Assurément non. Mais madame Lepoiroux excellait dans l’art de s’établir en des situations mal définies d’où l’on tire parfois plus que d’un contrat en règle. Elle savait aussi rendre grâce avant seulement d’avoir prié.

—Merci! merci! criait-elle encore en s’éloignant sous la châtaigneraie.

«De quoi donc?» se demandait madame Dieulafait d’Oudart.

X

La maman et son fils devaient partir pour Paris à midi. Le camion du chemin de fer vint avec cinquante minutes de retard, et fit bien, car les valises n’étaient pas bouclées, et des caisses, à clouer, bâillaient encore. Il fallut un temps ridicule pour hisser les bagages sur la voiture et les bâcher. Personne ne déjeuna, sauf Alex, qui n’était pas ému.

M. Lhommeau s’était cru plus de philosophie qu’il n’en avait: il se lamentait à haute voix, se mouchait, s’épongeait le front, trottinait, s’employait à hâter le départ, et eût béni toute circonstance propre à le retarder. Une vieille bonne, nommée la mère Agathe, prophétisait depuis la veille que «c’était la fin de tout, la fin de tout!...» La femme de chambre, qu’on emmenait à Paris, affolée par la perspective du voyage, par les gémissements, par le désordre de la maison, par la paille répandue dans les corridors, n’était d’aucun secours; Jeannot se montrait plus «imbécile» que jamais.

Enfin le lourd camion écrasa le gravier et s’éloigna au pas, sous la châtaigneraie dorée. Jeannot rappela le conducteur pour lui demander, une vingtième fois, l’heure précise du train de Paris:

—Et alors, il suffit que madame et monsieur soient à la gare à onze heures quarante-cinq?

L’employé du chemin de fer lui cria:

—Si ça leur plaît d’être à la gare dès dix heures, il y a de quoi s’asseoir!...

Jeannot ne comprit pas la plaisanterie, et la rapporta telle quelle.

On allait monter en voiture quand il fallut recevoir les fermiers, qu’on attendait depuis deux jours. Ils apportaient de l’argent. Mais on n’eut pas le temps d’examiner leurs livres. On s’exténua à leur fournir des instructions sur les denrées qu’ils devaient adresser à Paris, sur la méthode d’emballage, sur la manière de rédiger une feuille d’expédition. La mère Agathe disait:

—C’est ce Paris qui dérange tout. Faut-il donc qu’il n’y ait plus moyen de vivre sans passer par cet endroit-là! Maître Thurageau est bien de mon avis: il dit qu’il a appris tout ce qu’il sait à Poitiers, et il en sait long... mais peut-être pas aussi long qu’il en faut au jour d’aujourd’hui!...

Madame d’Oudart embrassa son père; puis elle embrassa sa vieille bonne, serra la main à tous, descendit du marchepied pour caresser encore une fois les chiens, enfin monta, après Alex. Que l’on voyait bien, malgré son émotion, qu’elle ne quittait pas son plus cher trésor! Mais quand elle s’éloigna, quand elle vit le groupe de ceux qui restaient agitant les mains, quand elle vit, de plus loin, sa maison, les pignons des deux tours, le cep tordu qui encadrait les fenêtres du rez-de-chaussée, les fleurs que son vieux père aimait, le dessin du parterre, et quand, sous l’ombre de la châtaigneraie, tout ce qu’elle voyait là, diminua jusqu’à ne tenir pas plus de place que la main appliquée sur la glace de la voiture, tout à coup, elle pleura. Elle voulait voir encore; elle s’en prenait à ses yeux troublés et les essuyait avec rage. Sur tout cela, la grille fut refermée doucement: entre les barreaux de fer on n’aperçut plus que la gueule ouverte des trois chiens debout, et poussant des aboiements attristés.

XI

Lorsque madame Dieulafait d’Oudart arriva à Paris, elle consulta pour la dixième fois une lettre de madame Chef-Boutonne indiquant la rue, le numéro et le plan de l’appartement meublé retenu «pour sa chère amie». Elle monta avec Alex, à la gare d’Orléans, dans un fiacre à galerie et, citant le texte de madame Chef-Boutonne, dit au cocher:

—3, rue Férou. C’est une vieille petite rue qui va de la place Saint-Sulpice...

—Connu! fit le cocher.

Au numéro 3 de la rue Férou était une grille ouvrant sur la cour: la cour était pavée, à l’ancienne mode, agrémentée d’une fontaine, et à plusieurs fenêtres étaient accrochées des cages à serins; le concierge, savetier, travaillait dans une échoppe, comme si cela se fût passé sous la monarchie de Juillet; il était chauve et rose, il avait des yeux d’enfant timide et mordait, d’une bouche féroce, un brûle-gueule. Il paraissait innocent et ne parlait point; sa femme se montra quand madame Dieulafait d’Oudart eut réglé avec le cocher, et elle lui raconta, avant d’avoir gravi seulement trois marches de l’escalier, qu’elle avait le malheur de sortir de l’hôpital, où ces messieurs chirurgiens ne lui avaient fait rien moins que de lui couper un sein.

—A mon âge, disait-elle, le dommage n’est pas grand; mais, plus jeune, madame me comprendra, j’en aurais été aux regrets... Et monsieur votre fils..., est-ce qu’il fait sa médecine?... C’est un beau garçon que vous avez là, madame... Ah! j’oubliais de dire à madame que cette dame qui a loué attend madame dans l’appartement...

En effet, madame Chef-Boutonne avait poussé la complaisance jusqu’à venir de Meudon, où elle passait l’été, attendre son amie rue Férou. On s’embrassa, on se fit mille tendresses, on ne tarit pas d’éloges sur l’appartement. Il était composé de quatre pièces fort ordinaires et d’une cuisine grande comme la main. La chambre destinée à Alex avait sa sortie particulière. Madame Chef-Boutonne dit:

—Votre fils a sa clef, et, par là, il est chez lui.

—Oh! dit madame d’Oudart, mais mon fils n’est pas un coureur!

Madame Chef-Boutonne sourit finement et dit:

—Rapportez-vous-en, ma belle, à mon expérience.

—Je parierais, fit la concierge, que madame a aussi, elle, un beau jeune homme!

Et elle contemplait Alex avec admiration.

La mère du jeune Paul pinça les lèvres et dit:

—J’en ai un qui est travailleur.

Madame d’Oudart prit pour elle ce que la riposte avait d’amer.

Madame Chef-Boutonne emmena dîner les nouveaux venus à Meudon. Paul était absent; on n’était qu’à la mi-septembre: Paul voyageait en Allemagne.

—En Allemagne!... et tout seul?...

—Tout seul. Oh! c’est un homme!

Entre les mères, le moindre mot se faisait fléchette, et frappait.

XII

L’installation rue Férou exténua la pauvre madame d’Oudart. Ah! que l’on avait bien fait de s’y prendre de bonne heure! On n’avait pu tout prévoir; quantité de choses manquaient, qu’on dut acheter précipitamment ou extraire encore de Nouaillé mis à sac. Les meubles étaient insuffisants, mal distribués, disproportionnés, dépaysés, inutiles; la bonne, Noémie, hier habile en Poitou, aujourd’hui obtuse à Paris; la concierge, intermédiaire implacable entre locataires et fournisseurs, une bavarde inextinguible... Mais une pensée soutenait madame Dieulafait d’Oudart en ces revers de la première heure: tout sera au mieux si Alex est bientôt en état de travailler.

En vue d’obtenir ce résultat, tout fut coordonné. La maman n’avait pas fini d’ouvrir ses propres malles, que la chambre d’Alex était parachevée en ses détails les plus futiles; madame d’Oudart suspendait des étagères destinées à contenir les livres de droit, pendant que son fils se martelait les pouces en fixant de part et d’autre de la cheminée des photographies d’actrices et de femmes jolies, dont le réconfort, affirmait-il, lui était indispensable absolument.

Et quand cette chambre fut vraiment gentille, ils se regardèrent. Ils souriaient; elle attendait qu’il lui sautât au cou et la remerciât, mais il dit simplement:

—Ce sont les «types», par exemple, qui vont être épatés!

—Qui ça?

—Houziaux, Fleury, et compagnie...

La maman fut flattée et dit:

—Invite-les à déjeuner.

—Demain?

—Va pour demain! Je vais secouer un peu Noémie.

Houziaux et Fleury déjeunèrent. Madame d’Oudart les trouva moins bien qu’elle ne l’avait espéré d’amis intimes de son fils, mais bons garçons, en somme; enfin c’étaient des amis d’Alex. Ils fumaient comme des Suisses: madame d’Oudart marchait en agitant devant son visage un éventail, et Noémie en fermant les yeux. L’appartement fut empesté; un nuage se répandit dans la cour; une vieille dame, voisine, maugréa; une jeune femme parut, entre deux persiennes; puis des têtes de toutes les sortes se penchèrent, d’en haut, d’en bas, attirées soit par l’odeur du tabac, soit par les éclatants vocables que proféraient les trois jeunes gens.

Jusque vers quatre heures de l’après-midi, ces messieurs fumèrent, tant dans la chambre d’Alex que dans la salle à manger que Noémie, à plusieurs reprises, dut approvisionner de bière. De temps en temps, avec des façons, madame d’Oudart entr’ouvrait la porte et disait:

—Tu penses à ton travail, Alex?

Mais, craignant de froisser ses hôtes, elle ajoutait:

—Je vous demande pardon, messieurs... C’est à moi de rappeler votre ami au devoir!...

Enfin Houziaux et Fleury jugèrent le moment venu de se retirer. Et Alex descendit avec eux prendre l’air, jusqu’au dîner, dans le jardin du Luxembourg.

XIII

Alex avait une petite maîtresse, employée aux Postes et Télégraphes. Elle sortait du ministère, le soir, à six heures, une serviette assez bien garnie sous le bras, vêtue décemment, non sans un soupçon de coquetterie qui, par un miracle féminin, devenait de l’élégance à mesure que l’on s’éloignait du bâtiment de l’État. Quelle métamorphose s’opérait en la toilette de mademoiselle Louise, dans le court trajet qui sépare la rue du Bac de la rue de Rennes? Les messieurs les plus attentifs qui, maintes fois, suivirent sa torsade blonde, rue de Grenelle, eussent été bien en peine de le dire. Et cependant, arrivée à la place Saint-Sulpice, mademoiselle Louise avait changé du tout au tout: ce n’était pas à son désavantage! Une certaine méthode de maintien inventée, adoptée par elle, et observée jusqu’en ses subtilités, lui valait, sous l’œil des chefs, l’aspect d’une travailleuse harassée, et, dans Paris, l’air d’une jeune femme très comme il faut, donnant tout au plus des leçons de chant ou de piano dans le Faubourg.

Elle était d’une famille honorable habitant le quartier des Gobelins, et elle regagnait le domicile paternel à sept heures et demie très précises, sauf les soirs où elle allait au théâtre, ou bien était censée y aller.

Du temps qu’Alex logeait à l’Hôtel Condé et de Bretagne, elle prenait la rue Monsieur-le-Prince au carrefour de l’Odéon, puis la rue Casimir-Delavigne, et faisait halte devant la bibliothèque en plein vent d’un bouquiniste, où elle scrutait le dos des volumes, les lèvres en sifflet comme un vieux bibliophile, feuilletant même un ouvrage parfois, sans regarder à droite ni à gauche, insensible à la galanterie, niant l’existence du monde extérieur, jusqu’à ce qu’un jeune homme passât qui s’écriait à deux pas: «Oh! bonjour, mademoiselle, comment vous portez-vous?» C’était Alex. Alors elle riait d’une large bouche qui offrait au ciel et à la terre l’éclat de dents admirables; et Alex riait aussi, et le bouquiniste, et même des jeunes gens demeurés alentour et qu’elle avait éconduits.

On entrait au café Voltaire où un garçon nommé Pierre, qui avait pour eux des attentions paternelles, se piquait de servir spontanément le «turin» de monsieur et la grenadine de madame, tandis que, dans la salle voisine, le vieux M. Laffitte, professeur au Collège de France, assénait à tout venant la philosophie d’Auguste Comte.

Buvant turin et grenadine, ce jeune couple n’était ni de ceux qui menacent de pâmer d’amour, ni de ces malappris du Quartier latin dont la main ose traduire ce que la langue est inhabile à tourner proprement; ils disaient de folles choses avec la plus belle gaieté ou s’amusaient à ouvrir la grave serviette qui en imposait tant dans la rue, et qui contenait la demi-bouteille vide, le chiffon de pain et le petit pot de confitures, restes du déjeuner de l’employée de l’État! Et il arrivait que d’austères auditeurs de M. Laffitte, s’étant retournés pour voir qui riait, demeurassent, un instant, les yeux pris au piège de la grande bouche ouverte de Louise.

Ou bien on allait au Jardin du Luxembourg, jusqu’à sept heures et quart tapant; et Louise quittait son ami et courait aux Gobelins, allongeant le pas, voûtant le dos, vraie petite magicienne lorsqu’il s’agissait d’effacer, dans le quartier de ses parents, comme dans celui de ses chefs, grâces de la gorge et splendeur de la torsade blonde.

Les jours où Louise déclarait à sa famille qu’elle avait reçu de mademoiselle Une Telle des billets de faveur pour l’Odéon,—et Dieu sait si mademoiselle Une Telle était prodigue de billets de faveur!...—on passait de bien bonnes soirées à l’Hôtel Condé et de Bretagne, jusqu’à minuit et demi,—à moins que, par hasard, on n’allât pour de bon au théâtre; mais ceci était rare.

XIV

Dès les premiers temps du séjour de madame Dieulafait d’Oudart à Paris, madame Chef-Boutonne la prit à part et lui dit:

—Ma chère amie, écoutez-moi bien. Vous voulez que votre fils arrive, n’est-il pas vrai?... Bon!... Eh bien! il faut me croire: faites de lui un homme du monde.

—Mais...

—Oh! oh! ce n’est pas si simple!... Vous me direz: «Mais il est bien élevé!—J’en conviens.—Mais il a dans l’esprit une légèreté qui plaît!—C’est exact.—Mais partout où je le mène, il est fort bien vu!—Je ne vous dis pas le contraire... D’abord, sait-il danser?»

—Peuh!

—Paul, ma chère, danse depuis l’âge de six ans. A quinze, il a conduit le cotillon chez monsieur le doyen de la Faculté de droit, circonstance qui ne l’a pas desservi dans la suite, veuillez m’en croire... Il n’a pas son rival au boston...

—Devrais-je donc faire donner des leçons à Alex?

—Écoutez, il y a, à deux pas de chez vous, rue de l’Ancienne-Comédie, une salle où, pour des prix dérisoires, Alex aura un professeur excellent et sa femme. C’est là que Paul a appris: je ne puis mieux vous dire.

—Je suis effrayée de cette obligation nouvelle: le pauvre garçon a tant de peine à trouver le temps de travailler!

—Voulez-vous, oui ou non, que je l’invite cet hiver à nos réunions? Eh bien!... Mais ma bonne amie, que diriez-vous de Paul qui fait des armes une heure par jour!...

—Commençons par la danse, conclut madame Dieulafait d’Oudart.

Rue de l’Ancienne-Comédie, Alex s’engagea dans un noir boyau plus étroit que l’entrée de l’Hôtel Condé et de Bretagne, qui tout au bout s’élargissait en une antichambre ornée de lithographies romantiques et d’une page de calligraphie consacrée aux louanges de Terpsichore. Un écriteau voisin, et plus vulgaire, portait: Le professeur et madame Denis donnent également des leçons de maintien et d’écriture.

De ce lieu éclairé à peine, on entendait un talon frapper rythmiquement le parquet, et des glissements, et une voix monotone qui prononçait, en les scandant, les six premiers nombres: «Un, deux, trois,—quat’, cinq, six», cependant que quelque chose de léger semblait tourbillonner en ventilant la salle de danse. Alex pénétra dans cette salle. Un monsieur, d’allure militaire, en redingote boutonnée, et qui tenait à bras le corps un malheureux tout ruisselant de sueur, se détacha de celui-ci et salua; c’était «le professeur». Déjà madame d’Oudart avait traité avec lui; il dit à Alex:

—Ah! c’est vous le jeune homme! Parfait. Votre tour viendra, n’ayez crainte.

Alex s’assit sur une banquette de moleskine exténuée, crachant le crin, et dont les pareilles se soutenaient bout à bout à grand’peine, le long des murs nus d’une pièce au plafond bas; deux tristes lampes munies d’un réflecteur métallique vous aveuglaient sans fournir de lumière. Et il se plut à regarder la robe de madame Denis qui, toute raidie par la force centrifuge, autour d’un vivant pivot, lui rappelait certains vases d’argile qu’il avait vus, dans son pays, tourner avec une rapidité vertigineuse et se transformer miraculeusement entre les doigts du potier. Lorsque madame Denis échappa à l’étreinte du valseur, Alex s’aperçut qu’elle était laide et vieille, et il admira que Terpsichore, louangée à bon droit dans l’antichambre, pût en effet transfigurer, un moment du moins, des formes ingrates.

Le professeur s’empara de lui, le jugea tout de suite assoupli de membres et d’intelligence, et l’invita d’emblée à venir, hors les leçons particulières, à de petites soirées «mixtes» qu’il donnait, deux fois la semaine, et où l’élève, sans augmentation de prix, avait l’avantage de se familiariser avec les «véritables soirées mondaines».

Alex n’y manqua point. Il trouva dans la même salle, mais transpercée de feux par la multiplication des réflecteurs, un public peu nombreux encore,—car la saison s’ouvrait,—au milieu duquel il alla tout droit à une grande fille brune, assez jolie, ample de hanches et de poitrine, qui, après la première mazurka, lui fit l’honneur de le présenter à sa mère. Celle-ci était une dame âgée, au parler commun, qui jugea le jeune homme d’une «distinction» achevée et le lui dit... Elle lui dit encore:

—Monsieur, voulez-vous que je vous répète ce que m’a confié mon petit doigt? C’est que ma fille serait aux anges si vous lui accordiez la faveur de l’engager pour le quadrille des lanciers.

—Mais c’est que je ne connais pas les figures!...

—Oh! qu’à cela ne tienne: elle vous les apprendra.

—Mais, maman!... s’écria mademoiselle Raymonde, toute confuse. Oh! excusez maman, monsieur, elle est d’un sans-gêne!...

Alex protesta et dansa tant bien que mal les lanciers, côte à côte avec mademoiselle Raymonde. D’un doigt, dans l’espace, elle lui dessinait les figures: il comprenait à ravir. Il se trompait parfois, mais avec grâce; le jeu était très amusant... Il n’était pas amusant pour tout le monde, à ce qu’il paraissait, car plusieurs personnes grommelaient à la cantonade; entre autres, un jeune homme rougeaud, une jeune fille, et, sur quatre mètres de banquettes, des mères rangées comme cailles à la broche.

—Ne faites pas attention, dit mademoiselle Raymonde à Alex, il y en a plus d’une jalouse ici parce que vous m’avez choisie.

Et Alex sut que le jeune homme rougeaud courtisait mademoiselle Raymonde, qu’il l’avait quasi demandée en mariage, et qu’elle l’avait en horreur.

—C’est drôle, fit Alex.

—Vous trouvez! fit Raymonde avec mélancolie.

Puis elle dit:

—Oh! vous verrez, monsieur, c’est mêlé, ici.

Durant le quadrille, plusieurs dames s’étaient jointes à la mère de mademoiselle Raymonde et formaient avec elle un groupe de taille à se mesurer avec le camp adverse. Et tout ce qui entourait la mère de Raymonde contemplait, les yeux attendris, le couple que faisait cette belle jeune fille avec le nouveau venu, et l’on s’organisait un triomphe, du fait de posséder ce jeune homme, le plus «distingué» sans conteste de tous les élèves présents et passés du professeur et de madame Denis.

Alex revint régulièrement, deux fois la semaine, rue de l’Ancienne-Comédie. Comme il consacrait deux soirées à ses amis, deux à Louise,—à l’Hôtel Condé et de Bretagne,—et une au moins aux Chef-Boutonne, il lui restait tout juste un soir désormais pour ouvrir, sous la lampe maternelle, quelques livres de droit.

Ce soir-là lui manqua bientôt, parce qu’il fut invité à une petite sauterie hebdomadaire chez la mère de mademoiselle Raymonde, madame veuve Proupa.

XV

Madame Proupa était la veuve d’un appariteur à la Faculté des lettres. La fonction exercée par feu son mari, qui consiste essentiellement à veiller à la propreté relative de l’amphithéâtre et à préparer la carafe d’eau du conférencier, ne laissait pas, quoique modeste, d’enorgueillir encore madame Proupa, d’ailleurs sensée en sa fierté: car, dans le siècle de la science, tout ce qui touche au haut enseignement, fût-ce du balai, ennoblit en quelque mesure. Le revers est que tout ce qui touche à l’enseignement, haut ou bas, n’enrichit point. Madame Proupa confectionnait jour et nuit de petits ouvrages de main dont «ces dames des professeurs» lui assuraient le débit, et mademoiselle Raymonde avait un emploi dans une maison d’éditions classiques.

Ces pauvres femmes habitaient deux pièces au quatrième étage d’une vieille maison de la rue Clovis, d’où l’on entendait les roulements de tambour du lycée Henri IV et de l’École polytechnique.

Elles n’avaient, à elles deux, qu’une chambre, la salle à manger était le salon, et, pour danser, on démontait la table et laissait tout honneur au piano.—Le moyen de ne pas donner à danser quand on a une jeune fille à marier?...

Alex rencontra là le groupe de la salle Denis favorable aux Proupa. Il était composé de jeunes filles insignifiantes, et de mères veuves, de qui l’aspect, la tenue, le langage, rappelaient à s’y méprendre la mère de mademoiselle Raymonde. Deux messieurs seulement avec Alex étaient invités: un parent nommé M. Milius, d’une cinquantaine d’années, le boute-en-train de la compagnie, et un élève de la salle de danse, employé à la direction du contentieux, au ministère des affaires étrangères, s’il vous plaît, et nommé M. de Bérébère, mais chauve comme César et le visage rasé, sans âge apparent, de fort bonnes façons, appréciateur évident, doux et patient, de la beauté de Raymonde. Deux couples péniblement pouvaient se mouvoir à la fois.

Ce n’était pas pour rire que l’on accomplissait ce rite sacré de la danse, prélude de l’union des sexes. Et le mal que l’on se donnait, l’exiguïté de l’endroit, peu propice aux plaisirs, le sérieux de l’assistance, la présence de ce triste amoureux, M. de Bérébère, la présence même de ce Milius, élément comique indispensable à tout drame, et jusqu’à la beauté réelle du couple d’Alex et de Raymonde enlacés,—banale ou ridicule, inconsciente assurément, cette réunion projetait sur la muraille une ombre plus tragique que burlesque.

Cependant Alex, emporté par une ardeur bien naturelle, entraînant sa danseuse dans la chambre à coucher, un moment déserte, lui écrasait la bouche d’un baiser fou. Raymonde dit:

—Oh! c’est mal!

Mais il recommença, et la jeune fille, suffoquée, allait bel et bien s’évanouir.

On s’empressa autour d’elle: en un clin d’œil trois femmes furent là. La scène eût été préparée qu’on n’eût point vu de mouvement plus prompt. Raymonde, trop avertie de la science interprétative de ces dames, à demie pâmée qu’elle était, maudissait sa faiblesse. Déjà l’on chuchotait, et quelques femmes s’indignaient comme si, en vérité, elles n’étaient venues là pour assurer elles-mêmes et solenniser par leur présence le résultat obtenu.

Madame Proupa ne commenta point du tout l’incident, d’ailleurs équivoque, et, quand elle eut frotté les tempes de sa fille à l’eau de Cologne, elle dit:

—Allons! allons! il y a eu plus de peur que de mal... Et que la fête batte son plein!

Elle confia à Alex:

—Elle a une santé de fer, mais les nerfs, mon cher monsieur, c’est de son âge... Avec ça, une sensibilité!...

Et elle ne modifia rien aux chatteries dont elle comblait Alex tant chez elle que chez le professeur et madame Denis. Mais Alex s’aperçut qu’on lui parlait à l’excès de feu M. Proupa, de sa grande honorabilité, des «illustrations» qui avaient suivi son convoi, et de toute la famille Proupa, et des qualités morales et ménagères de Raymonde, enfin de l’avantage qu’il y avait, ici-bas, pour un jeune homme, à faire un mariage désintéressé. Tant y eut qu’Alex se crut obligé, en honnête garçon, de confesser à Raymonde, tout en valsant, et la poitrine appliquée contre sa gorge magnifique, qu’il éprouvait pour elle un irrésistible attrait, mais qu’il ne saurait prétendre d’ici de longues années à devenir l’époux d’aucune femme.

—Je ne l’ai jamais pensé, dit Raymonde: allez! ce n’est pas moi qui me monte le coup... Mais je vous remercie de votre franchise.

Alex ne savait qu’ajouter, car il était ému du sort de cette belle fille pauvre qui lui parlait, elle aussi, avec une grande franchise. Ce fut elle qui dit:

—Cela ne fait rien, monsieur Alex, pourvu que je continue à vous voir.

—J’y tiens autant que vous, dit Alex.

—Non, dit Raymonde, pas tant que moi!

XVI

Aux environs de la Toussaint, l’installation étant faite depuis bientôt six semaines, rue Férou, madame Dieulafait d’Oudart dit à son fils:

—Mais enfin, mon pauvre enfant, tu n’es donc pas bien ici, puisque tu ne peux rester à travailler une demi-heure dans ta chambre?... J’ai remarqué que ton bureau n’est pas placé convenablement pour écrire; ta main fait ombre sur la plume... ne t’en es-tu pas aperçu?... Est-ce que le bruit te gêne? On entend bien souvent les cloches de Saint-Sulpice... Moi-même, les premiers jours, j’en ai été incommodée... Tu sais que, s’il le fallait, j’aimerais encore mieux changer d’appartement que de te voir oisif.

—N’aie pas peur, maman! nous avons encore trois semaines avant l’examen... Et puis Thémistocle va arriver.

—Qui ça, Seigneur Dieu! Thémistocle?

—Tu verras.

Madame d’Oudart vit en effet arriver, un matin, Thémistocle. C’était un Grec aux cheveux aile de corbeau, au teint de cire; une sombre moustache lui coupait si crûment le visage que l’impression en était douloureuse. Alex s’était lié avec lui, l’année précédente, au hasard, comme avec tous ses amis: rencontres de cafés, de restaurant, voisinage de banc au cours ou au jardin du Luxembourg. Mais Thémistocle, déjà licencié, bientôt docteur, était fort en droit. Il l’eût été plus encore en chicane: il aimait les détours captieux d’un raisonnement; les plus menues subtilités étaient son affaire; des examens, notamment, il connaissait tous les trucs.

Il parlait un français correct, d’une voix doucereuse et tout à coup aiguë, et en faisant de la main de vifs petits gestes nouveaux et surprenants pour des Français. Il étonna beaucoup madame d’Oudart; il l’amusa, un moment, puis lui donna envie de dormir par sa manie procédurière. Mais lorsqu’il parlait de Smyrne, l’endroit où il était né, tous avaient le goût de figues à la bouche, et il plaisait à cause de cela, comme une femme qui répand une odeur agréable. En outre, madame d’Oudart comprit qu’il était utile à Alex, et il l’éclaira d’un mot sur une particularité de l’esprit de son fils, qu’elle ignorait:

—Il comprend tout ce qu’on lui dit, rapidement, et le retient bien; mais il n’aime pas les livres.

—Venez déjeuner avec nous quand il vous plaira, monsieur Thémistocle.

Le Grec sourit et dit que Thémistocle était son petit nom et qu’il s’appelait Constantinargyropoulo.

—Ah bien! moi, je ne suis pas comme mon fils, vous savez, monsieur Thémistocle, je ne retiens guère ce qu’on me dit... Et je vous appellerai, si vous voulez bien, par votre petit nom.

Ensuite arriva d’une petite ville du centre un nommé Givre. Il tenait plusieurs journaux à la main, regardait au travers d’un binocle en portant la tête en arrière, d’un air inquiet, et ses épaules déjà se voûtaient, comme sous le poids d’un fardeau invisible. Il suivait de près la politique, intérieure et extérieure, sans être initié aucunement à ses dessous, et sans être apte à en saisir le sens général; élevé dans un milieu de bourgeoisie pessimiste, il interprétait toutes choses défavorablement, et aux quatre points de l’horizon, levant son nez crédule et écarquillant ses yeux de myope, il découvrait des sujets d’alarme.

Pas plus que le Grec Thémistocle, pas plus qu’Houziaux et que Fleury, ce Givre n’avait avec Alex la moindre affinité de caractère et de goûts; mais ces jeunes gens étaient ses amis. Ils ne lui avaient été imposés par personne: c’est pourquoi il croyait les avoir choisis lui-même et librement; et, de gaieté de cœur, il acceptait cette fraternité.

Madame Dieulafait d’Oudart commençait d’avoir des déjeuners bien agités et la pauvre Noémie y suffisait à peine; les réceptions du soir, bi-hebdomadaires, se prolongeaient tard dans la nuit, consommaient de la bière par tonneaux, et Alex, à une heure du matin, sortait pour reconduire ses amis, ce qui, le lendemain, nécessitait une grasse matinée réparatrice. L’après-midi filait subrepticement, comme un voleur.

Enfin, la veille même de l’ouverture des cours, arriva Hilaire Lepoiroux.

Hilaire annonça qu’il était descendu à l’Hôtel Condé et de Bretagne.

—C’est idiot! s’écria Alex.

—Pourquoi? demanda madame d’Oudart, ce garçon n’en connaissait pas d’autre!

Alex ne sut pas dire pourquoi il trouvait idiot qu’Hilaire descendît à l’Hôtel Condé et de Bretagne.

Le malheureux Hilaire était vêtu d’une manière dérisoire: il portait une sorte de lévite, et la casquette du collège des Pères.

—Mon pauvre garçon, dit madame d’Oudart, tu ne vas pas pouvoir rester dans cet état-là. Viens voir si tu peux mettre une jaquette d’Alex.

Les jaquettes d’Alex étaient trop longues. Les manches couvraient la main entière: Noémie reçut ordre de les raccourcir. Mais la taille tombait quatre doigts trop bas, et le buste d’Hilaire semblait posé sur de toutes petites jambes de «clown».

Houziaux et Fleury entrèrent, sur ces entrefaites. Alex présenta:

—Lepoiroux.

Les deux jeunes gens pouffèrent. Madame d’Oudart se hâta de dire:

—Allons! allons! messieurs, vous allez me faire le plaisir d’accompagner un peu ce garçon-là en ville et de lui choisir un chapeau convenable.

Ils sortirent avec Hilaire Lepoiroux; mais ils le laissèrent aller devant eux, tout seul, et ils jouèrent de lui cruellement, comme des enfants, jusqu’à ce qu’ils lui eussent calé sur le chef un melon à bords exigus, du plus pur style anglais, sous lequel Lepoiroux était plus grotesque encore.

Alex, non moins dur que ses camarades envers le disgracieux Hilaire, fut, aussitôt séparé d’eux, gentil, serviable et doux avec lui.

XVII

Vers la mi-novembre, une huitaine avant l’examen d’Alex, madame Chef-Boutonne dit à madame Dieulafait d’Oudart:

—Voyons, ma chère amie, voulez-vous être raisonnable?

—De quoi s’agit-il?

—De votre fils, cela va sans dire. Vous savez l’intérêt que je porte à ce cher enfant. Voulez-vous, oui ou non, qu’il soit reçu?... Bon!... Venez avec moi faire un brin de cour à monsieur le doyen... un vieil ami à nous...

Ce n’était pas sans raison qu’elle prenait des précautions oratoires pour aborder la question d’une visite au doyen. Solliciter une faveur humiliait madame Dieulafait d’Oudart; reconnaître qu’elle avait besoin de solliciter la blessait. Par une contradiction singulière, elle confessait que la protection des Chef-Boutonne, puissants par leurs relations, serait indispensable à son fils:—c’était une manière de providence, préétablie, dont le secours vous est dû, pour ainsi dire, en vertu d’un contrat dont on ne cherche pas l’origine;—mais mettre en branle sa providence, l’assister par un acte efficace, à son avis, c’était déchoir.

—Écoutez, ma chère, non! dit-elle, je n’aimerais pas, je l’avoue, mendier l’indulgence d’un jury d’examen pour mon fils, qui, tout compte fait, n’en a peut-être pas absolument besoin... Ce pauvre Alex a été ajourné en juillet!... Eh! mon Dieu! c’est un accident qui put arriver à tous les candidats. N’oublions pas qu’il était à l’hôtel, seul, dans les conditions les plus fâcheuses pour le travail. Dorénavant...

Madame Chef-Boutonne l’interrompit:

—C’est parfait, ma chère amie, c’est parfait! Je n’insisterai pas, comme bien vous pensez, pour vous entraîner à commettre la petite infamie que j’ai eu l’imprudence de vous proposer...

—Ma bonne! ma bonne! qui vous parle d’infamie? Voyons! je vous dis simplement: «J’aime autant ne point recourir à ce procédé, parce qu’il n’est pas prouvé qu’il soit indispensable...» Après un second échec, nous verrons...

—Eh bien! nous verrons après un second échec!... Prenez acte, toutefois, de ceci, ma chère, que je vous ai offert le «procédé»,—puisque procédé il y a,—qui était en mon pouvoir.

L’influente amie était piquée! Par bonheur, madame d’Oudart comprit qu’une telle femme, interrompue en son bel élan tutélaire, ferait une chute mortelle si, bon gré mal gré, l’on ne secondait sur l’heure l’envie qu’elle avait de faire valoir ses moyens. Hilaire Lepoiroux, pour une fois, fut utile aux Dieulafait d’Oudart: qu’il est donc aisé de solliciter pour qui ne porte pas votre nom!...

—Vous concevrez, dit-elle, que je ne veuille user de votre crédit qu’avec une certaine discrétion, car j’aurai trop d’occasions d’y recourir...

Ces paroles convenaient à madame Chef-Boutonne.

—Il est naturel, dit madame d’Oudart, de s’occuper de ceux qui ont des besoins plus pressants que les nôtres... J’avais à vous parler, ma chère amie, de mon jeune protégé, Hilaire Lepoiroux...

Elle exposa le cas d’Hilaire. Obtenir une bourse pour l’infortuné et intelligent étudiant serait une bonne action.

—Mais, dit madame Chef-Boutonne, les bourses s’obtiennent au concours!

—Sans doute!... Mais vous ne me ferez pas croire que si vous juriez d’y mettre la main...

—Oh mais! oh mais!... ce n’est pas si aisé!

—A la Faculté des lettres, qui donc de ces messieurs n’est pas de vos amis?

—A la Faculté des lettres, ces messieurs sont justes, comme ailleurs.

—Insensibles à l’éloquence?

—Savez-vous bien, ma belle, que vous me demandez beaucoup!

—On n’importune que les riches!

—Eh bien! eh bien!... fit madame Chef-Boutonne en souriant, il faudra me donner les nom et prénoms de ce jeune homme... très exactement!...

—Ah! ma bonne amie, quelle gratitude vous aura la pauvre veuve Lepoiroux!...

Elles se quittèrent en fort bons termes.

XVIII

Dans le moment qu’Alex allait subir son examen, et alors que sa mère plantait chaque matin un cierge allumé sur le plateau à dents pointues d’une petite chapelle de l’église Saint-Sulpice, dédiée à saint Alphonse de Liguori, Alex, lui, était perplexe et tracassé. Et ce n’était point la préparation à l’examen qui l’agitait de la sorte, mais bien une question à résoudre: s’abandonnerait-il ou non à l’«irrésistible attrait» qu’il éprouvait pour Raymonde?

Certes il avait décidé que non. En effet, d’abord il aimait beaucoup Louise qui était une petite amie charmante, ensuite Raymonde était une jeune fille digne de faire un mariage convenable, et destinée sans aucun doute à le faire, puisque déjà il n’eût tenu qu’à elle de devenir madame de Bérébère, ou bien la femme du jeune homme rougeaud qui apprenait à danser chez le professeur et madame Denis.

Mais, d’autre part, Raymonde, qui avait bien la tête de plus que Louise, était aussi brune que Louise était blonde; elle devait avoir une gorge et des jambes de déesse; elle était dépourvue de l’esprit espiègle de Louise, et l’on se fût ennuyé peut-être une journée entière avec elle, mais elle paraissait affamée de tendresse; mais son humeur, plus sombre, avait un charme aussi; mais il y avait quelque péril à devenir son amant... Il en faut moins pour qu’un jeune homme prenne un parti déraisonnable!...

Alex allait au cours de danse avec une régularité dont le louait sa mère et qu’applaudissait madame Chef-Boutonne.

—Il n’est guère mondain, pourtant! disait madame d’Oudart.

—Il le devient, vous le voyez! disait son amie.

—Oh! que cela m’étonne!

En peu de temps, Alex était passé «le meilleur élève» chez monsieur et madame Denis, et, bien que, en adoptant le groupe de madame Proupa, il se fût aliéné le groupe ennemi, il fréquentait l’un et l’autre, obliquement regardé des mères, mais agréable aux filles, à deux ou trois jeunes femmes d’état incertain, qui venaient là, aux messieurs mêmes, à cause de son caractère sympathique, et enfin à madame Denis, pour l’ornement que sa personne apportait au cours de danse.

Madame Proupa, tout avertie qu’elle fût qu’Alex ne serait point son gendre, ne le boudait pas et, devant le monde, tirait vanité de l’amitié du jeune homme, bien que l’on clabaudât fort.

Les langues étaient menées par une dame Coincœur, mère d’une fillette de quatorze ans, et qui se couvrait les yeux lorsqu’Alex valsait trop près de la belle gorge de Raymonde. Elle prétendait que la danse était parfois d’une immoralité répugnante et que, si sa fille n’eût été encore une enfant, elle ne l’eût point amenée deux fois là; mais, par bonheur, Myrtille, à son âge, n’avait pas l’idée du mal, «le cher petit ange»!... Lancée par l’exemple de sa mère dans la veine des mauvais propos, le cher petit ange ne tarda pas à renchérir, de sa voix aigrelette, sur les calomnies que madame Coincœur répandait, et cette pomme verte s’en allait, buttant de droite et de gauche, et suintant des acidités à vous allonger les dents. On riait; on répétait, et quelque chose en demeurait, qui rongeait les esprits.

Ainsi Raymonde, dont l’emploi à la maison d’éditions classiques faisait vivre sa mère, s’étant vantée récemment d’une augmentation d’appointements,—de cinq francs par mois,—on affirma qu’elle s’était donnée au secrétaire général, un vieux laid rendu hideux par une grosse loupe à la tempe, et qu’un élève du cours de danse avait surnommé «Riquet-à-la-Loupe». Le nom de «Riquet-à-la-Loupe» courait comme «le furet du bois, mesdames!» le long des banquettes de la salle Denis. Raymonde sut que l’on appelait ainsi le secrétaire général, et fut des premières à en rire. On la trouva «très forte»; on dit qu’«elle ne perdait pas la carte». Puis elle fit observer naïvement que, si l’on venait à apprendre que monsieur le secrétaire général était tourné en dérision autour d’elle, cela pourrait lui être, à elle, très préjudiciable. On jugea qu’elle avait du toupet; quelqu’un dit que c’était tout bonnement du cynisme. Et Myrtille allait de l’un à l’autre demandant: «Et vous, est-ce que vous embrasseriez une loupe?...» L’innocence d’une telle question désopilait la rate de madame Coincœur.

A Alex seul Myrtille ne parlait jamais. Quant à lui, il la négligeait, comme trop jeune, et ne dansait point avec elle. Madame Denis lui confia qu’elle aimait que ces messieurs ne fissent point de jalouses: Alex invita mademoiselle Coincœur. Mais la fillette, surprise, tout à coup pâlit, balbutia, ne répondit rien; et ses yeux chaviraient, quand, par un effort d’une volonté de petit diable, elle se fit au bras un pinçon; la douleur la ranima, et elle dit:

—Le pas de quatre? Oui, monsieur.

Alex s’assit à côté de madame Coincœur, qui le pria d’excuser la timidité de sa fillette:

—Elle n’a pas l’habitude du monde, disait-elle, et, à son âge, elle a l’innocence du jour de sa première communion... Je suis d’avis, monsieur, d’élever les jeunes filles très sévèrement... Pour le piano et le chant, par exemple, elle en remontrerait à toutes les demoiselles qui sont ici... Ceci soit dit sans intention d’offenser personne!... Mademoiselle Proupa, cela va sans dire doit être d’une belle force en tout...

—Mademoiselle Proupa n’est pas musicienne.

—Ah!... Eh bien! voyez, je n’en savais rien... Quand on voit une jeune fille jolie et développée, on se figure toujours qu’elle a toutes les qualités. Mon Dieu! la musique et les arts ne sont pas nécessaires pour faire son chemin dans la vie; mais tant qu’à séduire l’homme, comme m’a dit cent fois mon pauvre mari,—puisque c’est le rôle de la femme, n’est-ce pas vrai, monsieur?—mieux vaut encore les moyens de la bonne société...

Alex n’entendait aucunement malice; il dit:

—Par la musique on se rend agréable à tout le monde.

Et il offrit le bras à la jeune Myrtille pour danser le «pas de quatre». Myrtille semblait butée à ne point lui parler; il tint à honneur de lui tirer quelques mots, tout en levant la jambe avec elle, en cadence, par un des gestes les plus niais que l’humanité désœuvrée puisse inventer. Il lui dit, plaisantant à demi, qu’il avait lieu de n’être pas flatté, car il avait bien remarqué qu’avec d’autres elle n’avait point la langue dans sa poche.

—Ah! dit Myrtille, on n’aurait pas cru que vous ayez jamais fait attention à moi!

Il protesta, il dit qu’elle avait, tel jour, une robe rouge, et qu’un soir elle était venue sans natte, ce qui lui allait beaucoup mieux... C’était une petite rouée, mais un compliment sur sa personne physique lui faisait perdre tous ses moyens. On la regardait danser avec Alex: elle se troubla et, tout à coup, se monta la tête. Elle dit:

—N’est-ce pas? le catogan me va cent fois mieux?

—Cent fois mieux, dit Alex.

—Adieu la tresse! fit-elle.

—Vous l’abandonnez? demanda Alex, indifférent.

—Plutôt que de reparaître avec mon cordon de sonnette, j’aimerais mieux me faire couper les cheveux ras!

Alex, sans penser à rien, levant la jambe en cadence:

—Ce serait bien dommage, mademoiselle!

Mais sur la fillette tous les mots portaient:

—J’aurais cru, dit-elle, que vous n’aimiez que les cheveux noirs.

—Pourquoi? dit Alex.

—Oh!... pourquoi... ne me le demandez pas.

Alex commença à comprendre; du moins, il découvrit que la gamine était coquette. Mais, comme elle ne l’intéressait guère, et pour s’épargner le soin de mesurer ses paroles, il se taisait.

Ce fut Myrtille qui reprit:

—Ah bien! si on m’avait dit que je lui ferais ce soir mes adieux!...

—A qui?

—A ma natte, donc!

—Ah!... dit-il, en riant; vous y joindrez les miens.

Mais la petite était sérieuse; elle répliqua:

—Ne riez pas! ça va être la guerre, à la maison. Plus de natte dans le dos, c’est maman vieillie de dix ans!... C’est elle qui tient à ce que j’aie l’air d’une gosse.

—Oh! dit Alex; mais, mademoiselle, il ne faut pas faire du chagrin à votre maman!

Elle le regarda, avec la gravité prématurée d’une amante, en levant les yeux très haut: ils faisaient un pas de polka et sa tête d’enfant touchait la poitrine du jeune homme. Elle dit:

—Vous vous en fichez, que je sois en catogan ou en natte.

—Comment! Comment!...

Alex bégayait, la polka s’achevait; Myrtille, par dépit, calcul secret ou simple habitude de médisance, glissa à son cavalier ces mots, d’allure sibylline:

—Méfiez-vous des cheveux noirs: ils ne sont pas propres!...

Alex fut laissé sur ce louche avertissement, qui avait la concision et le tour des formules de tireuses de cartes. Il haïssait, d’instinct, le mystère et les ragots, mais fut frappé par la phrase augurale de mademoiselle Coincœur.

Comme tous les jeunes gens, il tenait ses amis fidèlement au courant de ses aventures amoureuses. Fleury, Houziaux, Givre et le Grec Thémistocle connaissaient par ouï-dire Raymonde, le groupe Proupa, Riquet-à-la-Loupe et les perplexités d’Alex. Il leur rapporta l’avertissement de Myrtille, qui lui semblait de nature à lever ses scrupules touchant la conquête définitive de la belle aux «cheveux noirs». Tous, à l’exception de Fleury, qui était un sentimental, méprisaient les femmes, sauf leur mère, leurs sœurs et l’être angélique, indéterminé, la jeune fille «bien élevée», qui serait un jour leur fiancée, leur femme, la mère de leurs enfants. Éperdument crédules à la plus médiocre démonstration amoureuse faite à leur profit particulier, ils taxaient, a priori, de pure hypocrisie, ou de calculs machiavéliques, toute entreprise galante, en général, d’où qu’elle vînt, fût-ce d’une Raymonde, qui avait des apparences d’honnêteté, et à quelque personnage qu’elle s’adressât, fût-ce à Alex qui, notoirement, possédait la faveur des femmes.

Un conseil fut tenu, un mercredi soir, chez Alex, qui décida à l’unanimité—Fleury lui-même ayant opiné dans ce sens, mais pour des raisons différentes—que la seule attitude digne était la charge à fond de train.

Thémistocle, toutefois, qui avait la prudence d’Ulysse, crut devoir avertir don Juan des «conséquences judiciaires» de son acte, et, par là, cette assemblée nocturne d’étudiants, traitant l’amour à la française, se termina par la discussion d’un point de droit, qui, du moins, fut profitable à Alex.

XIX

La prochaine réunion chez le professeur et madame Denis tombant la veille de l’examen, madame d’Oudart supplia son fils d’y manquer et de consacrer cette soirée à récapituler ses matières. Il y consentit, à la condition qu’on invitât le Grec, qui l’interrogerait, l’égaierait, l’empêcherait de s’endormir sur ses bouquins. Le Grec vint, interrogea, égaya et se retira fort tard, en disant avec son doux zézaiement et la connaissance qu’il avait des familiarités du français:

—Le diable m’emporte, madame! il est fiçu de passer!

Madame d’Oudart, qui acceptait toutes les libertés de langage, sourit, sans grande foi, mais eut, à cause de cette parole, la nuit meilleure.

Elle était sortie, le lendemain matin, pour entendre la messe à l’intention d’attirer les faveurs célestes sur l’épreuve que devait subir son fils, lorsque celui-ci, rue Férou, en subit une assez inattendue.

Avant huit heures, la bonne entra précipitamment dans la chambre d’Alex et dit:

—Monsieur, sautez vite: c’est une dame qui veut vous parler, à vous, pas à Madame!

—Une dame? fit Alex, somnolent encore.

—Une belle dame, dit Noémie, en dessinant des courbes devant sa poitrine.

Il s’habilla nonchalamment, et pénétra dans le salon. Il y reconnut Raymonde, et fut stupéfait.

—Pardon! pardon! dit la jeune fille, il ne faut pas interpréter ma démarche, monsieur Alex... Au point où j’en suis, on ne calcule plus... J’en ai fini avec la vie, telle que vous me voyez: j’ai seulement voulu que vous sachiez que je ne suis pas celle que l’on vous a dit...

—Que l’on m’a dit?...

—Oh! ne faites pas l’ignorant! Vous savez tout... La preuve en est que vous n’êtes pas venu hier soir au cours de danse: vous ne voulez plus me voir, j’en ai la certitude... Après ce qu’on vous a dit de moi, je ne vous en veux pas, allez!... Mais ce n’est pas vrai! ce n’est pas vrai!... C’est abominable ce qu’on a dit de moi!... Oh! est-il possible qu’il y ait des gens si méchants!...

Un sanglot l’étouffa, puis les larmes jaillirent: elle ne se maîtrisait plus.

Alex pensait tout haut:

—Mon Dieu! mon Dieu!... si ma mère rentrait!...

Raymonde dit, entre des hoquets:

—Tant pis, monsieur Alex!... Votre mère ne peut pas être inhumaine: elle comprendra... Je sais bien que je risque de la rencontrer, mais au point où j’en suis!... Je vais me tuer, monsieur Alex...

—Vous tuer! Raymonde!...

Son nom sur la bouche d’Alex, son nom tout seul, non précédé de «mademoiselle», elle l’entendait!... Elle en écouta la musique; et elle ne dit plus rien. Elle regardait le jeune homme, et, de ses yeux, les pleurs coulaient comme des rivières.

Elle dit:

—Oh!... oh!... laissez-moi pleurer!

Alex craignait de voir arriver sa mère. Et il se souvenait que l’avant-veille, dans cette même pièce, on avait traité cavalièrement des femmes en général et de cette belle fille en particulier.

Il se jugea garanti, par le masque tragique que présentait la figure de Raymonde, contre tout danger d’abuser chez lui de la présence d’une jeune fille: tant de larmes, d’ailleurs, ne portent guère à la volupté. Il s’inclina vers Raymonde, lui prit la main et lui dit:

—Venez, je crains d’être obligé de donner des explications à ma mère... Elle comprendrait, je ne dis pas non, mais aujourd’hui elle est préoccupée parce que je passe mon examen.

—Votre examen!... mais vous ne nous en avez pas parlé!...

—Cela n’avait guère d’importance.

Elle fut frappée:

—Votre examen!... dit-elle, mais c’est pour cela que vous n’êtes pas venu hier soir.

—C’est pour cela.

—Et vous ne le disiez pas!... Pourquoi ne m’en avez-vous pas avertie tout de suite?... Vrai? bien vrai? c’est pour cela, monsieur Alex, oh! répétez-le!

Il le répéta. Il s’étonnait qu’on fît de son absence une affaire. Sa jeunesse insouciante admirait qu’un pas fait par lui en avant, ou bien fait en arrière, pût au loin mettre une âme à la torture. Il aurait pu ajouter: «On m’a obligé à rester là, hier soir», mais il n’avait pas encore atteint la maturité qui vous inspire le mot qui convient à consoler un être souffrant; à peine concevait-il qu’on souffre.

Il dit seulement:

—Parlons bas!

Inquiet, décidément, il entraîna Raymonde.

Elle n’accordait aucune attention aux lieux ni aux objets extérieurs. Une idée la tenait, à savoir qu’Alex était sensible aux calomnies répandues contre elle.

Alex la considérait. Il pensait:

«Elle est bien jolie; mais pourquoi se faire tant de peine?...»

Il regardait sa belle gorge qui moulait le «jersey», comme un linge humide, la longue régate de satin noir tombant d’un faux col d’homme, et où deux raies de lumière, parallèles, vacillaient au gré des soupirs, une épingle de camelote, la ceinture de cuir, un peu défraîchie, mais qui sanglait une si mince taille entre tant d’ampleurs.—Et il eût aimé à se trouver, ainsi, avec elle, en tout autre endroit.

Elle disait:

—Si vous croyez que je ne vous ai pas vu, l’autre soir, quand vous avez eu fini de danser avec la gosse!... Vous n’étiez plus le même... Oh! oh! je la connais, votre figure! Vous n’étiez plus le même: vous aviez l’air mauvais. Qu’est-ce qu’elle a bien pu vous insinuer, la petite vermine? Oh! il n’y a pas que moi qui m’en suis aperçue; maman m’a dit en montant l’escalier, à la maison: «Brosse-toi, ma fille, on t’a encore traînée dans la boue...» Et l’autre, donc, le rasé, vous savez, qui voit tout, qui entend tout!... et quand on m’a maltraitée, je m’en aperçois: il est plus tendre avec moi, et plus hardi. On dirait que ça lui profite!...

L’âme légère d’Alex n’échappait pas complètement au pouvoir de ces paroles douloureuses livrant le secret de la vie d’une jeune fille pauvre; mais, à mesure que la compassion le gagnait, il en était incommodé, parce que ce sentiment ne s’accordait pas avec celui qu’il éprouvait pour Raymonde: il la désirait d’autant mieux qu’il était plus touché par sa condition déplorable.

Il disait, pour la tranquilliser:

—Vous imaginez-vous que je crois tout ce qu’il plaît à ces pies borgnes de raconter?

—Il suffit qu’on vous le raconte!... A d’autres, passe encore! On n’en meurt pas, et le monde est si méchant qu’il faut bien s’y faire; mais, à vous, je ne peux pas souffrir qu’on dise de moi des horreurs. Je ne le peux pas; j’aime mieux mourir... Tout ce qu’on a pu vous dire est faux, monsieur Alex, faux, faux! Je vous le jure!...

En criant: «Je vous le jure», elle leva la main comme pour prêter serment, et atteignit son chapeau qui pivota autour de l’unique épingle fixée en arrière, dans son lourd chignon.

Alex sourit, en la voyant un peu décoiffée, et il regarda ses beaux cheveux d’un noir de jais et ses yeux bruns, humides. Et, tout à coup, il la baisa à pleines lèvres. En même temps, d’un geste habituel, il tirait l’épingle du chapeau: épingle et chapeau tombèrent. Et il affolait de baisers cette belle fille amoureuse, tout en s’affolant lui-même à seulement toucher de la main ce jersey plein et tendu à rompre par les derniers soulèvements des sanglots.

Elle n’éprouva aucune honte et eut la rare vertu de ne pas feindre d’en éprouver. Elle était venue sans préméditer, assurément, une telle conclusion à son entretien, mais non pas sans savoir qu’elle s’y exposait. Se donner à l’être charmant qu’avaient choisi son cœur et ses désirs ne lui paraissait pas un indigne parti; tout au contraire, quelle beauté que cela, quelle suavité et quelle pureté! Les baisers d’Alex, ah! quel torrent d’eau limpide, et qui lui lavait le visage! Qu’elle était loin, maintenant, la peur des dégoûtants contacts dont la malice de femmes ennemies l’avait voulu souiller!... Par-dessus tout, Alex savait qu’elle n’avait appartenu à nul homme. Et elle se sentait radieuse, fière, prête à crier partout son amour triomphant. Elle oubliait tout ce qui n’était pas de cet heureux matin: la méchanceté humaine, et la mort même qu’elle avait souhaitée. Une seule chose demeurait pour elle: quelques minutes de poésie dont sa vie serait à jamais parée.

Et pour celui qui versait tant de poésie une seule chose demeurait: le souci d’éviter que sa mère surprît la présence de Raymonde. Deux pensées, mais bien légères, alternaient avec le souci; l’une était sceptique: «Les femmes sont faciles», et l’autre chagrine: «Le jour, pour en profiter, est vraiment mal choisi!...»

Mais tout se termina à souhait: Raymonde put s’évader avant que madame d’Oudart fût revenue de la messe; et Alex, étonné que des choses si imprévues et si tumultueuses eussent pu se passer en un temps si court, s’étendit et fit un somme... Il était convoqué à l’École de droit pour l’après-midi.

XX

Il fut reçu.

Ce résultat surprit tout le monde: le candidat tout le premier; sa pauvre maman, malgré la messe matinale et bien qu’elle eût brûlé beaucoup de cire auprès des autels; le Grec Thémistocle, quoiqu’il eût quasi annoncé le fait; enfin madame Chef-Boutonne dont on avait dédaigné l’appui.

Il n’était pas reçu brillamment, certes, mais il était reçu. Nul ne l’avait jamais vu travailler, et il était reçu. Nul favoritisme n’était intervenu, et il était reçu. Cet infiniment petit désordre social dérangea les esprits.

Madame Chef-Boutonne, pour aboutir à une fin identique,—à quelques mois près,—se donnait autant de mal que son fils; elle voyait vingt personnes influentes, elle payait trente-six heures de fiacre; elle était sur les charbons ardents, une année entière. Madame d’Oudart conclut de l’événement que son séjour à Paris était profitable à Alex, et qu’Alex possédait en lui des ressources que l’on s’était trop empressé de nier pour un pauvre petit échec, au mois de juillet. Quant à Alex, il pensait: «C’est épatant!...»

L’un de ses amis lui dit:

—Toi, mon vieux, tu es un type à avoir touché une mascotte!

Alex répondit sans sourire:

—C’est épatant!

Avec cela, Alex n’allait pas se trouver trop en retard sur Paul Chef-Boutonne: on était à la fin de novembre; les cours commençaient à peine; les deux jeunes gens gagneraient ensemble, l’été prochain, leur diplôme de bachelier en droit. Quel doute avoir sur l’issue de cette seconde année, puisqu’en si peu de temps à Paris, près de sa mère, Alex avait rattrapé une année gâchée à l’Hôtel Condé et de Bretagne? Allons, la méthode était bonne. Madame d’Oudart releva la tête, un peu haut, comme toutes les fois qu’on la relève, et elle se dit: «Ah çà, voyons! Paul Chef-Boutonne suit, en même temps que les cours de droit, ceux des Sciences politiques, où il se prépare au concours de l’auditorat au Conseil d’État: pourquoi Alex, avec les facilités qu’il a, n’en ferait-il pas autant? Le travail est un jeu pour lui: qu’il assiste aux cours; qu’il écoute; qu’il cause avec M. Thémistocle, et nous verrons de quoi il retourne!...»

C’est pourquoi Alex fut inscrit à la docte École de la rue Saint-Guillaume, moyennant un versement de trois cents francs, renouvelable par année, et une visite au directeur, qui sourit finement, imperceptiblement, quand on lui dit qu’Alex était tout frais reçu à ses examens de droit, «en novembre», mais qui fut jugé un homme tout à fait supérieur.

En le quittant, et après avoir visité une maison si bien tenue en ses vestiaires, ses lavabos, ses salles où le drap vert abonde, et située, avec tant de tact, à la frontière du quartier le plus aristocratique et du quartier le plus savant, madame d’Oudart se sentait rehaussée et déjà savourait la joie orgueilleuse d’avoir un fils participant à tant de science et de correction.

Alex s’en aperçut bien, et lui dit:

—Ne t’emballe pas, maman.

Mais elle ne put se retenir:

—Enfin! ils ne nous la corneront plus aux oreilles, leur École de la rue Saint-Guillaume. Nous aussi nous en sommes!

Alex dit:

—Paul y aura toujours une année d’avance sur moi.

—Mais, répliqua madame d’Oudart, comme il ne s’agit pas là de passer de vulgaires examens, mais d’être des cinq ou six premiers au concours, il échouera au premier concours, avant que tu t’y sois présenté: voilà son avantage!

Alex regardait sa maman, tout en revenant par le boulevard Saint-Germain, et cela l’amusait de la voir guillerette et optimiste. Il voulut lui offrir un baba chez un pâtissier, «sur ses économies».

—Sur tes économies! dit-elle, parlons-en!

Ils entrèrent chez le pâtissier. Elle avait les yeux plus humides que le baba qu’elle mangea. Elle admirait son fils, comme un homme aimé; et quand les femmes avaient le regard accroché, un instant, par sa moustache et retenu par sa jolie figure, le bonheur maternel lui soulevait la poitrine; elle y portait la main.

Elle manifestait son contentement comme elle pouvait; elle dit à son fils:

—Qu’est-ce qui te ferait plaisir?

Il haussa les épaules, gentiment, et dit:

—T’es bête!...

Elle ne voulut pas qu’il payât. Elle lui mit dans la main un louis. Il lui rendait la monnaie:

—Non, non, garde! dit-elle.

Elle ajouta:

—Écoute! si tu voulais être gentil, par exemple, là-dessus, tu paierais le prix d’un télégramme au grand-père Lhommeau; comme cela simplement: «Inscrit Sciences politiques».

Alex trouvait cela fou. Il fit observer en riant:

—C’est bien laconique. Si nous ajoutions: «moyennant trois cents francs»?

Mais elle ne saisit pas l’ironie; elle dit:

—Mets-en aussi long que tu voudras, grand panier percé!

Les heureux moments!...

XXI

Madame d’Oudart, ayant quitté son fils, gagna la rue de Grenelle et alla sonner chez madame Chef-Boutonne, à qui elle raconta, tout chaud, ce qu’elle avait fait. Madame Chef-Boutonne dit sèchement:

—C’est très bien.

A quoi madame d’Oudart reconnut qu’une heure avant de se présenter chez M. le directeur de l’École, il eût peut-être été temps encore d’informer son amie de ce qu’elle se proposait de faire, mais que lui venir narrer la chose accomplie était une faute.

—Je n’osais point parler de ce projet, dit-elle, tant qu’Alex n’en avait pas fini avec ses épreuves de droit, et, d’autre part, le temps presse, puisque les cours...

Madame Chef-Boutonne interrompit et répéta:

—C’est très bien.

Cette pauvre madame d’Oudart s’affaissa tout à plat. Madame Chef-Boutonne avait précisément à annoncer à son amie qu’elle s’était «mise en quatre» pour le jeune Lepoiroux et que ses démarches aboutissaient à l’issue la plus heureuse. Qui donc avait-elle été voir? Mais, monsieur le vice-recteur, tout bonnement, de qui l’obligeance, en l’occasion, s’était montrée vraiment exquise: le jeune Lepoiroux pouvait être assuré d’obtenir de l’État la faveur demandée.

—Voilà! dit-elle, ayant rendu compte de sa mission.

Elle parut magnanime. Le «service» tombait de si haut que madame d’Oudart se demanda si elle n’eût pas préféré payer de sa poche les études complètes d’Hilaire. Cependant elle se confondit en actions de grâces, se leva et embrassa son amie.

—Je vais écrire cette bonne nouvelle à Nathalie Lepoiroux, dit-elle; elle ne saura comment vous remercier!

XXII

Madame Lepoiroux sut parfaitement comment remercier madame Chef-Boutonne. Elle prit la peine de lui écrire, en même temps qu’à madame d’Oudart, une lettre identique, à quelques termes près, et de ce ton impersonnel, lointain, propre aux œuvres dictées à une personne étrangère et mises au point ou embellies par celle-ci, ce qui excusait la version unique, et aussi, en quelque sorte, l’audace de certaines périodes. Madame Lepoiroux affectait d’être illettrée et se refusait à adresser à ses protectrices un spécimen de son écriture défectueuse. Quelqu’un «prenait la plume» en son nom, et, après quelques termes de la plus humble gratitude pour l’obtention de la bourse à la Faculté des lettres, laissait entendre qu’«un allègement aussi inattendu» aux dépenses dont madame d’Oudart avait «accepté la charge», pourrait,—«n’est-il pas vrai, madame?»—permettre à une si généreuse personne de faire les frais de l’inscription d’Hilaire à l’École de droit, par exemple... Le jeune Lepoiroux, affirmait-on, promettait de cumuler les deux études, et de «rapporter triomphant à sa ville natale les diplômes superposés». Ici, une objection était prévue: la «ville natale» eût pu, en effet, contribuer à ce supplément d’études d’un sujet si éminemment propre à lui faire honneur; mais fallait-il «répéter à la bienfaitrice qui, en plaçant jadis le jeune Hilaire dans un établissement congréganiste, s’était si héroïquement engagée à en supporter toutes les conséquences», fallait-il lui rappeler que «la tristesse des temps» ne laisse pas l’espoir de trouver en province «la haute impartialité» dont l’État avait fait preuve en Sorbonne?—«si toutefois nous ne devons pas en attribuer le mérite entier, madame, à votre toute-puissante intervention».

Madame d’Oudart jugea le procédé cavalier. L’appétit de la veuve Lepoiroux était franchement sans pudeur.

—Prétendre, s’écriait madame d’Oudart, que j’ai «accepté la charge» des frais d’études de ce morveux, ah! ceci, c’est de l’outrecuidance!... Et quand donc me suis-je engagée?... quand donc?... que l’on me le dise!... Et puis, voyons, sérieusement, une École, est-ce que ce n’est pas assez?... Mais non! aujourd’hui, il en faut deux; il en faut trois!...

—Rappelle-toi, lui disait Alex, les histoires, au collège, à propos du chocolat de la Compagnie coloniale: Hilaire en voulait manger parce que j’en mangeais...

Madame Chef-Boutonne communiqua sa lettre à madame d’Oudart; madame d’Oudart lui tendit la sienne. Madame Chef-Boutonne ne fut pas flattée que l’on confondît le rôle qu’elle avait joué avec celui de madame d’Oudart: la «toute-puissante intervention», notamment, appliquée à l’une comme à l’autre protectrice, avait du comique!... Madame d’Oudart fut froissée de ce que, pour une visite au vice-recteur, madame Chef-Boutonne se fût attiré le titre de «bienfaitrice» des Lepoiroux, qui, à elle, lui coûtait si cher.

Peu s’en fallut que la lettre commune n’aliénât à la veuve Lepoiroux ses deux destinataires.

—Eh bien! ma belle, dit madame Chef-Boutonne, voilà, ou je ne m’y connais pas, un attentat, en plein jour, à la propriété; c’est à votre bourse qu’on en a!...

—J’y suis faite, dit madame d’Oudart, voilà vingt ans que cela dure...

—Vingt ans!...

—Je ne m’en vante point, mais...

Madame d’Oudart crut à propos d’édifier son amie par une chronique complète, depuis les origines, de la famille Lepoiroux, dont elle ne tirait, à vrai dire, nulle vanité, en temps ordinaire. Elle dit, sans rien farder, le rôle providentiel des Lhommeau et Dieulafait d’Oudart. Et, puisque c’était bien une rivalité de providences que la lettre commune établissait aujourd’hui en faveur des Lepoiroux, ce récit juchait madame Dieulafait d’Oudart au degré justement dû—que diable!—à la constance de ses sacrifices.

—Bravo, ma bonne! dit à madame d’Oudart son amie. Je vois bien que la cause de l’infortunée Lepoiroux est gagnée: ce n’est pas en si beau chemin que vous refuserez une nouvelle aumône!...

Et madame d’Oudart pensait que si, par hasard elle refusait son aumône, madame Chef-Boutonne était femme à offrir la sienne.

Peu s’en fallut que la lettre commune ne gagnât aux Lepoiroux un peu plus qu’ils ne demandaient!

XXIII

Madame Chef-Boutonne voulut connaître Hilaire Lepoiroux. Hilaire l’alla voir, à la sortie d’un cours, portant à la main ses livres et cahiers étranglés par une lanière, comme un bambin qui revient de l’école.

Le pauvre garçon ne payait pas de mine. Lamentable d’habit et de visage, il n’était toutefois pas timide; c’était un être à répondre avec l’aplomb d’un tribun devant le plus solennel appareil d’examen, mais à vous prendre, en bonne compagnie, l’air d’un crétin de montagnes. Il souriait; il vous regardait, de cette manière qu’ont en commun le chien qui va bondir et le fort en thème attendant la «colle». Point de colle, et votre Hilaire s’affaissait, désappointé, déçu, grincheux et rancunier comme si l’on s’était permis à son égard une mauvaise plaisanterie.

Madame Chef-Boutonne n’eut pas à se louer de l’entrevue; mais, comme elle avait, dès auparavant, décrété qu’Hilaire était digne du plus vif intérêt, elle le trouva «original», dit que c’était «quelqu’un», et, afin que son fils aussi le connût, invita Hilaire au dîner de baptême du bébé Beaubrun.

Madame d’Oudart dut conduire Hilaire à la Belle-Jardinière, et le pourvoir d’un habit, d’un plastron rigide, d’une cravate blanche. Elle maugréait bien un peu; au cours de ses achats, elle le tarabustait, lui disait:

—Mais, mon pauvre garçon, tâche donc d’avoir l’air moins emprunté!...

Et puis, tout à coup, l’excessive disgrâce d’Hilaire l’apitoyait; et elle lui achetait, par surcroît, une parure de boutons en nacre à fils d’or, des souliers vernis, un «chapeau claque».

—Mon garçon, lui dit-elle, tu monteras dans un fiacre, en sortant de chez toi, pour que tu n’aies pas de la boue jusqu’aux genoux, et tu viendras nous prendre à la maison.

Hilaire vint en fiacre, en effet, mais avec ses souliers crottés, parce qu’il les portait depuis le matin, ainsi que le plastron empesé; la cravate blanche exhibait au-dessus du col d’habit son élastique et son agrafe de métal. Alex riait. Hilaire n’était nullement incommodé. Il semblait absorbé: il dit qu’il préparait mentalement une leçon sur Boileau.

—Mon garçon, dit madame d’Oudart, il faut être avec les gens qui vous font l’honneur de vous adresser la parole.

Il avait assisté, dès son inscription, aux cours de droit: il demanda à Alex, qui avait fait, l’an passé, les mêmes études, quelques renseignements sur les professeurs.

—Ah bien! mon vieux, dit Alex, si tu crois qu’on te mène en sapin pour que tu nous parles de ces bonzes-là!...

—Dans le monde, mon garçon, dit madame d’Oudart, il faut s’efforcer d’être homme du monde: on ne vit pas pour savoir par leur numéro les articles du Code, et il y a d’autres gens, Dieu merci! que ceux qui vous enseignent ces choses arides.

Hilaire souriait: il avait acquis le dédain le plus absolu de tout ce qui n’était pas matière d’examen.

Il se tint assez proprement à table, ayant appris chez les Pères une certaine décence de gestes; mais il avait coutume de lire en mangeant, et, faute d’un Boileau, il s’exténuait à déchiffrer l’analyse des eaux sur une bouteille de la source Cachat. Et quand il eut achevé sa lecture, il la recommença; puis il guigna de l’œil quelque bouteille d’une autre source, afin d’avoir quelque chose à lire. Il fallait qu’il lût. Il n’écoutait point ce qu’on disait autour de lui. Seul, un professeur, dans sa chaire, valait d’être entendu. Il avait, d’ailleurs, le mépris des femmes. Il trouvait le temps long, et d’autant plus qu’il avalait tout d’une goulée, comme un dogue; après quoi il s’ennuyait. Il bâilla même, mais crut l’honneur sauf, du moment qu’il posait la main devant sa bouche; ensuite il s’essuya les yeux.

Après le dîner, pour offrir à son hôte une occasion de revanche, la maîtresse de maison dit à Hilaire:

—Oh! oh! jeune savant, je vais vous confronter à forte partie... Où donc est mon fils?... Paul, dit-elle, fais-moi donc le plaisir de tenir tête à monsieur Lepoiroux!

Paul, stylé, condescendant et d’une politesse achevée, s’inclina légèrement, sourit et dit, du ton dont il eût demandé à une jeune fille si elle était musicienne:

—Alors, vous cumulez les lettres avec le droit, monsieur?

Hilaire assujettit son lorgnon, toisa son homme et, à brûle-pourpoint:

—Si vous voulez, je vais vous poser une de ces colles!...

Paul ne riait qu’à certaines phrases, questions ou reparties auxquelles il est admis que l’on rit. A la proposition d’Hilaire, formulée au milieu des dames qui offraient le café, il ne connaissait point de précédent: son savoir-vivre lui manquait, et il demeura interdit.

Sans plus temporiser, Hilaire «lui posait la colle».

Des messieurs s’étaient approchés, la tasse à la main, curieux, autour d’Hilaire qui avait eu le verbe un peu haut. Il y avait là M. Beaubrun, le gendre, auditeur de première classe à la Cour des comptes, M. du Périer, membre du Cercle nautique, juge au tribunal civil, M. Chef-Boutonne lui-même, qui gara son petit verre sur la cheminée, mit les pouces aux goussets et dit: «Ah! ah!» quand la question fut nettement établie.

Paul hésita d’abord, partit d’un pied, puis de l’autre, s’arrêta, puis fonça sur l’obstacle, dit:

—Je la tiens, votre colle!...

Et il bafouilla.

Il s’agissait d’un point de droit romain, épineux, des matières de première année, et que l’avisé Hilaire, à peine inscrit, avait résolu. Paul, comme Hilaire, apprenait pour fournir à des questions insidieuses telle ou telle réponse dont la sanction est une boule blanche, ou une rouge, ou une noire redoutable, mais son génie était moindre et sa mémoire pauvre; outre cela, la matière était de l’an passé, c’est-à-dire close et scellée par la vertu d’un examen heureux, et jetée pour jamais dans le gouffre sans fond des vanités pédagogiques.

Hilaire dit gravement:

—Passons à une autre.

Car il en possédait plusieurs.

Les dames se joignirent aux hommes; on formait cercle; Paul était dans ses petits souliers.

Le pis était pour lui qu’il ne voulait pas consentir à ne point savoir: il disait des mots, des mots; il mettait bout à bout les bribes de sa connaissance, et, par un étalage disparate, manifestait, même aux profanes, qu’il n’avait de vraies clartés sur rien.

M. Beaubrun engainait son monocle dans l’ourlet de l’arcade sourcilière, en avivant son regard malin; puis, soudainement, le laissant choir, semblait, avec cette lentille, avoir perdu toute intelligence; M. du Périer flattait les basques de son habit; le maître de la maison répétait son «ah! ah!» sur un mode varié, commençant d’ailleurs à trouver la farce de mauvais goût. Ces messieurs prenaient au spectacle l’intérêt qu’inspire un farouche combat, et il n’y manquait pas la crainte qu’un des lutteurs ne se retournât inopinément contre l’assistance!... Ah mais! c’est que cet animal d’Hilaire les eût «collés» tout comme il faisait, pour la seconde fois, le fameux Paul Chef-Boutonne.

Alex, indifférent à la joute, causait, en un coin du salon, avec madame Beaubrun, qui se plaisait en sa compagnie. Madame Chef-Boutonne, relevant son face-à-main, dit très haut:

—Monsieur Dieulafait d’Oudart, vous vous dérobez! Vous, qui venez de subir tout fraîchement vos examens, voyons un peu si vous allez confondre le terrible monsieur Lepoiroux!

—Oh! madame, dit Alex, si Paul n’y suffit pas, c’est moi qui serais confondu!

Les mots n’étaient rien: Alex ne cherchait point à s’échapper par une réponse mémorable; mais son air détaché de tout pédantisme donna de l’aise au cercle qui se cristallisait autour des deux champions. On bougea et l’on rit. Et madame Chef-Boutonne jugea qu’il convenait d’être satisfaite de l’attitude d’Alex, modeste, généreuse pour Paul, et qui sauvait celui-ci et Hilaire même, et d’autres peut-être, du ridicule qu’un plus long interrogatoire eût rendu éclatant. Alex ne mettait pas son amour-propre à «confondre» où à ne confondre pas Lepoiroux; et, en se retournant vers sa voisine pour reprendre la conversation interrompue, ne donnait-il pas le meilleur exemple?

La famille Chef-Boutonne ne manquait pas d’apprécier l’incivilité du jeune Lepoiroux, ni d’être humiliée de la publique insuffisance de Paul; mais, tel était, dans la maison, le prestige du rat de bibliothèque, que l’on pardonnait à Hilaire le grotesque incident, et que l’image du jeune Lepoiroux, quoique barbare, devait demeurer environnée de cette gloire spéciale qu’on pourrait nommer l’auréole universitaire.

XXIV

Madame Dieulafait d’Oudart était satisfaite de son fils. Les études d’Alex se poursuivaient, aux yeux du monde, comme celles de tout élève de seconde année. On ne le voyait point se surmener, il est vrai, plus qu’il ne l’avait fait pour réparer son premier échec; mais s’en fallait-il donc alarmer? Non, puisque par cette douce méthode il avait réparé l’échec. Aussi sa mère laissait-elle au jeune homme la liberté la plus large. Et si l’on venait l’interroger à propos de lui, elle disait, répétant une expression familière aux Chef-Boutonne:

—Mon fils? mais il «cumule» les études de droit et celles de l’École des Sciences politiques!...

Comme Paul et comme Hilaire, Alex «cumulait» les études.

Il «cumulait» non moins les relations amoureuses avec Raymonde et avec Louise.

Pauvre petite et gaie Louise!... son amant était bien coupable envers elle. Elle ne s’en doutait point, car, malgré sa Raymonde, Alex était pour Louise toujours charmant, et la retrouvait avec le même plaisir... Il n’avait que plaisir avec elle! Elle était sans cesse d’égale humeur; elle voulait tout ce qu’il voulait; elle était heureuse pourvu qu’il fût exact, et, s’il manquait un rendez-vous, elle ne lui témoignait pas, au prochain, qu’elle en avait souffert. Elle ne lui demandait rien, ne désirait rien, ne pouvait rien accepter de lui, que la grenadine au café Voltaire, et, de temps en temps, dans la rue, un bouquet de violettes de deux sous.

Mais au jour de l’an, ah! par exemple, au jour de l’an, Louise souffrait qu’on la bourrât de marrons glacés.

Pour se procurer ces marrons glacés, un des derniers jours de décembre, à six heures, on passait l’eau. En certaines rues, on osait se donner le bras; en telles autres, déterminées, on adoptait chacun son trottoir: c’était selon le risque que courait Louise de rencontrer quelqu’un du Ministère ou des Gobelins. Des alertes! et des rires! des cris! et des silences!... et des façons de s’ignorer l’un l’autre comme chien et chat, et puis de se blottir l’un contre l’autre lorsqu’on se retrouvait coude à coude! Louise avait un penchant à n’aller que par les rues étroites, à demi sombres et désertes, où l’on se croit tranquilles comme des gens mariés, et où l’ami peut être tenté de vous donner un baiser qu’on refuse; mais elle était également attirée par la lumière et l’agrément des étalages; et elle était talonnée par l’heure rapide qui marche toujours plus vite que les petites employées riches d’une heure de liberté. Alex disait: «Pour revenir, nous prendrons une voiture!...» Prendre une voiture semblait à Louise un luxe, une dilapidation, et elle jouissait de la seule possibilité de commettre pareille folie, avec une crainte délicieuse.

Charme des rues de Paris, l’hiver, pour les gens simples à qui tous les plaisirs sont mesurés! Pieds dans la boue, jupes retroussées que soi-même l’on décrottera demain, avant l’aube; parapluie ouvert et refermé; bourrasque, éclaircie soudaines; menaces d’être éborgnée; bousculade de rustre; compliment lapidaire du petit voyou; regards de convoitise et regards d’extase dont on sourit, mais qu’on inscrit dans sa biographie intime; traversée de la rue: attente, en paquets, du moment favorable; coup d’œil expérimenté sur les naseaux fumants des plus proches «canassons»: en avant! haut les jupes! On dirait un passage du gué. On s’est perdu, on se cherche; on ose s’appeler: «Chéri!—Chérie!» Figure du bien-aimé aperçue toute rayée par la pluie scintillante, reperdue un long moment derrière un écran d’inconnus, réapparue tout à coup dans l’éclat violent des lumières, comme une barque précieuse dont l’on suit du rivage les mouvements sur la mer! Charme des rues de Paris!...

Et on achetait les marrons glacés, non pas, hélas! là où l’on avait décidé de les acheter, car le temps manquait toujours! On achetait vite: à peine le loisir de faire son choix!... Alex achetait trop de marrons glacés, vraiment trop!... Louise pinçait son ami à la manche en lui faisant les gros yeux. Elle était sincère; mais qu’on la violentât, voilà qui lui faisait savourer tout le péché de gourmandise!... Et l’on montait en fiacre: le plaisir était à son comble!... Marrons glacés et baisers dans le fiacre! Alarmes: peur de verser, peur du retard probable, peur des yeux indiscrets!... Intermèdes: baisers et marrons glacés!...

XXV

Un soir qu’Alex et Louise étaient censés, chacun en sa famille, devoir aller à l’Odéon, ils croisèrent en montant l’escalier de l’Hôtel Condé et de Bretagne, quelqu’un qu’Alex ne parut pas connaître; et, ce quelqu’un aussitôt passé, Louise pouffa et dit:

—Un singe!

C’était Hilaire Lepoiroux.

Mais, une autre fois, au même lieu et en semblable occasion, ce ne fut pas «un singe» qu’on rencontra, ce fut une grande et jolie fille, qui, en les voyant, fit «ah!» porta la main à sa poitrine bombée et s’adossa au mur pour ne point tomber. Et Alex glissa aussitôt à l’oreille de Louise:

—C’est quelqu’un que je connais, file vite!

Louise «fila», et Alex secourut Raymonde.

Alex et Raymonde avaient un rendez-vous, ce soir-là, à l’Hôtel Condé et de Bretagne; et Alex l’avait oublié.

Il avait oublié Raymonde, et cependant c’était Louise qui «filait». Pourquoi? Parce qu’étant plus ancien ami de Louise il se gênait moins avec elle? Ou parce qu’il observait inconsciemment une certaine hiérarchie sociale? Il avait connu Louise trottinant dans la rue de Grenelle; à peine savait-il son nom de famille. Il avait connu Raymonde dans une salle de danse et flanquée de madame sa mère; du moins ne pouvait-il oublier qu’il avait été reçu chez madame Proupa.

Il ne fut pas aisé de secourir Raymonde. Contre son mur d’escalier, voilà qu’elle se mettait à ouvrir des yeux hagards, et sa bouche, si belle, se contractait en un pli tragique. Elle voulut parler, mais elle étouffa. La patronne de l’hôtel, qui était la discrétion même, attendant un signe pour intervenir, chiffonnait le rideau d’andrinople. Et, de la main, Alex fit, tant à la patronne qu’au garçon dont on voyait d’en bas pendre la tête et la serviette: «Laissez-nous! laissez-nous!...» Enfin, d’un bras ferme, il enlaça la taille de Raymonde et traîna la jeune fille jusqu’à la chambre 19.

Là, elle l’avait attendu cinq quarts d’heure. Et ce devait être leur troisième rencontre amoureuse!... Lorsqu’elle put parler, elle répéta:

—Cinq quarts d’heure!... cinq quarts d’heure!...

Il répondait:

—Mais, puisqu’il y a malentendu, vous auriez aussi bien attendu vingt-quatre heures!...

Elle ne comprenait rien, sinon qu’elle avait attendu cinq quarts d’heure, et, en son désarroi, la douleur éprouvée durant une si longue attente surpassait la cruelle surprise d’avoir enfin vu apparaître, dans l’escalier, celui qu’elle avait tant attendu, mais avec une femme!

Alex était humilié. Pour souffrir moins du reproche de Raymonde, ou dans l’espoir qu’elle-même en dût être soulagée, il mentit, et renia Louise:

—Vous pensez bien, dit-il, que cette petite n’est pas à moi!

Raymonde était sans finesse, et puis elle avait tant besoin de croire ce qu’il disait qu’elle s’apaisa. Mais, apaisée, voilà les larmes!... Et Alex, qui n’était, dans ses rapports avec les femmes, accoutumé qu’au plaisir, pensait: «Ah bien! sapristi, je verrai donc celle-ci toujours pleurer!...» Et cela contribuait à lui faire regretter de mener une double aventure. Mais déjà cette belle fille amoureuse avait appris à dérider le visage renfrogné d’un amant, et, suffoquant tout à coup, elle dégrafait son corsage...

Pendant ce temps-là, Louise, la gaie Louise, «filait» dans la direction des Gobelins. Elle était sourde à tout bruit, muette à toute provocation, elle se faisait un corps d’automate; elle prenait une sorte de pas de parade; et ses yeux étaient fixés à quinze pas en avant. A la hauteur de l’École des Mines, elle dut s’arrêter un moment, parce que sa vue se brouillait. Plus loin, elle arracha brusquement sa voilette qui lui collait aux joues. Et, au moment de tourner à gauche par le boulevard de Port-Royal, elle songea que, ce soir, «elle était au théâtre» et qu’à neuf heures à peine elle ne pouvait, vraisemblablement, chez elle, prétendre que le spectacle fût fini. Elle continua donc tout droit, devant elle, au hasard, et marcha, trois heures, dans de noirs quartiers endormis, sourde, muette, automatique, petit fantôme douloureux.

Après cette course, elle put dormir, et, le lendemain, au café Voltaire, présenter un visage paisible, en écoutant le mensonge qu’il fallut bien qu’Alex lui contât.

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