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Le bel avenir

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XXVI

Alex avait cessé de fréquenter le cours de danse. Il se donnait pour prétexte qu’il lui était pénible de se retrouver en présence de madame Proupa, et il essayait de le faire entendre, à mots couverts, à Raymonde. Mais Raymonde disait à Alex:

—Si vous m’aimiez, vous n’écouteriez que le plaisir de me voir. Viendrez-vous?

—Non, répondait Alex.

—Alors, c’est que vous ne m’aimez pas!

—Si! répliquait Alex.

«Elle est bien jolie, pensait-il, mais, Dieu de Dieu! qu’elle est ennuyeuse!...» Il n’allait pas au cours de danse; mais, pour que sa mère ne fût pas tentée de lui dire: «Eh bien! mon enfant, profite de ces deux soirées par semaine pour travailler un peu à côté de moi, sous la lampe», il n’informait point sa mère qu’il négligeait le cours de danse, et il allait trouver ses amis réunis au café Vachette.

Ses instants de joie la plus pure et la plus légère étaient ceux où il volait de la rue Férou au café Vachette. Pourquoi? Que faisait-il donc au café Vachette? Rien du tout. Il lui était très indifférent de prendre ou de ne pas prendre un «mazagran» médiocre; il ne jouait ni aux échecs ni aux dames, ni aux dominos ni à la manille. Ses amis? ne les recevait-il pas chez lui? Mais c’était au café qu’il était le plus franchement heureux de les voir. Comment cela? Parce que le café est le lieu le plus libre du monde.

On y entre, on en sort, à son heure, à sa guise; on y amène qui bon vous semble; on y évite un fâcheux, sans vergogne; si l’on sait qui l’on y va voir, on ne saurait dire qui l’on n’y verra point; et si l’on sait de quoi l’on y parlera, quel sujet ne pourrait donc pas y être abordé?... De la conversation d’un salon, d’un fumoir, d’un cénacle, on peut prévoir les limites extrêmes, non de la conversation de café. Nul n’y a autorité pour contenir l’audace ou la fantaisie des propos, si ce n’est le patron aidé d’agents en cas de bruit excessif ou de dégâts matériels, mais l’outrance des idées pures n’atteint pas l’oreille de cette puissance. Un bachelier d’hier y coudoie des docteurs; l’avocat s’y frotte à l’interne des hôpitaux; l’historien, à l’entomologiste; le pauvre petit garçon pâle qui rêve d’un sonnet imprimé y est assis en face d’un directeur de revue ou d’un académicien; des héros de la vie militaire ou civile vous y sont désignés à voix basse, et du même ton l’on vous signale un farceur sinistre, une actrice de l’Odéon, un bienfaiteur de l’humanité, un criminel élargi, une femme malsaine, un grand poète. C’est le tohu-bohu, c’est la foire, c’est la chimérique égalité réalisée pour une heure,—à trente-cinq centimes et le pourboire,—autour de petites tables de marbre malpropres, et sur des banquettes éventrées, dans une atmosphère souillée par l’odeur du tabac, des alcools et de l’amère chicorée, au-dessus d’un sol immonde composé de sciure de bois, de crachats et de la cendre infecte qu’on extrait du foyer des pipes refroidies.

Là, Alex était sûr de retrouver Houziaux, Fleury, Givre, Thémistocle et d’autres encore. Il fallait une pièce de théâtre bien retentissante, une invitation à dîner inévitable, ou bien l’avantage d’aller chez un ami faire l’économie du tabac et des consommations, pour que ces messieurs sacrifiassent une heure de réunion aussi chère; et parfois Alex, qui en était privé depuis sa nouvelle vie bourgeoise, même en compagnie de ses maîtresses, tout à coup pensait: «En ce moment, ils sont au café...»

Givre était des premiers arrivés, impatient de lire les nouvelles dans les graves journaux du soir, ayant acheté, dès avant son dîner, quelque alarmant canard à cinq centimes. Il dévorait le Temps, les Débats, la Liberté. On le trouvait là, congestionné, le front creusé, l’anxiété, dans son regard, alternant avec une expression goguenarde et provocante: le ministère chancelait; une rumeur courait les chancelleries; un homme ivre avait franchi la frontière allemande, ou les Balkans étaient en feu. Il disait: «De plus fort en plus fort!...» ou bien: «Certes je l’ai prédit...» ou encore, et avec l’âpre joie de l’ironie, ce simple mot qui, à lui seul, exprimait tout le tressaillement du citoyen averti, mais impuissant: «Parfait!...» Et son pouls s’accélérait. Par l’indifférence de ses amis, Givre, ordinairement, était poussé à bout.

Houziaux s’asseyait à côté de lui, aussi étranger que possible à sa fièvre. C’était un sanguin, lourdaud, à barbe blonde, et qui n’avait qu’un souci, celui d’éviter que Nini, sa maîtresse, favorisât quelqu’un de son regard de velours. Il redoutait cependant de la faire asseoir le dos tourné à la salle, car les glaces aux murailles eussent pu servir d’instrument de trahison, et il hésitait s’il se placerait lui-même à côté de Nini pour surveiller les yeux d’un chacun, ou bien en face, pour intercepter les œillades de Nini.

Fleury, lui, était dans les nuages: à tout propos, il concevait l’idéal. La politique lui semblait grossière, les hommes étant nés pour s’aimer, et les difficultés internationales n’évoquaient en son âme rêveuse que l’idée de la paix universelle. Et il parlait de Victor-Hugo, de Tolstoï; il citait de beaux vers, de nobles paroles. Givre haussait les épaules; et, le vers appelant le vers, Houziaux déclamait une strophe de Musset. «A la bonne heure!» s’écriait Nini, car elle ne comprenait que les vers d’amour. Fleury aimait une dame aperçue, l’automne précédent, au Jardin du Luxembourg, de qui il n’était pas certain d’avoir été remarqué et à qui il n’avait ni parlé ni écrit. Il la haussait dans son esprit, lui rendait un culte; et, en comparaison de son amour, tout ce qu’il voyait lui semblait vulgaire.

Quant à Thémistocle, il était volage. Il aimait à papillonner et à rire, et croyait cultiver la plaisanterie parisienne en s’exerçant sans cesse à des jeux de mots qui n’égayaient que dans la mesure qu’ils étaient ratés. Il visitait au «Vachette» ses compatriotes, plus fortunés que lui, et joueurs, sans se mêler complètement à eux, faute de crédit; il connaissait aussi les Roumains, et en dégrossissait quelques-uns pour le français. Il agaçait Houziaux lorsqu’il adressait à Nini des compliments ailés, fleuris, imagés à la manière de l’Orient, en fermant les yeux et zézayant d’une douce petite voix comique. En politique, il chevauchait l’Europe plus vite que Givre, mais accordait une importance démesurée au Turc, sa bête noire. Il parlait du Bosphore et de la Corne-d’Or avec une familiarité qui lui valait un certain prestige. Une seule chose, selon lui, méritait la pleine considération d’un homme sensé: la procédure.

Ces amis se ressemblaient donc peu. Quel petit nombre d’idées pouvaient-ils mettre en commun? Leur amitié, c’était le café et l’habitude d’occuper une table en nombre suffisant pour l’interdire aux intrus.

Alex apportait parmi eux sa bonne grâce et son esprit facile; Houziaux redoutait un peu sa séduction pour Nini, mais, outre qu’il le savait abondamment pourvu d’intrigues, il lui en prêtait et répandait le bruit qu’Alex était l’amant d’une femme du monde: en effet, Alex devenait discret.

Un jeune homme «de l’autre côté de l’eau» venait se joindre à eux le jeudi, jour de bal à Bullier. C’était Schnaps. Schnaps écrivait quelque part, disait-il, et sans qu’on sût où. A première vue, Schnaps se distinguait d’eux par le fait qu’il n’habitait pas la rive gauche, ce qui comporte non pas une tenue nécessairement de meilleur goût, mais une tenue qui sue le mépris arrogant de ce qui n’est pas cette tenue. Et Schnaps les méprisait tous.

Plus largement, Schnaps méprisait tout le «Vachette»; plus largement encore, Schnaps méprisait tout le quartier dit «latin»; enfin, toute cette rive infortunée de la Seine. Schnaps en jugeait la population antédiluvienne: les commerçants, des provinciaux; les étudiants, d’ineptes fils de bourgeois adonnés à des études périmées et impropres à procurer la fortune; les professeurs, d’«insanes benêts» prêchant la science qui mène à tout et se contentant de rien, ignorants du véritable «levier du monde moderne»,—l’industrie, qui soulève les millions, bouleverse les continents et se moque des philosophies et des littératures;—le boulevard Saint-Germain, allée de troglodytes; l’Académie, repaire de fossiles... Schnaps vouait aux arts une haine toute particulière; plus exactement, il ricanait de ce que des jobards s’obstinassent à les traiter comme une religion, alors que, bien compris et adroitement exploités, ils contribuaient, comme le pétrole ou le blé, à d’importants mouvements de la fortune publique, témoin l’Angelus de Millet. Schnaps méprisait les poètes, à moins qu’ils ne fussent dramatiques; les romanciers, s’ils ne tiraient pas de leur copie matière à enrichir une maison d’édition. Schnaps se gardait de tout préjugé; il prétendait mettre toutes choses au point: trop longtemps l’esprit des Français avait «donné dans les panneaux!» «De la raison, que diable!...» réclamait Schnaps.

Par ses excès, Schnaps faisait bondir et caracoler ses amis du «Vachette». De Givre il tirait une éloquence de tribun; il obligeait Houziaux à oublier Nini et à se montrer presque intelligent; Alex, d’ordinaire plaisant, ne s’échauffait que contre Schnaps; et la phrase pressée de Thémistocle sonnait le grec autant que le français. Eh bien, c’était avec le doux, sentimental et idéaliste Fleury, que ce Schnaps insolent finissait par s’entendre: ils s’accordaient sur la paix universelle, sur l’amour de l’humanité, sur la bonté, car Schnaps, qui méprisait tout,—hormis les milliardaires et les intrigants,—terminait volontiers ses couplets par un hymne à la bonté, à l’amour, à la paix, et il adhérait aux doctrines sociales qui portent, disait-il, avec elles tout l’idéal humain!

—Mais, nom d’un petit bonhomme! objectait Fleury, pourquoi, puisque vous finissez par une si généreuse profession de foi, vous acharnez-vous contre la vie simple, paisible, sans ostentation, sans avidité, et toute morale pour ainsi dire, de notre rive gauche? La plupart de nos savants, de nos professeurs, donnent l’exemple d’un grand désintéressement; leur labeur est considérable; ils n’ont à peu près ni repos ni plaisir; ils vivent—et beaucoup élèvent une famille—avec un traitement dont ne se contenterait pas le maître d’hôtel des hommes que vous admirez!... L’idéal, la fleur de la pensée humaine?... mais ils l’enseignent, c’est leur pain quotidien!...

—Mon cher, interrompait Schnaps, je flétris les traînards!... La marche ascensionnelle de la démocratie...

—Allons à Bullier! s’écriait Alex.

Ils se levaient et allaient à Bullier.

Ce Schnaps, qui les contrariait tous, même Fleury; ce Schnaps, qui les outrageait et qu’ils injuriaient, leur était un coup de fouet hebdomadaire très apprécié. Ils disaient de lui tout le mal possible et l’attendaient impatiemment le jeudi. Un bal Bullier sans lui eût été insipide, car aucun d’eux ne s’amusait à Bullier; mais, lorsqu’ils avaient fait trois tours au milieu de cet Alhambra de pacotille où toute la bassesse du vocabulaire ordurier alternait avec toute la vulgarité du répertoire musical, le besoin de s’asseoir autour d’une table les ressaisissait, et les discussions recommençaient comme au «Vachette».

Alors c’était aux femmes qu’on s’en prenait. Comme les «traînards», Schnaps les «flétrissait» toutes indistinctement, courtisanes et mondaines, sans en excepter les mères, les sœurs et les fiancées, que respectaient ses auditeurs. Il n’exceptait que Nini, ici présente, qui, tenant l’hommage pour sérieux, avait M. Schnaps en haute considération. D’ailleurs elle était d’avis que l’avenir d’une femme est de passer sur la rive droite, et elle disait à son ami:

—Vous êtes tous des cornichons, c’est Schnaps qui est le malin.

Pour ne point quitter Schnaps si tôt, et ne se point quitter les uns les autres, l’agrément de Bullier épuisé, les amis continuaient la soirée dans quelque taverne jusqu’à ce qu’on en fermât les portes. Après quoi, Alex, ayant joui copieusement de ce qu’on est convenu d’appeler la liberté, réintégrait le domicile maternel.

XXVII

Dans le courant du mois de janvier, pour les étrennes de son vieux père, madame d’Oudart l’alla voir en Poitou. Elle y alla sans Alex, par crainte de nuire à ses études. Et, là-bas, elle montra à tous une figure rayonnante. «Alex? mais il se portait bien; il cumulait les études de droit et celles des sciences politiques; tout comme le brillant Hilaire, les lettres et le droit!» Les amis de Poitiers admiraient cette avidité de science qui caractérise les jeunes gens d’aujourd’hui: ils n’hésitent pas à embrasser les études les plus diverses.

—De mon temps, faisait M. Lhommeau, on embrassait moins d’études!...

Et, se tournant vers un vieux collègue retraité, il ajoutait:

—Et plus de grisettes! je parie.

Durant le même temps, Alex, «ayant sacrifié ses vacances de janvier»,—selon l’expression qui fut usitée alors en Poitou,—eut à Paris une petite difficulté: Louise refusa carrément de remettre les pieds à l’Hôtel Condé et de Bretagne.

Louise était très capable de pousser l’abnégation fort loin: elle la poussa, en effet, jusqu’à ne tenir nulle rigueur à Alex de l’incident survenu dans l’escalier de l’hôtel, et elle lui présenta, au lendemain d’une si pénible épreuve, le visage égal et riant qu’elle avait tous les jours; elle laissa son amant s’empêtrer dans un conte à dormir debout, et parut croire tout ce qu’il voulut bien. Mais lorsqu’il s’agit de gravir cet escalier de nouveau, bernique! Louison, pour la première fois, regimbait.

Par là, Alex comprit l’inutilité du conte qu’il avait fait, d’une dame connaissant sa famille, et dont la présence dans l’escalier de l’Hôtel Condé et de Bretagne exigeait que Louise «filât». Il comprit aussi le mérite secret du silence et du visage égal de Louise; il comprit la légitimité de la répugnance très nette et très résolue qu’elle témoignait. Enfin il comprit qu’il n’y avait pas deux moyens de sortir de cette impasse: louer en tout autre hôtel que celui de Condé et de Bretagne était impraticable, étant donné ses modestes ressources,—il ne payait point, comme il va de soi, l’Hôtel Condé et de Bretagne, où il avait déjà vécu un an, où l’on avait vu sa mère, où son crédit était illimité, mais à la condition qu’il en usât.—L’unique moyen, quel était-il donc? Un moyen audacieux à la vérité: amener sa maîtresse dans l’appartement maternel, par l’entrée particulière.

Louise ne consentit à entrer rue Férou que provisoirement, et sur l’assurance que madame d’Oudart était absente.

Ce que la concierge n’eût souffert de nul autre locataire était loisible à Alex en l’honneur de qui, chaque jour, elle posait son balai pour le plaisir de regarder passer dans la cour ou s’éloigner dans la rue «un si beau jeune homme»! Il fallait craindre Noémie qui, pour s’être montrée une première fois discrète, lors de la visite matinale de mademoiselle Proupa, en avait éprouvé une émotion durable et qui la minait... Somme toute, Alex, dans sa chambre, était chez lui; et pourquoi donc madame Chef-Boutonne, en louant l’appartement, avait-elle pris soin qu’il eût son entrée particulière?... Allons! les convenances étaient sauves.

On usa de précautions, et l’on eut tant à se louer du succès que l’on s’enhardit bientôt même jusqu’à la témérité.

Un soir, Alex commanda à Noémie un dîner plus substantiel et plus fin qu’à l’ordinaire, et le mangea dans sa chambre, avec Louise, faisant lui-même le transport des couverts, assiettes, mets et bouteilles, à la grande joie de son amie, et à l’effroi de la bonne qui, sans avoir seulement aperçu «la personne», était rouge exactement comme si elle eût servi le diable.

Presque autant que du plaisir de Louise, Alex s’égayait de la terreur de la bonne. Il affectait de lui dire:

—Ma pauvre fille, il ne reste rien de votre poulet...

Ou bien:

—Vous ne voyez donc pas que j’ai ce soir l’appétit d’un ogre!...

Il répétait ses paroles à Louise en lui décrivant la figure que Noémie avait faite. Louise était folle de joie, folle! Elle avait bien aussi un peu peur; mais elle aimait tant cela! Tout ravissait Louise: la vue des bibelots d’Alex, son armoire, le linge bien rangé, les fleurettes du papier de tenture, le bureau où l’on croyait qu’il travaillait... Mais elle ne voulait pas avoir l’air de s’intéresser aux photographies de femmes qu’il avait, quoiqu’elle en fût inquiète. Ce fut lui, qui la devinait bien, qui les lui nomma toutes; et il qualifiait ces dames d’«actrices», d’«artistes lyriques», etc. Louise demandait:

—Où ça, actrice?...

Elle ne reconnaissait pas la grande belle fille qu’elle avait vue s’aplatir contre le mur dans l’escalier de l’Hôtel Condé et de Bretagne. A celle-là elle pensait souvent, sans qu’Alex le pût croire.

Le son des cloches de Saint-Sulpice, tout à coup, la rendit songeuse. Elle dit:

—Elles ne sonneront pas pour mon mariage, mais pour mon enterrement... comme pour tout le monde!...

Jamais Alex n’eût cru Louise capable de mélancolie.

Et elle vous avait un air comme il faut, soit qu’elle entrât rue Férou, soit qu’elle en sortît, avec sa serviette sous le bras!... Et la concierge, qui se moquait de Noémie, disait à la servante timorée:

—Ma fille, rapportez-vous-en à mon coup d’œil, c’est des répétitions qu’elle donne à votre jeune maître!

Louise revint rue Férou, même après le retour de madame d’Oudart; on ne se gênait guère davantage; on ne se privait que de la dînette. Madame d’Oudart, elle, se donnait plus de mal pour éviter qu’Alex s’aperçût qu’elle connaissait ses fredaines.

Et il fallait bien qu’Alex continuât à user de son crédit à l’Hôtel Condé et de Bretagne, sous peine de solder l’arriéré: il en usait en faveur de la belle Raymonde.

XXVIII

Afin de mettre Paul en valeur, madame Chef-Boutonne agitait l’atmosphère de son salon avec plus d’impétuosité qu’elle n’en avait eu même lorsqu’il s’était agi de marier sa fille; et les dîners se multipliaient, et les soirées avec saynètes, où Paul était auteur et acteur, comme Molière, où il paraissait en compagnie de jeunes filles de la rive gauche, munies de tous leurs diplômes, et de jolies cruchettes de l’autre rive, élégantes, ignorantes, et bien en chair. Paul s’asseyait aussi parfois à une petite table, où il s’exerçait, en cravate blanche, à boire la goutte d’eau en récitant une conférence «dans le genre de M. Hugues Le Roux». Il n’avait pas encore les palmes.

Et ces demoiselles, de l’une et l’autre rive, étaient unanimes à dire à Alex:

—Oh! pourquoi, monsieur, n’acceptez-vous pas un rôle avec nous?

L’une ajoutait:

—Les répétitions sont si amusantes!...

Et une autre:

—Sans compter que nous manquons totalement de jeune premier!...

—Comment! faisait Alex, mais Paul?...

—Oh! monsieur Paul, sans doute, a un joli talent...

Alex leur disait:

—Ne voudriez-vous pas aussi que je vous fisse une conférence?

Et toutes de rire. Pourquoi riaient-elles? L’image d’Alex, substituée soudain à celle de Paul, et voilà Paul ridicule.

Les messieurs sérieux trouvaient Paul futile, et ceux qui étaient futiles le jugeaient assommant. Néanmoins une formule se créait qui courait aisément sur les lèvres: «M. Paul a un joli talent...» La patience des Parisiens à écouter poliment des inepties est sans égale. Mais la présence d’Alex indolent, élégant sans recherche et sans raideur, et qui ne voulait surtout pas être pris au sérieux, obligeait les esprits à la comparaison. On disait de lui:

—Ah! celui-là, par exemple!...

Quelqu’un répliquait:

—Mais c’est qu’il n’est point sot du tout, savez-vous?

Une femme affirmait:

—Il est charmant!

Madame Beaubrun se plaisait avec lui. Elle était railleuse et lui gai. Elle l’entraînait dans les coins; et, autour d’eux, ceux que n’enthousiasmait pas le «joli talent» de Paul Chef-Boutonne, petit à petit, se groupaient.

Madame Chef-Boutonne en prit ombrage.

On remarqua, rue Férou, dès avant le carême, que l’on était moins souvent invités rue de Varenne: les soirées se raréfiaient chez la bonne amie.

Par contre, madame Beaubrun venait volontiers faire visite à madame d’Oudart. Elle disait:

—Maman sera empêchée de vous faire ses amitiés aujourd’hui: je me suis offerte à la remplacer.

—Comme c’est gentil à vous!

—Nous ne vous voyons plus!...

—Moins souvent... en effet!

—Ah çà! demandait madame d’Oudart, votre mère n’est pas fâchée avec nous?...

—Fâchée avec vous!...

Mais madame Beaubrun parlait des Saint-Évertèbre, que, par un singulier hasard, les Dieulafait d’Oudart n’avaient jamais rencontrés rue de Varenne: les Chef-Boutonne voyaient les Saint-Évertèbre; ils les avaient maintes fois à leur table; ils les cachaient à leurs amis de la rue Férou. Mieux que cela, les Saint-Évertèbre introduisaient leur clientèle, et madame Beaubrun n’avait à la bouche que le nom d’une certaine petite veuve nommée madame Soulice, qui avait «beaucoup de piquant» et qu’on eût soupçonnée d’être du dernier bien avec M. de Saint-Évertèbre, si l’on n’eût su qu’une particularité garantissait la pauvre femme contre toute entreprise galante: un odieux correspondant anonyme la suivait ou la faisait suivre en tout lieu, et, à la plus innocente ébauche de liaison, fût-ce dans la maison la plus honorable, bombardait maison et alentours de lettres non pas calomnieuses, mais retraçant avec une précision de détails microscopique les circonstances, jusqu’aux plus ténues, de la liaison débutante. De la sorte, on était averti que l’on n’approchait madame Soulice que sous l’implacable regard d’un œil mystérieux.

—Eh bien! disait madame Dieulafait d’Oudart, voilà une petite dame à qui je ne donnerais pas le bon Dieu sans confession!

—Pourquoi?... C’est une persécutée, une malheureuse... Et comment faillirait-elle, surveillée comme elle l’est?...

—Je ne m’y fie pas... Et, tenez! gageons que votre mère n’est pas fière de nous la montrer...

—Oh! croyez-vous?...

—Dame! mon enfant, écoutez: pourquoi, à la fin, nous tient-elle à l’écart?

Madame Beaubrun se leva soudain, et tout en riant:

—Ma mère?... elle est jalouse!...

—Jalouse?... de qui? de quoi?...

Madame Beaubrun se pencha à l’oreille de la mère d’Alex:

—De votre fils!... Il plaît aux jeunes filles!...

XXIX

Madame d’Oudart eut une pointe, une toute petite pointe de malignité. L’idée lui vint dans une de ces minutes orgueilleuses durant lesquelles elle regardait son fils avec des pleurs de joie...

A la première entrevue qu’elle eut avec madame Chef-Boutonne, elle lui dit:

—Ah çà! ma chère, vous nous cachez les Saint-Évertèbre!...

—Allons donc!

—Comment expliquer que nous n’ayons, en six mois, jamais vu le bout de leur nez?

—Est-ce possible?... C’est qu’ils sont rarement à Paris... leur château, la chasse... le Midi... que sais-je? Le hasard de mes dîners a fait...

—Bon! bon! cela suffit... Ils vont bien?

—Ils vont bien...

Madame Dieulafait d’Oudart et son fils furent invités à un dîner rue de Varenne, avec les Saint-Évertèbre.

On n’est pas plus coquet que n’était M. de Saint-Évertèbre. C’était un petit hobereau, cinquième garçon d’une famille excellente, sinon de noblesse fameuse, et bel homme, qui avait, quoique sur le tard, fait un riche mariage, par amour. Il avait, à soixante-cinq ans, la taille d’un godelureau, le jarret fin et alerte, des cheveux blancs, ondulés, soyeux, couchés de part et d’autre d’une allée large et rose; il portait monocle, col haut, des plastrons de tendres nuances, de beaux gilets, et trop de bagues, mais pour complaire à sa femme, un peu goulue quant à la parure.

La parure et l’amour semblaient avoir, de tout temps, absorbé madame de Saint-Évertèbre. Elle n’était plus toute jeune, mais ne s’y résignait pas, et disputait pied à pied aux années sa réputation de jolie femme. Fille d’un banquier tourangeau, on l’eût crue née plutôt en Andalousie, tant le jais de sa chevelure avait d’audace, tant sa toilette avait de puéril éclat et tant son œil était expert à mesurer l’effet de son poil et de ses couleurs.

Que ces gens-là étaient donc parfumés! L’atmosphère des Chef-Boutonne, volontiers académique, était traversée par un courant profane dont chaque cervelle se grisait.

Madame Dieulafait d’Oudart jaugea d’un coup les Saint-Évertèbre.

La fille était une superbe gaillarde de dix-huit ans, non pas si grande que riche de hanches, plantée fermement, la taille pleine et dure d’un jeune chêne vigoureux. Décolletée comme une femme, les plus splendides bras nus, casquée d’une toison fauve, et plus riche en parfum par elle-même que par les essences qu’elle s’ajoutait, mademoiselle de Saint-Évertèbre produisait au jeune Paul Chef-Boutonne l’effet d’une courtisane immodérément voluptueuse et qu’on lui eût permis de voir chez lui en présence de son papa et de sa maman, sous réserve de n’y pas toucher, provisoirement, mais avec promesse de la posséder, dans un laps de temps raisonnable, et s’il s’en rendait digne par le succès de ses travaux. Il en était tout ébaubi, tremblant presque, un peu pâle; et, au voisinage de cette chair, il perdait quelques-uns de ses moyens. Aussi refusait-il de jouer les saynètes en présence des Saint-Évertèbre.

—Il est troublé! disait sa mère.

Monsieur et madame de Saint-Évertèbre voulaient bien que Paul Chef-Boutonne fût troublé par leur fille. La fille elle-même paraissait consentir aux effets futurs de sa séduction. C’était une luronne qui eût sans vergogne épousé un sot pourvu qu’il fût en bonne position dans le monde, et trottât devant elle.

De leur nature, ces dames étaient bavardes, et, par une pente naturelle, elles inclinaient à des sujets plus capiteux que les propos coutumiers à la table des Chef-Boutonne. Une grande réserve, une chasteté absolue d’expression, une tournure d’esprit pédantesque, mais morale, étaient le propre de la conversation chez les Chef-Boutonne. Ni madame de Saint-Évertèbre ni sa fille ne faisaient la petite bouche pour parler des jambes de mademoiselle Otero ou du tatouage d’un admirable Anglais aperçu à la dernière saison d’Aix, se baignant dans le lac du Bourget:

—Un combat de coqs, madame, sur un torse complètement épilé!

—Nous avons, dit la jeune fille, acheté sa photographie: vous la verrez.

M. Chef-Boutonne n’était pas fâché que l’on parlât, même chez lui, d’autre chose que de la psychologie de l’enfant, des revendications sociales ou de la religion de l’avenir. Sa fille, madame Beaubrun, riait sous cape. M. Beaubrun était persuadé que c’était là «le ton de demain» et avait à cette croyance converti sa belle-mère. Elle et son gendre, sans être le moins du monde aptes à marcher à l’avant-garde, vivaient dans l’effroi de passer pour retardataires.

Le goût et la pratique des sports amenaient une préoccupation du physique des sexes, et une liberté dans le langage, contre quoi de vieilles consciences chrétiennes se rebellaient encore et qu’elles taxaient de «mauvais ton».

Ce soir-là, chez les Chef-Boutonne, on ne parla guère que toilette, que dessous, qu’évolution du corset à travers les âges, et que valeur relative de la pudeur, qui consiste à montrer ou à ne montrer pas le pied, la jambe ou les seins. Le dîner, selon l’expression de la maîtresse de maison elle-même, fut «très gai».

La femme la plus réservée était précisément cette petite dame Soulice de qui madame Dieulafait d’Oudart n’avait auguré rien de bon.

C’était pitié de voir madame Chef-Boutonne encourager d’un condescendant sourire des conversations qui la choquaient, certes, mais elle croyait, par là, sa maison garantie de paraître réactionnaire. De ses amis universitaires, elle avait appris la souplesse, l’accommodation aux conditions neuves de la vie et cette malléabilité de cire qui convient aux sociétés qui vivent, disait Beaubrun, «à un tournant de l’histoire».—«Et que le snobisme y aille,—eût pu ajouter le gendre,—si la franchise n’y peut aller!»

Dans le jeu, à la mode, qui consiste à s’élancer avec grâce au devant des nouveautés de demain, qu’il est malaisé de s’arrêter à temps, et qu’il est gauche de revenir sur ses pas! Témoin les Saint-Évertèbre qui, ayant, eux, donné avec entrain dans ce sport, jusqu’au point d’émouvoir quelques plages et villes d’eaux, jugeaient urgent de faire de l’arrière jusqu’à s’allier, sur la rive gauche, à une famille où paraissaient des membres de l’Institut, et où le gendre et le fils étaient destinés à unir les graves institutions de la Cour des Comptes et du Conseil d’État.

Le gai repas terminé, ces messieurs passèrent au fumoir, sauf Paul, qui était sans défaut. Et il allait profiter du répit pour faire sa cour. Mademoiselle de Saint-Évertèbre lui tendit un doigt. Il n’osa le prendre. Elle lui dit:

—Prenez-le.

Il le prit.

—Maintenant, dit-elle, conduisez-moi.

—Où?

—A la tabagie.

Paul crut devoir louer d’un madrigal ce caprice.

—Mais marchez donc! dit la jeune fille.

Il alla ainsi devant, tenant mademoiselle de Saint-Évertèbre par un doigt, et il s’effaça à l’entrée du fumoir, où la jeune fille apparut à ces messieurs comme une déesse sur les nues.

—Je vous gêne? dit-elle.

On protestait en chœur. Paul courait aux tabacs d’Orient; elle dit simplement:

—Caporal.

—Ah?... voici.

Et, au salon, parmi les mères, madame Chef-Boutonne incomplètement initiée, malgré tout, à ces mœurs, souhaitait intimement d’être bientôt rassurée quant à leurs limites extrêmes. Madame Dieulafait d’Oudart pensait que cette jeune fille allait tout à l’heure se compromettre avec quelqu’un; que ce fût avec Alex, voilà qui ne l’étonnerait guère!... Si elle n’osait espérer que le choc eût lieu, du moins se plaisait-elle à en accepter l’occurrence: péché d’amour maternel, cruel et doux!—Voilà la pointe de malignité qu’avait eue la mère du séduisant Alex en se faisant inviter chez son amie en même temps que les Saint-Évertèbre.

Mais la plus calme était madame de Saint-Évertèbre, familiarisée avec l’usage de la liberté, et qui savait que sa fille n’était pas de ces petites niaises qui s’abandonnent à un élan du cœur ou des sens, et qu’elle en avait connu, des jeunes gens, de beaux, de laids, et de toutes les parties du monde, et que si elle se compromettait jamais, ce ne serait qu’à bon escient. De toutes les jeunes filles qui fréquentaient la maison, mademoiselle de Saint-Évertèbre était peut-être la plus assurée de ne pas perdre la tête.

Alex s’en aperçut bien, lui pour qui, d’ordinaire, jeunes filles et femmes se relâchaient si aisément, et il dit à sa mère, en revenant rue Férou, que la demoiselle, caquetant et coquetant avec tous, n’avait laissé entendre à personne qu’elle fût en goût de flirter. Par quoi madame d’Oudart connut que sa pointe était demeurée inoffensive.

Mais on comprit, rue Férou, pourquoi les Chef-Boutonne avaient montré peu d’empressement à présenter leur future famille: c’est que madame Dieulafait d’Oudart n’était pas de celles qui en dussent être éblouies. En fait, on évita, après comme avant le dîner, de parler des Saint-Évertèbre. Madame d’Oudart s’en prévalut.

Elle conservait, elle, pour son fils, l’avantage de l’espérance imprécise, illimitée. N’était-ce point elle qui triomphait?

L’hiver s’acheva pour madame d’Oudart dans les conditions les meilleures. Le printemps ne lui fut pas moins propice; puis vint l’été.

XXX

Alors on vit, dans le Jardin du Luxembourg, une dame d’un certain âge, assise au pied du socle de Berthe ou Bertrade, reine de France. Elle brodait un ouvrage insignifiant tendu sur un petit tambour. Non loin d’elle, des enfants fouettaient le «sabot», fouettaient leurs jambes nues, fouettaient les chevilles des passants; et le lourd gravier mêlé de poussière frappait à mitraille tous leurs environs, sous l’œil placide et indulgent des familles. La dame assise au pied du socle de Berthe souffrait volontiers cet inconvénient; elle abritait ses bottines sous ses jupes, elle ramenait ses jupes sous sa chaise, et souriait parfois à la marmaille et aux jeunes femmes, de l’air entendu, un peu supérieur, de qui a établi depuis longtemps la balance des peines et des joies d’être mère.

Lorsqu’elle relevait les yeux vers la terrasse, elle discernait souvent du premier coup son fils Alex, à moins qu’un nègre ne se trouvât dans les groupes, ce qui arrivait quatre fois sur dix, car alors c’était le nègre qu’elle voyait d’abord: et elle en voulait à cause de cela à ces faces noires.

Elle donnait une pichenette à l’étoffe tendue sur le tambour, et considérait attentivement son ouvrage, au jour, à contre-jour, de biais, de trois quarts par-ci, de trois quarts par-là, à l’endroit, à l’envers: pur jeu, innocente pantomime! Elle ne pensait nullement à son ouvrage; elle pensait à son fils Alex.

C’était une de ses manières de penser plus vivement à Alex que de donner des pichenettes à l’insignifiant ouvrage tendu sur le petit tambour... Pitch! Alex était le plus beau garçon qui passât sur cette terrasse!... Pitch! il cumulait les études de droit et celles des Sciences politiques!... Pitch! quelque part, dans le monde, grandissait en ce moment-ci une jeune fille parfaitement gracieuse et bien élevée, que la Providence destinait à Alex... Tout beau! rien ne pressait, en vérité; d’ici là, Alex avait le temps de faire quelques malheureuses!... Pitch!... Voici madame Chef-Boutonne;... la pauvre femme!...

Madame Chef-Boutonne ne concevait pas que madame Dieulafait d’Oudart s’installât au pied du socle de Berthe ou Bertrade, reine de France, à proximité des étudiants et des filles du Quartier qui passent sous les quinconces en tenant des conversations à faire frémir, dans le voisinage de l’établissement des gaufres d’où émane l’odeur des graisses et de la pâte mal cuite, et du caboulot en plein vent où des rapins aisés et des rastaquouères dégustent l’absinthe ou les apéritifs canailles. Mais le socle de la reine Berthe rappelait à madame Dieulafait d’Oudart l’abri d’un certain pavillon d’angle, à Nouaillé, où elle se garantissait, au printemps, des traîtres vents de l’est et du nord, et elle ne s’était pas encore pénétrée de la nécessité, où sont les familles comme il faut, de se ranger, au Luxembourg, contre la balustrade semi-circulaire, à l’ombre incertaine des aubépines et des vases où papillonnent les fleurs des géraniums et des pétunias grimpants.

Madame Chef-Boutonne était suivie de sa fille madame Beaubrun,—qui habitait près du Jardin,—et d’une nourrice haute et large, énorme animal humain, à la figure bestiale, aux grands pieds de roulier, au teint de cuir naturel, et vêtue, comme à plaisir, du traditionnel costume de la profession, en percale légère, enrubanné du haut en bas, et du rose le plus tendre: elle portait le petit Beaubrun, marmot d’une huitaine de mois. Ces dames échangèrent avec madame d’Oudart quelques phrases exclamatives, puis l’entraînèrent à l’autre bord de la terrasse, avec son petit tambour et ses soies.

L’heure de la sortie des cours versait des flots d’étudiants. Ils se répandaient sous les quinconces, tournaient autour du kiosque, allaient s’asseoir dans la partie voisine de l’École des Mines, aux environs du petit Marchand de masques. Quelques femmes jeunes, non pas laides, mais uniformément vêtues comme des souillons, s’y trouvaient déjà. On les abordait sans galanterie, avec un dédain affiché et un honteux attrait; on affectait de les négliger et l’on était ramené vers elles; on semblait craindre également qu’elles ne vous honorassent publiquement d’une marque de faveur et qu’elles n’en honorassent un autre que vous; qu’un parent, un professeur, un ami quadragénaire ne vous surprît en leur compagnie et qu’un petit camarade ne vous y trouvât point. On semblait craindre aussi d’être obligé de payer leur chaise.

Et quand madame Chef-Boutonne avait aperçu Alex au Luxembourg, elle pinçait les lèvres, et un sourire dérisoire avivait son regard: ce n’est pas Paul qu’on aurait vu flâner ici!... Paul ne flânait jamais. «Flâner» était le terme dont elle censurait la conduite d’un homme qui se transporte d’un lieu à un autre où ses travaux l’appellent, par tout chemin qui n’est pas la ligne droite. Et lorsque Alex quittait, un instant, ses amis, pour venir saluer ces dames, madame Chef-Boutonne l’accueillait, ici, avec une ironie moins dissimulée que partout ailleurs, et qui, parfois, blessait, non pas Alex, à la vérité, mais sa mère.

Madame Chef-Boutonne n’employait plus son fils Paul comme étalon du travailleur exemplaire; elle se servait beaucoup plus utilement d’Hilaire Lepoiroux:

—Et monsieur Lepoiroux, comment va-t-il? Ne le verrons-nous pas faire la belle jambe au Luxembourg?

—C’est peu probable; il n’y vient guère.

—Sans doute parce qu’il est occupé.

Par contre madame Beaubrun disait:

—Un homme qui n’a pas le temps de prendre l’air... p..p..p..u..uh!...

—Quoi? quoi? disait madame Chef-Boutonne, «un homme qui n’a pas le temps de prendre l’air»?... Mais il y en a beaucoup dans ce cas-là!... Crois-tu que nos savants...

—Ils sentent le rat... p..p..p...u..uh!...

—En vérité, ma fille, tu perds de jour en jour le sens commun! Ton frère Paul...

Chacune des trois femmes suivait des yeux, à sa manière, Alex passant et repassant au milieu d’une rangée de jeunes gens pour la plupart sans grâce, mis avec négligence ou avec une recherche ridicule, coiffés de hauts chapeaux de soie éraflés et sans lustre; habillés comme des dandys, mais d’il y a cinq ans; affectant de n’être pas vêtus comme on l’est en province, mais ignorant comme on l’est à Paris; tous jeunes, éclatants d’illusions et d’espérances. Alex prenait à l’École de la rue Saint-Guillaume un certain ton dans la tenue, qui l’eût différencié de la plupart de ses camarades de la rive gauche si sa physionomie n’y eût suffi. Il était mieux, toujours mieux que ceux qui l’entouraient. Parmi les femmes de toutes catégories qui croisaient ces messieurs, il en était peu dont le regard rapide et juste n’allât à lui. Il passait là des petites actrices de l’Odéon, gracieuses et mal vêtues; des élèves du Conservatoire, toutes en traits, et les yeux blottis dans des cavernes obscures; des demoiselles aux cheveux indomptés, portant de lourds cartons et faisant profession de peindre l’homme nu; des jeunes filles allant à la Sorbonne ou revenant du cours, fiévreuses, éprises en commun, à perdre le sommeil, du professeur ou du maître de conférences; des étudiantes russes, pauvres et fanatiques; des Suédoises informes avec des yeux d’azur; une Parisienne fourvoyée là, par hasard, accompagnée d’un monsieur qui lui décrivait le paysage, les statues, les bassins, le palais, comme s’ils voyageaient à l’étranger; des filles de brasserie, leur aumônière à la ceinture, et timides devant les familles, ou bien subitement cyniques.

Ce fut une de celles-ci, un jour, qui, croisant Alex, presque vis-à-vis de sa mère et de ces dames, lui jeta à brûle-pourpoint l’aveu qu’elle l’aimerait, s’il le voulait bien, la nuit prochaine, pour sa belle figure.

Madame d’Oudart en eut un soubresaut; madame Beaubrun rougit; la nourrice sourit simplement; madame Chef-Boutonne devint verte.

Madame Beaubrun rompit le silence la première:

—Dame! après tout, dit-elle, c’est parler comme on pense!

Sa mère ayant jugé une telle réflexion déplacée au premier chef:

—Ah bien! reprit madame Beaubrun, quand Bébé sera un jeune homme, si une belle fille lui en dit autant devant moi, je ne me boucherai pas les oreilles!...

Madame Chef-Boutonne était jalouse.

Tout le monde, autour d’elle, aimait Alex: son mari, sa fille, son gendre même, son fils Paul, ma foi!... Les jeunes filles, les femmes, les mères le louaient à l’envi; à tous les hommes il était sympathique. Il était un étudiant de deuxième année accompli, ayant de l’homme du monde, somme toute, ce qu’on est en droit d’exiger. Et madame Chef-Boutonne discernait, depuis peu, la qualité des éloges que l’on voulait bien adresser à son fils et la qualité de ceux que l’on accordait spontanément à Alex.

Madame d’Oudart supportait les sarcasmes, tantôt rampants, grisâtres, tantôt limpides et jaillissants comme le jet d’eau du grand bassin. Elle les supportait gaillardement, car elle était heureuse. Tout au plus osait-elle s’en plaindre lorsque la musique militaire, particulièrement celle de la garde républicaine, exécutait, sous le kiosque, quelqu’un de ces morceaux, si suavement harmonieux, où elle eût tant aimé à savourer les douceurs de la flûte que lui gâtait, hélas! l’organe aigri de madame Chef-Boutonne.

Une de ses joies était, quand la foule—et les Chef-Boutonne—avaient vidé les terrasses, à l’heure voisine du dîner, de prier son fils de lui donner le bras, et de faire, tous les deux, un long tour au jardin, comme à Nouaillé, amoureusement, avec leurs espoirs et leurs rêves. Par discrétion, elle ne lui demandait point cela tous les jours, mais Alex lui accordait volontiers et gentiment cela.

Alors la maman et son grand fils bien-aimé parcouraient le Jardin du Luxembourg.

Madame d’Oudart se faisait nommer les reines de France dont les statues ornent la terrasse; mais elle ne les reconnaissait jamais, sauf Geneviève, à cause de ses tresses extraordinaires, de son air réservé et de son vêtement trop collant. Elle aimait à faire le tour du petit Marchand de masques, parce qu’il lui rappelait Alex, à dix ans, en costume de bain; et elle se faisait redire les noms des personnages dont ce joli bambin offre les effigies: Hugo, Dumas, Augier, Gounod, etc.

Elle ne trouvait pas ces hommes célèbres «bien jolis»:

—La renommée, disait-elle, ne fait pas la beauté!

Et elle regardait complaisamment son fils.

A cette heure, et vue de dos, la statue de bronze, brandissant le masque d’Hugo, poudroyait contre un fond lointain de marronniers aux cimes incendiées par le soleil couchant. Une poussière d’or tombée de ces feuillages illuminait un vase de marbre, la nuque d’un dieu, des perles d’eau chassées hors du bassin par le vent du soir, et la surface dense, arrondie, rougeoyante des grenadiers en caisse. L’embrasement s’éteignait d’un coup; et l’on voyait surgir les touffes roses des pivoines et les tons clairs des roses trémières.

Le public se faisait rare. Sous un hangar voisin, une jeune femme, seule, jouait à la balle, non loin de deux prêtres assis, et d’un fantassin; des messieurs passaient portant de lourdes serviettes; puis l’on voyait un garçon idiot réunir les chaises en les emboîtant deux à deux; la bande garance, au pantalon du gardien, paraissait entre les troncs d’arbres... Un ou deux hommes demeuraient encore, accoudés à la balustrade, pauvrement mis, les cheveux longs, immobiles comme les marbres: c’étaient des peintres ou des poètes... Et, dans les instants de silence, on commençait à discerner de loin, venant du parterre, le grésillement attirant de l’eau d’arrosage.

Alex et sa mère descendaient au parterre. Un long serpent de toile humide, étendu sur les pelouses, crachait au large une eau scintillante et légère; les gazons buvaient, et les fleurs touchées, agitant leurs petites têtes de luxe, semblaient mimer leur plaisir; un parfum s’élevait du bain de la terre et des plantes: ah! que l’on fût demeuré longtemps là!...

Le charme du soir tranquille évoque toujours nos espérances. Dans le Jardin du Luxembourg, comme en son verger de Nouaillé, madame Dieulafait d’Oudart sentait, à ces heures d’invitation irrésistible au bonheur, tous ses glorieux désirs s’amonceler dans son cœur. Et, sans rien dire, le bras au bras de son fils chéri, dans tout ce qu’il y avait d’heureux et de beau par ce crépuscule et en ces allées embaumées, c’était lui, son fils, son fils seul qu’elle voyait: c’était lui qu’elle voyait dans ce petit David juché sur sa haute colonne; lui qu’elle voyait dans l’Hercule trapu; lui encore, dans le superbe Discobole;—elle le voyait fêté, aimé, beau, fort et plein d’honneur...

Mais, à la fin de ce radieux été, Alex fut ajourné, tant pour ses examens de droit, que pour les épreuves de fin d’année à l’École des Sciences politiques.

XXXI

Alex «cumula» l’ajournement à l’École de Droit et l’ajournement à l’École des Sciences politiques. Paul Chef-Boutonne était reçu de part et d’autre; Hilaire Lepoiroux, licencié ès lettres, avait satisfait à son premier examen de droit, au point de mériter les éloges de la Faculté.

L’échec de son fils abîma madame Dieulafait d’Oudart, comme l’avait exaltée le petit succès de l’année précédente. Un bon examen: et Alex était doué de toutes les capacités, pouvait entreprendre les études les plus arides et s’élever jusqu’aux cimes! Un échec: et l’avenir était brisé! La pauvre maman ne connaissait point de mesure.

Sa santé même se trouva du coup altérée. On partit pour Nouaillé, précipitamment, sur ordonnance du médecin; et il n’y eut ni air de la campagne ni sagesse du papa Lhommeau qui pussent contribuer à replacer en équilibre ce cerveau balancé entre les extrêmes. Que l’on songe qu’à Nouaillé il fallut entendre les condoléances de madame Lepoiroux!

Elle ne fit pas attendre sa visite, cette fois-ci, madame Lepoiroux. Elle vint à Nouaillé, triomphante, dès le lendemain de l’arrivée des vaincus, et elle traita madame d’Oudart avec une compassion si funèbre que celle-ci dut se redresser et lancer à sa protégée:

—Mais, ma chère Nathalie, je n’ai perdu aucun membre de ma famille!

Et cet imbécile d’Hilaire, au lieu de parler à Alex de la pluie et du beau temps, s’acharnait à lui faire dire quelles «colles» on lui avait posées!... Alex ne se le rappelait même pas; il disait à Hilaire:

—Et puis, flûte!

Madame Lepoiroux ne concevait pas que des allusions à une disgrâce pussent contribuer à en aviver la douleur. Loin de là, elle comparait volontiers ses propres paroles à un baume; et ses condoléances obséquieuses, petit à petit, mettaient la protégée au-dessus de la protectrice. Un jour même, il fut évident que madame Lepoiroux allait oublier son vasselage: elle osa risquer:

—Hilaire a des loisirs pendant ces trois grands mois, vous pensez bien: pourquoi est-ce qu’il n’en profiterait pas pour donner de petites répétitions à monsieur Alex?

—Des répétitions? répéta madame d’Oudart, stupéfaite.

Gratis pro Deo, bien entendu, ma chère dame: nous n’en sommes pas à ça près, eu égard à toutes vos bontés pour nous.

La veuve Lepoiroux put voir que la tête de madame Dieulafait d’Oudart vacillait, et de droite et de gauche, comme celle d’un chien de quatre jours, aveugle, qui cherche la mamelle ou la lumière. Hilaire Lepoiroux, un gamin qu’elle avait vu morveux quand Alex apprenait déjà le latin; un dadais qui était sorti du collège deux ans après Alex; un blanc-bec qui venait d’achever seulement sa première année de droit, s’avisait de se poser en professeur vis-à-vis d’Alex!...

—Mais, mais! dit-elle, essayant de se ressaisir, car elle croyait rêver, mais! comptons un peu! Il s’agit pour Alex des épreuves de seconde année, de seconde, vous entendez bien?...

—J’entends bien, madame d’Oudart; mais mon garçon connaît les matières de seconde année, n’ayez crainte!... Il a les livres; voilà quinze jours qu’il est dessus; il boit ça comme du lait.

—Nous verrons, nous verrons. Mon fils travaille seul, pour le moment: il n’a besoin de personne.

—C’était pour vous obliger, ma chère dame... Mais il n’en sera fait qu’à votre idée, comme de juste... Si, des fois, à la réflexion, ma proposition avait plus de grâce..., un mot à la poste, et en avant, marche! le répétiteur... Il donne déjà les leçons de latin et de grec aux deux petits garçons de madame Mafremoy, la femme du censeur des études au lycée...

En Poitou, madame d’Oudart eût peut-être oublié les succès de Paul Chef-Boutonne. Mais Poitiers, maintenant, savait le remarquable succès d’Hilaire Lepoiroux:

—N’est-il pas, se demandait-on, le compagnon d’études du jeune Dieulafait d’Oudart?...

—Oh! oh!... le jeune Dieulafait d’Oudart!...

C’est que madame Lepoiroux haussait encore de quelques degrés son fils, en le confrontant au jeune Dieulafait d’Oudart. Et «ces messieurs» aussi, qui poussaient à Poitiers le fils de la veuve infortunée, le poussaient «contre» le fils de l’autre veuve, à qui la fortune trop propice avait permis non seulement d’élever son fils dans les douceurs, mais d’élever même, et en outre, le jeune Lepoiroux.

XXXII

A propos de la fortune de madame Dieulafait d’Oudart, précisément, Thurageau vint à Nouaillé à plusieurs reprises; et de ces conciliabules la mère d’Alex sortait atterrée. Un désaccord existait entre elle et son vieux notaire: celui-ci voulait qu’Alex fût instruit de la situation, exactement; elle prétendait qu’apprendre à son fils qu’il était moins riche qu’il ne l’imaginait serait le démoraliser, alors qu’il eût fallu lui fouetter l’amour-propre, au contraire.

—L’amour-propre, disait Thurageau, on le met à triompher d’une difficulté par ses efforts personnels.

Sa cliente ne l’entendait pas ainsi: pour elle, elle plaçait l’amour-propre à demeurer dans l’état avantageux où le monde a coutume de nous envisager. Il était au-dessus de ses forces d’avouer à son fils, plus qu’à personne, la décadence de leur maison.

—Si c’est le seul moyen d’étayer la maison! disait le notaire.

—Si c’est l’abattre d’un coup? disait madame d’Oudart.

Thurageau, un jour, quittant Nouaillé, dans son cabriolet, croisa Alex qui rentrait à cheval, sous la châtaigneraie, et lui dit:

—Puisque vous voilà, tant pis!... j’enfreins la volonté de madame votre mère, mais j’ai quelque chose à vous dire, monsieur Dieulafait d’Oudart...

Alex sourit, croyant à une plaisanterie. Il flattait de sa main gantée son cheval, en le tenant écarté de la roue du cabriolet.

—C’est grave, dit Thurageau. J’ai des chiffres, là... Dans deux, trois ans, tout au plus, il faudra gagner la vie de votre maman, mon garçon!

—La vie? dit Alex.

—La vie! répéta le notaire. Pensez à cela, je ne vous en dis pas plus. D’ailleurs, c’est tout.

Alex huma l’air parfumé de l’été, sous les beaux arbres. Les chiens, l’ayant reconnu de loin, bondissaient. Il voyait le parterre et la maison au fin bout de l’allée. La voiture de Thurageau, Thurageau lui-même, c’étaient encore des images familières, constantes, immuables presque; rien n’était changé autour de lui. Quand toutes les choses accoutumées sont là, identiques à ce qu’elles furent toujours, on a peine à concevoir que quelque chose d’essentiel soit rompu. Et, ayant peur soit de ne pas comprendre, soit de comprendre précisément ce que lui révélait le notaire, il dit:

—Eh bien! au revoir, monsieur Thurageau!

On l’avait toujours un peu traité en enfant gâté.

Et peut-être l’heureuse insouciance de la jeunesse, force conservatrice du bonheur, eût-elle encore absorbé le souvenir d’une parole inquiétante, si en arrivant à la maison, Alex n’eût surpris sa mère en larmes. Elle s’enfuit, se cacha; mais il l’avait vue.

Alors il réfléchit, au moins durant cinq minutes, en marchant de long en large devant la maison, et poussant du pied un marron d’Inde dont la jolie surface d’acajou verni se poudrait de sable et s’écorchait à chaque heurt de la semelle. Un coup de pied plus violent ayant lancé le marron à vingt pas, un chien le happa et le rapporta à son maître, avec de bons yeux qui disaient: «On va jouer?...» Mais Alex ne joua pas: il venait de prendre une belle résolution.

Et il eut envie d’aller se jeter dans les bras de sa maman, qu’il avait vue pleurer, et de lui dire: «Je suis un autre homme», puis de lui demander pardon d’avoir été jusque-là si jeune, si étourdi, si fou. La réalité dégarnit nos desseins des trois quarts de leur panache: en rencontrant sa mère, Alex lui adressa, et dans la langue qu’un jeune homme se croirait disqualifié de n’employer pas, ces raccourcis modestes:

—Compris... La dèche... Fini de rire... Turbin...

Et il s’aplatit contre la table, les coudes en pattes de grenouille, la paume des mains bouchant les oreilles, à la façon d’Hilaire Lepoiroux, et il faisait signe qu’il avalait, gloutonnement, à franches lippées, avalait des matières d’examen jusqu’à ce qu’elles montassent au faux col: il indiqua du doigt à sa mère ce niveau de science prochain... Il la fit sourire; elle l’embrassa et lui dit:

—Oui, travaille, mon enfant!

Il travailla, ce jour-là même: il renonça à sortir, l’après-midi, malgré l’avis du grand-papa, amateur d’école buissonnière, qui, lui, conseillait de faire un tour en voiture; il s’enferma dans la bibliothèque, solennellement, bruyamment, avec des livres de droit en belle pile et les cahiers de notes de l’École des Sciences politiques, large ouverts; et il défendit qu’on le dérangeât, sous quelque prétexte que ce fût...

Lorsque, vers cinq heures, madame d’Oudart, à pas de loup, montée sur le tertre d’un massif de rosiers, et accrochant sa robe aux épines, s’approcha de la fenêtre, pour le plaisir de contempler son cher fils converti et de lui dire: «Tout de même, ne te fatigue pas, Alex!» elle le vit, une joue posée sur ses bouquins, la tempe moite, comme un enfant dans son lit, le matin: depuis deux heures, pour le moins, il s’était endormi.

XXXIII

On fit donner à Alex des répétitions par un professeur de la Faculté de Poitiers, non pas par Hilaire Lepoiroux, non! Ce fut un tort peut-être, car Hilaire allait droit aux «colles», et ce professeur, éminent, prenait sa science de très haut, et il parla, de longues heures, juché sur les cimes de la philosophie du droit, à un malheureux candidat blackboulé.

Madame d’Oudart employait ces heures d’étude en négociations discrètes tendant à l’aliénation d’une métairie. Elle s’efforçait de dissimuler ses démarches à son père, par respect humain, et à son fils, pour ne le point troubler. Mais «le pays», forcément, les connut, puis la ville, et, du moment qu’on en jasa, madame d’Oudart n’eut plus de cesse qu’elle ne fût retournée se terrer à Paris...

Elle reçut, rue Férou, les propositions d’un acquéreur, M. Babouin, propriétaire de tanneries, un voisin de campagne, mais qu’on ne «voyait» pas. Elles étaient fort raisonnables, inespérées même. On en fut humilié davantage: vendre pour vendre, on aurait eu un âpre plaisir à se sentir diminué impitoyablement.

Alex travaillait autant qu’il pouvait. Par malchance, le Grec Thémistocle, qui préparait sa thèse, était avare de temps. Il venait, du moins, prendre ses repas rue Férou, et l’on causait droit romain à table. Alex se prêtait sans trop rechigner à cette mesure extrême: sa mère et Thémistocle l’admiraient, et se congratulaient à la dérobée, comme les parents d’un enfant chétif qui consent à manger. Et lorsque le Grec était parti, madame d’Oudart, le soir surtout, ouvrait le gros livre de Leçons sur le Code civil, et les lisait à haute voix à son fils, répétant jusqu’à trois fois, avec une angélique patience, les paragraphes imprimés en caractères gras. Elle usait d’artifices ingénus afin de soutenir une attention qui fléchissait trop vite; elle variait le ton de sa voix, elle s’efforçait de comprendre elle-même ce qu’elle lisait, et poussait ses admirables soins jusqu’à discuter avec Alex sur certains points de droit. Quand la fatigue l’emportait sur la bonne volonté de l’étudiant, afin de le ranimer par le sourire, madame d’Oudart imitait le zézaiement et la douce voix de Thémistocle.

Parfois Alex condescendait à trouver sa «maternelle» «épatante». Mais il avait aussi des mouvements d’humeur incoercibles, parce qu’il n’était pas du tout accoutumé à ce genre de vie, à ces soucis, et parce que sa jeunesse, pour la première fois offensée, regimbait et se cabrait.

La session de novembre approcha. Toute la Chef-Boutonnerie foulait le sol du Forum et du Palatin, comme il convient, en cette saison, à des familles satisfaites: on échappa par cette absence à la tentation de solliciter l’indulgence des examinateurs.

Alex soutint d’abord l’examen de droit. Il fut reçu, comme l’an passé, à la limite. On s’en contentait bien. On allait même chanter victoire. Mais il échoua piteusement à l’École de la rue Saint-Guillaume, et le directeur fit prier madame d’Oudart de passer à son cabinet.

Elle s’y rendit, tremblante, émue. Le directeur lui conseilla, avec loyauté, de ne point se faire d’illusion sur l’issue du futur concours au Conseil d’État. Monsieur son fils s’imposait, rue Saint-Guillaume, des travaux qui ne sauraient aboutir, et des frais qui eussent pu, ailleurs, être plus efficaces. Elle pleura, tout à coup, silencieusement et sans plainte, devant l’homme aimable et correct qui voyait les intérêts d’Alex incompatibles avec la fréquentation de l’École des Sciences politiques. Mais, le directeur ayant fait glisser légèrement sa chaise, madame Dieulafait d’Oudart se leva. Elle n’était pas habituée à ce qu’on ne lui adressât pas au moins un petit compliment sur les qualités que son fils avait, quelles que fussent celles qui lui manquaient; et elle ne pouvait pas non plus se résoudre à se séparer ainsi d’un homme «si bien», et de qui, un an durant, le prestige avait un peu rejailli sur elle et sur son fils. Alors elle dit, en se retirant:

—Ah! quel dommage, monsieur, que je n’aie pas fait de lui un militaire... comme son père!

Qu’espérait-elle donc? Que le directeur de l’École des Sciences politiques lui dît que son fils serait fort beau en uniforme? Le directeur soupira, simplement, et fit:

—Ah!

Ce fut tout.

Alex fut vexé. Il s’était pourtant moqué un peu de sa mère, l’année précédente, à pareille date, lorsqu’elle avait tiré gloire de son inscription rue Saint-Guillaume; mais il avait subi l’empreinte de cette imposante maison; il n’était pas insensible aux relations avec les jeunes gens graves qui, à la sortie du cours, l’accompagnaient dans la rue de Grenelle, en causant de «l’assiette de l’impôt» comme des membres de la Commission du budget, ou du «congrès de Vérone», comme des ministres plénipotentiaires. Qu’il fût indigne de représenter cette docte École au concours du Conseil d’État ou de la Cour des Comptes, il n’en doutait pas; mais qu’on le lui fît entendre afin de lui épargner des frais, cela le blessait profondément.

Ce fut sa mère qui lui conseilla la modestie. Elle lui dit:

—Mon enfant, puisqu’on m’affirme que tu n’arriveras pas de ce côté-là, mieux vaut aiguiller sur une autre voie et au plus vite. Nous n’avons plus de temps à perdre...

Et c’était lui qui objectait:

—Et tes Chef-Boutonne, hein? vont-ils se payer nos têtes!

XXXIV

Alex, cependant, résolut d’entrer dans l’étude d’un avoué, sans interrompre son droit, et de s’y préparer à la pratique des affaires. Thémistocle, consulté, approuva fermement et promit de s’employer à favoriser le projet. On railla, tout un repas, ces situations dites «brillantes», qui fascinent les jeunes gens et leurs familles et ne rapportent pas, en espèces sonnantes, un maravédis: le Conseil d’État, la Cour des Comptes, admirable! mais à la condition de posséder une solide fortune ou de se condamner au décevant épilogue du mariage riche. Alex et sa mère commençaient à entrevoir tous les avantages d’une situation sérieuse et sans éclat.

Et ils disaient, à présent:

—Il s’agit de gagner son pain.

Mais, ce faisant, ni l’un ni l’autre ne s’avouait qu’il pensait à l’effet que produirait l’expression aux oreilles de madame Chef-Boutonne. Et c’est à elle qu’ils pensaient, plus encore qu’à leur intérêt, plus qu’au pain de leurs jours à venir. Que souhaitaient-ils, au juste? Prendre le contre-pied du système Chef-Boutonne! Les Chef-Boutonne tenaient pour l’ostentation: bon! Eh bien, eux, ils choisissaient la simplicité, l’obscurité: ils s’effaceraient désormais; ils mèneraient une vie d’anachorètes... Ils feraient tout cela, oui, oui,—ostensiblement!

Lorsque Thémistocle eut négocié l’admission du jeune bachelier en droit chez maître Enguerrand de la Villataulaie, l’un des excellents avoués de Paris, Alex dit à sa mère:

—Et puis, tu sais, avec les Chef-Boutonne, pas d’embarras!... A propos de l’École Saint-Guillaume, un sourire: «A quoi cela l’eût-il mené?...» Ajoute, si tu veux: «Bon pour des millionnaires...» Tiens! voilà une phrase: «Quant à nous, nous courons au pratique: il est entré chez maître Enguerrand de la Villataulaie...»

Madame Chef-Boutonne ne fut jamais plus aimable que lors de la première entrevue qu’elle eut avec son amie. Le voyage d’Italie l’avait-il tant changée, elle si pointue l’an passé? Elle avait lu, à Rome, dans un journal de Paris, le «succès»—elle appuyait sur le terme—du cher Alex à l’École de Droit. De l’École des Sciences politiques, pas un mot, comme d’un mort au souvenir délicat. Elle était fort informée des événements, mais ne laissa pas à madame d’Oudart la médiocre satisfaction de citer la phrase d’Alex: «Nous courons au pratique, etc...» Ce qu’aurait pu dire madame Dieulafait d’Oudart fut noyé dans ce torrent de paroles descriptives que vomit toute personne arrivant d’Italie, avec cet air de frétillante ivresse qu’ont les dauphins de fontaines publiques, à la queue retroussée...

Et l’on tirait Alex à bas du lit quand sonnait à Saint-Sulpice l’Angelus du matin. Madame d’Oudart frappait à sa porte lorsqu’il en était, de sa toilette, à la barbe, pour lui tenir la lampe, car à peine faisait-il jour, et le jeune «clerc» grommelait, ne s’étant jamais levé si tôt. Elle le plaignait et l’admirait, en son cœur; elle le considérait déjà comme le soutien de la famille; elle était déjà plus fière de ce qu’il fût, dès huit heures du matin, en état de prendre l’omnibus, pour aller rue Gaillon, qu’elle ne l’était naguère de sa qualité d’élève de l’École des Sciences politiques; et elle dédaignait ces petits messieurs, savants peut-être mais fats à coup sûr, qui ignoraient le souci de vivre:

—Alex? Oh! oh! il ne perd pas son temps: il travaille chez un avoué.

Alex, il est vrai, était assidu à l’étude, où il accomplissait une besogne machinale, et où d’autres jeunes gens, devenus promptement des camarades, lui faisaient une société quotidienne, non déplaisante, en somme. Il avait obtenu de son «patron» l’autorisation de suivre certains cours de l’École, indispensables à la licence qu’il préparait. A ces heures de cours, il quittait ponctuellement la rue Gaillon; mais le temps qu’il aurait dû passer aux cours, il ne pouvait absolument pas s’empêcher de le consacrer à la flânerie dans Paris, repos qu’il jugeait bien gagné.

Et c’était avec de nouvelles ardeurs qu’à la fin d’une journée commencée avant l’aube, il se retrouvait en compagnie de l’une ou de l’autre de ses maîtresses. Il savourait les heures libres, comme le font les esclaves d’une besogne régulière, quand un congé leur est donné. Dès les débuts de son assiduité chez maître Enguerrand de la Villataulaie, pour se dédommager de trois mortelles heures de procédure, il avait même fait une nouvelle connaissance.

XXXV

C’était une femme du monde. Il l’avait rencontrée aux Magasins du Louvre, au rayon des abat-jour, où le geste tout gracieux de ramasser un gant tombé à terre l’avait mis en présence de qui? de cette petite madame Soulice, l’intéressante victime d’une persécution anonyme, avec qui il avait dîné, une fois, rue de Varenne, en même temps qu’avec les Saint-Évertèbre. Elle reconnut fort bien Alex, lui parla, ne fit point la prude, et, parmi cent brimborions d’idées, lui confia le goût qu’elle avait pour le jardin des Tuileries. Ce fut donc là qu’il la salua, dans la suite, les jours de soleil.

Cependant plusieurs considérations ralentissaient le développement normal de l’aventure. Et d’abord, madame Soulice, jugeant Alex à sa tenue, le prenait pour un jeune homme ayant un cercle, «faisant de l’épée», montant au Bois le matin, enfin pourvu de cet appartement de garçon qu’une femme se plaît à imaginer si merveilleusement agencé pour l’amour. De brèves allusions à ces attributs du parfait amant avaient flatté Alex, et puis l’avaient rendu timide à confesser qu’il n’était que de la rive gauche, qu’il possédait à peine de quoi louer une chambre, pour une heure, dans quelque hôtel un peu propre, et qu’il habitait, quant à lui, avec sa maman, rue Férou. En second lieu, une lettre anonyme, parvenue à son adresse, rue Férou, lui décrivait pas à pas, avec une exactitude implacable, et dans un style de policier, la marche de son idylle: rencontre au Louvre, claires après-midi des Tuileries, jusqu’à la date précise de tel serrement de mains, de tel échange de regards plus tendres!... Un œil les épiait... Il en confia l’ennui à sa récente amie. Elle en parut contrite et dit qu’un homme qu’elle avait éconduit nourrissait néanmoins pour elle une passion violente et, comme un démon invisible, la harcelait d’odieuses taquineries.

Enfin Alex était retenu par la pensée qu’il ne se sentait pas parfaitement épris. En vérité, qu’était une telle liaison pour lui, sinon une heure de réaction par jour contre la procédure?

Une après-midi, ils quittèrent les Tuileries, pour dépister l’ennemi caché, passèrent l’eau, se faufilèrent dans l’ombre qui cerne l’Institut: rues tortueuses, couloirs voûtés, noirs passages... La jeune femme disait:

—Qu’il fait bon par ici, qu’on est bien, que l’on se sent protégée par ces murs vénérables!...

Étant remontés jusqu’à la rue Monsieur-le-Prince, Alex dit:

—J’ai habité là: entrons!

—Quelle fantaisie! dit la jeune femme.

Il l’entraîna dans l’étroit corridor, et elle gloussait:

—Oh! que c’est drôle! Ah! voilà de l’inattendu, par exemple!... Il faut que je sois une petite folle!...

XXXVI

Mais, le lendemain, madame Dieulafait d’Oudart recevait, rue Férou, une lettre anonyme l’informant que son fils menait «une vie de bâton de chaise» à l’Hôtel Condé et de Bretagne, dans la chambre 19, dont le loyer n’avait pas été payé depuis dix-huit mois!

Son premier mouvement fut de brûler ce dégoûtant papier; puis elle pensa le soumettre à Alex,—qu’elle savait bien capable de faire quelque sottise en cachette, non de la nier si elle lui demandait une explication loyale.—Mais elle eut peur de lui causer de la peine. Elle-même courut à l’Hôtel Condé et de Bretagne. Elle vit madame Taupier, à qui elle avait parlé un jour, et, dans le petit bureau infect, derrière le rideau d’andrinople, la mère d’Alex, armée de son mieux contre une nouvelle désastreuse, interrogea.

—Mais, madame, il n’y a nulle presse! Il ne fallait pas vous déranger pour cela, madame!

Telles furent les premières paroles de madame Taupier.

—Ainsi, dit madame d’Oudart, mon fils a donc conservé une chambre dans cet hôtel?

—Ça ne vaut seulement pas la peine d’en parler, madame! Voyez donc, la note n’est pas faite: je vais être obligée de feuilleter mes livres... Ah! ce n’est pas l’inquiétude qui me rend malade, je vous en donne ma parole! et, dans dix ans d’ici, monsieur Alex aurait aussi bien pu, en passant, entrer là et me dire: «Madame Taupier, voilà la petite somme.»

—Cette somme s’élève à?...

—Attendez donc, madame, que je revoie un peu mes livres... C’est la même chambre qu’autrefois, pardi! c’est bien simple... Les prix n’ont pas changé... Votre jeune homme a préféré la garder au mois...

Madame d’Oudart avait hâte de savoir un chiffre:

—Ne m’a-t-on pas parlé d’un retard de dix huit mois?...

—Ah! dans ce cas-là, je vois que c’est bien de votre part, madame, qu’il est venu hier, ce monsieur!... Et moi qui me repentais de lui avoir parlé!... C’est plus fort: vous me croirez si vous voulez, madame, je n’en ai pas fermé l’œil de la nuit. A quoi donc ça sert-il, l’expérience?... et dans un hôtel meublé où il en passe, des échantillons de l’homme, vous pouvez vous en rapporter à moi!... Eh bien, tenez, madame, c’est Joseph, le garçon, qui a gagné son pari; c’est lui qui m’a dit: «Si, si, madame Taupier, c’est un monsieur comme il faut; j’ai vu de ces figures-là en province...» C’est Joseph qui a gagné!... eh bien! foi d’honnête femme, j’en suis bien aise... Entendez-moi, ma chère dame, je ne prétends pas dire que ce monsieur ne m’avait pas eu l’air très catholique,—surtout s’il est votre parent, comme il l’a dit!—mais, voyez-vous, madame, une femme, et sensible, se laisse impressionner...

Madame d’Oudart la laissait dire.

—Mon Dieu! madame, continua madame Taupier, je m’aperçois que vous me faites parler, vous aussi, mais tant pis! On a tant de soulagement à causer à cœur ouvert avec quelqu’un dont on sait le nom!...

Madame d’Oudart s’efforça de rire. Elle dit à la patronne:

—Et cette somme, voyons?

—Puisque vous y tenez absolument, madame, c’est douze cent soixante et quatorze francs, avec les étrennes du garçon, la bougie et le petit feu de bois... Maintenant la petite note de monsieur Lepoiroux élèverait donc le total à...

—Mais! je n’ai pas à payer la note de monsieur Lepoiroux, j’imagine!...

—En ce cas, je vous fais mille excuses, madame: c’est donc une erreur de ma part...

XXXVII

Madame d’Oudart dit simplement à son fils:

—Mon enfant, j’ai à payer une grosse note... C’est celle de l’Hôtel Condé et de Bretagne.

Alex rougit, puis pensa: «Aïe, aïe!... la scène!...» Et, plus intimement, il était tenté de demander gentiment pardon à sa mère. Mais il dit:

—Quel est le b... de mouchard qui a vendu la mèche?

Madame d’Oudart ne lui cacha rien. Il jura, piaffa, s’emporta, ne sut retenir qu’il recevait lui-même de pareilles lettres, et il les montra à sa mère. On s’indigna, on rit, on s’échauffa là-dessus, et l’intrigue et le mystère vous captivent à ce point que l’aventure couvrit le deuil des douze cent soixante-quatorze francs.

Madame d’Oudart, en fin de compte, ne prenait-elle pas, contre son fils même, la défense de la petite «femme du monde» persécutée!

Ce ne fut qu’en dernier lieu qu’elle soupira:

—Ma malheureuse bourse, Alex!... il faut avoir pitié d’elle.

Alex, en s’endormant, jura de ne plus franchir le seuil de l’Hôtel Condé et de Bretagne.—Et Raymonde?... Eh! tant pis pour Raymonde!...

Mais, le lendemain matin, il recevait une lettre de Raymonde. Et quelle lettre! N’avait-elle pas été avertie que son amant la trompait, à l’Hôtel Condé et de Bretagne, dans le propre nid de leurs amours? Elle se lamentait au long de huit pages, renonçait à l’amour, à la vie. Elle avait décidé de mourir. Elle conjurait Alex de la voir, une fois «suprême», et ce soir, avant l’heure du dîner. Après, écrivait-elle, il serait «trop tard»; et ce «trop tard», mystérieux, inquiétant, était souligné trois fois!

XXXVIII

En lisant cette lettre, Alex fit la découverte que, des diverses maîtresses que la tourmente menaçait de lui ravir, une seule lui tenait au cœur. Ce n’était ni madame Soulice, en vérité, avec son cortège d’argousins, ni Raymonde, avec ses pleurs et sa mort perpétuelle, mais Louise. La découverte lui plut: de savoir qu’il aimait Louise seule, il aima Louise davantage. Il se rappela maints épisodes de sa liaison avec la petite employée au Ministère des Postes et Télégraphes. Et tout ce qui remontait à sa mémoire était délicieux et charmant: point de scènes, jamais de larmes; un amour vrai, gai, rieur et constant, un amour protégé du dieu de la jeunesse: grâces du corps; agrément de l’esprit; plaisir, plaisir!... Il n’aimait que Louise!

Il admit qu’il irait le soir au rendez-vous fixé par Raymonde. Il payerait de sa poche, en sortant, son court séjour à l’Hôtel Condé et de Bretagne: bonsoir, Raymonde et bonsoir, madame Taupier!... Voilà!...

Mais, auparavant, il irait voir Louise...

L’hiver, il l’attendait au café Voltaire, où Pierre, le garçon, à peine son client assis, allait donner un coup de serviette à la buée des vitres, afin que, du dehors, «madame» vît «monsieur». «Madame» n’eût jamais poussé la porte avant d’être assurée que «monsieur» fût là. Au bout de peu de temps, par le trou dans la buée, où clignotait un bec de gaz, et que traversaient les lanternes des fiacres, comme des phalènes dans la nuit, Alex voyait deux beaux yeux sombres toucher les glaces, de leurs longs cils, sous un toquet d’astrakan. C’étaient des yeux d’oiseau nocturne, sévères et indifférents, ou stupéfaits par les lumières; soudain, la grande bouche s’ouvrait: les dents semblaient communiquer leur éclat aux yeux, puis à tout ce visage, qui, au milieu de la buée, n’était qu’explosion de jeunesse et de joie.

Ce jour-là, comme à l’ordinaire, la grande bouche s’ouvrit. Louise entra, s’assit, déposa la serviette trempée par le brouillard, et dit à Alex:

—Tu ne sais pas?

—Quoi?

—Je suis libre, ce soir!

Pan!... Et le «suprême» rendez-vous de Raymonde?

Alex dit:

—Pas possible?...

Louise expliqua comment il était possible qu’elle fût libre ce soir. Il n’entendait point; il répéta:

—Pas possible?...

Louise s’étonnait qu’il n’accueillît pas avec plus d’empressement la nouvelle. Elle lui demanda si, par hasard, il ne dînait pas en ville.

—Oui, dit-il, en effet!

—Où ça?

—Rue Férou.

—Chez qui?

—Chez madame veuve Dieulafait d’Oudart.

—Oh! le blagueur!... Et moi qui l’écoute!...

—Il conviendrait, dit-il, que je fisse prévenir cette dame que je ne dîne pas chez elle.

—Courons-y tous les deux! dit Louise.

Cependant il tergiversa; le temps s’écoula. Raymonde attendait Alex à l’hôtel: Alex ne parvenait point à l’oublier. Le pire était qu’il tâchait d’«arranger les choses».

Pour satisfaire Louise d’abord, il courut avec elle rue Férou.

Louise devait l’attendre dans la rue pendant qu’il irait prendre congé de «madame veuve Dieulafait d’Oudart». Mais, tout à coup, il se ravise et introduit Louise par l’entrée particulière, sous le prétexte de se donner le temps de prendre congé dans les formes.

—Un petit quart d’heure!... enferme-toi au verrou!...

«Quinze minutes, mettons-en vingt, pense Alex, j’ai le temps, à l’aide d’un rapide sapin, d’aller rue Monsieur-le-Prince, administrer Raymonde!...»

XXXIX

Raymonde était depuis trois quarts d’heure à l’Hôtel Condé et de Bretagne.

C’était une fille candide, qui adoptait les usages de l’amour libre avec la docilité innocente qu’elle eût apportée dans une légitime et bourgeoise union. Son jeune amant était son maître, comme un mari eût pu l’être, et la plus futile des paroles prononcées par lui était en sa cervelle d’amoureuse le germe d’ingénieux et subtils tracas: mille inventions en résultaient, d’une sublime naïveté, et destinées à lui plaire. C’est ainsi que, l’ayant entendu vanter, par boutade, les courtisanes, cette fille qui gagnait six francs quatre-vingt-dix pour un travail de onze heures par jour, et là-dessus faisait vivre sa mère, s’exténuait à imiter, autant que faire se pouvait, les façons et la tenue des femmes renommées pour charmer les hommes; et elle avait acheté sur ses économies, du linge à ébranler la vertu des saints et un peignoir du dernier galant!

Alex, arrivant la plupart du temps en retard au rendez-vous, la trouvait en ces déshabillés dont son sang de vingt ans n’appréciait ni le ridicule ni le soin superflu, mais toutefois fêtait la commodité par un bond si soudain que la travestie s’en leurrait comme d’un irrécusable témoignage d’amour.

Et aujourd’hui, en plein hiver dans cette chambre glaciale, Raymonde grelottait en attendant Alex. C’est ici qu’il l’avait trahie: la lettre anonyme donnait trop de détails accessoires exacts pour que du fait il fût permis de douter. Elle n’était plus ici chez elle: elle n’osait ni allumer le feu, pourtant tout préparé, ni se dévêtir comme à l’ordinaire. Elle pensait que la seule chose qu’elle désirât encore était qu’elle entendît le pas d’Alex dans l’escalier, était qu’il entrât là, étourdiment, le gentil cruel! et qu’elle le vît, qu’elle le vît une fois encore!... Il allait venir!... Ne venait-il pas?... Alors elle éprouvait le besoin de s’agenouiller, d’être étalée à terre comme une natte de jonc; et de là elle eût tressailli de volupté, à faire monter vers son amant des paroles de piété, par exemple: «Mon seigneur! vous êtes beau, vous êtes magnifique, vous êtes le maître!... Je ne suis rien que votre créature et je vous baise les pieds!...» Mais de telles expressions faisaient rire le jeune dieu: elle en avait essayé, mais y avait renoncé vite. En définitive, elle lui parlait peu, son langage étant réduit aux caresses et, hélas! aussi aux larmes. Aujourd’hui, cependant, elle avait élaboré toute une phraséologie qu’elle jugeait d’un irrésistible effet,—à moins qu’Alex ne manquât donc tout à fait de cœur.—«Alex!—lui disait-elle,—je vous ai donné ma jeunesse, mon avenir, ma vie... etc...» ou bien: «Et qu’avez-vous à me reprocher? Ne suis-je pas fidèle, tendre, zélée, aimante éperdument?...» Elle dirait encore peut-être, mais seulement si cela paraissait indispensable: «Vous l’avouerai-je? de la façon que je vous aime, et qui dépasse les bornes de la pudeur, je rougis, par moments, Alex! devant mes chefs et devant ma mère!...»

Mais, à mesure qu’elle respirait ces petites fleurs de rhétorique, écloses en ses nuits d’insomnie, le parfum lui en semblait fade pour l’odorat d’Alex, et, d’ailleurs, son trouble était tel qu’elle confondait les unes avec les autres ses strophes apprises, et elle pressentait qu’elle n’en userait pas. Alors, que faire pour reconquérir Alex, à tout prix?

L’instinct, notre sauveur, vient au secours de l’intelligence en détresse. Sans préméditation, sans rouerie, sans arrière-pensée, cette pauvre belle fille aux abois fit tout à coup ce qu’elle avait coutume de faire en attendant son amant. Elle alluma le feu. Et quand la flamme jaillit et réchauffa ses membres, elle se dévêtit, comme si ce jour était semblable à tous les jours: car l’idée qu’il pût n’être pas suivi d’autres jours d’attente de son bien-aimé venait de lui paraître aussi folle, aussi intolérable que celle d’une halte subite du soleil dans le ciel...

Et quand elle fut complètement dévêtue, elle alla au placard où se trouvait son linge d’amour, et, l’ouvrant, elle hésita: une autre femme avait pu mettre la main là!... Elle s’hallucinait et voyait son beau linge touché par une rivale; elle demeurait debout et nue, devant ce placard béant qui contenait les vestiges de son amour profané, lacéré, mourant peut-être... Et par sa beauté et son attitude, elle aurait pu rappeler l’une de ces figures de marbre qu’un sculpteur de génie pose, un instant tragique, infinitésimal, devant la porte ouverte du tombeau...

Alex montait l’escalier si vite qu’à peine son pas entendu il était là. Il n’avait, lui, nullement préparé son discours: il allait rompre net.

Il vit Raymonde au placard.

Alors il lui sembla qu’une puissance obscure lui plaquait une main géante sur le front, lui comprimait les tempes en éteignant mémoire, conscience et volonté, et, d’autre part, lui cinglait les reins d’un coup de fouet.

Il n’y eut ni explication, ni même un mot échangé. Un homme étreignit une femme, furieusement. L’un et l’autre avaient-ils un nom, un passé, se connaissaient-ils?...

Et Raymonde de balbutier, en sa candeur d’agneau:

—Tu m’aimes donc? Tu m’aimes donc?...

Alex entr’ouvrait des yeux stupides. Elle l’enjola une heure. Soudain il s’enfuit.

Au bureau de l’hôtel, il voulut, à toute force, payer la chambre, et mit un louis dans la main de madame Taupier. Mais le procédé causa tant de chagrin à celle-ci qu’Alex en fut gêné. Il insista cependant. Madame Taupier manquait de monnaie pour lui rendre. De monnaie, sapristi! il avait précisément besoin pour son fiacre. On héla le garçon de l’hôtel, qui se trouva porteur de deux francs cinquante centimes, tout juste: Alex consentit à les accepter.

Il était réengagé avec Raymonde et avec l’Hôtel Condé et de Bretagne!

Il se sentit honteux et irrité, comme un homme victime d’une attaque nocturne.

Le cocher goguenard, lui dit, rue Férou:

—Le temps n’est pas long pour les amoureux!...

XL

Il est aussi des amoureux à qui le temps paraît long: témoin Louise enfermée pour «un petit quart d’heure» et qui, en ayant compté quatre, était partie.

—Elle est partie, la pauvre petite dame, dit la concierge; oh! ne voilà pas bien longtemps, non, monsieur, peut-être le temps d’aller jusqu’au Sénat!

Et Alex court à la recherche de Louise. Au vol, il atteint le Sénat; puis il monte la rue de Médicis; de crainte d’avoir été trop vite, il la redescend; il fait le tour des galeries de l’Odéon, qui abaissent à grand fracas leurs clôtures; il s’élance au boulevard Saint-Michel; il gagne les Gobelins: point de Louise!...

Où habite-t-elle exactement? Afin qu’il ne soit pas tenté de lui écrire chez ses parents, Louise à toujours refusé de lui donner son adresse. Mais comme elle parle souvent de la rue de la Reine-Blanche, c’est dans la rue de la Reine-Blanche qu’il erre, attend, guette longtemps, et vainement. S’il discerne une silhouette de femme, il se précipite; s’il n’en voit point, il s’agite, va, vient, souffle, transpire, et revient sur ses pas. Il se retourne pour un bruit de persienne, pour une jalousie qu’on abat; et son cœur palpite parce qu’il a aperçu une lumière au travers d’un rideau! Qui sait? Louise est là, peut-être, à deux pas, séparée de lui par une cloison de verre.

Si elle le voyait, venu si loin, pour l’amour d’elle, elle lui serait peut-être indulgente!... Une idée: appeler Louise par son petit nom?... ou bien se mettre à chanter, dans cette rue déserte!... Est-ce qu’elle ne reconnaîtrait pas sa voix?... Ah mais! c’est qu’il l’aime tout de bon!... Enfin une réflexion sensée: à supposer qu’elle le voie là, à pareille heure, ayant fait une si longue course inusitée, soi-disant pour l’amour d’elle, ne soupçonnera-t-elle point, la fine mouche, qu’il en a gros à se faire pardonner?... Il quitte la rue de la Reine-Blanche, et revient, rôdant toutefois sur le boulevard de Port-Royal, dévisageant les femmes, et maudissant l’éclat aveuglant des bocaux pharmaceutiques.

Il redescend jusqu’à l’Odéon, remonte et redescend encore. Tout est triste, tout est affreux, tout est méchant. Paris est vide et laid. La vie est imbécile. L’amour, lui, est abject: quoi de plus répugnant qu’une folie qui vous oblige à accomplir le contraire de ce que vous voulez, vous asservit à la femme que vous n’aimez pas, et vous fait perdre peut-être à jamais Louise?...

Avec quelle impatience, le lendemain, Alex attendit l’heure où sortaient ces demoiselles du Ministère des Postes et Télégraphes! Il s’échappa, même trop tôt, de chez son avoué, et attendit rue de Grenelle, en face du porche, dans la boue, sous la pluie. Un flot, tout à coup, engorge un couloir étroit; une hésitation, un murmure, et la porte crache, de droite, de gauche, un peuple de femmes pressées qui s’écoule avec la rapidité de l’eau sur un sol incliné. Des parapluies, des jupes retroussées, des jambes, c’est tout ce qu’Alex discerne en ce tohu-bohu. Il s’inquiète, il s’énerve: il ne voit nulle part sa Louise. Des femmes rient: il croit qu’on le nargue. Il s’affirme à lui-même qu’il a entendu la voix de Louise: il court en avant; il revient... Point de Louise!... Il va jusqu’au café Voltaire. Le garçon, avec sa serviette, a dessiné un hublot dans la buée, et regarde au dehors. Alex l’interroge de l’œil: «Non», fait le garçon. Point de Louise!

Oh! de quelle désolation est cette place de l’Odéon, sous la pluie, sans Louise! L’affreux temps a fait fermer boutique au bouquiniste. A qui demander: «Avez-vous vu passer Louise?» Quels corridors lugubres que ces galeries où des courants d’air agitent la flamme du gaz, soulèvent les brochures éparses, soufflettent avec leur cache-nez les employés de la librairie Flammarion, mais ne déplacent pas un liseur! Ils sont là, par tous les temps, les liseurs: pilotis fichés dans le sol, et contre quoi la lame brise sans les ébranler; non que le plaisir de lire soit la cause d’une fermeté si robuste, mais le plaisir de lire sans payer... Ils lisent, ils lisent: croient-ils donc que le plus beau de la vie est de lire? «Quelle sotte engeance! se dit Alex; ils sont à battre!» Et volontiers il leur crierait: «Mais si vous vous étiez retournés, nigauds! vous auriez vu passer peut-être une jeune femme, dont les cheveux, les yeux et la grande bouche délicieuse valent vraiment qu’un homme soit éventé et mouillé! Vous n’avez pas bougé... Vous ne l’avez pas vue?... Crétins!...» Et il vit Hilaire Lepoiroux, près du guichet de la caissière, qui retenait par le bout de son nez des pages encombrées de tableaux synoptiques, où des accolades de tailles diverses, et la gueule ouverte, semblaient s’avaler les unes les autres avec leur contenu: le lecteur les absorbait toutes en dévorant la plus grasse.

Alex, inquiet et agité jusqu’à perdre le sens de son désir dans le moment même qu’il suivait si attentivement la piste de Louise, toucha l’épaule du jeune Lepoiroux, et dit:

—C’est toi, mon vieux?...

L’autre, s’arrachant à ses tableaux synoptiques avec la lenteur du serpent qui digère:

—Tiens!... c’est toi, Alex!...

Et ils demeurèrent, l’un vis-à-vis de l’autre, muets et ennuyés, l’un n’ayant à dire qu’un mot: «J’aime», et l’autre ruminant le lourd texte de ses manuels, l’un pour l’autre professant un égal mépris. Alors tous les deux se serrèrent la main, disant:

—Porte-toi bien. Bonsoir!...

Et voici Alex de nouveau en quête de Louise. Quatre jours, il la chercha encore; nulle part il ne pouvait correspondre avec Louise: il était totalement dépourvu de ses nouvelles. Ah! qu’il expiait ses torts envers sa maîtresse! Était-ce ce qu’elle voulait?...

Un beau soir, il rencontra Louise, rue Casimir-Delavigne, le nez au vent, à la bibliothèque du bouquiniste.

Elle éclata de rire, comme si de rien n’était. «Que s’était-il passé?—Mais rien!—Où s’était-elle cachée, ces quatre jours?—Mais chez elle!—En congé, donc?—Mais, oui!»

—Tu n’aurais pas pu m’avertir? dit Alex.

—Mais, mon chéri, j’ignorais si tu étais rentré chez toi!

D’un mot piquant, mais d’un mot seul, Louise savait se venger.

XLI

Et Paul Chef-Boutonne n’obtenait toujours point les palmes!

En vain avait-il, en veston de prolétaire, enseigné l’économie politique au peuple de Grenelle, au fur et à mesure qu’il l’apprenait lui-même; en vain sa mère avait-elle exécuté les mille et une démarches que comporte une telle candidature! Depuis quinze mois, Paul avait terminé son ingrate besogne de conférencier: le ministère était capable d’oublier le mérite du jeune Chef-Boutonne, et la France d’oublier le ministère témoin de ce mérite! Et l’impétueuse mère se multipliait, sortait l’hiver, malgré la grippe, pestait en fiacre et faisait antichambre. Son gendre était par elle fort houspillé; son mari, plus gravement atteint: ne faillit-on pas l’obliger à quitter son cercle, parce que celui-ci était notoirement réactionnaire?... Les Saint-Évertèbre, alliés à quelques bonnes familles, ne nuisaient-ils pas à Paul près du gouvernement, par hasard? La chose eût été plaisante, car c’était principalement pour imposer aux Saint-Évertèbre que madame Chef-Boutonne convoitait les palmes académiques.

Elles tombèrent, au mois de janvier, comme la pluie, le grésil et la neige: quatorze cents personnes en furent touchées; Chef-Boutonne (Paul) était du nombre. Et aussitôt sa maman connut l’inanité des longs désirs enfin contentés. Ce petit bout de ruban serait mesquin sur la poitrine de son cher fils: elle l’y avait attaché, en pensée, depuis trop longtemps. Et puis, ne voilà-t-il pas que Paul lui-même agitait la question: «Le porterai-je, ou bien pas?» Un dilemme aussi se posait: convenait-il de s’en enorgueillir, au risque d’être moqué par certains? convenait-il de ne point paraître prendre garde qu’on l’avait, au risque que beaucoup l’ignorassent?

«Eh quoi! pensait amèrement madame Chef-Boutonne, me serai-je donné tant de peine pour un résultat qu’on ose avouer tout juste?...»

Beaubrun, le gendre, opina qu’il serait «très bien» que Paul ne portât point, du moins avant quelques semaines, le ruban. Il dit à son beau-frère:

—Évitez l’empressement d’un instituteur!

—Ou d’une sauteuse de music-hall! ajouta sa femme.

Une de ces dames, en effet, venait d’être pareillement honorée.

Ces hésitations, ces plaisanteries faisaient mal, non pas à Paul, mais à sa mère. Nonobstant le parti de la discrétion définitivement adopté, madame Chef-Boutonne ne put s’empêcher, au prochain dîner qu’elle donna, de glisser dans la corbeille de fleurs un mètre cinquante centimètres de ruban violet qu’elle avait acheté, de vieille date, furtivement, sous les galeries du Palais-Royal, dans l’intention d’en décorer, dès la première communication officielle, toute la garde-robe de son fils. Ce ruban long, maigre et sournois, serpentait à la dérobée sous le muguet et les iris. Il était possible qu’on ne l’aperçût point. On pouvait aussi l’apercevoir et n’en pas saisir le caractère allégorique. En fait, quelqu’un l’aperçut; quelque autre en saisit le sens, et des allusions maigres, sournoises et longues comme le ruban, serpentèrent parmi les convives, puis se gonflèrent en compliments qui furent lourds à porter!

Or, en quittant la table au bras de M. Chef-Boutonne, madame de Saint-Évertèbre, cette luronne, belle encore, empoigna au passage le revers d’habit de Paul et dit:

—A votre âge, jeune homme! ce n’est pas au ministre qu’on arrache un bout de ruban...

Et Paul, naïf:

—A qui donc, madame?

On vit, au geste et à la façon de rire de madame de Saint-Évertèbre, qu’elle confiait quelque gaillardise à l’oreille du papa. Elle se retourna vers le fils, et, comme s’il l’avait entendue ou devinée:

—Et on le met, dit-elle, tout parfumé, sur son cœur!...

Déjà de timides bruits avaient couru, d’après lesquels les Saint-Évertèbre jugeaient Paul fort gentil, mais, saprelotte! un peu novice; et s’ils semblaient l’accepter pour gendre, du moins désiraient-ils que l’homme destiné à leur fille, appelé à tâter d’une pâte de cette qualité, précédemment, au moins, connût un peu la matière!

Et c’était le plus secret des mille supplices qu’une mère endure, dans l’âme de madame Chef-Boutonne, que ce souci déjà ancien: si accompli que fût Paul, son brillant jamais n’avait ébloui une femme. Certes il plaisait beaucoup à toutes, mais il ne plairait donc point à l’une d’elles? Le pire était que, sur ce chapitre, Paul lui-même, le plus intéressé, semblait totalement désintéressé. Loin de madame Chef-Boutonne le vœu de voir mettre à mal aucune personne fréquentant sa maison!... Mais, à s’interroger bien intimement là-dessus, elle confessait que le déplaisir qu’un tel accident entraîne n’est pas sans quelques avantages... Hélas! nul accident, non, pas le moindre, n’embarrassait la voie régulière, directe, sans aspérités ni courbures, sur laquelle Paul, une bonne fois lancé, roulait, immaculé, vers son avenir.

Beaubrun qui souvent accompagnait Paul, au théâtre, en soirée, voire à des bals de ministères, sondé par sa belle-mère, engainait son monocle, allumait un œil scrutant tout le passé et toutes les circonstances, laissait choir le monocle, mourir son œil, et faisait:

—Rien!

Et, depuis lors, madame Beaubrun, la sœur taquine, à propos de bottes, regardait Paul, puis son mari, ou sa mère, et faisait:

—Rien!

A Paul qui, cela va sans dire, ne comprenait point, elle demandait:

—Qu’en dis-tu, Paul?

Et Paul, innocemment, répondait:

—Moi?... Rien.

«Rien» tournait au jeu de famille. C’était un jeu que la maman n’aimait guère.

Madame Chef-Boutonne n’avait-elle pas été jusqu’à dire à son gendre:

—Croyez-vous que je donne assez d’argent à Paul?...

—Donnez-lui-en davantage! avait riposté Beaubrun.

Mais Paul, ayant plus d’argent, achetait des titres de rente, et s’en vantait, le pendard!...

Enfin il y eut un fait.

Monsieur et madame Chef-Boutonne reçurent une lettre anonyme: leur fils, «un blondin, officier d’académie», avait fait route, tel jour, à telle heure et à pied, de l’avenue d’Iéna, numéro tant, jusque chez le pâtissier Ladurée, rue Royale, en compagnie d’une jeune femme portant une toilette de chez Z... Et, quoique ce parcours d’un chemin assez long eût été fait à pied, et quoique le texte ne fît pas mention que le «blondin» eût pénétré seulement chez Ladurée, pâtissier, il se terminait par ces mots infailliblement alarmants pour un couple de bourgeois: «Gare la bourse!...»

Pour une fois, dans la bourgeoisie, ce «Gare la bourse!...» eut un effet contraire à celui que l’alarmiste en pouvait augurer. Les Chef-Boutonne exultèrent: enfin Paul allait vendre ses titres de rente!... M. Chef-Boutonne, toutefois, modéra sa femme:

—Tout beau! dit-il, le garnement n’est pas entré chez le pâtissier...

Il y entra; il entra même ailleurs: les informations furent précises, circonstanciées, pleines d’intérêt, angoissantes même, car elles contenaient menaces aux parents s’ils ne mettaient point le holà à la consommation de l’intrigue, et menaces au consommateur!

Qui saura dire les tempêtes intérieures des mères? leurs désirs contradictoires, leurs hésitations, leurs résolutions, leurs manèges, et leur honte qui se mélange à leur fierté?

Secrètement, la mère, superbe en son dévouement obscur sinon excusable en son acte, sortit par un crépuscule d’hiver, et se rendit aux environs du lieu où son fils s’initiait au mystère de l’amour. Plus farouche que le limier qui épiait les amants et, dans un de ses rapports, la pouvait elle-même compromettre, elle bravait tout, prête à bondir comme un dogue sur le monstre, quel qu’il fût, qui oserait bousculer le rendez-vous de son Paul. L’endroit était un rez-de-chaussée, au fond d’une cour, rue de l’Arcade. Elle ne vit rien, ne couvrit de son corps personne, ne fut utile à quoi que ce fût.

Mais son inquiétude augmentait chaque jour. Paul fréquentait une femme du monde: n’allait-il pas être provoqué par un rival?... Paul, évidemment, était rentré hier sans blessure; n’était-ce pas aujourd’hui qu’on allait le rapporter pantelant, à la suite d’une rencontre?... Mon Dieu! mon Dieu! fallait-il avoir élevé un fils si parfaitement, l’avoir amené si calme et si pur jusqu’aux portes mêmes de l’amour que les lois protègent, et devoir cependant payer aux préjugés d’une vieille race galante ce périlleux tribut que réclame la Vénus impudique?... Mais tous autour d’elle, le père, la sœur, elle-même enfin, le désiraient, ce baptême païen, l’imploraient, l’exigeaient presque!

Ainsi tourmentée, et en même temps heureuse d’une cruelle formalité accomplie, madame Chef-Boutonne s’en fut trouver madame Dieulafait d’Oudart.

Elle conta l’histoire par le menu, disant:

—Ces gamins, ces vauriens, croyez-vous?... Et une femme du monde, s’il vous plaît! alors qu’il y a tant d’autres relations si faciles et sans conséquences... Ah! les petits brigands!... Ah! l’amour!...

Puis elle narra l’effroi de ce courrier mystérieux, odieux, cynique, quasi obscène, qui heurtait matin et soir sa pudeur maternelle en lui infligeant la double vision de Paul enlacé par les bras de quelque «Didon», d’où l’on ne s’échappe que meurtri,—si l’on s’en échappe!—et de ce témoin étranger, haineux, sadique peut-être!...

Sa complaisance à propager l’aventure était mal retenue, mais son appréhension de quelque catastrophe était sincère. Ces deux sentiments se mêlaient parfois, se chevauchaient l’un l’autre, en sorte qu’à un certain moment madame d’Oudart, agacée par une trop sotte fatuité, se crut autorisée à dire:

—Mais, somme toute, chère amie, le procédé odieux ne vous a appris jusqu’ici qu’une bonne nouvelle...

Et, trois minutes plus tard, touchée par les larmes que son amie répandait, elle se levait, et se décidait à lui fournir des motifs de se tranquilliser.

Elle se levait et allait doucement à un chiffonnier, tournait une clef, ouvrait un tiroir et y prenait trois enveloppes banales, rayées d’une banale écriture:

—Ne vous mettez donc point martel en tête!... Connaissez-vous cette écriture?

Madame Chef-Boutonne frémit.

—Eh bien! continua madame d’Oudart, tout porte à croire que votre «Didon» a été auparavant la nôtre: et mon fils n’en va pas plus mal!

Madame Chef-Boutonne voulait bien être rassurée pour son fils; mais non pas que, dans une si tardive aventure, et si difficilement obtenue,—dont elle avait eu l’imprudence de se flatter un peu vite,—son Paul fît bombance avec quoi?... avec les restes d’Alex!

Nier l’évidence était cependant impossible. Ayant reconnu l’écriture, le style de son correspondant anonyme, et un identique signalement de la femme qui tombait d’Alex en Paul, madame Chef-Boutonne hasarda:

—Mais si ces lettres infâmes n’étaient que calomnies!...

—Pour cela, non! dit madame Dieulafait d’Oudart, en soulignant du doigt tel paragraphe d’une des lettres, la petite note arriérée à l’Hôtel Condé et de Bretagne, dont il est fait mention ici, je l’ai bel et bien payée: l’information était bonne.

Madame Chef-Boutonne s’affaissait.

—Eh! mon Dieu! pourvu que nos jeunes gens n’aillent point se quereller!... Par le fait, ils sont rivaux!

Madame d’Oudart sourit:

—Alex est un papillon, dit-elle, il a fait cette plate-bande; il butine ailleurs...

Et le comble du dépit était, pour madame Chef-Boutonne, que Paul eût choisi comme intrigue, non seulement celle qui pouvait avoir le moins de lustre aux yeux des Dieulafait d’Oudart, mais celle dont on ne saurait absolument pas se prévaloir chez les Saint-Évertèbre: car, enfin, séduire une amie, et quasiment au nez de leur fille, si la prouesse était d’un gaillard et si madame de Saint-Évertèbre, par ses «propos de corps de garde», l’avait, ma foi, méritée, du moins fallait-il convenir que la prouesse était téméraire...

Mais bientôt la correspondance anonyme cessa. Paul rentrait à la maison sans retard, quoique le teint plus jaunet que les jours même où il rentrait en retard. L’idylle était-elle donc déjà finie? Quel mystère à l’autre mystère succédait?

Les Saint-Évertèbre éclairèrent la question dès qu’on les vit: car il fut évident qu’on se riait de Paul. Le jeu eût pu échapper à madame Chef-Boutonne, si elle n’eût été précisément sur le qui-vive; mais des allusions persistantes à tel pâtissier de la rue Royale ou à tel «coquet rez-de-chaussée» ne pouvaient plus, pour elle, être équivoques. De complicité ou non avec ses amis, la coquine Soulice s’était prêtée à un manège de galanterie,—d’un goût douteux,—dans lequel Paul et le mouchard anonyme avaient donné, tête baissée, et de compagnie. En son «coquet rez-de-chaussée», par un beau crépuscule d’hiver, alors que son héroïque maman montait la garde, on avait,—pour employer une expression qui ne faisait point peur aux Saint-Évertèbre,—«posé» à Paul «un lapin!»...

XLII

L’appartement de la rue Férou était devenu l’asile des amis d’Alex. Non contents des soirées nombreuses qu’ils passaient là, non contents des dîners, assez fréquents, que madame d’Oudart leur offrait, ils y venaient, sur la fin du mois, à l’heure des repas, quêter une invitation supplémentaire, d’un air si emprunté, si gauche, avec des feintes si naïves, que la maîtresse de maison, tout en riant, leur disait, sans plus de mots:

—Allons! messieurs, à table!

Thémistocle avait contracté, lui, la facile habitude de déjeuner, rue Férou, chaque jour, sous le prétexte de causer procédure. Un matin, il fut saisi si inopinément d’une mauvaise grippe qu’on le coucha, dans le salon, sur un lit improvisé, où il passa la nuit, puis la semaine. Il était si gentil, si complètement isolé dans le vaste monde, cet Oriental orphelin, sa voix était si plaintive et si douce, que madame d’Oudart n’eut pas le cœur de le renvoyer à son hôtel. Durant sa maladie, aussi bien, parmi les termes arides du droit, qu’il n’abandonnait guère, il mêlait des noms sonores et exquis, tels que Péra, Stamboul, la Corne-d’Or, les îles des Princes et Scutari,—évoquant des choses lointaines, ensoleillées et féeriques,—qui vous payaient de votre peine.

Et de la nostalgie du Grec malade naissaient des désirs de voyage, surtout le soir: Alex et sa mère partaient, sur un mot enchanteur, pour la Méditerranée, l’Archipel, Athènes et le Bosphore... Madame d’Oudart disait:

—Oh! quand Alex aura une situation, nous irons, au premier congé, vous faire une visite là-bas, monsieur Thémistocle.

Ou bien:

—Il ira, pour son voyage de noces, vous présenter sa jeune femme...

Et elle faisait, quant à elle, le sacrifice de cette croisière de songe.

Cependant Alex tombait malade, à son tour; Noémie, la bonne, elle aussi, fut atteinte. La concierge recommanda une femme de journée, qui se trouva être voleuse comme une pie, puis une autre, infortunée, qui se mourait de la poitrine: on dut les renvoyer. Ce fut la pauvre maman qui devint la servante de tous.

Dans cette infirmerie, un matin, se présenta, affairée, hors d’haleine, madame Taupier, la patronne de l’Hôtel Condé et de Bretagne. Madame d’Oudart, lui ouvrant, augura mal de cette visite. Madame Taupier rattrapa son souffle, et annonça que son pensionnaire, M. Lepoiroux, était au lit, pas bien.

—C’est comme ici, dit madame d’Oudart; mais qu’a-t-il?

Madame Taupier fit l’historique de la maladie d’Hilaire, et, finalement, dit qu’un de ces messieurs, étudiant en médecine, qui occupait une chambre au second, s’employait à le faire entrer à l’hôpital, car il craignait une vilaine fièvre.

—En ce cas, en effet, dit madame d’Oudart, mieux vaut une maison spéciale que l’hôtel.

Fort bien! Mais l’inconvénient était que madame Taupier répugnait à laisser sortir un pensionnaire affligé d’une lourde note impayée.

—N’avez-vous pas prévenu la mère? demanda madame d’Oudart.

Certes on avait prévenu la mère. Ce matin même madame Lepoiroux répondait de Poitiers par un cri de détresse, et suppliait madame Taupier de s’adresser, au nom de l’humanité, à madame Chef-Boutonne, numéro tant, rue de Varenne.

—Comment! s’écria madame d’Oudart, «de vous adresser à madame Chef-Boutonne!...»

—Je viens de chez cette dame, dit madame Taupier, c’est la raison pourquoi vous me voyez si essoufflée. Cette dame m’a dit: «C’est très bien; mais avez-vous vu madame Dieulafait d’Oudart?—Non, je n’avais point vu madame Dieulafait d’Oudart.—Voyez-la! m’a dit madame Chef-Boutonne.—Mais, madame...—Voyez-la! m’a répété cette dame; je ne saurais rien faire à ce propos sans elle: le jeune Lepoiroux est son protégé.—Mais, madame...» Enfin il a bien fallu que je confie à cette dame, et je vais en faire autant à vous, madame, puisque le sort m’y oblige: madame Lepoiroux m’avait bien recommandé de ne m’adresser à vous qu’en second.

—Ah! ah! fit madame Dieulafait d’Oudart, en second!... à moi, en second!...

—Oh! mon Dieu, madame, dit simplement madame Taupier, vous auriez tort de vous en offenser: l’avantage de passer ici en premier n’est pas grand...

—C’est parfait! Vous vous êtes acquittée de la commission en suivant la voie hiérarchique établie par madame Lepoiroux: eh bien! nous nous concerterons, madame Chef-Boutonne... et moi, «en second»... sur ce qu’il y a à faire... A tant de protecteurs, ce n’est pas vous qui sauriez y perdre, madame Taupier!

Puis conduisant sur le palier la patronne de l’Hôtel Condé et de Bretagne, madame d’Oudart lui mit un louis dans la main, afin que le jeune Lepoiroux fût transporté à l’hôpital dans les meilleures conditions possibles.

Et au milieu de ses malades, dans le désordre de son appartement, sous le poids de soucis divers, et de soucis d’argent, en particulier, madame Dieulafait d’Oudart demeura surtout peinée que la veuve Lepoiroux, réduite aux abois, recourût à une autre avant de recourir à elle. Cependant, n’avait-elle pas dit, quelques mois précédemment, à la patronne de l’hôtel: «Mais je n’ai pas à payer la note de M. Lepoiroux, j’imagine?...» Elle l’avait dit; mais il n’était pas question, alors, de voir madame Chef-Boutonne la payer.

Madame Chef-Boutonne vint aussitôt rue Férou. On dut la recevoir dans la salle à manger, un coude appuyé sur la table: on se lamenta sur les maladies régnantes, et les deux femmes dirent en même temps:

—A propos!... le jeune Lepoiroux...

Alors se disputa l’honneur de protéger le jeune Lepoiroux.

L’action était délicate. Madame Chef-Boutonne ne tenait pas à payer la note; payer la note excédait les moyens de madame Dieulafait d’Oudart. Décliner la mesure généreuse que l’on sollicitait de son crédit, de sa renommée, serait-ce de la part de madame Chef-Boutonne un geste bien élégant? Refuser tout court sa contribution, était-ce possible à madame Dieulafait d’Oudart?... Les deux femmes s’exposèrent l’une l’autre témérairement, parèrent de molles attaques, ripostèrent gauchement, et puis soudain se dérobèrent: tout était à recommencer. Enfin, lors d’une reprise, l’une d’elles ayant, à tout hasard, avancé un: «Coupons en deux la poire!» l’autre mit bas les armes, enjolivant du moins le pis aller d’un mot:

—C’est plutôt, dit-elle, une orange amère!

Elles se quittèrent presque souriantes.

Après coup seulement, madame Dieulafait d’Oudart s’aperçut que la moitié de la note à payer était encore un trop lourd fardeau pour elle; et, faute de payer la note entière, elle manquait à sauver les Lepoiroux. Au contraire, pour une petite somme autant que pour une grosse, contribuant une première fois, et dans une heure de péril, au sauvetage, madame Chef-Boutonne sauvait les Lepoiroux. Pour la moitié du prix coûtant, on pouvait le dire, madame Chef-Boutonne achetait la charge honorifique de nourrir, et d’offrir à son pays, à la science, ce remarquable sujet d’Hilaire; ou, plus exactement, elle enlevait cette charge à madame Dieulafait d’Oudart incapable...

Sur ces entrefaites, madame Lepoiroux, en personne, apparut. La lettre d’alarme de madame Taupier l’avait happée à Paris, sans sursis. Elle avait imaginé son garçon couché sur un lit d’hôpital: elle était accourue... Elle dit cela d’un seul trait, en entrant. Et madame d’Oudart, qui en voulait fort à la veuve Lepoiroux, fut désarmée par la vérité de cette angoisse maternelle. Elle avait préparé une parole amère, et elle dit affectueusement:

—Ma pauvre Nathalie!...

Elle s’attendait à ce que Nathalie parlât abondamment de son fils malade; mais en venant chez madame d’Oudart, l’humble rue, l’escalier pauvre, ce qu’elle découvrait du médiocre appartement, avaient frappé une femme qui avait coutume de contempler avec déférente admiration le parc, les avenues, et ce qu’elle appelait «le château» de Nouaillé...

Le contraste la stupéfiait.

Elle eut un long silence, pendant lequel elle remuait ses yeux de tortue et les obligeait à accepter l’image de la décadence des Dieulafait d’Oudart. Elle pensait à la métairie vendue, aux bruits qui couraient le pays... Elle se félicitait d’avoir été assez avisée pour ne s’adresser à madame d’Oudart qu’«en second».

Tout à coup elle se lança en des phrases compatissantes et obscures, mais que madame d’Oudart comprit bien.

Madame d’Oudart l’interrompit:

—Mais votre fils? dit-elle; j’espère que son indisposition...

—Son indisposition, ne m’en parlez pas!... fit madame Lepoiroux; j’ai un soupçon que la patronne de l’hôtel a voulu nous mettre la puce à l’oreille, rapport à la note. Telle que vous me voyez, je viens de causer avec le médecin: Hilaire n’est pas si mal; il a la grippe. Il marchera sur ses deux pieds pas plus tard que demain!

—Ah!... fit madame d’Oudart. Allons, estimons-nous heureux que votre fils soit hors de danger!...

—Et chez vous, ma chère dame?... Monsieur Alex va toujours bien, j’espère?...

Madame d’Oudart poussa une porte, et l’on vit, réunis dans le salon, les deux lits des jeunes gens malades. Thémistocle aux noires narines velues, à la barbe de huit jours, drue comme une brosse à cirage, à la moustache de palikare, lisait à haute voix, en zézayant et de l’accent le plus comique, Manon Lescaut; et Alex bénissait le ciel de lui avoir donné un ami malade en même temps que lui.

Madame Lepoiroux fit force amabilités; mais elle se retira jalouse de ce qu’un étranger, un Grec, fût l’ami malade hospitalisé aux frais de madame d’Oudart, malgré ses déboires, et non pas Hilaire. Elle dit encore quelques-unes de ces paroles ambiguës qu’affectionnent les gens du peuple:

—Bien sûr que les jeunes gens sont libres de choisir leurs amis!...

Madame d’Oudart lui demanda:

—Où couchez-vous, Nathalie?

—Oh! ne vous tourmentez pas! Je ne suis pas grosse: je m’arrangerai avec Hilaire; il n’a pas quitté son hôtel... A présent, ma chère dame, ce serait-il l’heure, dites-moi, où je pourrais avoir un moment d’entretien avec votre grande amie madame Chef-Boutonne?... Ne faut-il pas qu’il y ait une Providence, pour que j’aie rencontré sur mon chemin une personne aussi puissante et généreuse?...

Madame d’Oudart dut chanter avec la veuve Lepoiroux les louanges de madame Chef-Boutonne.

XLIII

Madame Lepoiroux eut donc avec madame Chef-Boutonne le petit entretien désiré. A Paris, la Poitevine rappelait un peu ces personnes vêtues avec modestie, au pas de velours, à l’œil averti, à la main tendue, qui font payer les deux sous de la chaise dans les églises: le domestique, rue de Varenne, crut qu’elle venait «de la paroisse». Madame Chef-Boutonne se piqua de l’accueillir avec chaleur, mais tout à fait en grande dame, négligeant les informations personnelles, prenant de haut les choses, et laissant de là tomber son obole, assurée qu’elle fera du bruit. Elle parla de l’Université comme elle eût parlé d’une amie, d’une tendre sœur habitant là, à quatre pas, que l’on voit quotidiennement, avec qui l’on dîne,—et d’Hilaire, comme d’un prodige.

Elle voulait qu’Hilaire fût prodigieux: elle croyait déjà en avoir acheté le droit; elle était fort résolue à en imposer la conviction à tout le monde, et, pour son début, enivrait la mère du héros. Moins crédule qu’une bourgeoise qui se leurre aisément de mots, madame Lepoiroux avait confiance en son Hilaire, avait confiance en «ces messieurs» de Poitiers, qui le poussaient, mais n’eût pas, de soi-même, été s’imaginer, par exemple, que son fils, parti de si bas, fût capable de s’élever plus haut que... «mettons que monsieur le censeur des études, au lycée», dont la «dame» était sa cliente.

A l’humble image du censeur des études au lycée de Poitiers, madame Chef-Boutonne sourit. Son fils, Paul, entrait; elle le présenta à la Poitevine et dit:

—Regardez celui-ci: à l’âge qu’il a, il est officier d’académie, vous le voyez à sa boutonnière; élève diplômé de l’École des Sciences politiques; il sera demain licencié en droit; dans deux ans, docteur, et nous en ferons, je l’espère, un gentil auditeur au Conseil d’État!...

Madame Lepoiroux écoutait, bouche bée, ces titres ronflants, auxquels d’ailleurs elle ne comprenait goutte. Madame Chef-Boutonne reprit:

—Je ne vous dis pas toutes les qualités qu’a mon fils; mais écoutez-moi bien, madame Lepoiroux: pour peu qu’on le compare au vôtre, Paul, que voici, n’est qu’un ignorant... N’est-ce pas vrai, Paul?

Paul s’inclina, puis disparut. Madame Lepoiroux était inoculée du venin de l’ambition insatiable.

Après quoi, madame Chef-Boutonne se dédommagea de n’avoir pas dit du premier coup «toutes les qualités qu’avait son fils». Devant cette femme arrivant de province, et destinée à y retourner demain, elle s’offrit le régal de parler de son Paul sans mesure, sans sincérité même et sans prudence: moment d’oubli, de folie, véritable débauche maternelle, comparable à la faute de ces femmes vertueuses qui, un jour, en voyage, s’abandonnent furtivement à un étranger qu’elles ne reverront jamais plus... Et puis l’on reparla d’Hilaire, sur le mode dithyrambique, puis du jeune Dieulafait d’Oudart, en manière de badinage, puis d’Hilaire encore, sur lequel l’Université—l’amie, la voisine qui ne vous cache rien—fondait les plus hautes espérances...

Madame Lepoiroux titubait sur le trottoir de la rue de Varenne en quittant sa nouvelle protectrice: elle s’égara plusieurs fois avant de regagner l’Hôtel Condé et de Bretagne, et bavarda une heure avec madame Taupier, qui, pourtant, lui inspirait peu de confiance. Mais madame Taupier fut séduite par la magnificence de l’avenir promis à son pensionnaire, et elle y ajouta foi:

—... primo, dit-elle, parce que cette dame de la rue de Varenne est très comme il faut; secundo, parce que votre jeune homme est sans vices: il ne voit pas de femmes!

C’est par là qu’aux yeux de madame Taupier le fils de madame Lepoiroux était un prodige. Elle ne put s’empêcher de soupirer, en levant ses prunelles au plafond:

—Ce n’est pas comme celui de madame Dieulafait d’Oudart!...

Et madame Lepoiroux fut informée des déportements d’Alex.

Une soudaine intimité s’établit entre madame Lepoiroux et madame Taupier. Celle-ci même, comme la mère d’Hilaire s’apprêtait à passer la nuit sur une chaise, lui offrit une chambre:

—Ne vous gênez donc point: il y en a de vacantes... Vous n’en paierez, pardi, pas plus cher!...

La grippe, qui cependant fut tenace, avait quitté la rue Férou comme l’Hôtel Condé et de Bretagne, lorsque madame Lepoiroux jugea convenable d’aller faire une visite à madame Dieulafait d’Oudart.

—Comment! fit celle-ci, vous, encore à Paris?...

—Comme vous voyez, ma chère dame: et j’ai voulu montrer que je ne vous oublie point.

Cette phrase était naïve; elle contenait une amère vérité qui pénétra douloureusement dans le cœur de madame d’Oudart: c’est qu’en effet ce n’était pas trop de fournir quelque preuve qu’on ne l’oubliait pas...

XLIV

Le bruit se répandit en Poitou que madame Dieulafait d’Oudart nourrissait et couchait chez elle, à Paris, «des amis» de son fils, et dilapidait sa fortune, d’une manière débonnaire, au profit d’étrangers, «compagnons de débauche d’Alex», tandis qu’elle laissait son vieux père «se mourir tout seul, dans le désert».

Madame d’Oudart, en venant, avec Alex, la semaine de Pâques, à Nouaillé, embrasser M. Lhommeau qui ne «se mourait» point du tout, tomba au beau milieu de ces commérages. Elle était trop sensée pour en rendre madame Lepoiroux responsable, sachant que d’un mot exact que Nathalie avait pu dire, les langues avaient vraisemblablement tiré une de ces matières fabuleuses qui acquièrent très vite la fixité des légendes.

La pauvre femme, qui espérait se reposer une quinzaine de jours, dans sa terre, entreprit, aussitôt arrivée, une tournée de visites à Poitiers, avec l’espoir de redresser l’opinion. Mais l’opinion est pareille à la tige flexible du châtaignier, que le pouce d’un enfant ploie et dirige pour en former la carcasse des paniers rustiques, et qui n’est pas plutôt présentée au four que la force de l’homme échouerait à la courber d’une ligne. Elle contait, bonnement, ses tracas maternels, les départs matinaux d’Alex, la bougie, la barbe, le son des cloches de Saint-Sulpice, maître Enguerrand de la Villataulaie, les déjeuners de procédure, puis la grippe de la triste saison, le grabat improvisé de cet infortuné M. Thémistocle, et la voix zézayante du malade, et les noms de l’Orient enchanteur qui s’échappaient de sa longue moustache bleue, le soir... On l’écoutait d’une oreille distraite; on affectait de ne la pas entendre; ou bien quelqu’un de spirituel lui demandait si elle avait lu la Vie de Bohème. L’opinion de ces gens-là était faite; la tige de châtaignier avait passé par le feu.

Libérée en une certaine mesure des mœurs de la ville par un immense amour maternel, presque semblable à une passion, madame Dieulafait d’Oudart ne s’élevait pas, toutefois, au-dessus de l’opinion. Elle fut attaquée par le démon de l’incertitude; elle se demanda si Poitiers n’avait pas, par hasard, raison contre elle: n’était-ce point une «vie de bohème» qu’elle menait? Ses complaisances pour son fils n’étaient-elles point excessives? Ne dilapidait-elle point son patrimoine? Enfin son père ne se mourait-il point,—chacun meurt un peu tous les jours,—dans «le désert» de Nouaillé?

Thurageau, homme de sens, parlait comme Poitiers. En présence du notaire, madame d’Oudart eut des nerfs:

—Je quitterai ce pays définitivement! dit-elle. J’emmènerai mon père avec moi.

Le notaire ne prenait acte que de ce qui intéressait la fortune. Entendant ces paroles qui, comme tant d’autres, allaient tantôt s’évaporer, il laissa tomber sa large main, à grand bruit, sur son bureau; et par ce geste il mêlait aux paroles quelque chose de concret: il les retenait, les vagabondes, et il allait leur donner une consistance qu’elles n’avaient point.

—Si vous vous résolviez à ce parti, dit-il, j’aurais une proposition à vous soumettre...

Et déjà il feuilletait un dossier. Madame d’Oudart allait s’écrier: «Attendez! attendez! je n’ai pas tant voulu dire!...» Il la prévint et la médusa en lui jetant au nez que quelqu’un donnerait trois mille francs de Nouaillé, «maison et parc, droit de chasse seulement sur les fermes...»

—Sur la ferme! corrigea-t-elle, d’elle-même.

—Sur la ferme, hélas! dit le notaire.

Louer Nouaillé!... Elle n’en voulut pas entendre davantage. Son notaire se moquait-il d’elle?...

Mais elle revint, de son plein gré, quelques jours après, à l’étude, et dit:

—Ce n’était pas sérieux, Thurageau, j’espère?

Le notaire cita le nom, lut la lettre de la personne qui offrait de louer la terre de Nouaillé.

Elle dit:

—Trois mille francs, c’est ridicule: Nouaillé ne vaut pas cela.

—Nouaillé vaut ce qu’on en offre.

—D’ailleurs, dit-elle, vous pensez bien que je ne consentirai jamais.

Thurageau s’inclina, et il ajouta:

—J’ai une autre proposition.

Madame d’Oudart parut complètement indifférente.

—Aimez-vous mieux marier monsieur votre fils?

—Marier!... fit-elle, et avec qui?

—Avec une jeune fille fort bien, quoique...

—Arrêtez!... il suffit... du moment qu’il y a un «quoique...»

—Je m’arrête. Autre chose: préférez-vous vendre Nouaillé... maison, parc et la ferme restant?... Babouin achèterait.

—Encore Babouin!...

—Il vous a déjà pris deux fermes: c’est vous maintenant qui formez enclave en son domaine!...

—On gagne donc tant dans la tannerie?

—Oui, quand on fabrique aussi du papier à Angoulême.

—Ah? du papier!... bravo! la matière est déjà plus noble... Écoutez, Thurageau, vous allez me trouver curieuse, mais je suis femme... et mère... Quelle est la jeune fille dont vous avez voulu me parler?

—Il y a un «quoique»!...

—Enfin quel est ce «quoique»?...

—La tannerie, justement, le papier!...

—Il s’agit de la petite Babouin?... La fille d’un marchand de peaux de bêtes qui empestent une lieue de pays!... Mais, ah çà! Thurageau, y pensez-vous?... Jamais de la vie! jamais de la vie!...

Quatre jours plus tard, un grand break de louage faisait halte à la grille de Nouaillé, au bout du parc. On entendit, de la maison, tinter la vieille cloche fêlée... Qui était-ce? Les habitués ouvraient, à l’ordinaire, tout simplement la grille... Jeannot, portant ses sabots à la main, s’élança, les pieds nus, par la châtaigneraie. Il parlementa longuement, puis remonta la châtaigneraie, toujours courant et l’air effaré. A bout de souffle, il bégaya à la cuisine:

—Ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon!... des particuliers qui arrivent de Paris tout droit pour visiter le château! C’est quelque attrape, bien sûr: le château est-il à louer, à cette heure?... Allez prévenir madame.

Madame pâlit, s’assit, réfléchit, se dompta,—cruel moment,—puis dit:

—Il y a malentendu, évidemment, mais je ne veux pas qu’on laisse ainsi ces personnes à la porte: faites entrer!

Jeannot courut de nouveau; on entendit le grincement de la grille: le break parut sous la châtaigneraie. Il contenait un monsieur d’une soixantaine d’années, un de trente, une jeune femme, une jeune fille. La mère Agathe, la vieille bonne, les introduisit au salon et dit à Jeannot:

—Vous n’êtes qu’une bête: il y a là dedans une demoiselle qui irait à monsieur Alex comme un gant...

Tout ce monde-là attendit encore au salon, madame Dieulafait d’Oudart ayant voulu faire toilette. Enfin elle les reçut, non sans cérémonie, comme une visite, les embarrassa même à force de façons; ils croyaient s’être trompés d’endroit: était-ce bien là la propriété que leur avait désignée le notaire? Madame d’Oudart leur dit:

—Mais je n’ai jamais autorisé aucun notaire à indiquer ma propriété aux amateurs! Thurageau est un vieil ami qui pousse le zèle à la manie; c’est un homme qui ne saurait voir un arpent de terrain improductif: je lui en veux, je le trouve indiscret, en vérité...

Ces messieurs allaient la trouver mauvaise. Madame d’Oudart parla encore:

—Thurageau se sera dit qu’en fait nous abandonnons Nouaillé; voici deux ans, en effet, que j’ai dû me fixer à Paris pour suivre les études de mon fils, un grand garçon maintenant...

—C’est monsieur votre fils, peut-être, dit la jeune femme, que nous avons croisé à cheval dans l’amour de petit chemin...

—Lui-même, madame.

—Oh! qu’il monte bien!... Ces messieurs l’ont remarqué.

Ces messieurs acquiescèrent de la tête.

La flatterie ravigota le cœur de madame d’Oudart. Des personnes qui avaient remarqué son fils lui devenaient presque sympathiques. Elle eut plus de force pour consommer son sacrifice, quoiqu’elle ne pût y parvenir sans détour.

—Mon vieux père, ancien conseiller à la Cour, habitait encore ici, reprit-elle; il s’y plaisait, bien que seul; il y avait ses habitudes; mais j’ai résolu de ne plus me séparer de lui... Par le fait, ma propriété va se trouver fort délaissée...

Les deux messieurs échangèrent un regard rapide. Pardieu, la situation se débrouillait!

—Dans l’intérêt de la propriété, de la maison même... osèrent-ils dire.

—Oui, fit-elle, vous avez raison... Je sais... Une maison inoccupée...

—... vieillit de dix ans par saison!

—Je n’ai jamais loué, je n’y pensais certes pas...

Il y eut un silence. Elle eut le courage de sourire, et elle lâcha enfin ce demi-aveu de défaite:

—La personne du locataire peut influer beaucoup sur une décision aussi grave.

La jeune femme dit:

—Vous habitez, madame, un endroit si charmant!... les chemins, la grille ancienne, l’admirable allée sous les châtaigniers...

—La maison d’habitation, hasarda l’un de ces messieurs, semble assez vaste...

Madame Dieulafait d’Oudart se leva:

—Si vous désirez jeter un coup d’œil?...

Son cœur palpitait, les jambes lui manquaient. Elle fit visiter sa maison.

On trouva, dans la bibliothèque, le grand-père Lhommeau qui sommeillait et s’éveilla. Il ne savait point de quoi il s’agissait, croyait voir des Parisiens amis de sa fille, faisait force salutations. Madame d’Oudart dut le présenter:

—Monsieur Lhommeau, mon père, ancien conseiller à la Cour...

Mais elle ne savait—et à peu près—que le nom de l’un des visiteurs, de qui le notaire lui avait lu la lettre; encore ignorait-elle auquel d’entre eux il s’appliquait: elle le bredouilla... C’était le nom du sexagénaire. A son tour, celui-ci présenta: son fils, sa belle-fille, et la sœur de celle-ci, une jeune fille orpheline de père et de mère. Monsieur Lhommeau était fort étonné; la scène était pénible: on l’écourta en passant vite.

Madame Dieulafait d’Oudart montra la chambre de son fils, montra sa propre chambre contenant la photographie agrandie de feu le commandant, son mari, avec sa croix, son épée, et cent objets familiers. De petits coins aménagés par elle elle vantait la commodité; elle vantait la vue qu’on avait des fenêtres sur les rochers du Poitou, sur la campagne; elle s’oubliait à dire:

—C’est ici que j’ai eu mon fils...

Ce n’étaient pas des goujats que les gens qui visitaient Nouaillé, et ils éprouvaient, de l’émoi de cette femme, une certaine gêne: ils faillirent négliger un autre étage. Les deux sœurs s’étant concertées gentiment, se refusèrent à visiter la cuisine, l’office, à cause des domestiques, et madame d’Oudart, interprétant autrement l’abstention, ne se prenait-elle pas maintenant à craindre que leur projet de location n’aboutît pas?...

Elle les mena au jardin. Les arbres à fruits étaient en fleurs: pêchers, poiriers, pommiers, amandiers charmaient la vue par la débordante profusion du blanc et du rose; blanc et rose était le parc, blanche et rose la campagne au delà des murs. Les lilas tiraient de fines langues d’un vert tendre, comme pour goûter, en délicats, la saveur du printemps. Sous un soleil déjà chaud, la terre, comme un animal, exhalait une haleine vivante. Tout germait, bourgeonnait, éclatait; tout sentait bon, et les abeilles, presque invisibles, innombrables, vautrées dans les corolles, laissaient croire que la nature elle-même, enivrée, chantait.

On alla jusqu’au potager, où, maintes fois, quand le soir tombait, le long du cordon de pommiers nains, la mère d’Alex avait souhaité de le voir se promener là un jour, au bras d’une jeune femme exquise, riche s’il se pouvait, et d’excellente famille. Par la porte à claire-voie donnant sur la campagne, les filles du métayer, grandies, sauvages toujours, et immobiles comme des idoles, étaient là, encore, accourues pour contempler, non pas M. Alex, aujourd’hui, mais les messieurs et dames descendus du grand break de louage...

XLV

Un soir du mois d’août suivant, à leur fenêtre, sur la cour de la rue Férou, madame Dieulafait d’Oudart et M. Lhommeau tâchaient de prendre l’air, après dîner.

C’était la fin d’une pesante journée; un vain orage avait éclaté, vers cinq heures, pour disperser les promeneurs du Luxembourg, non pas pour rafraîchir la température. D’une tour de Saint-Sulpice, l’Angelus lança tout à coup une large vibration religieuse et mélancolique qui feignit d’agiter l’atmosphère engourdie: la verrerie trembla sur le buffet, et on leva les yeux vers le haut des toitures, comme si quelque chose passait dans le ciel. A l’appel de l’église, une centuple voix répondit du Séminaire voisin, scandant les paroles de la prière; puis une autre voix multiple, une autre et une autre encore, obéissant, à quelques secondes d’intervalle, à l’harmonieuse invitation tombée des tours, et dont les dernières résonances furent longues à s’apaiser: on les croyait voir courir, en chevauchée légère, sur Paris, vers Grenelle et le Point-du-Jour... Après quoi, les bruits ménagers montèrent: chocs répétés et monotones des assiettes empilées et des couverts de ruolz ou d’argent comptés et replacés en leurs paniers, verres à voix cassée, verres bavards et chantants, tiroirs, placards... Et quand le désordre quotidien de la vie fut encore une fois réparé, on entendit la voix des bonnes et celle des humbles ménages échangeant la satisfaction de la besogne accomplie; les glouglous de la fontaine emplissant les brocs; les cris pointus de fillettes jouant au volant dans la rue; une femme fâchée, une porte claquant... Un silence se fit, que déchira le grincement d’un frein d’omnibus; puis un plus long silence... Et, tout à coup, des accords au piano et un chant...

Un hoquet aussi put être entendu, au fond de la gorge de madame Dieulafait d’Oudart, qui pleura et disparut, laissant seul M. Lhommeau à la fenêtre.

M. Lhommeau était-il philosophe? Il atteignait les limites de la vie, et il l’appréciait telle qu’elle est. On avait dit à M. Lhommeau: «Nous louons Nouaillé, c’est indispensable.» M. Lhommeau avait répondu: «Louez Nouaillé, si c’est indispensable!—Mais nous vous emmenons, papa, avec nous à Paris!—Emmenez-moi, avec vous, mes enfants, à Paris.—Nous serons fort tassés, pauvre papa; vous coucherez dans le salon.—Ne saurions-nous pas vivre, moins tassés, tous à Nouaillé?—Impossible! Et l’avenir d’Alex?...—Soyons tassés, couchons dans le salon!»

Et, avec le bon M. Lhommeau, l’on avait amené à Paris la mère Agathe que l’on n’avait pu se résoudre à abandonner: tout ce qui était de Nouaillé étant loué, y compris Jeannot, les chiens et le cheval d’Alex, pour trois mille francs.

Avec la modeste retraite de M. Lhommeau, sa toute petite fortune personnelle et les trois mille francs de Nouaillé, on pouvait vivre désormais, «tassés» assurément, mais à Paris, seul lieu convenable à l’élaboration de l’avenir d’Alex, mais à Paris où l’on échappait aux malveillants propos de la province, mais à Paris où l’on ne renonçait pas, quoi qu’on en pût dire, à jouter dans l’arène avec madame Chef-Boutonne et son fils, avec madame Lepoiroux et Hilaire.

Cependant, quand le lourd été de juillet s’était assis sur Paris, madame Dieulafait d’Oudart, privée pour la première fois des ombrages de la châtaigneraie, des pièces fraîches, de l’air pur et de la promenade du soir dans le potager de Nouaillé, avait été saisie par une nostalgie qui n’était pas sans laisser quelque inquiétude à son entourage. A son dépit de ne point partir, à temps nommé, comme tout le monde, pour la campagne ou pour la mer, elle remédiait par son orgueil même: car l’orgueil blessé secrète un autre orgueil qui sert de baume à la plaie; elle était fière de se montrer de plus en plus réduite, quasiment pauvre et n’ambitionnant pour son fils qu’une «situation pratique». Mais Nouaillé, sa terre, lui tenait comme un membre.

Elle pensait à Nouaillé à toute heure et partout: le matin, à l’église, en offrant de la cire à saint Alphonse de Liguori dans l’intention de recouvrer Nouaillé, comme elle lui en offrait pour la réussite des examens d’Alex; le jour, dans ce superbe Jardin du Luxembourg désert, où elle pouvait impunément broder la soie, au pied de Berthe ou Bertrade, reine de France, sans risquer d’être dérangée ni par les enfants qui avaient du large pour fouetter le sabot, ni par madame Chef-Boutonne qui prenait, cette année, modestement, les bains de mer en Bretagne... Et elle pensait à Nouaillé, le soir, chacun de ces tristes soirs pareils, sur la cour de la rue Férou, au son des cloches, au bruit rythmé de la prière des séminaristes, et enfin, quand au milieu du calme définitivement établi de la nuit, une voix tout à coup chantait, accompagnée de quelques accords au piano...

XLVI

Un événement avait marqué la fin de l’année scolaire. Encore un ajournement d’Alex à son examen de licence? Non pas! cela était trop ordinaire: l’échec, l’échec complet, le plat échec de Paul Chef-Boutonne, à un premier concours au Conseil d’État!

Beaubrun, son beau-frère, auditeur à la Cour des comptes, ayant avec le jury quelques intelligences, savait que, sur vingt-sept candidats, Chef-Boutonne (Paul) était classé vingt-septième. Comment! un candidat qui, ponctuellement, satisfit à tous les examens, se démasquer vulgaire mazette, un jour d’épreuve définitive? En effet, sur toutes matières, il était apte à fournir une réponse, les examens lui étaient favorables, et il venait de passer convenablement sa licence; mais s’agissait-il de se mesurer avec des jeunes gens capables, le moins entraîné d’entre eux savait répondre mieux que lui. Pis que cela! s’il possédait des connaissances, en tirer parti avec ordre, à-propos et mesure, dépassait ses moyens; rédiger un rapport, composer, faire œuvre d’initiative loin de quelqu’un qui vous pique d’une interrogation précise, découvrait d’un coup une fondamentale médiocrité.

Et Beaubrun terrorisa madame Chef-Boutonne en lui déclarant, le monocle tombé, avec l’œil atone du voyant de l’avenir:

—Votre fils jamais ne triomphera dans un concours.

Comme l’être qui va sombrer, revoit, dit-on, en un instant, sa vie entière, madame Chef-Boutonne récapitula les courses en fiacre, ruineuses, les attentes dans les salons froids, les introductions près de messieurs en redingote de drap uni, au visage bien rasé et digne, dont l’approche a goût de mauvais cigare; les invitations, les dîners, la dépense et l’ennui, et l’emploi des formules magiques, méditées, apprises et glissées en temps opportun au creux d’une oreille à poil gris!... Vanité, tout cela? Mais vanité, alors, le zèle des mères! vanité, la courtoisie, les engagements, la parole même des arbitres de la destinée de nos fils! vanité, en définitive, ce qu’on appelle les recommandations!

Elle était sur le point de crier à l’injustice; mais son esprit fit vire-volte et elle soupira:

—Et il y a des gens qui crient à l’injustice!

Beaubrun réengaina son monocle et regarda sa belle-mère de biais, avec un œil fin:

—Tout, en effet, dit-il, se passe assez correctement.

On avait jeté bas les projets de voyage et l’on était allé brusquement se terrer en Bretagne, réfléchir, et faire, en tout-cas, travailler Paul, d’arrache-pied. En partant, on avait confié à madame Dieulafait d’Oudart:

—La perte de mademoiselle de Saint-Évertèbre a été pour le pauvre enfant plus sensible qu’on ne l’eût pu soupçonner!...

—La perte de mademoiselle de Saint-Évertèbre?... avait fait madame d’Oudart, ignorante.

Et madame Chef-Boutonne, pour toute explication:

—Elle n’eût jamais été la femme qui conviendra à mon fils.

Le brillant avenir de Paul Chef-Boutonne: sa situation, son mariage? mais il faisait doublement faillite!... Telle fut la conclusion qui s’imposa aux Dieulafait d’Oudart.

XLVII

Quant à Alex, il fut refusé à la session supplémentaire de novembre, contrairement à la douce habitude qu’il avait prise de réparer à l’entrée de l’hiver son annuel insuccès d’été. Il y avait, en son cas, à vrai dire, de quoi troubler l’esprit d’un candidat.

Lors du triste retour du Poitou, après l’abandon de Nouaillé aux étrangers, Alex trouvait rue Férou une lettre de Raymonde. Toute lettre de Raymonde contenait premièrement l’annonce d’une calamité échue ou à prévoir; secondement, une lamentation rédigée dans le style des prophètes; finalement et en manière de conclusion, menace de sa mort prochaine, tantôt accidentelle et certifiée par des signes, tantôt, ce qui était plus grave, résultat de sa volonté, œuvre de sa propre main.

Non pas plus lugubre qu’une autre était la présente lettre, qui, pourtant, contenait la nouvelle d’une des plus grandes calamités qui puissent échoir à une pauvre fille. Raymonde, ennoblissant toujours par des termes choisis l’humble réalité, écrivait:

«... Le fruit de nos amours, Alex, a tressailli, etc...»

Suivait un long récit: amour, amertume, amour, désespoir, et amour encore, expressions ridicules et sentiments sincères, émoi immense malhabile et pitoyable. Un post-scriptum court et net faisait contraste:

«P.-S.—Le réchaud ou la Seine?»

C’était dans le temps même qu’Alex, de plus en plus détaché de Raymonde, se rapprochait de Louise. Avec Louise quelles amusantes promenades, les dimanches d’été! Quels gais dîners à la campagne! Quelles courses furtives et divertissantes dans Paris! Louise était la dernière grisette, une grisette diplômée, émargeant au budget de l’État, fleur renouvelée depuis le temps de Mimi Pinson, mais identique en son parfum, fleur traditionnelle du sol de Paris.

Mais il avait fallu revoir Raymonde.

Alex lui donnait rendez-vous, le soir, dans le Jardin du Luxembourg, sur un banc de la Pépinière, proche des ruches d’abeilles. Elle arrivait, infailliblement la première à toute convocation, avec une sorte de cabas en paille tressée portant, en lettres de laine rouge: Souvenir d’Enghien, et qu’elle tenait dorénavant sur son ventre parce qu’elle s’imaginait que tout le monde y voyait sa maternité. Ce sac servait aussi à garder la place d’Alex sur le banc garni, comme tout siège à cette heure, de sombres silhouettes méconnaissables. Dans la demi-nuit volant d’allées en pelouses et que tachait, seule, blanc fantôme, la jeune femme de marbre qui veille au pied du socle de Watteau, Raymonde, de loin, discernait Alex, Alex, grand, élégant, léger, avec son chapeau de paille «canotier» et ses moustaches longues, aussi plus claires que la nuit. Alors son cœur battait, un trouble affreux l’envahissait; elle se croyait déjà au delà de la mort, parmi les ombres silencieuses et dans un jardin de rêve et de beauté; elle portait pour toujours sous son cabas une maternité secrète; et le confident chéri, l’auteur adoré de ce fruit d’amour, le voilà qui venait...

Il venait, en retard, mais régulier, cependant, sans compensation aucune à son déplaisir, car il ne donnait point là son cœur; mais il venait comme on se soumet à un devoir inéluctable, inutile d’ailleurs, mais tel que la vie parfois nous en impose. Il s’asseyait au bout du banc, à la petite place réservée pour lui, et Raymonde, en se serrant très fort contre lui, nouait son bras au bras d’Alex; et ce geste-là, dans cet instant, était pour elle, désormais, la dernière forme de la volupté.

Il n’avait pas grand’chose à lui dire, car il ne savait parler que des sujets agréables; elle, elle n’avait jamais trouvé la langue à employer pour parler à cet amant trop charmant et qui n’aimait ni la mélancolie ni les pleurs. Mais, comme elle était touchée de la sollicitude qu’il lui témoignait depuis «le malheur», elle osait lui dire, par exemple:

—Personne ne s’est encore aperçu de rien.

Il faisait:

—Ah?... tant mieux!

Et il se croyait sauf, tant que «l’on ne s’était aperçu de rien».

—Le jour où l’on s’en apercevra... disait Raymonde.

Il détournait l’entretien pour chasser une vision désobligeante: celle de madame Proupa, la veuve de l’honnête Proupa, appariteur à la Faculté des lettres, venant sonner rue Férou, et réclamer le mariage.

Ce n’était pas cela que prévoyait Raymonde, à la date fatale évoquée par elle: elle prévoyait le «réchaud ou la Seine». Elle parlait de cette alternative à mots couverts et par paraboles. Qu’attendait-elle donc de son amant? Qu’il inventât un moyen de la tirer de là? Il ne lui en proposait aucun. Très sincèrement, il n’en considérait, lui, qu’un seul, c’était que madame Proupa montât l’escalier de la rue Férou pour réclamer le mariage; mais il n’en soufflait mot, bien entendu, parce que la perspective lui en était excessivement pénible, et aussi parce qu’en cette occasion, comme en toute autre, il comptait sur la chance. Lorsque Raymonde parlait trop des personnes de sa famille, de «sa pauvre mère», du cousin Milius, le comique, et de personnes qu’Alex avait vues aux «petites soirées dansantes» de la rue Clovis, pour la faire taire, il disait:

—Mais tout s’arrangera... Tout s’arrange!...

Et ils se levaient, avec les ombres environnantes, lorsque le tambour, issu tout à coup d’un endroit incertain, troublait l’admirable repos du soir dans les jardins. Alors, dociles comme un troupeau de moutons, toutes ces ombres s’en allaient vers les portes, obéissant au rythme impératif du petit fantassin invisible.

Un soir, avant qu’Alex fût assis, n’eut-elle pas la fantaisie de courir sur les pelouses où la lune montante semblait semer des perles? Elle prétendait que «la dame de Watteau» lui faisait signe, et qu’on allait danser. Elle entraînait son amant; elle enjambait la palissade et s’élançait en chantant:

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