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Le bel avenir

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—Hé! bonsoir, madame la Lune!

et elle disait, comme autrefois madame Proupa, sa mère:

—Et que la fête batte son plein!...

Alex, l’ayant rejointe, l’arrêta, et, avec sa main, la bâillonna. Il remarqua qu’elle sentait l’absinthe. Elle en était ivre.

Il ne put l’empêcher de gambader comme une nymphe sylvestre, et de danser, sous la lune et la nuit, et sous les yeux du buste de Watteau, le peintre de la tragédie secrète qui est au cœur de la nature et de l’amour.

Alex eut peur. Il défendit à Raymonde de se faire mal désormais: il fut même doux avec elle et lui recommanda de se tenir tranquille. «Tout s’arrangera», lui répétait-il, ne pouvant avoir le courage d’être plus précis et de lui dire: «Allons, c’est moi qui monterai l’escalier de madame Proupa...»

Sérieusement, il en vint à penser qu’il ferait cette démarche un jour. Eh! mon Dieu! puisqu’on en était à adopter la vie modeste, rue Férou, et à se faire gloire de l’adopter, n’y aurait-il pas, à un certain point de vue, quelque crânerie à épouser une demoiselle Proupa?... Alex pensait à part lui: «Seulement, c’est dommage que ce ne soit pas Louise!...»

Raymonde, un soir, ne vint pas au rendez-vous,—fait extraordinaire.—Deux fois, elle y manqua: Alex la crut morte.—«Le réchaud ou la Seine»?...—Elle écrivit enfin qu’elle allait bien, malgré une jambe luxée dans une chute d’escalier, et que «tout s’était passé pour le mieux», grâce au médecin, «un très brave homme...»

Raymonde, si prolixe et si nébuleuse quand il s’agissait de malheurs imaginaires ou médiocres, employait des tournures concises et suffisamment claires pour indiquer un drame réel, compliqué de crime et de mystère.

C’était donc là, sur le lit de madame Proupa, près duquel Alex et Raymonde, un soir, aux excitations de la musique dansante et d’un concert de parents et d’amis, avaient échangé leur premier baiser, que devaient se dénouer, entre les mains d’un médecin discret et d’une mère imbécile, les relations de Raymonde et d’Alex.

XLVIII

Eh bien! ce ne fut pas le souci de cette sombre aventure qui causa le très grave échec d’Alex à la Faculté, mais la trop expansive satisfaction de s’en trouver, en somme, si heureusement affranchi. Le rayon de soleil après la pluie, le printemps après un dur hiver, au sortir de la prison la lumineuse liberté,—est-ce pour répondre à un aréopage de «bonzes», sur des questions de droit civil ou d’économie politique?... Non, vraiment! L’expérience, toutefois, lui suggérait quelques principes de sagesse: ainsi ce n’est pas lui qu’on reprendrait jamais à s’engager dans des liaisons avec des demoiselles «dont on a eu l’honneur de connaître madame la mère»! Et, d’ailleurs, à l’avenir, éviter les liaisons qui, premièrement, menaçaient la bourse de la pauvre maman, et, en second lieu, pouvaient faire tant de peine à la chère petite Louise... Tâcher de travailler, enfin, bon Dieu du ciel!...

Voilà les réflexions et les fermes propos que formulait, en sa chambre, un jeune homme instruit par l’expérience, lorsqu’une main frappa à la trop fameuse «entrée particulière» ménagée jadis par les soins de madame Chef-Boutonne.

—Ouvrez!

Et Alex vit madame Beaubrun.

Elle arrivait de Meudon, toute fraîche.

Elle entra, en faisant signe d’abattre le bruit; elle parlait à voix basse; elle comprimait de la main son cœur; elle tomba sur un fauteuil et elle répétait:

—Croyez-vous que j’en ai, un toupet! croyez-vous?...

Et la pièce s’emplissait de parfum.

Avec elle, Alex aimait à plaisanter; tous deux affectaient de ne point se prendre au sérieux. Comme elle avouait du «toupet», il en eut; et, tout tranquillement, il la débarrassa de son ombrelle, pinça entre deux doigts l’épingle du chapeau: en un mot, il jouait à l’amant. Elle dit:

—Oh! le monstre!...

Elle lui frappa le poignet avec son «face-à-main». Il se frottait le poignet, comme si elle lui eût fait très mal; elle lui tendit la main:

—Allons! la paix!... fit-elle.

Et elle expliqua sa visite.

Elle n’avait point voulu faire directement à madame d’Oudart la commission dont elle était chargée par sa mère, encore en Bretagne, et elle venait prendre de lui conseil... «Prendre conseil de lui» amusa beaucoup Alex; mais madame Beaubrun ne riait pas.

—Le moyen de vous parler en particulier, dit-elle, dans un appartement où l’on ne reçoit plus que dans la chambre à coucher de madame votre mère?... Y en avait-il d’autre que de frapper tout de go à votre porte de jeune homme?

Ma foi, non, il n’y en avait point d’autre. Et la commission consistait à faire entendre, de la part de madame Chef-Boutonne, à madame Dieulafait d’Oudart, que le jeune Lepoiroux, leur protégé commun, était, à Poitiers, sinon affilié à la loge «l’Amicale de l’Ouest», du moins compromis avec les principaux FF.·. du chef-lieu, au milieu et sous le patronage desquels il avait fait récemment une conférence où le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet était tourné en ridicule et réduit à néant. Ces Lepoiroux, en vérité, manquaient d’un tact élémentaire! Une espèce de scandale en était résulté à Poitiers. Nul n’ignorait là-bas que «le fils Lepoiroux» avait été instruit et nourri par les Pères de la Compagnie de Jésus...

—A quoi pensez-vous? demanda madame Beaubrun, quand elle eut exposé son affaire.

—Mais, je pense que vous sentez bon!...

—Quel enfant! dit-elle; il n’y a pas moyen de parler sérieusement avec vous!

—Le sérieux, alors, c’est les Lepoiroux?

—Qu’est-ce que vous avez à lorgner ainsi mon chapeau?

—C’est l’épingle, décidément, qui me gêne.

Elle réfléchit, un instant, et, d’un air espiègle:

—S’il faut cela pour que vous m’écoutiez et me répondiez, ôtez-la!

Il l’ôta, prestement. Il essayait déjà de soulever le chapeau, retenu par d’autres épingles dissimulées.

—Ho! ho! fit-elle. Qui est-ce qui est attrapé? C’est vous... Hélas! peu de cheveux: beaucoup d’épingles, mon ami!... Vous, je vois cela, vous avez l’habitude de décoiffer de plus beaux cheveux que les miens... Allons, arrière!... vous me fâchez.

Elle fit la moue. Elle ajouta:

—Ah! si vous les aviez connus avant mon bébé!...

—Vos cheveux?

—J’en avais trop... et d’un fin!...

Sur cette vanité de femme, il crut pouvoir lui baiser les mains. Elle-même jugea prudent de s’en aller, pour une première fois.

Au bouton de la porte, elle dit à demi rougissante:

—Voyez ce que c’est: je n’ose plus entrer chez madame votre mère...

Il voulut la baiser à travers la voilette. Elle regimba comme un diable. Il lui dit:

—Oh! comme vous êtes jolie!

Elle n’était pourtant pas sotte; elle entendait la raillerie et savait la valeur des compliments d’un homme. Mais la louange de quelqu’un de ses charmes physiques la rendait aussitôt commune. Elle répondit:

—Jolie?... Oh! cela non!...

Lui, qui la désirait, dans sa fraîche toilette d’été embaumée, disait n’importe quoi:—yeux, bouche, nez, teint admirables!—Et la femme:

—Non, non! Je sais bien que j’ai la bouche trop petite, les yeux passables, à la rigueur, mais le nez mal fait... Quant au teint!... Et, d’abord, vous ne m’avez jamais fait de compliments.

Il dit:

—Je vous aime depuis que je vous connais.

Depuis le temps qu’il la connaissait, il n’avait fait que rire avec elle de l’amour et des beaux sentiments; mais elle crut ce qu’il lui disait de flatteur. Tout à coup, il la baisa en plein visage, un peu au hasard, à cause de la voilette. Elle battit des paupières, sans commenter l’acte autrement; et elle se regarda dans la glace en faisant la lippe pour tendre la gaze fripée par le baiser. Les cassures étaient tenaces.

—Permettez!... dit Alex, offrant perfidement ses soins.

Elle permit, étant devenue toute naïve. Il releva la voilette et toucha les lèvres...

XLIX

Il en résulta que la communication que l’on devait faire à madame d’Oudart fut remise. On la lui fit toutefois sans beaucoup tarder: on vint rue Férou un peu plus tôt que de coutume, ce qui embarrassa fort Noémie qui, depuis le «tassement», ne savait jamais dans quelle pièce introduire. Madame s’habillait dans sa chambre; dans la salle à manger, la mère Agathe, pour conserver ses habitudes de province, avait installé sa planche à repasser le linge; M. Lhommeau faisait sa sieste chez lui, dans l’ancien salon.

Madame d’Oudart cria par une porte entre-bâillée:

—Faites entrer chez mon fils: il a prévenu qu’il sortait....

Il n’était point sorti, car il attendait précisément madame Beaubrun à l’issue de la visite qu’elle devait faire à sa mère. En voyant entrer la jeune femme, non à la dérobée, non par l’entrée particulière, mais précédée de Noémie, la bonne, et suivie à peu de distance par madame Dieulafait d’Oudart, Alex fut déconcerté.

—Vous alliez sortir? lui dit madame Beaubrun.

Il répondit:

—Mais non!

Sa mère lui dit:

—Tu sors, mon enfant?

—Oui, oui...

Cependant il resta.

Madame d’Oudart se confondit en excuses, et, pour la vingtième fois, fit la description de son appartement bondé comme les soutes d’un vaisseau, depuis l’abandon de Nouaillé.

—C’est au point, madame, que mon fils doit partager son armoire avec son pauvre grand-père!... et on le dérange parfois, le matin, pour un faux col ou pour des chaussettes, parce que le vieux papa est demeuré fort matinal.

Elle aimait à narrer les mille incidents que provoque un logement exigu; elle les énumérait à tout venant, les amplifiait, honnêtement, et, sans le vouloir, elle en tirait vanité. Elle disait:

—Ici? mais il y a de la place encore!... Et tenez, je regrette que ce cher monsieur Thémistocle soit reparti pour son pays, non seulement à cause des services qu’il rendait par sa science à Alex, mais parce que, dans l’antichambre divisée en deux,—ne l’avez-vous pas remarqué?—il y aurait la place d’un lit de sangle avec sa table de nuit et même une chaise!...

Ou bien:

—C’est en étant privé de tout, ma chère petite, qu’on goûte le prix des choses: j’apprécie, à présent, la chaise que j’ai payée deux sous au Jardin du Luxembourg; on ne m’en délogerait pas avant le coucher du soleil!... Oh! certes, je ne souhaite pas que mon fils fasse jamais fortune; Dieu l’en préserve, plutôt!... Et, d’abord, il y a plus de vertu, quoi qu’on dise, chez les petites gens que chez les riches; il y a plus de mérite, en tout cas!... Alex sera avocat, simple avocat, tout petit avocat!... Et comme il ne sera ni en position ni en goût de faire un mariage riche,—j’en ai déjà refusé pour lui,—il y a cent à parier contre un que son ménage futur en sera meilleur... Savez-vous de quoi je serais aujourd’hui le plus fière?

—De quoi donc?

—De ce qu’Alex épousât une jeune fille sans dot!...

—Sans dot!...

—Je dis: sans un liard de dot. Ce sont les mariages les plus heureux, et, entre nous, les plus dignes.

—Oh! il ne faut pas exagérer! J’admets qu’une femme apporte...

—Son trousseau, je vous le concède; un point, c’est tout. Celle qui a veut avoir davantage; qui a davantage ambitionne tout... L’ambition? ah! j’en suis bien revenue... Je l’ai dit, je l’ai écrit dernièrement encore à une malheureuse à qui l’on fait tourner la tête...

—La veuve Lepoiroux? interrompit madame Beaubrun.

—Vous l’avez nommée.

—A propos des Lepoiroux, dit madame Beaubrun, écoutez!...

Et elle glissa l’épisode scandaleux dont Hilaire avait effarouché le Poitou.

Madame d’Oudart tomba des nues, d’abord; puis elle affirma que rien, en somme, ne l’étonnait. Elle exhala, toutefois, son indignation. Ce qui lui paraissait odieux, c’était l’infidélité d’Hilaire Lepoiroux à ses anciens maîtres; à son point de vue de femme pieuse, aussi, s’allier aux francs-maçons était vilain.

—Et votre mère, demanda-t-elle, qu’est-ce qu’elle dit de cela?

—Ma mère? fit madame Beaubrun avec sa malice coutumière, mais je la crois furieuse de ce que son protégé soit aussi celui d’une autre puissance!

—Entre nous, dit madame d’Oudart, voulez-vous le fond de ma pensée? Votre mère a perdu la confiance des Lepoiroux du jour où Paul a échoué au Conseil d’État. Une femme qui n’a pas réussi à faire nommer son fils est sans crédit pour protéger autrui. Et, des protections, c’est tout ce qu’attend ce monde-là!... Je vais vous rapporter ce que me disait, ces jours-ci, mon bonhomme de père: «Ma génération, celle de votre mari encore, ont été élevées dans l’idée que la Révolution française avait servi à adapter les rangs exactement au mérite; votre fils ni le jeune Chef-Boutonne ne croient plus guère à cela,—bien que le fait, du moins en général, soit moins faux qu’ils s’imaginent;—mais des Lepoiroux, encore tout près de l’état de servage, ne conçoivent pas d’autre gouvernement que celui du bon plaisir et ne croient absolument qu’aux passe-droit!...» Il a raison, mon vieux papa... Eh bien! voyez-vous, ma belle enfant, il ne nous reste aujourd’hui, à nous autres, un peu scrupuleux sur les moyens de parvenir, qu’une ressource pour nous distinguer des Lepoiroux qui nous font essuyer la semelle de leurs bottes en nous grimpant sur les épaules, c’est de tirer honneur de notre pauvreté!...

Madame Beaubrun faillit bâiller: Alex trépignait sans mot dire. Madame d’Oudart, si facile et si simple autrefois, ne devenait-elle pas un peu sermonneuse, depuis qu’elle s’exténuait à exalter par des théories un état pour lequel elle n’était pas née? Ou bien, aussi, ne paraissait-elle pas sermonneuse parce qu’elle retardait et peut-être compromettait un rendez-vous?...

Voyant que son fils s’agitait, elle lui dit:

—Tu devrais sortir, mon enfant: va prendre l’air; madame Beaubrun t’excusera... Vous l’excusez, n’est-ce pas, ma chère belle?

—Oh! fit madame Beaubrun; mais je serais désolée d’être cause que... Et, d’ailleurs, moi-même, chère madame, je dois être, à trois heures...

Elle se leva. Alex dit:

—Vous permettez, madame, que je vous accompagne jusqu’au bout de la rue?...

—Oh! oh! s’écria innocemment madame d’Oudart; c’est un complot! Parions que vous allez courir tous les deux la pretantaine!

Et, tout en riant d’un prétendu rendez-vous galant, elle les chassait, le plus gentiment du monde, du lieu même de leur rendez-vous.

L

Madame Chef-Boutonne en eut de belles à narrer, au retour de Bretagne! Il s’agissait bien d’Hilaire Lepoiroux!... Paul était débauché.

Paul était débauché par les soins d’une cabotinette de Paris qui vous l’avait pris au sortir du bain, positivement, pour ne plus le lâcher que dénaturé, transfiguré, retourné bout pour bout: un autre homme. Un autre homme: il avait vendu ses titres de rente; un autre homme: il ne travaillait plus; un autre homme: il avait écrit à Beaubrun, son beau-frère, pour lui emprunter huit mille francs... huit!

Et l’on s’était donné tant de souci pour n’en pas arriver là quand il eût fallu y arriver! Et l’on avait été s’ensevelir, deux mois durant, sous le sable d’une plage tranquille et de famille, afin de calmer et le cœur molesté d’un jeune homme et la cervelle surmenée d’un candidat au Conseil d’État!

—Nous avons vu, disait madame Chef-Boutonne, la chose quasi se conclure sous nos yeux. Ah! quel rôle, parfois, que celui d’une mère!... Paul est pudique et discret, pourtant...

Il était surtout cachottier: il se garait de l’œil de ses parents avec une gaucherie qui avait aguiché la fille; il se torturait à fournir à sa famille des alibis qu’elle n’exigeait point; il découvrait sottement ses allées et venues, en les voulant à tout prix clandestines. Il passait ses soirs dans une certaine hutte enfumée et sans air, dénommée Café de l’Océan, où il payait tournée sur tournée aux amis et connaissances de la belle; il passait ses jours à l’attendre, à la guetter, à la suivre à distance, au casino ou sur la plage, et à ne pas oser la joindre, sous l’œil attentif des jeunes filles; il passait ses nuits, plus souvent qu’il ne l’eût voulu, à la villa, seul et agité, de l’autre côté de la cloison même contre laquelle reposait sa mère.

En dernier lieu, il avait fui... Oui, fui, lui, Paul, Paul Chef-Boutonne, élève diplômé de l’école des Sciences politiques, licencié en droit, officier d’académie... Fui, ce qui s’appelle fui, sans bonjour ni bonsoir, par le train que la gamine prenait pour rentrer à Paris!... Madame Chef-Boutonne racontait ses transes, décrivait M. Chef-Boutonne s’enquérant dans les caboulots, dans les beuglants du port, dans les hôtels et sur le rivage même de la mer,—où, mon Dieu! n’avait-on pas pensé, un instant, que le corps du jeune homme pût être rapporté comme une épave!—à la gare enfin, où un cocher d’omnibus, familier de la villa, déclarait que «monsieur Paul était parti en joyeuse compagnie».

Et madame d’Oudart, touchée, compatissant de cœur à tout ce qui était alarmes maternelles:

—Ah! mon Dieu! mais vous l’avez retrouvé, j’espère, et où cela?

—Où cela? chez la coquine, installé comme un pacha!...

—Il s’était donc procuré de l’argent?

—On lui faisait crédit, sans doute!...

—Oh! pardon... c’est trop juste!... Et alors, dites-moi, ma chère amie, il vous est revenu, je suppose?

—J’exige qu’il prenne un repas à la maison. Il le prend. Mais...

—Mais?...

Elle bégaya, à travers des sanglots inattendus:

—Ce n’est plus lui, non, il n’est plus le même... On m’a pris mon fils!

—Pauvre, pauvre amie!

Madame Chef-Boutonne gémissait, se lamentait, suffoquait: Paul ne travaillait plus! Et, précisément, un concours allait s’ouvrir à la Cour des comptes; il l’eût pu tenter, les matières étant voisines de celles du Conseil d’État: il ne le tenterait pas! Beaubrun même s’opposait à ce qu’il s’y laissât inscrire. C’était l’avenir compromis! l’avenir de Paul Chef-Boutonne! et compromis pour qui? L’eût-on jamais cru?... pour une femme!

Et, puisqu’on en était aux plus pénibles confidences, reconduisant son amie éprouvée, madame d’Oudart crut pouvoir demander:

—Et cette femme, entre nous?...

Madame Chef-Boutonne s’écria:

—Comment! vous ignorez qui elle est!... Mais c’est Odette Jasmin! elle est assez célèbre! «La môme Jasmin!...» Dieu de Dieu!... Mais, ma chère, tout Paris ne parle que d’elle!...

Un éclair d’orgueil, jailli des prunelles de la mère de Paul, cingla les yeux de la naïve madame Dieulafait d’Oudart. Elle eut le tact de se reprendre vite:

—Oh!... tous mes compliments!

Le sourire de madame Chef-Boutonne acquiesçant à ces compliments, sur une marche de l’escalier, fut sublime.

LI

Odette Jasmin n’était pas une étoile de première grandeur; mais, en effet, elle avait brillé, le dernier printemps, sur un bout de scène montmartroise; elle descendait, cet hiver, au boulevard, en essayant de faire quelque tapage, et déjà son nom, sa silhouette même, un peu cocasse, s’étalaient sur les baraquements des immeubles en construction. On la vit au Bois, en cab, accompagnée tantôt de sa mère et tantôt d’hommes fort comme il faut et d’un certain âge. Paul patinait avec elle au «Pôle Nord» et il était à demeure, comme l’habilleuse, en sa loge. Non! ce ne fut pas cette saison-là qu’on le vit acheter des titres de rente!...

Qu’il eût donc eu tort de se priver de mettre le branle-bas dans la fortune Chef-Boutonne, puisque d’un tel désordre ses parents voulaient bien se montrer flattés! Le temps était déjà loin où madame Chef-Boutonne témoignait tant d’effroi d’une première tentative d’emprunt de huit mille francs—«huit!...»—à Beaubrun. De ce que Paul lui coûtât cher, mais bruyamment, madame Chef-Boutonne tirait aujourd’hui vanité.

Qu’il était loin, le temps où l’orgueil s’alimentait d’examens heureux ou de concours futurs; où rayonnait devant l’œil des mères cette sorte d’inscription mystique: LE BEL AVENIR! Un hiver avait passé, et c’était des relations de son fils avec la «môme Jasmin», que madame Chef-Boutonne puisqu’il fallait de l’orgueil à tout prix s’enorgueillissait!... Oui! le concours pour la Cour des comptes avait eu lieu sans que Paul tournât seulement la tête de ce côté; oui, Paul, licencié en droit, négligeait même de se faire inscrire au barreau!... Oui, il était apparent que Paul s’abrutissait, et d’une manière irréparable, dans une inepte et ruineuse passion; oui, oui, il était fort mal en point, le bel avenir;—mais la mère, force admirable jusqu’en son erreur même, tissait, des sottises de son fils, un manteau somptueux, tout de parade, avec quoi tâcher d’éblouir encore!

Assurément, ce n’était point à tout le monde que ces beaux plis pouvaient donner le change; et la saison, il le fallait reconnaître, avait été, rue de Varenne, assez morne. On rougissait, devant l’Université et la magistrature, de ce que Paul, comblé de nobles espérances, eût choisi une voie si profane; et les familles des jeunes filles à marier, que Paul trop sage faisait sourire, Paul libertin les effarouchait, les fâchait même! Ce fut au printemps que l’on prit sa revanche, dans le Jardin du Luxembourg.

Madame d’Oudart écoutait désormais fort patiemment toute jactance: elle faisait profession de modestie et de pauvreté. Lorsque, sous l’aubépine bourgeonnante, au pied du socle d’un grand vase encore vide, et tandis qu’au ciel se poursuivaient les grosses éponges d’encrier que porte le vent d’avril, madame Chef-Boutonne s’abaissait à parler des amours retentissantes que les cancans de Paris attribuaient à Odette Jasmin, madame d’Oudart ne cherchait pas même à relever l’incongruité; et elle attendait tout bonnement, selon un procédé d’usage courant, qu’une autre eût cessé de débiter sa rengaine, pour colloquer la sienne, à son tour. A madame Chef-Boutonne comme à madame Beaubrun, comme à tous, elle disait son appartement bondé à l’instar des soutes d’un navire, l’armoire partagée par le grand-père et le petit-fils, le faux col, les chaussettes du matin, et enfin—ceci était de la plus aigre ironie—le regret qu’elle avait de ce que ce pauvre M. Thémistocle fût parti pour son pays, car, dans l’antichambre, coupée en deux,—«ne l’avez-vous pas remarqué?»—il y avait place pour un lit, une table de nuit, un siège même... Elle disait: «C’est en étant privé de tout que l’on goûte le prix des choses...» et: «La chaise que j’ai payée deux sous, vous ne me la feriez pas quitter avant le coucher du soleil...», quoique, au su de tous, la moindre giboulée la chassât du jardin. Une certaine forme s’adaptant petit à petit à ses refrains douloureux, elle l’employait à satiété, et sans variantes. Sur l’ambition, le thème: «Ah! j’en suis bien revenue!...» sur l’avenir d’Alex: «Avocat, simple avocat, tout petit avocat...» enfin sur le mariage riche,—qu’elle avait déjà refusé pour son fils:—«De toutes les ressources, la plus perfide!...»

Madame Dieulafait d’Oudart et madame Chef-Boutonne se supportaient mieux que jadis: elles guerroyaient beaucoup moins: c’est qu’elles étaient unies, sans en convenir, par un malheur commun, une chute grave, le réveil décevant après leurs rêves de mères. Et, déguisées, chacune sous des oripeaux différents, elles jouaient la même farce tragi-comique, qui aurait pu, à la rigueur, s’intituler le Dépit ambitieux.

M. Lhommeau, qui se joignait à elles, au Luxembourg, décelait par sa bonhomie même, l’amertume qui soulevait le cœur des exilés de Nouaillé. Ce vieillard, qu’on disait si aisément content de peu, et qui, en effet, savait se déclarer satisfait d’un sort inévitable, ne songeait qu’aux beaux fruits du potager de Nouaillé. Ses poires, ses pommes étaient son plus constant souci, et le rappel d’une si grande et légitime tendresse exprimée sans plainte et sans autres termes jamais que ceux d’un jardinier diligent, était touchant et faisait mal.

On ne prononçait point les noms des locataires de Nouaillé, qui étaient l’ennemi secret. Nouaillé même était un terme redoutable et qu’on s’épargnait les uns aux autres, comme le nom d’un ami cher qui a trahi ou disparu. Jeannot, qui était demeuré «là-bas», loué comme le reste, mais personnage de si peu d’importance, Jeannot, de tout Nouaillé, était, en vertu d’une convention tacite, le seul objet nommable. M. Lhommeau, par une vieille habitude, disait même: «Cet imbécile de Jeannot!...» Et, moyennant ces subterfuges et subtilités, il était loisible, à toute heure, de se demander, par exemple, si «cet imbécile de Jeannot» avait pensé à attendre le dernier jour d’octobre pour cueillir l’«oignon de Saintonge» et la «petite mouille-bouche d’automne», ou si, au contraire, «cet imbécile de Jeannot» n’avait pas laissé pourrir à l’arbre ou se piquer, dès le mois d’août, la «cuisse-madame» ou la «fourmi musquée». Ces noms anciens et savoureux,—qui font venir les larmes aux yeux de quiconque a possédé un jardin, quatre poiriers plantés derrière le vert ruban des buis, et une mansarde embaumée, l’hiver, par ces placards bien clos où l’on conserve la chair de l’été,—évoquaient le domaine perdu; et, avec les invectives contre l’infortuné Jeannot, un peu de bile s’écoulait. Le retour du soleil, la tendre poussée des marronniers, un certain remuement des pépiniéristes dans les parterres, et le goût dont l’air nouveau vous flattait les narines, l’été enfin, puis l’époque des vacances exaspéraient la résignation un peu ostentatoire des «entassés» de la rue Férou.

LII

Hilaire Lepoiroux, depuis ce qu’on nommait «l’affaire du Discours sur l’Histoire universelle» ou «le scandale de Poitiers», était boudé par ses protectrices.

Il avait eu le front de se présenter pourtant, il n’y avait pas longtemps de cela, chez madame Dieulafait d’Oudart,—qui vous l’avait secoué comme un morveux sans réussir à tirer de lui autre chose que ce rire niais dont il accueillait invariablement tout propos étranger à ses matières d’examen,—et il était allé de là chez madame Chef-Boutonne la prier, avec un cynisme candide, de le vouloir bien appuyer, lors du prochain concours d’agrégation, près de certains «Sorbonnards» influents et qui, à tort ou à raison, passaient pour réactionnaires.

Madame Chef-Boutonne qui, s’il se fût agi de son fils, n’eût pas été éloignée d’user du système Lepoiroux, mais, il est vrai, y eût mis des formes, s’écria:

—Comment, jeune homme, vous vous affichez là-bas, avec la démagogie départementale, et vous venez ici implorer l’appui de nos hommes les plus distingués?...

Hilaire avait ri, comme aux semonces de madame Dieulafait d’Oudart. L’affaire pressante était pour lui d’arriver. Madame Chef-Boutonne réfléchit. Son zèle à faire reluire Hilaire était fort apaisé depuis que Paul ne brillait plus; mais elle aurait eu mauvaise grâce tant à laisser paraître cette faiblesse qu’à sembler dépourvue de crédit. Ne venait-elle pas justement d’échouer en des démarches tendant à faire dispenser son mari, nommé cette année membre du jury de la Seine pour les assises d’août? Toute défaite exige une bataille nouvelle... Dans l’espoir d’une revanche, et l’amour-propre encore à vif, madame Chef-Boutonne promit donc: elle fit des visites par la chaleur caniculaire, et glissa encore des expressions amènes dans l’oreille de messieurs en redingote de drap uni.

Hilaire fut agrégé des lettres. Il allait être nommé professeur: c’était un garçon tiré d’embarras; il aurait certainement de quoi donner à manger à sa mère.

La nouvelle en parvint au Jardin du Luxembourg par le moyen d’un «petit bleu» qu’apportait M. Lhommeau: il sortait de la rue Férou un peu tard, à cause de sa sieste.

C’était un vendredi; la musique de la Garde républicaine jouait sous les quinconces, au milieu d’un peuple d’été, trop nombreux encore au gré de madame d’Oudart, à qui il interceptait les doux sons de la flûte... Car madame Chef-Boutonne, obligée par la session des assises, de retarder tout départ, retenait son amie à l’extrémité de la terrasse, à l’ombre insuffisante des aubépines et des vases de géraniums grimpants.

—Lisez! dit madame d’Oudart, en tendant le télégramme.

Madame Chef-Boutonne lut; on ne souffla mot. Les trompettes d’Aïda retentissaient sous les feuillages. Une nourrice, ayant troussé son marmot, le saisit à deux mains comme une urne emplie d’eau que l’on soutient par les anses, et le vida au pied de la balustrade: une longue rigole courut sur le bitume incliné et vint mouiller le pied d’une chaise. Il y eut alerte dans plusieurs groupes; chacun se recula d’un saut de puce, souriant d’ailleurs et bénévole, tout étant beau et bien qui vient d’un enfant.

M. Lhommeau dit enfin:

—Les Lepoiroux ne sont pas à plaindre: les voilà, pardieu! plus cossus que nous.

—Je suis très heureuse du succès d’Hilaire, fit madame d’Oudart; c’est le résultat et le couronnement des efforts que nous avons faits depuis vingt ans.

—Du jour où j’ai vu le jeune Lepoiroux, riposta madame Chef-Boutonne, je l’ai dit à qui voulut m’entendre: «Ce garçon-là, pour peu qu’on le guide à propos, fera son chemin...» Ses façons, il est vrai, sa tenue, son langage...

Madame d’Oudart ne permit pas la critique:

—Hilaire a eu des négligences et des oublis, dit-elle, c’est certain; mais il n’est pas un méchant garçon. Il faut tenir compte de son origine. Tout bien pesé, il fait honneur à qui l’a soutenu et dirigé.

—Oh! mon Dieu, reprit madame Chef-Boutonne, ce que j’ai fait pour lui est peu de chose... Qui ne se serait intéressé à un sujet dont l’avenir était écrit sur le visage?...

—Je vous prie de croire, ma chère amie, que son avenir n’était nullement écrit sur son visage quand j’ai décidé de lui faire entreprendre ses études secondaires... Ah! je puis me rendre cette justice qu’en m’engageant pour lui alors, je n’escomptais aucune récompense!...

—Eh! mais, ma belle, fit madame Chef-Boutonne, votre désintéressement demeure peut-être plus pur et plus éclatant que vous ne le pensez!... «Une récompense», dites-vous: ne vous enflammez pas! Le télégramme ici présent n’est pas riche en remerciements. Notre jeunesse, je la connais, et je gage que votre protégé,—puisque vous semblez le revendiquer jalousement!—s’attribue à lui seul tout le mérite de l’événement de ce jour. Parions, pour la beauté du fait, qu’il oubliera de m’en faire part!...

—Hilaire, ma chère amie, ne saurait oublier les obligations qu’il vous a... Il m’a adressé ce télégramme; un pareil vous attend chez vous, cela est probable... Je défends le jeune Lepoiroux comme un garçon qui m’appartient un peu. Sa nature n’est pas expansive; s’il ne me paye point de mots, je l’excuse, puisqu’il me satisfait en s’ouvrant vaillamment la porte d’une carrière honorable.

—Je me flatte, dit madame Chef-Boutonne, d’avoir poussé, moi, la porte dont vous parlez, à plusieurs reprises, et de façon à mériter de la famille Lepoiroux des égards particuliers... N’oublions pas, ma chère, l’incohérence des démarches contradictoires que j’ai dû accomplir en faveur de ce jeune homme, soit par la malchance de son éducation première, soit par suite de fâcheuses influences dont plus tard on n’a pas su le détourner: voici tantôt deux ans, je plaidais pour le racheter de ses origines jésuitiques, et hier encore afin de le laver du contact de politiciens du plus mauvais ton... Je vous trouve bonne, en vérité!... Que ce succès universitaire vous honore, j’y consens, mais confessez que c’est par l’effet d’un singulier ricochet...

Les sons cuivrés de la musique s’étaient dispersés rapidement dans le vide du grand ciel d’été: maintenant, afin de percevoir les doux sons de sa flûte favorite, madame d’Oudart penchait la tête en avant et prêtait l’oreille: et peu s’en fallut qu’elle ne comprît point la querelle que lui cherchait madame Chef-Boutonne.

—Personne, dit-elle, ne songe à vous retirer, ma chère amie, l’appoint que vous avez gracieusement apporté au succès de notre jeune agrégé! Si mon rôle personnel dans l’éducation d’Hilaire vous paraît critiquable, laissons-le: j’ai renoncé, pour ma part, je vous l’ai dit, à toute gloriole. Mais je ne me gênerai pas, par exemple, pour revendiquer en faveur d’Hilaire lui-même un certain mérite, saprelotte!... Avouons qu’il n’a pas été desservi par son travail et son intelligence!...

Madame Chef-Boutonne branlait le chef; son œil était incrédule; elle avait le malin et agaçant sourire de son gendre Beaubrun.

Du travail, de l’intelligence, de l’efficacité des qualités personnelles, il était visible qu’elle s’efforçait de faire fi. Elle voulait que l’on ne pensât qu’aux visites qu’elle avait faites, par la chaleur caniculaire.

Cette attitude intolérable fit que madame d’Oudart s’oublia:

—Écoutez, ma chère, lança-t-elle, je ne voudrais pas vous dire des choses désagréables, mais, si les démarches faisaient tant...

—Si les démarches faisaient tant?... répéta madame Chef-Boutonne.

—Je dis bien: si les démarches faisaient tant...

—Eh bien?...

Madame d’Oudart hésita. C’était sa pensée, trop longtemps comprimée, qui allait éclater enfin.

—Eh bien?... répéta encore madame Chef-Boutonne provocante.

—Eh bien, votre fils ne serait pas aujourd’hui sans situation!...

Madame Chef-Boutonne répéta:

—«Sans situation...»

Elle devint blême. L’autre, effrayée par sa propre audace, le mors aux dents, sans souci des obstacles, fonçait tout droit, jusqu’au bout de sa pensée:

—Sans situation, dit-elle, et qui pis est...

—Et qui pis est?...

—A la remorque d’une petite grue!...

Madame d’Oudart regretta aussitôt des paroles si contraires à sa réserve ordinaire.

—Pardon! corrigea-t-elle, naïvement, je vais peut-être un peu loin!...

Madame Chef-Boutonne ramassait en hâte toutes ses jalousies, ses rancunes, ses jugements avortés sur la famille Dieulafait d’Oudart; elle les renforçait de tout ce que la colère invente et affirme de la meilleure foi du monde, et elle se grossissait, se faisait horrible et redoutable, comme un dogue tout en dents et en échine de crin.

Avant de parler, elle temporisa, pour inspirer plus d’effroi par sa patience même, ou bien à cause du religieux silence de la foule, subjuguée par le solo de flûte. Et, pendant cet accès de rage muette, une petite fille vint fouetter le sabot tout près d’elle, lui projeter contre la cheville un caillou, lui maculer sa robe de poussière, et, de ce qu’elle avait fait, comme d’une gentillesse, sourire d’une façon tout à fait gracieuse. La maman de la petite sourit de même, et madame Chef-Boutonne dut sourire. Mais, à la faveur d’un éclat des cuivres, elle bondit.

Ah! du pauvre Alex, à la suite de deux ou trois premiers chocs, que restait-il, bon Dieu!... Hélas! toutes les vérités furent dites, pêle-mêle avec les absurdités les plus folles.

Le sage M. Lhommeau essaya de parer les horions, mais un complot des choses favorisait le combat: le public s’en allait, la musique terminée, et les lutteuses prenaient du champ; des fillettes, recommençant de jouer dans l’espace libre, couvraient de leurs cris aigus la rumeur de l’assaut; les oiseaux qui s’allaient coucher faisaient aussi grand vacarme, et deux filles du quartier qui en étaient venues aux mains, sous les quinconces, attiraient par là le reste des promeneurs. Le gardien surgit, perça l’attroupement et en sortit, paisible, victorieux, herculéen, semblant porter à bout de bras chacune des filles. Pour les mener au poste, il passa là devant, suivi d’une ribambelle de gamins et non loin de ces dames. M. Lhommeau, désignant l’appareil de la police des jardins, dit:

—Gare à vous, mesdames! cela va être à votre tour!...

Elles furent confuses: il y avait de quoi. Et elles s’arrêtèrent: il était bien temps. N’en étaient-elles point, les malheureuses, à se jeter les maîtresses de leurs fils à la tête!...

Mais, tandis qu’on allait se séparer froidement, on vit madame Beaubrun qui venait et faisait signe de l’ombrelle: «Me voilà, me voilà avec un peu de retard...» On reprit donc ses positions, pour éviter un esclandre, et comme si rien n’avait troublé la limpidité de l’après-midi. Madame Beaubrun s’arrêta à l’établissement des gaufres, puis s’approcha en mordant la pâte légère qui lui poudrait d’un suc farineux les joues et les narines. Elle n’était pas assise qu’Alex survint d’un autre côté. Il se dit affamé comme elle, courut aux gaufres, revint, mordit la pâte, s’enfarina les moustaches. Et, garantis, croyaient-ils, l’un et l’autre, par le comique de leur gourmandise, ils négligeaient de dissimuler le sens d’un regard heureux, complice et familier, qui n’échappa à personne.

Madame Dieulafait d’Oudart ignorait leur intimité quoiqu’elle en eût quelque soupçon par un certain parfum dont s’imprégnait la chambre d’Alex. Elle la connut, là, et en même temps que l’autre mère. Et, sans rien dire, osant à peine lever les paupières sur celle qui se targuait tout à l’heure de ce que son fils fût l’amant d’une cabotine, elle savourait une de ces vengeances de mère, un peu honteuses, obscures, inavouables, certes! mais de quel ragoût! de quelles délices secrètes!...

Et l’on causa du beau temps.

LIII

Madame Lepoiroux vint à Paris jouir du triomphe. Elle fut d’abord convenable envers ses bienfaitrices, répartissant entre elles, avec égalité, les manifestations de sa gratitude. Sa gratitude, elle la vouait, en effet, non point à l’une plus qu’à l’autre de ces dames, mais bien à ces «messieurs» de Poitiers. A eux elle devait titres et parchemins, si beaux, si rapidement obtenus, à eux aussi «la place» qu’on allait arracher au «gouvernement» pour l’agrégé Hilaire Lepoiroux. «La place!» elle n’avait à la bouche que «la place». Elle connaissait tous les traitements des professeurs, tant d’Algérie que de la métropole, et s’était fait citer des cas de jeunes gens éminents qui, sans avoir passé par le crible fameux de l’École normale, furent d’emblée favorisés.

Lepoiroux (Hilaire) fut nommé, sans plus attendre, professeur de cinquième au collège municipal d’Yvernaucourt, dans les Ardennes. La «place» était de trois mille francs.

Madame Lepoiroux crut qu’il y avait maldonne. Madame Chef-Boutonne voulut bien encore pour elle courir au ministère. La nomination, vérifiée, se trouva fort juste.

Madame Lepoiroux accueillit à son retour l’amie de l’Université comme on ne reçoit pas un malfaiteur. Elle s’oublia pour la première fois de sa vie, complètement, elle-même et son fils, et leurs intérêts à venir: elle se déclara trompée, trahie, jouée d’une façon indigne... Qu’était-ce qu’on avait fait miroiter à ses yeux dans le salon de la rue de Varenne?... Qu’était-ce que cette Université toute-puissante et sur laquelle on pouvait tout? On pouvait tout, et c’était trois mille francs qu’on lui jetait en pâture, et à Yvernaucourt, un trou, au bout du monde!... Et qu’est-ce que c’était que ces sornettes qu’on lui avait débitées en présence du jeune Paul décoré de ceci, docteur en cela et du Conseil d’État?... Quoi? quoi?... Qu’est-ce qu’il était, en somme, le jeune Paul? Rien du tout, moins que rien, un coureur!... Ce fut Paul qu’elle dauba, d’instinct, parce qu’elle était mère.

Une seconde fois, madame Chef-Boutonne entendit le procès de son Paul.

Elle écourta l’audience, car elle poussait madame Lepoiroux vers la porte en lui disant entre ses dents:

—Votre condition, ma pauvre femme, m’oblige à bien de la patience... Je vous ferai remarquer que je me contiens...

Finalement, l’idée lui vint:

—Vous n’êtes pas satisfaite de moi... eh mais! et de vos «messieurs» de Poitiers?...

Madame Lepoiroux renia «ces messieurs» de Poitiers. Ils étaient, ni plus ni moins que les autres, des farceurs. Elle maudit l’heure où son fils avait été dirigé dans la voie des «études savantes»: elle l’eût, disait-elle, préféré épicier. Elle maudit le latin, les jésuites et madame Dieulafait d’Oudart. Elle réunit en un faisceau ses ressentiments divers et déclara:

—Tout le mal est venu de ce qu’on a connu des gens riches.

LIV

La veuve Lepoiroux était depuis beau temps apaisée que madame Dieulafait d’Oudart souffrait encore de son ingratitude. La mère d’Alex aurait eu moins de chagrin, croyait-elle, à envier une soudaine et magnifique élévation d’Hilaire qu’elle n’en eut à considérer la vanité de tout ce qu’elle avait fait pour ce garçon et pour sa mère.

Son vieux papa la chapitrait en lui démontrant que, dans la plupart des cas dont le désordre apparent nous émeut, c’est la raison tout simplement qui triomphe. Il disait que c’est la raison qui eût été blessée si madame Lepoiroux, qui se démenait depuis quinze ans, et de qui, de toute parts, on avait fouetté l’avidité, se fût satisfaite d’une place ne lui assurant que de quoi vivre, à Yvernaucourt, dans les Ardennes; que pareillement, c’est la raison qui eût souffert si Hilaire Lepoiroux avait obtenu une situation plus brillante, car il n’en était pas digne.

—Savant! savant!... disait-il, mais être savant ce n’est pas savoir, c’est tirer parti de ce qu’on sait: causez trois minutes ou quinze jours avec Hilaire Lepoiroux, vous vous convaincrez qu’il est plus incapable et plus sot que le jeune Chef-Boutonne lui-même!...

M. Lhommeau disait qu’enfin il était juste et raisonnable que ce jeune Chef-Boutonne eût été nommé récemment à un petit emploi au ministère de l’Intérieur, ce qui convenait parfaitement à un fils de famille dénué de tout talent personnel, et constituait une équitable récompense des démarches et sollicitations extraordinaires de sa mère,—tout grand déploiement d’activité devant, selon les lois naturelles, être suivi d’un certain effet!...

—Oh! vous, papa, disait madame d’Oudart, vous trouvez tout très bien, et chacun à sa place... Et notre situation, à nous, voyons! est-ce qu’elle est juste?

—Qui donc s’en plaint? dit M. Lhommeau; je l’entends vanter ici tous les jours!...

—Je ne dis pas que je m’en plains, mais!...

Son père n’insista pas. Madame d’Oudart, à la vérité, vivait dans l’angoisse: elle avait peur de mourir avant qu’Alex fût tiré d’embarras. «Avocat, simple avocat, tout petit avocat», encore fallait-il l’être, et il ne l’était point. Et la ressource d’amour-propre qu’avait fournie, pendant un certain temps, la modestie ostentatoire, elle s’épuisait, se démonétisait, les rivales de madame d’Oudart étant elles-mêmes converties à une certaine modestie, madame Lepoiroux à Yvernaucourt, dans les Ardennes, madame Chef-Boutonne abattue par la médiocre situation de son fils.

Madame d’Oudart s’informait:

—Mais, avocat, enfin, que gagnera Alex?

Elle allait jusqu’à dire:

—Une fois inscrit au barreau, voyons, gagnera-t-il quelque chose?

M. Lhommeau faisait:

—Heu! heu!... perdu dans la foule des stagiaires de Paris...

Au cœur du dernier hiver, pour une toiture effondrée à la ferme mitoyenne de Nouaillé, d’où naissait une contestation avec le locataire, Thurageau avait exigé qu’Alex lui-même se dérangeât et vînt s’initier sur place aux droits des propriétaires ainsi qu’aux vexations qu’ils sont appelés à subir... S’il fallait à tout prix réparer la construction, un voyage à Poitiers n’augmenterait-il pas le dégât en pure perte? Possible! mais le notaire n’avait pas lâché prise qu’il n’eût sous la main le jeune futur propriétaire, qu’il ne lui eût seriné les points litigieux du conflit, qu’il ne lui en eût soufflé la solution, qu’il ne l’eût conduit à Nouaillé dans sa voiture, et, sur le lieu du sinistre, qu’il ne l’eût entendu débattre ses intérêts avec courtoisie, compétence et grâce naturelle, contradictoirement avec le monsieur sexagénaire dont on évitait, rue Férou, de prononcer le nom; qu’il ne l’eût vu enfin obtenir gain de cause, à l’amiable.

Depuis qu’Alex était censé avoir battu sur le seul terrain du droit, et avant même d’avoir passé sa licence, le sexagénaire qui occupait Nouaillé, l’espoir était permis qu’Alex se pût débrouiller au barreau.

De cette victoire, en outre, était résultée, non une sympathie, mais presque une complaisance, une certaine sollicitude pour ceux qu’Alex avait tenus en échec, et leur nom ne faisait plus peur. On disait: «Monsieur Lanteaulme, le père... Monsieur Lanteaulme, le fils»; on savait que la femme de celui-ci était une demoiselle de Quatrespée, d’une très ancienne famille du Périgord, et arrière-petite-fille du général marquis de Quatrespée, tué à la bataille de l’Isly; enfin que sa jeune sœur avait nom Hélène.

—Tous ces gens-là sont très gentils, avait affirmé Alex, à son retour.

Il avait vu «cet imbécile de Jeannot».

—Les poiriers?... avait demandé M. Lhommeau.

—Ah bien! grand-père, si vous vous imaginez que je me suis tourmenté des poiriers!...

Trois mois après, sous le prétexte d’un procès criminel très retentissant, ce diable de Thurageau écrivait à madame Dieulafait d’Oudart en la suppliant de lui renvoyer Alex, qui «avait tout à gagner» à assister aux assises.

On soupçonna Thurageau de vouloir attirer Alex à Poitiers, non pour le temps des assises, en vérité, mais pour l’avenir.

—Où est le mal? demanda M. Lhommeau.

Madame d’Oudart pensait, mais ne disait pas:

«Avocat, fût-ce à Poitiers, cela vaut bien le métier de gratte-papier au ministère!...»

Alex ne se fit point tirer l’oreille pour retourner à Poitiers, tandis qu’à le décider au premier voyage, «la croix et la bannière» avaient dû être employées. On le laissa aller; il demeura là-bas une quinzaine.

Thurageau écrivait:

«... Laissez-le, il écoute bien, il s’instruit, il prend le ton de la cour.»

On reçut un télégramme: on crut qu’Alex annonçait son retour. Il disait:

«Puis-je accepter dîner Nouaillé?»

Cela fut un événement. Si familier que l’on fût devenu avec les noms de MM. Lanteaulme et des arrière-petites-filles du général marquis de Quatrespée, l’image d’Alex, héritier, futur propriétaire de Nouaillé, chassé de son domaine, et rompant le pain des occupants, parut inadmissible au premier chef. Le refus, toutefois, parut ridicule. A mieux l’examiner, la chose était la plus naturelle du monde. M. Lhommeau, quant à lui, dit:

—Qu’a-t-il besoin de permission?

Puis, la mère—qui devine le sens obscur des choses touchant le sort de son fils—tressaillit tout à coup, fut émue sans pouvoir dire pourquoi, voulut répondre non, voulut répondre oui, et finit par laisser le grand-père libre de répondre à sa guise. M. Lhommeau prit son chapeau, sa canne et alla au bureau télégraphique du Luxembourg, où il écrivit sur une formule:

«Accepte et bon appétit.»

Alex revint, cependant, de Poitiers, et ravi, non pas d’en revenir, mais d’y avoir été. Les assises, sans doute, il les avait suivies: Thurageau ne plaisantait pas... Thurageau, d’ailleurs, était joliment brave homme; il s’entendait à organiser un programme de fêtes!... Les assises, sans doute! elles y étaient inscrites!... Mais les parties de tennis!... mais des matinées, le dimanche, où l’on avait dansé!... mais des allées et venues dans le tilbury de Thurageau!...

—Des parties de tennis, avec qui?... Dansé... chez qui?... Où donc menait le tilbury de Thurageau?

—Mais, à Nouaillé, chez les Lanteaulme!... Avec qui j’ai dansé? mais avec la jeune femme, avec la jeune fille!... Le tennis? avec les mêmes!

Madame d’Oudart frémissait; elle disait:

—Oh! mais... oh! mais...

Enfin elle s’écria:

—Thurageau est fou, ma parole!

—C’est un type, dit Alex.

Et il continua de parler de ce qui l’avait émerveillé là-bas: les chevaux,—cinq!...—l’écurie était pleine... quatre voitures, dont un tonneau pour «mademoiselle Hélène», qui conduisait son ancien cheval, à lui... Et les chasses de l’hiver dernier, dont on parlait encore!... Et le jardin: trois hommes pour l’entretenir!... dont ce pauvre Jeannot...

—Les poiriers?... demanda M. Lhommeau.

—Les poiriers?... eh bien! écoutez, grand-père: cet imbécile de Jeannot n’a pas manqué d’informer les Lanteaulme de votre goût pour vos arbres à fruits... alors voilà...—ils sont très gentils, ces gens-là, vous savez...—enfin ces dames m’ont demandé s’il vous serait agréable de recevoir une corbeille, au mois d’août...

—Qu’as-tu répondu? dit vivement madame d’Oudart.

—J’ai répondu que cela ferait le plus grand plaisir à grand-père.

—Bravo! s’écria M. Lhommeau.

—C’est cela! fit madame d’Oudart, ironique; jetons-nous, les yeux bandés, dans les bras de ces gens-là!...

—Attendez! dit Alex. Monsieur Lanteaulme, le père, a fait remarquer qu’il pouvait, justement, y avoir indiscrétion à vous offrir cette corbeille, et il a été convenu qu’on ne vous l’enverrait que sur un signe de votre part.

—Ça y est!... Que vous disais-je! s’écria madame d’Oudart; l’envoi de cette corbeille a un sens, un sens très net; je l’ai deviné tout de suite... Déjà l’invitation à dîner adressée à Alex avait un sens, lui-même l’a bien senti: c’est pourquoi il a cru devoir nous demander la permission... Ah! j’avais bien raison de me méfier!... Et je vous dis, moi: non! non et non! Il faut étouffer cette affaire-là dans l’œuf.

—Étouffer quelle affaire?...

—Je m’entends. Voyons, mon enfant, sérieusement: cette jeune fille, à ton avis, comment est-elle?

—Mais... bien.

—Tu la trouves bien?...

—Je la trouve bien.

—Tu la trouves bien... et... un point, c’est tout?

—Un point, c’est tout.

Madame d’Oudart s’agita. Un conflit de désirs et de volontés contraires s’éleva en elle: elle avait des visions, et elle les chassait, et, celles-ci évanouies, elle les évoquait, puis les chassait de nouveau.

Enfin elle dit à son père:

—La chose est claire comme le jour, Alex a plu là-bas: on nous fait des avances.

A brûle-pourpoint, désormais, lorsque ce bon M. Lhommeau branlait la tête en commençant à sommeiller, elle lui décochait, en trois coups espacés et retentissants:

—Non!... non!... et non!...

Le vieillard, redressé soudain, ouvrait un œil égaré. Et sa fille disait:

—Parions que je recevrai, un de ces jours, une lettre de Thurageau?

—Rien de plus naturel, ma fille.

—Je m’entends. Je parle d’une lettre de Thurageau où l’on nous mettra les points sur les i.

—Tant mieux! disait M. Lhommeau; j’aime que l’on écrive lisiblement.

—Bon! bon! riez!... Rira bien qui rira le dernier...

Les pressentiments de madame d’Oudart étaient-ils justes? On reçut une lettre de Thurageau: écriture bien connue, de type ancien, timbre de l’étude appliqué au revers. Avant de la décacheter, madame d’Oudart la frappa d’une chiquenaude, en regardant son père:

—Hein?... que vous disais-je?...

Et, tremblante, le cœur battant la breloque et la vue troublée, madame d’Oudart déchiffra avec peine, sauta des lignes, devina plutôt qu’elle ne lut, reçut l’impression du sens général de la lettre par un certain nom propre souligné d’un double trait, plus encore que par les phrases de Thurageau, qui semblaient tournées en spirales et enjolivées d’arabesques peu ordinaires.

—Elle est forte! s’écria madame d’Oudart.

—Allons! lui dit son père, remettez-vous... On vous demande la main de votre fils?... C’est bien de cela qu’il s’agit?...

—Oui, oui! c’est bien de cela qu’il s’agit... Savez-vous qui demande la main de mon fils?... le savez-vous?...

—Mon Dieu... j’ai tout lieu de croire...

—Attendez! attendez!... que je vous empêche de dire une chose regrettable!... C’est Babouin.

—Babouin! répéta M. Lhommeau.

—Avouez que ce tanneur, pour nous venir relancer une seconde fois, a une certaine audace!

—Il est riche, et nous ne le sommes point.

—Eh bien! dit madame Dieulafait d’Oudart en se redressant, c’est pour cela que je le dédaigne; et, plus pauvre aujourd’hui qu’à l’époque où cet insolent nous fit sa première demande, je vais m’offrir un certain luxe qui ne sera jamais au-dessus des moyens de l’indigent pour peu qu’il ait le cœur bien placé: c’est le mépris, net et sec, de la fortune. Il ne faut pas deux mots pour l’exprimer.

Elle écrivit sous l’adresse télégraphique: «Thurageau-Poitiers», ce mot seul et fier: «Non», et signa.

Forte de cet acte accompli, la vue plus libre, elle relut la lettre, en détail. Babouin donnait une sérieuse dot à sa fille unique, et y joignait les fermes acquises par lui sur Nouaillé: c’était la reconstitution du domaine. Pourquoi Babouin faisait-il cela? Pour les beaux yeux d’Alex. En effet, comment croire que, pour assurer à son héritière l’avantage d’échanger le nom de Babouin contre celui de Dieulafait d’Oudart, Babouin eût négligé de s’informer si Alex avait seulement une situation? Mademoiselle Babouin aimait. On soumit le cas à Alex. Il ignorait cette jeune fille. A Poitiers, il ne l’avait pas vue.

—Ces dames, dit-il, ne la voient pas.

Le télégramme fut expédié. On garda de l’aventure une certaine dent à Thurageau.

Thurageau s’excusa d’ailleurs, peu après, affirmant «s’être acquitté, en notaire, d’une simple mission». On en conclut que ce n’était pas pour faire parader Alex sous l’œil sensible de mademoiselle Babouin qu’il avait mandé le jeune homme à Poitiers.

Pourquoi donc l’avait-il mandé à Poitiers?

On attendit.

On attendait. On ne voulait, à aucun prix, avoir l’air d’attendre. C’est ainsi que parfois, au théâtre, le rideau baissé sur un acte de formule nouvelle, certaines personnes s’abstiennent de parler plutôt que de laisser entendre qu’elles se sont trompées, soit en croyant que la pièce est finie, soit en jugeant qu’une suite y serait nécessaire...

Plusieurs mois s’écoulèrent.

Tout à coup, madame d’Oudart s’avisa que l’on avait été peut-être bien impoli en ne répondant pas,—fût-ce par une fin de non-recevoir, mais courtoise,—à la «gentille» proposition qu’avaient faite les Lanteaulme d’adresser à M. Lhommeau une corbeille de fruits.

Alex sourit; M. Lhommeau, à l’idée seule des fruits, fut gagné par la convoitise. On fut d’avis, toutefois, qu’il était maintenant un peu tard pour agir. Écrire, à ce propos, et quand on voit précisément le mois d’août approcher, marquerait plus de goût pour les poires que de sensibilité à une gracieuse avance. Que faire? Déplorer ce qu’Alex et son grand-père voulurent bien nommer, par euphémisme, une négligence, afin de ne pas trop contrister la pauvre madame Dieulafait d’Oudart qui, l’on s’en souvenait bien, s’était opposée catégoriquement à toute réponse, par ses «non!... non!... et non!...»

Le temps coulait toujours. Il vint, le mois d’août, le mois où l’on cueille la «cuisse-madame», la «grosse musquée», la «pucelle de Saintonge».—«Cet imbécile de Jeannot», à Nouaillé, avait-il pensé à les cueillir?...

On eut, il est vrai, une diversion: Alex passa enfin sa licence. On ne le cria point sur les toits, car c’était là un fruit blet, que l’on avait manqué de cueillir à temps... N’importe! l’an prochain, Alex serait avocat. Où?

—On ne m’ôtera pas de l’idée, dit simplement madame d’Oudart, que tes assises, en Poitou, aient été pour toi, mon enfant, d’un puissant secours...

Alex ne prétendait pas le contraire.

Et sa mère laissait échapper parfois, comme un cri plaintif:

—Thurageau nous néglige...

Elle lui écrivit soudain, à propos de ses affaires, puis se mit à correspondre avec lui si fréquemment, et si hors de propos, que le malin notaire soupçonna que le vent avait tourné, rue Férou. Il écrivit, lui, une lettre enjouée, une lettre d’ami, une lettre qui rappelait le Thurageau organisateur de divertissements, le Thurageau voiturant Alex en tilbury de Poitiers à Nouaillé. Il y rapportait, entre autres choses, et comme au hasard, une conversation qu’il avait eue récemment avec M. Lanteaulme, au cours de laquelle ce monsieur, s’informant d’Alex,—dont il n’oubliait point l’argumentation habile, lors du toit effondré,—lui avait dit qu’il était regrettable que la province fût privée de «ses meilleurs sujets».

Il ne s’était pas compromis, M. Lanteaulme; il ne se compromettait guère, maître Thurageau. Madame d’Oudart se tint pour flattée des paroles de M. Lanteaulme.

Elle prit à part son fils et lui dit:

—Mon enfant, tu as en Thurageau un vieil ami et un guide. Au moment où ton avenir va franchement se décider,—il s’agit de savoir où tu seras inscrit au barreau,—je serais bien aise que tu fisses un petit tour à Poitiers: tu le verrais, lui parlerais; te voilà maintenant d’âge à juger par toi-même les arguments qu’il te présentera.

Alex, en un langage qui était encore de son âge, répondit:

—Ça colle...

Et, durant les soirs orageux du mois d’août, cette année-là comme les précédentes, madame Dieulafait d’Oudart et son vieux père espérèrent la fraîcheur, sur la petite cour de la rue Férou, quand l’Angelus répandait ses vibrations mélancoliques sur Paris, quand les séminaristes rythmaient si bien leur prière, quand mouraient un à un les bruits des petits ménages, et quand, dans le silence, enfin, résonnait l’accord du piano... Alex était en Poitou. Alex ne revenait pas du Poitou: les conseils de Thurageau, sans doute!... Il prenait son temps pour s’en imprégner. Mais la mère osait dire:

—Espérons aussi qu’il se distrait!...

Le notaire écrivait:

«... Il ne s’ennuie pas, je vous le garantis...»

Un jour, le notaire osa dire:

«On ne s’ennuie pas avec lui...»

Mais cela avait-il le sens qu’on y pouvait entendre? On épilogua fort, là-dessus, rue Férou, le soir, et au Jardin du Luxembourg, et l’on n’en put tirer aucune certitude. Madame d’Oudart écrivit au notaire:

«Holà! Thurageau, s’il vous plaît, n’allez pas laisser mon grand gamin commettre quelque sottise! Vous connaissez, j’espère, ma situation de fortune: qu’il s’amuse, fort bien! qu’on ne s’ennuie pas avec lui, passe encore! mais, de grâce, n’allez pas laisser naître au cœur de deux enfants des espérances irréalisables!...»

Thurageau répondit:

«Les espérances ne sont pas irréalisables.»

Et madame d’Oudart:

«Thurageau, c’est fou, c’est fou! Il y a une disproportion que je n’admets pas... Toute ma conduite, toutes mes idées s’opposent...»

Le diabolique notaire répliquait:

«La fortune?... mais n’avez-vous pas prouvé que vous en faisiez fi, madame et chère amie?... Le mariage riche? mais l’affaire Babouin témoigne que vous l’avez foulé aux pieds!...»

—Il a raison! dit madame Dieulafait d’Oudart.

—Le fait est..., dit M. Lhommeau.

On reçut la corbeille de fruits.

Elle contenait la «cuisse-madame», la «grosse musquée», et le «beurré d’août» même, qui ne se cueille guère qu’en septembre, plus quelques pommes de reinette.

—Ceci, dit madame d’Oudart, c’est tout à fait, tout à fait gracieux.

—Le fait est..., dit M. Lhommeau.

Alex revint du Poitou plus ravi que la fois précédente... Les conseils de Thurageau, sans doute, on allait en parler!... On lui demanda:

—Eh bien! et la jeune fille?

—La jeune fille? Elle est très bien.

—Très bien... un point, c’est tout?

—Un point, c’est tout.

On l’eût souhaité plus chaleureux ou plus expansif. Enfin! Il s’était énormément amusé et il était invité à la chasse, au mois d’octobre.

—Et ton inscription au barreau?...

—A Poitiers, Thurageau est d’avis.

—Comment!... Mais tu nous lâches?

Il était tout prêt à quitter Paris.

Alex rapportait avec lui comme une odeur de feuillages, de verveine et de fraises des quatre saisons mêlées à la framboise. Le soir de son retour, après le dîner, une grosse pluie tomba. Lorsqu’il pleuvait, l’été, d’ordinaire on laissait les fenêtres ouvertes, et l’on s’approchait, autant que possible, des gouttes lourdes, pareilles, en leur chute, à de longs fils d’argent tendus du ciel à la terre, et que colorait au passage la lumière des lampes. Elles atteignaient la cour dallée en claquant, comme des œufs d’oiseaux qu’on eût jetés du cinquième étage, et, quand une femme avait à traverser les douze mètres carrés, sous l’ondée, en s’abritant d’un parapluie ou de sa jupe, elle poussait un cri, et, à peine arrivée, racontait son expédition à haute voix... Et l’on remarquait que le piano se taisait, les soirs de pluie, ainsi que la voix qui avait coutume de chanter, comme si, par soi seul, le phénomène de la pluie d’été, qui répand une certaine torpeur, un peu de bien-être et de la mélancolie, comblait le modeste et intime goût de poésie que flatte, chez tout être humain, une note musicale, un chant...

Toute amoureuse est rêveuse, et, ce soir, le long de ces beaux fils d’argent, s’enroulèrent et cabriolèrent des rêves que madame Dieulafait d’Oudart tenait résolument prisonniers.

Elle les tenait prisonniers, car l’ivresse maternelle a des bornes; ainsi, la mère d’Alex, qui, parfois, voyait, en imagination, les lettres de faire part du mariage de son fils:—«Monsieur Lhommeau, ancien conseiller à la Cour d’appel de Poitiers, chevalier de la Légion d’honneur, madame veuve Dieulafait d’Oudart, etc...»—n’avait jamais, non jamais permis à ses yeux, de lire, fût-ce en un songe, sur ce vélin, le nom de mademoiselle de Quatrespée. Elle le lut. Elle le lut sur de blanches feuilles de vélin fabriqué à Angoulême, peut-être, et par Babouin,—ô ironie!—sur de blanches feuilles de vélin qu’un ange charmant, descendu malgré la pluie, avec le son des cloches, lui présentait avec des façons d’une grâce accomplie, en lui adressant un petit discours, mais d’une voix si douce qu’on l’entendait mal, et qui toutefois se terminait par ces mots: «parce que vous avez beaucoup aimé!...»

Ces mots, quand elle les entendit, lui parurent tellement vrais et si dignes de la justice divine qu’elle s’attendrit et pleura, en ayant l’air de regarder tomber la pluie. De ce moment, elle ne douta plus qu’elle n’eût mérité, en effet, par son immense amour, que son fils épousât une demoiselle de Quatrespée. Et elle pensa à l’allée du potager de Nouaillé, bordée par le double cordon de pommiers nains, et où, de tout temps, elle ne savait pourquoi, elle avait désiré voir son fils se promener au bras d’une jeune fille très distinguée, riche si possible, et de famille excellente...

Il n’était pas encore permis de parler de cela, assurément; mais son trouble joyeux éclata et fut apparent, en ce qu’elle s’apitoya sur le sort de cette pauvre Nathalie Lepoiroux, exilée à Yvernaucourt (Ardennes), voire sur le sort de madame Chef-Boutonne, qu’à tort ou à raison, en toute franchise, elle plaignait, à cause de sa fille qui ne se conduisait pas bien, et à cause de son fils, un crétin.

Compatir au sort de ses deux rivales fut désormais pour elle une manière discrète, inconsciente, sincère, de chanter, par anticipation, son personnel cantique d’allégresse.

LV

Il arriva, un soir, rue Férou,—non pas portée par un ange,—une de ces larges et blanches enveloppes qui contiennent l’annonce d’un mariage. Elle était adressée à Alex; il l’ouvrit négligemment.

—Qui est-ce qui se marie? lui demanda sa mère.

—Personne, dit-il; une jeune fille que j’ai connue au cours de danse... Tu veux savoir son nom?... Allons, tiens: «Madame veuve Proupa a l’honneur, etc... de sa fille Raymonde...»

—Et qui épouse cette Raymonde?

—Tu la connais?... Tu t’intéresses à elle?...

—Je ne la connais pas, mais je la plains.

—Cette idée!...

—D’abord, pourquoi t’envoie-t-elle une lettre de faire part?...

—Je te dis, maman: j’ai dansé avec elle.

—Bon, bon! C’est encore une malheureuse... Enfin, qui épouse-t-elle?

—Un monsieur. Un monsieur Blaisois, Jules Blaisois... Connais pas.

—Je serais curieuse de savoir si on épouse un monsieur Jules Blaisois...—Jules!... et Blaisois!...—par amour!...

—Enfin, maman!...

Il y avait un peu plus d’un an qu’Alex avait rompu toutes relations avec Raymonde. Un an passe, et tant de choses sont changées! Qui eût dit que Raymonde, la sinistre Raymonde aux noirs projets, Raymonde, l’amante éperdue d’Alex,—et qui aurait pu jadis épouser un monsieur de Bérébère,—au bout d’un an épouserait un monsieur Jules Blaisois?... Mais qui sait quelles péripéties, parfois plus tristes que «le réchaud ou la Seine», conduisent une infortunée au mariage,—au mariage avec Jules Blaisois?...

Un fat eût voulu savoir l’histoire réelle de Raymonde; Alex préféra penser qu’elle l’avait promptement oublié.

Et, fort de l’exemple de Raymonde, ce fut d’un cœur léger qu’il aborda, un jour, avec Louise, le grave sujet de la rupture.

Depuis longtemps, Louise écoutait sans mot dire les récits de ses voyages à Poitiers. Elle les accueillait, même, en souriant de sa grande bouche; à peine Alex remarqua-t-il, une fois ou deux, qu’elle continuait de sourire alors qu’il n’y avait pas lieu de le faire, ou bien qu’elle souriait tout à coup et mal à propos. Elle s’excusait, en prétendant qu’elle était un peu «toc-toc...» Elle était plus jolie et plus amusante, en vérité, avec son air un peu «toc-toc...»

Il lui narrait les parties de tennis, les dîners, les matinées dansantes; il énumérait les chevaux dans l’écurie de Nouaillé; il décrivait le jardin peigné par les trois jardiniers... Pourquoi raconta-il l’épisode de la corbeille de fruits envoyée à son grand-père Lhommeau? parce qu’il éprouvait un impérieux besoin de parler de Poitiers, de Nouaillé et de ses habitants, comme on parle de ce qui vous tient le plus au cœur. Et il s’ouvrait à demi à sa maîtresse, faute de pouvoir se confier à ses amis, à présent dispersés, et aussi parce que Louise l’écoutait trop complaisamment, et l’encourageait même de son trop fréquent sourire.

Une bonne fois, de but en blanc, il lui dit qu’il allait s’installer à Poitiers.—C’était au café Voltaire. Louise, la voilette relevée sur le nez, prenait sa grenadine. Elle posa son verre, mais d’une façon si maladroite que c’était à croire qu’elle ne voyait point ce qu’elle faisait, car sa main heurta le petit ballon de vermouth dont le contenu se répandit. On s’écarta; le garçon accourut, épongea, essuya. Louise put rire de toute sa bouche; il y avait de quoi: elle n’avait, de sa mémoire, commis pareille maladresse. Et l’on parla de l’incident du vermouth, point du départ d’Alex.

Aucune liaison d’amants n’avait été plus agréable et plus tendre. Ils se voyaient, depuis cinq ans, presque tous les jours. Alex avait pu, une fois, éprouver quelque inquiétude par l’absence de Louise, mais par sa présence jamais le plus petit déplaisir. S’il regrettait quelque chose de Paris, c’était bien Louise. Il la regrettait plus qu’il ne le pensait même; en tout cas, beaucoup plus qu’il ne saurait le lui dire... Et Louise, est-ce qu’elle le regrettait? Elle ne disait rien; elle avait l’air de rire... Et Alex se sentait tout à coup peiné de ce que la séparation allât s’accomplir sans qu’on eût fait à l’événement l’honneur d’une petite scène. Il eut un bon mouvement: il décida, à cause de Louise, de reculer d’un ou deux jours son départ.

Il lui dit, sur la place de l’Odéon, en la serrant contre lui, sous le prétexte de la garer d’une voiture:

—Écoute!... non... il faut nous revoir encore une fois.

Louise parla du fiacre qui avait failli l’écraser.

Il la conduisit un bout de chemin, et il commençait à s’inquiéter parce qu’il se pouvait, si Louise n’était pas insensible, qu’elle eût un de ces chagrins tout à fait sérieux, qui sont glacés. Mais, depuis qu’il la connaissait, à aucun moment Louise n’avait laissé supposer qu’elle pût éprouver du chagrin. D’ailleurs, ils se quittèrent en se disant:

—A demain!...

Ils se quittèrent, rue de Médicis, proche de la grille du Luxembourg. Les oiseaux piaillaient dans les arbres jaunis. Alex, en s’éloignant, se retourna pour voir Louise encore une fois, quoiqu’il la dût revoir le lendemain. Mais Louise ne se retourna pas. Elle avait adopté déjà son pas d’automate, et ses beaux cheveux blonds, par le miracle ordinaire, semblaient diminuer de volume et d’attrait. Pourtant, vers la hauteur du boulevard Saint-Michel, un étudiant, lui emboîtant le pas, lui conta une galanterie; mais, tout à coup, sentant en ce petit être quelque chose de si étranger aux préoccupations qu’il lui témoignait, il la salua très poliment, et s’excusa:

—Oh! pardon, madame!...

Ce fut ce jeune homme qui la releva, cent mètres plus loin, sous les sabots des chevaux du tramway de Montrouge, car il ne l’avait pas perdue de vue.

On put la transporter chez ses parents: en ouvrant son corsage, dans la pharmacie, on avait trouvé sur un papier plié son adresse, en belle et lisible écriture. L’acte suprême de Louise était prémédité depuis quelque temps, probablement: Louise avait ses répugnances; elle ne voulait surtout pas que son corps allât à la Morgue.

Ce fut un petit incident de quartier.

LVI

Il se trouva même très à propos que Louise ne pût venir le lendemain au rendez-vous, car Alex n’y fût point allé: ce jour-là tombèrent inopinément, rue Férou, MM. Lanteaulme, père et fils, et la jeune femme de celui-ci;—point de jeune fille, il est vrai.—Ils venaient faire visite, simplement, et causèrent du lien qui unissait les deux familles: à savoir, le sang versé sur le sol africain et par le général marquis de Quatrespée et par l’héroïque commandant Dieulafait d’Oudart. C’était un beau sujet, qui éveilla nombre d’idées, et celles qu’on exprima semblaient n’avoir pour but que de laisser deviner celles qu’on taisait.

Mais on soupçonna l’intention qu’avaient ces messieurs de ne point renouveler le bail. Madame d’Oudart allait s’en effrayer: ces messieurs levèrent ensemble quatre doigts gantés.

—Tout s’arrangera au mieux des intérêts communs, dirent-ils, avec une entière assurance.

Qu’entendaient-ils par là?...

Loin de quitter le pays, ils y faisaient bâtir, aux environs de Nouaillé. Ils nommèrent la propriété récemment acquise. Ils se plaisaient extrêmement en Poitou.

Ils témoignaient la plus grande confiance dans les capacités d’Alex, car Thurageau certifiait à tout venant qu’Alex avait le plus bel avenir. Comme homme du monde, le jeune «maître» était assuré de tous les succès. Le grand-papa et la maman, on l’espérait bien, voudraient être témoins, «au pays même», d’une carrière qui s’annonçait si bien...

Et la maman et le grand-papa ouvrirent les mains et les tinrent écartées du corps, inclinèrent la tête un peu sur une épaule, avec cet air d’être résignés à tout, jusqu’au martyre, comme les bons saints dans leur niche, à qui Dieu offre le Paradis, et qui semblent dire: «Seigneur, qu’il soit fait selon votre parole!» alors qu’ils sont, au fond, bien contents...

Et le Paradis, en effet, fut ouvert au grand-papa et à la maman. Il leur fut ouvert plus tard,—chaque chose vient en son temps. Le Paradis leur fut ouvert sous les apparences d’un Nouaillé luisant, peigné, brossé, tiré à quatre épingles, d’un Nouaillé dépourvu d’un brin d’herbe et garni de fleurs alignées comme les pioupious à la revue; d’un Nouaillé sillonné de voitures, peuplé de domestiques, retentissant de cloches, de gongs, de sonneries électriques, d’aboiements de meutes, et tout grouillant d’un monde inconnu d’eux. Ils crurent rêver: était-ce songe ou cauchemar?... Revoyaient-ils bien là leur Nouaillé agreste, familial et simple?

Madame d’Oudart se rappela les paroles prononcées autrefois par son notaire: «Fiez-vous donc au coup de baguette que votre fils a reçu en naissant...» Alex avait de la chance. Mais tant de chance est-il un bien? Le Paradis, c’est trop beau...

Il fallait avouer, en tout cas, que la jeune mademoiselle de Quatrespée était délicieuse et tout à fait éprise d’Alex. Madame d’Oudart eût souhaité la voir se promener au bras de son fils, le long du cordon de pommiers nains, au fond du potager, un beau soir. Mais elle n’en eut pas une fois le loisir. Nul ne descendait plus au potager: tous ces gens-là avaient bien trop à faire à se déplacer, à manger la poussière des routes, à se visiter, à s’inviter, à projeter des divertissements pour demain. Et, chaque jour, l’heure exquise passait, là-bas, au delà du parc, entre les artichauts, les couches à melons, le thym, le romarin, les fruits mûrs et les ondées de l’arrosage, sans qu’aucun des hôtes du moderne Nouaillé la vît, l’exquise, la solitaire, la divine heure du soir: chacun s’habillait pour dîner.

A la personne de M. Lhommeau fut attaché, par une attention spéciale, un jardinier-chef qui ne lui fit pas grâce d’une promenade au jardin sans lui parler si savamment que le vieillard eut préféré «cet imbécile de Jeannot...»

Et, lorsque le moment fut venu d’envoyer les lettres de faire part, madame Dieulafait d’Oudart, au milieu d’un bonheur si splendide qu’elle ne l’eut seulement pas osé souhaiter, se recueillit et se demanda quelle attitude il convenait qu’elle adoptât envers madame Chef-Boutonne, avec qui les relations étaient fort refroidies, et madame Lepoiroux, l’ingrate d’Yvernaucourt.

Elle s’avisa que leur adresser, comme à toutes ses connaissances, le vélin d’Angoulême: «Monsieur Lhommeau, ancien conseiller à la Cour, etc... madame veuve Dieulafait d’Oudart, ont l’honneur, etc... avec mademoiselle Hélène de Quatrespée»,—c’était bien, mais un peu sec, et frisant l’impertinence; et qu’il serait plus digne qu’oubliant toute rancune, elle écrivît à ses deux anciennes amies, de sa main, et ajoutât au nom de la jeune fille ce qu’une lettre officielle n’eût pu contenir: quelque chose comme le chiffre de la dot, par exemple, ou, tout bonnement, mon Dieu! ceci: «arrière-petite-fille du général marquis de Quatrespée, tué à la bataille de l’Isly...»

A ce témoignage d’un souvenir toujours vif madame Lepoiroux, qui grondait sourdement à Yvernaucourt, ne répondit rien. Mais madame Chef-Boutonne eut un cri de mère. A la suite de félicitations exagérées, ne pouvant, quant à elle, rien annoncer, momentanément, de magnifique de son Paul, petit employé de ministère, elle croyait répondre du tac au tac en apprenant à la mère d’Alex, avec une joie sincère, et des soupirs, et des atermoiements, que l’on avait découvert à son cher Paul un don naturel, et qui promettait d’agréables soirées à leurs amis: «une fort jolie voix de baryton ténorisant!...»

Madame Dieulafait d’Oudart tendit à son vieux père la riposte de la rue de Varenne à Nouaillé:

—Lisez donc, dit-elle; c’est comique!

FIN


———
IMP. CHOGNARD.—ENGHIEN-LES-BAINS.—7971-7-18


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