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Le Blé qui lève

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—Mon cher, dit-il avec une lenteur voulue, tu juges ce qui était avant toi. C'est une cause d'erreur dans la vie. La situation qui m'est faite a des causes anciennes. Mon père a laissé des dettes. La terre de Fonteneilles est hypothéquée.

—Je le savais.

—Tu le savais, mais tu croyais que les dettes étaient les miennes. Eh bien! non: celles-là sont d'héritage... Il y a, en second lieu, ta mère;... je l'ai épousée sans fortune.

—Et vous le rappelez?

—Je te le rappelle à toi, parce que, précisément, je ne puis pas lui reprocher ses dépenses, j'aurais l'air d'un goujat; ni lui refuser l'argent qu'elle demande. Or elle en demande beaucoup. Nous avons une vie stupide et intangible. Le monde nous tient. Je veux dire qu'il me tient par ta mère. Et il ne lâche pas.

Le général frappa de la main gauche une liasse de papiers.

—Voici mes comptes. Il en résulte que je suis aux trois quarts ruiné... Ne t'écrie pas! Ne lève pas les bras!... C'est un fait... J'ai eu ma part dans ce résultat. Je vais te dire quelle elle est... Tu supposerais mille choses, si je ne m'accusais pas.

—Non: cela suffit.

—Tu supposerais le jeu? Tu aurais tort. J'ai payé, çà et là, des dettes de lieutenant, ou de sous-officier, mais je ne joue pas. Le jeu ne compte pas dans ma vie. Les femmes? très peu.

—Je vous en prie! Je ne vous demande pas de confidences!

—Je te les offre. Ah! mon cher, nous nous expliquons à fond, une fois, et je dis tout... Quelle a été ma grosse dépense personnelle? Je puis répondre: service du roi, ou de la patrie, c'est la même chose; table de colonel; chasses de colonel; réceptions de général; appui discret donné à des ménages d'officiers pauvres, le métier, la carrière, la charge. Prodigue dans l'emploi; c'est une tradition chez les Meximieu. Ils s'y ruinent.

—Ils en meurent.

—Non. Il me reste ma solde, et quelques rentes, juste de quoi vivre.

—Et à moi, que me reste-t-il? A solliciter une place d'assureur, n'est-ce pas? Avec vos relations et mon nom, je réussirai peut-être. «Le comte Michel de Meximieu, sous-inspecteur d'assurances.» Cela fera très bien, n'est-ce pas? Je ne puis pas m'empêcher de vous juger, mon père! M'avoir laissé me préparer à un métier, m'avoir fait entrevoir que Fonteneilles était mon bien et ma vie, et, après cinq ans d'effort, tout briser, subitement, c'est une faute, et une faute cruelle.

—Elle l'est pour moi, tout d'abord. Et puis, c'est vite dit, une faute. Un malheur serait plus vrai. Je ne trouve pas que ma conscience soit engagée.

—Moi, si.

—Toujours le même! Tu exagères les commandements de Dieu, mon ami. Il y en a assez de huit.

—Dix, mon père.

—C'est possible. Aucun ne défend de vendre ses terres. D'ailleurs, Jacquemin m'a promis le secret le plus absolu, même vis-à-vis de sa fille; et nous sommes convenus que je puis reprendre ma parole jusqu'à la fin de l'année, lui restant engagé, en tout cas, si je le veux. Est-ce qu'on sait? Il peut m'arriver, d'ici la fin de l'année...

—Il n'arrivera rien, que des créanciers. Et je vous demande encore: dans cette ruine, qu'est-ce que vous faites de moi? J'ai vingt-six ans. Je suis agriculteur. Que me proposez-vous?

—Une seule chose: venir habiter avec ta mère et moi.

—A Paris?

—Sans doute.

—Pour n'y rien faire? Merci. J'ai l'habitude de travailler. Je n'accepte pas. Je ne puis pas accepter.

M. de Meximieu avait laissé tomber son monocle. Il était ému, gêné, humilié secrètement. Du bout des doigts, il effaça la buée qui s'était amassée sur la vitre de la fenêtre, et regarda du côté de l'avenue, comme si une voiture arrivait. Mais la solitude était complète. L'ombre confondait les prairies, les champs, les limites, et il n'y avait plus que deux royaumes, où elle régnait inégalement, la terre toute soumise à son pouvoir, et le ciel où un peu de lumière la combattait encore. Il dit sans se détourner, d'une voix dont l'orgueil faiblissait:

—Que veux-tu, je n'ai pas mieux à t'offrir, en ce moment. Le plus dur, dans les ruines, c'est d'être obligé de les avouer. Je l'ai fait deux fois aujourd'hui.

Pendant plusieurs minutes, M. de Meximieu et Michel demeurèrent silencieux. Ils songeaient. Les projets s'édifiaient et s'écroulaient l'un après l'autre; le tumulte des pensées, des reproches, des questions inutiles, des plaintes désespérées, continuait dans les âmes le dialogue rompu. Les larmes, dont c'était l'heure de venir, après la colère et après l'ironie, commençaient à monter du fond de ces cœurs violents. Mais il ne fallait pas qu'elles fussent même devinées. Tout le passé le défendait. Le fauteuil de Michel remua dans les ténèbres. Le général crut que son fils allait discuter de nouveau. Il n'en fut rien Michel s'était levé. Il demanda, d'une voix calmée, presque sa voix habituelle:

—Croyez-vous que ma mère consentirait à vivre ici? Vous n'avez plus que deux ans avant la retraite... Nous garderions le château et un peu de terre...

Trois mots furent la réponse de M. de Meximieu:

—Mon pauvre ami!

Un des deux hommes sortit du fumoir. On ne le retint pas. L'autre resta devant la table de travail, mais il oublia, jusqu'à l'heure du dîner, de faire apporter une lampe.

A sept heures, le valet de chambre vint prévenir que le dîner était servi, et que M. le comte, souffrant, ne descendrait pas.

Le lendemain, dès le matin, le général regagnait Paris.


V

LE RECOURS EN GRACE

Michel avait, dans la nuit même, écrit à sa mère une longue lettre, qui commençait par des cris de douleur, et qui, à mesure que la forte écriture couvrait les feuilles de papier, s'attendrissait, devenait suppliante, et laissait même percer l'espoir. Il l'avait relue, et avait ajouté ce post-scriptum: «Ne me répondez pas, réfléchissez à tout ce que je viens de dire; j'irai, dans quelques jours, vous embrasser, vous demander la réponse, vous remercier.»

Pendant la première semaine d'avril, l'espérance ne cessa de grandir. Elle suivait Michel à travers les champs. Car il fallait courir d'un bout du domaine à l'autre. On labourait des jachères; on semait le maïs, le trèfle, le sainfoin; on commençait à couper, sur la hauteur, le long de la route de Fonteneilles, les premiers arpents de seigle vert; près des étangs de Vaux, on roulait une prairie nouvelle, et partout, dans les herbages anciens, il fallait veiller au débit des fossés, des canaux, des rigoles, que le printemps gonflait d'eau vive, et dont les bords s'empanachaient déjà, dans le soleil, de touffes de menthe, de pimprenelle et de ciguë. La sève débordait; la terre s'ouvrait; les chiens hurlaient la nuit, au passage des bêtes toutes levées dans les bois; le Grollier avait pris un chapeau de paille; on avait aperçu, dans une chenevière, Gilbert Cloquet à moitié valide, reprenant goût au travail et bêchant d'une seule main; les filles qui gardaient les vaches, quand elles répondaient au bonjour lancé par-dessus les traces, avaient une étoile dans les yeux. Comment ne pas espérer? «Si je puis décider ma mère, quand elle aura dit oui, à passer trois jours à Fonteneilles, elle sera émerveillée. Elle est artiste! Et surtout elle est bonne; elle aura pitié de moi, et du domaine qui est à nous depuis plus de trois siècles, et des habitants de Fonteneilles, qui ne sont pas parfaits, mais qui vaudraient moins si nous n'étions pas là. Je lui donnerai un délai, si elle le veut, pour quitter Paris et venir s'installer ici: le milieu de l'été, le milieu de l'automne... Elle viendra!...»

Le 9 avril, qui était le lundi saint, Michel partait pour Paris. Dans le filet du compartiment, en face de lui, il emportait une valise, le carton où dormait le chapeau de soie inconnu à Fonteneilles, et un grand plan, roulé et enveloppé, du domaine, «pour discuter et expliquer les choses, s'il y a besoin». Il se réjouissait toujours, et des semaines à l'avance, de ces excursions à Paris, trois ou quatre fois par an. Mais cette fois, au plaisir de retrouver des relations agréables, des amis d'enfance, et toute une élégance de vie qu'il aimait depuis bien plus longtemps, se mêlait une émotion qui le tint éveillé et frémissant tout le long de la route. A la gare de Lyon, il sauta dans un taximètre, et dit au cocher: «Allez bon train; je suis attendu.» Il n'était pas attendu; il n'avait pas écrit de nouveau; il doutait que sa mère fût à la maison à trois heures et demie de l'après-midi.

Elle était chez elle. A peine entré dans l'appartement de l'avenue Kléber, il entendit une voix connue, une voix fine qui disait:

—Mais, je le crois bien! Comment, c'est lui?... Michel?

Trois secondes après, une porte s'ouvrait; madame de Meximieu accourait au-devant du voyageur, attirait à elle la grosse tête qu'elle avait prise à deux mains, et l'embrassait, et la réembrassait.

—Bonjour, mon adoré! Ah! que je suis contente de te revoir! Depuis Noël, songe donc! Ton père n'est pas rentré... Mais il sera ici à sept heures... Nous dînons en ville... Que je suis heureuse de t'avoir!... Viens dans ma chambre...

Elle le prit par la main; elle l'entraîna dans la chambre tendue d'étoffe crème à bouquets Pompadour, et claire de toute la lumière de l'avenue.

—Tu as bonne mine!... Le voyage ne t'a pas fatigué?... Non. Alors, tu peux veiller ce soir? Sais-tu ce qu'il faut faire? je vais donner un coup de téléphone et prévenir les Virlet que je t'amène: ce sont des amis intimes que tu ne connais pas... Ils seront enchantés... C'est dit, n'est-ce pas?

Il s'était assis à côté d'elle; il la laissait parler; il trouvait doux qu'on s'occupât de lui. Et il la voyait avec tant de plaisir, animée, gaie, si jeune encore...

Ce ne fut qu'au bout d'une demi-heure qu'il demanda presque sans trembler, comme une chose dont l'heure est venue et sonne dans le premier silence:

—Et ma grande question, y avez-vous songé?

Madame de Meximieu leva la main et l'agita, comme pour effaroucher les mots qui passaient, et les disperser.

—N'en parlons pas à présent. Comme toutes les choses sérieuses, il faut traiter celle-là le plus tard possible... Oui, j'y ai songé. Ton père m'a raconté votre... entretien. Puis, il m'a laissée libre de faire ce que je voudrais.

—Tant mieux!

—Ne dis pas «tant mieux», mon petit. Je ne sais pas... Cela dépend un peu de toi.

—De moi?

Elle eut un sourire maternel.

—Oui, je t'expliquerai. J'ai peut-être trouvé quelque chose. Ne me fais pas parler à présent. Je te donne rendez-vous... Quand pars-tu?

—Après-demain soir.

—Eh bien! après-demain à trois heures. Cela va?

Elle l'embrassa encore, et ils se séparèrent.

Le soir, Michel dîna chez les Virlet, avec M. de Meximieu qui ne manifesta aucun ressentiment des scènes violentes de Fonteneilles; avec sa mère, qui se montrait, pour son fils, plus tendre, plus prévenante encore qu'autrefois. Le mardi, il fit des courses et des visites. Le mercredi matin il se rendit à la Villette, et passa plusieurs heures à voir les arrivages de bœufs, et à causer avec des éleveurs et des marchands qu'il savait devoir rencontrer là. Il fallait s'informer de l'état du marché, en France et en Belgique; acheter quelques bêtes; renouer des relations commerciales qui seraient utiles, si on gardait Fonteneilles; être, jusqu'au bout, de sa profession, et préparer l'avenir, le sien ou celui d'un autre. Assez tard, il déjeuna au restaurant Dagorno, rue d'Allemagne, où se réunissent les propriétaires, les gros fermiers, les marchands de la vallée d'Auge et de plusieurs provinces de France. Puis, comme il n'était que deux heures quand il se retrouva devant les magasins du Printemps, il résolut de faire à pied la dernière partie du trajet.

Dès qu'il fut seul dans la foule, et qu'il commença de marcher vers le quartier de l'Étoile, l'inquiétude, à grand'peine écartée jusque-là, le ressaisit... Dans quelques minutes, c'était sa vie qui serait décidée. Toutes sortes de pressentiments sombres l'enveloppèrent et l'accablèrent. Il n'aurait pas pu expliquer pourquoi. Il se débattait contre eux. Il tâchait de se rappeler des mots de sa mère, des regards, des attentions, et de prévoir ce qu'elle avait décidé. Misérable jeu! Volonté d'illusion! Il le sentait bien. Et alors, il se répétait à lui-même, comme l'unique argument sans réplique: «Elle est bonne, heureusement, très bonne.»

Madame de Meximieu n'était pas, en effet, sans bonté. Ses amies mêmes disaient: «Marguerite a beaucoup de cœur, au fond.» Et elles citaient des visites qu'elle leur avait faites, dans les occasions douloureuses; elles rappelaient d'elle des mots bien dits, faits pour avoir une fortune dans les cœurs tristes, et dans le monde; elles racontaient l'histoire d'un cocher de fiacre, tombé de son siège dans la rue, l'hiver, pauvre diable d'alcoolique, frappé d'une attaque d'apoplexie, et que madame de Meximieu,—la cliente qui se trouvait dans le fiacre,—avait aidé à relever, avait fait transporter à la plus prochaine pharmacie, et avait soigné elle-même, «oui, ma chère, elle-même, pendant une heure et demie! Le pharmacien,—qu'elle a payé,—déclarait qu'il ne tolérerait ni plus de frictions, ni plus de sinapismes, et que le transfert à l'hôpital s'imposait. Sans cela, elle eût continué, elle me l'a dit». On aurait pu prouver par d'autres traits la bonté de madame de Meximieu. Malheureusement, elle la dépensait en dehors de sa famille, par accès et, comme l'argent, de la façon la moins judicieuse. C'était la tête qui manquait plutôt, l'habitude de se servir des mots pour exprimer une idée juste, de son esprit pour réfléchir, de son habitude du monde pour observer autre chose que les signes de grossesse chez les jeunes femmes et d'anémie cérébrale chez les vieilles. Madame de Meximieu portait, à quarante-huit ans, la peine de son éducation première, qui avait été ce qu'on appelle toute mondaine, c'est-à-dire cruellement vide. Elle avait toujours ignoré ce que c'était qu'un chez soi; elle avait dissipé sa vie, son temps, ses affections, ses préoccupations, et son argent, sans retrouver nulle part la trace de ce qu'elle avait donné. Dès le début de son mariage, si son mari avait su la juger moins sévèrement, l'aimer moins légèrement, et en vérité la comprendre mieux, il eût pu refaire l'éducation de cette jeune femme. A présent, c'était presque une vieille femme, en qui était morte déjà la faculté de comprendre plusieurs choses. Le plaisir, les distractions, les nouvelles, le bruit avaient pris sur elle une influence et, dans sa vie, une importance de premier ordre. Elle souffrait réellement dès qu'elle habitait trois semaines en dehors de Paris; elle n'avait aucun jugement personnel, sur aucune chose; elle possédait seulement, dans sa mémoire, une collection mal étiquetée et incomplète de jugements d'autrui, très variés d'origine, presque tous anonymes, souvenirs de lectures faciles ou de causeries, fragments de confidences ou de conférences, et qui ne l'avaient pas instruite, pas même renseignée, mais qu'elle amenait, plaçait, encadrait avec un art naturel, et qui faisaient dire, presque partout: «Elle est supérieurement intelligente.» Elle l'était passablement. Prudente en histoire, réservée dans l'abstrait, bâillant à la politique, elle parlait volontiers de tout autre chose. Sa voix était musicale et savante. Elle tenait l'esprit au chaud et le berçait. Quelquefois, et sans qu'elle le voulût, madame de Meximieu entrevoyait l'indigence de son cœur, de sa vie, de son passé, de son avenir, et elle s'effarait. Tout à coup, à l'occasion d'une histoire d'amour ou de mort, elle s'apitoyait sur elle-même. Des larmes jaillissaient de ses yeux, abondantes et vaines, et elle sentait qu'elle aurait pu les verser utilement. Ce qu'elle aurait pu être lui apparaissait vaguement, mais assez pour qu'elle souffrît. Son effroi de la solitude lui venait de l'expérience de ces retours cruels. Elle avait peur de la vieillesse prochaine, de ne plus être distraite, de ne plus pouvoir «sortir», de se trouver face à face avec elle-même, et bientôt avec la mort. Elle aurait cru vivre, et tout serait fini.

Michel connaissait mal sa mère. Il s'était fait un roman de cette existence qu'il avait côtoyée. Il en remplissait les vides, il en expliquait le mystère avec son cœur d'enfant. Des mots de tendresse passionnée, des plaintes furtives, des larmes au départ: et il avait imaginé une mère exquise, maladive, obligée de vivre à Paris, mais qui souffrait vraiment de l'absence de son fils. On ne l'eût pas étonné, si on lui avait dit, tout à coup, que madame de Meximieu dépensait beaucoup d'argent et beaucoup d'heures en œuvres de charité; il comprenait qu'elle fût fêtée; il avait toujours rêvé de l'appeler à Fonteneilles, plus tard, quand le château serait restauré; il allait même plus loin dans le rêve, et il songeait parfois: «Quelle amie elle serait, et quelle aide, et quelle mère, si un jour une jeune femme venait habiter avec nous!» Il les voyait, les deux chères images féminines, côte à côte dans l'avenue, à l'heure où le jour tombant se prête aux confidences, et rend plus molles les silhouettes sur le vert profond des chênaies. Sa mère lui apparaissait plus nettement que l'autre. Il la trouvait jolie incomparablement. Pour lui, elle ne vieillissait pas. Au fond de ses yeux, le portrait de sa mère, c'était celui qu'il avait vu, toute sa jeunesse, dans la petit salon de l'avenue Kléber, le pastel de Dubufe pendu au bout d'un cordon rouge, et que le vent de la porte faisait remuer.

La marquise de Meximieu avait, d'ailleurs, ces traits réguliers et menus, et ce teint des blondes rousses, qui prolongent quelque temps le crépuscule de la jeunesse. Mais la cinquantaine avait sonné, et rien ne lui résiste. L'âge était inscrit dans la chair, qui se corrompt sous la peau encore belle. En revoyant sa mère après des mois d'absence, Michel avait eu cette impression, si commune et si cruelle: «Elle a vieilli!» Point de ruine brutale, mais des paupières alourdies, des rides très fines, presque jolies, allongeant les yeux; un peu d'empâtement au bas des joues, et on ne sait quels reflets livides qui glissaient par moments sous la nacre admirable des épaules et du cou. Trois jours avaient suffi pour qu'il ne remarquât plus cet amoindrissement de la beauté de sa mère. Il eut même une surprise, un moment de joie épanouie lorsque, en revenant de la Villette, à trois heures, à l'heure exacte du rendez-vous, il trouva, dans l'antichambre, madame de Meximieu en costume de visites, le chapeau à aigrettes sur la tête, la voilette nouée, le collet de zibeline entr'ouvert et laissant voir le collier d'or auquel pendait un médaillon d'émeraudes et de perles. Elle avait trente ans ainsi: l'âge du portrait.

—Vous rentrez, maman?

—Non, mon chéri, je vais sortir, mais je t'attendais, puisque c'est convenu; j'ai encore une minute... Viens dans le petit salon...

Il suivit, mécontent, et s'assit près de la cheminée blanche, tournant le dos à la lumière. Madame de Meximieu s'assit de l'autre côté. Elle sourit, et l'on eût dit que c'était à sa robe de crêpe de Chine, toute neuve, qui tombait bien.

—Figure-toi que j'avais oublié; l'invitation était pourtant piquée au coin de ma glace: j'ai une matinée chez madame de Gréchelles. La pauvre femme est si malheureuse: elle a perdu sa fille unique il y a trois ans, et elle est si reconnaissante qu'on aille la voir! Elle se console en faisant faire, chez elle, un peu de littérature et de musique. Seulement, tu comprends, comme nous sommes au mercredi saint, ce sera tout à fait dans l'intimité... Pourquoi ne viendrais-tu pas? Il faut absolument que tu partes ce soir?

—Absolument. Et je comptais que nous aurions le temps de causer; j'espérais passer les dernières heures avec vous...

—Mais je t'explique, mon pauvre enfant...: c'est impossible...

Elle allongea son bras ganté et caressa la main de son fils.

—Ne te fâche pas; dis-moi tout; je parle d'une minute, j'en ai dix à t'offrir, mais pas plus.

—Il aurait fallu une demi-journée!

—Pourquoi mon Dieu?

—Pour vous raconter ma vie que vous ne connaissez pas.

—C'est une phrase que j'ai entendue au Gymnase, mon petit.

—Ce n'est pas là que je l'ai prise, croyez-moi.

Il fit un effort pour rompre sa pensée, et la ride se creusa entre les sourcils.

—Soit, je vais droit à la conclusion. Mon père, comme vous le savez, m'a annoncé que nous allions à la ruine...

—Est-ce qu'il m'a accusée, par hasard?

Michel eut un geste vague. Elle y vit une dénégation.

—Tant mieux; car l'injustice eût été trop criante! Ton père n'a jamais connu la valeur de l'argent... Il a dépensé toute sa vie plus qu'il n'avait. Et tu comprends que ce n'est pas à moi de le lui reprocher! Je suis dans une situation délicate: il m'a épousée presque sans dot, et la fortune qu'il a dissipée, en somme, il en était le maître.

—Mère, je ne juge pas entre vous: je demande au contraire qu'on me juge. Écoutez-moi bien, comprenez-moi. S'il y a quelqu'un qui soit sans responsabilité dans ces dépenses excessives, vous avouerez que c'est moi. Eh bien! je suis attaché à Fonteneilles par toutes sortes de liens; c'est notre terre patrimoniale; je vous supplie de la sauver en y revenant.

—Pour toujours?

—Sans doute, puisque mon père m'a dit que nous ne pouvions plus avoir qu'un seul loyer.

—La campagne pour toujours! Mais, mon ami!...

Madame de Meximieu s'était reculée dans son fauteuil, effarée, comprenant à peine qu'une proposition pareille pût lui être faite. Son fils attendait, frémissant, des mots plus nets. Elle se ressaisit. D'un geste féminin, qui respectait l'étoffe, elle toucha son corsage, la broderie de la manche, la jupe de crêpe de Chine. Sa tête suivait le geste, d'un mouvement jeune...

—Voyons, Michel, est-ce que j'ai l'air d'une bergère?

—Oh! non!

—Alors tu ne veux pas me condamner à vivre dans les bois!

—Il s'agit bien d'une condamnation, en effet: vivre avec moi, avec mon père, utilement et simplement!

—Je le souhaiterais, mon ami: je ne désirerais que cela!

—Faites-le donc!

—Mais ma santé exige tant de soins!

Michel riposta vivement:

—Mais vous n'avez besoin que de repos, et de retraite, ma mère!

—Encore faut-il parler d'une retraite possible, mon ami!... Qu'est-ce que nous ferions, là-bas, sans habitudes, sans relations?

—Sans distractions, n'est-ce pas? C'est cela que vous voulez dire?

—Eh bien! oui, si tu le veux: je ne puis pas m'en passer.

—Sans matinées de littérature et de musique, sans soirées, sans comédies, sans bavardage et sans auto? Qu'est-ce que nous ferions, si nous pouvions servir à quelque chose? Si nous économisions, au lieu de nous ruiner? Si nous nous faisions aimer? Si nous pensions à d'autres qu'à nous-mêmes? En effet, la question est angoissante, je le comprends!

—Tu es dur, Michel, très dur... Comme ton père... Tu lui ressembles. Je ne l'aurais pas cru... Et tu me fais beaucoup de peine.

Elle pleurait. De grosses larmes perlaient au bord de ses yeux, et pour les empêcher de couler et de mouiller la voilette, elle les épongeait à petit coups, le visage tourné vers le feu mourant. Le bout de la bottine frappait les chenets.

... Oui, tu es dur... Tu ne penses qu'à toi.

—Et vous, ma mère, à qui pensez-vous donc? Vous ne voyez donc pas que, de nous trois, le plus jeune, c'est moi; que le seul avenir à ménager, c'est le mien? Je ne suis pas dur en vous le rappelant. Vous voulez me ramener ici, où je serai désœuvré. Vous m'avez laissé me préparer à une carrière, puis y entrer, puis l'aimer, et maintenant vous la brisez... Ah! non, le plus cruel de nous...

Il se leva et fit un pas vers elle.

—Comprenez donc que j'ai été malheureux toute ma vie, maman!

Madame de Meximieu leva les mains. Elle sanglotait.

—Ah! mon petit! et moi!... Je ne veux pas me plaindre... Mais je ne veux pas que tu croies que je n'ai pas songé à toi... Ne me regarde pas comme tu fais avec des yeux de reproche; écoute... Tu vas voir...

Elle essayait de sourire.

—J'ai pensé à un moyen... Ton père m'a raconté votre visite à la Vaucreuse... Il m'a rapporté que mademoiselle Antoinette Jacquemin était délicieuse. Est-ce ton avis?

—Oui.

—Elle a dix-huit ans... Elle est riche, très riche... Eh bien! fais-toi aimer... Tu retrouveras Fonteneilles.

Les fortes épaules de Michel se soulevèrent d'indignation. Sa voix monta et trembla.

—Non! Je vous en prie! Plus un mot! Le moyen n'est pas pour moi... Ah! quel souvenir j'emporte! Quelle dernière déception!... Me croire capable!...

—Mais de quoi, Michel? De quoi? Qu'ai-je dit de mal?

—D'offrir ma ruine en dot à cette enfant dont le père vient d'acheter mon Fonteneilles! Hier je pouvais l'aimer... Aujourd'hui, quel homme je serais!

La porte s'ouvrit. M. de Meximieu entra, en tenue de général. Il arrivait du dehors, le visage fouetté et raffermi par le vent; il venait d'assister, comme témoin, au mariage d'un de ses officiers. Il vit d'abord son fils, qui s'avançait vers lui.

—Tu pars?

—A l'instant même.

L'expression du visage de Michel, le sentiment que la blessure venait d'être faite, les sanglots de madame de Meximieu, qui avait caché sa tête dans ses fourrures, changèrent subitement le ton du général. Le père s'émut de la douleur du fils; il dit posément:

—Je t'avais prévenu, mon ami, que c'était impossible... Cinquante ans de Paris, quelle attache, tu comprends!... Moi, peut-être, j'aurais pu accepter; je suis de race rurale, en somme; mais elle ne peut pas, tu le vois... Je n'y ai jamais cru.

—Moi, j'espérais. Je n'ai plus la moindre illusion, croyez-m'en. Mais avant de vous quitter, je voudrais savoir si le moyen qui vient de m'être proposé, pour conserver Fonteneilles, était approuvé par vous?

—Le moyen?

—Philippe, c'est moi qui l'ai proposé, moi qui l'avais imaginé. Je te certifie, Michel, que ton père n'en a rien su.

—Eh bien! mon père, je vous fais juge: ma mère a pensé que, si je me faisais aimer de mademoiselle Antoinette Jacquemin, si je l'épousais, les Meximieu pourraient ainsi, par mariage, rentrer dans Fonteneilles. Moi, je m'y refuse...

—Pourquoi?

—Parce que... En vérité, vous me le demandez?... Parce que cette manière de reprendre un bien qu'on ne peut pas conserver me fait horreur. Jamais je n'épouserai mademoiselle Jacquemin propriétaire de Fonteneilles et m'y recevant!

M. de Meximieu écoutait, grave, un peu courbé pour mieux entendre, comme au rapport, quand on lui demandait une explication. Il se redressa, et, vivement, tendit la main.

—Très bien, Michel, très bien...

Et comme Michel le regardait, les yeux dans les yeux, étonné de la vigueur de l'étreinte.

—Michel, tu es vraiment l'un de nous, mon ami!... Tu seras cette nuit à Fonteneilles?

—Très tard.

—Et tu y resteras?

—Jusqu'au 31 décembre.

Il y eut un silence.

—Dieu veuille t'y maintenir plus longtemps!

Une sorte de rire douloureux passa sur le visage du jeune homme.

—Il le peut, en effet, et j'espère qu'il le voudra. Adieu, mon père.

—Et moi? demanda madame de Meximieu en se levant, et moi, Michel, ta mère, tu ne m'embrasses pas?

Elle venait au-devant de lui, les bras soulevés, la tête un peu inclinée, les yeux baissés par un regret de ce qu'elle avait dit étourdiment, incapable de se défendre, pleureuse parfumée, mais qui pleurait vraiment.

—Pardonne-moi; vous autres hommes, vous raisonnez trop... Je t'assure que je t'aime bien; je t'assure que je regrette de ne pas pouvoir... Je t'assure que je n'en puis plus!

Elle serra dans ses bras Michel qui la baisa sur le front, et ne répondit pas. Il s'écarta. Il vit son père debout au milieu du salon, approuvant de la tête son fils qui partait, mais incapable de l'aider, de commander dans sa maison, lui qui partout ailleurs se faisait obéir; il aperçut sa mère qui se retirait, à reculons, accablée, suffoquant, ses vêtements froissés et mouillés de larmes, la voilette relevée de travers, les yeux gonflés, devenue vieille. Il eut envie de crier:

—Vous sacrifiez ma jeunesse aux années qui vous restent! Et vous êtes mon père et ma mère!

Mais la voix résista; peut-être le cœur lui-même.

Michel fit un geste d'adieu et de désespoir, et il sortit.


VI

LE MORNE DIMANCHE

Pâques avait été tardif. On était au 22 avril, et les cloches sonnaient la grand'messe du dimanche de Quasimodo. Depuis huit jours, le Carême était fini. Qui l'avait observé? Le sacristain, Padovan, ancien éclusier du canal du Nivernais, impotent, ventru, tirait la corde, dans le transept de gauche, en considérant les six vases de porcelaine qu'il venait d'aligner sur l'autel, et d'où s'élevaient six palmes d'or avec des roses d'or; il observait qu'il avait tourné une des palmes à l'envers, et il levait l'épaule, plus haut qu'il n'eût fallu, en laissant filer la corde de la cloche, murmurant contre lui-même:

—Imbécile, pour une fois que tu les tires de l'armoire, ne pas les mettre le ventre en avant!... Vont-ils venir aujourd'hui, les paroissiens de monsieur le curé? Le jour de Pâques, j'en ai compté quatre-vingt-douze. Oui, et de fameux mécréants parmi eux! Ils viennent à Pâques, à la Toussaint et aux enterrements. Mais un jour de Quasimodo! Ah! monsieur le Curé peut bien retarder sa messe, et me laisser sonner... Je le vois qui me fait signe: hardi, Padovan!... A quoi ça sert? Il y en a sept dans l'église... Pauvre curé de Fonteneilles, va!»

L'enfant de chœur boutonnait lentement, dans la sacristie, sa soutanelle rouge; l'abbé Roubiaux revêtait ses ornements; la flamme des cierges montait dans le jour, et on l'eût aperçue à peine, si le vent, glissant par les fentes des vitraux, par les portes, par les trous de la voûte, n'eût couché ces pinceaux de lumière jaune, et alors, tout au bout, un petit tourbillon de fumée indiquait la présence et la vie du feu. «Bonnes gens, disaient les cloches, le Christ est ressuscité! Il a souffert, il est remonté à la vie; faites comme lui; venez, les méprisés, les petits, les malheureux, c'est-à-dire tout le monde, et reprenez la vie nouvelle sur laquelle aucune mort ne prévaudra plus! Venez! j'ai appelé vos pères et ils sont venus! Je vous appelle!» Dans la tour aux voûtes écrasées, bloc de maçonnerie qu'éclairaient à l'orient les trois vitraux du chœur; dans ce morceau conservé d'une église plus vaste, à laquelle on avait enlevé la nef, le son des cloches se heurtait en échos confondus comme des fumées qui se pénètrent, et mêlent leurs volutes, et montent ensemble, et luttent souplement. Elles répandaient au dehors leur appel, et là, sans lutte, dans le grand ciel ouvert, les belles ondes de musique s'envolaient; elles se dénouaient en écharpes sonores, au-dessus des maisons, au-dessus des herbes, des bois à demi vêtus, des eaux qui recevaient leurs mots clairs, et qui frissonnaient jusqu'aux profondeurs. Mais les hommes ne venaient pas.

Quand le curé sortit de la sacristie et monta à l'autel, il y avait, pour toute assistance, quatre femmes, un enfant,—le petit Élie Gombaud, le fils de l'éclusier socialiste,—le père Dixneuf, ancien sergent de zouaves, Michel de Meximieu, son valet de chambre, et le sacristain Padovan, sac à vin, corne sacrée, qui chantait: «Quasi modo geniti infantes, alleluia, rationabile, sine dolo lac concupiscite, alleluia, alleluia, alleluia.»

Où étaient ceux qui ne chantaient pas l'alleluia? Quelques-uns travaillaient, comme si leur fatigue des six jours n'était pas appelée aux vacances divines du septième; ils cassaient les mottes d'un champ; ils rabotaient sur l'établi ou faisaient rougir le cercle de fer d'une roue de charrette. D'autres, bien plus nombreux, entraient déjà dans les auberges, soit dans celles du village, soit dans celles des villages voisins, et ils buvaient de mauvais alcool qui rongeait leurs veines, et ils échangeaient des propos où aucune joie vraie et saine ne se développait, plaintes, menaces, commérages, plaisanteries qui suaient la haine, la bassesse ou la lubricité. D'autres, inoccupés, assis dans leur maison, devant le feu, attendaient que l'heure fût venue de manger, de sortir, quand le père ou le maître rentrerait et d'aller, comme lui, boire. Les jeunes filles s'habillaient pour le bal, et lissaient leurs cheveux ou les frisaient, et, pensant aux galanteries des dimanches passés, se plaisaient au trouble que le souvenir éveillait en elles. L'instituteur, secrétaire de la mairie, essayait d'évaluer, pour la statistique officielle, le nombre des oies, poules, canards, porcs, dindons de la contrée, et il en faisait agréablement varier le chiffre, en consultant les colonnes des années précédentes, diminuant ou augmentant, avec un sourire amusé, la richesse animale de la commune. Un domestique de ferme, ancien mineur venu du Calvados, brouillé avec son père qui lui reprochait d'être trop dépensier, disait, à cette heure même, au fermier de Semelin son patron: «Donnez-moi vingt-cinq francs; j'ai besoin d'aller acheter des bottes à Saint-Saulge.» Et il se mettait en route, résolu à ne pas acheter de bottes et à dépenser vingt-cinq francs. C'était la quatrième paire de bottes qu'il achetait de la sorte, depuis le commencement de l'année. Quatre jeunes hommes, portant un carrelet et des lignes, partaient pour aller pêcher en contrebande dans l'étang; un éclusier, las d'avoir ouvert cinq fois l'écluse, en cette nuit du samedi au dimanche, à des bateaux berrichons qui remontaient par le canal du Nivernais, ronflait dans les draps du lit défait, tandis que la mère, épuisée par la fièvre, exsangue, usée par la misère d'une vie sans trêve et sans nul espoir, habillait, lavait, et bourrait, dans la chambre moite d'une buée d'air trop respiré, cinq enfants qui criaient. D'autres partaient à bicyclette pour voir des femmes. Toute cette population, désœuvrée pour un jour, cherchait à s'évader de sa condition ordinaire, et, ne pouvant y réussir que très peu, elle enviait la richesse comme une puissance souveraine, celle des bois, celle des châteaux, celle qu'on peint dans les feuilletons, celle que racontent les livres. La comparaison s'exaspérait dans la solitude et dans les conversations. Le fond de la bête humaine, orgueilleuse et violente, se trahissait dans des mots, des gestes, des regards. On haïssait partout, plus ou moins. Le passant inconnu qui eût traversé le bourg en ce moment aurait été haï; des noms de légende étaient prononcés, et salués de malédictions et de mépris: les seigneurs, Louis XIV, Rothschild, les exploitants, l'État aussi, qui paye mal, et qu'on commençait à vouloir remplacer par un autre État, qui paierait mieux pour moins de travail, et, s'il se pouvait, qui paierait la vie, les aises, les plaisirs, dans le bourg, dans le département, partout, sans que personne fût obligé de travailler. Des filles laides songeaient qu'avec un chapeau de trente francs elles eussent été jolies. Le rêve impossible et grossier abrutissait des âmes dont beaucoup eussent été fières et fortes, si on les eût élevées.

C'était le dimanche rural, chef-d'œuvre de l'ennui quand la prière a disparu.

Le curé disait la messe, et il éprouvait une souffrance indicible, en devinant la solitude derrière lui, autour de lui, partout: solitude de l'église vide de fidèles; solitude des âmes vides de la grâce de Dieu. Et c'était un morceau de France!

Quand la messe fut finie, l'abbé Roubiaux était si pâle que la vieille Perrine, la dernière fileuse du bourg, le voyant rentrer dans la sacristie, chancelant, les yeux baissés, dit à demi-voix:

—On nous a envoyé un curé qui est comme ma laine; il ne se tient pas debout. Ces Morvandiaux, je leur croyais plus d'os!

Il eut peine à faire son action de grâces. La tête dans ses mains, et seul à présent sous la voûte de la tour, où se reposaient les cloches immobiles, il n'entendait ni les cris des gamins jouant sur la place, ni les pattes des pigeons qui égratignaient, en glissant, les ardoises du toit de l'église: il entendait son âme qui se jetait d'un bout de l'horizon à l'autre et du passé à l'avenir, comme la foudre, en grondant, et qui criait.

—Qu'ont-ils fait, ceux qui ont eu ici la charge d'évangéliser? Est-il possible que six prêtres aient passé dans un siècle, et n'aient pas remué cette cendre?... Se sont-ils résignés? Ont-ils été pris, eux aussi, du sommeil de la mort? Ou bien ont-ils vécu cinq ans, dix ans, vingt ans, dans la douleur où je suis?... Dieu, que c'est horrible, ce désert d'âmes!... Que je voudrais revenir en Morvan! Être transporté, par des ailes, en Vendée, en Auvergne, en Bretagne, dans les plaines du Nord, n'importe où, pourvu qu'il y ait des âmes vivantes autour du Dieu vivant!... L'alleluia est tombé dans le vide. Tous les péchés tiennent la campagne et l'empêchent de chanter... O mes anciens, je vous admire, au contraire, d'avoir pu vivre où j'étouffe. Vous avez au moins commencé votre œuvre, essayé. Et moi qui accuse, qu'est-ce que j'ai fait?... J'ai attendu dans le presbytère, en veillant, des heures qui ont sonné dans la solitude. Quelle faute! Depuis six mois, que je suis curé de Fonteneilles, j'ai eu, dans le secret, entre vous et moi, mon Dieu, beaucoup d'amour pour eux, mais je ne l'ai pas assez dit... Il n'est pas possible que rien ne vive!... D'ailleurs, j'ai le pouvoir de ressusciter, puisque mon Maître l'a... J'irai... Dieu sortira de son temple... Je parlerai au premier de mes paroissiens que je rencontrerai... Je voudrais tant les connaître! Mais nous n'avons aucun lien, si ce n'est l'église où ils ne viennent plus. Rien de commun: ni le cabaret, ni le bois, ni la ferme... Si quelqu'un m'aidait? Ce jeune monsieur de Meximieu?... Je ne lui ai fait qu'une visite. Je me suis écarté du château, parce que toutes les masures sont jalouses... Non, j'irai seul. Je suis seul; je leur porterai ma marchandise sainte qui est la paix... M'écouteront-ils? Ce n'est pas de l'insulte que je dois avoir peur, c'est de ce silence autour de moi. Ayez pitié!

Le visage mouillé de larmes, il se leva, frotta ses yeux avec l'essuie-mains pendu dans la sacristie, à côté de la fontaine de faïence verte, et ouvrit la porte de la tour. Entre la première marche et le mur, un brin de giroflée avait poussé. Il inclina sa tête au vent, sous les pieds de l'abbé, qui entendit la caresse de la fleur et dit:

—Je te remercie de remuer pour moi; les hommes n'en font pas autant.

Il traversa la place; elle était vide. Dans les auberges, derrière les vitres, des buveurs l'épiaient, et devisaient sur lui comme ils eussent fait sur tout autre objet encore nouveau pour eux.

L'abbé ne les vit même pas. Le presbytère était là tout près, en face de l'église, de l'autre côté de la route.

M. Roubiaux ouvrit la barrière à claire-voie, autrefois blanche, à présent salie par les mains, fit quelques pas dans l'allée, perpendiculaire à la route et qui longeait la maison, et, au moment où il passait devant la porte de la cuisine, il fut presque heurté par un gamin qui en sortait, tête basse, en courant, un panier vide au bras.

En apercevant l'abbé, l'enfant s'arrêta net, et leva, dans le soleil, sa figure rousselée, vivante, épanouie, qui renvoyait, comme une pomme ronde, toute la lumière tombant sur elle.

L'abbé considéra un moment cette jeunesse, comme s'il eût regardé un cerisier en fleur, un tableau qu'on lui aurait dit être de Raphaël, une église neuve, un glacier, ou la mer qu'il aimait sans l'avoir vue. Il reposait son âme lasse sur ce petit homme frisé, qui n'avait pas la méchanceté des grands ni leur dureté de cœur. Du moins il le croyait. Il ne lui demanda ni de qui il était, ni ce qu'il venait faire, ni comment il s'appelait. Mais, pendant que l'enfant attendait, tout prêt à répondre, justement, à ces questions prévues, il lui mit la main sur le front, et avec le pouce, lentement, pieusement, il traça le signe de la croix.

Le petit comprit que cela signifiait: «Va-t'en, petit béni!» et il s'échappa.

—Bonsoir, monsieur le curé.

La barrière claqua derrière lui.

—Un sacré gamin que sa mère envoyait quêter des œufs de Pâques, dit la servante en apparaissant sur le seuil de sa cuisine; oui, elle demandait des œufs, la gueuse de pauvre, parce que son fils aîné, dans le temps, était enfant de chœur. Ah! je l'ai «égalopé», le petit!

—Vous avez eu tort, Philomène.

—Oui, je sais bien, on vous mangerait votre pain dans votre assiette, que vous ne diriez rien; on voit bien que vous n'êtes pas d'ici... Ah! vous ne les changerez pas, allez!... Voulez-vous dîner? c'est prêt.

—Non, Philomène, je monte dans ma chambre. Je vous préviendrai quand j'aurai faim.

Il monta, repris par sa lourde peine que la vue de l'enfant avait un instant écartée, et, arrivé dans sa chambre, devant sa table de bois blanc, où il n'y avait qu'un buvard, une bouteille d'encre et un bréviaire, il s'assit, et cacha sa tête entre ses bras repliés et posés sur la table. Il ne dormait pas; il ne pleurait plus. Bientôt il se redressa. Son maigre visage aux yeux de créole, au teint noiraud, aux oreilles débridées et mordues par la bise, à la forte mâchoire de mangeur de pain dur, avait repris sa physionomie de tous les jours, sérieuse, naïve et ardente. Il regarda devant lui, accrochée au mur blanc, la photographie d'une petite vieille morvandelle, tout encapuchonnée de noir, dont la figure criblée de rides avait encore des yeux d'enfant. «Bonjour, maman! dit-il. Je vais t'écrire!»

Il prit, dans le buvard, une feuille de papier blanc quadrillé de bleu pâle, et laissa courir la plume.

«Ce 22 avril 1906, dimanche de la Quasimodo.

«Maman, je suis triste, je voudrais m'en aller te voir et prendre un air de neige dans nos montagnes. A l'heure où je t'écris, je te vois; les cloches sonnent, comme ici, pour la fin de la messe, mais elles ont une réponse, dans le bruit des sabots sur la terre gelée. Tu sabotes aussi, petite mère; tu as rabattu ton capot noir sur ton front; tu sors de l'église, la dernière comme d'habitude; tu penses à ton fils l'abbé, au petit Henri que tu conduisais autrefois par la main, et qui est descendu, tout seul, loin du village de Glux-en-Glaine, pour tâcher de convertir les gens de la plaine de Nièvre. Tu traverses la place; tous nos amis sont là, c'est-à-dire toute la paroisse; hommes, femmes, enfants, personne n'aurait voulu manquer la messe; il fait grand froid; le vent souffle du Preneley, et la forêt, comme le bourg, à cause de la neige, n'a plus de chemin que pour une personne. Tout le monde s'en va à la file. Toi, maman, tu rentres dans ta maison, qui est bien la plus étroite, mais qui a été la plus heureuse de Glux-en-Glaine, du temps que nous étions là tous deux. Je suis triste, maman! Je t'ai quittée pour ces gens de Fonteneilles qui ne me détestent point, mais qui ne vivent que pour la terre. Je n'ai rien gagné sur eux, depuis sept mois que je suis leur curé. Mon cœur va devenir timide, à cause de l'abandon où je suis. Et j'ai reçu l'onction sainte, et je suis responsable de toutes les fautes, de toutes les déchéances, de toutes les morts désespérées que j'aurais pu empêcher ou consoler! Ils étaient sept à la grand'messe ce matin! Tout les rabaisse: leur nature, leur ignorance et leurs lectures qui l'entretiennent; l'air qui est plein de mensonge, tout jusqu'à la vente facile de leurs bœufs... Tu comprends bien ce que je souffre, maman. Il y a beaucoup de mères, comme toi, qui ont une âme de prêtre et qui l'ont donnée à leurs enfants. Alors, quand tu recevras ma lettre, tu te mettras à prier pour moi. Je sais que tu le feras. Je te crois puissante sur Dieu et sur le monde, parce que tu es la pauvreté bonne. Donne-moi de l'aide! Je cherche comment faire et par où commencer. Tiens, je me rappelle que, dans ma petite enfance, les jours de lessive, tu restais là, devant le tas de linge rapporté de la rivière, et qu'il fallait «éparer» au soleil; tu prenais en pitié la peine que tu allais avoir, tant et tant de tours à faire, tant de fois à te baisser, à te relever, à étendre les bras, et tu disais: «Mon Henri, je ne sais pas par où prendre mon ouvrage. J'en ai trop!» Pauvre maman! pour t'aider, ton petit gars ne comptait guère. Quand j'avais enfoncé deux piquets dans l'ouche, derrière la maison, je me sentais lourd de gloire, je me couchais sur l'herbe. Maman, je n'ai même pas ce que tu avais. Personne n'a planté un seul piquet pour moi... Envoie-moi une lettre, et mets dedans un peu de ton courage. Je vais déjà mieux, je me sens plus fort, rien que pour t'avoir écrit. Je t'aime de toute mon âme, maman. Et ne me crois pas découragé: j'avais seulement besoin de pleurer près de toi.

»HENRI ROUBIAUX

L'abbé glissa la lettre dans une enveloppe, chercha un timbre dans une boîte en carton, parmi des images pieuses, et descendit l'escalier qui se plaignait toujours, comme nous, sous les plus faibles poids. En passant devant la cuisine:

—Philomène, dit-il, vous pouvez maintenant faire réchauffer la soupe. Je vais mettre une lettre à la poste.

—Elle est jolie, votre soupe; c'est comme une bouillie!

L'abbé, tête nue, traversa le jardin, puis la petite place, en biais, jusqu'à la boîte, qui formait verrue au-dessous de la fenêtre du bureau de tabac. Comme il revenait, il aperçut à gauche, montant la côte, dépassant l'angle du mur, un homme de haute taille, à barbe blonde, et qui leva son chapeau et le remit d'un geste indifférent.

Il alla vers lui.

—Comment allez-vous, Gilbert Cloquet?

—Pas tout à fait bien, mais mieux, monsieur le curé, je vous remercie, vous êtes bien honnête.

—J'ai passé par le Pas-du-Loup, voilà un mois, et j'ai demandé à vous voir, mais la mère Justamond m'a dit que vous dormiez.

—Ça aurait valu la peine de me réveiller, monsieur le curé, mais la bonne femme est comme un chien: quand elle garde quelqu'un, personne n'approche.

L'abbé Roubiaux hésita un instant, cherchant instinctivement un mot qui ne fût pas trop direct, l'expression trop franche de sa douleur et de son reproche. Mais son âme débordait. Il dit, joignant les mains sur sa soutane:

—Si je ne me trompe pas, Gilbert Cloquet, vous n'étiez pas à la messe, le jour de Pâques! Et, bien sûr, vous n'y étiez pas ce matin.

—C'est vrai.

—Vous êtes pourtant de ma paroisse.

—Que voulez-vous! il y a si longtemps que je n'y vas plus! Ça n'est pas dans les habitudes d'ici.

L'abbé laissa tomber ses mains, les écarta de son corps, les tendit en avant, comme s'il implorait le bûcheron.

—Ah! mon ami, quelle souffrance d'être ici le représentant de Dieu que tout le monde oublie, que personne n'aime plus!

L'homme fut ému par cette douleur; il eut un petit sursaut, dodelina la tête, et dit bonnement:

—Voyons, monsieur le curé, faut pas vous faire de peine pour si peu de chose; on ne va pas à la messe, mais on n'est pas tout de même du mauvais monde. Allons, remettez-vous; l'ancien s'était habitué à nous: vous ferez de même.

Il se sentit regardé par des yeux qui ressemblaient à ceux du Christ cloué sur la croix. Jamais on ne l'avait regardé ainsi. Quelque chose d'intime et d'obscur fut touché en lui, et tressaillit comme l'enfant d'une femme, et il devina que c'était sa vie elle-même, tout le fond de l'âme qui ne voit point la lumière, qui était pénétré par ce regard. Il fut gêné. Il tendit la main à son curé pour prendre congé.

—Ne vous donnez pas tant de tracas pour nous, dit-il. Je vous comprends tout de même: c'est comme moi quand le métier ne va pas; il y a de la peine pour tous, dans le monde, faut croire... Bonsoir, monsieur le curé, au plaisir!...

Et il se remit à monter la pente, tandis que l'abbé rentrait au presbytère. Pendant le temps qu'il mit à franchir les premiers cent mètres, il ne songea qu'à cette rencontre avec le curé de Fonteneilles. Une fois même, il se retourna du côté du presbytère, dont on ne voyait qu'une lucarne, le toit fuyant dans le jardin, et le mur de clôture avec la glycine blonde.

—C'est un bon petit homme, ce Morvandiau, murmura-t-il, il a le cœur sensible comme une femme. Si ma défunte mère avait été là, elle m'aurait parlé tout comme lui.

Il continua de monter entre les maisons du bourg. Un camarade le salua, un autre, un autre encore. Des idées nouvelles chassèrent, pour un temps, le souvenir des mots échangés avec l'abbé Roubiaux.

Tout à l'extrémité du bourg, Gilbert entra dans une très pauvre habitation, une masure écrasée sous un toit de chaume qui lui-même, d'un chevron à l'autre, s'affaissait et formait gouttière. Un homme jeune achevait de manger, assis devant une table de vieux cerisier, entaillée par le couteau, usée par les mains, les plats, les coudes et les torchons de deux ou trois générations. Une femme, brune et fraîche, qui avait les pommettes rouges, comme celles qui viennent de se fâcher ou de pleurer, essuyait la table d'un geste circulaire, les deux mains appuyées sur le torchon roulé. Son mari baissait la tête et achevait de manger du pain; à côté de lui, il y avait encore une bouteille demi-pleine et une assiette où quelques rondelles de pommes de terre nageaient dans le vinaigre et l'huile.

—Bonjour, Durgé! Tu n'as pas l'air d'avoir plus de fricot que moi à manger!

Le jeune homme releva sa tête petite, coiffée jusqu'aux oreilles d'un grand chapeau de feutre mou. Durgé, très jeune, très sanguin, et dont les épaules tombèrent d'une pièce, avec aisance, quand il se redressa, avait une barbe rousse frisée sous le menton, une courte moustache d'adolescent, des lèvres très rouges, le nez trop court, le front bas; et on ne pouvait dire qu'il était beau, mais son regard, droit, clair comme un courant d'eau sans caillou ni vase, disait la force et la simplicité. C'était un primitif. On devinait, dans ses yeux pleins d'énergie au repos, que l'homme n'avait qu'une parole, qu'un sentiment, qu'une idée à la fois, et qu'il serait une puissance, d'un dévouement absolu, pour ceux qui auraient conquis son affection et persuadé son esprit. A l'interrogation plaisante de Cloquet, il répondit:

—Le printemps n'est pas bon. Si l'écorce ne va pas, en mai, je crois que nous n'aurons pas de quoi élever la famille qui vient.

Il eut un sourire qui éclaira sa face rustique, et, d'un mouvement des yeux, désigna la jeune femme, dont la taille était lourde.

—Ça paraît, répondit Gilbert Cloquet, riant aussi. Mais vois-tu, Durgé, le malheur des malheurs, c'est qu'il n'y a plus les foins à couper.

—Non! des machines partout!

—Excepté chez monsieur Michel. Moi, je fauche ses foins depuis que j'ai quitté la Vigie, depuis plus de vingt ans. Qu'est-ce que tu dirais si je te faisais embaucher?

—Je te dirais merci; mais tu te trompes, vieux; ils sont tous les mêmes: il va acheter une faucheuse.

—Tonnerre! fit Gilbert en s'approchant, comme s'il allait se jeter sur Durgé. Qu'est-ce que tu dis là?

—Ce que je sais.

—Il n'en a jamais eu!

—Il va en avoir.

—Non, il ne voudrait pas m'enlever mon travail. Douze jours de bonne paye! C'est pas possible, Durgé...

—Voilà, dit le jeune homme, se courbant pour raconter l'histoire, et faisant le geste de l'humanité conteuse, les coudes appuyés sur les genoux, les mains libres, la tête avançante. A la foire de mars, il a rencontré le marchand de machines, et quelqu'un l'a entendu qui demandait les prix, oui: «Combien le grand modèle? Combien la marque américaine? La vôtre?» Est-ce une preuve, Cloquet, ou bien veux-tu que je t'en dise plus long?

—Je veux que tu viennes avec moi! Nous irons trouver monsieur Michel; il nous écoutera: je le connais... Non, je te réponds que c'est une menterie!

Durgé, sans se redresser, regarda de côté la jeune femme qui était devenue grave, en entendant parler les hommes. Elle dit, très bas, en serrant le linge entre ses mains comme si c'était le gain de deux semaines qu'on voulait lui enlever:

—Il faut y aller, et puis surtout ne pas céder sur les prix!

—Ne crains rien! dit le mari, dont les yeux, tout à coup, devinrent ardents. Tu me connais!

En un moment, les deux hommes furent l'un près de l'autre, sur le seuil; ils touchèrent ensemble le bord de leur chapeau, en l'honneur de la femme qui, du fond de la maison, les suivait du regard, songeant aux choses de l'été prochain; puis ils descendirent et disparurent dans un chemin qui tournait autour du bourg, et qui rejoignait la route un peu plus bas. Ils étaient de même taille, mais le vieux était plus élancé, plus mince; il avait en lui une élégance non apprise, comme il arrive parmi les arbres de futaie.

—Si tu veux, dit-il, nous prendrons avec nous Dixneuf: c'est un ancien qui attend comme moi après les foins du château. Il y a même vingt-deux ans qu'il les fauche, lui aussi.

Un signe d'assentiment fut la réponse du jeune. Devant eux, au bas de la pente, ce n'était que des prés où l'herbe grandissait déjà drue et luisante; toute parcelle de terre, comme un vase trop étroit, tendait sa fleur ou sa gerbe verte; l'eau coulait en dessous, invisible, et par-dessus, la grande rayée du soleil et du vent passait aussi, déroulant les feuilles, les pétales, les tiges toutes pleines de sève. Les hommes calculaient l'étendue que l'herbe couvrait, ses profondeurs, ses dentelures entamant la forêt. Le souvenir des dernières fenaisons leur venait à l'esprit, puis ils considéraient plus distraitement les cimes des bois, rouges encore de la résine des bourgeons, pâles par endroits, là où le sol plus dur avait mis en retard les chênes de la forêt. Le village du Pas-du-Loup était caché à quelques centaines de mètres de la lisière. Gilbert et Durgé tournèrent autour du château, prévinrent Dixneuf qu'ils trouvèrent chez lui, dormant au coin de la cheminée. Le vieux maçon, malgré l'apprentissage, n'avait jamais été bien occupé à construire les maisons et à réparer les ponts du pays. Il n'était employé par les maîtres maçons que dans les temps de grande presse, et on lui confiait volontiers le soin de gâcher le mortier. L'homme avait plus de soixante ans. Il était patriote, mauvaise tête, sourd un peu, capable de résistance en paroles, mais d'une prodigieuse inertie, quand le chef de chantier ou le travail ne lui plaisaient pas. Il était pauvre aussi. Et Gilbert Cloquet pensait que, comme un autre lui-même plus âgé, ce Dixneuf méritait d'être plaint, aidé, embauché pour la fenaison.

Les hommes, côte à côte, remontèrent du côté du château de Fonteneilles, traversant la pelouse qui le séparait de la forêt. Du haut de la terrasse, que le soleil avait quittée depuis midi, pour éclairer l'autre façade et la cour de l'habitation, Renard, flânant et important, aperçut le groupe qui se dirigeait vers l'escalier de pierre.

—Hé? vous autres, qu'est-ce que vous venez faire encore?

—On a à parler à monsieur Michel, dit Gilbert, sans ralentir le pas.

—Il est malade; il ne pourra pas vous recevoir... je ne sais pas ce qu'il en est déjà venu, de coureurs et de journaliers pour le voir; on dirait, en vérité, que le temps des maîtres comme lui est à tout le monde.

—Dites donc, Renard, ce n'est pas à vous qu'on a affaire!

Michel, entendant un bruit de voix, apparaissait au coin du château, à droite, et comprenait sans peine l'objet de la discussion. Il était pâle et essoufflé pour avoir fait trente pas.

Il fit signe à Gilbert et aux deux autres hommes: «Venez!» et retourna dans la cour d'entrée, plus chaude et plus ample de décor que la terrasse. Il y avait là, en avant de la porte, un rectangle long, dallé et cimenté, que protégeait un toit de tôle porté par trois colonnes blanches. Ce péristyle, élevé d'un demi-pied seulement au-dessus du sol, avait été construit par la grand'mère de Michel, vieille femme à qui plaisaient la tiédeur de l'abri et l'éventail grand ouvert des champs qui montaient vers le bourg, coupés en leur milieu par le double buisson de hêtres de l'avenue. Des fauteuils en rotin, des chaises de jardin étaient rangés le long du mur. Michel attendait, debout, les trois journaliers de Fonteneilles. Ceux-ci, deux au moins d'entre eux, connaissaient bien le chemin. Ils le foulaient avec une espèce de sécurité et d'orgueil, comme s'ils avaient pensé: «Renard a eu le dessous; nous sommes plus que lui; d'ailleurs, ce n'est pas d'hier qu'on nous traite ici avec honneur.»

Tous trois ensemble ils saluèrent, du chapeau et de la tête, et Gilbert, qui précédait un peu les autres, à titre de familier et de causeur facile, demanda:

—Vous êtes malade, à ce qu'on dit, monsieur Michel? Faut pas nous recevoir, si ça vous gêne.

Le jeune homme serra les trois mains qui se tendaient.

—Venez tout de même. Tant que je serai debout, je serai à votre service. Qu'y a-t-il?

Aucun des trois hommes ne répondit à cette interrogation trop hâtive. On devait s'asseoir d'abord, et causer de ce qui n'était point important. Ils prirent des chaises que Michel leur désignait, s'assirent, émirent quelques profondes sentences sur le temps qu'il avait fait, puis Gilbert, tirant sa barbe fauve, et regardant le châtelain:

—Monsieur Michel, c'est-il vrai que vous avez pensé à faucher avec une faucheuse?

—J'y ai pensé, en effet, Gilbert, mais je n'ai rien décidé.

—Vous y pensez: ça n'est pas bien.

—Pourquoi?

—Monsieur Michel, parce que ça sera contre nous. Est-ce que j'ai mal travaillé?

—Et moi? dit plus haut le père Dixneuf. Est-ce que vous n'avez pas été content de moi, les années passées? Depuis les temps anciens que je travaille vos prés?

—Faut pourtant que l'ouvrier vive, ajouta Durgé, en avançant sa tête jeune, comme pour charger sur l'ennemi. La machine vole le travail de l'ouvrier!

—Vous ne ferez pas ça, monsieur Michel? Ça ne serait pas la justice!

—Ni votre intérêt, voyons!

—Ni la paix!

Les trois voix s'animaient. Les trois hommes rapprochaient leurs chaises de celle de Michel, qui attendait, et regardait en silence celui qui parlait.

—Il y a assez de bourgeois qui ne font plus faucher! Vous êtes le dernier. Votre père et votre grand'mère nous ont fait travailler!

—N'achetez pas de machines, monsieur! C'est votre intérêt, je vous avertis.

—Non, Durgé, interrompit Gilbert; il faut dire à cause de nous, par amitié pour nous, pour nous donner du travail, n'achetez pas de faucheuse.

—Douze journées, au moins; peut-être quinze ou vingt de perdues, si vous le faisiez!

—Il a raison, monsieur, à bas les machines! Donnez du travail!

—Dites, monsieur, donnez-m'en!

Ardents, partagés entre la crainte de déplaire, la colère, la pensée des jours de chômage forcé, les trois faucheurs interrogeaient le maître de l'herbe, et, si les yeux des deux anciens ne menaçaient pas, il y avait une révolte et un défi dans le regard du plus jeune, de Durgé au poil roux.

Les lèvres avaient fini de parler, mais elles restaient entr'ouvertes, prêtes à protester ou à se plaindre. Les trois hommes avaient le même geste, et ne différaient que d'expression. Ils se penchaient en avant comme pour recevoir le pain.

—Écoute, Gilbert, et vous, Dixneuf, rappelez-vous ce que je vais vous dire. A cause de vous, qui êtes de vieux amis de la maison, je renonce à acheter cette année une machine, mais à une condition expresse: le prix de la journée ne dépassera pas trois francs.

—C'est ce qui est dû, fit Gilbert.

—Le syndicat s'en contente pour les travaux du printemps, dit le père Dixneuf. On peut conclure.

—Trois francs cinquante, dit Durgé vivement. Pour les travaux durs, comme les prés, on ne demande pas moins.

—Je paierai trois francs, rien au delà. Vous pouvez calculer que dix faucheurs, à trois francs chacun, pendant quinze ou dix-huit jours, c'est le prix de la machine même que je vous donne. Je ne renonce à mon idée que pour vous, dans votre intérêt. Moi, je fais une opération peu raisonnable. Mais il me suffit qu'elle soit à votre avantage. Est-ce convenu?

—Trois francs cinquante, dit Durgé: je ne travaille pas à moins.

—C'est bien; je n'embauche que Gilbert et Dixneuf, dit Michel en se levant. Je vous regrette, Durgé, puisque vous êtes un bon travailleur. Au revoir.

Les deux anciens étaient contents et n'osaient pas trop le montrer. Durgé, obstinément silencieux, l'air dur et insolent, fit à peine un signe de tête, pour prendre congé de Michel de Meximieu. Les trois compagnons remontèrent ensemble l'avenue. Ils ne commencèrent à parler entre eux que quand ils furent déjà loin du château. Michel, qui les suivait du regard, attristé d'un désaccord sans cesse renaissant et qui tenait aux défiances des âmes bien plus qu'à des raisons d'argent, vit que les hommes discutaient, et que Durgé, contraint tout à l'heure et muet, gesticulait avec violence, entre les deux anciens qui se taisaient à présent.

«Ames sans force, ou âmes révoltées! Que faire? Et c'est tout le monde, toute la campagne et toute la ville! Gilbert a-t-il compris mon intention, et en somme, ma générosité? Peut-être. Dixneuf n'a sûrement rien vu. Durgé s'en va avec un argument de plus contre les riches. Il croit que j'ai voulu l'exploiter. Il est fier de n'avoir pas cédé. Quelles paroles pourront toucher ces cœurs que les actes n'émeuvent pas? Quel est le chemin? Oh! que je le ferais volontiers! Ne dirait-on pas que nous appartenons à une autre humanité qu'eux?... Une chose est entre nous, et je ne sais pas de quel nom la nommer, ni comment la briser... J'avais cru, en cédant, faire un sacrifice digne de retour.»

Il jeta un regard sur l'avenue maintenant déserte.

«Que m'importe, après tout? Mon devoir ne durera pas. D'autres accompliront l'œuvre que j'ai à peine commencée, et si dure... D'autres!...»

Une image se leva dans son esprit, celle d'une jeune femme aux cheveux de deux ors. Il la vit, là, tout près, dans la cour sablée du château, et il avait une si puissante faculté d'évocation, une mémoire si parfaite des objets, des couleurs et des mouvements, que ce fut réellement Antoinette Jacquemin qui passa devant lui, sans le regarder, se dirigeant vers les servitudes et la ferme, saluée de loin par les hommes qui labouraient le champ d'en face, comme celle en qui l'avenir de tout le domaine était vivant.

«D'autres prendront ma place, et ils ne se souviendront de moi que rarement...»

Il se prit à pleurer, enfoncé dans le fauteuil d'écorce, les yeux fermés, sûr que personne ne serait témoin de sa faiblesse et ne la troublerait.

Michel de Meximieu se savait très malade. Depuis son adolescence, il avait une maladie de cœur, insoupçonnée ou non avouée par les médecins, et que les émotions violentes des derniers mois venaient d'aggraver subitement. Au retour de Paris, inquiet des crises de suffocation qui le saisissaient, de l'extrême faiblesse fiévreuse où elles le laissaient, et que la volonté ne suffisait plus, comme autrefois, à dominer, il avait consulté, à Corbigny et à Nevers. Un premier médecin avait dit: «Ce n'est rien, mais, pas trop d'inquiétudes, n'est-ce pas, ni trop d'imagination?» Un second, devant l'insistance de Michel, qui voulait savoir, avait été moins discret, et le dialogue s'était terminé sur ces mots:

—J'ai besoin de savoir si je vivrai. Je suis de ceux qui veulent connaître l'ennemi, et j'espère faire bonne contenance. Parlez-moi.

—Eh bien! monsieur, avec ce que vous avez, un homme heureux comme vous peut vivre longtemps.

—Et si je n'étais pas heureux?

Le médecin s'était tu.

—Alors je suis perdu.

Lui-même il avait prononcé la sentence. Mais dès le lendemain, dès le soir, et, depuis lors, tous les jours, il refusait d'y croire. Elle se dressait devant lui, et il la chassait. Elle revenait, et alors pour la convaincre de mensonge, il appelait à son secours sa jeunesse qui voulait vivre; son ambition noble et qui lui mériterait sans doute la grâce de vivre; son effort pour relever tout ce peuple abaissé de la campagne. Lutte formidable, sans témoin, sans confident, sans consolation d'aucune sorte, d'où il fallait sortir tout à coup, pour donner un ordre, recevoir un fermier, un chef de culture, une visite. Elle se renouvelait souvent. Mille causes, sans cesse renaissantes, criaient autour de lui. «Tu vas mourir inutile, Michel de Meximieu, et rien ne sera, de ce que tu as rêvé.» L'occasion, c'était une souffrance physique; c'était le souvenir des conversations qu'il avait eues dans ce fumoir, ou à Paris, avec son père; c'était la cruelle pensée de la Vaucreuse et d'Antoinette Jacquemin; c'était la vue des champs, des bois qui allaient bientôt passer en d'autres mains, ou encore, comme à présent, l'ingrate réponse des hommes, un refus d'arrangement qui montrait combien les âmes étaient malades de haine.

Le dimanche avait dispersé les travailleurs. La chaleur écartait les importuns. Michel souffrait. Les heures passaient.

Mais il en était arrivé à ce point où la douleur, longtemps maudite, est enfin acceptée, et commence aussitôt à perdre son pouvoir. Ce long après-midi de printemps, cette solitude, cette immobilité, ces larmes qui séchaient, ce visage dont elles n'avaient pas effacé l'énergie et qui retrouvait, après elles, une sorte de calme et de sourire, c'était tout l'appareil et tout le visible d'une victoire prodigieuse: un homme acceptait de mourir. Il se retrouvait dans la tradition de ses pères, soldats et hommes de haute foi. Il était brave plus que les autres. Il ne tremblait plus pour lui-même, et il avait déjà au-dessous de lui toute la terre. Il disait: «Assez de larmes! Je n'en verserai plus. Cela fait bien la dixième fois que je pleure sur moi. C'est neuf de trop... Heureusement, j'ai senti aujourd'hui que, dans ma peine, il y a un regret de ne pas m'être dévoué... Cette peine-là, je l'emporterai... Ils ont rarement, ces pauvres, des dévouements qui soient bien à eux, et tout entiers... O l'admirable féodalité que le monde pourrait être!... Une âme seigneuriale, c'est-à-dire sainte, par quartier, pour défendre les timides! Un homme d'armes! Une citadelle!... Ils auront l'abbé, à Fonteneilles. Oui, j'ai confiance... Et puis, qui sait de quel hallier sort le muguet, dont une branche emplit de parfum tout un bois? Personne. Il jaillit de la feuille morte. Un être rédempteur peut se lever parmi eux. Il en faudra, des pauvres, pour relever les pauvres... Et c'est pour cela peut-être que, moi, je m'en irai le premier, peut-être...»

Le soleil, rasant le sable, pénétrait sous la toiture de tôle, et éclairait Michel, qui se reprenait comme autrefois, à regarder longuement la lumière descendre. Quand le valet de chambre vint, vers six heures, lui demander un ordre, il ne put s'empêcher de dire:

—Monsieur le comte est mieux; il a sa figure d'habitude.

Le dimanche finissait dans le calme. Quelques cris descendaient encore du village où les buveurs, en quittant les auberges, essayaient de chanter. Pas de vent. Les braconniers savaient qu'il n'y aurait pas de lune. Quand la nuit eut dragué dans ses plis le reste d'or qui traîne sur les champs vers le soir, il y eut une heure fraîche, où les herbes commencèrent à boire la rosée. Le bruit des pas s'assourdit, et la douceur de l'air, pénétrant par les portes ouvertes, fit venir sur le seuil des femmes et des enfants, qui regardèrent devant eux, émus par la grâce inconnue, et qui dirent: «Il fait doux». L'abbé Roubiaux, qui se promenait dans son allée de buis, sentant le parfum qui montait de la forêt, ferma son bréviaire sur son pouce, leva les yeux, et murmura: «Quand même, alleluia!» Sur les hauteurs de la Vigie, le vieux Fortier, qui chaque soir voyait les étoiles et les nuages glisser au-dessus des bois, remarqua que le ciel était saturé d'eau comme si toutes les étoiles pleuraient, et il dit: «J'aurai encore, cette année, soixante chariots de foin.»

Au bord de l'étang de Vaux, dans le golfe qui s'enfonce, tout aigu, au nord-ouest, un homme tendait des nasses. Chaussé d'espadrilles, le pantalon relevé jusqu'au-dessus du genou, il prenait un de ces longs mannequins d'osier, cachés dans un fourré du bois, écoutait, jetait un regard sur la rive opposée, puis, à peu près sûr de n'être pas épié,—la forêt était sombre et les arbres trempaient dans l'eau leurs branches à demi feuillues,—il descendait la berge vaseuse, titubait en piétinant les vases molles, se courbait, et posait l'engin parmi les roseaux. Supiat Gueule-de-Renard allait saisir, dans la cache où il les mettait à sécher, la sixième nasse à anguilles, lorsqu'il entendit un bruit de branches remuées, à sa gauche et assez près. D'un mouvement souple, il s'agenouilla aussitôt sur le sol, posa la nasse avec précaution, et se coucha à côté. Le coassement des grenouilles, le crissement des grillons qui liment du fer à l'entrée de leurs cavernes, la plongée d'un poisson sautant après une étoile, remplirent la nuit. Puis le chant du loriot très doucement modulé, dans la même partie du bois où les branches avaient remué, fit se relever le braconnier, qui appela en sourdine:

—C'est toi, Durgé? Tu m'as fait peur.

Sans précaution, et refoulant le taillis du ventre et des épaules, le jeune journalier arriva droit à Supiat, et, dans l'ombre, Supiat vit luire les dents blanches et les prunelles de Durgé qui riait.

—Quand je ne t'ai pas trouvé à la maison, j'ai pensé que tu péchais l'anguille, Gueule-de-Renard, et je suis venu jusqu'ici. J'ai vu le comte.

—Est-ce qu'il est malade comme on le dit?

—Oui, il m'a semblé qu'il respirait mal.

—Je ne le pleurerais pas! C'est un bourgeois qui prendra de l'influence ici. Il a le chic pour faire croire aux hommes qu'il s'intéresse à eux. S'il fait faucher ses foins à la main, cela fait encore dix hommes qui se croiront ses obligés. Combien t'a-t-il offert?

—Trois francs. Les deux vieux ont accepté. Mais moi, j'ai refusé, ils étaient furieux!

—Parfait!

Supiat se mit à rire, et tendit son museau à la clarté pâle de la nuit, comme une bête qui flaire le vent.

—Alors, Durgé, l'affaire est dans le sac?

—Parbleu! C'est ce que je venais te dire.

—Je préviens cet imbécile de Ravoux, que j'échaufferai en parlant de justice et d'exploitation patronale; il défend à Cloquet et à Dixneuf, au nom du syndicat, d'accepter trois francs; il va lui-même trouver le patron, qui s'emporte, qui parle de promesse, de parole donnée...

—Je t'en réponds; il a dit qu'il ne céderait pas...

—Et le patron achète sa faucheuse... Et le Meximieu est un peu plus détesté... Allons! mon vieux, cela va bien. Je vais jeter ma dernière nasse.

Il prit sur l'herbe la cage d'osier toute poussiéreuse de vase sèche, la souleva, et s'avança, en s'écartant un peu vers la gauche, jusqu'à l'endroit où la rive, dominant d'un pied l'eau de l'étang, permettait de jeter aisément la nasse entre les roseaux.

Il revint en essuyant ses mollets tachés de boue, reprit ses sabots qu'il avait laissés au pied d'un baliveau, et, frappant sur l'épaule de Durgé:

—Il y a aussi un camarade qu'il faut abattre, Durgé. Tu sais bien lequel. J'ai entendu des syndiqués, même des jeunes, qui me reprochaient la raclée que je lui ai donnée. Il aurait vite un parti, ce vieux-là, il est malin...

—Tu ne sais donc pas les dernières nouvelles, comme disent les journaux?

—Quoi donc?

—La fille est complètement ruinée. Elle doit à plus de vingt personnes du bourg, ou de la ville. Avant un mois, l'huissier sera chez elle.

—Je veux bien, mais le bonhomme ne sera pas abattu pour cela. Sa fille, c'est comme un nid d'écureuil dans le tronc d'un arbre: ça ne le tue pas.

Durgé hocha la tête, l'oreille dressée, écouta un moment avant de se remettre en marche.

—Il y aura tout de même les dettes qui le gêneront, dit-il.

Les deux hommes, à la file, s'enfoncèrent dans le bois. La pointe de l'étang de Vaux, où les rides qu'avait faites la chute de la nasse s'étaient déjà élargies, puis étalées sur les berges en vagues minuscules, continua de refléter la grenaille des étoiles. Tout dormait dans les fermes. Des canards en pâture, au loin, sur les grandes eaux, appelaient des bandes sauvages qui passaient, invisibles. Gilbert Cloquet était couché; Michel de Meximieu lisait dans sa chambre, la fenêtre entr'ouverte. Leurs deux noms continuaient d'être prononcés tout bas, et associés par la haine perspicace du plus mauvais drôle de Fonteneilles.


VII

LES FOINS

Le travail de la faucherie allait échapper à Gilbert. La faucheuse était achetée. Vers la fin de mai, on l'avait vue avec ses roues et son siège peints en vermillon, ses dents de scie bien aiguisées, son timon portant la marque de fabrique du vendeur, amenée comme une statue de procession sur un camion, à travers les campagnes qui observent toujours et se taisent le plus souvent.

Alors, le journalier, l'homme que la ruine de Marie Lureux tenait éveillé toutes les nuits, avait demandé à faire sa journée avec les sarcleuses que Fonteneilles envoyait dans les blés déjà grands. Elles passaient, prenant chacune l'une des voyettes étroites que les rigoles creusent entre les planches semées; elles allaient lentement, attentives à ne pas froisser les épis, courbées, une main derrière le dos, tenant un paquet de mauvaises herbes, enfonçant l'autre, çà et là, dans la houle de la moisson jeune, partout où pointait un chardon, un pavot, un bleuet, un brin de vesce des semailles anciennes, ou le bouton aigu d'une nielle déjà prête à s'ouvrir. Il gagnait peu. Elles se moquaient, non pas toutes, et elles jalousaient l'homme qui prenait le pain des femmes. Il sentait cette déchéance passagère: aussi ne s'arrêtait-il point de travailler, comme elles, quand, au bout des sillons, elles se redressent, la poitrine tendue au vent, et qu'elles bavardent un peu, cherchant à deviner l'heure qu'il est; mais il se relançait dans le fourré du froment, pressé de fuir, et de cacher sa barbe entre les murailles vertes que chaque jour exhaussait. Il songeait surtout à sa fille, et à la honte qui était venue. Mais il ne savait pas tout son malheur. Les femmes le savaient; et cependant aucune n'avait encore osé dire: «Gilbert Cloquet, tu as mal surveillé tes enfants de la ferme de l'Épine. Car l'huissier, le dernier jour de mai, a passé dans les étables avec son papier, il a passé dans l'écurie; mais une partie des bêtes avaient été emmenées, avant son arrivée, et il ne les a pas prises en note. Tu ne les as pas rencontrées, Cloquet, mais tout le monde a connu qu'elles étaient dans le bois: une des juments, la plus belle, la noire, trois vaches, et quatre brebis, gardées par un mauvais gars engagé sur les routes. Ils ont juré, ton gendre et ta fille, oui, juré qu'ils ne cachaient rien, et ce sont des menteurs, et bientôt, quand la vente sera faite, ce seront des voleurs.»

Il ne savait pas. Il n'était point retourné à l'Épine depuis que sa fille l'en avait chassé. Elle était venue lui demander pardon, et de l'argent. Comme il n'avait que le pardon à donner, elle n'avait pas reparu. On était en juin. C'est l'été d'avant la moisson, où la terre est toute vêtue. Autour de Fonteneilles, et sur la croupe des coteaux, et sur le double versant des prés qui descendaient au lac et qui s'ouvraient à peine, comme des livres oubliés, ayant un ruisseau bleu au milieu, l'herbe foisonnait. Elle était mûre. Un soir, Michel de Meximieu fit appeler le chef de culture, et, montrant la longue bande de prairie qui montait vers le sud, entre la lisière des bois et la haie d'un champ d'avoine, il dit:

—Ce sera pour demain. Vous enverrez deux hommes pour faire la tournière et couper les épines, avant cinq heures.

Le dernier jour de l'herbe se leva. L'aube était claire. La longue prairie commençait à trente mètres du château, montait doucement, suivait la courbe de la forêt, dévalait la pente de l'autre côté de la colline, au delà d'un alizier, découpé en plein ciel. Aucun rayon ne touchait encore l'alizier, ni les chênes qui veillaient à la lisière du bois. Mais l'herbe avait senti le jour; une vie prodigieuse et muette la soulevait; les boutons d'or, groupés en larges taches, étendaient leurs pétales que l'ombre avait redressés; les pissenlits épanouissaient le faisceau de leurs épées jaunes; les marguerites, que la nuit ne ferme point, tournaient toutes la tête vers le soleil qui allait venir; un souffle chaud exaltait dans les graines innombrables, dans les épis, dans les grappes et les hélices, dans les ombelles et les cosses, l'huile parfumée qui enveloppe le germe. Le vent léger, courant par risées comme sur une mer calme, se poudrait de pollen, et s'imprégnait du goût de la sève. La longue nappe ondulait; pas une tige n'était froissée, pas une seule n'était morte, mais la couleur des vagues disait la moisson mûre. Elles étaient brunes, elles étaient grises, elles luisaient comme de l'argent, et des reflets couleur de sang s'y mêlaient à la rouille des choses qui ont duré. Quand les deux domestiques entrèrent au bas de la pièce, par la barrière blanche, une perdrix, qui avait son nid dans l'herbe, s'envola; un loriot s'éleva d'un chêne de bordure et se laissa porter au vent, l'aile ardente de soleil; un râle de genêt se faufila entre les touffes, et remonta dans le fourré en jetant son cri de crapaud, et il y eut alors un silence d'épouvante dans le monde des bêtes que l'herbe avait logées, qui avaient grandi avec elle, et crû en elle. Les grillons eux-mêmes se turent une seconde. La faux traçait une avenue, et la serpe épointait les ronces, au bord de la grande prairie.

Il faisait chaud, à neuf heures. La barrière s'ouvrit de nouveau; deux chevaux noirs entrèrent, attelés à la faucheuse. Où étaient les gens de Fonteneilles, ceux qui avaient crié contre la machine, et ceux qui avaient sournoisement rompu le marché conclu avec Gilbert Cloquet, et fait acheter l'affameuse, l'ennemie qui arrivait éclatante, vermillonnée, roulant sur ses roues neuves, derrière les chevaux résignés? On ne voyait personne dans le champ d'avoine, la forêt laissait pendre ses feuilles molles de chaleur, et un seul homme avait passé, depuis l'aube, un berger, remontant la colline, vers la pâture où M. Fortier engraissait ses bœufs blancs. Qui allait conduire la faucheuse? Ah! si on avait su! Tout le bourg eût été là! Ce fut Michel de Meximieu qui sortit du château, en vêtement de toile blanche, coiffé d'un chapeau de paille, et monta sur le siège de fer, au-dessus de la barre coupeuse. Renard, qui tenait les chevaux, dit une dernière fois:

—Monsieur le comte voit bien qu'il n'y a pas de mauvais gars dans les environs. Fatigué comme il l'est, il ne devrait pas faire le travail d'un domestique. Moi-même, si monsieur le comte le permettait, je pourrais...

—Merci, Renard. Je crois bien qu'en effet, tous les propos qu'on m'a rapportés sont de pure invention, mais il suffit qu'on ait crié: je ne suis pas de ceux qui exposent les autres.

Il prit les guides de corde, et il siffla; la rousseur du soleil courut sur les reins des chevaux en marche. Les dents de la scie s'engagèrent dans l'herbe, et l'herbe coupée se coucha, glissa sur le plancher de la machine, puis retomba toute luisante sur le sol, humide encore le long de la tige et rose près de la racine. Derrière la machine, qui allait sans une pause, avec un cliquetis régulier, elle formait un sillage, un long miroir de sève que la lumière enfin atteignait et séchait. Michel jouissait de la perfection de travail de la faucheuse, et surtout de se sentir le maître qui travaille, et plus près de sa moisson qu'aucun homme de sa race. Il avançait vite. Il rejoignit les domestiques qui étaient à peu de distance du sommet de la colline.

—Laissez passer! dit-il, et tant pis, je fonce en plein foin, sans tournière!

Il sacrifiait quelques bottes d'herbe. Que lui importait? Tout allait finir pour lui avec l'année. Les chevaux fumaient de sueur. Subitement, l'un d'eux fléchit, s'abattit presque, se redressa d'un coup de reins; la machine s'enleva d'un côté, retomba, tourna comme sur un pivot, et le conducteur fut jeté à terre, à trois pas, dans le foin. La faucheuse était brisée. Michel se releva; il courut aux chevaux et les arrêta. En même temps, deux hommes se montrèrent debout, à la lisière de la forêt, tandis que, de l'autre côté, dans le champ d'avoine qui n'était séparé de la prairie que par une haie, un autre homme se levait et criait: «Bravo! à bas les bourgeois!» Michel se tourna de ce côté, mais il ne vit rien. Il marcha vers l'endroit où la faucheuse avait heurté contre un obstacle. Les deux domestiques accouraient. Ils cherchèrent dans l'herbe.

—Voilà! monsieur Michel, dit l'un d'eux. Regardez!

Il tenait dans sa main le bout tordu d'un fil de fer qu'on avait du, pendant la nuit, tendre entre deux piquets et dissimuler dans l'herbe haute.

—C'est encore Supiat, je parie! cria-t-il.

—Mais oui, c'est lui qui était caché dans l'avoine! Je l'ai reconnu! Je cours après! Casser la machine! Ah! il va voir! dit l'autre.

—Ramenez les chevaux, dit Michel, en arrêtant l'homme qui prenait déjà son élan pour courir. Laissez Supiat et les autres, s'il y en a. Dans deux jours, j'aurai une faucheuse neuve, et je la conduirai comme celle-ci. Je vous charge de le dire dans le pays.

—Vous n'avez pas de mal, monsieur Michel?

—Non, très peu.

—C'est que vous êtes blanc... Vous avez l'air...

—Ne vous tourmentez pas. Allez mes amis. Rentrez.

A ce moment une voix appela:

—Monsieur de Meximieu?

Avant de s'être détourné, Michel avait reconnu celle qui l'appelait. Antoinette Jacquemin était debout au pied de l'alizier, toute menue au sommet de la grande courbe du pré, et elle faisait signe: «Venez! venez!»

Michel alla droit vers elle, à travers l'herbe haute. Les domestiques descendaient du côté du château, emmenant les chevaux et la machine brisée. Ah! elle avait bien choisi son heure, cette petite de la Vaucreuse! Fallait-il vraiment lui obéir? On pouvait encore s'arrêter, trouver un prétexte, revenir au château. «Pourquoi ne pas la fuir? Qu'est-ce que je fais? Que peut-elle pour moi? Et que puis-je lui dire? Vais-je me plaindre de la ruine de mon père, et de ce que Fonteneilles ne m'appartient plus? Elle n'en sait rien. Vais-je lui laisser voir que j'aurais pu l'aimer, que je l'aimais déjà? Je ne le puis plus. Et pour que je lui confie l'autre douleur, la troisième, celle qui me délivrera des autres, elle est trop jeune. Il faut que ses dix-huit ans restent joyeux. Prends garde! Pas de larmes! Pas de faiblesse! Et je me sens moins fort que jamais! Pourquoi vais je donc à elle?» Il allait parce qu'elle était la pitié, et que personne ne le consolait. Il allait avec son secret qu'il ne dirait point, mais qu'elle devinerait peut-être.

Il avait beaucoup changé depuis la visite à la Vaucreuse. Son visage s'était amaigri; l'expression trop ferme de ses yeux s'était corrigée par la souffrance: ils avaient eu des visions qui les avaient laissés plus inquiets, plus tendres et voilés de brume. Antoinette Jacquemin le regardait venir. D'abord elle s'était demandé: «Pauvre voisin, dois-je le plaisanter sur sa chute? Il ne boite pas. Il a seulement son chapeau enfoncé et du vert sur la manche.» Elle était tombée de cheval plus d'une fois. Sa gaieté était prête encore mieux que sa pitié. Mais ce fut la pitié qui parla, dès que Michel fut arrivé à cette distance où le regard peut se faire entendre, où les âmes commencent à se toucher par leurs antennes qui doutent et qui se replient.

—J'espère que vous n'êtes pas blessé, monsieur?

—Non, mademoiselle.

—Qu'y a-t-il eu? Pourquoi la faucheuse a-t-elle pirouetté? Une pierre?

—Un piège à bourgeois, mademoiselle, un fil de fer tendu cette nuit pour faire tomber mes chevaux et casser ma machine.

—C'est affreux! Mais vous êtes tout pâle, monsieur. Quelle vilaine action!... Quelle lâcheté!... Moi, j'étais venue à Fonteneilles, ce matin, avec la carriole qui allait aux provisions... Je suis curieuse. Je voulais voir l'entrée en carrière de cette faucheuse dont le pays a parlé plus que de raison... Et puis, vous revoir aussi... Vous savez, ma promesse;... asseyez-vous, monsieur, là, au pied de mon arbre... Non?... Je vous assure que vous avez besoin de vous reposer...

—Non, j'ai besoin de serrer une main amie.

—Alors, prenez la mienne.

Cette enfant maternelle, habituée à consoler des chagrins qu'elle ne comprenait pas, Michel la retrouvait, comme à la Vaucreuse. Elle le regardait avec une tendresse inquiète, les yeux grands ouverts, le visage tout doré par le reflet de ses cheveux, de son chapeau de paille, et du matin qui rejaillissait des herbes. Elle ne disait rien; mais, pour si peu de chose elle aurait dit: «Je vous aime», que Michel eut peur de ce silence où l'aveu grandissait trop vite. Il rompit le charme, en s'écartant d'un pas. Les mains qui s'étaient unies se dénouèrent. Et ce fut un adieu qu'un seul des deux comprit.

—Alors, j'ai bien fait de venir? Ce n'était pas une idée trop «enfant», comme vous dites?

—Non, une chère pensée profonde et opportune, dont je vous remercie. Je ne puis vous dire combien je suis ému de vous voir sur cette terre de Fonteneilles.

—J'étais venue près de la barrière du château, une fois déjà, il y a huit jours. Je vous ai aperçu de loin. Mais j'étais avec miss Margaret Brown, mon institutrice, et je n'aurais pas pu vous parler amicalement. A quoi bon la banalité d'un bonjour, la feinte d'une surprise et le regret d'avoir passé sans avoir été une âme qui pense et qui écoute? A quoi bon, n'est-ce pas?

Il recevait les mots, l'un après l'autre, comme des flèches qui s'enfoncent dans la même blessure. Mais il n'eut pas l'air d'avoir entendu, et reprenant sa pensée:

—Oui, vous avez eu raison de venir, puisque je peux vous montrer moi-même un peu de ce domaine dont j'aime la moindre motte. Voyez cette longue prairie qui va vers la maison. C'est presque une vallée, n'est-ce pas? Comme la pente est modelée noblement!

—Et toute fleurie! Demain elle sera moins belle: avec le foin qui tombe, il y a quelque chose de caressant qui s'en va. Moi, je ferme les yeux quand on fauche à la Vaucreuse. C'est une saison chez nous qui change le paysage. Nous n'avons pas cette grande ligne de futaie...

—Vous l'aurez un jour.

—Une semblable? c'est impossible.

—Qui sait?

—Moi, je sais. Il faut des siècles, il en faut un au moins. Quel âge ont vos chênes? Celui-ci? Et l'autre, qui a des branches mortes pour les ramiers?

—Cent soixante ans et deux cents ans. C'est mon grand-père qui les a semés.

—Nous sommes depuis moins longtemps à la Vaucreuse. Ici le temps a fait son œuvre. Votre château est enveloppé à moitié par les bois, et il me semble...

Elle désignait du geste le toit de vieilles tuiles moins élevé que les bois.

... Il me semble qu'à l'automne, quand il est tout couvert de feuilles mortes, il doit faire partie de la forêt: ce n'est qu'un vieux chêne de plus.

—Aimez-le, je vous en prie!

—Mais oui, je l'aime,... comme tout le pays.

—Soyez celle qui ne quitte pas ses terres pour Paris?

—Faut-il le jurer? J'y suis toute prête.

—Ne riez pas! Ne le prenez pas en plaisantant. Je vous parle plus sérieusement que vous ne le pensez. Je vous prie, mademoiselle Antoinette, comme si j'étais un frère aîné, de rester dans ce pays où votre nom est respecté, où, personnellement, vous êtes populaire; de ne pas le maudire parce qu'il est plus malade que bien d'autres pays de France, mais de faire pour lui ce que nos parents n'ont pas su faire; d'y vivre. Rien qu'en l'habitant, vous y ferez beaucoup de bien, vous serez une vraie grande dame, un être de grâce et de miséricorde...

—Je vous assure, monsieur, que ce serait mon ambition, celle sans doute de toute autre femme à ma place. Mais vous en parlez singulièrement...

—Pourquoi?

—Comme d'une chose que vous souhaitez, mais que vous ne verrez pas...

—C'est vrai. Je ne le verrai pas.

Mademoiselle Jacquemin se pencha, étonnée.

—Vous ne serez plus là?... Où serez-vous donc?

Michel sentit fixé sur lui le regard d'Antoinette, et le sourire qui tombait, et l'inquiétude grandissante à mesure que le silence se prolongeait. Il fit effort pour contraindre sa voix qui refusait de parler. Son visage demeura tourné vers Fonteneilles lointain.

—Promettez-moi le secret?

—Oui.

—Je suis fiancé.

Elle se recula, à son tour, comme si la mort avait passé entre eux. Et elle se redressa toute.

Une autre Antoinette était là, non plus une enfant, une femme blessée, irritée, aussi forte que lui dans la douleur d'amour. Non, elle ne pleurerait pas! Il ne pourrait pas mesurer le mal qu'il venait de faire. Très pâle, elle aussi, sa fine tête orgueilleuse rejetée en arrière, et les paupières à demi baissées par le mépris, elle trouva les mots pour répondre, elle les jeta, du bout de ses lèvres toutes blanches.

—Je vous félicite. Mais je ne vois pas pourquoi je suis avertie la première. C'est trop d'honneur, en vérité. Elle est jeune?

Michel secoua la tête.

—Elle est riche assurément? Un Meximieu ne peut faire qu'un mariage riche.

—Oui. Elle a tous les millions qu'elle veut. Elle se baisse, elle les prend.

—Comme vous dites cela!... Et elle vous emmène loin, puisque vous quittez Fonteneilles?

—Très loin...

—Ce sera bientôt?

Michel ferma les yeux.

—Je ne sais pas.

—Vous êtes de plus en plus étrange. Excusez-moi; je vais rejoindre ma voiture qui m'attend au bourg. Et de ce que j'ai pu vous dire, ne retenez qu'une chose, la seule qui soit vraie...

Elle eut un petit rire nerveux qui mourut dans l'espace immense.

—Je n'étais venue que pour vous répéter la phrase; vous vous rappelez, quand je disais que vous pouviez plaire: j'avais raison, vous voyez!

Le bout du brodequin jaune frappait une touffe d'herbe et l'écrasait. Michel, alors seulement, eut le courage de regarder de nouveau Antoinette Jacquemin. Il la vit se reculer encore. Il lui dit lentement, car il prolongeait en même temps son supplice et sa dernière vision d'amour:

—Ne parlez pas comme vous faites... Vous regretteriez ce que vous appellerez un jour votre injustice... Mais, je vous supplie par avance, ne vous accusez pas vous-même,... quand vous comprendrez et quand vous saurez tout... J'aurais trop de peine de vous savoir triste. Vous n'avez pas de tort vis-à-vis de moi, pas un seul... Je vous assure,—ne me répondez pas, je vous en prie,—que je n'en ai pas non plus vis-à-vis de vous... Vous avez été la première apparition délicieuse dans ma vie, et tout ce que vous m'avez dit, même vos reproches, tout m'a montré l'être de choix auprès duquel j'aurai passé... Je vous souhaite d'être heureuse, infiniment... Adieu... Merci...

—Adieu, monsieur.

Elle demeura droite, muette et hautaine, jusqu'à ce qu'il eut rejoint l'avenue verte que la faneuse et la faux avaient taillée. Alors, voyant qu'il était loin, et qu'il ne se détournait pas, elle s'approcha de l'alizier, appuya sa main sur le tronc, et, sa tête sur sa main, elle regarda diminuer, le long de la haie, celui qu'elle avait attendu dans la joie. Quand il fut près de la barrière du pré, elle espéra qu'il regarderait en arrière, au moins une fois. Mais la barrière était ouverte. Il passa. Antoinette s'aperçut que les arbres de Fonteneilles tremblaient devant elle. Elle pleurait.

Michel était troublé jusqu'au fond de l'âme. Comme beaucoup d'hommes d'une vie morale très forte et peu entourée, il avait coutume, quand il avait agi, d'examiner son acte et de se juger lui-même. Dans le fumoir, où il s'était enfermé, il marchait à grands pas, les yeux fixés sur le parquet, où son ombre le précédait, d'une fenêtre à l'autre. «Il fallait que je fusse abandonné. Je crois que c'est fait. J'ai pu lui dire, sans qu'elle comprît pourquoi, mon vœu suprême. Que ce pays ne pâtisse point de l'abandon de Fonteneilles par tous les Meximieu... J'espère à présent. Elle comprendra. Les mots qu'elle m'a dits étaient enveloppés dans sa colère, dans sa fierté blessée, dans sa pauvre tendresse qu'elle a crue méconnue. Mais tout cela tombera. Comme elle a été forte! Quelle âme de femme déjà et d'héroïne en elle! Quelle dignité dans ce premier chagrin, que je lui ai fait, moi... moi! Ah! que je suis malheureux!... Que je voudrais pouvoir pleurer! Mais je ne dois plus! J'ai promis!»

Pour s'empêcher de pleurer, il se donna des témoins. Il sonna le valet de chambre; puis, ayant changé de vêtement, il passa dans les écuries et s'informa des chevaux. Les hommes de la ferme de Fonteneilles et les domestiques disaient: «Il reprend goût à la terre.»

Dès qu'il eut achevé de déjeuner, il sortit, comme il faisait autrefois, et s'engagea dans la grande avenue. Une puissance souveraine, celle de sa volonté ou celle de sa douleur, l'entraînait et le soutenait. Il marchait vite. Il montait sans s'essouffler, sous le soleil ardent, le chemin qui mène au bourg.

C'était l'heure où la campagne dort, dans la fanfare des moucherons. Quand Michel eut poussé la barrière à claire-voie de la cure et demandé, debout sur le seuil de la cuisine: «Monsieur le curé est-il chez lui?» personne ne répondit. Il répéta la question, en reculant de deux pas, jusqu'au milieu de l'allée de buis. Alors, la fenêtre du premier étage entra en lutte avec une main qui cherchait à l'ouvrir; elle céda, non sans se plaindre; le buste de l'abbé se pencha dans le soleil, au-dessus de l'allée.

—Qui est là encore?... Ah! c'est vous, monsieur Michel? Philomène doit faire méridienne: je descends.

—Non, monsieur le curé, je monte. Je puis monter aujourd'hui.

Au haut du petit escalier de bois, il trouva l'abbé Roubiaux, et celui-ci le fit entrer dans la chambre qui avait pour meubles quatre chaises, une table, et la photographie de la vieille maman. Sur la table, un registre était ouvert, et il y avait à côté un carnet, entre les pages duquel l'abbé, avant d'ouvrir la fenêtre, avait glissé une feuille de papier buvard.

—J'ai appris l'incident de ce matin, dit le prêtre. Il a dû vous êtes très pénible.

—Oui. Cinq ans de bonne volonté, récompensés de la sorte.

—Oh! ne la jugez pas perdue, votre bonne volonté, monsieur Michel. Je suis sûr qu'elle a touché quelques-uns de ces silencieux qui vous entourent... Tenez, je suis sûr que vous avez déjà pardonné en... en gentilhomme.

—Vous vous trompez.

—C'est vrai? Vous leur en voulez encore?

—Non, vous vous trompez de terme. Monsieur le curé, laissez-moi vous dire que nous vous connaissons mal, et que je le regrette. Vous avez eu peur, j'en suis persuadé, qu'on ne dît, ici, en pays bleu, que le curé était trop bien avec le château. Mais, quand le château, c'est un homme de votre âge, ou à peu près, un être sans mondanité, et qui n'a pas une jeunesse folle, je vous assure, pourquoi le fuir? Tenez, si nous avions causé cœur à cœur, deux ou trois fois seulement, tout à l'heure vous m'auriez dit de pardonner en chrétien. C'est le vrai mot. Pour moi, le type du gentilhomme, c'est le Christ.

L'abbé se leva en hâte. Sa figure terreuse s'illumina de joie. Il tendit la main.

—C'est bien beau, ce que vous dites là!

—Non, c'est la simple vérité, celle que vous croyez, celle que je crois. Mon rêve, comme le vôtre, eût été de les élever peu à peu jusque-là, et de disparaître en laissant une œuvre plus grande que moi, d'être l'ouvrier qui a aidé à bâtir la flèche d'une cathédrale... Mais il faudrait plus de temps que je n'en aurai. A peine si on devine les fondations dans la boue.

L'abbé Roubiaux avait rapproché sa chaise de celle de Michel. A présent, il ne craignait plus. Il osait parler, il osait être. Son âme sacerdotale, son âme enthousiaste et naïve de séminariste aspirant à la conquête du monde, mais déjà douloureuse au souvenir des premières déceptions du prêtre, l'abbé Roubiaux la laissait parler. Il avait joint les mains sur sa soutane. Il racontait ses projets anciens, du temps qu'il était vicaire dans le Morvan, et comment il les avait trouvés irréalisables, dès le début de son séjour à Fonteneilles; il disait ses appels incompris, ses attentes vaines au confessionnal, au presbytère, ou dans les chemins, quand il eut tant souhaité qu'on vînt à lui, et qu'on passait; il s'humiliait de n'avoir pas encore réussi; il laissait entrevoir que sa sympathie pour «ses gens» était demeurée entière, et que son espoir trompé reprendrait longtemps, toujours peut-être, son niveau, comme l'eau des puits qui vient de loin. C'était bien le fils de la mère Roubiaux qui parlait, un enfant du peuple ordonné pour le salut des autres, chétif d'aspect, mais conscient de la grandeur de sa mission et ambitieux comme un empereur, un de ces petits que le souffle d'en haut transfigure aisément, et montre tout à coup dans leur familiarité avec le divin. Il s'enhardissait jusqu'à appeler Michel «mon ami». Michel écoutait, avec la certitude, maintenant, qu'il était venu se confier à un être fort, de l'élite obscure du monde.

—Croiriez-vous, dit l'abbé Roubiaux, que j'ai un gros sacrifice à faire, et que j'ai hésité? Pourtant, rien ne fleurit sans cela. C'est le fumier des terres éternelles. Nos joies, nos goûts, notre repos, belles tiges coupées, hachées, foulées aux pieds, et qui nous font pitié, mais qui rejaillissent en merveilles toujours. J'ai été lâche. Croiriez-vous que mon évêque m'a demandé...

—Quoi?

—De faire la quête pour le culte! Dans Fonteneilles!

—Pauvre monsieur l'abbé!

—Il me l'a demandé deux fois. J'ai refusé. J'ai écrit: «Je ferai l'annonce à la grand'messe; je recevrai les offrandes que quelques-uns de mes paroissiens voudront bien m'apporter, pour suppléer aux indemnités supprimées du Concordat. Mais aller de maison en maison, c'est inutile. On m'accueillera bien presque partout, j'en suis sûr, mais on ne me donnera presque nulle part.»

—Qu'a répondu l'évêque?

—Il a répondu: «Quêtez, ne fût-ce que pour connaître votre paroisse.» Je suis parti, j'ai été voir moi-même mon évêque; je l'ai supplié; je lui ai dit: «Mais, je la connais cette paroisse! A quoi bon demander à ceux de ces hommes et de ces femmes qui n'assistent pas même à la messe, qui travaillent le dimanche, qui jurent comme des diables et s'amusent de même? Essayer de les prêcher? Je veux bien! Les servir? oh! de tout mon cœur inemployé! Être leur ami incompris, bafoué, frappé peut-être, oui encore! Mais provoquer la réponse de l'indifférence ou de la haine, et compter, à chaque fois: «Encore un qui renie son Dieu! Encore un autre! un autre!» c'est un supplice au-dessus de mes forces, monseigneur.»

—A-t-il eu la faiblesse de vous écouter?

—Non, il m'a répété: «Je vous donne l'ordre, pour la troisième fois, d'aller partout. L'heure est venue où il doit être demandé compte à la France de son baptême. Allez, mon ami, et ne craignez pas.»

—Et alors?

—Vous voyez, je suis décidé: je prépare mes listes.

Il y eut un silence.

—Monsieur l'abbé, dit Michel, j'ai à vous raconter une histoire toute pareille à la vôtre. Moi aussi, j'ai eu peur du sacrifice qui m'est demandé.

—Il est aussi dur que le mien? oh! alors, je vous plains...

—Plus peut-être... Mais je crois qu'à présent, depuis ce matin surtout, il est accepté... Je viens vous le confier, pour être encore plus sûr que je l'ai fait. Monsieur l'abbé, je suis très malade...

—Mon ami, vous êtes un peu souffrant, il faut...

—Désespéré, voilà la vérité; mon médecin me l'a laissé deviner, je l'ai lu dans les livres de médecine; et, d'ailleurs, je le sens très bien. Ne me ménagez pas; ne niez pas: c'est inutile... Vous savez mieux qui je suis, depuis une demi-heure. J'aurais voulu vous aider à refaire cette paroisse, j'aurais voulu racheter toutes les fautes qu'ont commises, contre elle, les Meximieu, toutes leurs négligences, leurs absences... J'aurais été juste et fraternel sans effort, il me semble. Cela eût été le mieux, sans doute... Je n'aurai pas le temps. Monsieur l'abbé, dites-moi, en toute vérité, si vous croyez que l'acceptation de la mort qui vient soit puissante devant Dieu?

—Infiniment, dit l'abbé, comme l'obéissance la plus difficile et la prière la plus sublime.

—Alors, puisque je n'ai pu donner mon exemple et mon cœur, je donne ma vie pour que Fonteneilles revive. J'accepte ma mort. C'est tout ce qui me reste, monsieur l'abbé. Adieu.

Il essaya de sourire, et il y réussit. Ses lèvres, qui venaient de nommer la mort, demeurèrent entr'ouvertes, héroïquement, ses yeux la virent et ne frémirent pas. Il eut l'air d'un page devant l'ennemi, ironique, aimable, léger, l'air qu'avaient eu les Meximieu à leur première affaire, quand ils sautaient à cheval, les trompettes sonnant, et qu'ils tiraient l'épée pour le service du roi. Pauvre jeunesse! Il avait leur âge; il avait leur manière, il souriait, lui aussi, au danger imminent, mais il n'avait d'autre témoin qu'un prêtre de village; il n'attendait point de gloire, et le roi pour lequel il acceptait de mourir n'en saurait jamais rien.

Ce fut un beau geste de jeunesse, et qui dura le temps d'un salut. Puis les lèvres se détendirent. Pas un mot ne fut dit. Les deux hommes s'étaient levés.

Ils se parlèrent encore un peu, du regard, comme ceux qui trouvent trop pauvres les mots pour exprimer l'intime de leur âme. Il n'y eut pas d'attendrissement, pas de consolation inutile. L'abbé reconduisit Michel jusqu'à la porte du jardin. Ils étaient aussi pâles l'un que l'autre. Mais le moins troublé des deux paraissait être M. de Meximieu.

—J'irai vous voir, dit l'abbé Roubiaux... Ah! monsieur Michel, s'il y avait seulement un homme par château, un homme par paroisse!

Michel était déjà à l'angle de la maison, sur la place. Il descendit la route. Quelques femmes, çà et là, levèrent, avec le doigt qui tenait l'aiguille, le rideau de leur fenêtre, et dirent:

—Il vient de faire la partie avec le curé... Les riches, ça a toujours du temps à perdre.

La chaleur passait sur la campagne, par bouffées étouffantes et qui sentaient le foin. La poussière, sur le chemin, s'élevait en tourbillons. Un nuage d'orage, tout blanc avec des transparences de cuivre, avançait, par écroulements successifs, ses hautes tours au-dessus des bois. Michel regagnait son château. La fatigue l'accablait. Mais, pour la première fois depuis des années, il avait en lui la paix.


VIII

LA QUÊTE DE L'ABBÉ ROUBIAUX

Les gens de Fonteneilles s'entretenaient de la vente qui devait avoir lieu à l'Épine, le dimanche 22 juillet. Une affiche, collée sur les murs de la mairie, annonçait cette vente «volontaire», et énumérait les objets qui seraient adjugés à la criée.

Depuis qu'elle était là, Gilbert passait au large. Il ne se montrait plus dans le bourg à cause de cette feuille de papier rouge; il faisait la moisson dans une ferme éloignée, et ne revenait guère que le samedi dans sa maison du Pas-du-Loup, évitant de rencontrer ses amis d'autrefois, prenant les sentiers au lieu des chemins, honteux et irrité d'avoir pour enfants des faillis.

L'abbé Roubiaux, appelé par sa mère malade, avait quitté sa paroisse avant de commencer la quête qu'il avait promis de faire, et, revenu à Fonteneilles, il remettait de jour en jour cette corvée qui l'inquiétait.

Le 19 juillet, quand le soleil se leva, l'atmosphère était chaude et toute chargée encore de la poussière de la veille. Depuis six semaines, la terre souffrait de sécheresse. Les feuilles pendaient, molles, le long des branches; le brillant de l'herbe avait passé; les épis laissaient tomber le grain, et les hommes suffoquaient en se courbant sur les blés.

Le travail de la moisson était donc plus rude que de coutume pour les coupeurs d'avoine et de froment, et, selon toute apparence, il donnerait peu de profit.

C'est à quoi songeait l'abbé Roubiaux, vers midi, en descendant de Fonteneilles pour gagner le Pas-du-Loup. Sur la route, sonnante comme une roche creuse, il marchait lentement et la tête penchée, contrairement à son usage. Il la releva, en passant devant l'avenue du château, et aperçut Michel de Meximieu appuyé sur la barrière blanche. Le jeune homme fit signe de la main: «Venez me voir?» Il avait l'air très calme. Rien ne trahissait qu'il venait de souffrir d'une crise, si ce n'est la pâleur de ses narines encore dilatées et le frémissement de ses doigts sur le bois qu'il tenait serré. Toute l'énergie de sa race revivait en lui transformée, silencieuse, souveraine dans le domaine des douleurs.

A l'abbé Roubiaux qui s'informait:

—Comment allez-vous?»

Il répondit:

—Mal.

Mais cela fut dit sur un ton de suprême indifférence. Et il ajouta:

—J'attends le passage du toucheur, pour lui parler d'un envoi de bœufs. Agriculteur jusqu'au bout, comme vous voyez. Et vous? Je devine ce que vous allez faire.

—Hélas!...

—Par où commencez-vous?

—Par le hameau du Pas-du-Loup! Cinq maisons, pas une chrétienne! Je me dépêche, parce que c'est l'heure de la sieste, et que les journaliers sont chez eux, ou peuvent y être...

Michel salua en souriant.

—Allons! bonne chance au missionnaire! Monsieur l'abbé, venez me raconter, ce soir, votre premier jour de quête? Moi, j'ai confiance!

—Vraiment?

—Voyez-vous, monsieur l'abbé, nous avons dans le corps huit litres de sang: eh bien! dans le plus pauvre sang de France, il y a toujours une goutte qui croit.

Ils se serrèrent la main, et l'abbé Roubiaux descendit, hâtant le pas, pour prendre le sentier, tout voisin, qui dévalait entre les prés.

La première maison où il entra fut celle de Gilbert Cloquet. Le journalier, la veille, en coupant le blé, avait été frappé d'insolation. Il était revenu au hameau. Il était faible encore, et couché sur son lit défait. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, à l'entrée subite de la lumière et de l'air, il se redressa, et sauta sur la terre battue, honteux, boutonnant en hâte le col de sa chemise et chaussant ses sabots alignés sous le bois du lit.

—Ma parole, c'est notre curé! dit-il. Excusez! Je ne m'attendais pas à votre visite, je ne pensais pas en vous...

—Je regrette bien de vous déranger, Gilbert. Mais j'ai une raison pour venir...

—Ça doit être, monsieur le curé. J'avais jamais vu chez moi celui qui vous a précédé, avant le jour où il est venu prendre le corps de ma pauvre femme, pour le porter en terre. Asseyez-vous donc.

—Merci.

—Un verre de vin? Vous avez soif, peut-être? C'est de bon cœur. Mais moi, je ne peux pas boire aujourd'hui.

—Non, je viens pour une chose qui est très sérieuse. Je vais voir toute la paroisse, et je commence par le Pas-du-Loup. Gilbert Cloquet, vous savez que l'État ne nous paye plus?

—J'ai vu cela sur les journaux, en effet.

—Alors, je viens vous demander, à vous et à tous les hommes de la paroisse: Voulez-vous donner quelque chose pour faire vivre les prêtres, moi et les autres, ou bien voulez-vous abandonner la religion? Vous êtes libre, Gilbert. Répondez-moi selon votre conscience.

L'abbé, debout, très ému et tremblant malgré lui, avait récité la formule qu'il avait préparée, et qu'il allait dire, la même, à chaque chef de famille. Il lui semblait qu'il avait devant lui toute la campagne méditative et fermée. Qu'allait-elle dire? Il priait. Le village, accablé par la chaleur, se taisait. Une rainette chantait, cachée sous le baril de vin. Gilbert, en chemise et en pantalon, la tête basse, pesait les mots qu'on venait de lui dire, comme s'il s'agissait d'une botte d'écorce, dont il devait connaître le poids. Il avait son air des grands jours de dispute, sa figure de juge, la mâchoire pendante, les paupières demi-closes et les sourcils rapprochés. Quels souvenirs traversaient son esprit? Quelles raisons le décidèrent? Tout demeura mystérieux. Il ne dit qu'une chose, la plus petite sans doute de celles qu'il avait pensées. Il se redressa, et son regard tout bleu demeura grave.

—Monsieur le curé, je n'en use guère; mais, ne pas en avoir du tout, ça ne me va pas. Je veux être enterré dans la terre bénite, comme mes défuntes.

L'abbé, qui crut dire merci, ne s'aperçut pas, tant il était troublé, qu'il continuait seulement tout haut la prière commencée tout bas: Sancta Maria, mater Dei... Le journalier n'y prit pas garde non plus. Il s'était retourné; il fouillait sous son traversin et en retirait un vieux porte-monnaie à monture de cuivre; puis, mettant son offrande dans la main de l'abbé Roubiaux:

—Je ne suis plus riche... Je ne peux pas donner grand'chose. Faut pas m'en vouloir... Ma pauvre Marie va être vendue dimanche...

L'abbé, très pâle, prit entre ses doigts la pièce de deux francs, et, l'élevant, il traça dans l'air le signe de la croix.

Benedicat vos! dit-il. Merci, Gilbert. Dieu ne vous abandonnera pas.

—J'en ai besoin, répondit l'homme.

Peut-être en aurait-il dit plus long. Mais l'abbé se retira, et, traversant le chemin forestier, entra chez Ravoux, dans la salle basse où cinq enfants, le père et la mère, achevaient de dîner. Le saladier plein de débris de lait caillé et de pain était encore entre eux, sur la table. Ravoux se leva, fronça les sourcils, et, comme Gilbert, regarda fixement le prêtre. Mais il y avait, entre eux, toutes les lectures que l'ouvrier avait faites. L'abbé, timidement, commença à répéter sa demande.

—Non, monsieur, interrompit Ravoux; c'est inutile. Vous savez bien que je ne suis pas de votre parti.

—Mais je ne suis d'aucun, pas plus que Dieu, dit l'abbé.

—Suffit. Je dis ce que je dis. Je ne donne pas pour la calotte...

L'abbé Roubiaux leva la main, pour la seconde fois, au-dessus des enfants stupéfaits:

Benedicat vos!

Il sortit en saluant. Ravoux le suivit. Il était agité, peut-être même touché, tout au fond. Le poil noir et frisé remuait sur ses joues.

—Quand vous n'aurez plus de pain chez vous, dit l'ouvrier au prêtre qui s'éloignait, je ne vous en refuserai pas. Ce que je refuse, c'est la cause, c'est pas vous.

L'abbé fit un signe de tête, sans se retourner, tandis que Ravoux refoulait dans la chambre les enfants et la mère, dont les têtes s'étageaient au soleil, entre les montants de la porte.

—Drôle de calotin que le curé d'ici! dit-il en riant. Il y croit, à sa religion!

L'abbé continuait sa quête. Il entra dans la maison de la voisine de Cloquet, et la grosse mère Justamond demanda:

—Je peux t'y vous donner sans le dire à mon homme? Il n'est pas là.

—Non, il faudra le lui dire, au contraire, pour qu'il ait sa part dans le mérite.

—Alors, je ne peux pas.

—Adieu, mère Justamond!

L'abbé Roubiaux tourna sur ses talons, mais il n'avait pas fait quatre pas vers la maison du père Dixneuf, que la bonne femme, la poitrine haletante, secouée en mesure, courut après lui.

—Tenez, tout de même, monsieur le curé, prenez ça!

Elle donnait dix sous. Elle avait six enfants.

Le père Dixneuf, l'ancien zouave, atteint d'hémiplégie, la main droite crispée, le cou tordu, l'œil inerte et mouillé, était assis dans un fauteuil de paille, devant sa fenêtre.

—Ça serait plutôt à moi de vous quêter! Après tout, je n'y vas jamais, à l'église!

Puis, se rencognant sur l'oreiller qui lui soutenait la tête:

—Prenez donc tout de même les sous qui sont sur la cheminée, c'est tout ce que j'ai. Et puis f... moi la paix. A l'honneur!

L'abbé en prit deux, et laissa le reste.

La femme de Juste Lappe, presque au bord des bois, la petite femme bien attachée, décidée, alerte, presque jolie encore, qu'on voyait aller en journée aussi souvent que son mari, ayant vu le hameau en émoi, connaissait déjà la raison de la visite du curé. Elle n'attendit pas la demande, mais, prenant l'abbé à part, à l'abri de l'angle de la maison.

—Dites, monsieur le curé, est-ce que Ravoux a donné?

—Non.

—Et Gilbert?

—J'ai commencé par lui, et il a donné.

—Alors, je donnerai aussi: Lappe est toujours du parti de Cloquet, dans les disputes.

Quand il sortit de la forêt, l'abbé se parlait tout haut à lui-même: «Ce n'est pas trop mal; je n'aurais pas cru;... ce Pas-du-Loup serait-il le meilleur hameau de la paroisse? Comment cela se fait-il? En tout cas, me voilà lancé. A présent, en pleins champs, Roubiaux!»

Il se jeta hors du chemin, coupa le pré, longea, en montant, la ferme de l'Épine, où la fille de Cloquet refusa dédaigneusement le quêteur, et, traversant la route de Fonteneilles, il entra dans l'héritage qui était le grenier à blé d'une grande ferme de la paroisse. A cause des pentes, de la forme en dos d'âne qui était celle du champ, il était difficile de faire manœuvrer la moissonneuse mécanique. On moissonnait à la faux. Les épis, pressés les uns contre les autres, formaient à trois pieds de terre une fourrure plus épaisse, plus sensible et mobile que celle d'une bête; nappe de grain mouvante, d'où s'échappe et s'écoule déjà l'odeur du pain: car au ras des planches, tout le long des tiges, la chaleur s'est amassée, elle a roussi la paille et séché la farine. Et maintenant, dans la fournaise, les hommes sont entrés. Ils moissonnent. L'abbé cherche ses ouailles. Trois hommes sont là, courbés; les nuques ardentes, les bras, la faux qu'ils tiennent, décrivent un demi-cercle; les torses suivent le mouvement avec une moindre amplitude, les pieds avancent après deux coups de lame et deux balancements du corps. On les voit de dos, les moissonneurs. Celui qui a commencé le premier est déjà à mi-coteau; dans la seconde planche, à cinquante mètres en arrière, son frère le suit, et presque au bas du champ, tout près de l'abbé, le domestique, un mauvais biquart de seize ans, ébrèche sa faux sur les cailloux. En voyant l'abbé passer l'échalier, l'enfant rit, lève les épaules, et se remet à faucher. On a parlé souvent des curés devant lui, et pas en bien. Il a les pommettes rouges, mais quelle taille chétive, quelle hérédité morbide dans le teint blafard du cou, dans les gencives déjà molles et bossuées de la bouche entr'ouverte, quelle lueur de passion bestiale dans les prunelles, quelle mort mal habillée de jeunesse, et qui se trahit sous le déguisement!

—Petit, demande l'abbé, je te rencontre pour la première fois. D'où es-tu?

—De l'Allier.

—As-tu fait ta première communion?

—Non, pour sûr.

Le rictus des morts était sur sa pauvre bouche, bleue de fatigue et d'épuisement sans ressource. L'enfant avait posé sa faux debout sur le chaume. Il était tout petit à côté d'elle.

—Es-tu baptisé seulement?

—Je crois que oui, parce que j'ai été, dans le temps, au baptême de mes sœurs.

L'abbé récita sa formule, pour expliquer la visite. Et le rire diminua.

—Si je te quête, ce n'est pas pour l'argent, mon petit, c'est surtout pour ta petite âme inconnue. Je suis né comme toi dans les fermes. J'ai travaillé comme toi. Mais j'ai quitté ce que j'aimais, ma mère, mes parents et mes voisins pour vous mieux aimer tous. Dis-moi que tu ne sais rien du bon Dieu, mais que tu ne veux pas être de ses ennemis?

Le soleil, ayant tari depuis longtemps les réserves d'eau de la terre, buvait à présent la sève des herbes et des bois, et c'était sans doute ce qui formait ces nuages blancs, gros comme le poing, et qui planaient très haut, comme des oiseaux qui ont leur nid dans l'herbe et qui volent au-dessus. L'abbé avait sa soutane traversée par la sueur et collée au corps. Les hommes qui étaient en avant, dans les premières tranchées ouvertes, tout en fauchant tournaient la tête pour voir ce que faisait le domestique. L'enfant leva ses yeux qui rencontrèrent ceux de l'abbé, et je ne sais quelle bonté descendit jusqu'à son âme en friche. Il passa le coude sur son front mouillé, tapa sur la poche de son pantalon, et dit en se moquant, mais avec de la jeunesse vraie dans le regard et du cœur dans la voix:

—J'ai rien là, mais je veux bien, pour vous faire plaisir. Voulez-vous: j'irai dimanche vous porter mes sous?

Par-dessus les jonchées de froment abattu, par les sentiers entre elles, l'abbé s'avança en montant, vers l'homme qui était le second, et derrière lui, il entendait la faux crissante du petit qui s'était remis à l'œuvre. Quand il fut rendu près du faucheur de blé, l'abbé salua de la main, et il allait parler, quand l'homme dit gravement, ayant deviné ou entendu le dialogue du bas du champ:

—Oui, prenez mon nom. Je suis catholique, et vous le savez bien: je fais dire une messe tous les ans, le jour où est mort mon père.

—Et votre frère?

—Je ne sais pas. Allez lui demander.

L'abbé monta encore, en inclinant à gauche, vers le bord de la haie. Le blé soufflait son odeur de pain. L'abbé considéra le rude homme, qui était l'aîné et le chef véritable de la ferme, colosse qui tranchait d'un coup de lame aussi large d'épis qu'une grande roue de charrette. Il lui parla, étant encore un peu en arrière, et l'homme sans se relever, sans se détourner, dit sèchement:

—Non!

—Vous ne voulez pas?

—Non!

L'abbé demeura en arrière, son chapeau à la main, et il suivit lentement l'homme qui lançait la faux.

—Au nom de ceux qui ont fauché ici avant vous, dit-il, et qui sont morts!

Les deux hommes marchaient sur le même chaume; ils entendaient chacun le piétinement de l'autre.

—Au nom de vos enfants, qui n'auront pas, sans Dieu, toute la joie de leur vie!

Tous deux ils frôlaient de la poitrine les mêmes épis qui allaient tomber.

—Au nom de votre âme abandonnée, et que je voudrais sauver!

Le paysan ne répondait plus. Il y avait de la colère, dans le bruit de sa lame tranchant les épis. D'ailleurs, le dos du champ, le haut de la vague rousse était tout voisin, et l'homme allait descendre l'autre versant du blé. Quand l'abbé vit cela, il laissa le faucheur, et alla vers d'autres champs et d'autres cœurs.

A huit heures du soir, il n'avait pas paru au château de Fonteneilles. Il ne vint pas non plus le vendredi. Ce fut seulement le samedi soir qu'on vit descendre, par l'avenue de hêtres, un abbé Roubiaux qui ne ressemblait plus entièrement à l'ancien. Il semblait avoir encore maigri; sa soutane était blanche de poussière; il marchait en boitant et appuyé sur un bâton: mais la petite tête noiraude, inattentive à la route, épanouie, dans le rêve, écoutait sûrement le cantique de la vie nouvelle. Le prêtre venait dans le crépuscule d'été, qui est aussi clair que le jour, et plus doux.

—Eh bien! et la quête? cria Michel en traversant la cour. Est-elle finie?

Ils se rencontrèrent sous le dernier hêtre de la grande avenue.

—Je n'en puis plus, dit l'abbé, mais je suis dans l'espérance! Vous aviez raison! Savez-vous combien de familles m'ont refusé, monsieur Michel? Six! Toutes les autres ont donné!

—C'est une merveille, en effet!

—Et une autre, c'est que je me suis fait connaître, c'est que je suis mieux leur prêtre, c'est que nous avons moins peur les uns des autres, eux et moi... Ah! monsieur Michel, si vous les aviez entendus! Quelles formes différentes de l'acte de foi! Quelles naïvetés! Quelles pauvretés souvent! Mais quel cœur mystérieux se révèle en tout cela!

Les preuves, il les apportait. C'étaient les réponses recueillies dans les champs et dans les fermes. Il les vivait encore. Il en était ému, troublé, attristé, amusé. Il les racontait en y mettant le geste et l'accent. Il disait celles des habitants du Pas-du-Loup, et celles des moissonneurs, et les peurs, et les remises à huitaine, et les conciliabules, et les mots tout pleins d'ignorance. «Monsieur le curé, je suis pour la religion, parce que ça fait aller le commerce.—Qu'est-ce que deviendraient les bourgs, s'il n'y avait pas de dimanches?—Moi, je n'ai pas peur; je suis catholique, et quand je peux aller à la messe, j'y vas.—Inscrivez donc le nom de mon père, si c'est possible; il aurait été content d'être là-dessus. Je donnerai pour lui...»

—Et ceux qui m'ont refusé, continuait l'abbé, ont tenu, presque tous, à s'expliquer; ils se sont excusés; l'un d'eux avait un frère éclusier, et s'il avait donné pour l'église, il aurait craint pour son frère; un autre m'a dit: «Je suis fonctionnaire,» et ses fonctions consistaient à nourrir un pupille de l'Assistance publique... C'est à peine si j'ai rencontré ce que je redoutais si fort... Oh! monsieur Michel, voilà leurs réponses. Elles sont pauvres comme eux; elles ne savent pas, elles craignent, elles tremblent: mais tous ces indifférents, mis en demeure d'apostasier, ont refusé. Comme je vais les aimer mieux encore! Jusqu'à présent, de quoi vivaient-ils? Sur quel capital de grâce? Sur leur baptême et sur l'Ave Maria de leurs aïeux. Mais voyez: ils viennent de faire acte de foi personnelle. Et moi, je vais tant me dévouer, tant inventer et tant prier, qu'ils reviendront tout à fait. Vive Fonteneilles, monsieur Michel!

—Vive Fonteneilles! Je suis heureux, comme vous, monsieur le curé, et d'une joie qui nous dépasse tous les deux.

—Je n'ai pas dîné, je n'ai pas paru à l'église depuis ce matin Adieu!

—Merci!

L'abbé Roubiaux s'éloigna, remonta vers le bourg. L'ombre commençait à venir. Il sentit passer autour de lui les bouffées de vent chaud que la nuit traînait sur la campagne, chacune ayant sa musique, son parfum, ses paroles: vent des luzernes desséchées, vent des chaumes, vent des prairies, vent des forêts et des étangs de Vaux. L'abbé murmurait: «Je serai une âme comme vous, les enveloppant, les calmant, les pénétrant de la vie invisible. J'irai à eux, à tous. Je serai prêtre à toute heure,... à toute heure... Alleluia!»

Sur la route, une ombre le salua.

—Bonsoir, Grollier! Où vas-tu?

—Chercher ma nuit.

—Veux-tu coucher chez moi?

L'errant, que la carnassière pleine, recouverte par un manteau, arrondissait par en bas comme une tente, leva sa barbe en broussaille et ses yeux ricaneurs.

—Ah! ah! que dirait Philomène? Le Grollier à la cure, dans un lit! Toute la paroisse en rirait demain... Merci, monsieur le curé, j'ai une commission à faire, moi aussi...

Il se remit à marcher. L'ombre l'eut bientôt englouti, avec les haies, les bordures d'herbe, et même la chaussée terreuse de la route. Par l'allée forestière il descendit vers le Pas-du-Loup; la forêt le reçut, le cacha, et lui donna plus d'allure, comme aux bêtes qui se retrouvent chez elles, sous les branches. Trottinant, sans être vu, il se glissa jusqu'à la porte de Gilbert Cloquet. La porte était barrée à l'intérieur. Le hameau s'endormait; on n'entendait qu'un cri d'enfant que la mère apaisait en fredonnant. Le Grollier fit le tour de la maison, et poussa la claie du jardin qui était derrière. Là, il devina, assis sur le tronc d'arbre qui pourrissait le long du mur, un homme qui songeait ou qui dormait, la tête dans les mains. Il siffla comme un oiseau qui s'éveille. L'ombre se dressa debout.

—Est-ce que tu veux un coup de fourche, chemineau?...

La voix basse de Gilbert sonna dans le jardin, mais n'arrêta pas le Grollier qui, d'un geste de l'épaule, se débarrassa de son manteau, puis enleva le carnier rebondi qu'il portait en bandoulière.

—T'effraie pas, mon vieux, c'est moi, le Grollier, qui viens te faire une visite...

—J'aimerais mieux une autre fois, Grollier: cette nuit, j'ai de la peine.

—Justement, j'ai à te parler de ta peine.

Le Grollier, pendant que Gilbert se rasseyait sur le tronc de l'arbre, demeurait debout, appuyé sur sa canne.

—Ta fille, chez qui, demain, le notaire fera la vente...

—Je n'y serai pas! Ne me parle pas d'elle, et si elle t'a donné une commission pour moi, ne la fais pas! Laisse-moi; j'en ai de la peine!... ma fille, les camarades, le travail, ma femme qui est morte... tout.

—Oui, n'est-ce pas, la vie, c'est comme la mer que j'ai vue quand j'étais petit: ils disent que plus on enfonce et plus elle est salée. Je ne peux pas te guérir, Cloquet, mais je te sais un homme juste.

—Eh bien! à quoi ça m'avance?

—A ne pas laisser ceux qui dépendent de toi prendre le bien d'autrui...

Gilbert se leva, et saisit le bras du mendiant:

—Ne dis pas ça! J'y perds tout mon argent, dans la vente de ma fille; j'y perds ma retraite et mon repos. Que veux-tu que je donne de plus?

—Lâche-moi et écoute! Quand l'huissier est venu à l'Épine, le dernier de mai, tu crois peut-être qu'il a noté tout le bétail de Lureux?

—Sans doute.

—Tu te trompes.

—A savoir?...

—Il n'a pas pu mettre sur son papier ce qu'il y avait dans la forêt!

—Caché?

—Parbleu, tout le monde l'a su, dans Fonteneilles, sauf toi!

—Voleurs! mes enfants voleurs! Tu plaisantes, Grollier! Mais je vais t'en faire passer l'envie.

—Je plaisante si peu que tu n'as qu'à aller, cette nuit, à la ferme de l'Épine. Ouvre la porte de l'étable; tu verras qu'il y a trois vaches de moins; dans la bergerie, quatre brebis de moins; dans l'écurie, une jument de moins, la plus belle.

—Et où sont-elles, les bêtes?

Le Grollier tournait la tête, à droite et à gauche, pour signifier qu'elles étaient ici et là, dans la campagne.

—Elles attendent à l'abri que la vente soit finie. Alors, on les vendra, à des amis. Mais les créanciers n'en sauront rien, ni le notaire, ni l'huissier. Et ton gendre aura encore de l'argent pour s'amuser, Gilbert!...

Le journalier secoua plus rudement le bras du mendiant.

—Ne me trompe pas, Grollier, ou bien je te retrouverai dans le bois, et je te réglerai ton compte. Ma fille voleuse! Le bétail caché! Dis les noms des complices qui ont caché les bêtes! Grollier, dis, et je pars!

Le Grollier, sans s'émouvoir, doucement, car la nuit était douce et il ne fallait pas être entendu par les voisins, dit les noms des fermes ou des gens. Puis il rejeta son manteau sur son dos, et pendit la carnassière à son épaule.

—J'ai mes bauges dans la forêt; adieu, Gilbert: c'est un service que je t'ai rendu, parce que tu es un honnête homme. Quand je n'aurai plus de pain, tu m'en donneras?

Gilbert était déjà rentré dans la maison. Il prit, à tâtons, une trique de cormier, et donna un tour de clé à l'armoire où était le butin. Quand il sortit, le jardin était désert. Une brume chaude enveloppait les légumes, les poiriers, les ruches, la haie, la forêt tout autour. La lune devait se lever, car on entendait, très loin, hurler un chien perdu. Comme un homme qui n'a pas toute sa raison, l'homme se mit à galoper, sautant par-dessus les échaliers, marchant dans les molles des prés, et faisant le moulinet avec sa branche de cormier sec. Il courait du côté de l'Épine.

Bientôt la maison se leva, à mi-côte, dans le brouillard déjà blanchi par la lune invisible, la maison où serait faite la vente demain. Gilbert écouta. L'homme et la femme devaient dormir. Il s'approcha encore, et appliqua l'oreille contre les volets bas. Puis, marchant avec précaution, il alla ouvrir la porte de l'étable, celle de l'écurie, celle de la bergerie, celle du toit à porcs...

Alors, sûr de la vérité, il cria dans la nuit, de toutes ses forces, tourné vers la maison:

—Voleurs! voleurs!

Et il repartit au galop, montant les terres qui font le dos d'âne, au-dessus de l'Épine.


IX

LA VENTE CHEZ LUREUX

Le lendemain du jour où l'huissier avait saisi les meubles à la ferme de l'Épine, Lureux s'était rendu chez le notaire. Celui-ci avait l'habitude de recevoir ces visites bruyantes du débiteur poursuivi. En homme résigné, il écoutait les protestations; en homme habile, il saisissait le moment d'intervenir et de conclure: «Vous avez raison de ne pas vouloir rester sous le coup d'une saisie... Ce n'est pas agréable de voir son nom toujours précédé ou suivi de ce mot-la sur les affiches et dans les journaux... Croyez-moi: transformez la saisie en vente volontaire, ayez l'air tout au moins de n'être qu'un cultivateur gêné, qui se défait librement de son bien.—Eh! je ne demande pas mieux, monsieur, mais le moyen?—Très simple. Vous allez donner pouvoir à votre propriétaire de vendre tous vos meubles et bestiaux; je rédigerai le petit acte, et un peu plus tard, à une date que nous aurons fixée d'un commun accord, je procéderai à la vente, moi-même. Est-ce convenu?»

Le conseil était bon pour tout le monde et toujours suivi.

Le dimanche 22 juillet, vers une heure, le notaire, mûrissant, allègre et rose encore, arriva en cabriolet dans la cour de la ferme, avec son clerc porteur de la serviette de maroquin. Le crieur les avait précédés, vieil homme sec et pâle, large de poitrine, vêtu de noir par déférence pour la justice dont il était souvent le voisin, et qui jouissait, dans tout le pays de Corbigny, d'une juste réputation, à cause de son humeur facétieuse, de son adresse pour faire monter l'enchère, et de sa voix surtout, qu'il avait nasillarde et dominante comme un hautbois. Ces trois personnages, à peine le cabriolet dételé, achevèrent de disposer le décor pour ce dénouement qu'ils avaient tant de fois joué ensemble. Déjà, dans l'alignement du puits et parallèlement à la maison, les charrues, les herses, le semoir, les deux tombereaux, la carriole, le moulin pour vanner le grain, formaient une barrière, que prolongeaient, de l'autre côté du puits, un lit en fer et un lit en bois, posés sur la terre de la cour. En face, et le long des murs de la ferme, on voyait d'abord une vieille jument blanche, attachée à une boucle de fer, la tête à l'ombre et le corps au soleil, et qui somnolait sur trois pieds, ne remuant la queue que pour écarter les mouches de sa croupe éblouissante. Plus loin, la table longue derrière laquelle allait se tenir le crieur,—la table qui meublait la grande salle de la ferme,—encombrée maintenant d'objets qu'on allait vendre tout d'abord: pendule dorée, chenets, batterie de cuisine, draps, serviettes, chemises, mouchoirs, piles d'assiettes et couverts en métal. Plus loin encore, et à côté des deux marches qui formaient perron à l'entrée de l'Épine, on avait mis une chaise pour le clerc et une table de toilette,—celle de Marie Lureux,—avec l'encrier, la plume, un carnet à souche et le cahier de papier timbré, ouvert à la première page.

—A une heure et demie, nous commencerons la vente! dit le notaire, qui se promenait dans la cour, en causant avec des clients.

Le public n'était pas encore nombreux, mais il grossissait peu à peu. Par les prés d'en bas, par les brèches des champs d'en haut, par le petit chemin en demi-cercle qui descendait vers Laché et qui débouchait au nord de la cour, à chaque instant un ou deux hommes venaient, prudemment, lents d'allure, pour voir, avec une arrière-pensée d'acheter ce qui se vendrait à bon compte. On venait plus volontiers depuis que le bruit s'était répandu que les Lureux, l'homme et la femme, se tenaient enfermés dans l'arrière salle de la ferme, et qu'il n'y aurait point de reproches à redouter de leur part. Quelques femmes s'étaient glissées dans l'assistance, et, parmi les hommes debout, formant demi-cercle, commençaient à s'asseoir sur le bois des charrues et sur la margelle du puits.

L'horloge du bourg ayant sonné la demie, le notaire jeta la cigarette qu'il fumait, s'approcha du maigre clerc qui s'était assis et qui se souleva, par déférence, et, faisant signe aux hommes assemblés de se taire, il dit, à haute voix, les yeux baissés vers le cahier de papier timbré:

«L'an 1906, le dimanche 22 juillet, à une heure de relevée, à la requête de M. Lureux Étienne, fermier au lieu dit l'Épine, sis commune de Fonteneilles, il va être procédé à la vente des objets mobiliers, meubles meublants, bestiaux, appartenant audit Lureux et à son épouse.»

Après la lecture de ce début, il s'interrompit, et, changeant de ton, regardant l'assistance:

—Bien entendu, fit-il, les conditions d'habitude: dix pour cent en sus du prix d'adjudication; trois mois de crédit pour les personnes solvables; tout le monde, d'ailleurs, est reçu à payer comptant...

Puis, voyant qu'on le trouvait plaisant, il ajouta:

—Crieur, à vos pièces!

Quelques gros rires montèrent dans l'air brûlant. Les hommes étaient rouges de chaleur. Des femmes cherchaient l'ombre courte du puits. Le crieur saisit à deux mains la pendule, dont le motif en fonte dorée représentait deux colombes.

—A quinze francs la pendule, mesdames!

C'était la pendule que Gilbert Cloquet avait achetée pour sa fille, huit jours avant les noces, et qu'il avait rapportée de Corbigny, la tenant sur ses genoux, l'enveloppant de ses bras, comme une châsse, tandis que le gendre futur menait grand train la carriole.

—A quinze francs cinquante, seize, seize cinquante...

Les bandeaux noirs de Marie Lureux transparurent derrière les rideaux de la fenêtre, tout près. Presque personne ne la remarqua. Le notaire prononça: «Adjugé!» et la pendule fut emportée.

L'un après l'autre, les objets entassés sur la table longue furent vendus, et d'autres les remplacèrent, qui furent vendus à leur tour. Malgré les efforts du crieur, les enchères étaient molles.

Elles s'animèrent un peu, vers trois heures, quand le notaire annonça qu'on allait procéder à la vente des chevaux, bestiaux, moutons, et qu'un jeune gars du bourg, amusé par la commission dont on le chargeait, s'avança vers la jument blanche, détacha le licol, et fit tourner la bête pour la présenter au public. Deux cents hommes ou femmes de Fonteneilles ou des bourgs voisins étaient là maintenant. Les instruments de labour avaient été enlevés et portés çà et là, le long des haies. On s'était rapproché des tables. Des rumeurs s'élevèrent et des rires.

—Voyons un peu les dents? demanda un fermier.

—Elle a de l'âge, dit un autre.

—C'est pour cela qu'elle est blanche, dit un troisième. Quand les Lureux l'attelaient, autrefois, il me semble qu'elle avait une autre robe.

—A cent cinquante francs! interrompit le crieur.

Il se penchait déjà, les poings appuyés sur le bois de la table, les yeux plissés, cherchant les enchères muettes dans les yeux des proches voisins, lorsqu'une voix gouailleuse, du bout de la cour, à l'entrée du chemin qui descend vers Laché, cria:

—Lureux! Montre-toi, mon garçon, voilà le moment!

—C'est la voix du Grollier! dit le notaire.

Tous les assistants s'étaient détournés.

—Lureux! reprit le Grollier, est-ce que ça n'est pas ta jument noire qui revient? Regarde donc?

Et, en effet, une bête fine, noire de robe, venait d'apparaître au bas de la pente, à l'endroit creux du chemin qui tourne. Elle montait sans se presser, toute seule semblait-il, entre les deux haies maigres, vers l'écurie familière.

—Lureux, voilà trois vaches à présent!

Trois vaches blanches suivaient la jument, et mordaient les pousses de ronces.

—Voilà tes brebis! Tout revient! Tout remonte à l'Épine!

Une clameur puissante sortit de la foule, et roula vers la forêt. Des voix de femmes la dominaient.

—Cloquet! Gilbert Cloquet! C'est lui le berger!

Le tumulte grandit. Les hommes qui étaient assis se levèrent; ceux qui causaient aux extrémités de la cour se portèrent vers l'entrée du chemin. Toute la masse humaine, rapide ou lente, entraînée par la curiosité, s'écoula du même côté, et se forma en deux groupes prolongeant jusqu'au milieu de la cour les deux haies du chemin. Et dans cette allée aux bords vivants, mouvants, hérissés de bras, de cannes levées, de chapeaux tendus pour saluer l'événement, la jument noire, la tête haute, effarée, s'avança, puis les vaches blanches passèrent, puis les brebis, puis Cloquet, plus haut que les curieux, pâle de fatigue et d'émotion, et qui marchait appuyé sur son bâton de cormier sec. Il avait la tête tournée vers la ferme, et ne répondait à personne.

Et Lureux parut sur le seuil de l'Épine. Il avait mis ses plus beaux habits, ceux qu'il ne voulait pas qu'on lui prît. Derrière lui, hagarde, tremblante, sa femme lui parlait, et elle essayait de le retenir. Mais il n'écoutait pas. Il avait de l'allure, cet ouvrier de la terre exercé par les grèves aux attitudes et aux mots de tragédie. Son feutre mou relevé, son jeune visage énergique en pleine lumière, la moustache tordue en croc, l'expression dédaigneuse, le corps cambré, il cria:

—Rembarrez les bêtes, camarades, aidez-moi à les chasser de la cour! Elles ne sont pas de la vente!

D'un tour de reins, il échappa à Marie, et se jeta au milieu des groupes en mouvement. Les camarades n'obéirent pas, parce que l'intérêt d'un seul était en jeu. Plusieurs même tentèrent d'arrêter Lureux. «Il veut se battre avec Cloquet! Empêchez-le!...» Il esquiva les mains tendues. Il courut après la jument noire, pour la ramener au chemin. Mais les bêtes effrayées couraient toutes, ouvrant chacune son avenue, dans ce champ de foire grouillant qu'était devenue la cour. Des femmes se sauvaient en criant. Au milieu du vacarme et de la houle humaine, un seul homme demeurait immobile et muet. L'orage tournait autour de lui. C'était Cloquet, les deux mains nouées sur son bâton. Lureux, renonçant à suivre ses vaches et sa jument noire, tourna court, et se rua contre lui. Il lui mit le poing sous la figure.

—Canaille! Vous avez trahi votre fille!

—A bas les pattes! cria Gilbert, dont le bras fendit l'air en coup de sabre et fit reculer Lureux.

—Tapez pas si fort!

—Parle pas si mal, alors. Je ne trahis rien; je ramène les bêtes parce qu'elles sont de la faillite; j'ai couru toute la nuit après elles; je les ai toutes: elles reviennent pour payer pour toi.

Il regarda les hommes rassemblés en un instant autour de lui, penchés, curieux, moqueurs, inquiets, suivant l'humeur. Ce grand Gilbert, si calme, les rendait muets.

—Et il n'y a pas un de vous ici qui me donne tort! S'il y en a un, qu'il le dise!

Une demi-seconde de silence. Lureux comprit qu'il n'était pas soutenu. Il laissa tomber ses deux poings, qu'il tenait le long de la poitrine, prêts à frapper. Il leva les épaules, et fit semblant de rire.

—Cela ne regardait que moi, je suppose?

—Non pas; je ne veux pas qu'il soit dit que ma fille est une voleuse.

—Pauvre niais! C'est elle qui a conduit la taure à la Maison Grise.

—Tu mens, Lureux!

—Elle qui a supplié le meunier du petit Maré de loger la jument noire... On a tout fait d'accord... Est-ce que ça vous gêne, vous, que nous gardions un peu de bien?

—Oui, Lureux, ça me gêne, comme une chose qui n'est pas juste.

—Tant pis pour la justice. On ne les vendra pas, les vaches; on n'a pas le droit de les vendre! Monsieur le notaire?

En se détournant, Lureux avait aperçu le notaire qui se frayait un chemin, péniblement, à travers les rangs pressés des hommes.

—Qu'y a-t-il, donc Lureux? Est-ce que, vraiment, ces animaux sont à vous?...

—Ils sont à moi ou à d'autres; cela n'a pas d'importance: on ne les vendra pas, je m'y oppose!

—Vous n'êtes pas le premier qui m'ait joué ce tour-là, Lureux. Vous les avez cachés; vous les avez mis dans les fermes...

—Pardon, monsieur le notaire, toute la question est de savoir si l'huissier les a marqués dans sa saisie. Vous pouvez lire le cahier: ils n'y sont pas. Je m'oppose à la vente!

Il avait repris son aplomb. Il toisait le notaire. Il écoutait, avec un plaisir grandissant, les murmures que soufflaient vingt bouches autour d'eux: «Il a raison... Si l'huissier ne les a pas marqués?... Ça, c'est la loi... Faut faire comme dit la loi... Tant pis pour ceux qui ont cru en lui...» Mais sa joie fut courte. Le notaire, se levant sur la pointe des pieds, compta, autour de la cour, les bêtes arrêtées et parquées çà et là.

—Menez la jument noire à l'écurie! Rentrez à l'étable les trois vaches et les trois brebis! Et promptement! cria-t-il... Vous n'avez oublié qu'une chose, Lureux. Avez-vous, oui ou non, signé l'acte de conversion de saisie?

—Sans doute, je l'ai signé.

—Eh bien! vous m'y donnez pouvoir de vendre tous vos meubles et animaux, tous... Vous entendez?... Messieurs, je reprends la vente: suivez-moi!

Il chercha du regard Gilbert Cloquet, et ne le trouva plus.

Gilbert, ayant dit ce qu'il fallait dire, s'était retiré de la cohue. Il avait gagné l'extrémité déserte de la cour, et, presque à l'angle de la maison, à l'entrée du sentier qui descendait vers la forêt, il se tenait debout, ayant toute l'âme devant lui, sur le seuil de cette maison où Marie pleurait, le front appuyé contre le linteau de la porte et caché par un bras. Elle avait vu le père; elle n'avait pas couru à lui. Il disait à demi-voix, pas trop haut, pour que tout le monde n'entendît pas:

—Marie! Marie! je t'ai tout donné, et toi, tu voles ton monde! Marie, je n'ai plus un sou vaillant, et tu m'emportes encore la moitié de mon honneur! Marie, je te parle! Je te dis ces choses-là, et tu ne me réponds pas!

Elle continuait de sangloter. La foule venait, riant, causant, suivant le notaire. Des amis s'approchaient; des ennemis allaient venir.

Gilbert s'entendit appeler par une voix qui n'était pas celle de Marie. Il se retira, à reculons, descendant la pente de la cour, jusqu'à l'endroit où le sentier perce la haie. Il vit le crieur et le clerc réapparaître derrière les tables. Il vit les assistants s'écarter, Lureux passer en courant au milieu d'eux, entrer dans la maison, puis en ressortir, tenant d'une main une petite valise de toile, et tirant de l'autre Marie qui cherchait à se cacher derrière le dos de l'homme. «Adieu! Laissez-moi passer! criait Lureux. Vous m'avez tous trahis! Je m'en vas pour ne plus revenir!» Et le chapeau de feutre noir d'Étienne, et l'espèce de bonnet fleuri que portait Marie, un peu au-dessus de la foule, du côté de Laché, s'éloignèrent et se perdirent.

Le long de la haie, Gilbert alors leva les bras.

—Marie! dit-il. Ma pauvre Marie, toi non plus tu n'avais pas de quoi vivre! Et pourtant, c'est moi qui t'ai élevée!

Puis se reprenant, il ajouta:

—Un peu... comme j'ai pu...

Et il s'enfuit vers le Pas-du-Loup, poursuivi par la voix diminuante du crieur qui disait:

—Une belle taure blanche à vendre! La belle taure blanche ramenée par un brave homme!...

La forêt l'enveloppa...

Deux jours plus tard, comme il revenait de faire la batterie chez un fermier de Crux-la-Ville, au soir tombant, dans le sentier sous bois qui traverse le Vorroux et tourne vers Fonteneilles, il aperçut Michel de Meximieu. Le jeune homme allait lentement et dans le même sens que lui. Il s'arrêtait quelquefois, pour écouter, ou pour mieux respirer. Gilbert aurait pu l'éviter, comme il avait évité tant de gens de Fonteneilles, depuis le jour où l'huissier était venu à l'Épine. La honte le rendait impoli. Mais non, cette fois il allongea le pas, et avant de rattraper le promeneur, il toussa, pour s'annoncer. Michel ne se détourna pas, et continua de marcher; mais il étendit le bras, au moment où le journalier passait près de lui, et il posa la main, affectueusement, sur l'épaule de Gilbert, si bien que celui-ci n'eut pas la peine de chercher une entrée en matière et un prétexte pour s'arrêter. On l'avait reconnu sans le voir; on le plaignait.

—C'est très bien, ce que tu as fait dimanche, Gilbert!

—C'est triste aussi, monsieur Michel.

Ils se mirent à marcher l'un près de l'autre, dans le sentier où une lueur venait encore en rasant le sol, blonde sur leurs visages, sur les buissons et les herbes. Michel n'avait point retiré sa main de dessus l'épaule du journalier. L'ombre commençante estompait et mêlait leurs habits, comme ailleurs elle confondait fraternellement les pierres, les arbres, les collines, les maisons des hommes.

—Sais-tu ce que je me dis souvent, quand je songe à toi, Gilbert, et à quelques autres du pays, les meilleurs, ceux qui te ressemblent?

—En vérité, non. Je ne savais même pas que vous pensiez à moi.

—Je me dis que tu as l'esprit supérieur à ton métier...

—Des fois, oui, ça se peut.

—Que tu mets quelque chose au-dessus de tes intérêts. Voilà ce qui est bien, et ce qui me touche, et me fait tout voisin de toi... Évidemment, tu ne t'aperçois pas qu'on t'a volé la vérité... à toi et à des millions d'autres; mais tu l'aimerais si tu pouvais la voir, j'en suis certain.

—Quelle vérité, monsieur Michel?

—Celle qui fait que tu es noble comme moi, et que tu peux l'être bien plus...

Ils se turent, l'un parce qu'il sentait inutile de parler davantage, et l'autre parce que ces sortes de sujets ne lui étaient pas familiers, et qu'il ne trouvait pas les mots pour répondre. Mais Gilbert avait compris que ce riche avait une âme fraternelle, une espèce de tendresse dévouée et singulière, qui n'était fondée sur aucune solidarité apparente, mais sur des choses mystérieuses que chacun garde pour soi, «dans sa muette».

La première étoile s'était levée, au-dessus d'un peuplier qui semblait la toucher de sa fine pointe droite. Les deux hommes la regardaient, et leurs âmes, quelque part, dans l'espace, devaient se rencontrer. Ils allaient lentement, une douceur flottait dans le soir tombant.

—Vous avez toujours été bien honnête pour moi, monsieur Michel... Je voulais vous parler; je voudrais une chose...

—Laquelle, mon ami?

—M'en aller. Après ce qui est arrivé, je ne peux plus vivre ici... Je n'ose plus regarder les gens, je vois qu'ils pensent tous à Marie et à Lureux quand ils me rencontrent... Il n'y a plus que vous qui pensiez à moi. Je veux m'en aller.

—Que feras-tu au loin?

—Ce que je fais ici.

—Et où veux-tu aller?

—Conduire vos bœufs, si vous en vendez, en septembre. Où ils seront, je resterai.

Michel répondit, après avoir songé un moment:

—Cela se peut, Gilbert; j'ai six grands vieux bœufs qui feraient bien l'affaire des sucriers... Si je me décide à les vendre à la foire de septembre, je te préviendrai.

Il tendit la main au journalier. Et ils ne se dirent rien de plus. Mais ils pensèrent l'un à l'autre, quand ils eurent pris chacun sa route, au milieu des bois qui devenaient tout noirs, et sur lesquels pesait une bande de ciel rouge, comme la barre de fer que les compagnons, la journée finie, laissent se refroidir et brunir sur l'enclume.

Ils se revirent encore plusieurs fois pendant le mois d'août. Le hasard les faisait se rencontrer, au coin d'un taillis, ou sur la route de Fonteneilles, ou dans les champs voisins du château. Mais ils se saluaient, jadis, et ils passaient: à présent, ils avaient plaisir à causer l'un avec l'autre. Et l'un seulement s'en étonnait, c'était Gilbert. Quand il avait parlé un quart d'heure avec Michel de Meximieu, il songeait tout le reste du jour, et souvent plusieurs jours, à ce qu'ils avaient dit, et il était comme ceux qui reviennent d'un voyage.

Vers le milieu du mois, comme ils s'entretenaient, à l'angle du chaume d'avoine et de la prairie de Fonteneilles,—des perdrix rappelaient en piétant,—Michel dit:

—La mode est de flatter l'ouvrier et d'injurier le noble. La vérité, Cloquet, c'est que nous avons grandement déchu, les uns et les autres. Nous souffrons du même mal: de paresse et d'orgueil. Toutes les haines sont venues de là. Cependant, quand il n'a été gâté ni par l'auto, ni par la chasse, il n'y a pas de propriétaire qui soit mieux fait qu'un noble pour s'entendre avec un laboureur. Nous appartenons au vieux fonds, toi et moi. Et c'est une des raisons de notre amitié.

Gilbert ne se hasardait pas à répondre, parce qu'il avait peu d'expérience en dehors de Fonteneilles; mais au fond de son cœur il reconnaissait que c'était vrai pour Michel et pour lui. Et il aimait celui qui parlait librement de toutes choses.

Une autre fois, au début de septembre, il s'enhardit jusqu'à demander:

—Vous êtes tout de même toujours contre les syndicats, monsieur Michel? Je le comprends; ça n'est pas de votre monde, mais c'est du mien. Là-dessus, on ne s'entendra jamais.

—Tu te trompes!

Michel riait. Il était mieux ce jour-là. L'air avait trouvé dans les bois la vie épanouie, et la portait au loin. Les longues lèvres du malade la buvaient, et ses yeux éclairés par le reflet de la terre chaude, ses yeux bruns s'emplissaient de points d'or qui étaient la jeunesse. Il ne mentait pas, celui-là; il ne calculait pas: il laissait voir son âme ardente.

—Tu te trompes, Gilbert... Ce qui me met en colère, ce qui me fait peine et pitié, c'est l'idéal d'impossible iniquité sur lequel on vous lance, et si mesquin, que pas un des vieux bûcherons de France, autrefois, n'aurait voulu s'en contenter; ce sont vos ailes coupées par vos chefs comme celles des poules de basse-cour; les appétits à la place de la justice, la haine à la place de l'amour. Mais, écoute bien! Tout peut changer... Si l'œuvre est un jour baptisée, s'il y a une bénédiction de la mer montante, alors, Gilbert, vivant ou mort, je serai avec vous, j'applaudirai, je croirai à une terre meilleure, c'est-à-dire plus noble, à une chevalerie nouvelle, et au retour des saints parmi le peuple heureux... Aussi vrai qu'il fait une journée claire, c'est cela que j'espère... Adieu, mon vieux Cloquet. J'aurais eu bien d'autres choses à te dire. Je regretterai bientôt de ne plus causer avec toi.

—Moi aussi, monsieur Michel.

Gilbert regarda le jeune homme s'éloigner, et il le suivit des yeux aussi longtemps qu'il put le faire. Il avait le cœur tout plein de ces regrets qui n'attendent pas l'adieu pour nous faire souffrir. Il pensait: «J'ai un ami; mais autant dire que j'en avais un, puisque je vais le quitter.»

Gilbert Cloquet n'eut donc point de surprise quand il vit arriver chez lui, la veille de la foire de Corbigny, qui a lieu le deuxième mardi du mois, le garde de Fonteneilles.

—Cloquet, fit Renard, monsieur le comte vous envoie dire que, demain, il vendra ses six grands bœufs. Si vous voulez les mener à la foire, c'est cette nuit qu'il faudra partir.

Le journalier coupait du vesceau, dans un champ tout proche du bourg. Il secoua ses sabots qui étaient couverts de boue, car il avait plu toute la matinée, puis il passa la main sur sa barbe pour se donner le temps de réfléchir, et il dit:

—Je suis prêt.

—Monsieur le comte m'a dit de vous dire encore que les marchands du côté de la Belgique, du Nord, du Pas-de-Calais...

—Dites donc les Picards, voyons, c'est leur nom!

—Eh bien! que les Picards seraient nombreux à Corbigny... Il y a des chances pour que nos bœufs soient achetés pour les betteraves de Picardie.

—Et alors, je ferai le voyage avec eux, n'est-ce pas?

—Vous n'y êtes pas forcé.

—Non, car si on me forçait, je n'irais pas... Dites donc, Renard, ça n'est pas pour vous mépriser ce que je vais dire, mais pourquoi monsieur Michel n'est-il pas venu me parler lui-même? Nous sommes amis.

—Il est malade, et couché. Ça ne va pas. Allons, au revoir, Gilbert. Bonne chance chez les Picards!

La physionomie de Gilbert devint toute sombre. Il salua de la tête le garde qui rentrait au château. Puis il prit une poignée d'herbe, essuya soigneusement la lame de sa faux, et, ayant considéré le soleil qui marquait cinq heures du soir au cadran du ciel d'été, il quitta le champ pour aller fermer sa maison.

De tous ses voisins du Pas-du-Loup, il ne prévint que la mère Justamond. Quand il eut mis toutes choses en ordre et comme il voulait qu'elles fussent pour dormir pendant son absence, il s'habilla proprement, épointa sa barbe blonde, fit un paquet de hardes qu'il emporterait avec lui; puis il s'étendit sur son lit et dormit un peu. Avant le jour, il alla frapper aux vitres de la maison des Justamond. C'était convenu. La bonne femme entr'ouvrit la fenêtre, et se recula en même temps, à cause du froid de la forêt qui entrait.

—Mère Justamond, voilà la clé de chez moi: gardez-la jusqu'à ce que je revienne.

—Ça sera-t-il bientôt?

—J'espère que non, j'ai le cœur malade.

—Guérissez-le, mon pauvre Cloquet. Mais ça n'est pas facile, quand le mal vient des enfants... Je me rappellerai bien tout: ouvrir la chambre quand il fera beau; veiller sur les abeilles; bêcher les pommes de terre, dont je vous tiendrai compte.

—Il y a encore une chose, dit Gilbert.

—Quoi donc? Comme il fait frais pour vous mettre en route!

—Je vous ferai savoir mon adresse; vous m'écrirez des nouvelles de Fonteneilles, et surtout des nouvelles de monsieur Michel.

La bonne femme avança sa grosse figure réjouie où Gilbert, dans le gris de la nuit finissante, devina des yeux qui avaient pitié.

—Moi, je ne suis pas assez savante, dit-elle, mais j'ai mon fils Étienne et une fille qui connaissent bien l'écriture... S'il y a de la nouveauté, dans Fonteneilles, on vous l'écrira... Ça me fait quelque chose de vous voir partir, tenez, Gilbert,... à force de voisiner on était devenu comme parents... Adieu...

—Adieu...

Une demi-heure plus tard, les six plus beaux bœufs de l'étable du château, six grands bœufs blancs à la corne effilée, enjugués deux à deux, marchaient, à leur allure de labour, sur la route de Corbigny. En tête des deux premiers, sur la gauche, Gilbert Cloquet tenait l'aiguillon.


X

LA FERME DU PAIN-FENDU

—C'est bien, Cloquet: vous serez nourri, et vous aurez cinquante francs par mois, comme les camarades. Vos bœufs ne sont pas ferrés?

—Non, monsieur: chez nous, on ne les ferre pas plus que les moutons.

—Vous passerez demain matin à la forge. Allez!

L'homme qui terminait ainsi son premier entretien avec Gilbert Cloquet, dans le petit bureau tapissé de papier vert et noir, avait la physionomie obstinée, la parole brève, la barbe carrée et le lorgnon en permanence de beaucoup de ceux qui ont fréquenté les mathématiques. C'était M. Walmery, le fermier jeune encore de la grosse ferme du Pain-Fendu, un diplômé des écoles d'agriculture, fils d'un ancien magistrat du Nord, qui l'avait lui-même détourné des carrières libérales. M. Walmery accompagna le nouveau bouvier jusqu'au bout du couloir qui séparait le bureau de la salle à manger des domestiques et qui ouvrait sur la cour. Là, il se pencha au dehors.

—Jude, ce sont les bœufs de la Nièvre. Faites-les attacher dans la troisième étable.

Il rentra dans la maison, il s'avança jusqu'à la limite où le jour pâle coupait en biais la tapisserie fanée du couloir, et l'on vit encore, pendant quelques minutes, les molletières jaunes de M. Walmery, qui causait avec une femme de service. Gilbert Cloquet avait retrouvé dans la cour, enjugués deux à deux, ses six bœufs nivernais. Il avait repris son aiguillon, taillé dans un brin de houx de Fonteneilles, et, le bras étendu sur le cou de Montagne et de Rossigneau, il attendait, le chapeau en arrière et la barbe fauve au vent, le contremaître de la ferme, Jude Heilman, qui se lavait les mains dans une auge, au fond de l'immense cour, là-bas. Le contremaître, qui était plié en deux, se redressa, secoua ses bras nus, et vint, en rabattant les poignets de sa chemise. Il émerveilla Gilbert, par sa taille, par son allure aisée et balancée, par sa jeunesse, par la fixité de ses yeux gris, de la couleur de la mer du Nord, qui questionnaient déjà de loin le nouveau bouvier. Ce géant, vêtu d'un pantalon et d'une chemise, avait un visage petit, très coloré, et une moustache de sous-officier, mince, relevée, couleur d'or.

—Vous êtes Gilbert? dit-il. Un peu ancien pour voyager!

—Je pourrais vous dire que vous êtes, vous, un peu jeune pour commander, et je n'aurais pas raison plus que vous n'avez raison. Vous me jugerez au travail.

—C'est bon. Taisez-vous. Allez déjuguer vos bêtes... Qu'est-ce que c'est que cette fioriture derrière le joug? En voilà une mode!

Il désignait la poignée peinte en vermillon, que les grands laboureurs de la Nièvre ajoutent au joug de leurs bœufs, pour l'embellir...

—Ça, monsieur, c'est la marque de l'estime que les gens de chez nous ont pour les belles paires de bœufs. On était faraud, à Fonteneilles. Et il y a de quoi!

D'une touche légère de son aiguillon posé sur le mufle de Rossigneau, il fit tourner sur place la première paire de bœufs.

—A-t-on vu! grommelait-il. Pas un compliment pour des bêtes comme les miennes! Est-ce qu'ils en ont seulement, des bœufs, les Picards?

Les six bœufs se mirent en marche, à une allure de procession, et il ajouta:

—Ils sont jolis, leurs bœufs de Picardie! Ça serait bon, tout au plus, pour des crèches de Noël!

Les deux jugements étaient provoqués par la comparaison, que toute la cour pouvait faire en ce moment, entre les nivernais conduits par leur bouvier, et le bétail à l'engrais, parqué sur les fumiers. Le spectacle était d'une haute beauté rurale. Les six grands bœufs blancs contournaient lentement un champ véritable de fumier pilé, foulé, qui s'élevait à plus de quatre-vingts centimètres au-dessus du sol de la cour, et qu'enveloppait une clôture de barres de fer tenues entre de solides poteaux, comme on en voit dans les propriétés où l'on aime les constructions durables. Sur ce plateau de fumier, qui les portait en évidence au milieu de la cour,—plus de six cents tombereaux de fumier qu'on allait enlever et répandre dans les guérets,—marchaient, tournaient ou somnolaient quarante bœufs à la robe rousse ou fauve tachée de blanc, peu massifs, achetés dans la région, et qui devaient passer là, sur cette litière chaude en décomposition, qui fumait sous leur ventre, les jours et les nuits d'automne, les jours et les nuits d'hiver, et descendre dans les prés, au printemps, pour acquérir un supplément de graisse, avant de partir pour l'abattoir. De distance en distance étaient disposées des auges pleines d'eau, et d'autres pleines de pulpe de betterave sortant des raffineries, et mêlée de paille hachée. Les bœufs mangeaient, buvaient et reprenaient la promenade en cercle ou l'immobile contemplation qui convenait le mieux à l'humeur de chacun. L'enceinte n'avait qu'une ouverture, tout au fond, dans la partie la plus distante de la maison. Mais un chien enchaîné là, les yeux guettant ses détenus, gardait cette unique porte. Des pigeons, des poules, des canards, vivaient avec les bestiaux sur le même fumier, et se réchauffaient au même feu caché. Tout autour du champ de fumier, un large couloir, une route pavée où les hommes, les bêtes, les chariots pleins pouvaient passer, puis les bâtiments formant un rectangle long, l'habitation du contremaître, les écuries, une étable, une ancienne bergerie, une autre étable, des ateliers, des granges, des magasins, des porcheries, murs rouges en brique, toits rouges en tuiles. Tout cet énorme appareil de la ferme était commandé par la porte monumentale, pendue entre deux hauts piliers de brique et dominée par un fronton en brique aussi, mais verdi par la pluie et noirci par la poussière et la fumée. Par là seulement, quand on était dans la cour, on apercevait la campagne, la terre, un peu de verdure libre et jeune. Cependant, à l'opposé, vers l'occident, on devinait que l'enceinte des murs se prolongeait au delà de la dernière étable, et qu'il devait y avoir, en arrière, un potager et quelques arbres enfermés dans la forteresse rurale et dont on voyait pendre, au-dessus d'un toit surbaissé, des branches déjà tachées par la rouille.

Dans ce cadre de pierre rouge, autour du fumier doré par le jour, c'était un spectacle saisissant que la lente procession des bœufs blancs de la Nièvre, colossaux, et que jugeaient, au passage, les ouvriers occupés dans les étables, les bœufs du Hainaut s'arrêtant de manger la pulpe, et les pigeons effrayés par de si hautes cornes et de si longues échines. Toute la ferme, excepté ce contremaître qui n'avait point paru faire attention à eux, semblait dire: «Sont-ils beaux! Sont-ils bien menés! Quelle belle poignée de bois rouge derrière le joug!» Gilbert se sentait observé; il allait droit, suivi par ses six bœufs, dans le couloir ensoleillé, et il alla ainsi jusqu'à l'étable où il trouva vingt autres bœufs blancs de la Nièvre, mais des jeunes, de trois et quatre ans, et qu'on avait habitués à tirer au collier. En déjuguant ses bœufs, il riait en songeant à ces colliers, à ces harnais qui ont l'air de haillons, et qui enlèvent aux attelages la barre sculpturale du joug, et l'ensemble dans les mouvements, et cette belle torsion des têtes géminées qui se courbent pour l'effort et se relèvent quand tout va bien.

L'après-midi fut employé par Gilbert à soigner ses bêtes et à visiter la cité rurale du Pain-Fendu. Le bouvier nivernais avait vu de belles fermes, certes, et des exploitations plus luxueuses peut-être, mais nulle part il n'avait rencontré, sous un seul fermier, un domaine aussi étendu, d'aussi vastes étables, autant de matériel, ni cet air d'industrie, d'usine, qui était ici, dans ce coin frontière, l'expression âpre et souffrante de la terre elle-même. Car, venant de la gare, distante d'un kilomètre, il s'était senti bien étranger dans ce pays sans haies, tout plat, où l'horizon était court cependant, à cause du jour laiteux qui buvait les lointains et d'où sortaient seulement des silhouettes imprécises de villages, hérissées de cheminées d'usines, des fragments de faubourgs tombés dans la campagne. Il ignorait les noms; il savait seulement que le gros amas de maisons, presque une ville, qu'il avait traversé, s'appelait Onnaing.

Le soleil et les mouches faisaient meugler et se démener les bêtes parquées dans la grande cour, et l'odeur du fumier se levait entre les murs. Les chariots à quatre roues, qui avaient transporté les gerbes des derniers chaumes, rentrèrent, dans un halo de poussière blonde. On entendit des jurons, des bruits de chaînes traînées, des pas de chevaux et de bœufs, martelant au passage le seuil des portes. Puis les bouviers qui logeaient à Onnaing ou à Quarouble quittèrent la ferme. Gilbert Cloquet entra, avec ceux qui habitaient le Pain-Fendu, dans la salle, basse d'étage, ornée de papier à croisillons blancs et bleu cru, où les domestiques prenaient leur repas. Une longue table de chêne ciré, des brocs de bière, des assiettes blanches, des serviettes,—on n'en avait pas à la Vigie,—deux bouviers, trois domestiques employés au service des chevaux et du roulage, deux femmes de basse-cour chargées de la laiterie et qui sentaient le lait caillé, et au haut bout de la table, le grand Jude Heilman, à la figure grasse, colorée et brutale, et, près de lui... Quand Gilbert Cloquet aperçut, dans la lumière de la lampe mêlée à celle du jour et embellie par elle, la jeune femme du contremaître, il hésita à s'asseoir, intimidé, comme s'il eût été devant quelque grande dame du pays de Nièvre. Ce n'était cependant pas une grande dame, Perrine Heilman. Elle était vêtue d'une robe noire que protégeait un tablier à épaulettes, en toile mauve; elle était active, simple, gaie, elle avait l'œil à tout, depuis la cuisine et le poulailler jusqu'à la laiterie et aux étables mêmes, et ceux qui connaissaient la ferme du Pain-Fendu disaient que le contremaître, c'était la contremaîtresse, et que l'un faisait tout le bruit, et l'autre tout l'ouvrage. Mais Gilbert ne voyait que les beaux cheveux blond châtain, bien lissés en bandeaux et relevés en chignon, le cou mince et veiné de bleu, le visage rose, un peu rond, pas aussi fin de traits que celui de madame de Meximieu, moins spirituel que celui de mademoiselle Antoinette Jacquemin, mais si doux, d'une volonté si droite, d'une bonté si prête et si discrète, et des yeux piquetés de roux, comme deux brins de réséda, qui le regardaient, lui le nouveau venu. Il fit un signe de tête, gauchement, comme il en avait fait, dans sa jeunesse, devant une statuette de madone accrochée au tronc d'un chêne, et il se mit à table. Madame Heilman, au grand étonnement de Gilbert, se signa en prenant place à table, puis elle servit la soupe, et fit les parts de bœuf bouilli. Les hommes mangeaient voracement, causant entre eux à gros éclats de voix. Madame Heilman riait quelquefois d'une chose qu'ils disaient, mais ils ne lui adressaient guère la parole, étant gênés par son défaut de vulgarité, plus que par son autorité. Le mari, droit, dominant de la tête tous les convives,—et il y en avait de belle taille,—avalait régulièrement la soupe, le pain, la viande, et buvait de fortes rasades de bière, en regardant le mur en face de lui, comme si, en arrière, il voyait les champs où la récolte était finie, où les terres lasses attendaient et demandaient le repos. Et lui, il les déchirait en imagination, il les retournait, les séparait en distribuant les cultures, et les forçait à la vie. Le rêve et le calcul ne quittaient que rarement ces petits yeux fixes, durs à la terre, durs aux hommes, durs aux bêtes. A table, il était comme muet. Ses ordres, il les donnait le matin, à cinq heures et demie, à six heures, suivant les saisons, quand tous les employés de la grande usine terrienne étaient réunis dans la cour.

Le souper finissait, lorsqu'un des bouviers tira de sa poche une pipe, un paquet de tabac belge, bourra le fourneau, puis, renversé sur sa chaise, alluma la pipe, et son visage apparut rouge et bleu, dans l'éclair de la flamme et de la fumée. Il resta à table, les deux coudes appuyés sur le bois, tandis que les autres domestiques quittaient la salle, pour aller fumer dehors, ou prendre le frais sur le chemin, devant le portail d'entrée, et que les servantes enlevaient les assiettes et les brocs. Gilbert n'avait pas dit un mot. Il eut envie de fumer, lui aussi, mais l'acte de ce Picard, allumant sa pipe devant la patronne et tout près d'elle, lui avait paru contraire à la politesse. On ne faisait pas ainsi dans la Nièvre. Et, un peu pour donner une leçon, un peu par désir de se faire bien voir, il écarta sa chaise de la table, la porta jusqu'auprès du poêle, qui était au fond de la pièce, et, soulevant sa casquette:

—Est-ce qu'il y a moyen, patronne, avec votre permission?

Il montrait sa pipe, à bout de bras.

—Certainement, monsieur Cloquet. Tout le monde peut fumer ici.

Elle s'était détournée, pour dire cela. Puis elle se remit à écouter son mari qui, la dominant de deux pieds, le menton rentré dans le cou, la lèvre supérieure avançante, parlait de haut en bas, en surveillant sa voix, et probablement grondait madame Heilman de quelque manquement au programme sans limite et sans repos qu'elle avait à remplir. Quand il eut quitté la salle à manger, elle aida les servantes à remettre toutes choses en ordre, et, comme elle passait à côté de Gilbert, elle dit:

—J'ai vu tantôt les plus beaux bœufs de Nièvre que j'aie jamais vus ici. S'ils sont, de plus, bons au harnais, c'est une merveille.

—Vous êtes bien honnête pour eux, fit Gilbert, en retirant sa casquette de dessus sa tête, et comme s'il promettait de répéter aux absents ce qu'on venait de dire à leur sujet.

Il se leva, quand il eut achevé sa pipe. La pièce était déserte. Dans la cour, sous les étoiles sans lune, les bêtes dormaient, couchées, ou debout et les pieds écartés pour mieux tenir l'équilibre. Gilbert avait envie de connaître son nouveau domaine. La grande porte restait ouverte sur les champs jusqu'à dix heures; après quoi la cité était close et il y avait, sur la terre plate, une forteresse de brique le long de laquelle le vent relevait en lames son courant brisé. Gilbert s'avança, les mains dans les poches. Les piliers de brique et le linteau découpaient un immense carré moitié ciel et moitié plaine. Il venait par là un air chaud et tremblant. Trois hommes étaient assis sur un tas de cailloux, à droite de l'entrée. Plus loin, Gilbert en devina un autre qui avait le bras passé autour de la taille d'une femme, d'une des servantes, sans doute. Une tristesse subite le fit se détourner de ce coin où l'on s'aimait. Le bouvier pencha la tête, en dehors de la porte, vers la gauche, et au delà de l'abîme d'ombre où s'enfonçaient la route, les terres, les poteaux de télégraphe, il aperçut une flamme qui n'éclairait rien, et qu'enveloppait une mince auréole dansante.

—Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.

Une voix répondit:

—Le haut fourneau de Quiévrain. Quiévrain en Belgique. Tu ne connais donc rien?

Il ne répondit pas, mais tourna sur lui-même, et revint vers l'étable où il devait coucher.

Son lit n'était plus, comme dans les jeunes années, à la Vigie, posé dans un coin de l'étable, et entouré d'un cadre de bois contre la corne des bêtes, mais pendu à cinq pieds du sol, au milieu de la longue file des bêtes, éclairé par une lanterne au bout d'un bras de fer. Gilbert monta par l'échelle, après avoir inspecté les crèches pour voir s'il ne manquait rien à ses bœufs, et, au-dessus des trente dos mouvants, alignés à droite et à gauche, et dont la blancheur diminuait, de proche en proche, jusqu'au bout du long bâtiment, il essaya de dormir. Malgré la fatigue du voyage, longtemps il resta éveillé. Il ne pensait ni à Marie, ni au hameau du Pas-du-Loup, ni à ses camarades, ni à rien de ce qui était encore trop voisin dans le temps. La honte, la peur de souffrir, le faisaient écarter les souvenirs de la veille et se reporter à l'époque où il couchait dans une bauge assez semblable à celle-ci, chez M. Fortier. Il comparait, avec ce passé, ce qu'il venait d'apprendre du pays des Picards, et il concluait: «Pourquoi suis-je venu à Onnaing, plutôt qu'à Lyon, ou dans les environs de Paris, ou sur les plateaux de la Champagne où les sucriers sont connus aussi?» Et il ne trouvait aucune raison, et à cause de cela, il se sentait bien l'étranger, que rien n'accueille, et que rien ne retient. Il revoyait les menus faits de la soirée, la physionomie des gens. Malgré lui, l'image de cette femme enlacée par un homme, tout à l'heure, dans l'ombre du portail, lui revenait avec insistance et le troublait. Chez lui, il se préoccupait peu des gars et des filles qu'il rencontrait ainsi, pris d'amour, si ce n'est pour songer: «Ils se marieront, et le plus tôt sera le mieux». Mais dans cette bauge du pays picard, pourquoi les visions étaient-elles plus tenaces? Pourquoi le sang d'un bouvier qui avait déjà vécu longtemps s'échauffait-il comme celui d'un jeune homme? Gilbert comprit que le changement n'était point seulement autour de lui. Il sentit qu'il était plus faible qu'à Fonteneilles. Les témoins habituels de sa vie étaient si loin, si loin...

La grande brise de Picardie caressait les murs de l'étable.


XI

LES LABOURS DE PICARDIE

Le lendemain, ayant nourri ses bêtes, il enjugua soigneusement ses quatre meilleurs bœufs, avec les jougs à poignée rouge, bien résolu à quitter le Pain-Fendu si on l'obligeait à changer sa belle mode nivernaise, et, ayant arrêté son harnais devant la porte de l'habitation du contremaître, il alla, comme les autres bouviers et domestiques, chercher des tartines de pain beurré, et un litre de bière qu'il mit dans une vieille carnassière que l'un de ses camarades lui prêta, et il partit pour la plaine. Heilman, d'après les ordres du fermier, avait distribué le travail aux hommes et aux bêtes assemblés.

Ce fut un dur labour, loin, du côté du courant de Quarouble, qu'on pouvait reconnaître à quelques saules nains et à des herbes, seul vert avec celui des choux, dans l'espace que blondissaient à l'infini les chaumes des avoines et des blés. Vaste plaine qui avait désappris l'ombre! La terre, sèche depuis des mois, ne s'émiettait pas sous le soc; elle venait en mottes longues comme des poutres, elle se couchait en travers de la charrue, elle laissait échapper des cris, de la poussière, une fumée âcre, et les mulots et les insectes, n'ayant pu creuser assez avant leur repaire, coulaient sur les sabots de l'homme avec les racines éventrées du froment. A petite distance de Gilbert, d'autres attelages labouraient. Mais ils s'arrêtaient plus souvent que le sien, et plus longtemps. Il n'était pas dix heures du matin, que l'espace labouré par les quatre bœufs de Gilbert faisait, dans le jaune éteint des chaumes, une tache d'un tiers plus large que les autres et fumante comme un canal vaseux fouillé par le soleil.

—Beau travail, dit Heilman qui passa, chaussé de bottes, un chapeau de paille sur la tête; mais vos bœufs seront fourbus avant la huitaine.

—Ni eux, ni moi, répondit Gilbert.

—Nous verrons, quand va venir l'arrachage des betteraves. Cinquante hectares, quinze cent mille kilos à transporter avant le 15 novembre.

Le patron continua son chemin, diminuant dans la plaine, mais toujours plus grand que les bouviers auxquels, un moment, il parlait.

Le soir, il n'était question, au Pain-Fendu, que de ce bouvier nivernais et de ses bœufs. Gilbert entendait son nom, à table, murmuré, loué ou moqué. Il mangeait, plus las un peu que la veille, et un peu plus étranger. Après le souper, il se remit à fumer, à la même place, près du poêle. La femme du contremaître n'avait fait aucune attention à lui, occupée qu'elle était à servir les hommes et à répondre au bavardage des servantes, qui parlaient de leurs projets pour le lendemain dimanche. Mais, quand les hommes se furent retirés, elle s'approcha de Gilbert, comme elle avait fait la veille, et, se tenant debout auprès de lui qui était assis:

—Et vous, demanda-t-elle, que ferez-vous de votre journée de demain?

—Rien, madame Heilman.

—Vous n'allez pas à la messe?

—Non.

Elle mit sa main sur l'épaule du bouvier, d'un geste compatissant.

—Vous avez l'air malheureux, monsieur Cloquet. Un bon travailleur comme vous! C'est le pays qui vous manque?

—Non.

—Si vous êtes malade, on n'est pas dur ici; vous serez bien soigné; il faut le dire.

Elle se sentit regardée, d'en bas, comme par un chien qu'on caresse; elle vit, dans cette lueur longue du regard qui montait, une surprise, une reconnaissance, une émotion, un désir que ce ne fût pas fini. Elle se mit à rire:

—Allons! quand vous aurez passé seulement une semaine ici, vous serez tout habitué. Vous n'êtes plus un jeune homme, et on vous prendrait pour un grand enfant! Mon pauvre Cloquet!

Elle s'éloigna, portant une chaise qu'elle voulait remettre en place, et déjà reprise par le travail. Gilbert s'était levé. Il sortit sans se retourner, il descendit le perron; il fit le tour du parc où les bœufs rouges tournaient sur le fumier, et il se réfugia, tout au bout de l'enceinte de la ferme, près de la forge dont le feu était mort. Et il s'assit, passant ses deux mains sur son front, pour chasser la vision trop douce, et les mots qui revenaient: «Mon pauvre Cloquet!» Comme elle avait dit cela! Oui, comme autrefois le disait Adèle Mirette, la femme qu'il avait aimée, celle qu'il eût aimée surtout, à cette heure d'abandon! C'était le même accent, et le même geste, et, dans le regard, la même tendresse pure. «Mire-toi dans mes yeux, mon Cloquet, mire-toi, je souffre quand tu souffres!» Oh! quel vieux mot, plus jamais réentendu pendant de si longues années, et qui ressuscitait, tout à coup, dans le souvenir du passé, et qui lui noyait le cœur! Elle était si jolie, cette madame Heilman! Gilbert entendit des chevaux qui se battaient, dans l'écurie voisine, et il y courut, jurant comme il ne faisait point d'habitude, et, d'un coup de courroie double, il les sépara si brutalement qu'il se dit:

—Qu'est-ce que j'ai ce soir, à faire du mal aux bêtes?

Le lendemain, dimanche, lui si économe, il sortit dès que ses bêtes eurent été soignées, déjeuna et dîna dans un estaminet d'Onnaing, et ne rentra à la ferme que pour la nuit. Toute la journée, il avait erré, seul, comme un soldat qui arrive dans une garnison, sur la route de Valenciennes, et dans les quartiers enfumés qui avoisinent la gare.

Bientôt les pluies commencèrent à tomber. Les grands labours, pendant des semaines, occupèrent et lassèrent les hommes, les chevaux, les bœufs. Le jour se leva plus tard et s'abîma plus vite dans des brouillards qui se tenaient, tout l'après-midi, roulés à petite distance des champs où l'on travaillait, et qui déferlaient, dès que le soleil faiblissait. Puis l'époque vint de récolter les betteraves. Dans les terres détrempées, Gilbert et ses camarades conduisaient maintenant les chariots à quatre roues, remplis de betteraves, jusqu'à la sucrerie d'Onnaing. Les six bœufs nivernais n'étaient pas de trop pour arracher la voiture aux ornières que l'énorme poids creusait sous le cercle de fer des roues. Il fallait s'arrêter pour faire souffler les bêtes. «Que cherches-tu à l'horizon, Cloquet? C'est-il des arbres? Il n'y en a point chez nous. C'est-il ta bonne amie? L'heure est passée, mon vieux. C'est-il un verre de bière? Ça se trouverait plus près de toi.» On le plaisantait prudemment, à cause de son air peu commode. On essaya de l'interroger, pour voir ce qu'il savait du monde. Mais il ne s'y prêta pas davantage. Après quelques essais inutiles pour le faire parler du pays de Nièvre, ou d'autre chose, ses camarades renoncèrent à troubler sa songerie, ou à l'expliquer. On le considérait comme un de ces bergers qui perdent l'usage de la parole, peu à peu, et qui vont seuls, ne sachant causer qu'avec les moutons et les chiens.

Ce qu'il avait? Une idée fixe et mauvaise le possédait. Gilbert aurait mieux fait de quitter la ferme. Il s'en était parlé à lui-même, deux ou trois fois. Mais la volonté lui avait manqué. Il se sentait faible, il restait, et il se cachait pour voir passer la femme de Jude Heilman. La fermière n'avait pas l'air de s'apercevoir de l'étrange allure de cet homme, qui la guettait, soir et matin. Il ne s'approchait pas, il la regardait traverser la cour, ouvrir une fenêtre, accompagner un marchand ou un visiteur. Quand il était près d'elle, aux repas, il était gêné, et ne levait les yeux qu'à la dérobée, puis, sitôt la dernière bouchée de pain avalée, il sortait. Depuis qu'elle vivait au milieu de ce personnel flottant de domestiques et de journaliers, elle avait souvent été obligée de se défendre contre l'un ou l'autre. Mais celui-là était d'une espèce nouvelle, plus sombre, plus inquiétante. Que faire? Elle avait, dès le deuxième jour, compris qu'il y avait de la passion dans le silence de Gilbert Cloquet, et elle évitait de donner des prétextes à ce mauvais rêve, mais sa manière n'en était point changée, et madame Heilman restait aussi gaie, aussi vive et naturelle devant le bouvier que si elle n'avait rien deviné. «Si je le fais renvoyer, pensait-elle, où ira-t-il?»

Un jour, cependant, elle l'appela. C'était dans la troisième semaine d'octobre. Un boucher de Quiévrain vint au Pain-Fendu. Dans le couloir de la maison il parlementa bruyamment avec la femme du contremaître. C'était un ami et un habitué de la ferme; il achetait quelquefois; il s'informait des prix et de l'état du bétail. Il s'appelait Jean Hourmel: gros homme, jeune, qui jouissait d'une grande réputation de fortune, de loyauté et d'entrain dans les affaires, et qui avait une espèce de puissance joviale et d'aisance, faite de ce bon renom, dont il marchait enveloppé. Madame Heilman était seule à la maison, le mari ne rentrerait pas avant midi. Elle offrit un verre de bière au boucher belge qui refusa, de la main, et qui demanda à visiter les étables. La jeune femme l'accompagna jusqu'à l'entrée du couloir, jeta un regard dans la cour, comme si elle cherchait quelqu'un, dit quelques mots tout bas à M. Hourmel, et appela, de sa voix un peu traînante:

—Monsieur Cloquet?

La barbe fauve et les yeux clairs du Nivernais s'encadrèrent dans l'ouverture, d'une lucarne.

—Monsieur Cloquet, faites donc faire à monsieur Hourmel la visite des étables.

Le boucher, qui portait sur le bras une peau de bique grise, et qui n'avait point de blouse par-dessus sa jaquette comme en ont la plupart de ses confrères du Centre ou de Paris quand ils voyagent, s'arrêta d'abord en face de Gilbert, et considéra le bouvier avec une attention soutenue, sérieuse et muette. Sa physionomie joviale s'était détendue. Une petite moue relevait les moustaches coupées ras. Il termina son examen par un hochement de tête dont il garda pour lui-même le sens, et suivit Gilbert, qui connaissait la ferme à merveille, et pouvait l'expliquer. Le premier moment de mutisme passé, la conversation fut abondante entre deux hommes que le métier rapprochait l'un de l'autre. Ils parlèrent de France et de Belgique, de pâturage et de commerce, et Gilbert se laissa aller à raconter sa jeunesse et la formation des syndicats de bûcherons de la Nièvre. L'autre approuvait: «Connu; chez nous, de même; seulement, vous me paraissez être sans religion dans votre pays?—Elle ne nous gêne pas.—Nous, elle nous aide.» Un peu plus tard, il dit: «Il faudrait que vous veniez me voir, Gilbert Cloquet!» Il était bonhomme, ce boucher de Quiévrain. Il était fraternel avec le bouvier inconnu rencontré à la ferme; il avait la force qui n'a pas besoin de mots pour attirer, et la pitié qui se devine, même quand elle plaisante.

—Vous avez besoin de distraction, à ce que je vois; eh bien! venez à la grande ducasse!

—Qu'est-ce que c'est?

—La fête patronale de Quiévrain, la dédicace, la ducasse comme on dit chez nous, et qui a lieu le dimanche qui suit le 18 octobre, dimanche prochain autant dire. La ménagère mettra votre couvert.

—J'irai donc, fit Gilbert.

Le dimanche 21 octobre fut pour lui un jour de répit et presque un jour joyeux. Vers dix heures et demie, le bouvier prit, à Onnaing, le tramway qui vient de Valenciennes, et, en une demi-heure, il était en Belgique. La maison du boucher fut aisée à trouver: on n'avait qu'à suivre les rails, un bout de rue qui monte, un autre qui tourne à angle droit, et c'était là, sur la droite, à peu de distance. Une porte de chêne verni, à côté de l'étal, un salon qui servait de salle à manger, une cuisine derrière, puis une cour et des magasins: la maison avait bon air. Les hôtes recevaient Gilbert comme un ami, et madame Hourmel, une grande mince, aux joues plates, aux yeux doux et inquiets d'inquiétude ménagère, faisait des frais comme pour un prince. «Asseyez-vous; vous prendrez une tasse de café? Préférez-vous de la bière? Dis, Hourmel, remets donc du charbon dans le poêle: monsieur Cloquet doit avoir froid?»

Le pauvre, depuis longtemps, n'avait pas connu cet empressement de deux êtres appliqués à le recevoir, à le soigner, à l'égayer. Dans la salle, les pieds allongés et fumants contre la salamandre nickelée de madame Hourmel, il admirait le papier à fleurs qui couvrait les murs, les chromolithographies pieuses encadrées, des vide-poches donnés en prime par quelque magasin, deux têtes de chamois en terre cuite, des chaises de chêne blanc ciré, un buffet à deux corps et dont la vitrine était pleine de vaisselle multicolore et d'objets inutiles dans un modeste ménage, pinces à sucre, à asperges, pelles à poisson, cuillers de tout modèle et de toute taille, coupes et corbeilles en métal brillant. Il admirait. On lui racontait les histoires de Quiévrain. Il oubliait la sienne. On resta longtemps à table, dans la chaleur du poêle. La femme du boucher avait deviné que le Français avait de grandes peines, et qu'il était sans aide morale, d'aucune sorte. Elle dit, sérieusement, car elle avait une sorte de bonté grave et égale:

—Je vas aller servir la clientèle, pendant que vous ferez un tour de ducasse, Hourmel et vous; mais je vous prie, désormais, de considérer la maison comme celle d'un de vos amis.

—De mon ami, alors, répondit Gilbert, car je ne m'en connais point, à moins que je n'appelle ainsi monsieur Michel.

—Vous n'avez pas d'ami? Ni homme, ni femme? Oh si!... Vous rougissez... Ah! ce n'est pas bien de nous avoir caché cela!... Un Français, ça ne vieillit pas... Nous aurions dû nous le rappeler... Amusez-vous!

Les deux hommes passèrent un après-midi d'enfants, Gilbert empruntant un peu de gaieté à l'humeur joviale du boucher Hourmel. Ils tirèrent à la carabine; ils assistèrent au jeu du papegai, dans un pré, au bord de l'Honelle; ils virent danser les ouvriers et les ouvrières de Quiévrain et de Blanc-Misseron; visitèrent des amis qui offrirent du café, et quand ils se quittèrent, le soir, tard, à l'arrêt du tramway, après avoir soupé ensemble dans le petit salon aux têtes de chamois, ils étaient de belle humeur, et contents de s'être connus. Hourmel demanda:

—Au revoir, n'est-ce pas? Combien restez-vous de temps encore au Pain-Fendu?

—Peut-être huit jours, peut-être toujours. Mais, si j'y reste, je reviendrai ici.

—En tout cas, avant le 17 novembre, fit Hourmel, car je vais en voyage à ce moment-là.

Et le tramway s'enfonça dans la nuit, vers Onnaing.


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