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Le Blé qui lève

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The Project Gutenberg eBook of Le Blé qui lève

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Title: Le Blé qui lève

Author: René Bazin

Release date: February 1, 2010 [eBook #31154]

Language: French

Credits: E-text prepared by Hélène de Mink and the Project Gutenberg Online Distributed Proofreading Team (http://www.pgdp.net) from page images generously made available by L'association des Amis de René Bazin (http://www.renebazin.org/)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BLÉ QUI LÈVE ***

 

E-text prepared by Hélène de Mink
and the Project Gutenberg Online Distributed Proofreading Team
(http://www.pgdp.net)
from page images generously made available by
L'association des Amis de René Bazin
(http://www.renebazin.org/)

 

Note de transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris dans cette version et la page annonçant d'autres œvres de l'auteur a été déplacée à la fin de ce livre électronique.

 


 

LE BLÉ QUI LÈVE

RENÉ BAZIN

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LE BLÉ QUI LÈVE

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

Published, october nine, nineteen hundred and seven.
Privilege of copyright United States reserved, under the Act approved March third,
nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.


LE BLÉ QUI LÈVE

I

LA MARCHE DES BÛCHERONS

Le soleil déclinait. Le vent d'est mouillait la crête des mottes, activait la moisissure des feuilles tombées, et couvrait les troncs d'arbres, les baliveaux, les herbes sans jeunesse et molles depuis l'automne, d'un vernis résistant comme celui que les marées soufflent sur les falaises. La mer était loin cependant, et le vent venait d'ailleurs. Il avait traversé les forêts du Morvan, pays de fontaines où il s'était trempé, celles de Montsauche et de Montreuillon, plus près encore celle de Blin; il courait vers d'autres massifs de l'immense réserve qu'est la Nièvre, vers la grande forêt de Tronçay, les bois de Crux-la-Ville et ceux de Saint-Franchy. L'atmosphère semblait pure, mais dans tous les lointains, au-dessus des taillis, à la lisière des coupes, dans le creux des sentiers, quelque chose de bleu dormait, comme une fumée.

—Tu es sûr, Renard, que le chêne a cent soixante ans?

—Oui, monsieur le comte, il porte même son âge écrit sur son corps: voilà les huit traits rouges; je les ai faits moi-même, au moment du balivage.

—Eh! oui, tu l'as sauvé, et maintenant on veut que je le condamne à mort! Non, Renard, je ne peux pas! Cent soixante ans! Il a vu cinq générations de Meximieu...

—Ça fait tout de même le trente-deuxième bisancien qu'on épargne! A ces âges-là, en terre médiocre, comme chez nous, le chêne ne grossit plus, il ne fait que mûrir. Enfin, monsieur le comte est libre; il s'arrangera avec monsieur le marquis.

Le garde se tut. Sa figure rougeaude et rasée exprimait le dédain d'un sous-ordre qui fut omnipotent, pour l'administration qui lui a succédé. Il était debout, un peu en arrière, coiffé d'une cape de velours vert, au chaud et à l'aise dans un complet de velours de même nuance que la cape; ses mains, croisées sur son ventre, tenaient un carnet entr'ouvert: «État des arbres anciens du domaine de Fonteneilles», et ses jambes, trop grêles pour ce gros corps, lui donnaient l'air d'une marionnette allemande posée sur des crins. Il considérait le patron. Le patron souriait au chêne et lui disait tout bas: «Allons! mon bel ancien, te voilà sauvé; je reviendrai te voir, quand tes feuilles auront poussé.» L'arbre montait, effilé, élégant, laissant tomber l'ombre vivante de ses branches sur les taillis dévastés.

—Vois-tu, Renard, reprit Michel de Meximieu, qui suivait sa pensée, je les aime bien, mes arbres: ils ne me demandent rien, je les connais de longue date, je vois leur pointe de la fenêtre de ma chambre, ils sont des amis plus sûrs que ceux qui les abattent.

—Race de fainéants, les bûcherons, monsieur le comte, de bracos, de propres à rien, de...

—Non, mon ami, non! S'ils ne faisaient que tuer mon gibier, je leur pardonnerais volontiers. Tout ce que je veux dire, c'est que ce sont des âmes diminuées, comme tant d'autres.

—Parbleu! les braconniers ne gênent pas ceux qui ne chassent pas: mais moi, je chasse! dit Renard à demi-voix.

Son maître n'eut pas l'air d'entendre. Il tenait dans sa main gauche, pendante le long du corps, une hachette à marteau pour marquer les arbres. Après un instant, il remit l'instrument dans la gaine de cuir pendue à sa ceinture. Il considérait maintenant le vaste chantier qu'il était venu inspecter, dix hectares de taillis presque entièrement coupé, où les bûcherons travaillaient encore, chacun dans sa ligne balisée, dans «son atelier», parmi les stères de bois empilé et les tas de ramille. A l'angle de cette coupe, vers l'est, une autre coupe s'amorçait, et il y avait entre elles un détroit sinueux, une gorge comme entre deux plaines.

—Allons! Renard, assez de cette vilaine besogne! Retourne au château! Tu diras à mon père que je reviendrai par le carrefour de Fonteneilles.

—Bien, monsieur le comte.

—Tu diras aussi à Baptiste d'atteler la victoria, pour conduire le général au train de Corbigny.

Le garde fit demi-tour à gauche, s'éloigna d'un pas vigoureux et relevé, et l'on entendit quelque temps le bruit de ses brodequins, qui heurtaient les cépées et brisaient les ronces.

Michel de Meximieu venait d'obéir à un ordre qui lui avait semblé dur et même humiliant. En mars, et plusieurs mois après la vente des bois, consentie à un marchand du pays, il avait dû, sur l'ordre de son père, sacrifier un grand nombre d'arbres primitivement réservés, les désigner lui-même à la cognée et, pour cela, les «contremarquer» en effaçant les traits rouges et en donnant un coup de marteau dans le flanc de l'arbre. Peut-être en avait-il trop épargné, comme disait Renard; mais lui, il s'accusait et il souffrait d'avoir trop bien obéi.

Michel était un homme jeune, vigoureux et laid. Sa laideur venait d'abord d'un défaut de proportions. Il était de taille moyenne, mais les jambes étaient longues, et le buste était court et la tête massive. Aucune régularité, non plus, aucune harmonie, dans ce visage qu'on eût dit sculpté par la main réaliste et puissante d'un ouvrier du moyen âge: un front bas sous des cheveux châtains, durs, qui faisaient éperon au milieu, sur la peau mate; des yeux bleus, enfoncés et légèrement inégaux; un nez large; de longues lèvres,—le plus expressif de ses traits, lèvres rasées, lèvres d'orateur peut-être, si l'occasion et l'éducation avaient servi le fils du marquis de Meximieu;—enfin une mâchoire carrée, que les mots desserraient à peine, et que le silence fermait tout de suite comme un étau. Il manquait de charme et de beauté, mais la physionomie exprimait une qualité maîtresse: la volonté. Elle témoignait, non pas d'une énergie en réserve et inactive encore, mais exercée et déjà victorieuse. De quelles tentations? De quelles révoltes? Le visage est un livre où les causes ne sont pas toutes écrites. On lisait seulement sur celui de Michel de Meximieu: «J'ai lutté»; on devinait que ce jeune homme n'était pas, comme tant d'autres, ébloui par la vie, et qu'il l'avait jugée. Deux rides légères bridaient la bouche, comme un mors. Le sourire seul, chez lui, demeurait jeune et cordial: mais il était rapide.

En ce moment, Michel ne souriait pas. Les sourcils rapprochés, les paupières abaissées par l'effort de ses yeux qui s'adaptaient aux lointains, il étudiait les ouvriers répandus au loin dans la coupe, cherchant à reconnaître l'un d'entre eux, auquel il voulait parler. Il allait aborder un bûcheron socialiste, et l'idée ne lui serait pas venue de quitter ses gants. Il savait que ce ne sont pas les différences qui blessent, mais l'orgueil qui les porte. Quand il eut parcouru du regard le vaste chantier forestier, et constaté que Gilbert Cloquet ne s'y trouvait pas:

—Je vais demander au gendre, pensa-t-il, où est Gilbert.

Et, enjambant les branches abattues, tournant les longues piles de rondin ou de charbonnette encordée, il s'avança vivement jusqu'au milieu de la coupe.

Un homme jeune travaillait là, et relevait des brins de moulée qu'il empilait entre des pieux. Il entendait venir le patron. Il l'avait aperçu de loin. Mais il le laissa approcher jusqu'à trois pas, sans le saluer. Michel de Meximieu a l'habitude. Il parlera le premier. La petite blessure, faite d'amour-propre et d'amitié méconnue, saigne intérieurement. Mais la voix ne trahit rien.

—Eh bien! Lureux, il va geler cette nuit, si le vent cède?

Une voix jeune aussi, plus sèche, répond:

—Il ne cédera pas.

Et dans le ton de ces paroles, dans la façon d'appuyer sur le mot «céder», dans le rapide sourire qui relève les moustaches tombantes à la gauloise, on peut deviner que Lureux, en parlant du vent, pense à une autre force qui, elle non plus, ne cédera pas.

Le bûcheron, qui venait de répondre cette phrase à double sens, était un homme à peine plus âgé que Michel, de taille au-dessus de la moyenne, au teint clair, et dont le visage, barré en diagonale d'une moustache fauve, toute mince et toute jeune, n'exprimait déjà plus que le contentement de soi-même et la résolution de ne point parler. Ses yeux, un instant animés et railleurs, avaient retrouvé tout de suite, entre les paupières à moitié closes, le regard simple des primevères jaunes qu'on voit luire entre deux feuilles. Il avait jeté sa jaquette sur un tas de ramilles. Sa chemise à carreaux violets, son pantalon de gros drap brun, laissaient voir un corps admirablement fait, souple et exercé.

Autour de l'ouvrier, dans la coupe, des stères de bois empilé s'alignaient comme des murs, jetés dans toutes les directions, et sur l'un de ces murs, à l'extrémité d'un tas de «moulée blanche» qui est le bois de tremble et de bouleau, un petit gars rose et frisé, enfant de quelqu'un de travailleurs égaillés dans la forêt, était assis, les jambes pendantes, les sabots pendants aussi et tenus en équilibre sur le bout des orteils. Lureux le considérait, pour ne pas regarder le patron, et pour marquer sa volonté de ne pas continuer la conversation. Les camarades, au loin, devaient l'observer, et il tenait à se montrer impoli, moins par la haine personnelle que par crainte qu'on ne l'accusât de causer avec les bourgeois. Michel comprit, et demanda:

—Où est donc votre beau-père, je ne le vois pas?

—Par là, dit l'homme en désignant la gauche; il abat un ancien, il a fini le taillis.

—Merci, Lureux, au revoir!

—Au revoir, monsieur!

Et il suivit d'un regard dédaigneux le patron qui s'éloignait.

Celui-ci sortit de la clairière et entra sous bois. A moins de cent mètres, il aperçut l'homme qu'il cherchait. Le bûcheron abattait un «ancien» marqué au flanc. Il frappait obliquement. Le fer de la cognée s'enfonçait plus avant, à chaque coup, dans le pied palmé de l'arbre, faisait voler un copeau, humide et blanc comme une tranche de pain, et se relevait pour retomber. Il luisait, limé et mouillé de sève par le bois vivant. Le corps de l'ouvrier suivait le mouvement de la hache. Tout l'arbre frémissait, même les radicelles dans le profond de la terre. Une chemise, un pantalon usé, collé aux jambes par la sueur, décalquaient le squelette de l'homme, les omoplates saillantes, les côtes, le bassin étroit, les longs fémurs à peine recouverts de muscles, et pareils à des cotrets vêtus d'écorce molle. L'ombre enveloppait les yeux clairs; l'orbite était creuse, blessure élargie par la souffrance du cœur. Deux entailles dans la chair, deux coups de pouce, appuyés par un autre modeleur au bas des pommettes, disaient: «Celui-là, dans les jours de moisson, dans les forêts en coupe, a lui-même fondu sa graisse et sculpté son corps.» Le maigre cou disait: «La bise a raboté l'aubier, et n'a laissé que le bois dur.» Ses mains, paquets de veines, de tendons, de muscles secs, maladroites pour les petits travaux et sûres pour les efforts vigoureux, disaient: «Toute une vie de hardiesse et d'endurance s'est exprimée par nous; nous témoignons qu'elle fut rude, et qu'elle fit bonne mesure aux labeurs commandés.»

—Bonjour, Gilbert!

—Bonjour, monsieur Michel!

La cognée reposait à terre; une main soulevait la casquette à oreilles, l'autre se tendait; la figure lasse du bûcheron se pencha, et s'éclaira, comme la hache, d'un rayon. Et c'était un visage qui avait été beau. Cinquante années de misère l'avaient émacié, mais les traits étaient demeurés droits et fins, et la barbe encore blonde l'allongeait noblement et donnait à Gilbert Cloquet l'air d'un homme du Nord, Scandinave ou normand, descendu parmi les herbages et les forêts du Centre.

—Eh bien! Gilbert, je suppose que tu n'es pas satisfait de ce qui se passe? J'ai entendu encore le clairon hier soir. Ce n'est pas la grève déclarée, mais une menace pour nous, et, pour vous, une répétition. Crois-tu à une nouvelle grève?

Le bûcheron, passant la main sur sa barbe longue, cligna les yeux et considéra les taillis qui commençaient à brunir.

—Je n'y crois pas, dit-il d'une voix mesurée; ils veulent faire peur, comme vous dites, pour que les prix ne baissent pas. Mais ça ne recommencera pas tout de suite... Il faut l'espérer, monsieur Michel, car j'ai bien besoin de travailler, plus que d'autres...

Il se tut, et Michel comprit que Gilbert Cloquet faisait allusion à cette coquette et dépensière Marie Lureux, «La Lureuse» sa fille, qui avait mangé, peu à peu, tout le bien de ce pauvre. Les coups sourds des haches coupant le taillis passaient dans le vent. Le jeune homme reprit:

—Tu es du syndicat, toi aussi, et tu payes tes cinq sous par mois: ça m'a toujours étonné.

—Oui, je suis avec eux par le cœur, pas toujours par la tête.

—Et tu obéis pourtant à tout ce qu'ils commandent! Un homme de ton âge!

—Ça, c'est le parti qui le veut, monsieur Michel. Mais il y a des fois où je prends sur moi pour rester avec eux.

—Quels maîtres vous vous donnez, mes pauvres!... Vous ne gagnez pas au change! Enfin, ce n'est pas cela que je venais te dire. J'ai, près du château, une petite coupe de bois que je n'ai pas vendue au marchand. C'est ma provision pour l'hiver prochain. Veux-tu l'entreprendre? Je te donne la préférence, parce que tu es un vieil ami de la maison.

—Combien de journées à peu près?

—Une quinzaine. Peut-être plus. Tu as fini ton travail ici?

—Oui. Les camarades ont encore besoin d'une journée, pour finir. Mais moi, mon atelier s'est trouvé plus court, et vous voyez, j'abattais un des anciens qui ont été marchandés à Méhaut. Je peux aller dès demain matin dans votre réserve. C'est dit.

—Tu y seras seul, et je suis sûr que le travail sera bien fait. N'en parle pas, cela vaut mieux!

—Bien sûr!...

Le bûcheron tendit sa large main, pour sceller le contrat. Puis, gêné, hochant la tête à cause du déplaisir qu'il éprouvait:

—Monsieur Michel, puisque me voilà engagé, si vous vouliez m'avancer vingt francs sur le travail? Je ne sais pas comment je fais, pour tant dépenser!...

Michel tira un louis de son porte-monnaie, et le remit à Gilbert.

—Je le sais, moi, mon brave: tu es trop bon avec quelqu'un qui ne l'est guère. Adieu!

A ce moment, une sonnerie de clairon, aiguë, retentit au loin, à droite dans la forêt. Elle était militaire, et rappelait celle du couvre-feu. Rapide, pressée, impérative, elle finissait sur une note prolongée qui commandait le silence, la cessation, le repos. Elle fut répétée à quelques secondes d'intervalle, et cette fois, le pavillon du clairon devait être dirigé du côté où se trouvaient les deux hommes, car elle arriva plus nette et plus forte. Aussitôt, Gilbert Cloquet se détourna, pour prendre la vieille veste pendue à un arbre, et qu'il voulait jeter sur ses épaules pour le retour.

D'un mouvement prompt, avec une irritation non contenue, Michel se baissa, saisit la cognée tombée à terre, et, la levant sur le tronc du chêne:

—Tu laisses la besogne à moitié faite! En voilà une lâcheté! Je vais finir, moi!

Avec la sûreté d'un homme habitué aux exercices violents, il frappa dix fois, vingt fois, trente fois, sans se reposer. Les copeaux volaient. Cloquet riait. Une voix haletante cria, à la lisière du taillis:

—Qui est-ce qui cogne après le signal? Est-ce que tu n'entends pas?

Un coup, deux coups, trois coups de cognée plus forts que les autres lui répondirent seuls. L'arbre, tailladé tout autour du pied, porté sur un paquet de fibres, rompit cette amarre trop faible, se pencha, s'élança dans le vide, les branches en avant, rebondit sur ses membres brisés, fit un demi-tour sur lui-même et demeura étendu.

—Toute la forêt n'a pas obéi! dit Michel en jetant l'outil.

Il fouilla des yeux le taillis d'où la voix avait appelé. Mais il ne vit personne. L'homme, ayant constaté sans doute que l'infraction au pacte de servitude ne venait pas d'un syndiqué, avait rejoint les compagnons.

—Sans rancune, n'est-ce pas, Cloquet?

—Bien sûr, monsieur Michel! Ce n'est pas à moi que vous en voulez... Mais comme vous êtes blanc de figure!... Ç'a été trop fort pour vous, ce travail-là... On dirait que vous êtes malade?...

—Non, ce n'est rien.

Le jeune homme avait mis une main sur son cœur qui battait trop vite. Il demeura un moment immobile, un peu troublé, les lèvres entr'ouvertes, respirant en mesure pour calmer son cœur. Puis le sourire parut, et effaça l'inquiétude.

—A demain?

Michel descendit la pente, boisée également, qui commençait près de là, sauta par-dessus le ruisseau, remonta l'autre pente, et entra dans une piste qui serpentait parmi de hauts taillis de dix-huit ans. Le soleil, à travers les branches, jetait sous bois une averse d'or rouge. Par moments, on voyait le haut des collines, qui sont au delà de l'étang de Vaux, tout empourpré. La forêt, anxieuse, sentait mourir en elle le soleil et la vie. Des millions de touffes d'herbes agitaient vers lui leurs bras souples. Les gros oiseaux s'effaraient. Déjà les merles, avec un cri de peur fanfaronne, avaient glissé, à mi-hauteur des baliveaux, vers les parties les plus fourrées du bois. Les dernières grives s'agitaient en criant à la pointe des chênes. Trois fois, Michel avait frémi au passage d'une bécasse qui «croûlait».

—Bonsoir, monsieur le comte!

Celui-ci, qui s'était arrêté au carrefour de deux sentiers et levait la tête pour écouter le soir, tressaillit au son de la voix gutturale qui le saluait. Mais, tout de suite maître de sa peur, il reconnut, presque à ses pieds, assis sur une pierre et tenant sa besace entre les jambes, un coureur de bois, barbu comme un griffon, et que les gens du pays craignaient sans qu'on pût dire pourquoi. Le mendiant n'avait ni âge certain, ni domicile connu. On l'appellait Le Grollier, à cause des poils aussi noirs que les plumes de grolle qui couvraient son visage, et au milieu desquels étincelaient deux yeux presque blancs, phosphorescents comme ceux d'un chien de berger ou d'un geai en maraude. Michel lui frappa sur l'épaule.

—Hé, Grollier, dit-il, je ne m'attendais pas à vous voir!

—On ne s'attend jamais à moi, répondit l'homme en soufflant la fumée de sa pipe. Vous écoutiez les oiseaux: eh oui! ce sont les plus petits qui chantent les derniers...

Puis, regardant fixement Michel, qui cherchait dans son porte-monnaie une pièce de dix sous, et la mettait sur la manche immobile de Grollier:

—Défiez-vous de Lureux, monsieur le comte; défiez-vous de Tournabien et de Supiat, si vous achetez des faucheuses...

—Je n'ai peur ni des uns ni des autres, Grollier, et personne ne sait ce que je ferai... Adieu!

Il porta la main à son feutre, et continua sa route.

—Qui diable a pu savoir que je pense à acheter des faucheuses pour mes prés?...

Il se rappela qu'à la foire de Corbigny, deux semaines plus tôt, il avait demandé des prix à un constructeur de machines. Et il se mit à rire. Puis l'autre propos du Grollier: «Les plus petits oiseaux sont ceux qui chantent les derniers», le ramena aux pensées qui l'occupaient avant cette rencontre.

En effet, c'était l'heure des chants menus qui décroissent. Les bouvreuils qui voyagent en mars, les pinsons, les verdiers qui ont jeûné l'hiver, sifflaient, mais sans changer leur chanson du jour, avec la confiance que demain serait bon, serait meilleur encore. «Au revoir, soleil, merci pour les premiers bourgeons picorés. Sous nos pattes, nous sentons déjà battre le torrent de jeunesse, les feuilles du printemps futur qui montent vers la lumière, toute la sève en mouvement dans les galeries secrètes, et qui va aux fenêtres, tout là-haut. Au revoir, soleil! Demain, quand tu renaîtras, que de parfums, que de bourgeons nouveaux, et que de moucherons pour nous!» Ils se laissaient glisser, un à un, vers les fourrés d'épines. Ils se turent; le soleil était descendu au-dessous de l'horizon. Alors les derniers oiseaux dirent leur adieu au jour. Ce furent les rouges-gorges, puis les mésanges, toute la tribu des grimpeuses, des fouilleuses de lichens, des exploratrices d'écorces, petits paquets de plumes grises qui ne prennent point de repos tant qu'il y a de la lumière, et dont le cri aigu achève la chanson des bêtes diurnes.

Michel connaissait toutes ces choses. Il sentit accourir, de l'extrême horizon, cette haleine de vent tiède, ce baiser qui remonte chaque soir les vagues de l'air, traverse les bois, roule sur les prés, se répand en douceur vivifiante sur toute la campagne, et touche la vie au passage, partout où elle est. Il ouvrit les lèvres et la poitrine à ce souffle unique, dont son sang fut renouvelé. Puis il continua sa route.

La lumière, maintenant, passait au-dessus des forêts. Un moment, par la percée d'un sentier, il aperçut l'eau encore éclatante de l'étang de Vaux, qui a cinq branches comme une feuille d'érable, et qui fait une étoile dans le sombre de la forêt. Puis il quitta la piste qu'il avait suivie jusque-là, se jeta à gauche dans une taille qu'il traversa rapidement, et, escaladant un haut remblai de terre moussue, se trouva à la lisière d'une des lignes principales du bois de Fonteneilles.

—Ah! vous voici, père! Je ne suis pas en retard?

—A l'heure militaire, mon ami, comme moi: j'arrive.

Sur la bande de terre caillouteuse et bombée entre les pentes d'herbe, le général attendait Michel, au rendez-vous que celui-ci avait fixé. Ayant été séparés toute l'après-midi, ils se retrouvaient à ce carrefour de deux chemins forestiers, dont l'un conduisait au château, tandis que l'autre, inclinant à l'ouest, menait droit au village de Fonteneilles: le père et le fils reviendraient ensemble, et M. de Meximieu partirait aussitôt pour Corbigny. Le général, debout à la lisière d'un de ses taillis, élégant, hautain, aisé, rappelait ces portraits de gentilshommes que les peintres, pour symboliser la richesse et la gloire, enveloppent volontiers d'un décor ample et négligé. Il était de la plus grande taille, très svelte encore malgré ses soixante-trois ans, le plus bel officier général de l'armée, disait la légende: tête petite, moustaches noires, barbiche grise, cheveux en brosse et presque blancs, des traits fermes et nets d'arêtes, un nez vigoureux, sec et légèrement courbé, à l'espagnole, la poitrine bombée, les jambes fines et droites, «pas une once de graisse et pas un rhumatisme», affirmait le général. Comme il avait monté à cheval après le déjeuner, il portait encore le costume que les Parisiens, habitués des promenades matinales au Bois, connaissent bien: le chapeau rond, la cravate bleue à grandes ailes, la jaquette et la culotte de drap anglais gris et les bottes demi-vénerie, la seule note brillante dans le ton mat de la tenue et du paysage. Ses mains étaient gantées de rouge; sa cravache d'osier tordu, à bout d'or, était enfoncée dans la botte droite. Le général laissa son fils s'approcher de lui, sans faire lui-même un mouvement: il était préoccupé; il tournait le dos au château et regardait obstinément, d'un air de défi et de mépris, dans la direction du sud-est, dans l'ogive formée par les chênes sans feuilles au-dessus du chemin forestier.

—Tu as entendu? demanda-t-il.

—Quoi?

—Ce qu'ils chantent? Écoute, ils viennent!

La force du vent, les accidents de terrain avaient empêché Michel d'entendre. Il entendit cette fois. Dans les bois, à gauche, de fortes voix, ardentes, musicales, chantaient l'Internationale. Les paroles, presque toutes, se noyaient dans les solitudes boisées; quelques-unes arrivaient, distinctes, aux oreilles des deux hommes debout, côte à côte, dans la ligne du bois, face au bruit qui grandissait.

—Les canailles! dit le général. Peut-on chanter ces horreurs-là!

—Ils sont ivres.

—C'est un vice de plus.

—De la haine qu'on leur a versée à pleine bouteille. Mais combien n'ont vu d'abord que l'étiquette! Elle était belle...

—Tu trouves? Le meurtre des officiers?

—Non, la fraternité.

—Écoute!

Les bûcherons approchaient. Le vent, sur ses ailes froides, portait leurs cris. Par moment, on eût dit des cantiques. Ils en avaient l'ampleur et la longue résonance à travers la forêt. La nuit commençante rendait l'espace attentif. Tout à coup, un groupe d'hommes déboucha par la gauche, dans l'étroite ligne, presque perpendiculaire à celle où se tenaient M. de Meximieu et son fils. Ils marchaient sans ordre; l'un d'eux portait un clairon en sautoir; plusieurs avaient sur l'épaule une perche, la «lance» qu'ils rapportaient de la coupe et dont l'extrémité, flexible, battait en arrière les feuilles du chemin. Le premier, en tête, c'était Ravoux, le président du syndicat des bûcherons de Fonteneilles, un pâle à la barbe noire, un théoricien, un exalté froid, qui ne chantait pas et dont les yeux avaient dû déjà découvrir les bourgeois. A côté de lui, deux jeunes gens tendaient leur poitrine au vent et riaient en chantant. Puis venait Lureux, avec une lance énorme, puis une dizaine d'autres, visages frustes, éveillés ou ternes, mouillés de sueur, poudrés de morceaux de feuilles, jeunes gens, hommes mûrs, tous vêtus de sombre, coiffés de casquettes ou de chapeaux de feutre mou, tous portant la carnassière ou la musette, que gonflaient d'un seul côté un litre vide et le reste de pain qu'on n'avait pas mangé. Quand ils débouchèrent sur le carrefour et qu'ils aperçurent les deux bourgeois immobiles à l'entrée du chemin de Fonteneilles, ils hésitèrent. La chanson s'arrêta dans la bouche ouverte des jeunes qui marchaient en avant. Mais Ravoux, qui ne chantait pas jusque-là, reprit le couplet d'une voix cuivrée, et noueuse comme un brin de frêne.

Les compagnons l'imitèrent. Une étincelle de joie illumina les yeux des hommes, la joie malsaine de vexer et d'injurier impunément l'adversaire. Ils passèrent. Presque tous cependant soulevèrent leur chapeau, et Ravoux fut du nombre. Plusieurs dirent, s'interrompant de chanter: «Bonsoir, messieurs.» Ils s'éloignèrent dans la direction du village. Une autre troupe arrivait, plus nombreuse.

—Ils reviennent de mes bois, dit M. de Meximieu, et ils insultent celui qui leur donne du pain! Tu les connais, ces gaillards?

Les têtes sortaient de l'ombre, une à une.

—Tous, répondit Michel.

Les hommes s'avançaient, criant ou muets, levant leur chapeau ou restant couverts.

Le jeune homme les nommait à mesure: Lampoignant, Trépard, Dixneuf, Bélisaire Paradis, Supiat, Gilbert Cloquet,—celui-là détournait la tête vers l'autre côté du bois, et saluait quand même,—Fontroubade, Méchin, Padovan, Durgé, Gandhon...

—Gandhon? mais, je le connais moi aussi! C'est un de mes cavaliers d'il y a cinq ans! Tu vas voir ce que je sais en faire! Gandhon?

De la bande un homme se détacha, un grand roux aux yeux rieurs et mobiles, qui avait, malgré le froid, les poignets de sa chemise relevés jusqu'au-dessus du coude et sa veste attachée au cou par un bouton et flottant en arrière.

—C'est bien toi, Gandhon, le cavalier de 1re classe du 3e escadron, à Vincennes, hein, je te reconnais?

En approchant, l'homme s'était découvert.

—Oui, mon général.

—A la bonne heure, tu ne restes pas coiffé comme ces malappris qui passent devant moi comme devant une borne. Tu es donc devenu amateur de grèves?

—Non, je sommes pas en grève, pour le moment.

—Comprends bien, ce n'est pas la grève que je te reprocherais; c'est ton droit; ma famille aussi est en grève.

Le bûcheron haussa les épaules, en riant.

—Vous voulez plaisanter, mon général!

—Mais non. La seule différence avec vous autres, c'est qu'elle est en grève depuis quatre cents ans, ma famille, et qu'elle en a profité pour servir le pays à peu près gratuitement dans l'armée, dans le clergé, dans la diplomatie. Nous n'avons pas changé de maître, nous autres, ni de chanson: c'est toujours la France. Mais toi, voyons, tu te souviens encore du régiment?

—Oui, mon général.

—Tu te rappelles nos manœuvres, en septembre? Et les charges? Et la revue?

—Oui, mon général.

—Est-ce qu'on était mal commandé, mal nourri, mal traité?

L'homme mit une seconde de réflexion avant de répondre, car il sentait que la «politique» allait être en cause. Il répondit: —Mon général, on était bien, je n'ai pas eu à me plaindre.

—Tu vois, Michel, tu vois: il a été formé à mon école, celui-là; il a du bon sens! Dis-moi, Gandhon, tu as tort de te mettre avec ces révoltés-là.

—C'est le parti.

—Du désordre.

—Possible!

L'homme s'était mis en garde, et son visage, qui jusque-là souriait avec embarras, devenait dur et défiant. Le général se redressa. Entre son fils et le bûcheron, il ressemblait à un chêne de futaie à côté de deux baliveaux. Le bras tendu, comme s'il donnait un ordre dans la cour du quartier:

—Je ne veux pas que tu te perdes avec ce monde-là, Gandhon! Je te connais, tu as mauvaise tête, mais, en cas de mobilisation, nous marcherons tous deux, et ce que tu chantais là, tu n'en penses pas un mot!

Il n'y eut pas de réponse.

Le général blêmit. Il s'avança.

—Ce n'est pas possible! Toi, mon soldat! Viens serrer la main de ton général!

Le bûcheron se reculait en ricanant. On l'attendait, on le surveillait. Tout à coup il tourna lentement sur lui-même, et courut en avant, dans la ligne déjà piétinée par les camarades.

—Dites donc, mon général, le règlement défend de tutoyer les soldats!

—C'est par amitié, tu le sais bien!

—Je n'en veux pas!...

Gandhon courait, à grandes enjambées, maladroites à cause des sabots, vers un groupe de camarades arrêtés à cinquante mètres de là. Ils reprirent leur marche. Une voix jeune lança de nouveau un des couplets haineux de la chanson haineuse. Dans l'immense paix trompeuse des bois, les mots passaient, et s'en allaient apprendre au loin que les pires passions politiques avaient envahi les campagnes.

Quand le bruit des pas et des voix eut cessé, M. de Meximieu cessa de regarder l'ombre bleue où tout ce mauvais songe avait disparu, et il regarda son fils, qui était debout à sa droite, son fils moins grand que lui, moins beau, moins bien taillé, semblait-il, pour la vie de lutte, d'audace et de défi. Quoique les ténèbres fussent lourdes déjà, Michel sentit la compassion dédaigneuse, l'espèce de désaveu dont toute sa jeunesse avait été accablée.

—Dis donc, mon petit, ton métier n'est pas drôle avec des brutes comme ces gens-là!

—Que voulez-vous, c'est l'aboutissement...

—De quoi?

—De bien des fautes... Aucun de nous n'est sans responsabilité.

—Ah! mais non! Moi, je n'en ai pas! Je n'en veux pas, de tes responsabilités! Dis-moi donc celle que j'ai eue?... Quelle misérable espèce! Plus rien! Pas plus de cœur pour la France que mes Arabes de Blida! Et tu les défends!

Une seconde fois, Michel se sentit enveloppé de ce dédain qui s'étendait à tout, aux idées de Michel, à la profession de Michel, au corps médiocre de Michel, au silence que Michel avait gardé tout à l'heure, et que le général avait dû prendre pour de la peur. Il ne retrouva plus la force qu'il s'était promis d'avoir toujours, de discuter, de réfuter, d'expliquer, et de se montrer à la fois respectueux avec son père et conséquent avec soi-même. Il dit:

—Venez, mon père. Puisque vous devez être demain à Paris, venez...

Il releva le col de sa veste. Le général aussitôt déboutonna sa jaquette. Tous deux se mirent à marcher dans le chemin forestier qui ramenait au château. Il faisait très froid; le vent avait déjà bu, sur les branches, la tiédeur amassée pendant le jour; il rebroussait les brindilles, courbait les gaulis et leur arrachait une plainte monotone, comme celle des vies pauvres. L'odeur des feuilles mortes montait plus vive dans l'ombre. Au-dessus des branches, les hauteurs du ciel étaient pâles, et des étoiles commençaient à poindre.

—Reviendrez-vous? demanda Michel. J'ai à peine eu le temps de vous voir.

—Mon commandement à Paris est terriblement assujettissant, mon ami. Et puis il y a le monde, les relations. J'hésite toujours à prendre une permission. Cependant, tu m'as bien dit que le marchand de bois acceptait de payer les chênes nouvellement marqués, avant l'abatage?

—Oui.

—Je reviendrai alors pour l'échéance du 31. Tu as marqué tous les anciens des deux coupes?

—Presque tous.

—Comment, presque? Il me faut les trente mille francs que je t'ai demandés, en quatre termes, et, s'il est possible, en deux. Y sont-ils?

Michel fit un geste évasif.

—Je te dis qu'il me les faut! reprit M de Meximieu en haussant la voix: c'est à toi de les trouver; tu retourneras dans les coupes, dès demain; à défaut d'anciens, tu feras tomber des soixantes, et, à défaut de cadettes, des modernes.

—Non, mon père.

Les deux hommes s'arrêtèrent en plein bois, dans le vent, oublieux l'un et l'autre de l'heure qui pressait le départ. La main du marquis de Meximieu,—un paquet de fils d'acier où passait un courant électrique,—s'abattit sur l'épaule de Michel.

—Dis donc, qui est le maître ici? Je n'ai pas l'habitude de répéter mes ordres.

M. de Meximieu put entrevoir, levé vers lui, un visage aussi ferme, aussi rude d'expression que pouvait être le sien.

—Ce n'est pas possible, mon père. Qu'est-ce que vous faites de l'avenir du domaine?

—Il est à moi, je suppose.

—Vous oubliez que c'est aussi mon avenir, et que ma vie est ici, et que je ne peux pas ravager les bois...

Pour toute raison, le général reprit sa route, en disant:

—Je n'ai qu'une raison à te donner, mon ami, elle vaut toutes les autres: j'ai besoin d'argent.

Ils continuèrent à marcher, vite et sans plus parler, dans les ténèbres. Après quelques minutes la forêt s'ouvrit, les futaies s'écartèrent en ailes géantes hérissées tout au bout par le vent, et entre elles, sur le sol renflé qu'elles avaient dû longtemps occuper, Fonteneilles apparut dans le crépuscule, au milieu des champs libres et montants. C'était un château du XVIIIe siècle, élevé sur une terrasse: un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée ayant sept fenêtres de façade; un toit de tuiles incliné et deux tours rondes, coiffées d'un toit pointu, mais qui ne dépassaient point en hauteur le reste de l'habitation. Ces tours formaient avant-corps aux deux extrémités; elles n'allongeaient point la façade, qui gardait son aspect austère, serré et tassé. Les deux hommes traversèrent une pelouse de peu d'étendue, montèrent les marches du petit escalier de pierre qui conduisait sur la terrasse où s'alignaient, en été, les orangers en caisses, et, tournant à droite, aperçurent dans la cour les lanternes de la victoria qui attendait.

M. de Meximieu qui, en marchant, avait changé non pas d'idée, mais d'humeur, s'arrêta. Il avait si peu vu son fils, pendant ces vingt-quatre heures de séjour à Fonteneilles! Tout un arriéré de questions se présenta à son esprit, en peloton. A l'angle du château dont le mur descendait en oblique et pénétrait dans le sol mouillé, il retint Michel.

—Tu es toujours bien avec tes voisins?

—Ni bien, ni mal, je les rencontre aux foires.

—Drôles de fêtes; pas mondaines. Tu vois Jacquemin, l'ancien lieutenant qui a servi sous mes ordres?

—Je le rencontre; la Vaucreuse est si près. Je suis même allé lui faire visite.

—Il paraît qu'il fait de l'agriculture qui rapporte? C'est un malin.

—C'est un simple.

—Il a une fille, qu'on dit jolie. Est-ce vrai?

—Une enfant: dix-sept ou dix-huit ans.

—Blonde comme la mère, n'est-ce pas?

—Oui, d'un blond rare: des gerbes d'or rouge et d'or jaune assemblées.

—Tiens! tu es connaisseur, mon petit? Sapristi, que la mère était jolie! Pauvre femme! Je me la rappelle, un soir, chez les Monthuilé. Elle n'était pas tout à fait belle, mais elle était la grâce, la joie, la vie.

—Vous l'avez beaucoup connue?

—Non, admirée au passage, saluée, retenue dans mes songes,... comme tant d'autres. Et ton nouvel abbé, comment l'appelles-tu?

—Roubiaux.

—Il ne doit pas avoir eu d'agrément, depuis six mois qu'il est ici? Mais je parie que vous vous entendez bien, toi et lui. Tu es peut-être le plus clérical des deux?

—J'ignore, dit Michel sérieusement; nous n'avons jamais causé à fond. Mais il m'a fait bonne impression.

—Allons, tant mieux. Un petit Morvandiau, tout brun?

—Oui.

—Qui a les oreilles sans ourlet et la peau tannée? Timide en diable?

—Pas quand il faut être crâne.

—Oui, c'est lui que j'ai dû croiser hier en venant ici. Il a de fichus paroissiens.

Le général chercha son porte-monnaie, et en tira un billet de cent francs.

—Dis-moi, Michel, ça te fera plaisir de lui remettre cela pour ses œuvres. Ne me nomme pas, c'est inutile. Mais je viens si rarement à Fonteneilles que c'est bien le moins que j'y laisse une aumône.

En prenant le billet, Michel serra la main de son père, qui reprit aussitôt:

—Tu sais que je n'aime pas les effusions. Il est inutile de me remercier... Quoi encore? les réparations? Je n'ai plus le temps de t'en parler. Il y en a d'urgentes...

—Hélas! oui, je vous l'ai écrit...

—Mais je l'ai vu, mon ami, j'ai tout vu!... le toit, l'écurie, la sellerie, les toits à porcs, la chambre du bassecourier, tout. Il faut remettre cela à la fin du mois. Adieu.

M. de Meximieu s'avança rapidement, sauta dans la voiture.

—Menez bon train, Baptiste... A la gare de Corbigny!

Il se pencha en dehors.

—Dis donc, Michel, est-ce qu'on trouve à louer des autos, à Corbigny?

—Oui.

—J'en louerai une, la prochaine fois. L'âge de la victoria est passé. Adieu!

La voiture était déjà engagée dans l'avenue montante. L'un après l'autre, sous le feu des lanternes, les hêtres au tronc tigré sortirent de l'ombre et y rentrèrent. Puis la victoria tourna à droite, et roula invisible derrière les haies de la route.

Aussitôt après le dîner, très court,—un seul couvert au milieu de la salle à manger, au-dessous des deux lustres voilés de gaze jaune qui avaient éclairé autrefois cinquante convives,—Michel monta dans sa chambre. Il suivit le corridor du premier étage, jusqu'au bout, et poussa la dernière porte à droite. Il était venu à tâtons. Il traversa de même la chambre, et alla s'accouder à la fenêtre, qui ouvrait sur la courte prairie en demi-cercle et sur la forêt.

Le froid semblait avoir diminué, parce que le vent avait faibli. La lune décroissante allait se lever, et déjà sa lumière devait se mêler dans le ciel à celle des étoiles, car les écharpes de brume, étendues au-dessus des futaies, des étangs et des prés, luisaient comme une neige blonde, comme des sillons nouveaux saisis par le givre du matin.

La jeunesse s'émut dans les veines de Michel. Il frissonna de l'amour qui naît de la rencontre de l'âme avec la vie éparse et faite pour elle. Sans ouvrir les lèvres et sans que personne pût l'entendre, il cria à la forêt: «Je suis triste, va, d'avoir diminué ta beauté!» Et son cœur, fermé aux hommes, fut enfin libre de se plaindre. «Abattre des chênes, encore, encore! Des anciens, des cadettes, des modernes! Je ne peux pas refuser. Je ne suis pas le maître. La forêt ne peut cependant pas suffire à ce perpétuel besoin d'argent. Elle est sacrifiée, elle est déshonorée; tout l'avenir, je le détruis... Ce ne sera bientôt plus la forêt, mais le taillis sans une tête qui dépasse l'autre, sans seulement un haut perchoir de bois mort qui arrête un faucon qui passe! Et voilà mon métier! Tout le reste, effort, améliorations, méthodes nouvelles, multiplication des pâtures, machines, mon père ne s'en informe pas. Informé, il oublie de remercier ou d'approuver simplement. Je lui parlerai, quand il reviendra... S'il pouvait me dire alors qu'il m'abandonne une part du domaine, en toute propriété, comme il me l'avait laissé entendre, lorsque je suis venu m'établir ici! La ferme de Fonteneilles, par exemple! Je vivrais, je serais sûr de réussir, je m'engagerais, si l'on veut, à réparer le château! Mais, me faire écouter de mon père! Réussirai-je?... Peut-être... Voici ce que je ferai...»

Le jeune homme continua de rêver, et de bâtir son projet d'avenir. Il avait raison d'y penser. Personne n'y pensait pour lui. Et il savait que, pour exposer son plan, pour recevoir une réponse, bonne ou mauvaise, il n'aurait qu'une minute ou deux. On trouvait rarement le moyen de discuter, sur quelque sujet que ce fût, avec le général de Meximieu. Ni militaire, ni civil, ni supérieur, ni parent, ne pouvait se flatter d'avoir exposé sa pensée librement et complètement devant cet homme toujours pressé, qui comprenait trop vite, qui marchait en parlant, interrompait, se souvenait, trouvait une formule heureuse et d'ailleurs souvent juste, s'en contentait et s'y tenait. Chez lui aucune économie, d'aucune sorte, mais l'élan, la brusquerie, l'habitude de ruer, de galoper, puis de tourner court. Ceux qui le connaissaient peu croyaient que c'était là de sa part une habileté; ceux qui le connaissaient bien savaient que c'était une nature, une façon vagabonde et pour lui-même tyrannique de dépenser la force d'un corps qui ne vieillissait pas et d'un esprit qui n'avait pas mûri. Il était l'être en perpétuel mouvement, fait pour agir et pour entraîner, mais il n'était pas le juge qui pèse deux opinions. La faculté d'examen était demeurée, chez lui, rudimentaire; le délai qu'elle suppose lui paraissait une faiblesse; le goût de la vie intérieure lui faisait défaut, et de même tout sentiment d'intimité. C'était une des raisons qui l'avaient empêché de bien connaître Michel et d'être connu de lui.

Une seconde raison avait, il est vrai, fait de ce père et de ce fils des esprits étrangers l'un à l'autre, et irrités par ce sentiment de la distance et de l'inconnu qui les séparaient. Plusieurs fois, en ces dernières années, les journaux avaient publié les états de service du général de Meximieu. Carrière rapide, où la faveur n'avait eu qu'une part secondaire. Ils étaient les suivants: «Philippe de Meximieu, né à Paris le 15 novembre 1843;—sorti de l'école de Saint-Cyr en 1864 et nommé sous-lieutenant au 5e dragons, à Pont-à-Mousson;—lieutenant au même régiment, à Maubeuge, en 1870;—blessé pendant la guerre, cité à l'ordre du jour et décoré;—capitaine au 2e dragons, à Chartres, en 1871;—chef d'escadrons au 5e chasseurs d'Afrique, à Blida, en 1881;—lieutenant-colonel au 6e cuirassiers à Cambrai, en 1887;—colonel du 1er cuirassiers à Paris, en 1892;—général commandant la brigade de dragons, à Vincennes, en 1897;—général de division, commandant la 1re division de cavalerie à Paris, en 1901.»

C'est à Chartres, en 1879, que le capitaine de Meximieu épousait Benoîte de Magny. Il avait plus de trente-cinq ans. Elle en avait vingt-sept, Michel naissait l'année suivante, et, peu après, le capitaine, nommé chef d'escadrons, était envoyé à Blida. Il avait «demandé l'Afrique» autrefois. On la lui donnait au moment où il ne la désirait plus. Il n'hésita pas un instant à partir. Mais madame de Meximieu refusa de le suivre. Elle donna pour raison la santé de l'enfant. Il n'y eut pas de discussion. «Comme vous voudrez; je suis soldat; je marche au clairon, comme vous au piano,» Mais le ménage avait vécu. Madame de Meximieu s'installa à Paris, dans la même maison où habitait sa mère, madame de Magny, à l'étage au-dessus. Six années passèrent ainsi, après lesquelles M. de Meximieu, ayant pris garnison à Cambrai, elle obtint plus aisément encore, comme une chose désormais indifférente, ce qu'elle appelait «une prolongation de congé».

L'habitude était prise, de part et d'autre. Quand l'officier revint à Paris pour commander le 1er cuirassiers, il trouva que son fils n'était plus un enfant, et qu'il n'était plus temps de faire des rêves d'éducation. La période décisive était déjà close. Onze ans ne font pas un homme, mais ils le destinent: ils font pour lui de l'irrévocable. Michel ne serait, ni physiquement, ni moralement, le soldat qui continuerait la tradition de la race. Une sorte de mélancolie, une sensibilité muette et hautaine, et déjà le pouvoir de souffrir à l'écart, accusaient entre le fils et le père, entre le fils et la mère, une différence de caractère que l'éducation première avait accrue. Michel, confié d'abord à des gouvernantes, venait d'être placé, comme externe surveillé, à l'Institution Chaperot, «vieille maison de famille», disait le prospectus, établie dans le quartier des Ternes, et dirigée par une association de professeurs et de répétiteurs laïques. Le choix de cette maison neutre, à égale distance du collège catholique et du lycée, avait été arrêté de commun accord entre monsieur et madame de Meximieu. Celle-ci avait elle-même désigné l'Institution Chaperot, dont elle connaissait l'aumônier, externe également et surveillé. Michel partait de bonne heure de la maison paternelle, et rentrait pour trouver sa mère qui s'apprêtait pour sortir, cinq jours sur sept. Le colonel dînait plus tard, ou dînait au cercle. L'enfant avait eu, dès ses premières années, le sentiment qu'il était de trop. Cette pensée continua de peser sur sa jeunesse. A dix-huit ans, la douleur s'était précisée. Au lendemain du baccalauréat, un soir,—comme il se rappelait nettement les détails: l'heure que marquait la pendule de Boulle; le demi-cercle des sièges orientés par les visiteuses qui avaient défilé toute l'après-midi; le père debout et appuyé à la cheminée; la mère assise dans une bergère bleue!—il avait subi un autre examen plus court, plus dur; «Eh bien! Michel, quelle carrière choisis-tu? Il n'y en a qu'une seule que je t'interdise: l'armée.—Pourquoi!—Elle n'est plus ce qu'elle était, et puis tu n'es pas taillé pour être soldat.» Un coup d'œil avait complété la pensée, la pensée cruelle. L'enfant n'était pas devenu le demi-dieu qu'on avait rêvé. Il ne semblait pas appartenir à la race légendairement belle des Meximieu; il ne serait pas le cavalier élégant, l'homme de guerre né, orgueil des soldats et fierté secrète des foules, comme était le général Philippe de Meximieu, comme l'avaient été le grand-père, l'arrière-grand-père, et le maréchal auquel Louis XIV avait dit: «Meximieu, il n'y a qu'une seule des filles d'honneur de la reine qui ait la taille mieux faite que vous». Michel avait deviné le commentaire. «Rassurez-vous, avait-il répondu, je serai laboureur.»

Il s'y était résolu, bien avant qu'on lui demandât une réponse. Il aimait, d'un amour hérité sans doute de lointains aïeux, de l'amour aussi d'un enfant dont le monde a souri, les bois, les herbages, la solitude que la rencontre des paysans ne détruit pas, le château où survivaient quelques souvenirs du passé familial. Il voulait reprendre la tradition d'une partie des siens, le rôle noble et utile de terrien libéral et savant, refaire les forêts, repeupler les étables, introduire les modes de culture nouveaux, servir la terre et par elle la France. Les seuls beaux jours qu'il se rappelât, c'étaient, au retour de la saison de Trouville, chaque année, les trois ou quatre semaines du début de l'automne passées à Fonteneilles.

Très peu de temps après cette conversation qui décidait de sa vie, Michel partait pour le Nord, et suivait les cours de l'école d'agriculture que dirigeaient les Frères de la Doctrine chrétienne à Beauvais. L'année suivante, il faisait son service militaire à Bourges. Et enfin, au milieu de novembre 1900, il arrivait à Corbigny. Par un jour languissant et doré, il traversait la forêt de Fonteneilles; il se découvrait en apercevant les toits du château abandonné; il écoutait avec ravissement le bruit des contrevents, que la main du garde Renard poussait, l'un après l'autre; il entrait; il caressait la pierre des murs; il était chez lui.

Cinq ans passés! Que d'efforts! Que de projets! Quelle intimité consolatrice entre la terre et l'enfant d'ancienne race qui lui était revenu! Cinq ans très rapides, très remplis, sans événement, le temps de connaître son métier, de diminuer, chez quelques hommes, les préjugés et les inimitiés grandis pendant l'absence, de préparer des plans d'avenir, de goûter tout le soleil et toute l'ombre de chez soi. Et voici que M de Meximieu menaçait de tout compromettre, avec ses demandes d'argent. C'est le domaine qui aurait eu besoin de ce capital, c'est le château...

La lumière augmentait au-dessus de la forêt, et les franges flottantes de la brume devaient voir déjà le globe rouge de la lune entre les collines. Un chien «criait au perdu», très loin, vers le lac de Vaux. Des vols légers, oiseaux de passage ou de maraude, chuchotaient dans la nuit.

Comment faire, pour obtenir que le général assurât l'avenir de son fils? Qui pourrait lui parler? Qui? Peut-être, tout simplement madame de Meximieu. Elle était bonne cette mère toujours blonde malgré la cinquantaine, très bonne. Sans doute il ne dépendait pas d'elle de constituer en dot la ferme et le château, qui ne lui appartenaient pas. Mais elle ne refuserait pas d'intervenir, de solliciter, de plaider. Elle recommandait habilement les jeunes officiers qui lui confiaient leurs intérêts; n'était-ce pas le tour de Michel à présent? Elle ne ferait point d'objections. Elle aimait son fils d'une affection déconcertante et cependant véritable. Longtemps, elle lui en avait voulu de ne pas être une fille, une fille qu'elle eût gâtée, adulée, gardée près de soi. Mais depuis que Michel habitait la Nièvre, elle était venue deux fois à Fonteneilles, par tendresse, par besoin de revoir son fils et de l'encourager. Les forêts ni les prés ne l'attiraient; elle avait horreur de la campagne: quelles bonnes promenades cependant, quel empressement à s'informer des choses rurales! «Tu vas me montrer ton bélier de Rambouillet!... Fais-moi voir la différence entre un chêne et un hêtre?... Peux-tu faire semer du blé devant moi, à la volée? Il paraît que c'est très joli...»

Oui, elle serait une alliée, à l'occasion. Par elle ou autrement il fallait défendre le domaine et s'y maintenir. Là était peut-être la richesse à venir, peut-être le bonheur; là était sûrement la vie utile. La vision des bûcherons en troupe, chantant l'Internationale et provoquant le général de Meximieu, le chef militaire, le descendant d'une race féodale, le riche, traversa l'esprit du jeune homme. Ses lèvres s'allongèrent, et il regarda dans la nuit, avec un sourire triste, ces fumées onduleuses des futaies paternelles, sous lesquelles avait couru tantôt le chant de la haine.

«Utile à quoi? murmura-t-il. Je n'ai pas voulu venir ici pour m'y enfermer, y vivre et y mourir pour moi seul; j'ai voulu, je veux toujours le relèvement de ces hommes de la terre. Quel bien moral ai-je fait jusqu'à présent? Quelle influence ai-je acquise? Quelle amitié, d'un seul d'entre eux?... Ce défilé de ce soir! Ces mots, si nobles en somme de mon père, et cette réponse de Gandhon, d'un soldat d'hier!... Ah! je sais bien que ce n'est pas toute la France, que c'est un coin de la France plus travaillé que d'autres par le mal, plus abaissé par la passion jalouse, mais tout de même!... Quelle joie ce devait être, autrefois, de vivre dans une nation saine!... La même foi! Les mêmes fêtes! Des mots qui signifiaient pour tous la même chose! Quelle source d'intelligence et d'amour perdue! Et ils ne le comprennent pas! Je les vois avaler le poison, et rire, et chanter, et ils sont déjà tout pâles du voisinage de la mort! Ah! les pauvres gens, qui célèbrent leur mal comme une victoire!»

Michel se redressa, écouta un moment; quelque chose en lui parlait, et disait:

«Quand même! Je leur appartiens pour toujours! Il le faut! Je les aime!»

La nuit augmentait de douceur, et une paix inconnue au jour était bue par les champs déserts...


A quelques centaines de mètres de cette fenêtre où Michel songeait, dans un pli d'ombre et de brume, un hameau dormait, les feux éteints: cinq maisons en tout, trois à gauche de la ligne forestière et deux à droite. Dans l'une d'elles, un pauvre songeait aussi. C'était Gilbert Cloquet, et le songe qui le tenait était celui de la misère. Couché dans un lit de noyer, entre le mur et l'âtre, il pensait à «ses affaires» qui allaient mal. Il gagnait moins qu'il n'eût fallu. «C'est vrai, disait-il, que j'ai ma suffisance de pain, et même de fricot pour mettre dessus; c'est vrai que j'achète toujours mon vin à l'éclusier du canal,—l'odeur aigrelette du petit baril, calé dans un coin de la chambre, flottait à travers la pièce, avec un reste de fumée;—mais mon vêtement des dimanches, il faudrait le remplacer... Je ne peux pas... Le malheur n'est pas grand. Mais le chagrin vient d'ailleurs. Il vient de Marie. Elle est dépensière; elle est toujours revenue:—Père, je n'ai plus de grain pour la volaille!... Père, le boulanger nous refuse crédit... Nous sommes en retard pour les fermages. Le propriétaire de l'Épine va nous saisir!... Saisir la fille de Gilbert Cloquet! Non, je ne verrai pas ça... D'abord, j'irai demain porter à Marie la moitié des vingt francs que j'ai reçus, pour mon travail qui n'est pas commencé dans les bois... Et puis, quand l'herbe deviendra haute, j'irai me louer pour les foins chez monsieur Michel...»

Le journalier se retourna dans le lit, essayant de chasser les idées sombres qui le tenaient depuis des heures éveillé... Il entendit le roquet des Justamond, ses voisins, qui aboyait aux feuilles mortes roulées par le vent, ou au passage d'une bête rôdeuse... Un silence absolu suivit... La rosée froide, dehors, relevait les herbes. Le pauvre continua de penser: «Il n'y a personne qui prenne garde à moi, excepté monsieur Michel, qui m'embauche le plus qu'il peut; et encore, c'est un noble, et ils disent que les nobles ne valent rien.»


II

LA VIE MORALE D'UN PAUVRE

Gilbert Cloquet avait été à l'école chez l'instituteur public de Fonteneilles vers 1860,—oh! que cela était loin!—il avait appris à lire, à écrire, à compter, et, à cinquante ans passés, aujourd'hui, s'il ne savait plus guère écrire, faute d'usage, il comptait fort bien, lisait les journaux, les affiches et même «l'écriture moulée» sans difficulté, ce qui prouve que l'instruction avait été bonne et solide. Il avait aussi récité le catéchisme, tantôt bien, tantôt mal, à l'instituteur qui se montrait exigeant, pour cette leçon comme pour les autres, et qui aimait qu'on les récitât mot pour mot. Quelques inspections paternelles du curé de ce temps-là, qui interrogeait un peu, encourageait, racontait une histoire, et se retirait en félicitant le maître; un examen et une courte révision du catéchisme avant la première communion, et Gilbert Cloquet avait été jugé, par les plus hautes autorités qu'il connût, les seules qui se fussent occupées de son âme, suffisamment armé pour vivre honnêtement, résister à tout mal du dehors et du dedans, et conseiller plus tard les enfants qui naîtraient de lui.

—Te voilà grand, mon Gilbert, lui dit un jour la mère Cloquet, tes onze ans sont sonnés, et il faut commencer à gagner ta vie. Nous irons donc à la louée de Bazolles, bien que j'aie le cœur tout en peine de me séparer de toi.

Le dimanche suivant, qui était celui d'avant la Saint-Jean, la louée se tint à Bazolles, selon la coutume, comme elle se tient à Corbigny le jeudi de la Fête-Dieu. La place en pente, la route qui la traverse comme une rivière traverse un lac, étaient pleines de fermiers qui venaient chercher des domestiques, et de jeunesses qui cherchaient à «se louer». Les jeunes gens en quête d'une place de charretier avaient leur fouet pendu au cou; ceux qui voulaient s'engager comme laboureurs mordaient une feuille verte ou la portaient à leur chapeau; les filles tenaient une rose à la main, et elles étaient pauvrement vêtues, de leur plus mauvaise robe, oui, pour qu'on ne les crût point dépensières: mais elles avaient toutes, enveloppés dans une serviette et serrés dans un coin de l'auberge voisine, une robe pour danser et un bout de ruban pour mettre à leur corsage. Chacun avait amené un parent, la mère, une tante, ou un ami. Et Gilbert avait près de lui, bien inquiète, bien enveloppée dans sa «canette» de deuil, et les yeux rouges, la vieille mère Cloquet qui était connue dans tout Bazolles et Fonteneilles, et même au delà, pour une femme pauvre mais laborieuse, économe et proprette. Il était assurément l'un des plus jeunes de l'assemblée; la plupart des domestiques avaient de quinze à vingt ans; plusieurs même étaient des hommes faits, qui changeaient de ferme pour des raisons d'humeur ou d'argent, et le petit, immobile au bas du perron du débit de tabac,—une bonne place qu'avait choisie la mère Cloquet,—se demandait s'il y aurait maître qui voulût de lui: onze ans, des sabots, une blouse bleue à boutons blancs, une figure de fille blonde et rousselée, mais des yeux vifs, maraudeurs et d'un bleu limpide, sous l'ombre du grand chapeau. Qui viendrait le louer? Et la mère, chétive, ridée, ratatinée, plus petite que son gars et tremblante pour un geste qui le désignait, qui donc l'aborderait le premier pour discuter avec elle les conditions de la louée?

Ce fut un des plus gros fermiers de Fonteneilles, M. Honoré Fortier, homme de vingt-six ans, qui venait d'hériter de son père, et qui gouvernait les cent hectares de la Vigie.

—A-t-il déjà gardé les vaches? demanda-t-il.

—Souventes fois, monsieur Fortier, répondit avec une révérence la mère Cloquet. Il n'a pas peur d'elles, et même son goût serait de charruer bientôt.

—Il n'est pas l'heure, ma bonne femme, mais le gars ne me déplaît pas.

Il regarda Gilbert, comme il eût fait pour un poulain, lui mesura de l'œil la poitrine, lui tâta le bras, lui prit l'épaule et la secoua pour voir si cette jeunesse avait de la défense, puis, brusquement:

—Une pistole par mois, pour commencer, la mère?

—Ça me va, monsieur Fortier. Ote donc ton chapeau, voyons, mon gars Gilbert, puisque monsieur Fortier te fait de l'honneur...

Le fermier tira de son gousset une pièce de cent sous, et la mit dans la main de la mère Cloquet, puis, les yeux dans les yeux du blondin qui avait levé son chapeau:

—Écoute bien, berger: deux ans, dix ans, vingt ans chez moi, si tu veux; tu feras ton chemin; je n'y mets qu'une condition, c'est que tu obéisses.

Gilbert serra la main de M. Fortier, et quitta Bazolles pour aller quérir ses hardes, car il devait, le soir même, monter à la Vigie.

—Es-tu content? demanda la mère.

—Assez.

—Tu n'as pas dit mot?

—Il n'y avait pas besoin, répondit le garçon.

Pourquoi s'étonner? Il était Nivernais, du pays où les volontés sont fortes, violentes même, mais où le visage est froid et la langue souvent muette.

Depuis lors, la patrie de Gilbert, ce fut la Vigie, ferme posée princièrement à trois cent vingt mètres d'altitude, au sommet d'une colline ronde et sans bois; ferme autour de laquelle cent hectares de bonne terre coulaient sur des pentes égales; ferme enveloppée dans le vent comme un phare et d'où la vue est en cercle: au nord on voit Beaulieu, tout blond sur une croupe bleuissante; à l'ouest et au sud, une vallée d'abord, des herbages et des champs, puis, au delà de Crux-la-Ville, une forêt qui monte, une vague énorme et longue, et prête à déferler, et qui porte à sa crête les sapins ébréchés d'un vieux parc seigneurial; du côté de l'orient, un paysage si grand que les yeux mêmes de ses enfants ne l'ont jamais tout connu, des forêts encore, celle de Fonteneilles, celle de Vaux avec son village de Vorroux éclatant comme un coquelicot dans les feuilles, la courbe des grands étangs cachés par les futaies et, au delà, une conque verte et prodigieuse, une succession de houles qui semblent n'être que des bois, et qui s'élèvent d'étage en étage et de douceur verte en douceur bleue, jusqu'aux monts du Morvan, arrondis, transparents, changeant de reflets tout le jour au bord du ciel.

Cette beauté du pays ravissait mystérieusement le pâtour de la Vigie, le petit Cloquet dont la dent poussait, dont l'œil s'aiguisait au plein air et découvrait un tiercelet planant à mi-chemin de la Collancelle. Il eut vite fait d'apprendre son état et d'en souhaiter un autre, le métier que font les jeune gens: conduire les chevaux, fouailler en chantant à la tête du harnais de labour, quand les bœufs blancs, Griveau, Chaveau, Montagne et Rossigneau, mollissent sur la chaîne; herser, couper les fourrages verts et faire sa partie dans la moisson d'été. Il monta en grade et fut payé plus cher. Il fallait travailler dur, pour que M. Honoré Fortier pût s'acquitter de son fermage, qui était de dix mille francs. Et nul n'y manquait. Le patron était rude et toujours présent. Il gouvernait, avec madame Fortier qui lui ressemblait pour le sérieux et l'exactitude de l'humeur, un personnel nombreux: le ménage des bassecouriers, dont le mari était une sorte de contremaître et présidait la table des serviteurs, quatre domestiques de ferme, un berger, une servante, sans parler des journaliers qu'on embauchait au temps des grands travaux. Pendant dix heures, douze heures, quatorze heures même, la terre buvait la vie du corps et la pensée des hommes. Comment n'aurait-elle pas donné de moisson? Aux repas, qui se prenaient dans la cuisine attenante à la chambre du patron, Gilbert écoutait en silence les serviteurs. Ils parlaient du travail, du prix du foin et des cours des foires, des histoires scandaleuses ou seulement grossières, ou même drôles, qui couraient le pays, et rarement, en ce temps-là, de la politique. Les plus âgés, anciens soldats, ne se gênaient guère dans leurs propos. Jamais un mot ne venait relever, guider, rafraîchir l'esprit de ces hommes ou apaiser les jalousies qui les divisaient: rien que des ordres, une discipline, une surveillance tout extérieure et l'intérêt que chacun croyait avoir à ne pas quitter la Vigie. Le dimanche, ceux qui descendaient à Fonteneilles ne le faisaient guère que dans l'après-midi.

Seules, les deux femmes qui commandaient à la ferme, celle du patron et celle du bassecourier, descendaient le matin, pour assister à la messe. Les communions étaient finies, n'est-ce-pas, et les hommes, à Fonteneilles, s'ils n'étaient pas antireligieux, ne se montraient plus guère aux offices après cette date-là, sauf à Pâques, à la Toussaint, aux jours d'enterrement, et quelquefois le 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte-Croix, où le curé bénit les «croisettes» qui protègent les «héritages». M. Fortier, lui, le dimanche, inspectait ses terres, fumait des pipes et faisait ses comptes, ou bien il attelait sa jument à la carriole jaune, et allait rendre visite à quelque fermier ou marchand de bœufs des environs. Gilbert, dans les commencements, prenait assez souvent ses beaux habits, au premier son de la grand'messe, et courait rejoindre la mère Cloquet dans les derniers rangs, près du bénitier; il aimait même à la prévenir quand passait le sacristain, et à payer les deux chaises, en garçon qui gagne sa vie et qui a du cœur. La mère Cloquet le trouvait dévot, à cause de cela. Elle craignait bien pour l'avenir, sachant que les jeunes gars ne sont guère sages; qu'ils échappent aux mères qui veillent de près sur eux, et qu'ils peuvent donc tromper les mères qui sont au loin. Mais elle ne montrait son inquiétude que par de petits mots, dits bien bas à Gilbert, et par ses yeux ridés qui se troublaient, quand elle avait fini de lui sourire. Sa manière était l'Ave Maria, qu'elle récitait ici et là, éveillée ou demi-sommeillante, et toujours avec la même vision de l'enfant grandissant et aventuré. «Heureusement qu'il m'aime!» pensait-elle. Son mari aussi l'avait aimée. Cela lui donnait un peu de confiance dans les hommes de chez elle.

A la Vigie, les saisons passaient vite et repassaient, mêlant tour à tour, sur les flancs de la colline, au vert des pâturages, le violet des guérets nouveaux, le blond pâle des avoines, et l'or roux du froment. A l'aube, M. Fortier, debout dans la cour, parmi les domestiques et les attelages, disait quelquefois:

—Eh bien! enfants, une forte journée devant nous! Si l'héritage est tout labouré ce soir, je paye une tournée de vin rouge!... Qui va me rentrer mes foins avant l'orage?... Qui portera le plus de sacs au grenier?... Qui est assez brave pour monter à la fine pointe du châtaignier et gauler les châtaignes?

En pareil cas, Gilbert était le premier à partir, à revenir, à se proposer, l'un des plus adroits et des plus résistants. Le blondin était devenu un grand jeune homme blond, grave, un peu distrait de regard à l'habitude, mais dont les yeux s'éveillaient dès que l'émotion, une plaisanterie, un défi, un ordre, rapprochait les sourcils et relevait aux deux coins la lèvre toute dorée par la barbe nouvelle. Quand il se couchait le soir, sur la paille, dans «sa bauge», dans l'ancien coffre de carriole placé à gauche de la porte de l'étable, il ne rêvassait guère. La fatigue l'empêchait de causer avec le compagnon plus âgé qui couchait de l'autre côté de l'entrée; elle le terrassait, et ni le bruit des chaînes, que les vaches tiraient ou laissaient retomber sur les planches des auges, ni leurs meuglements, ni les coups de pied des chevaux dans l'écurie voisine, ne rompaient le sommeil de ce jeune gars de la Vigie. Il était sobre, un peu par économie, un peu parce qu'il avait de l'ambition, et qu'on remarque vite, dans les villages, les hommes que le vin ne fait jamais déraisonner. Faute d'occasion, et grâce aussi au dur métier qu'il faisait, il était chaste. Il grandissait, en somme, à peu près droit, sans que personne pût dire: «C'est par moi qu'il est meilleur que d'autres.»

Jusqu'à l'époque de sa majorité, Gilbert salua souvent le curé de Fonteneilles, mais il ne le vit qu'une seule fois monter à la Vigie et parler aux hommes rassemblés. Ce fut pendant la guerre. L'abbé apportait aux habitants de la ferme la lettre d'un ancien domestique, mobilisé de la Nièvre, qui écrivait, en quelques lignes, des nouvelles tristes. Il arrivait à la ferme un des soirs de ce dur hiver où les soleils couchants avaient tant de rouge que les mères en prenaient peur, et il rencontra, dans le petit chemin qui conduit de la route au domaine, Gilbert Cloquet, qui ramenait le harnais de labour.

—Eh! te voilà, Gilbert, ça va bien, à ce que je vois? Comme tu es grand! Dommage qu'on te rencontre si rarement à Fonteneilles!

Si le curé avait ajouté: «Viens donc causer avec moi? Je suis un ami, je t'assure, et toi tu es une âme, un cher enfant qui m'est confié, et qui n'aura bientôt plus de religion que la semence de son baptême: viens me voir!» peut-être le jeune homme serait-il allé au presbytère de Fonteneilles. Gilbert ne descendait guère au village, et quand il y faisait une apparition, c'était au cabaret, pour y boire un seul verre, avec les camarades, ou, quelquefois, les jours d'«apport» qui sont les fêtes du pays, dans les salles de danse ou sur les parquets dressés devant les maisons, et où les filles de Fonteneilles, de Bazolles, de Vitry-Laché venaient danser.

On aurait aisément compté, de même, les circonstances où il s'était trouvé en présence des gros propriétaires de la région. Une fois, étant tout jeune encore, il avait été livrer une taure au château de la Vaucreuse. La date, il se la rappelait bien: un 3 mai, jour de l'Invention de la Sainte-Croix. Madame Fortier, sitôt la soupe du matin mangée, avait fait venir le nouveau bouvier. «Tu vas partir pour la Vaucreuse, Gilbert. Passe donc, en descendant, par la chaume des Troches; façonne-moi une douzaine de croisettes, bien solides, dont une plus belle pour la chenevière, et tu me les rapporteras au retour. Pendant que tu les feras bénir, tu trouveras bien un gamin pour garder la taure. Mais ne te fie pas à tout le monde.—Il n'y a pas de danger, madame Fortier,» avait répondu le bouvier. Et il était parti, vêtu de sa meilleure blouse, conduisant la taure blanche, et frottant avec une pierre, pour l'aiguiser, la lame de son couteau. Dans «la chaume», il avait cueilli douze brins de noisetier,—le noisetier est sacré, depuis qu'il servit de bâton à saint Joseph en voyage,—il avait fait onze croix petites, et une grande qui portait encore un plumet de feuilles au sommet. Et il était entré dans l'église, comme avait dit madame Fortier, puis, tenant ses croisettes bénites par le curé, attachées en faisceau et légères sur l'épaule, il avait continué la route vers la vallée de l'Aron où le château de la Vaucreuse se voit de loin, tout blanc parmi les prés. La châtelaine n'était jamais absente quand on avait besoin de lui parler. C'était la vieille madame Jacquemin, marchant doux, parlant doux, et plus volontaire que dix hommes ensemble. Quand Gilbert longea les murs des étables, avant même qu'il l'eût vue venir, elle était là, examinant la bête qu'on lui livrait et la figure du bouvier. Quand elle eut bien regardé et palpé la taure, immobile dans la cour pavée, en vue du château, elle leva sa petite tête de chef, gloussa un moment, ce qui était sa façon de rire et dit:

—Mais, te voilà fleuri comme un genêt, Gilbert Cloquet! Seize ans! C'est l'âge où vous commencez à être des petits hommes, c'est-à-dire pas grand'chose de bon. Heureusement tu ressembles à ta mère, toi, mon garçon. Tâche de lui ressembler complètement, car c'est une honnête créature, bien près de Dieu, travailleuse et délicate pour tous ceux qui ne le sont pas.

Elle avait ensuite tapé sur la croupe de la taure:

—Mène-la à l'étable, à présent. Au revoir! Gilbert était resté sans répondre, car les paroles lui remuaient trop le cœur, et il regardait s'en aller la dame fluette, tout en noir, et qui avait la figure aussi nette et aussi blanche qu'un osselet.

A quelques années de là,—il allait prendre ses vingt ans,—s'étant rendu à la grande foire du 11 novembre à Saint-Saulge, la foire aux veaux, celle dont les marchands de bestiaux ont coutume de dire: «Il n'y a en France qu'une Saint-Martin», il avait rencontré, au détour d'une rue, le marquis de Meximieu qui arrivait en voiture. Le marquis, alors lieutenant de dragons, élégant, taille fine, épaules d'athlète, lui avait jeté les guides et dit, avec ce sourire qui ajoute tant aux paroles, et qu'ils ont tous chez les Meximieu:

—Garde ma jument, Gilbert, veux-tu? Je n'ai confiance qu'en des hommes comme toi, qui sont de chez nous. Je te retrouverai en face de l'hôtel Touchevier.

En face de l'hôtel Touchevier, près de la vieille église gothique tout incrustée de boutiques borgnes, Gilbert avait attendu, tenant la bride de la jument. Et après une heure, «Monsieur Philippe», comme on disait à Fonteneilles, était revenu et avait donné cent sous au gars de la Vigie, cent sous avec une poignée de main et un regard de bonne humeur qui valaient bien cent autres sous. Malheureusement, le marquis n'habitait pas le pays, et ne s'occupait que de toucher les fermages et le prix des coupes de bois: il était officier, en garnison, loin, très loin.

Et ç'avait été toute la part que Gilbert avait prise à la vie des «autorités» de la paroisse, et toute la lumière directe qui lui permettait de les juger. Heureusement pour lui, il n'avait pas eu le temps de lire, car n'ayant aucun guide, ni aucun moyen de choisir, il aurait eu toute chance de gâter sa raison, qu'il avait saine et point fumeuse.

A cette époque et depuis un an déjà, il était premier domestique de la ferme de M. Honoré Fortier, sous les ordres du bassecourier. Sa moustache blonde et relevée en croc; ses yeux bleus dans lesquels il n'y avait point de peur, ni des hommes, ni des choses; son visage aux joues plates et rousselées comme un pampre mûr; sa haute taille; sa jeunesse peu causante, qui s'exprimait en force, dans la hardiesse de la marche, dans le port de la tête bien droite sur les épaules, dans le geste sûr des deux mains saisissant les bras de la charrue, ou levant, à bout de fourche, une double gerbe de blé comme un paquet de jonc creux, sa gaieté calme, quand, au repos, il observait l'herbe drue dans les héritages de la Vigie; sa réputation de garçon rangé, bien payé, et qui avait su faire de grosses économies; son habileté de braconnier, peu soucieux des gardes et qui offrait un lièvre aux plus jolies danseuses, au lendemain des apports; tout cet ensemble d'énergie, de santé et de succès plaisait aux filles de Fonteneilles et des villages voisins.

Plus d'une déjà l'avait laissé voir, et souvent, quand il s'en allait, à la brune, le corps penché en avant, les pieds raidis par le charruage, suivant le harnais qui rentrait et longeait les «traces»: «Bonsoir, disaient-elles, monsieur Gilbert! Viendrez-vous dimanche à Fonteneilles?—Ça dépend», disait-il. De quoi? Il ne le disait pas. Et par-dessus les épines, les coiffes blanches suivaient le harnais qui s'en allait, le gars songeant comme ses bœufs.

Gilbert, quand les hommes causaient autour de lui, continuait de se taire, à moins que la conversation ne portât sur les choses du métier, car on le voyait alors âpre et bien parlant. Mais ce qu'il entendait dire de la religion, de la morale, ou des riches, ou de la politique, le gênait dans son honnêteté ignorante. Il abandonnait peu à peu des habitudes ou des idées qu'il avait eues, sans éclat, et sans se vanter comme d'autres du changement, car il n'était pas sûr de bien faire en changeant de la sorte. Sa bonne foi était grande. Il cédait à de petites raisons et à l'universel entraînement, parce que son esprit n'avait que peu d'amour, et que sa force était sans direction. C'est ainsi qu'il avait d'abord espacé ses visites, puis tout à fait quitté son ancienne coutume de descendre à Fonteneilles le dimanche matin, pour la messe. La petite mère Cloquet, debout sur la haute marche de l'escalier de l'église, tournée vers la place, attendait vainement, chaque dimanche, jusqu'au dernier son mourant de la cloche. Elle priait, elle vieillissait, et Dieu sans doute pourvoirait. Gilbert ne craignait pas les gardes-chasse, mais il redoutait tout l'appareil de l'État inconnu, invisible, présent par les affiches, la conscription, les gendarmes, le percepteur qui s'arrêtait une fois par mois à l'auberge de Fonteneilles, et par les nouvelles qui venaient jusqu'à la Vigie. Les journaux, achetés irrégulièrement, les jours de foire, ou à des colporteurs, ou au bureau de tabac, étaient lus d'abord par M. Fortier, par madame Fortier, par la servante, puis par le ménage des bassecouriers auxquels on les passait; enfin, réduits à l'état de chiffons et les lettres toutes estompées par le frottement des mains, des tables, ils étaient emportés, le soir, dans les bauges, et lus à la lueur des lanternes rondes, par les domestiques, qui lisaient surtout le feuilleton, à cause des histoires de femmes, et les faits divers de la région. Le reste n'était que parcouru, et il n'en demeurait, dans l'esprit des hommes, qu'une espèce de brume ardente, un sentiment de mécompte, et l'envie du changement. Une seule notion subsistait dans l'esprit anémié de Gilbert: l'idée de justice. Il ne l'étendait qu'au monde bien borné que ses yeux pouvaient voir; mais, dans ses relations d'homme à homme, dans sa conduite quotidienne, et dans sa manière de juger les autres, il montrait une sorte de passion pour elle. Plusieurs morts de sa race l'avaient sans doute aimée: il l'avait dans le sang, cette soif de l'équité qui s'exaltait parfois jusqu'à la révolte. S'il voyait un de ses camarades faire un mauvais labour, il devenait rouge de colère, et remettait lui-même les bœufs dans le sillon. S'il entendait les journaliers de la Vigie, ou les hommes de Fonteneilles, tous bûcherons aux mois d'hiver, se vanter d'avoir triché dans le façonnage du bois,—les fraudes étaient nombreuses, mauvais empilage de la moulée, baliveaux réservés dont l'ouvrier efface la marque rouge, bois qu'on n'«énote» pas, cordes bourrées d'éclats de bois, bottes d'écorces garnies à l'intérieur de pelures d'arbres coupées à la serpe;—il disait tout haut: «Celui qui a fait cela est un mauvais ouvrier.» Et ni les ricanements, ni les grognements, ni les injures ne le faisaient se déjuger. Quant aux menaces, il ne les entendait jamais, tant elles étaient dites à voix basse, car il avait des poings dont on avait peur, et une manière de regarder en face qui promettait une suite à toute provocation.

Cette humeur rude et combattive le mit aux prises, plus d'une fois, avec le patron, qui commandait brièvement et n'admettait pas de discussion. Les domestiques plus jeunes que lui, dans ces occasions, ne manquaient pas d'insinuer: «Pars donc, Gilbert, fais régler ton compte et va-t'en!» Et trois fois au moins il avait dit: «Je partirai.» Mais, à chaque fois, l'amour obscur et profond qu'il avait pour la Vigie, et aussi la pensée que ce maître autoritaire était juste habituellement, l'avaient fait rester. M. Honoré Fortier, s'il ne l'exprimait pas, prouvait cependant, en toute occasion, la confiance qu'il avait dans l'expérience et dans la probité de son premier domestique. Quand il devait expédier des bœufs à Paris, il les faisait accompagner par le toucheur bien connu dans la contrée, le père Toutpetit qui, deux fois par semaine, de juin à fin novembre, conduisait à la Villette des wagons de bestiaux, et rapportait le prix aux éleveurs dans de petits sacs de toile cachetés avec de la cire rouge. Mais, quand l'acheteur demandait la livraison sur un autre point de la France, et qu'on n'avait pas de toucheur disponible, M. Fortier disait, sachant qu'il plaisait à Gilbert: «J'ai quelqu'un.» Et Gilbert Cloquet fit le voyage de Lyon deux fois, celui de Belfort, celui de Nancy et d'autres encore. Le jeune homme acquérait ainsi plus d'initiative que ses compagnons, plus d'autorité, et quelque notion de la variété du monde.

A vingt-quatre ans,—comme fils de veuve, il avait été dispensé du service militaire,—Gilbert passait déjà pour un homme riche. Touchant de gros gages, cinq cents francs depuis l'âge de dix-sept ans, ne dépensant rien, ayant hérité, en outre, d'une petite somme, à la mort d'un oncle, ancien domestique de ferme et journalier à Crux-la-Ville, il avait le droit de choisir parmi les meilleures filles du pays. L'étonnement fut grand, lorsqu'on apprit que Gilbert «causait» avec la fille d'un petit boutiquier de Fonteneilles, marchand de sucre d'orge et de quincaillerie, de drap et de vaisselle blanche. Elle n'était pas riche; elle avait pour père un alcoolique; on savait qu'elle avait plus de goût pour la toilette que pour le travail; mais, quand elle avait passé sur la place, le dimanche, habillée comme une dame, les cheveux relevés, les yeux brillants tout cerclés d'ombre et les lèvres ouvertes, laissant voir ses dents blanches, tous les jeunes gens du bourg disaient en riant: «Est-ce toi, Baptiste? Est-ce toi, Jean? Est-ce toi, François?» Un jour, Gilbert, qui ne plaisantait pas souvent et se contentait de rire en mordant ses moustaches blondes, se leva au milieu du cabaret où buvaient trente compagnons, et dit: «C'est moi!» Et aussitôt il traversa la route, et salua la jolie fille. Et on les vit, tous deux, descendre en «causant». La mère Cloquet eut de la peine quand elle apprit que son Gilbert avait choisi «une moindre que lui». Elle essaya de lutter; mais elle était devenue si vieille qu'elle n'avait plus que la force de dire non une fois, pour dire oui ensuite et pleurer en se cachant.

Elle aurait voulu que le mariage eût lieu dans le mois de mai, car elle était dévote à la Vierge. Mais des parents de la fiancée intervinrent: «Les filles qui se marient en mai, disaient-ils, ont trop d'enfants.» Et ce fut au commencement de juin, par une journée éclatante et bonne pour la moisson, que Gilbert Cloquet mena à l'église la belle Adèle Mirette, la fille de l'épicier de Fonteneilles. Tout le village était sur les portes, pour voir ces deux mariés, les plus beaux de l'année, et le cortège qui s'allongeait sur les bosses du chemin montant. On avait mis en tête un couple d'enfants tout petits, qui chassent le mauvais sort et préservent les époux, puis venait le violoneux, puis Gilbert, superbe, donnant le bras à la mère Cloquet qui essayait de rire et n'y réussissait guère. Les pauvres, selon l'usage, avaient disposé, sur le passage des gens de la noce, des chaises couvertes d'un linge blanc et ornées d'un bouquet. Et tout le monde remarqua que la mère Cloquet, la pauvre vieille qui avait tout juste de quoi vivre, déposait une pièce blanche sur chacune des chaises des pauvres. Elle avait, sous son rire forcé, le cœur plein de chagrin.

La mère Cloquet ne put porter longtemps une peine qui s'ajoutait à tant d'autres. Moins de deux mois après le mariage, elle mourut, persuadée que son fils serait malheureux en ménage. Elle se trompait à moitié. La jeune fille coquette fut une femme de bonnes mœurs, et dont on ne parla pas. Elle avait aimé la toilette, comme un moyen surtout de se faire aimer. Son mari n'eût pas supporté les galanteries d'un rival. Peut-être, d'ailleurs, fut-ce par esprit de précaution autant que d'économie, qu'ayant à louer un logement, il choisit le hameau du Pas-du-Loup, situé en plein bois, à huit cents mètres du bourg. Il resta domestique à la Vigie, mais il quitta la bauge où, pendant treize ans, il avait dormi dans la paille, et vint habiter la dernière des maisons du hameau, la plus enfoncée dans la forêt, à gauche. Chaque matin, dès l'aube, il partait et montait à la Vigie; à la brune, il descendait. Personne n'aurait pu dire s'il était heureux ou malheureux. On remarqua seulement qu'il rentrait souvent très tard, puis, après un peu de temps, qu'il avait acheté, ou reçu en cadeau, on ne sut jamais lequel, un chien nommé Labri, chien de berger, poil de limaille, yeux de charbon ardent, qui ne le quittait plus. «C'est à lui qu'il dit ses secrets», murmuraient les voisines.

La vérité, c'est que la Cloquette n'avait rien d'une ménagère. Elle était de santé délicate, et cela lui servit longtemps d'excuse quand la soupe n'était pas prête, quand le mari trouvait la maison en désordre, le linge, le «butin» mal rangé dans l'armoire, et les hardes de travail non réparées après deux ou trois jours. Il l'aimait, de toute la force de sa jeunesse intacte, et elle aussi l'aimait à sa façon, fière de se montrer, le dimanche, près du plus bel homme du pays, d'aller avec lui aux noces, aux apports, aux foires quelquefois, lorsque M. Fortier y envoyait son domestique. Elle avait les goûts de sa petite enfance, qui s'était passée dans une boutique de village, à vendre et à bavarder. Ni l'habitation dans la forêt, ni les travaux de la maison ne lui plaisaient, et les poules de son poulailler n'avaient pas, il s'en fallait, la crête nourrie, la plume luisante et le jabot renflé de celles de la voisine, la Justamonde.

—Que veux-tu, finit-elle par dire à Gilbert qui se plaignait, je n'ai l'esprit à rien, parce que tu n'es jamais là. Encore si tu allais à la journée, comme font presque tous les hommes mariés de ton âge, j'aurais plaisir à travailler avec toi au jardin, les jours de chômage, et à tenir la maison en ordre; mais monsieur Honoré Fortier ne te laisse pas une heure; il te prend même souvent le dimanche, parce qu'il dit qu'il a confiance en toi pour garder la Vigie. Tu crois que c'est drôle pour moi! A quoi te sert-il, ton argent?

Gilbert n'avait pas l'air d'entendre la Cloquette; il remontait à la Vigie, avec son chien aux yeux de braise. Adèle Mirette n'était pas méchante. Elle était ce qu'on l'avait faite: une fille qui ne savait rien de son état. En revanche, elle croyait tous les contes superstitieux des campagnes voisines. Pour toute la fortune de M. le marquis, on ne l'aurait pas vue coudre entre Noël et le premier de l'an, ni contrainte de laver «un jour de bonne Dame», elle qui travaillait souvent le dimanche. Les sorts et les sorciers lui faisaient peur, et, quand elle rencontrait le Grollier, elle lui souriait, en se signant secrètement, pour combattre, de deux manières, le mauvais œil du chemineau.

L'eau creuse la pierre et le vent la ronge. Les plaintes de la Cloquette pliaient lentement, et sans qu'il y parût, la volonté de l'homme. Il savait bien qu'il aurait tort de quitter la ferme où il travaillait depuis si longtemps, dont chaque motte avait été foulée par ses sabots et remuée par ses mains. Les mots d'une femme qu'il aimait et qu'il plaignait silencieusement, des propos d'hommes d'une génération nouvelle, et qui commençaient à élever la voix dans les auberges, changeaient le cœur du tâcheron. En 1883, vers le milieu de la fenaison, qui eut lieu de bonne heure, Gilbert eut une discussion avec son patron; il dit, en passant devant une ancienne pâture devenue prairie, et qui se nommait la Chaume basse:

—Vous voulez que je coupe l'herbe, patron; elle n'est pas mûre!

—Elle l'est. Je sais ce que je dis, Gilbert, et c'est moi qui commande ici. —Moi aussi, je sais ce que je dis, et je ne couperai pas de l'herbe qui n'est pas mûre. Ça me dégoûte!

M. Honoré Fortier n'avait peut-être jamais été aussi patient: il ne répliqua pas, et laissa Gilbert monter, avec trois domestiques jeunes et qui avaient entendu, vers un pré plus haut, et où la graine perlait en rosée grise au bout des herbes drues. Mais le soir, comme il revenait, le long d'une trace, tirant le jarret, il fut rejoint par Gilbert Cloquet qui montait vite, la faux sur l'épaule.

—Tu as chaud, à ce que je vois, Gilbert!

—Et autre chose.

—A savoir?

—Que je vas quitter la Vigie à la Saint-Jean.

M. Honoré Fortier s'arrêta. Sa forte face rasée, sculptée par la colère soudaine, devint plus vieille de dix ans.

—Voilà quatre fois que tu le dis, Gilbert. C'est assez. Pourquoi t'en vas-tu?

—Pour être mon maître.

—Sois donc ton maître! Je ne suis plus le tien! Crève de misère si tu veux! Seulement, rappelle-toi bien ce que je vais te dire: ni à présent, ni quand tu seras vieux, jamais je ne te reprendrai.

—Je n'y reviendrai pas, monsieur Fortier.

—Quand même tu te mettrais à genoux, là, sur la terre!... Rentre à la Vigie: je vas régler ton compte. Et pas à la Saint-Jean: tout de suite!

Gilbert passa devant son patron, et, tandis qu'il s'éloignait, raccourcissant les enjambées pour montrer qu'il n'avait pas peur, il entendit rouler sur les sillons:

—Dix-neuf ans d'amitié! Dix-neuf ans de bonne paye! Tu regretteras ton maître, Gilbert Cloquet!

Un peu plus loin, il entendit encore:

—Tu me fais tort, tu manques à la justice!

Alors, Gilbert tourna la tête, furieux:

—Je vous défends de dire cela! cria-t-il. J'use de mon droit; je ne vous fais pas de tort! Vous me remplacerez!

Mais la voix répliqua, d'en bas:

—Au jour d'aujourd'hui, les bons domestiques ne peuvent être remplacés. Oui, tu me fais grand tort, et, parce que tu t'en vas sans raison, tu manques à la justice!

Au-dessus des sillons, les mots s'éparpillèrent, et les hommes ne se parlèrent plus.

Ce soir-là, Gilbert fit, pour la dernière fois, le chemin qui mène de la ferme au village. Le cœur lui battait quand il approcha du Pas-du-Loup. Il y avait, après le chaud du jour, un engourdissement de toute la terre. Les feuilles de tremble elles-mêmes étaient en paix. L'homme descendait, dans une joie d'orgueil, ne regrettant rien, saluant la maison invisible, enveloppée par les futaies. «Je verrai donc grandir ma petite», disait-il. Une petite fille lui était née, quatre ans plus tôt. Il l'aimait passionnément, mais, de toute la semaine, ne la voyait guère qu'endormie, partant trop tôt, rentrant trop tard pour trouver éveillés les yeux de la petite Marie. Elle avait été l'une des raisons, la seule qu'il s'avouât à lui-même, de la résolution qu'il venait de prendre. Quand il arriva dans la futaie, la petite jouait sur le pas de la porte. Elle tournait le dos. Le père l'enleva dans ses bras, effarouchée, et la baisa bruyamment.

—Petite Marie, c'est un journalier qui t'embrasse! Tu me connaîtras, à présent!»

Une ère nouvelle commença donc pour Gilbert Cloquet. Il avait trente ans. Sa force était connue, sa probité de travailleur aussi: on le demanda tout de suite, dans les fermes, dans les bois. Il eut plus de journées que n'importe lequel de ses nombreux compagnons qui louaient leurs bras. Le régisseur de M. de Meximieu l'engagea pour les foins; d'autres le louèrent pour la moisson. Il fut «son maître»; du moins il crut l'être, et il peina durement, mais plus joyeusement qu'à la Vigie. Le mauvais côté de ce métier de travailleur à la journée ou à la semaine, ce n'était pas le perpétuel changement de travail et de cantonnement,—Gilbert aimait la comparaison qu'il faisait ainsi entre les gens et entre les terres du pays,—c'étaient les chômages, et ce fut aussi, bien vite, le prix trop bas de l'embauchage. Du 15 novembre au milieu de mars, bon ouvrier comme il l'était, il trouvait bien cinquante journées à faire dans les bois. En avril, on le louait dans les fermes, pour aider aux labours de printemps et au cassage des mottes, mais c'était un mauvais mois. En mai, il retournait en forêt, avec sa femme quand elle voulait bien le suivre, pour l'abatage et l'écorçage des baliveaux de chêne; puis venaient les grandes semaines des récoltes, les foins en juin, les blés et les avoines en juillet; puis des temps d'accalmie et de repos forcé; et en cherchant, en se proposant çà et là pour la récolte des pommes de terre et pour les semailles d'automne, il gagnait la Toussaint, la saison où, avec ses compagnons, il s'enfonçait de nouveau dans le bois. Saison dure, mais où l'on vivait avec les compagnons, et que Gilbert aimait.

Il fallait faire souvent trois ou quatre kilomètres, matin et soir, pour gagner le chantier et pour en revenir. Quand le père rentrait, dans la nuit toujours, car on finissait le travail vers cinq heures, un peu avant le coucher du soleil, l'enfant disait:

—Vous aimez trop le bois, papa!

Il l'enlevait à bout de bras, la tournait vers la flamme de l'âtre, afin de voir la joie jeune au fond des yeux que l'enfant avait bridés, vivants et couleur de hêtre en automne, et il répondait en riant:

—C'est pour que vous ne travailliez ni l'une ni l'autre que je travaille dur, ma petite Marie!

Dans la pièce unique qui occupait tout l'espace entre les quatre murs de la maison,—deux lits au fond, une grande cheminée dans le mur de droite, une grande armoire montant en face jusqu'aux solives, une porte et une fenêtre sur la route forestière, quelques ustensiles de ménage pendus à des clous, une huche où l'on serrait les provisions de bouche, un baril de vin calé sur deux bûches fendues,—l'homme ne demeurait jamais longtemps. Le travail l'attirait au loin, et aussi la vie entre hommes, qui devient une habitude, une école et vite une tyrannie.

On causait, en se rendant au travail, par les lignes des bois, en revenant le soir avec la lance sur l'épaule, et aussi à midi, quand tous les bûcherons de la coupe se réunissaient par groupes à l'abri des cordes de moulée, et ouvraient les gibecières pour déjeuner. Gilbert, qui avait le prestige de la taille et la réputation d'un caractère indépendant, était très écouté. On le prenait pour juge, souvent, dans les contestations entre les ouvriers et les commis assermentés qui les surveillaient au nom des marchands de bois. Il se plaignait tout haut,—les autres le faisaient tout bas,—que le salaire fût insuffisant. Un franc cinquante par jour, c'était trop peu, c'était injuste. Et cela encore lui donnait un ascendant sur ses compagnons. Il ne gagnait pas plus que chez M. Fortier, mais la liberté de la vie, et la variété du travail, enlevaient le regret du passé à ce grand bûcheron qui sentait sa jeunesse sûre du lendemain et influente dans le domaine des égaux.

La santé de la Cloquette, qui n'avait jamais été bonne, empirait assez vite. La pauvre femme, minée par un mal sournois, devenait pâle et mince comme un cierge. Elle perdait ses cheveux, ses dents qui lui donnaient son éclatant sourire, et jusqu'au goût de la toilette. La petite Marie, au contraire, plus jolie encore que n'avait été sa mère, élancée, blonde, fraîche avec des yeux vite irrités et charmants quand ils étaient doux, poussait comme un chêne de bordure. Le père ne connaissait rien d'aussi beau qu'elle. Il était, lui si rude avec les hommes, la faiblesse même devant elle. Il la gâtait. Il disait pour s'excuser:

—Je suis trop souvent dehors, pour avoir le droit de la faire pleurer quand je la vois. Tu as tout le temps de te faire aimer d'elle, toi, la femme; moi, je n'ai que l'heure de mon souper.

Quand elle eut dix ans, elle fit, avec les autres enfants de son âge, la première communion. Ce fut une grande fête, et une grande dépense pour les Cloquet. Gilbert avait voulu que Marie fût la mieux habillée du bourg, et la Cloquette avait fait travailler les lingères de Corbigny.

Le matin de la fête, au premier son qui partit du clocher de Fonteneilles et déferla sur la forêt, les quatre voisins des Cloquet, leurs femmes et leurs enfants, c'est-à-dire les Justamond, le père Dixneuf, les Lappe et les Ravoux, sortirent dans le chemin pour contempler Marie en blanc. Ils dirent tous: «Elle est mignonne», mais il n'y eut que la mère Justamond qui l'embrassa avec l'émotion que donne l'intelligence de la religion. Elle murmura quelque chose à l'oreille de l'enfant, qui répondit oui, discrètement. Marie était tout occupée à relever son voile et sa robe, et à marcher bien droit, pour ne pas mettre dans les ornières ses pieds chaussés de souliers blancs. La mère, tous les dix pas, recommandait: «Va pas te salir, Marie!» Il avait plu pendant la nuit. Des gouttes en retard tombaient, de grosses gouttes paresseuses, sur le voile et sur les cheveux ondulés avec peine. Entre les deux falaises de futaies, Marie marchait devant; le père et la mère suivaient, l'un à droite, l'autre à gauche, endimanchés. Gilbert avait même pris le haut de forme qu'on ne met que dans les solennités. Et on aurait dit des chrétiens, dans l'église, un peu plus tard, à les voir silencieux, graves, émus même et regardant souvent la petite, qui était à la seconde place du premier rang, derrière son cierge; mais l'émotion était toute paternelle, maternelle, humaine, et pareille à celle des parents qui conduisent leur fille à son premier bal. Après la messe, et quand le curé, un vieillard courtois et timide, gagné à l'inertie par le désespoir de la vaincre, rentra au presbytère, il trouva dans l'allée sablée la famille Cloquet, qui venait lui offrir ses hommages et des brioches commandées au boulanger du pays. Les brioches lui parurent si grosses qu'il s'en réjouit d'abord, comme d'une preuve de dévotion. Il remercia.

—C'est que, voyez-vous, monsieur le curé, dit Cloquet en caressant sa barbe blonde, nous n'avons jamais eu à nous plaindre de vous; et j'ai voulu vous le marquer. C'est mon habitude de ne point être en retard avec ceux qui sont de nos amis.

—Je n'en suis pas assez, de vos amis, Gilbert Cloquet, mais la pensée est bonne quand même. Merci!

—Au plaisir, monsieur le curé.

—Ramenez la petite pour les vêpres, bien exactement, à deux heures et demie.

Et ce fut tout. La mère et la fille revinrent à deux heures et demie. Elles étaient rouges. On avait beaucoup mangé. Cloquet s'était mis à affiler sa faux, car la saison des foins était venue, et la veille, le garde du château de Fonteneilles avait embauché les faucheurs.

Deux ans plus tard, la Cloquette mourut. Sa fille n'avait pas douze ans. Ce fut un chagrin et une cause de longue inquiétude pour le journalier. Si peu ordonnée, si médiocre ménagère que fut la Cloquette, elle l'était plus encore que sa fille. «Ma petite n'a pas l'âge de se donner tant de mal», disait-elle. L'enfant n'avait pas même appris le peu de cuisine et de couture que la mère aurait pu lui enseigner. Quand la mère fut partie, le père resta huit jours chez lui sans rien faire, comme cela se doit, entre la messe de mort et la messe de service, près de Marie, tâchant de la connaître, de la conseiller, de lui commander quelque travail. Car la fille eût été de force à faire le ménage, si elle avait voulu: elle paraissait avoir quatorze ans, et d'autres disaient seize, tant elle était grande et déjà femme de corps et de manières. Il ne réussit pas. Il se heurta à des caresses, puis à un refus, puis, comme il insistait, à une colère boudeuse, sombre, persévérante comme l'ingratitude. Comme le huitième jour finissait, Cloquet, qui était en train d'enlever les nœuds de crêpe attachés, selon l'usage, à la paille de ses ruches, vit s'approcher la grosse mère Justamond, sa voisine.

—Père Cloquet, dit-elle, j'ai déjà cinq enfants à garder, avec votre fille, ça fera six. Ne vous faites pas de tourment.

Et Marie continua de jouer avec les petits Justamond, et de paresser, en attendant qu'elle eût l'âge d'entrer en apprentissage. Elle voulait être lingère, pour voir du monde et quitter la forêt.

Gilbert fut donc plus mal servi, plus isolé, plus malheureux chez lui qu'autrefois. Il se rejeta entièrement du côté des compagnons de travail, les uns journaliers de toute l'année qu'il rencontrait dans les fermes, les autres, rouliers, maçons, petits propriétaires, retraités, artisans qui, pendant la saison d'hiver allaient au bois avec la cognée, ou avec l'écorçoir au temps de la sève montante. L'obscure tendresse que développe le métier, le besoin d'être plusieurs qui pensent de même et qui s'entr'aident, le fit se louer souvent dans des fermes lointaines, et revenir tard parce qu'on allait boire entre amis, et quelquefois coucher hors de la maison. Ses vêtements étaient en mauvais état, sa barbe s'allongeait, les chiens aboyaient après lui, quand il réapparaissait au hameau. Les voisins disaient: «Gilbert Cloquet s'ensauvage.» Oh! non, il vivait plus complètement, d'une vie passionnée, heurtée, généreuse et inquiète; il vivait pour d'autres et avec d'autres de son métier, dans la corporation renaissante. Et sa nature généreuse s'emplissait d'illusions, de colères et de joies mêlées.

En cette année 1891, et dans les deux qui suivirent, les bûcherons de la Nièvre se liguaient pour obtenir le relèvement des salaires insuffisants. Dans les bois, aux heures de trêve, dans les cabarets, les dimanches, et dans les fermes où les machines, remplaçant les rouleaux et les fléaux, groupaient les hommes par bandes nombreuses, les ouvriers de la terre discutaient les intérêts du métier. Des mots qu'on n'avait point entendus depuis plus d'un siècle montaient sous les taillis ou entre les haies. Quelques très vieux arbres avaient frémi, jadis, au passage de mots semblables. On disait: «Les intérêts communs des ouvriers;... plus d'isolement, les individus sont faibles;... groupons-nous pour soutenir nos droits;... formons une caisse, nous abandonnerons chacun une part de nos salaires.» Les plaintes abondaient, s'exaspéraient l'une par l'autre: «On ne peut vivre! Les marchands nous exploitent! Plus de prix de misère!... Est-ce que cela suffit, un salaire de un franc vingt à un franc cinquante! Et la femme? Et les mioches? Et les chômages?» Vivre, la vie, l'enfant, la maison, ces mots premiers et pleins gonflaient le cœur des hommes, et quand on avait parlé de la misère, on jetait la menace et le défi aux exploitants qui étaient à Nevers, ou dans les petites villes, ou parmi les campagnes, dans les maisons bâties avec la sève des bois abattus. D'autres mots étaient prononcés, et c'étaient les rêves, auxquels tous ne croyaient pas également, mais qui se mêlaient cependant au sang de tous, car ils étaient dans l'air qu'on respirait, avec l'odeur des bourgeons jeunes et des herbes neuves. On disait: «L'avenir est au peuple. La démocratie va créer un monde nouveau... Le droit au pain, le droit à la retraite, le droit de partager...» Toute la forêt s'agitait cette année-là. Les taillis toujours coupés murmuraient sous les chênes, et disaient: «Nous avons, comme les futaies, le droit au vent du large.»

Gilbert Cloquet, avec sa passion pour la justice, fut des premiers à demander le syndicat. Il parlait sans art, avec une force contenue, et, dans les commencements, avec un peu de bégaiement qui donnait une soudaineté à ses phrases. Mais il savait bien les choses de la contrée, et il avait l'autorité de la réputation parmi les camarades. Il voyagea dans tout le département, pour s'entendre avec les syndicats voisins. Il rédigea des statuts. Pendant des mois il vécut, comme il disait avec orgueil, «pour la justice de tous». L'instituteur de Fonteneilles répétait: «Ce Cloquet doit avoir eu des ancêtres parmi les communistes du Nivernais.» Et il voulait parler de ces communautés paysannes, consacrées par l'ancien droit coutumier, et qui groupaient, au XVIe siècle, les familles de laboureurs et de bûcherons, travaillant sous un chef et héritant entre elles.

Gilbert eut même son heure de célébrité.

Il assistait à la réunion de marchands de bois et d'ouvriers, convoquée par le préfet, à Nevers, le 4 février 1893, et où étaient représentés les syndicats de bûcherons de Chantenay-Saint-Imbert, Saint-Pierre-le-Moutier, Neuville, Fleury, Decize, Sémelay, Saint-Benin-d'Azy, la Fermeté, Molay et d'autres encore. Quand on demanda aux bûcherons d'exposer leurs prétentions, plusieurs voix crièrent: «Cloquet! Cloquet!—Monsieur Cloquet est-il ici?» dit le préfet. «Le journalier Cloquet, présent!» répondit Gilbert. Et ce fut l'occasion d'un premier succès. Puis le grand bûcheron, debout, pas gêné, soutenu par la passion vivante dans tous les cœurs et dans tous les yeux, continua:

—On veut vivre. C'est pas la fortune qu'on demande; c'est du pain, et, à condition de se priver de lard, un bout de ruban pour nos filles. Moi, j'en ai une qui grandit. On demande que les marchands acceptent le nouveau tarif: et d'une. Et puis que la corde de moulée ne dépasse pas 90 centimètres de haut. Si les marchands accordent ça, nous rentrons tous au bois; sinon, non. Il nous faut la justice, qu'on a chassée de la forêt.

On l'applaudit pour l'ampleur de sa voix, sa force, sa taille et son absence de peur. Ce fut un triomphe. Ses camarades le reconduisirent, chantant la Marseillaise, jusqu'à la maison du Pas-du-Loup, au seuil de laquelle se tenait, pâle, la grande et belle Marie accourue au cantique. Un des bûcherons, un jeune, passa devant, et dit:

—Il a rudement parlé, le papa. Vive Marie Cloquet! Vive le père Cloquet!

C'était la deuxième fois qu'on l'appelait le père Cloquet. Il n'y fit pas trop attention, étant un peu ému de vin et de gloire; il dit seulement:

—Lureux, parce que tu es jeune, il ne faut pas plaisanter. J'ai fait ce que je devais. J'espère que nous allons réussir. Donne un verre de vin aux amis, Marie, et embrasse-moi.

Et Marie l'embrassa, Marie aux yeux de chèvre, longs, ardents et dorés.

Longtemps après que les hommes eurent bu, et qu'on les eut vus disparaître dans les chemins de la forêt, le père et la fille restèrent sur le pas de la porte, écoutant les voix qui chantaient en chœur, et qui criaient, de plus en plus lointaines: «Vive le camarade Cloquet!»

La gloire fut courte. Déjà dans les premières grèves, Gilbert avait dû réprouver les violences de quelques jeunes. Quand plusieurs bûcherons, au soir d'une discussion de tarifs avec M. Thomas, le gros marchand de bois, avaient proposé d'aller saccager la maison de l'«exploiteur», il avait pris parti contre eux, et fait rejeter leur vengeance. Une autre fois, sommé de se joindre aux compagnons du syndicat, qui avaient résolu de pénétrer dans un chantier et d'en chasser les non-syndiqués, il s'était refusé à quitter sa maison. «Ce n'est pas bien, avait-il dit: ceux qui ne sont pas avec nous ont des femmes et des enfants comme nous, laissez-les venir, et ne les forcez pas à chômer. C'est dur, d'être sans travail.» Une troisième fois, il s'était mêlé au cortège des grévistes, pour voir. Et il avait vu, au milieu de la forêt, une coupe envahie par une bande hurlante et six hommes de Fonteneilles entourés, frappés, et obligés de marcher en tête des grévistes, à travers bois, puis sur les routes. On passait dans les villages. On récoltait des lâches, qui se mêlaient à la troupe. Les prisonniers épouvantés, blessés par leurs sabots, demandaient grâce. «Marchez toujours!» Et ils marchaient suppliants, insultés, dans la clameur des voix qui étouffaient leurs plaintes. Deux d'entre eux finirent par tomber sur le chemin. Alors, dans le crépuscule, il y eut une lutte sauvage. Un homme, un seul, se battit contre dix. Des cris s'élevèrent au bord de l'étang de Vaux, cris de mort, cris d'horreur, si aigus que les maisons cachées sous les arbres entendirent, et fermèrent leurs volets. Cette nuit-là, Cloquet rentra très tard chez lui, les habits déchirés et la mâchoire en sang. Et comme Marie, tremblante, questionnait le père:

—Ne t'émoye pas, dit-il: les autres ont plus de mal que moi.

Depuis lors, il eut, dans la forêt, d'implacables ennemis. Ceux qui l'aimaient le défendirent mal, quand un des meneurs, Supiat, proposa de lui enlever la présidence du syndicat des bûcherons. A la place de Gilbert, le fondateur du syndicat, le porte-parole des ouvriers des bois et des champs de la Nièvre à la réunion de Nevers, on élut son voisin, son vis-à-vis, Ravoux, un chef moins beau, plus jeune et plus fermé, qui dominait les meneurs parce qu'il ne parlait presque pas, et que ses yeux ne décoléraient point. Gilbert continua d'assister aux réunions dans les cabarets de Fonteneilles ou des villages voisins; on l'écoutait, mais on votait contre lui. Les jeunes disaient: «Tu peux remiser, Gilbert; maintenant que la machine est lancée, ne tire pas en arrière.» Beaucoup l'estimaient et n'osaient plus le suivre. Et lui, qui avait le cœur tout simple et fraternel, il souffrait moins d'être relégué au second rang que de ne pouvoir approuver des projets, des mots ou des actes qui offensaient son idée de justice. «Une si belle cause, disait-il, notre pain, notre défense, et ils ne l'aiment pas comme moi! Pas autant!»

Les mois et les années passaient. Marie devenait une femme. Elle allait «à ses journées» dans le bourg et dans les fermes. Elle était grande et toujours plus jolie que n'avait été la mère, bien qu'elle n'eût pas la même douceur de traits ni de manières. Ses pratiques la trouvaient brusque, capricieuse, tantôt «avantageuse à l'ouvrage», tantôt molle et si revêche d'humeur qu'on ne pouvait obtenir d'elle une réponse.

Le père la jugeait de même. Il avait peur d'elle et pour elle. Il songeait au loin, en fauchant le blé, en mordant, au coin d'une haie, le pain apporté de chez lui: «Que fait-elle? Je ne sais d'elle que ce qu'elle veut bien m'apprendre. A son âge, les filles ont des secrets. Quelle pitié, quand les mères ne sont plus!» Mais elle était si tendre avec lui quand il essayait de la gronder! Attentive et inquiète d'abord, elle s'apercevait vite qu'elle n'aurait pas de peine à se défendre contre des commérages sans précision. Elle disait: «Les filles d'ici sont jalouses de moi; comme les gars autrefois étaient jaloux de vous.» Ces soirs-là, elle soignait la soupe, elle tirait de la huche un morceau de lard ou une boîte de sardines conservées, régal des habitants de Fonteneilles. Puis, après le souper, elle s'asseyait près du père, devant le feu, ou derrière la maison où il y avait un verger pas plus long qu'une meule de foin, avec trois pommiers, des groseilliers, un romarin bien vieux, des ruches d'abeilles, et la forêt levée tout autour. Marie caressait le père et se faisait petite à côté de lui très grand. Ils s'asseyaient sur un madrier, qui pourrissait depuis vingt ans le long du mur. C'était rude parfois, de dérider le père. Marie presque toujours y réussissait. «Pourquoi as-tu perdu la pratique des deux sœurs de Durgé? Il paraît que tu as refusé de coudre des sacs, parce que c'était trop dur? Pourquoi m'as-tu laissé tout seul dimanche, jusqu'à cinq heures? Est-ce vrai que tu te laisses faire la cour par ce Lureux, qui n'est pas un travailleur, Marie, pas un homme bien rangé, non plus?» Elle riait si bien que les voisins enviaient la demi-heure de joie que passait Gilbert Cloquet. Lui, il ne croyait pas tout à fait ce qu'elle disait; il se laissait tromper juste assez pour cesser de se plaindre et de parler du passé. «Allons! Marie, il faut me faire honneur, il faut marcher droit, sagement, c'est ce que t'a dit bien des fois l'institutrice, n'est-ce pas? Elle avait raison... Et puis tu me ferais tant de peine si je te voyais mal famée dans la région!» Il avait le sentiment que ses conseils étaient sans force. Il haussait les épaules et demandait: «Apporte-moi ma pipe. Elle m'écoute toujours quand je parle.» La petite fumée bleue montait. Marie se levait pour aller fermer à clef la cabane des poules. Et les étoiles passaient au-dessus d'une maison rétablie dans le silence, mais non point dans la paix.


Un soir, au temps de la récolte des pommes de terre, en septembre 1898, il avait soupé avec le patron de la ferme qui est sur le coteau, en face de la grande digue des étangs; puis, las de la journée, il s'était couché dans un lit depuis longtemps inoccupé, et dont le bois pourrissait au milieu des piles de sacs, des pommes de terre amoncelées, des liens de paille, des vieux harnais qui couvraient presque tout le pavage de la décharge. L'odeur de la terre, son odeur de levain qui s'élève des guérets ouverts, sortait des mottes attachées aux racines et aux lames des outils, et se mêlait à celle des vieux cuirs cirés et moisis. Gilbert Cloquet songeait, sans doute à cause de cela, aux labours qu'il devait faire, prochainement, dans une vallée où la charrue ne rencontrait pas de pierre, et où le froment levait volontiers. Il avait toujours l'esprit préoccupé du travail ou du chômage prochain. Quelqu'un frappa à la porte et entra.

—Ce n'est pas une heure pour déranger le monde, dit rudement Gilbert. Qu'est-ce qu'on me veut?

Il s'assit sur son lit, sa chemise ouverte sur sa poitrine velue.

—Faites excuse, dit un jeune homme qui entra lestement et resta debout au pied du lit; je me suis dépêché, mais je n'ai pas pu arriver plus tôt: je viens de par delà Saint-Révérien, et je vais aller coucher ce soir à la Vaucreuse, où je suis embauché.

—C'est un pays qui m'est ami, dit Cloquet, mais ça ne m'explique pas, Lureux, pourquoi tu viens?

—Vous ne devez pas rentrer de la semaine au Pas-du-Loup, monsieur Cloquet, et votre fille Marie m'a bien recommandé de vous parler au passage.

—Ma fille?

—Oui, dit le gars dans l'ombre, nous nous sommes entendus: elle veut bien de moi, et moi, j'ai mon idée devers elle.

Gilbert ne répondit rien pendant plusieurs minutes. Beaucoup de choses qu'il avait entendu dire contre ce garçon lui revenaient en mémoire. Il eut envie de se lever, en chemise, de le chasser, de lui crier: «Va-t'en, et cherche ailleurs que chez moi!»

Mais l'image de Marie se dressa aussitôt devant lui, de Marie mécontente, froissée, à jamais divisée d'avec lui; il eut peur de la dernière solitude, puis, reportant les yeux sur cet homme attentif, penché un peu, et dont les yeux luisaient d'inquiétude jeune, dans l'ombre de la décharge, il sentit de la compassion pour celui qui, comme lui, gagnait difficilement le pain, au bois, aux prés, au froment, pareil aux oiseaux et, comme eux, changeant de grenier avec les saisons.

—Je ne t'aurais pas choisi, Lureux, parce qu'on te dit dépensier.

—Monsieur Cloquet, je ne bois pas...

—Tu ne bois pas, peut-être, mais tu as le goût de la dépense; tu payes à boire aux autres, et tu joues; il faudra te ranger. Écoute: si, comme tu le dis, Marie est consentante, je le saurai, je ne la contrarierai point. Tu lui feras dire par quelqu'un de tes parents que, pas plus tard que jeudi, après les pommes de terre finies, j'irai causer avec elle.

Quelquefois, il avait rêvé que le gendre futur, l'homme de qui renaîtrait sa race, se jetterait à son cou et le serrerait dans ses bras: et, en ce moment, il eut au cœur la morsure nette de la déception. Non, cela ne se pouvait: plus tard, peut-être, l'amitié viendrait. Il tendit la main à l'homme, qui avait fait le tour du lit et qui s'était approché.

—A présent, mon garçon, dit-il, ne va pas trop vite en amitié avec Marie, et n'entre pas chez moi avant que je n'y sois rentré,... parce que, tu me connais, ce n'est pas un mariage qu'il y aurait, c'est un coup de fusil au coin d'un chemin.

Un rire contenu lui répondit.

—Je ferais comme je dis, Lureux!

—Que pensez-vous là, monsieur Cloquet?... Allons, merci, j'ai de la route à faire dans la nuit; oui, j'en ai... il faut que je parte.

—Tu promets de ne pas t'arrêter au Pas-du-Loup?

—Oui.

La porte se referma, et Gilbert ne dormit pas, car il avait pris trop dur sur lui-même, pour ne pas faire pleurer Marie: et ce fut lui qui pleura.

Il songea qu'il avait toujours été seul, que personne dans le monde, sauf la vieille mère et un peu Adèle, qui étaient mortes toutes les deux, n'avait aimé le pauvre remueur de terre et faucilleur de blé qu'il était. Il pensa: «Pour quoi vais-je vivre maintenant? pour qui? pour moi tout seul? oh! que ça n'est guère!» Le monde, pour lui, finissait là, depuis que les compagnons rejetaient Gilbert Cloquet.

Dans cette même nuit, le cœur battant d'orgueil, de vie et d'amour, Étienne Lureux prenait la traverse, descendait la colline, passait sur la levée, entre les étangs clairs sous la lune, et entrait dans la forêt, pour arriver plus vite au Pas-du-Loup. Il galopait sur le sol bourré d'herbes; il riait; il regardait, au-dessus des taillis, les nuages passer sur la lune et s'emplir de lumière. Puis, dans la grande solitude, s'arrêtant pour souffler, deux fois il cria: «Vive Marie Cloquet! Vive la plus belle fille de Fonteneilles, de Corbigny, de Saint-Saulge et de toute la terre!»

Enfin, les pieds blancs de poussière et de boue, il arriva au hameau. Les cinq maisons, enveloppées par les bois, aux bords du chemin forestier, dormaient. Il s'approcha d'une fenêtre et dit tout bas: «Marie?» Il ne voulait pas que, de la maison en face, Ravoux pût le surprendre. Son visage devint tout pâle, et sa pensée d'angoisse y sculpta un autre visage. «Où est-elle? Morte? Échappée? Marie?» Puis tout à coup, la jeunesse y reparut; les traits se détendirent dans la joie; le contrevent s'ouvrit, et la tête décoiffée de Marie, aux yeux fermés par la demi-lumière de la nuit, se tendit au baiser de l'homme.

—Marie, j'arrive de la ferme de Vaux!

—Tu l'as vu?

—Il n'a pas osé dire non...

—Ah! quelle chance, mon petit Lureux!

Elle demanda, souriant dans le sommeil:

—A-t-il promis de la galette?

—Je n'y ai pas pensé.

—T'es bête, mon pauvre garçon, il en a!

Il causa deux minutes, et, comme il avait promis de ne pas s'arrêter, voulant ne pas trop longtemps mentir à sa promesse, il embrassa de nouveau la jeune fille ardemment, reprit la gibecière qu'il avait déposée à terre, sauta d'un bond jusqu'au milieu du chemin forestier, et s'échappa. Marie, la tête dans l'ouverture des contrevents, les yeux grands, les lèvres rieuses, le cœur gonflé d'orgueil, regardait l'homme qui l'arracherait à la vie dépendante et à l'ombre de ces bois où il disparaissait.

Peu après, Étienne Lureux épousa Marie Cloquet. Le père, voyant sa fille éprise de ce joli homme, ne sut rien refuser. Il céda à cette sorte d'éblouissement où le bonheur des enfants jette parfois les mères; il crut tout ce qu'elle affirmait; il voulut tout ce qu'elle demanda. Pour qu'elle fût plus heureuse qu'il n'avait jamais été, il lui prêta tout son argent, quatre mille francs qu'il avait, en se privant toute sa vie, économisés et placés. Le rêve du père fut réalisé par la fille. Marie prit à bail une petite ferme de douze hectares nommée l'Épine, toute proche de la forêt, enclavée presque entièrement dans le domaine de Fonteneilles, et qui, vendue en justice, après la mort d'un paysan propriétaire de Crux-la-Ville, avait été achetée tout récemment par le principal créancier hypothécaire, un négociant d'Avallon. Elle eut une domestique, qui faisait tout le gros ouvrage, un mobilier neuf, des vaches, des brebis, deux juments, des bijoux lourds et peu titrés, et le droit de regarder de haut ses anciennes compagnes les lingères, coureuses de journées. Il est vrai qu'elle devait beaucoup d'argent dès son entrée en ferme, sans compter l'emprunt fait au père. Mais Lureux jurait qu'en moins de cinq années, il se faisait fort de ne devoir plus rien à personne. En vain la mère Justamond, matrone qui parlait franc, avait dit à son voisin, la veille de la signature de l'acte: «Excusez-moi si j'ai l'air de m'occuper de vos affaires, Gilbert Cloquet, mais faut pas tout donner aux enfants. Ils prennent ce qu'on leur donne, comme si c'était leur dû. Ils promettent de la reconnaissance, mais c'est une graine qui ne lève guère souvent.» Il avait répondu: «Mère Justamond, j'ai travaillé pour ma femme, et elle est morte. J'ai travaillé pour les camarades, et ils commencent à me lâcher. J'essaye à présent d'avoir l'amitié de ma fille et de mon gendre: faut me laisser faire.»


Depuis lors, plus de sept années s'étaient écoulées, et bien des choses, autour de Gilbert, avaient changé.

La Nièvre, tout au moins dans la partie vallonnée de Corbigny, de Saint-Saulge et de Saint-Benin-d'Azy, était devenue un grand pays d'élevage. Les bœufs blancs, les vaches blanches, les chevaux de trait, au poil noir, erraient en troupes deux fois plus nombreuses dans les pâturages. Et les pâturages, pour les nourrir, s'étaient multipliés. L'herbe avait monté du creux des vallées sur le flanc des coteaux. Elle remplaçait les froments et les seigles; elle mordait les héritages de tout temps réservés aux chenevières. Le beau mamelon de la Vigie, au sommet jadis labouré chaque année, était maintenant tout en haut lisse et vert comme une émeraude, et plus de la moitié des terres qui couvrent les pentes portaient la même verdure sans cesse remontante, et qui n'est ressemée qu'après un temps bien long. Tout ce massif nivernais ressemblait à un parc. Le silence augmentait dans la campagne moins travaillée. Quelque chose de primitif et d'apaisé y rentrait, avec l'ombre des bois tournant sur les prairies. On voyait, aux foires de Corbigny ou de Saint-Saulge, plus de deux mille têtes de bétail rassemblées. Les marchands de toute la France et de l'étranger affluaient. Les fermiers devenaient riches. Mais les journaliers se plaignaient, car il y avait moins de mottes à remuer, moins de moissons à couper. Les machines aussi leur volaient des journées, par centaines. Depuis longtemps on ne battait plus au rouleau, et les fléaux, à cheval sur les solives, ne remuaient plus qu'au vent qui passe entre les tuiles. C'étaient maintenant le semoir, la faucheuse, la faneuse, la moissonneuse, qui faisaient la besogne antique des hommes.

La forêt elle-même ne donnait plus le travail assuré qu'on y trouvait jadis. Après des années d'efforts, d'insuccès, de recommencements, de grèves légitimes et de violences injustes, les bûcherons avaient obtenu une augmentation sensible des salaires. La journée était bien payée. Mais des gens de partout, du Morvan et du Cher, de l'Allier ou des parties de la Nièvre éloignées de Fonteneilles, des hommes souvent qui n'étaient pas du métier, se faisaient inscrire au syndicat et réclamaient le droit au travail. On ne leur demandait pas: «Qui vous amène?» On supposait, avec raison, que c'était la faim. On ne leur disait pas: «Avez-vous manié la cognée ou la scie?» On les laissait entrer. Ils encombraient les coupes. Ils considéraient que, suivant l'ancien usage, «toute coupe embauchée est banale», dès qu'un marchand de bois l'a déclarée ouverte. Le nombre des ouvriers diminuait donc le gain de chacun, et le profit de l'année ne se relevait point, comme les journaliers de Fonteneilles l'avaient espéré.

Gilbert souffrait cruellement de cette incertitude du lendemain. Il avait cinquante-deux ans. L'habitude du travail, l'air des champs, la vie pauvre l'avaient maintenu en belle santé. Sa force et la justesse de son coup de cognée étaient celles d'autrefois. Il bêchait comme un jeune. Il avait toujours cette marche aisée qu'ont les hommes parfaitement sains de corps, dont les muscles se tendent et se détendent en même temps, sans qu'un seul soit en retard. Sa barbe demeurait blonde. Il fallait être tout près pour compter quelques poils blancs dans cette fourrure de renard qu'il avait au menton. Quand, le dimanche, bien brossé, ayant bu un coup de vin, il dévalait le chemin qui va du bourg au Pas-du-Loup, plus d'un de ses compagnons, plus d'une des filles de Fonteneilles s'y trompaient et demandaient: «Quel est donc ce jeune gars qui rentre de si bonne heure?» S'il riait, ses yeux devenaient clairs, comme ceux d'un enfant qui croit à la joie.

Mais il riait rarement, à cause des chômages, à cause des compagnons qui l'abandonnaient en l'estimant tout de même, et à cause de Marie, qui ne faisait pas de bonnes affaires dans la ferme de l'Épine. Les promesses de Lureux n'étaient que vantardise. Il travaillait sans goût, sans suite et dépensait beaucoup, bien que le ménage n'eût pas d'enfants. Chez lui, les camarades trouvaient toujours table ouverte. La route était tout près et fréquentée. On s'arrêtait chez les Lureux pour rire un peu et pour boire. Et le vin que le maître de l'Épine faisait venir du Midi, par les bateliers du canal, n'avait jamais le temps de vieillir. «Il faut que jeunesse se passe», disaient les gens. «Elle est passée», répondait Gilbert. Il entendait raconter, de temps à autre, que les dettes s'accumulaient, non point chez les fournisseurs du bourg que l'on finissait par payer, mais chez le notaire où l'on devait trois fermages au moins, chez des prêteurs de Corbigny ou de Nevers. Marie avait nié longtemps ces dettes. Elle commençait à les avouer, en venant quêter le père, presque chaque semaine. Il donnait, osant à peine faire un reproche à sa fille, qui menaçait de rompre, au moindre mot. Le lendemain, elle allait à une foire, à un apport, à une noce, endimanchée, laissant la maison à la garde de la domestique ou d'un berger d'occasion. Plusieurs fois, Gilbert s'était offert pour soigner les bêtes et veiller aux héritages à la place de Marie. Mais les enfants ne se souciaient pas qu'il vît de trop près le désordre de la ferme. Il ne se rendait à l'Épine que si on l'en priait. Et les invitations étaient rares.

Voilà ce qui empêchait de dormir Gilbert Cloquet, ce soir de mars où Michel de Meximieu songeait, de son côté, accoudé sur l'appui de la fenêtre. Le bûcheron pensait à de très anciennes choses. Il se disait aussi qu'ayant reçu vingt francs d'acompte sur le travail du lendemain, il irait de bonne heure, avant de commencer, en donner la moitié à Marie, qui serait contente.

Et qui sait?


III

LA LECTURE EN FORÊT

Pour aller voir sa fille, Gilbert Cloquet n'avait pas un long voyage à faire: un sentier conduisait sous bois jusqu'à la pointe de l'étang de Vaux, qui est toute voisine du hameau du Pas-du-Loup, contournait la berge parmi les prés marécageux, et se perdait en montant vers le milieu du premier champ. Ces champs, sur la «bordée» de la forêt, comme disait Gilbert, ces douze hectares divisés en une quinzaine de parcelles, la maison située à mi-côte, et qui formait l'extrême limite de la commune, c'était le domaine de l'Épine, que les Lureux avaient pris à ferme, grâce à la générosité de Gilbert.

Il était de bonne heure; on entendait encore, tant le silence était grand, le bruit de l'eau qui rencontre une pierre dans les fossés. Gilbert avait sa cognée sur son épaule, et il mettait sur le manche tantôt la main gauche et tantôt la main droite, à cause du froid. Dans le pré qui commençait à la lisière de la forêt et qui était traversé par une rigole, il s'arrêta, pour compter les vaches blanches; dans l'héritage au-dessus, labour où poussait du blé, il jeta un coup d'œil aux planches de terre, pour juger de la main du laboureur et du semeur; et quand il entra dans la cour, il trouva Marie qui venait de tirer un seau d'eau, Marie en jupe courte, les cheveux non peignés et seulement tordus en arrière. En voyant son père entrer, elle déposa son seau sur le fumier, à côté du puits, et s'avança contente et faisant la douce.

—Comment! c'est vous, le père?

Il la regardait venir, nonchalante et portant déjà son baiser au bout des lèvres tendues. Elle avait toujours ses yeux jeunes, ses yeux luisants,—si durs quand elle ne riait pas,—mais les joues étaient plus pâles qu'autrefois, les traits épaissis. Gilbert se laissa embrasser.

—Alors, ça va bien? demanda Marie. Où allez-vous donc avec votre cognée? Lureux ne doit pas finir avant ce soir, à ce qu'il m'a dit.

—Moi, j'ai quitté mon atelier parce que j'avais fini, dit sentencieusement le père... Et à présent, j'ai autre chose à faire, et je vais où j'ai du travail.

—Tant mieux qu'il y en ait pour vous! Il n'y en a pas toujours pour les autres, dit Marie, piquée.

—Ah! Marie, comment peux-tu te plaindre encore? Si j'avais eu une belle ferme comme la tienne, moi, d'abord, je n'en serais pas sorti! Je l'aurais bêchée, je l'aurais fumée, je l'aurais sarclée. Pourquoi va-t-il au bois, ton homme? Est-ce que c'est la place d'un fermier?

—Trois ou quatre jours par ci, par là, en voilà un crime!

—Il ferait mieux d'aimer sa maison.

—C'est qu'on doit de l'argent, mon père! On n'arrive pas à payer le propriétaire!

—Ah! vraiment, il n'est pas payé! Et le marchand de vin non plus?

—Non.

—Et le charron qui t'a vendu ta carriole jaune?

—Non plus, et bien d'autres! Ça n'est pas la peine de vous le cacher à présent.

—Il mentait donc, ton Lureux, quand il me disait que vous ne deviez presque plus rien; que, si je l'aidais, il paierait tout?

Elle tourna la tête, comme si elle entendait du bruit du côté de la maison, mais en réalité pour éviter de répondre.

Gilbert déposa sa cognée, qui se tint toute seule en équilibre, le manche en l'air.

—C'est donc la ruine qui vient, Marie? Pour vous deux et pour moi aussi?

—Peut-être bien, mon père, à moins que vous ne soyez plus donnant que vous ne l'êtes!

Le grand bûcheron fit un mouvement en avant, comme s'il voulait foncer contre elle, tête baissée.

—Ah! sans cœur! cria-t-il.

Et la femme se rejeta en arrière, la taille cambrée, et le visage si dur que rien n'y restait plus de sa beauté.

—Sans cœur! Voilà ton remerciement! J'ai donné pour vous tout le travail de ma vie et le tourment de mon esprit. Et ce n'est jamais assez! Mais travaillez donc, paresseux que vous êtes! Gênez-vous!

—Est-ce que ma mère se gênait? Dites-le donc un peu? Est-ce qu'elle travaillait? Pas tant que moi!

—Elle se peignait, en tout cas, avant de faire son ménage!

—Merci, papa!

—Elle n'aurait jamais posé un seau d'eau sur le fumier: elle avait du soin; elle avait de l'honneur.

—Merci encore!

—Et le dimanche, elle ne faisait pas la dame avec des dentelles et des robes de la ville!

—On n'est-il pas autant que les dames! Pourquoi donc?

—Pas si riches, en tout cas! Et pendant ce temps-là, tu n'as que huit vaches,—et maigres encore...

—Elles ont pourtant de quoi manger.

—Tu devrais en avoir une douzaine.

—On a des brebis, père.

—Oui, et des nourrins? Tu m'as demandé de l'argent pour en acheter, où sont-ils?

La fille se rapprocha, et essaya d'adoucir le père dont la colère grandissait. Mais le cœur n'y était pas, et c'est à peine si les yeux parvinrent à mentir un peu.

—On est malheureux, je vous assure; tout le monde est après nous... L'huissier parle de venir...

—L'huissier!...

La femme se mit à pleurer. Gilbert prit, dans son gousset, deux écus de cinq francs, et, d'un geste brusque, les mit dans la main de sa fille.

—Je suis bien pauvre, à présent, Marie, mais je ne veux pas voir l'huissier chez vous! Dis à Lureux que je te donne le prix d'un travail qui n'est pas encore fait!

La femme regarda les deux pièces blanches, et les fit glisser dans sa poche.

—Dis-lui qu'il n'y a pas assez de bétail dans ses pâtures.

—C'est facile à dire!

—Pas assez de fumier dans ses terres!

—On ne vous demande pas d'y aller voir!

—Et pas d'enfant dans la maison.

Cette fois, la femme, toute rouge et la lèvre frémissante de colère, répondit:

—Pas d'enfant! C'est notre affaire! Et vous, le père, pourquoi donc que vous n'en aviez qu'un?

Le père ne répondit pas. La fille eut le sentiment obscur du sacrilège qu'elle venait de commettre. Elle rougit. Ils se considérèrent l'un l'autre, gênés par le reproche et par l'aveu que leur silence prolongeait... Alors Marie alla reprendre son seau d'eau, pour le porter à la maison. Et le père la laissa s'éloigner. Quand elle fut sur le seuil:

—Marie Lureux, cria Gilbert, tu es une fille qui vas à ta ruine; je ne t'ai que trop chérie, et ç'a été ta perte; je t'ai trop donné et tu es devenue la paresseuse que tu es... A présent, tu n'auras plus rien de moi. C'est fini entre nous. Dis-le encore à Lureux pour qu'il ne revienne pas!

Elle cria, détournée à demi:

—Vous ne le verrez pas! Ah! bien, non! Et tant pis pour ce qui arrivera!

Le bûcheron reprit sa cognée et se dirigea, en biais, vers l'angle des étables, afin de tourner la maison et de rejoindre la route. Confusément il triait les mots qu'il avait dits, les bons et les mauvais, comme des châtaignes qu'épluchent les enfants, et il murmurait, tout secoué par la colère:

—Quand je pense que c'était Marie, autrefois! Marie!... Celle que je faisais sauter sur mes genoux!

Avant d'arriver à la route, d'où il descendrait vers la forêt, il y avait un point d'où l'on apercevait, bien au-dessus du village et un peu sur la gauche, la colline de la Vigie, les toits de la vaste ferme assise sur le tertre, et le frêne rond qui commandait l'entrée. Gilbert s'arrêta. Comme toujours, il se retrouva en esprit dans cette cour où si souvent il avait dételé ses bœufs; puis il regarda les champs qui coulaient de là, tout verts et frais dans le matin. Gilbert Cloquet ne pouvait voir ce beau sommet de la région sans songer qu'il était monté à la Vigie, à l'âge où les petits gars, la culotte courte pendue aux épaules par de larges bretelles, commencent à avoir envie de faire peur aux grosses bêtes, et tapent dessus avec des branches feuillues, et qu'il ne l'avait quittée qu'après son mariage, parce que sa femme le voulait.

—Toujours les femmes, qui m'ont jeté d'une misère dans l'autre! murmura-t-il. J'en ai eu là-haut de la misère, oui, je peux le dire. Et depuis! Et à cette heure! Allons, va au bois, mon pauvre Cloquet! Va te cacher, père de faillie! Quinze jours de moulée, c'est bon à prendre.

Il cessa de regarder là-haut, sauta sur la route, et, par l'avenue du château, descendit vers les grands bois...


Il était plus de midi. Les bûcherons dînaient dans la grande coupe de Fonteneilles, près de l'étang de Vaux, et loin de l'endroit où travaillait Gilbert. Ils formaient des groupes, çà et là, dans la clairière dévastée, voisins d'ateliers qui se réunissaient pour manger, causer et faire un moment de sieste. Assis sur leurs talons, et le dos appuyé sur les jonchées de ramilles abattues qui pliaient comme des ressorts, ou bien couchés sur le coté, ils mangeaient le croûton de pain tiré de la carnassière, en ayant soin d'ajouter à chaque bouchée, coupée dans la partie inférieure, une petite tranche du morceau de fromage ou de lard qu'ils tenaient sous leur pouce gauche. Chacun avait près de soi son litre de vin débouché, enfoncé dans les copeaux ou les feuilles. Il faisait chaud à l'abri et froid dans le vent. Les hommes parlaient peu, mais ils se sentaient vivre ensemble, et ils riaient pour peu de chose. La fatigue s'en allait, avec des picotements, de leurs jambes et de leurs bras au repos. Leur chapeau, rabattu sur le front, les protégeait contre le soleil, qui était vif dans l'air dur.

Le groupe de Ravoux était le plus proche de l'étang, sur la gauche de la coupe.

Le président du syndicat avait déjà fini de dîner. Assis sur un tronc de charme; il avait tiré de sa poche un papier, et lisait tout bas, avec des grimaces nerveuses qui agitaient sa barbe noire et tiraient la peau sèche des pommettes. Autour de lui, huit ouvriers étaient rassemblés. Entre eux, depuis le commencement du repas, trente mots peut-être avaient été échangés. L'un des travailleurs avait dit seulement: «Le travail sera fini ce soir. Je ne sais pas quand j'en retrouverai», et un autre: «V'là les mêles qui chantent; ça sent le printemps.» Des yeux se fermaient et des bouches demeuraient entr'ouvertes, béatement. Des poitrines, des hanches, des cuisses, des dos cherchaient le soleil. Il y avait là, à droite de Ravoux, et un peu en avant, Fontroubade, le maçon de Fonteneilles, qu'on appelait Goule d'oie parce qu'il avait un long nez, un menton fuyant et un air de toujours rire, une sorte de grimace professionnelle de ses paupières plissées par l'éclat des murs blancs; puis Dixneuf, qui était assis tout contre lui et l'appuyait de l'épaule, maçon également, ancien zouave, tout vieux, très sourd, fier de sa barbiche et de la réputation qu'il avait de préparer mieux que personne la «cambrouse» avec le sang des chevreuils pris au collet; puis Lamprière, un grand maigre qu'on eût dit toujours en colère et qui faisait peur aux bourgeois, quand il les regardait passer dans les chemins; puis Lureux, le gendre de Cloquet, fermier qu'on s'étonnait de voir là, ivrogne aux moustaches déteintes et amollies par la vapeur d'alcool, plaisantin, paresseux et peu sûr; puis le tuilier Tournabien, mauvais jeune qui avait la figure et l'agilité d'un chat sauvage; puis Le Dévoré, garçon de ferme pesant, rouge et triste, puis Supiat, qui se disait menuisier et qui ne menuisait jamais, braconnier d'eau, colleteur dans les bois, orateur à la face de renard, aux yeux fureteurs, et qui dénonçait les tièdes à la Confédération générale du Travail; enfin, un grand jeune homme d'une vingtaine d'années, beau et rieur, et qu'on appelait Jean-Jean. Il était descendu des forêts de Montreuillon, sans dire pourquoi, en sifflant. Et le soleil piquait agréablement ces hommes au repos, et aucune idée générale ne les faisait sortir de leur demi-somme, et ne les exaltait, quand Fontroubade, peu avisé, et que ne préoccupait guère la différence entre un manuscrit et un imprimé, demanda, en désignant Ravoux:

—Qu'est-ce qu'il médite donc là, le président? Est-ce un discours de notre député?

—Mieux que ça, et ça porte plus loin, fit Ravoux, levant sa barbe en broussaille et ses yeux vifs où la pensée s'irritait d'être lue avant l'heure. Laissez-moi finir; c'est un document secret, une lettre autographiée, que je dois communiquer aux amis.

—Ohé! Méchin? cria une voix. Ohé! les amis? Il va lire, Ravoux, venez donc?

Dans la clairière énorme, l'appel s'envola, et très loin, quelques bûcherons se dressèrent, comme s'ils sortaient des racines des chênes, et ils vinrent sans hâte, les pieds traînants et faisant des sillons dans les feuilles mortes. Ravoux s'était replongé dans sa lecture, mais la passion politique avait été remuée.

—Le député? dit le gros Le Dévoré, il viendra quand on aura des ordres à lui donner!

—Il viendra jusqu'ici dans la coupe, et on le fera asseoir, si on veut, sur un bois pointu!

Pour la première fois, il y avait de l'élan, du chant et de l'orgueil dans les mots. Des jambes se replièrent. Deux hommes couchés se mirent sur leur séant et détirèrent les bras. Supiat, penchant en avant son museau roux et rieur, dit:

—Vous ne savez pas ce qui est arrivé, la semaine dernière, au député de X?...

Et il nomma un autre arrondissement forestier du centre.

—Non; dis-le, Supiat!

Les merles commençaient à s'éloigner d'un coin de forêt où on parlait si haut.

—Eh bien! il était venu voir ses «chers électeurs»; des gens comme nous; et il les trouva à table. «Comment ça va, mes amis?» Ils mangeaient des harengs. Alors le plus jeune de la bande, Bellman, qui a de l'aplomb, lui a répondu: «Tu dis que nous sommes tes amis?—Bien sûr.—Eh! non, nous sommes tes maîtres, et tu es notre domestique. Nous mangeons des harengs, tu vois, et tu vas en manger!

—Qu'a-t-il fait? Ça devait être drôle!

—Il en a mangé, mes enfants! Il aurait mangé les arêtes si on ne lui avait pas dit: c'est assez!

—Les députés, c'est des rien du tout! fit Fontroubade d'une voix pâteuse.

—Qu'est-ce qu'il y a donc, Ravoux? Pourquoi nous appelles-tu?

C'étaient quatre jeunes hommes du syndicat qui arrivaient se tenant par le bras.

—Il va lire, dit Jean-Jean.

—Ça n'est que ça? un article de journal?

—Non, dit Ravoux, en abaissant le papier, une feuille double, format écolier, couverte d'une écriture appliquée de copiste populaire,—non, c'est un appel qui vient de Paris, aux travailleurs de la terre!... Après les ouvriers de l'usine on va enrôler les travailleurs de la terre, tous, tous!

Les visages devinrent sérieux; les hommes qui formaient un demi-cercle devant Ravoux s'approchèrent de quinze pouces, sans se lever, et en se traînant sur les feuilles. Il y eut un remuement de branches et de ramilles. Et le merle chanta encore, très loin. Ravoux ouvrait la bouche en arc; il prononçait bien; il goûtait les phrases; il avait des dents blanches qui riaient aux beaux endroits:

«Aux travailleurs de la terre!

»Camarades, depuis des années et des années, depuis des siècles et des siècles, nous sommes courbés du matin au soir, sur la terre, sans réfléchir à notre sort, sans regarder autour de nous, persuadés, d'ailleurs, qu'on ne peut faire autrement que de se donner une peine immense pour manger un morceau de pain.»

L'auditoire laissa passer l'exorde sans manifester aucun sentiment. Il connaissait le début; il en était las déjà. Ravoux reprit:

«Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire! Posons-nous donc ensemble cette question, et répondons-y franchement:

»Qui produit le blé, c'est-à-dire le pain pour tous? Le paysan!

»Qui fait venir l'avoine, l'orge, toutes les céréales? Le paysan!

»Qui élève le bétail pour procurer la viande? Le paysan!

»Qui produit le vin, le cidre? Le paysan!

»Qui nourrit le gibier? Le paysan!»

—Voilà qui est vrai! Le gibier! oui le gibier!

—Tais-toi, Lamprière. N'y en a plus, de gibier, grâce à toi et à Supiat.

—Laisse le président continuer!

«En un mot, vous produisez tout! Que produit votre fermier général ou votre propriétaire? Rien!»

—C'est vrai!

—Il fournit la terre, tout de même!

—Qui a dit ça?

—C'est Jean-Jean. Tais-toi, Jean-Jean! tu es trop petit pour parler!

Supiat, d'un coup de reins, se mit à genoux, puis, s'allongeant, s'appuyant sur ses mains, resta tendu, comme une bête, vers Ravoux. C'était bien le renard qui évente le gibier. Tous les appétits flambaient entre ses cils. Tournabien passait et repassait son couteau sur son pain, comme sur une pierre à aiguiser. Lureux riait en dessous, les yeux à terre, pensant à ses créanciers que la révolution l'encourageait à ne pas payer. Il y avait un silence incroyable, parmi ces treize hommes. Ils croyaient écouter, mais ils voyaient. Les mêmes syllabes germaient, pour chacun d'eux, en images différentes et précises. Ils voyaient des êtres de chair et d'os, le propriétaire, le fermier général, le bassecourier, le garde, le commis du marchand de bois, l'ennemi. La plainte si souvent muette avait enfin une forme. Ils jouissaient de voir clairement dit leur ressentiment. Ils se reconnaissaient dans la formule venue de Paris, non signée. Et l'orgueil de leur force, la vision plus vague des foules, des syndicats, des révolutions, des pillages, des justices, des revanches, des soûleries énormes, leur faisait tordre la bouche, ou l'ouvrir, comme pour s'écrier «J'en suis!» A peine si deux ou trois devinaient le mensonge de l'appel. Tous étaient étrangers dans le domaine des mots. Ils n'y restaient pas; ils allaient au delà: ils jugeaient le monde. L'affirmation anonyme de leur droit suffisait à leurs souffrances. Aucune force ne luttait en eux contre la passion d'envie. Les visages étaient tournés dans le même sens, visages de croyants, d'illuminés, ou de fauves attentifs. Les quatre hommes venus de loin se tenaient toujours par le bras. Et une lumière dorée baignait leurs têtes hautes.

—Camarades des campagnes, nous sommes petits parce que nous nous courbons devant les riches; redressons-nous une bonne fois, et nous nous apercevrons que nous sommes plus grands qu'eux! Nos camarades des mines et des ateliers nous ont montré le chemin; ils n'attendent que notre organisation, qui sera une force immense, pour marcher de l'avant... Camarades des campagnes, réfléchissons bien à ceci: Si demain tous les cultivateurs disparaissaient, qu'arriverait-il infailliblement? Une famine générale, une misère atroce, la mort probable, en peu d'années, d'une bonne partie des restants... Et si, demain, tous les messieurs disparaissaient, il est bien permis de supposer que rien n'en irait plus mal, et qu'au contraire l'humanité pousserait un immense soupir de soulagement... Et pourtant, nous ne désirons la disparition de personne...

Quelques têtes remuèrent, approuvant.

—Mais nous désirons voir arriver le jour où tout le monde sera obligé de travailler pour vivre, où il n'y aura plus d'exploiteurs et d'exploités... Cela viendra sûrement. Cela sera le commencement de notre œuvre. Camarades, en route vers le grand but! Vive l'émancipation des travailleurs!

Ravoux ne parlait plus, qu'ils écoutaient encore, crispés, haletants, les narines dilatées; deux ou trois rêvaient à l'avenir idyllique, les poètes, les musiciens, les jeunes; Jean-Jean, qui s'était mis debout, coiffé de son béret, promenait dans le bleu clair du ciel ses yeux émerveillés; il aimait une belle fille de Corbigny et il la voyait, près de lui, à Paris, dans une voiture à deux chevaux, emportée à travers les avenues. La lumière réjouissait les écorces fanées. Les bois immenses buvaient un commencement de vie. Les hommes écoutaient encore les paroles mauvaises. Elles avaient couru sur eux tous, comme la fumée d'un train sur les mottes. Et la fumée s'était dissipée; mais il en restait quelque chose, par quoi la glèbe était invisiblement pénétrée et gâtée.

—C'est rudement tapé, dit Lamprière.

—Un chef-d'œuvre! répondit Ravoux en pliant le papier. Voilà un plan d'organisation!

—A bas les jouisseurs! Qui met le feu aux bois? cria Tournabien en se dressant sur ses pieds.

Il cherchait, dans sa poche, son briquet.

—Pas de bêtise! dit Ravoux. Le bois, c'est le pain. Les amis de Paris ne vous disent pas d'incendier, ils disent de vous organiser, d'embrigader tous les journaliers de Fonteneilles.

—Il y en a qui ne paient pas leur cotisation! cria Tournabien.

—Il y en a qui ne veulent pas être avec nous, les canailles! cria Lamprière.

Et les cordes de son gosier restèrent tendues et frémissantes après qu'il eut parlé.

—Il y a aussi des traîtres parmi nous, Ravoux!

—Tu dis? De qui parles-tu?

C'était Supiat, qui insinuait qu'il y avait des traîtres. Ravoux se leva, et marcha vers le menuisier bûcheron, qu'il détestait.

—Est-ce que tu voudrais parler de moi?

Une clameur l'interrompit.

—Non! non! Explique-toi, Supiat!

Des groupes, au loin, dans la clairière, observaient. Supiat fermait à demi les yeux; il était à quatre pattes; il riait méchamment; il rejeta son chapeau, d'un revers de main, sur son cou, et grinça des dents, comme s'il allait mordre Ravoux penché sur lui.

—Tu n'es guère avisé, dit-il en riant, tu es un pauvre président, Ravoux. Oui, il y a des traîtres. Il y en a qui s'engagent tout seuls, pour une coupe, et qui n'en disent rien aux camarades, pour ne pas partager.

Tous les hommes qui étaient encore assis ou couchés se levèrent ensemble. Supiat se dressa en face de Ravoux; il le dépassait de la moitié de la tête, et son regard vibrait de la joie mauvaise de son secret dévoilé.

—Cherchez donc qui manque ici?

Dix hommes comptèrent et nommèrent rapidement les bûcherons présents. Deux dirent à la fois:

—Cloquet! c'est Cloquet?

—C'est lui!

—Où est-il?

—Demandez à Lureux!

Quatre des plus excités enveloppèrent Lureux, le saisirent par les épaules, et le secouèrent. Le gendre de Cloquet eut peur, mais il essaya de plaisanter.

—Lâchez-moi donc! Je n'ai pas envie de me sauver! Ce que vous voulez savoir, je vais vous le dire!... Pourquoi serrez-vous si fort?... Allons, lâchez-moi!... Eh bien! vous saurez tous que, ce matin, en venant, j'ai vu mon beau-père qui descendait dans la taille qui est à gauche du château.

—Avait-il sa cognée? demanda Ravoux.

—Eh! oui, il l'avait!

—Il s'est loué tout seul! Le traître! cria Tournabien. Allons le débaucher! Ohé! camarades! Qui est-ce qui vient débaucher Cloquet?

Les deux mains en porte-voix, Tournabien avait crié cela de tous ses poumons. De l'abri des cordes de moulée, ou des piles de charbonnette, ici et là, des hommes surgirent. Plusieurs se contentèrent de regarder du côté des voix. D'autres, sautant par-dessus les branches abattues, accoururent. Les bûcherons autour de Ravoux s'assemblaient, gesticulaient, et se heurtaient en remous, les uns voulant descendre sur Fonteneilles, les autres non. Le président, le visage tout blanc d'émotion dans sa barbe noire, essayait d'arrêter Tournabien, Supiat et Lamprière, les trois plus ardents. Des poings se levaient sur lui, il n'en avait aucun souci. De ses deux mains poilues, il tenait par le bras le plus fort des énergumènes, et luttait avec lui.

—Tu m'écouteras, Tournabien!

—Non, j'y vas! A bas les traîtres!

—N'y allez pas! Gilbert a le droit de travailler.

—Pas tout seul!

—Si, tout seul, parce qu'il a été embauché par le propriétaire. C'est reconnu par tout le monde.

—Je m'en f...! Au bois de Fonteneilles, camarades! A la chasse!

Tournabien se dégagea. Une bande de bûcherons, les uns avec une trique, les autres avec une cognée, arrivaient au galop. Ils ne s'arrêtèrent point à discuter avec Ravoux, ni à écouter les explications de Tournabien. Il y avait du bruit à faire, cela les «amusait». Ils allaient. D'un élan, ils traversèrent le groupe de Ravoux, entraînant avec eux les plus mauvais et quelques-uns des tièdes. Un autre petit groupe, coupant en biais la clairière, se joignit à la troupe qui descendait. Un des bûcherons, qui tenaient la tête du peloton, tira de sa musette le clairon et sonna une fanfare. Ils se mirent au galop, et, comme une harde de sangliers, foncèrent en plein taillis, et disparurent, Ravoux, furieux, hésitait à courir après eux. Ses lèvres tremblaient. Il considéra la distance. Il entendit les cris et la fanfare. Il eut peur de ruiner son crédit déjà diminué.

—Tant pis! dit-il Je n'y peux rien!

Ramassant la feuille manuscrite, tombée à terre pendant la lutte, il reprit sa place dans la tranchée ouverte par lui dans le bois. Mais il s'arrêtait après quelques coups de cognée, et il écoutait. Les hommes restés près de lui, et surtout Lureux, en faisaient autant. Le vent était plus doux. Les vingt bûcherons, lancés à la chasse de Cloquet, avaient dû prendre des précautions et chanter moins haut, à mesure qu'ils approchaient des réserves du château, car le bruit des voix devenait pareil à celui d'une troupe de chanteurs troublés par le vin, et qui n'achèvent pas tous la chanson commencée.

Gilbert avait travaillé depuis le matin. A onze heures et demie, il était rentré chez lui, pour faire chauffer sa soupe. Puis il était revenu dans la coupe, un beau taillis de lisière, nourri, épais, débordant. A grands coups, joyeux de se sentir seul et maître d'un chantier de quinze jours, il avait jeté à bas les brins de hêtre, de bouleau, de charme, de tremble, et même de chêne, car il n'y aurait point d'écorçage, avait dit M. de Meximieu, et tout devait brûler, soit en fagots, soit en moulée.

Il avait jeté sa veste sur les premières jonchées de bois, au commencement de cette digue touffue, arrondie, qui représentait sa dépense de force et son travail de la demi-journée, et il allait devant lui, allongeant l'ouverture qu'il avait faite, non tout à fait sur la «bordée» de la forêt, mais parallèlement, et à une quinzaine de mètres des prairies de Fonteneilles.

Il était en forme; il sentait ses muscles souples; il tranchait d'un coup, sans grand geste, vingt ans de sève; il vivait et il oubliait la vie. Par moments, il se redressait, laissait glisser sa cognée le long de son pied, et la lame entamait la terre, tandis que le bout du manche, alourdi par l'épais cercle de fer, écrasait la mousse et portait l'outil. Alors l'homme, levant son bras gauche, essuyait, de la manche de sa chemise, ses joues et son front en sueur. Et il respirait, trois ou quatre bonnes fois, en riant au vent. Pendant une de ces pauses, il aperçut, entre les cépées, Tournabien et Lamprière, et une quinzaine de compagnons qui se faufilaient en arrière, espacés, comme des rabatteurs à la chasse. Il comprit tout de suite, car il avait, lui aussi, débauché des ouvriers non syndiqués dans des coupes de forêt. Mais, en ce moment, son cas était différent.

—Que fais-tu là? demanda Tournabien, en s'arrêtant de l'autre côté de la barricade que formait le bois abattu.

—Pourquoi as-tu lâché les camarades? dit Lamprière, qui n'avait de pâle que la moustache, dans le visage rougi par la course et la colère.

Et il s'arrêta un peu à gauche de Tournabien. Des bûcherons tournaient l'obstacle pendant ce temps-là, et enveloppaient Gilbert. Mais ils se tenaient à distance. Et ce fut Supiat qui s'avança vers le bûcheron, droit en face, et dit:

—On vient pour te débaucher, tu comprends? Jette ta cognée, et rejoins le chantier. Et puis, demain, on reviendra tous ici, avec toi, faire le travail.

—Faudra voir, dit Gilbert, en mettant la main un peu plus bas sur le manche de l'outil.

—Qui t'a embauché tout seul?

—Meximieu. Il en était le maître. Et moi d'accepter.

—Tu sais bien, dit Supiat, qu'une coupe embauchée est une coupe banale. Y vient qui veut.

—Oui, quand c'est le marchand de bois qui l'a achetée. Mais quand c'est le propriétaire, qui reste le maître, il fait ce qu'il veut! Ç'a été de tous temps.

—Eh bien! les compagnons et moi, nous allons changer ça, Gilbert! Tu vas filer au trot, devant nous, jusqu'à ce que nous revenions tous ici...

—Tournabien a raison, crièrent les camarades. A bas le traître!

—Je suis dans mon droit! Ne venez pas!

Des hommes s'avancèrent; il y eut un bruit de feuilles froissées; des branches cassèrent, en arrière et de côté. Supiat s'était rasé comme une bête agile qu'il était; il s'élança, cherchant à saisir la cognée ou les jambes de Gilbert. L'homme ne recula pas et leva sa lourde lame. Un éclair fouetta l'air au-dessus de lui; des clameurs montèrent en cercle, des piétinements comme de chevaux qui chargent; la hache, volontairement ou non lâchée, à moitié de sa course, vola par-dessus le dos de Supiat, rebondit sur les branches coupées. Des bras pointèrent, des poings, des têtes, et l'on vit Gilbert, les jambes tirées en avant par son adversaire, se renverser et tomber en arrière, comme un arbre scié au ras du sol. Puis dix hommes se ruèrent sur l'homme tombé.

—A mort le traître! Assassin! Tiens! voilà! tiens!

Ils se battaient pour mieux frapper Gilbert. Des grognements de rage et de douleur sortaient de cette masse grouillante que d'autres hommes entouraient, prêts à se ruer, penchés, hurlant, les poings tendus, les yeux fous, attendant, comme les chiens qui n'ont pas de place quand l'animal de chasse est coiffé par les plus audacieux.

Une voix cria:

—Arrière, les lâches! Le laisserez-vous?

En une seconde le faisceau fut rompu. La pelote humaine s'ouvrit. Un corps immobile resta étendu sur la terre.

—C'est pas moi, monsieur Michel! C'est pas moi! Il a voulu me tuer!

C'était Supiat qui s'avançait au-devant du comte de Meximieu. Les autres avaient déjà reformé le cercle, à distance, et, à reculons, lentement l'agrandissaient. Michel de Meximieu accourait. Il écartait les branches, de ses deux bras tendus; il était sans armes, vêtu de son complet bleu de promenade. Et en courant, il comptait, et essayait de reconnaître les bûcherons qui s'effaçaient, et se retiraient derrière les cépées. Le jeune homme, pâle, épuisé par l'effort, ralentit la course, traversa le chantier à peine ouvert, et, repoussant Supiat qui continuait de protester, s'agenouilla près de Gilbert. Le bûcheron avait le visage couvert de sang, et les yeux ouverts, mais fixes.

—Gilbert?... Est-ce que tu m'entends?

Aucune réponse... Le gilet était en miettes, la chemise déchirée, tachée de boue, rouge par endroits.

Michel se tourna vers Supiat, qui se tenait à distance, l'air affligé. Tous les autres avaient disparu. Le soleil jouait avec l'ombre et le vent.

—Supiat, aidez-moi: emportons-le.

Ils le prirent, Michel par les épaules, et Supiat par les pieds. La tête pendait, et un filet rouge coulait des lèvres sur la barbe fauve, tout emmêlée.

Il fallut une demi-heure pour transporter Gilbert au Pas-du-Loup, qui était assez proche, cependant. Mais l'homme était lourd, et le bois épais.


Le soir était tombé depuis une heure; le médecin, mandé en hâte de Corbigny, venait de sortir de la maison du Pas-du-Loup. Un examen attentif et minutieux du blessé avait révélé, outre de très fortes contusions sur tout le corps, une côte fracturée. «Trois semaines de repos, avait dit le docteur, et vous reprendrez la cognée, mon brave.» L'évanouissement avait duré près d'une heure. Mais à présent, la vie avait reparu dans les yeux du bûcheron. Il parlait; il avait même essayé de rire, ce qui est une forme de l'endurance des pauvres. Seulement, on avait peine à reconnaître le visage régulier de Gilbert Cloquet dans cette masse de chairs tuméfiées et violettes, au-dessous des bandes de toile qui cachaient le front. Entre les paupières gonflées et qui avaient pleuré, les yeux bleus, éclairés par la petite lampe posée sur la cheminée, remuaient lentement; ils regardaient la porte par où Michel de Meximieu, avec le médecin, s'était retiré tout à l'heure, et que secouait le vent, comme une main fréquente; ils regardaient la mère Justamond, qui avait mis pour soigner «son» malade, un tablier de grosse toile, et qui, ayant placé près du feu des pots de différentes tailles, où bouillaient des herbes de l'autre été, songeait, affaissée sur une chaise basse, au pied du lit, la tête dans ses mains; les yeux du blessé regardaient aussi dans le vide, entre le sol et les poutres, rêvant, clairs et tristes.

—Mère Justamond, est-ce que Ravoux n'est pas rentré chez lui? Voilà qu'il est nuit depuis au moins une heure.

—Je n'en sais rien.

—Je voudrais savoir. Il n'est point en retard, d'habitude.

—Le mauvais gars! Après ce qu'il vous a fait, qu'avez-vous besoin de vous inquiéter de lui? Il me fait peur, avec sa figure blanche et sa barbe noire. Enfin, je vas voir, si ça vous plaît. De chez vous chez lui, il n'y a pas loin.

Elle se soulevait sur sa chaise, quand la porte fut loquetée par une main nerveuse, et Ravoux entra. Il arrivait du bois, et n'avait fait que déposer sa cognée à la porte de sa maison. Il enleva sa casquette en apercevant le camarade étendu sur le lit, et, rapidement, il vint jusqu'à l'endroit que la mère Justamond venait de quitter. Sa figure, toujours nerveuse et en fièvre, se contracta en se penchant; ses yeux rencontrèrent le regard de Gilbert.

—Eh bien! le vieux, ils t'ont fait du mal?

—N'y a que l'aubier d'attaqué, répondit Gilbert, le cœur est sauf.

—Tant mieux, vieux! Oh! comme ils ont tapé dur, tout de même!

La femme s'était rencognée dans l'angle de la chambre, et elle demeurait là, immobile comme si elle avait eu peur d'être aperçue. Les deux hommes, habitués à lire dans la physionomie l'un de l'autre, ne prononcèrent pas une parole pendant plusieurs minutes. Puis, le président du «Syndicat des bûcherons et industries similaires de Fonteneilles» tira de la poche de son gilet un petit paquet enveloppé d'un papier de journal. Il le mit sur le drap, à la hauteur des genoux de Gilbert, et le développa avec application. Quand le papier s'ouvrit, des pièces d'argent et de billon se couchèrent en sillon sur le lit.

—Voilà! quand la journée a été faite, il restait la cornière de la coupe, que personne n'avait dans son chantier. Alors au lieu de revenir à cinq heures, je me suis mis, avec trois camarades, à faire ta demi-journée, à toi. Et c'est le prix, à peu près, que tu aurais gagné.

Gilbert accepta, d'un signe.

—Supiat en était?

—Non, mais Lamprière, et deux autres, qui sont des amis à moi... Dis donc, Cloquet, tu ne porteras pas plainte?

Porter plainte! Et les frais? Et l'incertitude des témoignages? Et la certitude des vengeances ensuite? Et désavouer l'effort qu'avait fait autrefois le bûcheron, pour associer les hommes aujourd'hui tournés contre lui? Et puis, sans que Gilbert s'en doutât, l'habitude du pardon des offenses était dans le sang de ses veines, dans le sang qui séchait sur son visage et sa poitrine. Pas un moment il n'avait songé à porter plainte.

Lentement, il tourna sur l'oreiller sa tête douloureuse, faisant signe: «Tu n'as rien à craindre. Je ne ferai pas venir le juge.»

Le visage de Ravoux se détendit quelque peu, et, dans son regard, il y eut une sorte de remerciement et d'attendrissement. Il remerciait pour la cause, pour le parti, sans rien dire; son assurance ordinaire l'avait abandonné. Il savait bien que les syndiqués avaient eu tort de prétendre partager la coupe avec Gilbert, que leur prétention n'était fondée que sur la force. Et il avait honte. Il se rappelait aussi que la lecture de l'appel avait précédé, préparé l'agression contre Gilbert. Et de cela, il ne voulait pas parler.

Gilbert souffrait et la douleur arrêta les mots commencés, trois fois, sur ses lèvres. Enfin il dit, comme ceux auxquels le malheur et le pardon donnent autorité:

—Tu te crois leur chef, et tu ne l'es pas, Ravoux. Tu n'empêches pas grand'chose... Tu laisses faire quand ils sont les plus forts...

—Je sais bien...

—Quant à eux, la plupart, ils n'ont pas, comme toi, leur idée tournée vers le métier; ils ne veulent que le désordre et le pillage; depuis que je les connais, ils ont plutôt empiré...

—Dis pas ça, Cloquet, nos affaires vont bien. Nous avons fait un bon pas.

—Possible, Ravoux, mais c'est les cœurs qui vont mal... La fraternité n'est pas venue: moi, je l'attendais...

Ravoux saisit le thème qu'on lui offrait. Il oublia un moment le blessé. Il fit des phrases de réunions.

—Tu ne vois donc que les imperfections de l'organisation prolétarienne? Ah! c'est simple! C'est vite dit!... Mais il faut faire crédit aux forces jeunes, mon cher! L'avenir apprendra toute la rigueur du droit à ces hommes qui ignorent tout; l'avenir les fera libres, en les faisant intelligents...

Gilbert l'arrêta en levant le bras.

—Blague pas, Ravoux! Tu parles toujours d'avenir quand tu es embarrassé. Moi, je te dis qu'ils n'apprendront pas grand'chose, s'ils n'ont encore rien appris. Est-ce que ça sera l'instituteur qui leur enseignera la justice? Ils ont tous passé par ses mains. Est-ce que ça sera le curé? On sait bien que le temps des curés est passé. Est-ce que ça sera le journal? Ils le lisent tous les jours. Est-ce que ça sera toi? Allons donc!

L'épaule se souleva dans le lit, malgré la douleur. La voix de Gilbert devint faible et sifflante.

—Je te dis mon chagrin, Ravoux, ma pensée sur les camarades. C'est bien le moins, puisque je ne porterai pas plainte... Eh bien! ils n'ont pas de quoi vivre...

—C'est vrai!

—Et toi non plus! Pas de quoi vivre!

Ravoux crut que Gilbert délirait et qu'il parlait du pain quotidien. Mais Gilbert voulait parler des cœurs et des esprits, qui n'avaient point leur subsistance, et point de provisions pour la vie. Ils ne se comprenaient pas.

Le visiteur profita d'un moment où le blessé fermait les paupières. Il s'en alla, faisant, avec ses gros sabots, le moins de bruit possible. La mère Justamond ranima le feu, fit bouillir ses tisanes, les filtra, les sucra, et, maternellement, servit le remède infaillible à son voisin, épuisé et incapable de sommeil.

La nuit commençait à devenir la grande nuit, où les hommes laissent à l'ombre toute la puissance. Des enfants appelaient, ou venaient gratter à la porte. La mère Justamond les entendait, même quand ils ne faisaient que penser, groupés autour du foyer: «La mère n'est pas là! Comme elle est longtemps chez Cloquet!»

Quand elle crut avoir rempli tout son devoir d'infirmière, elle considéra, un long moment, le blessé qui respirait difficilement, à cause de la côte brisée et de l'appareil qui sanglait la poitrine. Elle crut qu'il dormait parce qu'il fermait les yeux. Puis elle sortit, après avoir baissé la mèche de la lampe.

Gilbert demeura seul. Il ne dormait pas. Il pensait à sa femme, qui avait incomplètement élevé l'enfant; à Marie, qui s'était montrée très ingrate le matin, et qu'il avait défendu qu'on allât chercher; aux compagnons qui l'avaient frappé, lui, leur ami de la première heure et leur ancien, et il répétait tout bas, entre ses draps rugueux, divisés en grosses cassures, comme de la glace qui fond sur un pré:

—Non! Ils n'ont pas de quoi vivre!

Un espace de temps qu'il ne put mesurer s'écoula. Une voix douce, jeune, glissa par la fente de la porte. Toute la forêt se taisait. Et les mots vinrent. Le passant avait vu de la lumière par les fentes du volet.

—Monsieur Cloquet, si vous ne dormez pas, comment allez-vous?

—Mal, mon garçon. Qui es-tu donc? Tu peux entrer.

La voix, plus basse, reprit:

—Non, je n'entre pas, à cause de Ravoux. Mais je suis avec vous, monsieur Cloquet.

Un pas s'éloigna, léger, et se perdit.

Gilbert pensa que celui qui était venu était peut-être le fils de Méhaut l'ancien tuilier, un jeune homme qui avait du cœur, on le voyait à sa mine; à moins que ce ne fût Étienne Justamond, un joli brin d'adolescent, doux en paroles, et qui saluait le bûcheron, les soirs, comme un ami.

C'était peut-être encore Jean-Jean, celui qui était descendu de la forêt de Montreuillon, en sifflant. Le blessé ne put deviner. Mais, si petite que soit la consolation, elle berce. Gilbert dormit bientôt; la nuit passa.


IV

LA VAUCREUSE

Le soleil de la fin de mars est déjà vif, quand la brume cède. Elle s'était dissipée avant midi. Deux heures venaient de sonner. Sur la route qui va de Fonteneilles à Crux-la-Ville, montant d'abord, puis descendant pour remonter en pente douce la grande courbe de terre que couronnent la forêt de Tronçay et celle de Crux, la jument alezane, attelée à la Victoria de Michel de Meximieu, trottait vite, excitée par l'odeur des sèves en mouvement. Le sang résineux coulait des bourgeons, encore clos, des hêtres et des chênes. Il mettait des lueurs de pourpre sur les houles boisées qu'on domine vers la gauche en passant auprès de la Vigie, et qui n'ont, comme l'Océan, d'autre limite que l'horizon. Le général et son fils, assis l'un près de l'autre, la tête levée et baignée dans l'air léger de ce premier printemps, se taisaient, chacun songeant son rêve, et suivant des yeux les troupes de linots levées au bord du chemin, ou les pies affairées et qui portaient, en travers du bec, la charpente du nid. Ils allaient chez les Jacquemin, à la Vaucreuse. Bientôt, le paysage changea; ils entrèrent dans la vallée de l'Aron, prés immenses, peupliers, solitude et richesse aux deux côtés d'un ruisseau. Par le couloir de la vallée, on voyait l'herbe drue et déjà moirée par le vent, en arrière jusqu'aux gorges qui montent vers la source, et en avant jusqu'au point où le brouillard bleu, confondant les herbages, la rivière et les arbres, tourne avec eux pour rejoindre le canal du Nivernais.

La voiture, ayant quitté la route, suivait un chemin parallèle à l'Aron, puis une avenue longue au milieu des prés. Elle s'arrêta devant un château du XVIIIe siècle, tout blanc. La construction n'était pas imposante comme celle de Fonteneilles. La Vaucreuse avait un grand perron en fer à cheval, un rez-de-chaussée surélevé, un étage, une frise et des toits d'ardoise percés de deux lucarnes seulement. Du côté droit, un pavillon bas, à grosse calotte mansarde, rappelait l'ancienne demeure qu'avait remplacée, en 1760, la Vaucreuse nouvelle.

C'est là, dans cette terre familiale, que s'était retiré le lieutenant Jacquemin, lorsque, en 1891, il avait donné sa démission. Il avait alors trente-deux ans. Il amenait avec lui, à la Vaucreuse, sa femme et une petite fille de quatre ans, Antoinette. Très peu de temps après, et à peine remis de cette terrible secousse d'une carrière qui se brise, il perdait madame Jacquemin, emportée par une attaque de grippe infectieuse, en pleine jeunesse, en pleine beauté. Et il ne lui restait que l'enfant. Heureusement, celle-ci appartenait à l'espèce nombreuse des êtres consolateurs, par qui le monde peut supporter sa peine, qui comprennent la douleur avant d'avoir souffert, qui la devinent partout où elle est, la commandent silencieusement, et, ne pouvant la détruire, la tiennent sous leur charme, comme une bête dont la cruauté n'a plus de pouvoir que loin d'eux. Antoinette avait sauvé du désespoir son père trop durement éprouvé. En grandissant, elle était devenue la confidente, l'amie, le guide même de cet homme, qui avait conservé toute la vigueur de ton et, en apparence, toute l'énergie d'autrefois, mais dont l'esprit s'égarait, dès qu'on lui rappelait les deux bonheurs disparus: la jeune femme morte ou l'armée délaissée. Ces souvenirs-là, Antoinette seule pouvait les évoquer. Elle savait la manière. Mais aucun étranger ne devait faire allusion à ce passé douloureux. Elle y veillait, elle était toujours là, elle faisant un signe: «Taisez-vous! ne parlez pas de ces choses!» Elle détournait la conversation, ou bien elle s'y jetait, défendant son père, l'écartant du débat, avec une tendresse inquiète, ombrageuse et comme maternelle.

La voiture s'arrêta devant le perron de la Vaucreuse.

M. de Meximieu et Michel attendirent un moment dans une vaste pièce ronde, tendue de cretonne rose, et où la lumière entrait, en trois gerbes énormes, par trois baies ouvrant sur le perron.

—Je suis ému, le croirais-tu, Michel, de revoir Jacquemin! Quinze ans! Il y a quinze ans qu'il était sous mes ordres, au 6e cuirassiers, à Cambrai. Une tête de fer, de sacrées idées de moralisation du soldat, d'apostolat comme il disait, auxquelles j'ai été obligé de couper les ailes, mais bon officier, dur pour lui-même, doux pour le soldat, solide à cheval, solide de toute façon. Il a dû changer, physiquement?

—Je ne crois pas. Un peu épaissi.

—Oui, la campagne Crois-tu qu'il m'en veuille encore d'avoir interrompu sa carrière? Car enfin, malgré moi, par devoir, c'est moi qui ai provoqué sa démission. Il a cru qu'il ne pouvait pas rester... Je ne lui demandais que de céder...

Le général se promenait en se regardant, à gauche, dans les glaces étroites qui séparaient les panneaux de cretonne claire.

La porte du fond s'ouvrit. Un homme entra, râblé, sanguin, rapide d'allure. Il s'avança jusqu'aux deux tiers du salon, et serra, en s'inclinant légèrement, la main qui se tendait vers lui.

—Mon général, vous me voyez confus Je suis en veston et en gros souliers. J'arrive d'une inspection dans mes prés d'embouche.

—Oui, oui, les embouches, un terme du pays;... je me rappelle. Bonjour, Jacquemin! bonjour!... je suis heureux de vous revoir!

Il retenait dans ses mains la main de l'ancien officier devenu terrien. Il le faisait se déplacer d'un quart de cercle, pour le mettre en pleine lumière. Il était un peu pâle. Il regardait, penché, tournant le dos aux fenêtres, le large visage de M. Jacquemin, que l'émotion avait encore fait rougir.

—C'est bien le même homme: les cheveux en brosse, des yeux noirs sans reproche et sans peur, un nez à la serpe, et la moustache coupée court... Pas beaucoup de poils gris; vous n'avez pas changé, Jacquemin: à peine un peu de poids mort, comme vos bœufs à l'engrais... Ah! pardon, mademoiselle, je ne vous voyais pas...

M. de Meximieu lâchait la main de son hôte, et saluait, d'un air pénétré, Antoinette Jacquemin, qui avait suivi son père, et que Michel avait seul aperçue. Déjà les jeunes s'étaient dit bonjour. L'œil de commandement du général était devenu soudainement l'œil du connaisseur, qui se ferme à moitié, qui caresse avec le regard, et fait le tour, et revient aux mêmes points, plusieurs fois. Cette jeunesse intacte, cette figure fière et fine, ces cheveux de deux ors mêlés, comme avait dit Michel, cette taille longue, et tant d'assurance naturelle...

—J'ai tort de m'étonner... Je ne me suis pas immédiatement souvenu, mais mademoiselle vient de me rappeler que vous avez eu des aïeules parmi les modèles de Latour... Vous êtes de très vieille race: pourquoi diable avez-vous laissé tomber la particule, Jacquemin?

—Mon père l'avait fait, et j'ai continué... Il avait cru que les paysans d'ici l'aimeraient mieux, s'il s'appelait tout bonnement monsieur Jacquemin.

—Et cela lui a servi?

—Non. Quand il s'est présenté aux élections pour le Conseil général, il a été battu comme bourgeois, aux cris de: «A bas le capitalisme!» au lieu d'être battu comme noble, au cris de «A bas la dîme!» Voilà tout.

—Vous devez lui ressembler?

—Beaucoup. Mais asseyez-vous donc, mon général. Là, le grand fauteuil? Non? Vous préférez la chaise, l'habitude de la selle...

—Monsieur Jacquemin se trompe, interrompit Michel. Son père a laissé une réputation d'agronome très entendu, dans toute la Nièvre, et, quoi qu'il en dise, de vraies amitiés parmi les gens du pays. On le savait juste et serviable, et on l'aimait. Les élections ne prouvent rien.

—Évidemment! tout ce qui donne tort à tes rêves humanitaires ne prouve rien. Figurez-vous, Jacquemin, que mon fils défendait, il y a quinze jours, les grévistes qui hurlaient devant moi l'Internationale,... devant moi!

—Pardon, j'expliquais, simplement...

Le général s'était tourné vers le fond de la pièce où étaient assis, sur le canapé, Michel et mademoiselle Antoinette Jacquemin. Ce fut une voix toute jeune qui répondit:

—Général, voulez-vous savoir ce que je pense de nos bûcherons?

—Comment donc, mademoiselle!

—Ils me font l'effet d'orphelins de père et de mère. Pas de père pour les diriger...

—Cela ne nous regarde pas.

—Et pas de mère pour les aimer.

—Vous leur en servez, peut-être?

La petite tête fière se pencha, les yeux brillèrent.

—Mais oui, je les aime. Je pourrais aller toute seule, jusqu'au fond de ces bois qui sont là-bas, au delà de la rivière et du coteau que vous voyez par la fenêtre: il n'y aurait pas un seul homme pour m'insulter, et je crois qu'il y en aurait pour me défendre.

—Ah! mademoiselle, ne craignez pas que je vous contredise! Être jolie et avoir dix-huit ans, ce sont de fortes raisons d'optimisme. Je n'ai jamais eu la première, et je n'ai plus la seconde. Vous me pardonnerez... Et vous êtes satisfait de votre installation à la Vaucreuse, Jacquemin?

Le «gentleman farmer» avait croisé les jambes, et considérait silencieusement son ancien chef. Des souvenirs pénibles lui revenaient. Sa physionomie, ferme et froide d'ordinaire, était dure. Le général s'en aperçut et se mit en garde, le corps renversé en arrière, la tête droite, la moustache noire relevée par un demi-sourire que Michel et M. Jacquemin connaissaient.

—Vous êtes satisfait?

—On ne l'est jamais complètement.

—J'entends raconter que vous avez transformé une vallée naturellement très fertile...

—C'est un peu vrai.

—Que les bœufs de la Vaucreuse font prime à la Villette...

—Ailleurs aussi.

—Enfin, que vous réalisez des bénéfices superbes.

—Je ne suis pas le seul.

—Je vous félicite. Fonteneilles n'est pas encore à hauteur.

—Cela viendra, mon général. Votre fils commence très bien. Il faut du temps. Moi, j'ai quinze ans de grade...

Le mot fut dit avec une âpreté qui fit tressauter sur sa chaise M. de Meximieu. La blessure du passé saignait encore. Jacquemin souffrait. Le général penché vers lui, à présent, prêt à se lever et à l'embrasser, prêt à se fâcher s'il y avait lieu, demanda:

—Que voulez-vous dire? Vous regrettez le régiment? En vérité, ce qu'elle est devenue, l'armée, devrait bien diminuer les regrets. Mais, de toute manière, qu'avez-vous à me reprocher? Pouvais-je faire autrement? N'ai-je pas fait mon devoir?

Avant que M. Jacquemin eût le temps de répondre, une main prompte, au fond du salon, esquissa un geste de dénégation.

—Non, général; c'est mon père qui faisait le sien.

Sans même s'apercevoir de la singularité, et presque du ridicule qu'il y avait à discuter une question militaire avec une jeune fille, M. de Meximieu changea d'interlocuteur. Il était offensé. Il avait ce mouvement fébrile des dix doigts, que connaissaient tous les officiers sous ses ordres.

—Vous parlez comme une enfant, mademoiselle. Mais vous ignorez les choses. Je vais vous les dire. Votre père était, au 6e cuirassiers, le meilleur de mes lieutenants, cela est vrai; le plus exact, cela est vrai encore; mais le plus entêté et le plus clérical de tous, cela est vrai aussi. Il professait devant n'importe qui, même devant les hommes, des théories dont, pour ma part, je fais le même cas que de celles d'aujourd'hui.

—Elles sont à l'opposé.

—Peu m'importe. Elles étaient une doctrine. Et je ne veux pas de doctrine, à la caserne; pas de théorie, si ce n'est celle du métier, et pas de prédication, si ce n'est celle du patriotisme. Lui, il prétendait qu'il n'y eût jamais de revue ou de marche le dimanche matin, pour que messieurs les hommes eussent la liberté d'aller aux églises; il aurait voulu de la moralité, des lectures moralisantes, des conférences moralisantes, une caserne-école, en somme!

—Nous l'avons, à ce qu'il paraît.

—Pas encore! Et moi, je ne commande pas une école, je commande des soldats. Je ne leur demande pas d'être des saints ni d'être de mon avis, attendu que je ne leur dis pas ce que je pense. Je leur demande d'obéir, de bien marcher, de n'avoir pas peur. Le reste ne me regarde pas. Je suis de l'ancienne armée, moi, de l'armée qui allait au feu parce que c'était le devoir, qui avait faim, soif, chaud, parce que c'était le devoir,—le devoir, entendez-vous?... Et ça suffit. C'est pourquoi, quand le lieutenant Jacquemin a fait aux cavaliers, sans permission, une conférence dans le manège, je l'ai averti. Quand il en a fait une seconde au dehors, mais après convocation dans les chambrées, et en tenue, je l'ai mis aux arrêts. Il a réclamé. Le ministre m'a approuvé. J'ai eu le regret de voir Jacquemin donner sa démission, à trente-deux ans, et quitter l'armée. Mais je n'ai jamais eu aucun regret de ce que j'ai fait.

—Eh bien! tant pis, général, car vous auriez dû le regretter une fois au moins.

—A quel moment?

—Il y a quinze jours. Vous vous indigniez d'avoir entendu les grévistes chanter l'Internationale.

—Parbleu! n'est-ce pas infâme?

—Peut-être ils ne l'auraient pas chantée, si les conférences du lieutenant Jacquemin n'avaient pas été interdites par le colonel de Meximieu.

—Antoinette!... Mon général, excusez...

—Par vous, qui croyez n'avoir aucune responsabilité dans le désordre des esprits, mais qui devriez faire meâ culpâ, parce que,—je ne suis qu'une enfant, mais je vous le dis,—parce que vous et d'autres, vous avez découragé les officiers comme mon père.

—Antoinette!

Michel se pencha vers elle, et dit tout bas:

—Je vous en prie, mademoiselle!

Mademoiselle Jacquemin se tut, frémissante, la poitrine encore soulevée par l'émotion. Très vite son joli visage perdit de sa colère. Elle eut un demi-sourire, qui s'adressait à Michel, et qui disait: «C'est pour vous que je cesse de défendre mon père contre le vôtre.» Le général ne la regardait plus. Il regardait Jacquemin. Celui-ci, enfoncé dans son fauteuil, les bras raidis le long du corps, fermait les yeux, comme un homme qui souffre cruellement, et qui ne veut pas le laisser voir. Entre ses cils, deux larmes coulaient. Il les sentit tout à coup, chaudes sur ses joues, et porta la main à son visage. Mais cette main, tout humide, M. de Meximieu la prit. Les deux hommes se trouvèrent debout, l'un devant l'autre.

—Jacquemin, je n'ai pas cessé un jour de vous regretter, mon ami! Nous n'avons pas la même conception de l'armée. Je suis d'une autre génération: mais l'estime, vous savez, l'affection, l'admiration même, rien n'a changé! Rien!

Ils se regardèrent encore, silencieusement. Les mains se séparèrent.

—Je n'aurais pas dû rappeler ce souvenir-là, si j'étais un homme habile, comme on le prétend, car j'ai un service à vous demander, un grand...

—Tant mieux, mon général; si je puis vous le rendre...

—Vous le pouvez.

—Alors, dites.

M. de Meximieu regarda Michel et Antoinette.

—Dehors, si vous voulez; les enfants nous suivront.

Le sable devant le perron, la longue prairie en pente, le filet bleu de l'Aron, la colline herbeuse qui remontait au delà, tout vibrait rajeuni dans la lumière neuve. Le général passa le premier. A la moitié du perron, Antoinette le rejoignit, et, se penchant, parlant bas:

—Général, vous me pardonnez, n'est-ce pas? J'ai été vive. Je suis tellement pétrie de cette histoire de démission, notre thème de conversation de tous les jours...

—Vous êtes une brave; vous êtes de sang militaire; ne vous excusez pas: cela me plaît.

Elle se mit à rire, tournant un peu la tête par-dessus son épaule, pour qu'on vît bien, en arrière, que tout était fini.

—Et puis, général, s'il faut tout vous dire, j'ai parlé parce que lui, il ne peut pas parler de cette chose-là devant d'autres que moi: cela lui fait du mal... Allons, père, je vous laisse causer avec monsieur de Meximieu. Nous prenons le chemin de la Garenne, n'est-ce pas?

Par l'allée sablée, ratissée, nette comme un rayon entre les prés, le général et M. Jacquemin prirent les devants, M. de Meximieu à droite, faisant de grands gestes, interrogeant, se penchant, et parfois, d'un coup de canne, étêtant une touffe de pissenlits poussée au bord de l'allée; M. Jacquemin, moins haut que lui, massif et peu prodigue de gestes: on voyait seulement, de temps en temps, sa tête carrée, coiffée d'un chapeau mou, et qui disait non, ou qui disait oui.

A cinquante mètres en arrière, Michel interrogeait, lui aussi, cette petite Antoinette Jacquemin, dont le soleil, l'air et l'herbe à présent, comme une grande marge claire autour d'une sanguine, enveloppaient la jeunesse. Elle n'avait pas d'ombrelle. Elle n'avait pas de manteau. Elle souriait aux choses, à cause de l'âme qu'elles ont quand elles sont aimées. Elle les désignait de la main: la garenne, un gros bouquet d'ormes et de chênes en avant, la rivière, l'étang, les lointains de la ferme, les lointains de Marmantray.

—Vous aimez comme moi ce pays-ci, n'est-ce pas?

—Profondément, mademoiselle.

—Moi, je suis folle de ses prés.

—Moi, de ses forêts.

—Moi, de sa clarté.

—Moi, de sa solitude.

—Jeanne qui rit et Jean qui pleure, alors? Est-ce que vous êtes vraiment Jean qui pleure?

—Assez souvent.

—Ici, c'est défendu. Je n'ai pas la permission de rêver, comme on prétend que font les jeunes filles. J'aurais encore moins celle de m'abandonner à la mélancolie, à supposer que j'en fusse tentée. Il y a quelqu'un, à la Vaucreuse, qui a le droit d'être triste, lui, et qui souffrirait trop. Je suis la joie, par devoir, je suis la distraction, l'oubli, le présent et l'avenir en lutte continuelle contre le passé...

—Ce doit être difficile!

Elle réfléchit une seconde, et répondit sérieusement:

—Non, comme tout ce qu'on fait par amour, c'est facile... Vous devinez ce que je veux dire: mon père, s'il était seul, aurait des idées noires. Son régiment,... sa carrière brisée... les soucis d'affaires, les souvenirs... Je me suis mêlée tout à l'heure à une conversation entre votre père et le mien. J'ai eu l'air de sortir de mon rôle. Vous l'avez cru, n'est-ce pas?

—Qu'en savez-vous?

—Eh bien! non, j'y restais. Je suis chargée de veiller aux souvenirs, je les empêche d'approcher, et, quand je ne peux pas les prévenir, je les discute, et je les chasse...

Elle soupira; elle leva la tête, et les rayons du jour frissonnèrent sur ses cheveux comme sur des avoines qui plient.

—Pourtant, à vous dire vrai, j'aurais besoin d'être aidée, quelquefois. Savez-vous ce qui nous manque, dans notre coin de la Nièvre? Des voisinages. Des châteaux, il y en a, mais les châtelains ne résident point; deux mois, trois mois, c'est le plus; ils n'ont le temps que de s'aimer eux-mêmes dans le pays: mais aimer le pays, en être aimé, voilà la vraie vie. Ils ne l'ont pas.

—Vous dites bien cela!

—Vous trouvez? Je vous assure que je n'ai pas de mal à trouver la définition d'une vie qui est la nôtre, la vôtre aussi... Et ceux qui ne vivent pas de la sorte ne sont un appui pour personne, ni pour rien... Mais, regardez donc, et dites-moi si vous n'êtes pas de mon avis? Je commence à penser que mon père a une conversation tout à fait importante avec monsieur de Meximieu? Il s'arrête pour réfuter un argument: je le devine, parce qu'il tire sa moustache. C'est sa manière à lui d'affirmer: «Donc, monsieur; par conséquent, monsieur...»

—Ils repartent...

—Oui, mais le voici qui se détourne en marchant, et pas pour nous regarder: il montre du bras la forêt, ce qu'on peut en voir, quelques cimes de chênes... Je vous demande pardon d'être indiscrète; je suis une toute petite femme, mais j'ai déjà tous les défauts que j'aurai quand je serai grande: est-ce que vous pouvez me dire le grand service que monsieur de Meximieu demande à mon père?

—J'ignore absolument, mademoiselle.

—Il ne vous dit rien!

—Hélas!

—Moi, d'ordinaire, on me dit tout. C'est ce qui m'enrage aujourd'hui: je ne sais pas... Oh! mon père me racontera tout ce soir... Le vôtre fera de même pour vous, j'en suis sûre... Tiens! ils prennent le petit sentier qui tourne dans la garenne... On ne les voit plus... Mais, j'y pense, monsieur, je me plains de ne pas avoir de voisinage: vous pourriez résoudre la question.

—Et comment?

Cette fois, le rire jeune, spontané, plus vite que la raison, le rire sans fêlure s'éparpilla dans le jour.

—Mariez-vous! Vous amènerez votre femme à la Vaucreuse. Elle sera mon amie. Nous voisinerons. Est-ce trouvé?

Antoinette Jacquemin vit que Michel ne riait pas, qu'il se taisait et laissait errer ses yeux sur les lointains de Marmantray. Sa sensibilité exercée, l'habitude qu'elle avait de vivre auprès d'une souffrance, l'avaient rendue clairvoyante. Elle comprit qu'elle n'avait pas blessé; qu'elle avait seulement, sans le vouloir, passé près d'un secret douloureux. Tout son être s'émut. Elle s'arrêta, comme avaient fait tout à l'heure M. de Meximieu et M. Jacquemin, et presque à la même place.

—Regardez-moi! dit-elle.

Il avait devant lui un visage d'enfant déjà maternel par la compassion, levé par la plus pure des tendresses, des yeux exercés à lire et à plaindre, et dont le regard plongeait si profondément dans l'âme, que Michel se sentit deviné. Lui, si peu expansif, obligé par la vie à se passer de confident, il fut incapable de réagir contre l'émotion, ou seulement de la taire. Il dit, sans cesser de regarder Antoinette Jacquemin:

—C'est vrai, je suis très malheureux.

—Depuis longtemps?

—Depuis toujours.

Elle joignit les mains, et la fine tête blonde fit un signe de pitié.

—Moi qui suis tant aimée ici, et qui, cependant, me suis souvent plainte!

Ses yeux se levèrent du côté de la ferme.

—Alors, ce que je disais en plaisantant, c'est plus vrai que je ne pensais. Quand vous serez marié, tant de choses s'oublieront! Laissez-moi vous parler comme j'ai l'habitude de faire. Il me semble, à moi, que vous n'êtes pas un triste: vous n'êtes qu'un homme qui souffre. La peine vient et elle s'efface. Une femme l'empêchera d'approcher, puisqu'une enfant y réussit: je le vois depuis que j'ai l'âge de comprendre.

Michel hésita un moment. Tant de sincérité, tant de sûreté évidente, et une secrète espérance de consolation l'entraînèrent. Ce fut un élan de jeunesse à l'appel d'une autre jeunesse.

—Je ne suis pas de ceux qui peuvent plaire, dit Michel.

Il rougit de l'aveu. Antoinette eut un regard de haut en bas et de bas en haut, et elle répondit, avec un grand air sérieux:

—Pourquoi dites-vous cela? En toute vérité, vous vous jugez mal, et vous nous calomniez. La plupart des femmes sont comme moi, je suppose, moins sensibles à la beauté des traits, chez un homme, qu'à l'âme qui est dessous, et un visage ne déplaît jamais, quand on y devine beaucoup d'énergie et de droiture.

Il lui tendit la main.

—Merci... Vous avez l'habitude de consoler, mademoiselle, je le vois... Mais il faudrait que ce que vous me dites me fût répété, pour que j'y pusse croire. On m'a trop dit le contraire...

—S'il ne faut que cela, je vous le répéterai!

—Nous nous voyons tous les deux ou trois mois. Vous aurez le temps d'oublier!

—Je n'oublie jamais. J'irai vous le dire, jusqu'à Fonteneilles s'il le faut! Je suis très libre à la Vaucreuse.

Elle riait maintenant. Ils s'étaient remis à marcher dans le soleil clair. Ils allaient vite. Ils retrouvèrent, à la sortie du bosquet, le général et M. Jacquemin. Les deux hommes étaient d'accord. Il suffisait, pour en avoir la certitude, de voir la détente physique qui s'était produite chez l'un et chez l'autre, l'abandon, l'espèce de lassitude qui suit un entretien mouvementé.

Mais une nuance d'embarras survivait à l'accord. Antoinette, trop jeune pour tout observer, ne vit, dans l'expression joyeuse de son père, venu au-devant d'elle et subitement épanoui en l'apercevant, qu'un témoignage nouveau d'une tendresse et d'un orgueil paternel qui s'exprimaient chaque jour de mille manières. Mais Michel fut troublé, quand M. Jacquemin lui prit les deux mains et lui dit, d'un ton brusque et pénétré:

—Mon cher voisin, je vous demande pardon de vous avoir un peu délaissé aujourd'hui; vous étiez, en arrière, plus gaiement qu'entre nous deux; mais je tiens à vous dire que vous avez eu, à Fonteneilles, une influence heureuse. Vous êtes un homme de bien, et un homme de progrès.

—J'espère continuer, dit Michel.

M. Jacquemin tressaillit, et son regard exprima une surprise.

—Assurément, mon cher ami, vous resterez ce que vous êtes... Je n'en doute pas.

Les quatre promeneurs tournèrent autour de la garenne, et revinrent au château par une allée qui montait à flanc de coteau, passait entre des groupes de chênes, et redescendait vers la Vaucreuse. On causait d'agriculture, d'élevage, de chasse. M. de Meximieu était distrait. Devant le perron du château, il prit congé de ses hôtes; sa gravité contrastait avec sa manière habituelle, fringante au départ, d'une cordialité hautaine et souvent spirituelle.

Le retour fut silencieux. Le général était attendu à Fonteneilles par le marchand de bois auquel il avait cédé les coupes de l'année. Il régla ses comptes avec lui, reçut la somme promise, resta quelque temps seul, et, vers cinq heures, sonna le valet de chambre.

—Allez prévenir monsieur le comte que je l'attends au fumoir.

Le fumoir était une vaste pièce, tendue de vieux damas vert, et qui occupait, avec la salle à manger, l'extrémité sud du château. Les fenêtres ouvraient, deux sur la forêt, deux sur l'avenue et sur les champs étagés vers le bourg. C'est de ce côté, près des vitres par où filtrait le jour tombant, que le général se tenait, assis devant une table chargée de dossiers et de lettres, quand Michel entra.

—Assieds-toi, mon ami, j'ai à te parler. C'est même d'une affaire importante.

Le jeune homme s'assit, face au jour.

—Michel, je vends Fonteneilles!

—Vous vendez!... Fonteneilles!... vous?...

—Je t'ai dit de t'asseoir et tu t'es relevé. Assieds-toi, et écoute. Je ne le mets pas en vente; je le vends; ce n'est pas la même chose. Je l'ai même vendu... Ne m'interromps pas!

—Mais, je ne puis pas ne pas vous interrompre: c'est indigne!

Michel était pâle, et ses deux mains tendues serraient le bois de la table.

—Indigne! qu'est-ce que je vais devenir?

—En effet, c'est une question. Je m'y attendais. Nous y viendrons tout à l'heure. Mais, écoute-moi... Écoute-moi donc! Et ne pâlis pas comme tu fais!... Est-ce à un homme que je parle? ou à un enfant?

Une voix mâle répondit, et la fenêtre elle-même vibra sous le choc des mots.

—A un enfant, mon père, qui souffre, et qui a déjà beaucoup souffert par vous!

Épuisé par la contrainte qu'il s'imposait pour ne pas crier toute sa douleur, Michel se renversa sur un fauteuil, et baissa la tête.

C'était bien l'enfant qui souffrait, et l'homme qui se taisait.

M. de Meximieu avait pris dans la poche de son gilet un monocle sans cordon, qu'il mettait toutes les fois que, dans une discussion, il avait besoin d'une diversion et d'un moment de répit. Les muscles de l'arcade sourcilière gauche se nouèrent autour du verre, l'œil droit resta large ouvert, et la physionomie du vieux gentilhomme se modifia entièrement. Une ironie contenue, la politesse élégante et méprisante d'un diplomate en qui vivait l'expérience d'une race, aiguisa et tira en hauteur les rides du masque militaire. Sous l'homme de commandement, un autre homme apparut, qui n'avait que de rares emplois, mais qui les remplissait naturellement.

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