Le Blé qui lève
XII
LA BOURRASQUE
Les semaines les plus sombres de l'année étaient venues. Tout le jour et toute la nuit, les nuages de grande pluie passaient, se succédant presque sans intervalle. La mer avait mis en eux la vie et la nourriture pour des milliards d'épis, et de fleurs, et d'arbres, et d'hommes, pour plus de plantes et d'êtres vivants qu'il n'y en avait sur la terre. Elle avait commandé au vent: «Distribue les forces, et ce qu'il y a de trop reviendra dans l'abîme pour en sortir de nouveau». Et le vent mouillait les pays du Nord. Toute la Belgique, et les Flandres françaises, et la Hollande, et les provinces basses de l'Allemagne eurent de la peine à rentrer les dernières récoltes, et virent les charrettes embourbées, et les rouliers jurant, et aussi des jours où les hommes de la campagne durent demeurer enfermés, attendant l'éclaircie qui ne venait pas.
Tristes heures, dangereuses pour ceux qui ont au cœur un rêve malsain. Avant la fin de la première quinzaine de novembre, M. Walmery avait fait arracher l'énorme quantité de betteraves à sucre nourries et mûries sur cinquante hectares de terre. Les grands chariots avaient porté toute la récolte aux usines. Alors le fermier avait prescrit à Heilman de reprendre les labours, et, malgré le mauvais temps, tous les harnais de la ferme passaient dix heures dehors, et la terre, détrempée, luisait derrière eux, lissée par le versoir de fer. Les hommes se couvraient les épaules avec de vieilles vestes, ou des sacs à farine, ou des limousines. La pluie promenait ses fontaines noires, de l'est à l'ouest, du nord au sud, et les bêtes elles-mêmes avaient les paupières rouges, à cause du fouettement répété de l'eau. Le vent secouait les corneilles au vol. L'herbe sifflait au ras des mottes. Quelquefois, les laboureurs rentraient, ne pouvant tenir sous l'averse. Et s'il arrivait qu'un seul d'entre eux restât dans la plaine, c'était toujours Gilbert Cloquet, auquel on avait confié une charrue nouvelle, que les trois couples de grands bœufs blancs promenaient, la corne basse, et soufflant en mesure sur leurs jarrets tendus.
C'est ainsi que le vendredi 16 novembre, il fallut revenir en hâte au Pain-Fendu, dès dix heures du matin. Le ciel, tendu d'un seul nuage bleu d'ardoise, sans fissure et qui semblait immobile, laissait couler, depuis l'aube, une pluie pénétrante, serrée, égale, qui feutrait le poil des bêtes et le tordait en épis, entre lesquels, au contact de l'eau et du vent, la peau rose des flancs frémissait.
—Les bêtes ne tirent plus! dit Heilman. Elles seraient capables d'être malades. Les hommes, il faut rentrer!
Et, voyant que Gilbert continuait son labour, il cria:
—L'ordre est pour tout le monde, pour les Nivernais comme pour les gars des Flandres!
Gilbert n'eut pas l'air d'entendre.
Les six bœufs, sous l'averse, continuèrent de tirer; ils s'éloignèrent, enveloppés par la brume de leur souffle et par la vapeur qui se levait de leur dos. Le bouvier, en arrière, semblait plus grand que de coutume, dans l'auréole blonde de son attelage en sueur.
—Crève donc, si tu veux, Nivernais! Mais si un de tes bœufs est malade, tu paieras les frais!
Toutes les charrues, moins une, reprirent le chemin de la ferme, se suivant l'une l'autre. Gilbert demeura seul, dans la plaine immense. La tache pâle des six bœufs voyageait au ras du sol, dans la pluie, sous le nuage bas. Les enfants des villages, qui regardaient de loin, à travers les vitres, disaient: «Qu'est-ce que c'est là-bas, qui roule et qui est blanc?»
Gilbert n'avait pas obéi parce que Heilman lui était devenu odieux, parce que la passion s'était emparée du bouvier et le rendait fou. Il ne dormait plus. Il se prenait de querelle avec les domestiques pour les causes les plus futiles, surtout avec ceux qui lui semblaient être bien vus de madame Heilman. Il ne saluait plus le contremaître, il ne lui répondait plus. Le flegmatique Heilman tolérait cette humeur et s'en inquiétait même assez peu, sachant que l'autorité est difficile à exercer, dans les fermes où toujours les passants se mêlent aux ouvriers du pays. Même, il excusait Gilbert. «C'est un ancien, disait-il. Peut-être qu'il a rapporté de chez lui des peines qu'on ne sait pas. Et puis, il est fort.» La force lui plaisait, comme la plus belle chose qu'il connût.
Non, ce n'était pas le chagrin rapporté de chez lui qui tournait la tête à Gilbert, c'était le voisinage de cette belle jeunesse rencontrée dans la ferme, et l'éloignement des choses familières, qui retiennent l'esprit tenté et la chair qui faiblit. Comme ils étaient loin, tous les témoins de la vie honnête, tous ceux qui auraient pu se moquer, reprendre, conseiller! Plus rien ne rappelait la mère Cloquet, ni l'enfance enveloppée dans son regard et protégée par lui, ni les années d'amour, ni la longue période où Gilbert était resté fidèle à la maison, au jardin, au bois du lit, à la cuiller d'étain et au souvenir de la morte. Étienne Justamond n'avait pas écrit. Les nouvelles de Michel n'étaient pas venues. Toutes les habitudes avaient été rompues, camaraderies, causeries, travail du bois, décor de la forêt et des herbages. Et dans le vide, le mauvais désir avait grandi. Il était le maître à présent de cet homme presque vieux. Pas un mot ne l'encourageait, pas un regard. Gilbert avait bien vu que madame Heilman se tenait sur ses gardes, évitait de lui parler, de le rencontrer. Il en voulait au mari, à l'obstacle, au chef. Une jalousie insensée lui rendait odieux les ordres, la surveillance, la présence d'Heilman. Parfois il aurait voulu qu'une roue de chariot passât sur le corps de ce géant tranquille et jeune; il souhaitait de le voir frappé par un cheval, ou écrasé par un sac de grain tombé d'un grenier, ou qu'une échelle se rompît sous les pieds du contremaître. Si l'homme disparaissait, la femme deviendrait moins farouche, elle serait plus faible et moins bien gardée... Gilbert sentait que des idées voisines du crime le frôlaient. Quelquefois il se prenait d'horreur pour lui-même; il apercevait sa folie; il se rendait compte que l'âge était passé où il pouvait plaire à une femme, et alors le désespoir le saisissait. «Pourquoi vivre? Quelle raison de travailler, quand personne ne fait seulement attention à moi? Quand personne ne m'aimera plus jamais?» Ses camarades disaient: «Qu'a-t-il encore?» Il ne parlait à personne; il se relevait le matin, sans avoir dormi, se demandant s'il n'allait pas «se faire disparaître». Puis, une femme descendait le perron de la ferme; une voix appelait la servante; une main écartait le rideau de la grande salle: et l'ardente convoitise se rallumait dans les yeux du bouvier, et la fièvre dans son sang, et il avait ce plissement des paupières et ce tremblement furtif d'un chat qui guette un oiseau proche.
Comme il avait en peu de temps changé! Où était-elle son idée de justice? A vrai dire, jamais il n'avait songé à l'étendre au delà des questions d'intérêt. Il ne raisonnait point, d'ailleurs; il aimait. La nouveauté de la tentation avait vaincu tout de suite cet être abandonné.
Gilbert, labourant dans la tempête de pluie, croyait voir devant lui, tant sa folie était souveraine, au-dessus du guéret que ses bœufs allaient remuer, la femme grande, et rose, et coiffée en cheveux comme une dame, et ces yeux calmes qui avaient eu pitié de lui, hélas! les premiers jours. Il la voyait, et il lui parlait tout haut, si bien que les bœufs, n'entendant plus leurs noms, s'étonnaient et perdaient de leur courage.
Après une heure, le bouvier cependant détela ses bêtes, et il revint à son tour. Quand il se fut occupé de ses bœufs, et qu'il les eut attachés devant leurs mangeoires pleines, il pensa à changer de linge et de vêtements. Comme il n'avait que deux habits, pour toute garde-robe, il dut mettre sa veste à boutons de corne, son chapeau de feutre à grands bords, et, ses sabots étant trempés, il mit ses bottes qu'il ne chaussait que le dimanche. Il rejoignit alors ses compagnons.
Ceux-ci travaillaient dans la grange couverte qui était bâtie juste en face des bâtiments d'habitation, de l'autre côté de la cour, et dans les magasins qui s'élevaient encore au delà, et qui formaient une troisième ligne de constructions. Heilman avait donné l'ordre de nettoyer et de graisser les machines agricoles et les chariots. Les domestiques, mécontents, murmuraient, disant qu'on leur faisait faire la besogne du charron. Ils flânaient, s'interpellaient l'un l'autre, et s'excitaient à quitter le travail, parlant assez haut pour être entendus du contremaître qui inspectait les étables. Comme cela ne manque guère, quand il y en a plusieurs qui cherchent à ne pas travailler, deux des hommes se prirent de querelle, dans la grange où Gilbert s'était mis à remuer et à réempiler des madriers. La querelle était à moitié sérieuse, et les hommes y voyaient, l'un et l'autre, un moyen de boire une bouteille de bière, pour sceller la réconciliation aux frais de M. Walmery. Ils se tenaient à bras-le-corps. Gilbert intervint.
—Assez, dit-il, Gatien, tu lui feras du mal. Tu es le plus fort: faut pas être lâche!
Le petit Wallon Victor, devenu rouge comme une tuile, serra Gatien à l'étouffer, et le jeta dans la poussière de la grange, contre une roue du chariot démonté. Il y eut un cri. Heilman entra par une porte de côté; jura, par habitude; sépara les combattants; mais comme il aimait secrètement le spectacle des luttes et des jeux de force, il dit:
—Joli tout de même... Petit Wallon du diable!... Il en rosserait deux à la fois... Parole!
Victor, essoufflé, couvert de poussière, remontait la ceinture de cuir qui tenait son pantalon, tournait lentement sa tête carrée où luisaient des yeux étroits, bridés, jaunes et injectés de sang comme ceux d'un taureau. Il était debout sur le sol dégagé, entre la caisse du chariot démonté et la haute pile de madriers sur laquelle Gilbert était debout. Cinq ou six hommes venus des étables, de la forge, des magasins, l'observaient en riant. Gatien haussait les épaules, et refaisait le nœud de sa cravate rouge. L'averse continuait dehors. La pluie tombait en murailles grises le long du hangar, qui était ouvert dans le sens de la longueur, et que fermait, du côté de la cour, une cloison double en briques. Elle faisait un bruit de ruisseau. Le contremaître avait envie de s'offrir une distraction. L'odeur âcre de la poussière remuée excitait les nerfs.
—Je parie pour Victor! reprit-il... Rablé, le petit Wallon!... Première force!...
—Qu'est-ce que vous pariez? dit le forgeron, dans un coin.
Une voix près de lui, celle d'un petit berger qui se penchait en dehors, riposta:
—Tiens, voilà madame Heilman qui vient: celui qui gagne embrasse la patronne!
—C'est cela! dirent de grosses voix amusées. Qui est-ce qui tient le pari?
Heilman ne dit rien. Il consentait, indulgent, comme toute la campagne, à ces familiarités consenties en public. Il avait vu venir sa femme, lui aussi. Elle venait, courant, sautant d'une pierre sur l'autre, chaussée de sabots à brides, et la tête couverte d'un châle en tricot gris, qu'elle mettait le matin, dans les grands froids, pour aller surveiller la laiterie.
Quand elle entra, sous le vaste toit, deux hommes arrivèrent encore, des écuries et des greniers, comme des pigeons qui se laissent tomber du toit, et Victor lui ayant dit: «Patronne, celui qui sera vainqueur à la lutte vous embrassera!» elle leva les épaules, à la manière des mères qui jugent qu'il y a un grain de folie dans les demandes de leurs enfants, et elle dit:
—J'étais venue pour prévenir Heilman que la bière est tirée.
Elle s'assit, à l'écart, sur un billot de chêne qui était placé contre le mur de brique. Et elle fronça les sourcils. Elle venait de voir Gilbert, qui avait sauté du haut de la pile de bois à terre, et qui se préparait à lutter. D'un revers de main, il avait jeté sa veste sur le timon du chariot, et il s'avançait jusqu'à deux pas de Victor.
—Je vous défie tous! dit-il.
—Bravo, le vieux! cria une voix... Il est galant!...
—T'es pas de force!... Donne-lui la bonne leçon, Victor!... A bas le Nivernais! Vivent les Wallons!
Une rivalité confuse de races les animait tous. Ils formaient un demi-cercle; ils tendaient le cou; plusieurs montraient leurs dents jaunes entre leurs lèvres gercées par l'hiver.
—Attention, Victor! Il est plus grand que toi.
—Oui, mais il a trente ans de plus... Ne le quitte pas des yeux, Victor!
Les deux hommes se taisaient, comme des duellistes, et chacun d'eux cherchait, tâtant du regard le corps de l'autre, la place où il allait jeter ses bras. Mais tandis que le plus petit ployait les jambes, et se rasait pour sauter, Gilbert demeurait droit, les pieds un peu écartés seulement, les mains hautes, la poitrine et les flancs non gardés. Victor profita de ce qu'il jugeait être un défaut d'habitude. Il se précipita, tête basse, contre le Nivernais, l'étreignit au niveau des dernières côtes, et, rassemblant toute sa force, il essaya de le renverser, de le surprendre à gauche, à droite, de l'étouffer, de lui faire plier les jarrets. Les muscles de son cou se tressaient sous la peau. Gilbert remuait à peine; on voyait seulement ses joues devenir rouges, et sa bouche, et sa barbe blonde s'entr'ouvrir à l'appel des poumons qui manquaient d'air. Il laissait s'épuiser son adversaire. Tout à coup, les bras qu'il avait gardés haut s'abattirent; il les noua autour de Victor courbé, il le souleva, et, d'un coup de reins, se redressant, il fit pirouetter l'homme, dont les jambes décrivirent un cercle, et s'abattirent sur les épaules et sur le dos du vieux bûcheron. Des cris de plaisir et de colère, mêlés, en tourbillon, enveloppèrent les lutteurs. «Assez! Il est vaincu! Non! Tu vas le tuer! Hardi!» Gilbert, pendant qu'on criait encore, ramena les deux mains sous le corps de son rival, et le saisissant par le dos et par le bas des reins, enfonçant les doigts dans les vêtements, dans la graisse et les muscles, il le souleva encore et le tint à bout de bras. Victor hurlait et se débattait. Tous les hommes s'étaient levés. Heilman, dans le tumulte des applaudissements et des cris, faisait signe: «Assez! Lâchez-le!» Gilbert laissa tomber sur le sol le compagnon épouvanté, qui se sauva en jurant.
—Allons! Gilbert, dit Heilman en riant, c'est gagné! Vous n'y allez pas de main morte!... Vous avez donc appris?
—Dans la forêt, on apprend tout, répondit Gilbert, en remettant sa veste.
—Eh bien! reprit une voix, il n'embrasse pas la patronne?
—Ça le regarde! dit Heilman. Venez boire... Tous!... La bière est tirée...
Les domestiques suivirent le contremaître, et sous la pluie, en groupe serré et sabotant, quittèrent la grange. Les deux derniers jetèrent un regard en arrière. La patronne était restée assise sur le billot de chêne, le long du mur de brique Elle ne riait pas. Ils disparurent.
Gilbert Cloquet restait seul avec elle. Il était devenu tout pâle. Il n'osait plus s'approcher... Comme elle ne disait rien, et qu'elle le regardait d'un air de reproche et de pitié, il vint cependant, timide comme un enfant. La jeune femme avait l'air d'une statue d'église, aussi peu émue, aussi maternelle.
—Embrassez-moi donc, dit-elle, puisque vous avez gagné. Ce n'est pas cela qui est mal.
Il se pencha, et la baisa sur la joue, et elle ne le repoussa pas, mais il s'écarta de lui-même.
—Monsieur Cloquet, dit-elle, ce qui est mal, c'est la pensée que vous avez dans le cœur. Croyez-vous que je ne l'aie pas vue?...
Il ne répondit pas, mais il devint blanc de visage, comme un mort. Elle parlait lentement, les yeux grands ouverts, et pleins de bonne justice.
—Un homme de cinquante ans! Un homme qui a une fille de mon âge, une fille mariée comme moi!... C'est une honte de me poursuivre... J'ai été trop bonne pour vous dans les commencements...
Elle entendit une voix très basse qui disait:
—Oui.
Et l'homme s'écarta encore.
—Je ne veux pas vous faire renvoyer; vous avez à gagner votre pain: mais il faut que cela cesse!
La voix répondit:
—Oui, cela va cesser.
—Et tout de suite, et pour toujours!
Pour la première fois, il la regarda bien en face, et elle vit que la mort était entrée en effet dans le cœur du bouvier.
—Adieu! dit-il.
—Où allez-vous?... Je ne vous demande pas de partir!...
Il ne répondit pas. Il s'était détourné, et, prenant son chapeau de feutre là où il avait pris sa veste, il se dirigeait du côté de l'est, par où la grange s'ouvrait sur la cour, et la cour sur la campagne. Il fut bientôt sous l'averse. Une voix, de la ferme, cria:
—Eh! Cloquet, par ici! Tu te trompes de chemin!
Une voix plus proche le rappela:
—Restez, mon pauvre Cloquet! Je ne vous renvoie pas! J'ai pitié de vous, allez! seulement, je ne peux pas...
Ni l'une ni l'autre voix n'arrêtèrent ni ne ralentirent le bouvier. Sa haute silhouette se dessina, dans l'ouverture du portail de la ferme. Et Gilbert tourna à gauche, marchant vite, sans rien voir, dans la boue du chemin, sous la pluie qui ne cessait point.
Il était près de midi.
Quand il fut à plus de deux cents mètres du Pain-Fendu, il crut entendre, porté dans l'air mouillé, un cri de femme, et le mot: «Revenez!» Mais la mort était dans son cœur. Le pauvre marchait sur le chemin désert. Il ne sentait pas l'eau qui ruisselait sur son cou et sur ses mains. «Un homme de cinquante ans!... C'est une honte de me poursuivre!... Elle a raison!... Je ne vaux pas la peine de vivre...» Il ne savait pas où il allait; il fuyait; le vent passait par rafales. «Elle m'a chassé!... Je n'ai plus personne sur la terre... Personne!... Quelle vie j'ai eue! La voilà finie! J'ai été pareil aux autres... Je suis un misérable... Pourtant, tu avais mieux commencé, mon pauvre Cloquet... Va-t'en, va-t'en! Il ne faut pas que tu reviennes!... C'est une honte de me poursuivre... Cloquet, c'est à toi qu'on a dit cela!... Soyez tranquille, madame Heilman: on s'en va bien loin, on ne reviendra pas.» Il avançait difficilement, contre le vent, contre la pluie; la boue retenait ses bottes; le nuage, comme un rouleau, foulait la terre morte et les maisons closes...
Cloquet respirait mal; il regardait le sol inondé qui fuyait sous lui. Le froid, les ténèbres, la lassitude, la honte, le chagrin de toute une vie, tout cela mêlé formait une folie puissante, qui se développait sous l'énorme averse, dans la fumée des eaux qui alanguissent le sang. Un vol de bêtes noires, corbeaux, courlis, vanneaux, coula au ras de la terre devant Cloquet, qui s'arrêta court: «Laissez-moi, vous autres! Ne me touchez pas! Je suis déjà assez malheureux!» Les ailes fuyaient dans la bourrasque. Il chercha à reconnaître où il était. Il avait pris, en sortant de la ferme, le chemin qui coupe les champs et qui passe à la pointe du village de Quarouble, puis continue sur Quiévrechain. Tout le sang de son corps lui était remonté au visage, et sonnait la charge autour de son cerveau. Cloquet, les yeux égarés, considéra les maisons de Quarouble, vagues dans la pluie, à sa gauche, et il pensa. «Je n'ai qu'à retrouver la route de Valenciennes, et je me jetterai sous le tramway... Ça passe assez souvent... Ils ne me reconnaîtront même pas, quand je serai mort.» Il hésita. La honte le poussait. L'obscur instinct le retenait... Étaient-ce des voix qui venaient en remontant le vent, du coté du Pain-Fendu? Non. La vaste ferme était effacée, noyée, abolie par la tempête de pluie... Le filet de boue tordu à travers les champs n'avait d'autre passant que le bouvier. Cloquet, bien loin, en avant, aperçut une petite lumière; sans doute la fenêtre, éclairée par le feu, de quelque maison extrême de Quiévrechain... Et cela lui rappela Quiévrain qui est tout proche, et le boucher, son ami.. Sa pauvre tête lasse et malade fit effort pour se souvenir d'une date... Qu'avait-il dit, Hourmel?... De quel jour avait-il parlé?... Était-ce du 17? Un voyage? La mémoire ne répondait plus. Les idées s'embrouillaient. «Je ne sais pas... Il ne sera plus là?... Je lui ferais tout de même pitié...» Et ce fut cette vague espérance, ce demi-souvenir qui empêchèrent Gilbert de tourner par le chemin qui rejoint la route du tramway. Il se relança en avant, trempé, brisé, sans plus penser, ivre de misère. Et dans la tourmente, il atteignit Quiévrechain, traversa le bourg, entra dans Blanc-Misseron, monta la petite pente de Quiévrain... Puis, tout à coup, à bout de forces, ayant ouvert la porte de son ami Hourmel, il tomba, tout de son long, dans la salle chaude.
Deux heures plus tard, il s'éveillait, dans un lit auprès duquel veillait Hourmel. Le boucher prit la main du pauvre Nivernais, et dit:
—Eh bien! vieux, ça va? Quelle idée vous avez eue de venir par un temps pareil?... Vous vous êtes égaré, je parie?...
Cloquet avait encore un reste de folie dans le regard.
—J'avais cru que je n'étais pas comme les autres, Hourmel; je suis comme eux: je n'ai pas de quoi vivre!...
—N'ayez pas peur! répondait le boucher, en faisant signe de se taire à son ami; n'ayez pas peur; tant qu'il y aura du pain chez moi, vous n'en manquerez pas... Restez tranquille; vous êtes déjà mieux.
La femme entrait sur ces mots. Elle ne s'expliquait point ce qui était arrivé. Mais, bien mieux que son mari, elle devinait que la misère n'était là qu'un petit personnage. Elle dit, à voix prudente:
—Dommage que tu partes demain, Hourmel. Il faudrait le consoler, cet homme-là. C'est le cœur qui est malade. Tu devrais renoncer à aller à FaŸt?
—Je ferai mieux!
—Quoi donc?
—Je l'emmènerai.
—Il ne voudra pas?
—Femme, Gilbert Cloquet est notre ami. Si on pouvait le remettre dans le chemin?
—Ainsi soit-il, dit la femme.
Le lendemain, samedi, Gilbert se leva aussi tard que s'il avait trop bu la veille. Il voulut prendre congé de Hourmel. Mais celui-ci le retint. Il lui demanda:
—Je vais en voyage ce soir. C'est convenu depuis longtemps. Puisque vous dites que je suis votre ami, eh bien! ne nous séparons pas: accompagnez-moi?
—Où?
—A Faÿt-Manage, qui n'est pas bien loin de Quiévrain.
—Que ferez-vous là-bas?
Le boucher hésita un temps à répondre, se mit à rire, malgré son inquiétude, et dit:
—Mon brave, nous serons pas mal de camarades belges, qui ferons la même chose. C'est une partie qu'on recommence tous les ans, autant que possible. Vous ne connaissez pas cela, vous autres de la Nièvre. Mais c'est justement ce qui vous manque... D'ailleurs, vous ne serez point obligé de faire comme nous. Venez seulement, par amitié pour moi? Promettez-le?
Et Gilbert dit oui. Il était las de la vie; il avait peur d'être seul. Et il prit, le soir, avec Hourmel, un train qui les amena d'abord à Mons, puis, vers sept heures, à la Louvière.
Le temps s'était remis. Ils firent à pied le chemin qui sépare la Louvière de la colline de Faÿt-Manage.
XIII
FAŸT-MANAGE
La nuit était claire. Ils suivaient une longue route, qui n'était ni de campagne, ni de village, ni de ville, tantôt bordée par des haies de champs, tantôt par des maisons basses et rapprochées, tantôt par des murs d'usines, ou par des grilles derrière lesquelles on devinait un bosquet, une petite futaie et le toit large ouvert d'un hôtel bourgeois.
D'autres routes pareilles coupaient celle-là. On montait, on descendait. Il y avait, dans les creux, des coulées de prairies qui se perdaient dans la brume. Puis, des logements ouvriers, des becs de gaz étagés sur une côte, la vapeur rousse d'une salle de café où se mouvaient des ombres, succédaient à ces courts fragments de bordures non bâties.
Deux heures plus tôt, au moment où ils entraient dans la gare de Quiévrain, pour prendre leurs billets de chemin de fer, Hourmel avait dit à son compagnon:
—Je ne veux pas vous emmener par surprise, mon pauvre Gilbert. Vous m'avez suivi de confiance, mais je dois vous dire ce que je vais faire à Faÿt. Depuis le mois de mai, j'ai promis de m'y rendre. Moi et d'autres, des centaines et des milliers de camarades belges, nous avons l'habitude d'aller, de temps en temps, passer trois jours dans une maison de retraite. Elle est belle, notre maison de Faÿt; on y est bien; on vit ensemble, on entend parler de religion; on pense à autre chose qu'à ses affaires. Moi, je n'ai jamais le cœur si content que dans ces jours-là. Mais si ça vous fait peur, tout de même, il ne faut pas venir?
—On verra bien, avait répondu Gilbert. Quand j'ai donné ma parole, je ne commence pas par reculer.
Hourmel avait ajouté en riant:
—Vous ne serez pas le premier Français que j'aurai emmené avec moi. On vous recevra bien. Il vous en coûtera peu de monnaie. Et puis, si vous voulez mon avis, triste comme vous l'êtes, vous avez besoin de voir du nouveau.
Il avait raison plus encore qu'il ne croyait. Qu'importait à Gilbert d'aller ici ou là? Sa plus grande crainte était de se retrouver seul, d'être ressaisi par les pensées d'abandon et de mort dont il sentait l'approche, au moindre moment de silence. C'est pourquoi, tout le long de la route, il avait paru presque gai, ne cessant d'interroger son compagnon. Un peu de reconnaissance l'attachait aussi à Hourmel. Il lui savait gré, non seulement de l'avoir recueilli et soigné, mais d'une autre chose encore, de ne pas lui avoir demandé: «Que s'est-il passé au Pain-Fendu? Avez-vous été chassé? Êtes-vous parti volontairement, et pourquoi?» Non; Hourmel s'était contenté d'un mot vague: «Là aussi, j'ai eu de la misère plus que je n'en peux porter».
Ils marchaient donc, depuis une demi-heure. En arrière, un groupe d'hommes venait. On pouvait deviner qu'ils étaient jeunes, à la joie de leurs voix qui sonnaient dans la nuit. Hourmel indiqua du doigt, sur la colline, un clocher parmi des arbres dépouillés.
—Voilà l'église, dit-il, la maison n'est pas loin.
A ce moment, les trois hommes qui venaient et qui allaient dépasser Hourmel s'arrêtèrent, et l'un d'eux dit:
—Ah! c'est toi, vieux? Tu n'as pas besoin de dire où tu vas: j'y vais aussi!
C'étaient trois ouvriers de la région, deux métallurgistes de la Louvière et un wattman de tramway. Ils avaient une petite valise ou un sac à la main. Après les avoir nommés, Hourmel désigna son compagnon:
—Un Français de mes amis, qui vient voir comment ça se passe, chez nous.
—C'est pas secret! répondit le wattman en riant.
Quelques pas plus loin, ils furent rejoints par quatre mineurs du Borinage, qui arrivaient de l'autre côté de la colline. La route commençait à descendre. A gauche, dans le mur qui suivait la pente, un large portail était ouvert à deux battants. Les Belges entrèrent en peloton, comme chez eux, sans attendre, encadrant Gilbert Cloquet qui regardait curieusement. Il se trouvait dans un jardin montant. Une allée sablée tournait autour d'une pelouse ronde. Au delà, il y avait, barrant le jardin, un grand château de pierre blanche, à double étage. Au bas du perron, des ombres s'agitaient,—sans doute des arrivants,—et en haut, une autre ombre tenait à bout de bras une lampe que le vent faisait fumer terriblement.
—Par ici, Chermant!... Ah! vous voilà, Henin, et vous, Derdael! Bonjour! Il fait froid, hein? Entrez vite...
—Qui est celui-là, qui éclaire? demanda Gilbert.
—Un Père jésuite: c'est eux qui prêchent ici.
—Je n'en avais jamais vu. Ça ressemble aux autres curés.
Il monta les marches du perron, et fut présenté par Hourmel, sans être nommé, simplement comme un ami français, au prêtre qui portait la lampe, et qui n'en demanda pas plus long.
—Parfait! mon cher Hourmel. Vous le logerez à côté de vous. Salut, monsieur... Ah! en voilà d'autres qui arrivent!...
Et il se pencha, de nouveau, au-dessus de la balustrade.
Gilbert pénétra dans un hall très éclairé et plein d'ouvriers en costume du dimanche, presque tous jeunes comme ceux qu'il avait rencontrés sur la route, et qui parlaient, s'appelaient, sans aucune gêne, et couraient bruyamment dans les couloirs.
—Ah çà! dit-il, combien serez-vous donc ce soir, à coucher ici?
Entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix, répondit Hourmel en l'entraînant. On ne peut pas en loger plus... Venez, je vais vous montrer votre chambre.
Ils montèrent au premier. La visite de l'intérieur étonna moins Gilbert que l'aspect de la façade. Les chambres étaient bien propres, c'est vrai, mais sans glaces dorées, sans grands rideaux, sans courtepointes à fleurs, comme il en avait vu chez M. de Meximieu ou chez M. Jacquemin: on y voyait un lit de fer avec des draps blancs et une couverture, une table, une toilette en fer peint, une chaise, des murs clairs. L'impression la plus agréable qu'il ressentit fut celle de la chaleur. C'était bien chauffé chez les Belges. Les camarades étaient bruyants, mais ils paraissaient tous d'accord et de belle humeur; ils se connaissaient; ils se faisaient des farces d'écoliers; la plupart étaient venus plusieurs fois à Faÿt. «Voilà mon ancienne chambre; dites, père, je la reprends?—Non, elle est déjà donnée.» Les prêtres lui parurent gais, eux aussi, et lui, il était triste et seul de son espèce. «Qu'est-ce que je suis venu faire ici?» Il se sentait un commencement de colère contre lui-même, et il se dit que le lendemain, tout au moins le lendemain soir, il pourrait partir sans être impoli. La préoccupation de ne pas être grossier et un peu de curiosité le retenaient. Il soupa, dans une grande salle, au-dessous de la chapelle, et écouta sans comprendre grand'chose, avec une stupeur causée par la nouveauté de ce mélange de lecture et de repas, un ouvrier en jaquette, qui lisait tout haut, éclairé par une lampe, et juché dans une chaire, le long du mur de gauche.
—Eh bien! Gilbert, demanda le boucher, quand le souper fut fini, tandis que les ouvriers de la terre et des fabriques de Belgique s'installaient dans une vaste pièce attenante à la salle à manger, et allumaient une pipe ou un cigare, eh bien! vous ne m'en voulez pas de vous avoir emmené?
—Je n'en sais rien, pour aujourd'hui; mais pour demain, ça se pourrait.
L'autre se prit à rire, et les groupes, formés, dissociés, reformés sans cesse autour du bûcheron nivernais, leur grosse gaieté, leur camaraderie, leur foi, creusèrent de nouveau en lui la douleur de la solitude.
Bonnes gens, sans doute,—l'un d'eux vint causer avec Gilbert, et l'interrogea sur les fermes françaises,—mais si différents de ceux qu'il connaissait!
Il suivit la foule, vers huit heures et demie, à la chapelle, où les quatre-vingts retraitants chantèrent un cantique et répondirent la prière du soir, récitée par un Flamand, carré de visage, large d'épaules, jeune, qui disait les mots d'une voix qui pense, d'une voix qui exprimait une croyance de toute la jeunesse, et qui se glissait dans les cœurs.
—Qui est celui-là? demanda Gilbert
—Un employé de laiterie, répondit le voisin, un gars qui tire à la perche comme Guillaume Tell. Il a abattu le perroquet dimanche dernier.
L'autel central était en bois de chêne, que Gilbert jugea de bonne qualité, et bien assemblé. Au bas du tabernacle, il y avait écrit, en lettres d'or: Sanctus! Sanctus! Sanctus!
Le bûcheron de France écouta avec attention, avec étonnement plus d'une fois, la première méditation qui fut faite, ce soir-là, dans la chapelle de Faÿt. Le prédicateur était un homme très grand et très gros, assis derrière une table, et qui, dès le début, s'épongeait le front, avec un large mouchoir blanc qu'il ne lâchait pas. Mais comme il parlait bravement et fortement! Il avait l'âme peuple, celui-là, et quand il se taisait, on croyait entendre son cœur qui continuait de dire. «Je vous aime, mes pauvres, et ma vie est à vous».
Gilbert se coucha cependant sans joie, et s'endormit. Le vent de Belgique secouait les vitres.
Le lendemain soir, ayant écouté encore trois fois le religieux qui prêchait la retraite, chanté en commun, et essayé avec ennui de songer dans la solitude de sa chambre, pendant les «temps libres», Gilbert prit la résolution de s'en aller. Après le souper, il s'approcha d'un prêtre qui causait avec des retraitants belges, homme de cinquante ans, qui avait dans le visage beaucoup de creux, beaucoup de souffrance sculptée, et cette transparence d'âme qui embellit la ruine et l'explique. Il ne le connaissait pas. Il ne le cherchait pas. Il le rencontrait. C'était un des jésuites—de la petite troupe de missionnaires de Faÿt-Manage, mais non celui qui avait prêché. Gilbert le regarda seulement, sans faire aucun signe, sans se mêler à la conversation, qui était gaie et banale, comme il faut qu'elle soit, après un jour de fatigue inusitée de l'esprit. Le Père se sépara du groupe, et vint à Gilbert.
—Toi, dit il, tu veux me parler?
—Oui, monsieur le curé.
—Viens dehors: il fait beau, cette nuit.
Il ouvrit la porte du corridor où il se tenait, dans le courant des hommes, comme une balise qui arrête des brins de jonc au passage, et il sortit avec Gilbert. La nuit était bleue, étoilée, écouteuse. Des voix rares la traversaient, venant des rampes de maisons bâties du côté de Jolimont. Près du bûcheron, le prêtre s'engagea lentement dans l'allée d'un parc, qui montait doucement au delà du «château», et qui paraissait immense dans les demi-ténèbres.
—Tu me pardonneras si je te tutoie: c'est une habitude, avec ceux qu'on aime. Dans ce pays-ci, on ne se formalise pas.
—Oh! pour ces choses-là, je ne suis pas délicat. Monsieur le marquis de chez nous me tutoie, et aussi monsieur Michel. Il y en a à qui ça fait quelque chose: pas à moi.
—Eh bien! mon ami, que veux-tu me dire?
Le sable craquait sous les pieds largement chaussés des deux hommes; le vent froid tourmentait quelques nuages éperdus, et il aurait été rude aux promeneurs, sans l'abri du mur. Gilbert attendit, pour parler, qu'il fût loin de la maison.
—Je vas vous quitter demain matin, dit-il.
—Déjà?
—Je ne suis pas venu pour faire la retraite, moi. Je suis venu pour faire honneur au boucher de Quiévrain, et, pour dire vrai, je ne sais pas pourquoi...
—La main de Dieu est plus douce que celle des hommes, dit le prêtre. Elle t'a conduit sans te contraindre. Maintenant, tu veux t'en aller? Je le regrette pour toi, mais tu es tout à fait libre. Seulement, tu prendras ton café, demain matin. Je ne veux pas que tu partes à jeun?
—Vous êtes bien honnête, c'est pas de refus: mais combien que je vous dois?
—Rien, mon brave. Les camarades payent vingt sous par jour, en tout. Toi, tu n'es resté qu'un jour: je ne veux pas que tu payes. Tu as été un invité, un cher passant, que je regrette.
Les mots entraient dans le cœur de Gilbert, par la porte fermée, celle des tendresses humaines. Depuis longtemps, personne ne lui avait parlé ainsi. Il était arrivé au point où l'avenue tourne et va passer devant un bosquet, où il y a une statue de la Vierge avec l'Enfant. Gilbert regardait, de l'autre côté, la longue pelouse presque blanche sous la lumière de la lune, et au delà, derrière des retombées de branches sans feuilles, la façade de la maison et toutes les fenêtres, vivantes dans la nuit. Des éclats de voix et de rires s'élevèrent et moururent.
—Dis-moi, tu ne t'es pas trop ennuyé ici?
—Oh! pour ça non! Vous pouvez le dire au prédicateur. J'ai vu qu'il n'avait pas de mépris pour les pauvres. J'ai vu qu'il avait de l'amitié pour nous. Ça me manque bien, allez!
—Tu es malheureux?
Le bûcheron eut un sanglot, qui fut toute sa réponse. Il se raidit, mécontent de cette faiblesse, et toussa, pour bien montrer qu'il ne pleurait pas.
—Ne dis rien, si tu veux, mon pauvre. Mais si causer de ton chagrin peut te faire du bien, parle-m'en. Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Et puis, tu sais, tu ne m'apprendras rien: toutes les misères de la vie, je les ai entendues.
—Je suis tout seul, dit Gilbert, je suis à bout de mon espérance.
—Ta femme t'a lâché?
—Non, elle est morte. C'est ma fille, qui a été si ingrate, et si mauvaise, que je ne voudrais pas même vous raconter ce qu'elle a fait. J'en ai honte.
—Avais-tu d'autres enfants?
—Non, elle était la seule. Et même avant qu'elle m'eût quitté, mes camarades m'ont tourné le dos, je les ai aidés pour leur syndicat; j'ai travaillé pour avoir la justice...
—Et ils t'ont mal récompensé, naturellement?
—Ils m'ont battu. Je ne suis pas avec eux pour faire le mal, et ils disent alors que je suis vieux.
—Tu ne l'es pas. Tu as l'air jeune encore!
—A vous je peux dire, monsieur le curé, qu'ils ont raison: je sens que je vieillis.
—Est-ce tout? Tu as des parents?
—Non. Il y a seulement un homme qui ne m'a jamais trahi. Je ne peux pas dire que j'aurais voté pour lui, non, c'est un noble: mais je l'aime tout de même. Et quand je suis parti pour le pays des Picards, avec les bœufs, vous comprenez, il était déjà si malade que je ne sais pas s'il n'est pas mort.
—Alors, que te reste-t-il?
—Rien, monsieur le curé: je suis tout seul.
—C'est là ce qui te trompe, mon bon ami! Dieu te reste, et il t'attend.
—Où est-il?
—Entre toi et moi. Tu ne le connais pas, et il t'a fait venir ici pour que tu entendes son nom. Écoute-moi, car je devine que tu as l'âme droite. Je vais te quitter; je suis attendu; je dois m'occuper de plusieurs autres, et toi cependant, je ne veux pas te laisser aller dans la tristesse, vers la mort. As-tu une bonne mémoire?
—Oui, malheureusement: je me rappelle tout.
—Même les mots?
—Tous ceux que je comprends.
—Alors, après la prière, ce soir, dans ton lit, ne t'endors pas tout de suite. Repasse en esprit les choses que tu as entendues et qui t'ont touché le cœur; dans le silence tu comprendras mieux; et quand tu nous auras quittés, je penserai qu'au moins ce n'est pas sans une petite lumière, et sans un peu de consolation.
Ils étaient revenus près de l'aile droite de la grande maison. A travers les fentes des volets, la lumière des lampes rayait le sable. L'abbé s'arrêta; il étendit les bras, comme ceux d'une croix; il dit:
—Mon frère et mon ami, embrasse-moi!
Gilbert sentit battre contre son cœur un cœur qui l'aimait. Il ignorait le nom.
Dans le silence de la maison de retraite, à neuf heures et demie, quand les lumières furent éteintes, et que, tout le long des corridors, dans les chambres, les compagnons eurent commencé leur somme, Gilbert Cloquet se ressouvint de ce qu'il avait entendu.
Les phrases lui revenaient telles qu'elles avaient été dites, avec leur accent, avec la vie fraternelle et divine qu'elles enfermaient.
«Mon pauvre frère, pourvu que tu le veuilles, tu es riche. Ton travail est une prière, et l'appel à la justice, même quand il se trompe de temple, en est une autre. Tu lèves ta bêche, et les anges te voient; tu es enveloppé d'amis invisibles; ta peine et ta fatigue germent en moisson de gloire... Oh! quelle joie de ne pas être jugé par les hommes! Lui, il est la grande pitié, la grande bonté! Il cherche toute âme droite. Il a pardonné les aveuglements de l'esprit. Il a pardonné surtout les fautes du cœur et des sens. Il n'a été sévère que pour les hypocrites. Tous les autres, il les attire à lui. Dieu n'injurie pas. Son reproche tient dans un regard. Lève seulement tes yeux, mon frère, et tu liras le pardon avant même le reproche.»
Gilbert pensa:
«Cela est beau! Je suis donc quelque chose de grand, moi qui me croyais le rebut?»
Et d'autres mots passèrent dans sa mémoire comme une marée:
«Nous sommes dans l'épreuve. La cloche qui chante a été dans le feu. Vous luttez pour gagner votre vie, et cela est un devoir bien beau; on va dès le matin à l'ouvrage, on est dans le bruit, dans la poussière, ou dans l'ombre de la mine, ou dans la pluie et le froid. Celui d'entre vous qui pense à la paye et au repos qu'il prendra le soir n'a pas tort. Celui qui pense aux enfants et à la ménagère a plus de courage. Si vous pensiez à Dieu, vous en auriez beaucoup. Vous ne souffririez même plus. Mais cela passe peut-être votre compréhension aujourd'hui. En tout cas, vous ne seriez plus des violents, mais des forts; plus des envieux, mais des ambitieux, et plus des asservis, mais des libres. Est-ce que vos pères n'ont pas eu leurs syndicats, leurs corporations, leurs bannières, et leurs luttes aussi? Ils ont conquis la liberté; ils ont, sur leurs épaules fraternelles, porté leurs syndics jusqu'à la noblesse. Après une belle vie, ils faisaient une belle mort. Vous n'êtes que des moitiés d'hommes, parce qu'on vous a renfermés dans la vie présente avec défense d'en sortir par la pensée. Et vous l'avez souffert! Vous êtes bien plus pauvres que vous ne le supposez. Vous n'avez pas la terre, et vous n'avez plus le ciel. O mes bien-aimés, je veux vous rendre votre âme, votre belle âme ouvrière qui travaillait en chantant, qui s'enrichissait dans la justice, et qui s'envolait à Dieu dans la clarté.»
Dans une autre méditation, le prêtre avait dit:
«Les ennemis de l'Église se demandent toujours jusqu'à quel point ils peuvent lui faire du mal sans s'en faire à eux-mêmes. Mais à vous, ils en font toujours. Vous êtes ceux que la mauvaise parole blesse les premiers, parce que vous n'avez pas grande défense contre l'erreur; vous êtes l'herbe toujours coupée, sur laquelle ils promènent encore leurs chariots pleins de foin. Dès qu'ils voient la pointe de votre esprit se lever vers le ciel, ils vous fauchent, ils vous rapetissent, ils ne vous laissent que votre racine et le droit de repousser. Mais ils veillent jalousement, et l'herbe n'est jamais haute...»
Il disait encore:
«Je vous appelle, comme saint Vincent de Paul, qui parlait ainsi:
»—Mon cœur brûle du feu de la charité. Pauvres du monde, je vous porte dans mon cœur. Venez à moi, votre pauvreté m'attire. Fils du vice, venez, enfants sans mère, rebuts du péché, cœurs en péril, venez!
»Vous êtes une merveille qui me confond, ouvriers venus ici pour la retraite! Quand je songe à tant de difficultés que vous avez pour entrevoir la vérité religieuse, à tant d'autres que vous avez pour venir ici, je me sens votre admirateur autant que votre ami. Vous avez un si mince bagage quand vous arrivez: une valise en carton, une paire de souliers, et une chemise au bout d'un bâton. Mais le bagage de vérité que porte votre esprit est encore bien plus petit. Et ses voleurs ne se comptent pas. Savez-vous ce que je crois? C'est que vous êtes les précurseurs, les premiers appelés, des foules qui se lèveront de partout, de la mine, de l'usine, de la campagne, des taudis, des galetas, redemandant leur ciel dont ils ont soif. Vous le demandez à Dieu, vous! Les autres, ils le demanderont aux hommes, à coups de fusil et d'incendies, dans la révolte, les hurlements, les ruines, les blasphèmes; ils pétriront la terre pour voir où on l'a cachée, la parcelle de joie infinie, le petit bout de radium qui ne s'épuise pas; ils détruiront ce qu'ils convoitent pour voir ce qu'il y a de plaisir dans l'abus de la puissance; ils répandront dans les rues l'argent qui aurait dû servir à l'aumône; ils auront tout, excepté ce qu'ils cherchent. Vous croyez que c'est le pain qui vous manque? Un peu. Mais le creux est plus profond. C'est Dieu qui vous manque. Priez-le avec moi.»
Le prêtre avait parlé de beaucoup d'autres choses: du péché et de la mort, de la rédemption, de la famille. Dans la dernière méditation, ce soir, il avait exalté l'espérance, comme s'il avait deviné la peine secrète de Gilbert.
«Mes bien-aimés, qu'est-ce que la vie sans la foi au paradis? Une horreur. On souffre; on se déteste; on se le dit les uns aux autres; on se le prouve; on se bat pour cinq francs que le voisin a mis de côté, pour une peau de lapin qu'il aurait de plus que nous. L'intérêt est triste, toujours; il est mécontent, toujours. Mais avec l'espoir du paradis, toute la figure du monde est changée! On cherche bien encore à rendre la vie plus aisée, et c'est le droit de chacun. Mais comme on la domine! Comme elle perd sa douleur! La gueuse! Tant mieux si elle rit, mais si elle pleure, la gêne même a son prix. Nous n'avons plus peur d'elle, ni de la mort. Avez-vous pensé à cela? Nous retrouver tous, non seulement avec nos parents, nos enfants, nos amis, mais avec l'élite de toutes les races, de tous les temps! L'assemblée plénière de tous les courages, de toutes les bontés, de toutes les noblesses d'âmes, chantant le même alleluia! Quels héritiers vous êtes! Je vous conseille d'en être fiers, moi, et de ne mépriser personne. Il y en aura, de vos camarades, que vous serez stupéfaits de rencontrer là-haut. Vous irez à eux: «Dis donc, tu as été une fameuse canaille!
—Je l'ai été, une seconde m'a racheté.» Si bas que vous soyez, tant que vous vivez, l'espérance est là; elle descend avec nous jusqu'au fond de l'abîme; vous n'avez qu'à l'appeler, et ses ailes sont à vous.»
Tout cela, tout ce qu'il avait entendu revenait dans le silence, et pénétrait le cœur du bûcheron. Couché dans son lit, les yeux clos, il n'avait jamais eu tant de pensées à la file, tant d'élans de tendresse, de regrets, tant de souvenirs qui luttaient les uns pour, les autres contre. Enfin, il dit: «J'irai». Les larmes lui montèrent aux yeux, et elles coulèrent, très doucement. Une heure matinale sonna. Sans savoir pourquoi, il se redressa, il se mit à genoux, en chemise, sur son lit, et il chercha quelque chose à dire. Ne trouvant rien, il fit un grand signe de croix. C'était la seule prière dont il se souvînt. Elle l'endormit, comme si le sommeil avait attendu ce signe-là pour descendre.
Le lendemain matin, il se leva, mais il ne partit pas.
Le soir de ce même jour, qui était un lundi, il alla trouver le prêtre avec lequel il avait fait le tour du parc, et il reçut le pardon de tout ce qu'il y avait à absoudre dans sa pauvre vie. Il était tard. Comme d'autres, il avait remis au dernier moment cet aveu qui lui coûtait beaucoup. En quittant la cellule du prêtre, il se sentit léger comme un moucheron d'été. Avant d'ouvrir la porte, il se frotta les mains de contentement. Il l'ouvrit, et vit quatre compagnons qui attendaient et leur dit:
—A votre tour! C'est pas la peine de vous faire du tracas, vous savez!
—Bravo, le vieux! répondirent-ils.
Il suivit le corridor jusqu'au bout, entra dans sa chambre, et ouvrit la fenêtre qui donnait sur le parc. L'air, qui était froid, lui parut doux. Une allégresse flottait sans doute et passait dans la nuit. Les étoiles parlaient à Gilbert, et lui disaient bonjour. Il respirait amplement, pleinement, la tête levée, et il lui semblait qu'il avait encore son cœur d'enfant dans la poitrine. Et c'est justement à des temps très lointains qu'il songea d'abord, au temps de la Vigie, quand la mère Cloquet attendait son gars, tous les dimanches, sur la plus haute marche de l'église. «J'ai mis bien du temps à venir, maman, dit-il, mais me voilà.» Puis il pensa au lendemain, et son visage se rembrunit. Il alluma la lampe, et se mira dans le petit miroir tout rond qui pendait le long du mur. «Ça n'est pas possible, murmura-t-il, ça n'est pas digne.» Et, sortant de sa chambre, il alla frapper à la porte de Hourmel.
Le boucher commençait à se déshabiller.
—Qu'est-ce que vous voulez, Gilbert?
Le bûcheron montra sa cravate, verte autrefois, mais déteinte et fanée par la grande pluie qu'elle avait reçue, et dit gravement:
—Je crois qu'il n'y a pas moyen, avec une cravate pareille.
—Elle n'est pas belle, pour sûr. Voulez-vous la mienne?
—Non. Chez nous, on est glorieux, Hourmel. Quand ma fille à moi, qui s'appelle Marie, a fait sa communion, elle était la mieux habillée de tout Fonteneilles... Et moi, voyez-vous, mes Pâques, ça doit ressembler à celles de Marie: il y a plus de dix ans, et même plus de vingt que je les fais attendre.
—C'est juste, dit Hourmel, pour ne pas contrarier son ami.
Il chercha à rassembler ses souvenirs,—tous les muscles de son épais visage se tendirent en avant,—et il se rappela qu'un de ses camarades, avant de venir à Faÿt, avait assisté à un mariage.
—Il va vous prêter sa cravate blanche, mon vieux, et vous aurez l'air d'un prince. J'y vais tout de suite.
Il y alla. Le lendemain, au milieu des quatre-vingts hommes groupés dans la chapelle de Faÿt, il y en eut un qui portait une cravate blanche pour «faire ses Pâques de novembre». C'était le fils de la mère Cloquet.
Quand on le vit rester à Faÿt, quand on apprit surtout qu'il était revenu à la foi, les camarades de Belgique lui marquèrent une amitié qui s'exprimait de plusieurs manières, en sourires, en paroles, en poignées de main, délicatement, fraternellement. «Eh bien! disait l'un, tu dois être content!» Puis, ayant peur d'avoir offensé le bûcheron: «C'est comme moi, tu sais, j'étais en retard de quelques termes, pour mon loyer, et me voilà quitte!» Un autre disait: «Dites donc, vous qui êtes de l'autre côté de la frontière, vous ne trouvez pas que c'est drôle? Voilà trois jours, je ne vous connaissais pas, et aujourd'hui, c'est comme si nous avions toujours vécu ensemble.» Gilbert répondait: «Oui, quand nous sommes arrivés ici, nous étions de toutes les sortes; maintenant, il n'y en a plus que d'une sorte.» Le plus grand nombre l'invitaient; ses voisins de chambre, ses voisins de table, un mineur, un métallurgiste de la Louvière:
—Venez donc faire un tour chez nous?
Mais Gilbert remerciait, et répondait:
—Je ne peux pas. Je rentre avec Hourmel, et après, j'ai mon pays que je dois revoir.
Toute la nuit qui avait précédé ses «Pâques de novembre», il avait réfléchi à ce qu'il devait faire.
XIV
LE REVENANT
Il avait quitté Faÿt-Manage le mardi dans l'après-midi, avec le boucher de Quiévrain. A pied, l'un près de l'autre, ils refaisaient le chemin de Faÿt à la Louvière. Gilbert se taisait; il se demandait si la joie qu'il éprouvait ne tenait pas à la compagnie des missionnaires et des ouvriers belges, au parc, aux chants, à la nouveauté des choses et à leur présence. Mais non: à mesure qu'il s'éloignait, il sentait que la paix était en lui, vivante. A la Louvière, ils prirent le chemin de fer. Le jour baissait, bien qu'il ne fût pas tard. Il faisait froid; il faisait gris. Les routes plantées d'arbres, les terres ensemencées ou labourées, bordées de maisons, les buttes des mines de charbon, les bourgs où vingt cheminées d'usines fumaient au-dessus des blés en herbe, tout cela passait, et le contentement ne passait pas. Serrés l'un contre l'autre, le col de la jaquette relevé, un petit foulard autour du cou, les deux hommes, assis sur la même banquette, regardaient le pays fuyant que l'ombre effaçait. Le boucher nommait des villages, des gens, des fermes, il était revenu à sa pensée de tous les jours. Pas Gilbert. De ses bras croisés, il serrait fortement contre lui-même son maigre vêtement et la couverture, et c'était sans doute pour se garantir du froid, mais aussi, et secrètement, pour contenir je ne sais quelle force jeune, qui voulait parler, crier, s'échapper: son âme heureuse. Et, n'ayant pas l'habitude, il s'étonnait d'une joie qui dure.
—Eh bien! dit le boucher, quand ils furent arrivés à la maison de Quiévrain, je pense que vous avez changé d'avis, et que vous restez au moins jusqu'à demain?
—Même chez vous, je ne peux pas: il faut que je retourne au pays. Je ne voulais plus le revoir, parce que j'y souffrais. A présent, savez-vous pourquoi je n'ai plus peur d'y retourner?...
—Je devine, dit le Belge tranquille.
—Vous devinez parce que vous avez toujours été comme je suis à présent. Mais moi, je m'étonne de ce que je fais. Je retourne chez nous parce que je n'ai plus le même cœur: la peine m'est égale.
Et comme Hourmel insistait pour garder son ami, Gilbert dit:
—Ma force a grandi: pourtant, je commence à être vieux, et je pense que je mourrai pauvre.
Il disait cela en présence de la femme de Hourmel, empressée, émue, et qui tenait la lampe levée devant le visage des deux voyageurs. Elle aurait bien voulu savoir ce qui était arrivé. Cependant, lorsqu'elle entendit parler Gilbert, elle ne demanda rien. Elle dit, laissant voir toute son âme sur son visage transparent et usé:
—Mon homme, il ne faut pas retenir ceux qui vont à leur devoir. Il y en a trop peu. Monsieur Cloquet nous quittera quand il aura bu un verre de bière avec nous.
Lorsque les deux hommes eurent donc trinqué ensemble, Gilbert dit adieu au boucher et à madame Hourmel. Et il s'enfonça, tout seul, entre les maisons de Quiévrain, vers la frontière de France et vers son destin nouveau.
Le tramway l'eut bientôt mené à Onnaing. Alors, Gilbert fut saisi par l'angoisse. Il allait revoir la ferme du Pain-Fendu. Jusqu'alors, cette pensée avait seulement traversé son esprit, vite, entre deux longs moments de calme, comme une giboulée. Maintenant, elle ne le quittait plus; ne fallait-il pas rentrer, régler les comptes, reprendre les quelques hardes laissées dans la bauge? Il s'engagea dans la rue qui passe devant l'église. Dans les usines, le feu des fours s'éteignait. Aux portes, des enfants mangeaient un morceau de pain avant de se coucher; des hommes se tenaient debout, respirant la nuit, après tant d'heures d'atelier; ils étaient éclairés en arrière par les lampes, et leurs vêtements pendaient en plis mous, las comme eux, le long de leurs corps. Gilbert les enviait au passage, parce qu'ils avaient un abri. Une grande pitié de lui-même le tentait et lui disait: «Cède-moi?» Quand il fut dans la plaine, et que devant lui, il devina la ferme, à l'ombre énorme qu'elle levait dans le désert des guérets, il eut peur. «Ce n'est pourtant pas Heilman que je crains, songeait-il. S'il veut me battre, pour la première fois de ma vie je me laisserai battre: je l'ai mérité...» Non, il avait peur de lui-même, d'un désir qu'il sentait s'émouvoir et grandir dans son cœur, celui de se retrouver près de la femme du contremaître et de lui dire adieu. «Oh! pas longtemps... Je lui demanderais pardon... Je lui raconterais que je suis tout changé!...» Pour ne pas écouter ces voix qui le troublaient, il fit un grand effort, et essaya de songer, en marchant, à ses bœufs, à chacun des objets qu'il avait apportés de la Nièvre et qu'il devait empaqueter tout à l'heure... Les murs sombres montaient; les pignons des étables, des bergeries, de l'habitation, de la grange, se détachaient déjà vaguement l'un de l'autre, dans la nuit devenue laiteuse et glacée. Et toujours il sentait, au fond de lui-même, la poussée de cette volupté insinuante, dont il vidait son âme en disant non, mais qui sourdait de nouveau.
A pareille heure, les domestiques devaient avoir fini de souper. Quelques-uns fumaient sans doute ou causaient devant le grand portail. Gilbert n'alla pas jusque-là. Coupant à travers champs, il se dirigea vers une petite porte percée dans l'enceinte du Pain-Fendu, du côté d'Onnaing. Elle n'était heureusement pas fermée au verrou. Il n'eut qu'à soulever le panneau de bois, en se servant d'une pierre comme d'un levier, et la porte tourna sur les gonds. Le verger était désert, et désert le large couloir que bordaient les magasins, la forge, la première étable. Gilbert en arrivant dans le bas de la cour, ne vit qu'un seul homme autour du parc à fumier où les bœufs de Picardie dormaient: un journalier qui ne reconnut pas la silhouette du Nivernais, et qui se remit à verser la pulpe dans les mangeoires. Il s'abrita un moment derrière le pilier d'angle du hangar. On entendit la voix de Heilman, dans la salle à manger, puis dans le corridor. Sur le seuil, le contremaître parut. Gilbert le vit serrer la main d'un domestique qui, le souper fini, regagnait le village. Il s'avança rapidement, traversa la cour, monta les marches du perron.
—Monsieur Heilman?
Celui-ci avait ouvert la porte de la salle à manger; il se pencha en arrière, tournant la tête vers l'entrée du couloir d'où venait la voix. Ses yeux, déjà réhabitués à la lumière de la lampe, firent effort pour s'adapter à l'ombre...
—Ah! c'est vous, Cloquet? Entrez!
Gilbert était tout défaillant. Il monta les marches; il entra, et regarda d'abord tout autour de lui. Madame Heilman n'était pas dans la salle à manger, où toutes choses venaient d'être mises en ordre par elle, comme chaque soir: la lampe sur la table bien nette, les chaises le long des murs, la cafetière près du foyer éteint, pour le café du lendemain. Heilman se tenait debout, les jambes appuyées au haut bout de la table, et face à la porte. Il considéra, en reniflant et le visage en défiance, ce bouvier de hasard, qui revenait sans doute demander du travail après son équipée. Il en avait déjà bien vu, de ces aventuriers, traversant les terres frontières, venus de l'ouest ou de l'est, ivrognes ou débauchés, nomades avant tout. Il en avait trop vu pour se montrer violent avec eux. Un long moment il attendit, surpris que Gilbert ne s'excusât pas.
—C'est un joli exemple que vous avez donné! dit-il. Quatre jours de noce! Moi qui vous avais pris pour un bon ouvrier! Ma femme m'avait bien dit. «Il fera un coup de tête!» Elle n'a rien compris, samedi soir, quand vous êtes parti... Mais vous êtes comme les autres, sans cœur à l'ouvrage. Où avez-vous été?
Gilbert fit un geste vague:
—J'ai vu beaucoup de pays, dit-il.
—Et maintenant vous voudriez rentrer? Je connais ça; mais je dois vous prévenir:... je vous ai remplacé; j'ai pris un jeune homme qui passait, quelqu'un qui ne vaut sans doute pas mieux que vous... ce qu'on trouve à présent.
—Non, je ne demande pas à rentrer; je m'en retourne chez nous.
—Ah!... C'est bien!... Je vais vous payer, alors... Monsieur Walmery me remboursera...
Le contremaître alla ouvrir un des placards, et revint, les doigts plongés dans un sac en toile dont il avait dénoué la ficelle. Il fit claquer sur le bois de la table, une à une, les pièces d'or...
—... Cent francs... cent vingt... cent quarante... Cela fait le compte, et même largement?
—Oui.
—A présent, mon garçon, j'ai une lettre à vous remettre. Elle est arrivée à midi.
Il ouvrit le tiroir de la table, et tendit la lettre. Gilbert reconnut le timbre de Fonteneilles. Il laissa les pièces d'or sur la table, prit la lettre, déchira l'enveloppe. Il n'avait pas lu deux lignes, que ses yeux s'emplirent de larmes.
—Ah! mon Dieu! dit-il, monsieur Michel qui est mort!
Il avait cessé de lire. Ses mains étaient retombées le long de son corps. Sur ses joues et sa barbe les larmes coulaient, et il ne les essuyait pas, et il ne se cachait pas...
—Il est mort dimanche... C'est Étienne Justamond qui me le marque... Mon ami qui est mort!
Heilman, bien qu'il fût peu sensible aux peines des autres, fut remué par ce chagrin.
—Qui était-ce donc? Un de vos parents?
—Non.
—Ce n'était pourtant pas votre maître?
—Je n'en ai pas. C'était un noble, monsieur Heilman. J'avais fauché pour son père, et puis pour lui. Il nous aimait, il causait avec moi: il aurait pu changer le pays.
Il compta sur ses doigts:
—Cinq heures d'ici Paris, puis six ou sept... J'arriverai peut-être trop tard pour l'enterrement...
Heilman hocha la tête, pour donner plus d'importance à sa réponse. Il admirait, au fond de lui-même, ce passant, et il le regrettait.
—Vous êtes un curieux homme, Gilbert.. Vous êtes le premier que j'aie entendu parler ainsi... Écoutez, il y aurait peut-être moyen de s'arranger...
—Lequel? Est-ce qu'il y a un train tout de suite?
—Je n'en sais rien, et ce n'est pas ce que je veux dire. Non Cloquet; mais je pourrais vous garder...
Gilbert leva les bras, comme s'il sortait d'un rêve.
—Non, non! Il ne faut pas me proposer cela... Je serais capable d'accepter... Laissez-moi aller...
Il s'avança, rafla l'or de ses deux mains, et l'enfouit dans sa poche. A ce moment, la porte qui faisait communiquer la salle avec la chambre de Heilman s'ouvrit. Une femme parut dans l'entre-bâillement, la tête à demi tournée vers quelqu'un qui la suivait et qui lui parlait sans doute.
—Gilbert? appela Heilman, Gilbert? venez donc au moins dire adieu à la patronne?
Mais Gilbert avait disparu. Il fuyait. Il était déjà dans la cour, il gagnait le hangar, il entrait dans l'ombre. Heilman voulut le suivre et le rappeler. Sa femme l'arrêta. Elle avait les mots justes qui font céder les hommes.
—Laisse-le, dit-elle. Tu ne le connais pas bien: c'est un homme qui a eu plusieurs chagrins.
Gilbert était entré dans l'étable. En un tournemain, il eut plié les vêtements qu'il avait laissés dans le coin de sa bauge. Il lia le paquet avec une ceinture de cuir, et le jeta sur son dos. Puis il prit son bâton. En passant derrière ses six grands bœufs, qui mangeaient au râtelier, il ralentit sa marche.
—Adieu, mes bœufs! Travaillez bien avec l'autre: moi, je retourne au pays.
Une des bêtes poussa un meuglement bref.
—Il me répond, dit le bouvier.
Il avait reconnu Griveau, qui avait la voix basse et le souffle court. Et il continua son chemin rapidement, retraversant le verger jusqu'à la petite porte ouverte dans le mur d'enceinte.
Les champs le revirent bientôt sur leurs guérets détrempés, puis sur le chemin qui mène à Onnaing. Les champs étaient nivelés et nus. Le village dormait. Quelques fumées traînaient encore, plus noires que l'ombre et couchées par le vent d'est. L'homme ne pensait plus à la ferme qu'il quittait. Toute son imagination et tout son cœur étaient dans la Nièvre. Il gémissait, il répétait: «Monsieur Michel que je ne verrai plus! Mon ami qui est mort!» Quand il arriva à la gare, il demanda:
—Je voudrais aller à Fonteneilles, qui est dans la Nièvre. Est-ce que j'y serai demain matin?
—Le train 2916 va passer tout à l'heure. Prenez votre billet pour Paris. A Paris, on vous renseignera, si on connaît votre pays.
Gilbert monta dans un compartiment où il n'y avait qu'un voyageur. Il s'étendit sur la banquette, ses vêtements sous la tête, et il ferma les yeux. Le sommeil ne vint pas. Gilbert continuait de songer au lendemain, au travail, à la peine des jours à venir. Et maintenant il disait:
—Je ferai ma vie nouvelle comme si monsieur Michel me voyait.
XV
LE DÉPART DU MAITRE
Michel de Meximieu était mort presque subitement, dans la nuit du dimanche au lundi. La nouvelle avait couru tout le pays, plus vite qu'un cheval au galop. «Monsieur de Fonteneilles est mort.—Le vieux?—Non, le petit.—C'est dommage; c'était le meilleur des deux; il n'était pas fier.» Le lundi et le mardi, à l'angélus du matin et à celui du soir, les cloches de Fonteneilles sonnèrent longtemps, pour annoncer le trépas. Toutes les futaies, tous les taillis, tous les buissons des collines frémirent au passage de leur voix, et quelques âmes aussi, qui aimaient Michel de Meximieu.
Le château demeura pendant vingt-quatre heures entièrement clos, vide et muet. Puis on commença à transformer le vestibule en chapelle ardente. Une animation inusitée rompit le silence de l'avenue, de la cour, des granges voisines. A l'appel du marquis, arrivé dans la soirée du lundi, des ouvriers du pays, des employés de Corbigny affluèrent. Le bruit des scies et des marteaux s'éleva autour des murs. La curiosité, un peu de pitié humaine, un peu de regret s'émurent en même temps. Des voitures de châtelains descendirent l'avenue; des paysans vinrent, assez rares d'abord, puis enhardis par le nombre, «pour donner l'eau bénite»; d'autres, qui n'entrèrent point, se découvrirent devant la porte, et rôdèrent un moment dans le domaine que la mort avait ouvert à tous.
On rencontrait le marquis ici et là. Il veillait à tout; il donnait des ordres, il régnait à Fonteneilles pour la première fois, salué de loin, respecté, obéi à demi-voix. Sa douleur l'avait rétabli en autorité et presque en amitié. Il disait: «Madame de Meximieu ne pourra venir; elle est brisée; plaignez-la». La douleur lui inspirait des formules qui n'étaient point dans sa manière à lui, et que le cœur de tous les hommes entendait. Ils pensaient: «Comme il souffre, pour être doux comme ça!» Les noms des fermiers, des domestiques de ferme, des bergers, au moins des plus anciens, il se les rappelait aussi bien que ceux de ses cavaliers. «Méhaut, mon ami, allez ouvrir le caveau de famille; faites le nécessaire; je ne veux pas de mains étrangères pour toucher à la demeure de nos morts. Il ne l'aurait pas permis, lui. Allez, mon ami, je sais que tout sera bien.» Il disait encore: «Monsieur l'abbé, je vous serai toute ma vie reconnaissant de l'avoir assisté à sa dernière heure. Vous avez tenu ma place, sans doute mieux que je n'aurais fait; vous le compreniez mieux; nous étions si différents, lui et moi: éducation, occupations, idéal même. Ah! monsieur l'abbé, je souffre de n'avoir pas connu mon fils. Car ces différences, j'en ai souffert longtemps, mais je ne les ai approfondies que depuis qu'il est mort. C'est lui qui avait raison. Et nous voilà séparés à jamais, après avoir été absents, l'un pour l'autre, toute la vie...»
Le mercredi dès l'aube, Renard et le sacristain, le charron et le maréchal-ferrant de Fonteneilles achevaient de clouer à l'intérieur de l'église, de tendre, devant la porte qui ouvre sur le cimetière, de hautes draperies noires, semées de ces larmes qui sont l'image de tant d'autres et qui ne tombent pas. La paroisse n'avait que de vieilles tentures trop courtes; on avait envoyé chercher tout le matériel des enterrements de première classe à Corbigny. Les hommes se hâtaient, aidés par des ouvriers de la ville. Ils ouvraient des caisses de cierges; ils élevaient, à l'entrée de la nef tronquée, un catafalque si haut que jamais les gens du bourg n'en avaient vu un «si beau, avec des plumes aux coins». Les voitures des marchands, qui montaient au pas la côte, s'arrêtaient; des enfants, des vieilles femmes, de jeunes mères, le petit au poing, se tenaient autour du mur du cimetière, jasant, et parfois s'avançaient jusqu'à la porte, pour voir. Une odeur d'étoffe, comme il en flotte chez les drapiers, de cire et de moisi, emplissait la vieille église et alourdissait l'air.
L'heure est venue. Devant le château, dans la grande cour sablée, une foule considérable s'est massée. Elle fait deux taches mouvantes: l'une à droite, à l'entrée de l'avenue, l'autre, la plus grosse, du côté des communs. Ce sont des hommes de Fonteneilles, des bourgs voisins, de Corbigny et d'ailleurs, laboureurs, journaliers, artisans, petits propriétaires, marchands, auxquels se mêlent des femmes, en petit nombre, voilées de deuil ou vêtues de la canette des aïeules. On cause à voix basse. La rumeur augmente par moments et quelquefois s'éteint presque entièrement. Dans l'espace demeuré libre les voitures s'engagent au pas; elles s'arrêtent devant le château, et vont se ranger en file devant les écuries à demi cachées par un massif d'arbres. Il en vient de tous les modèles et de toutes les époques, automobiles ou landaus amenant quelques parents ou amis des Meximieu, cabriolet du notaire, tilbury d'un homme d'affaires, carrioles élégantes ou charrettes anglaises des grands fermiers de la région, fiacres loués par des voyageurs dans quelque gare voisine. «Ça, c'est une voiture de chez Touchevier de Saint-Saulge; celle-là de l'hôtel de la Poste; celle-là de chez monsieur Cahouët, de Corbigny... Ah! voici monsieur Honoré Fortier.» Le fermier de la Vigie arrive à pied, coiffé d'un chapeau de soie, très alerte encore et rose malgré l'âge, entrouvrant à peine, pour répondre aux bonjours de partout murmurés, ses lèvres minces, serrées depuis l'enfance par le secret paysan. «Reconnais-tu le gros qui passe? C'est le marchand de bois de Saint-Imbert...—As-tu vu monsieur Jacquemin?—Non, ni mademoiselle Antoinette...» Les yeux accompagnent les voitures; on se pousse pour mieux voir; on essaye de distinguer les visages derrière les vitres levées des portières, de surprendre les mots, le geste, la physionomie des nouveaux venus qui entrent dans le château par la porte tendue de noir, et derrière laquelle remuent des ombres vagues. La foule grossit constamment. Mais peu de paysans descendent l'avenue. Ils viennent par petits groupes, des bois, des terres, par les échaliers et les adresses, évitant les espaces découverts, qu'il faudrait parcourir sous le feu de tant de regards. La cour est pleine comme une place un jour de marché. A neuf heures, un grand mouvement se produit. Toutes les têtes se tournent du même côté. L'abbé Roubiaux, précédé de la «croix en or», cravatée de crêpe, et d'un peloton d'enfants de chœur, a été aperçu au haut de l'avenue. Derrière lui, descend le corbillard des pompes funèbres de Corbigny. C'est la seconde fois que «les pompes funèbres de la ville» pénètrent dans cette campagne de Fonteneilles. La première fois, on est venu chercher le corps d'une grosse dame, qui avait commencé par être nourrice à Paris, et qui était revenue au pays pour y mourir, très riche, on ne sait comment. Mais ce n'est pas la même voiture; ce ne sont plus les deux chevaux caparaçonnés, emplumés, la voiture habillée de noir et d'argent; non, c'est tout autre chose.
—Quel pauvre corbillard!
—Pour un comte!
—Ça serait bon pour des gens comme nous, des petites gens, comme ils disent.
—Un seul cheval!
—Et pas beau. On lui compte les côtes. Pas seulement la queue peignée.
—Comprends-tu pourquoi?
—Non. C'est peut-être parce que le maire de Corbigny n'a pas voulu laisser sortir la grande voiture.
—La politique alors?
—Est-ce qu'on sait? Un noble, n'avoir qu'un cheval pour son enterrement, voilà ce que je n'ai jamais vu... Il y en a pourtant, des rentes, dans cette maison-là! Plus de trente mille francs, que le marquis a touchés de la vente de ses bois!
—Vous n'y êtes pas! Le garde Renard vient de me dire ce qui en est!
Trente personnes enveloppent l'homme qui sait.
—Eh bien?
—Il paraît que le comte a fait un testament; il a demandé la première classe à l'église, et la quatrième pour l'y mener...
—Il aura voulu faire gagner les curés.
—Sais-tu ce qui m'étonne? C'est qu'il n'ait pas demandé à être porté à bras, par les hommes de ses fermes...
—Il n'a peut-être pas voulu les fatiguer: il était capable de penser à cela.
—Peut-être.
L'abbé Roubiaux récite les prières, les mots passent au-dessus de l'assemblée, dont leur pouvoir de discipline apaise la rumeur. Les fronts se découvrent. Subitement, un silence absolu, émouvant, fait d'émotion poignante. La voiture se remet en marche, et dans l'encadrement de la porte par où le fils, couché dans sa bière, vient de passer, le père apparaît, magnifique et douloureux, devenu tout blanc en quatre jours, le visage levé, le regard de ses yeux bleus fixé en avant, sur les couronnes de chrysanthèmes et de roses d'automne accrochées au toit du char funèbre, le corps sanglé dans une redingote où éclate un point rouge à l'endroit du cœur, le chapeau de soie au bout de la main droite, pendante et dégantée, la main gauche gantée, pendante aussi et immobile. Tous le regardent. Il ne voit personne. Il marche militairement. On dirait qu'il s'avance au son d'une fanfare qui chante le deuil du monde entier. Sa réputation de bravoure et de richesse, sa noblesse, ses années le grandissent, et la douleur y ajoutant son sacre, bien des hommes sentent les larmes leur monter aux yeux, et les pires ennemis des châteaux trouvent ce noble bien brave et bien digne de pitié. Il va lentement, il domine la foule, sa barbiche blanche et ses moustaches tremblent seules au vent.
Tous les amis suivent, les voisins, les clients et toute la campagne. Au bout de l'avenue de hêtres, le petit cheval maigre qui traîne le corbillard tourne à gauche, et le corps de Michel, autrefois comte de Meximieu, quitte à jamais la terre aimée de Fonteneilles.
A cet endroit, un homme se joint au cortège. C'est monsieur Jacquemin. Il n'a pas voulu entrer avant l'heure dans le domaine qui est le sien. Les cloches sonnent. Les futaies diminuent en arrière. Et devant les premières maisons du bourg, sur la place, dans le cimetière en terrasse qui enveloppe la tour de l'église, beaucoup de femmes, et des hommes encore, attendent le passage de la longue procession.
Lorsque la nef, les deux bras du transept, le chœur furent remplis de monde, tous les murs étant frôlés par des épaules, l'office commença. La flamme des cierges ne dissipait point les ténèbres amassées par les tentures. Elle luisait comme une étincelle arrêtée au vol et clouée dans la nuit. L'officiant se tenait près de la table de communion. Dans l'allée centrale, entre les bancs, une nouvelle procession s'organisait, celle des hommes et des femmes qui avaient connu le défunt, et, pour lui faire honneur, allaient «à l'offerte». L'abbé Roubiaux considérait ces paroissiens que la mort et non pas Dieu amenait à l'église. «Elle est leur maîtresse, pensait-il, elle lève encore au-dessus d'eux la croix.» Ils venaient sur deux rangs; ils baisaient le crucifix d'argent; lèvres bien différentes de respect et d'amour; lèvres inertes, dédaigneuses et déshabituées; lèvres qui, à longueur de jour, blasphémaient, et qui n'osaient pas refuser en ce moment le geste traditionnel; lèvres de vieilles femmes qui pressaient le métal, à l'endroit des pieds percés du Christ, et semblaient vouloir le dévorer. Et tous, et toutes, les hommes et les femmes de Fonteneilles, après avoir baisé le crucifix, déposaient un sou ou deux dans le plateau que tenait, sur son ventre, un enfant de chœur placé près de l'officiant. Les riches, les pauvres défilaient. Les pauvres avaient pris la monnaie de l'offerte non dans leur poche, mais dans un autre plateau, où s'empilait une colline de billon, et que portait gravement, surveillant les preneurs à côté du bénitier, le garde de Fonteneilles. Toute la paroisse avait connu Michel, et presque toute elle donnait pour le repos de l'âme, parce que les anciens avaient cru, avaient aimé, avaient espéré fraternellement.
Un autre prêtre du canton avait remplacé l'abbé Roubiaux à l'offerte, et la procession continuait, et le bruit sec des sous tombant dans le plateau, quelquefois celui d'un baiser, se mêlait aux chants de la mort, aux invocations à la miséricorde, aux promesses de résurrection et d'éternité.
Le général, au premier rang, à gauche, debout, ne remuait qu'un bras, qu'il levait par moments jusqu'à la hauteur de ses yeux.
Et, l'office terminé, l'absoute donnée, le père sortit, retraversant la nef. Il se mit sur la haute marche du perron, le dos au montant du portail, en pleine lumière, répondant d'un signe de tête à tous les assistants qui passaient près de lui. Il n'entendait pas les mots qu'on lui disait: «Mon général, je vous plains; mon général, je ne l'oublierai pas...» Il attendait. Il abaissait continuellement son regard sur ce cercueil placé là devant lui, sur le bord de l'allée qui traversait le cimetière, à la place la plus fréquentée et la plus honorable, près d'une grande dalle levée, marquée d'une croix, et qui portait l'inscription: «N'a failli Meximieu». Six laboureurs de Fonteneilles avaient porté le corps jusqu'au seuil de cette demeure où il allait entrer, avant-dernier de son nom et dernière espérance de la race. Les six hommes étaient beaux, recueillis, émus par le voisinage et l'appareil des choses de la mort, et par le regard du général, qu'ils croyaient voir se poser sur eux. Des chants encore s'élevèrent; une bénédiction descendit sur le cercueil. Le cimetière était plein; il y avait des hommes, des enfants, des femmes entre toutes les tombes et jusque sur le mur d'enceinte. Et le soleil gris apparaissait et disparaissait, couvert par les brumes voyageuses.
Alors, comme le prêtre avait fini les prières et rentrait dans l'église, du haut du perron, le père étendit le bras. Une seconde fois, l'énorme foule fit silence. «Gens de Fonteneilles, dit-il, ma famille est finie; mon fils est mort; moi, vous ne me verrez plus! Pendant quatre cents ans, les Meximieu ont vécu avec vos pères. Je vous constitue les gardiens du tombeau de cet enfant, et de mes aïeux qui dorment ici. Quand vous passerez, que ceux qui savent encore prier prient pour mon fils. Il vous aimait. Vous ne l'avez pas compris, pas assez. Je n'ai pas le droit de vous le reprocher, car, moi non plus, je n'ai su que dans les derniers temps ce qu'il valait. Il était meilleur que nous. Vous apprendrez par votre prêtre qu'il est mort en pensant à vous. Je n'ai pas la force de parler de ces choses-là. Je vous dis seulement: c'était un brave; ne l'oubliez pas. Tâchez aussi d'être plus justes pour ceux qui prendront sa place sur la terre de Fonteneilles... Moi, je vous quitte. Mais je prie les pauvres de me permettre de leur distribuer moi-même les bons de la donnée de pain. Venez, mes amis! Et pour tous les autres, adieu!»
Des mots murmurés répondirent, ici et là:
«Est-ce qu'il a fait une donation au bureau de bienfaisance?—Ça serait-il un hôpital qu'il aurait donné, pour Fonteneilles?—Mais non, il n'avait pas même sa légitime, monsieur Michel, il vivait dans le bien de ses parents.»
Le garde s'approcha, avec un paquet de bons de pain, de chacun douze livres à prendre chez le boulanger du bourg. Le marquis descendit, jusqu'à la plus basse marche du perron, celle qui touchait la terre inégale et creusée en coquille par le pied des fidèles de tous les temps. Les pauvres vinrent, se mettant en file d'eux-mêmes, boiteux, cagneux, bossus, vieux du village ou des villages voisins, coureurs de la forêt, bonnes femmes en mantes noires, pareilles à des religieuses, mères qui traînaient une grappe d'enfants après elles. Et à chacun, le vieux gentilhomme donnait vingt-quatre livres de pain. «En souvenir de Michel de Meximieu!» disait-il. La file était longue; le marquis, tout ferme qu'il fût, fermait par moments les yeux pour s'empêcher de pleurer; les assistants disaient entre eux: «C'est vrai qu'il était un bon homme, monsieur Michel; on aurait peut-être fini par nous entendre avec lui.» Ils disaient encore: «Voilà qu'on va vendre Fonteneilles. Le marquis n'a plus le courage de revenir, et il vend sa terre. Car il n'a pas besoin d'argent, il est riche à millions.»
—En souvenir de Michel de Meximieu, répétait le marquis sur la plus basse marche de l'église.
Auprès de la tombe, une jeune fille, agenouillée dans l'herbe, penchée, accablée par sa peine, indifférente à tout le reste, pleurait. On ne l'avait pas vue venir. Elle était là. Les femmes surtout s'apitoyaient sur elle et disaient: «Il faut croire qu'elle l'aimait, la pauvre petite! Quel joli ménage ça eût fait, et doux au pauvre monde!»
Il y avait encore une douzaine de pauvres à servir, et qui formaient une file de quelques mètres à la droite du marquis, lorsqu'un homme, arrivant par la route et refoulant les groupes qui commençaient à descendre, monta les marches du cimetière. Comme il était de haute taille, toute l'assemblée le vit. Une grande rumeur courut: «Gilbert Cloquet qui revient de chez les Picards! Regardez-le! Sa barbe a blanchi, mais il a bon air tout de même! Où va-t-il? Il passe entre les tombes. Peut-être il veut parler au marquis?»
Il voulait, en effet, parler à M. de Meximieu, et, jugeant peu poli de l'aborder de face et de troubler la distribution, il gagnait la partie de l'enclos où s'était formée la procession, maintenant finissante, des quêteurs de pain. Il se plaça au dernier rang, derrière une femme qui traînait un enfant, et il attendit son tour, piétinant comme elle dans l'herbe. On l'observait. Lui, la tête droite, et la barbe immobile sur sa veste boutonnée, il n'avait de regard que pour ce grand vieux noble qui se baissait en mesure, et qui disait si tristement: «En souvenir de Michel de Meximieu.» Ils furent bientôt l'un devant l'autre. Le châtelain de Fonteneilles, qui avait la vue troublée par les larmes, ne reconnut pas le faucheur de ses prés, et tendit un carré de carton sur lequel il y avait deux lignes d'écriture. Mais Gilbert dit, très bas, pour ne pas l'offenser:
—Je n'en ai pas encore besoin, monsieur Philippe. Je voulais vous dire deux choses.
—Ah! c'est toi, mon pauvre Cloquet! Monte à côté de moi pour me dire les deux choses: je t'entends mal.
Quand les deux hommes furent debout sur la même marche du perron, toute la foule pensa: «Il est aussi grand que le marquis, et même un peu plus aujourd'hui, parce que le marquis a trop de chagrin.»
—Je veux vous dire que j'aimais bien monsieur Michel, que je l'aurai toujours dans ma pensée. Je suis revenu de plus loin que Paris pour lui faire honneur.
M. de Meximieu prit les mains de Cloquet, et les serra.
Cloquet reprit:
—Vous vous en allez, monsieur Philippe. Ne vous occupez pas de le fleurir. Moi, je reste, et je veillerai sur lui. Ma vie durant je le fleurirai.
Un sanglot lui répondit, puis trois mots:
—Je t'en charge.
Et Gilbert Cloquet se retira, et se perdit dans la foule. Alors, le général de Meximieu descendit la marche. Il s'avança dans l'allée étroite au bord de laquelle étaient le cercueil, les couronnes, et le fossoyeur abruti par le vin et qui paraissait triste. Subitement un silence de pitié s'établit dans le cimetière, dans la route, dans le bourg. Même ceux qui ne pouvaient rien voir se taisaient. Antoinette Jacquemin n'était plus là. Le général s'arrêta, s'inclina, et fit le signe de la croix; puis, par instinct, par habitude, ou peut-être sachant pourquoi, au moment de se détourner, il porta de nouveau la main à son front, et salua militairement. Se redressant de toute sa taille, il continua son chemin.
Il allait très vite. Il fuyait. On s'écartait devant lui.
Il traversa la place, répondant aux saluts d'une main fiévreuse, qui touchait le bord du chapeau. Deux notaires le suivaient, des gardes, des marchands de bois ou de biens, mais il tenait la tête, et ne parlait à personne. Le chemin descendait. L'avenue s'ouvrait. Le marquis leva les yeux, sans s'arrêter, vers le château et vers la lisière de forêt qui enveloppait les murs en demi-cercle blond. L'angoisse qui lui étreignait le cœur était pareille à celle qu'il avait éprouvée, sur les champs de bataille, en 1870. Toute une race était fauchée; quatre cents ans de souvenirs et d'amitiés allaient s'éteindre, et le dernier de ces domaines qui servaient de fleurons à la couronne des marquis de Meximieu, lui, il l'avait vendu. Les fenêtres étaient closes. Elles resteraient ainsi jusqu'à ce que le nouveau maître les ouvrît au jour nouveau. L'ombre seule était encore à l'ancien maître, son signe, sa marque, un deuil sur les choses. Il entra, faisant signe aux importuns d'attendre. Dans le vestibule, un paquet de lettres, de cartes, de dépêches. Il y avait un télégramme de service apporté depuis une heure. Le général l'ouvrit et eut un geste de colère. «En vérité, ils pouvaient se passer de moi! Ils n'ont donc jamais souffert, ces gens là!» On le rappelait d'urgence, à Paris, pour une grève qui venait d'éclater. Le ministre ordonnait: «Prenez le premier train, j'ai besoin de vous.» M. de Meximieu était seul dans le vestibule du château. Il déchira le papier, l'émietta, en froissa les débris qu'il jeta sur les dalles. «Tant pis! Je n'irai pas!» Il s'était promis de parcourir une dernière fois les chambres, les salons, les greniers encombrés de Fonteneilles; de recevoir les fermiers; de désigner à Renard les objets qu'il faudrait expédier d'abord à Paris. Il y avait des souvenirs sacrés. Madame de Meximieu lui avait fait promettre d'en rapporter lui-même plusieurs: «Ceci, et encore ceci que vous trouverez dans sa chambre, dans le fumoir...» Il le ferait. Et, en effet, il appela le garde, et il marcha vers l'escalier. Mais, au moment de monter la première marche, il s'arrêta; il passa sa main sur son front comme pour dissiper un éblouissement.
—Non, dit-il, mon devoir de soldat est à Paris: allons!
Il reparut au dehors, laissant la porte ouverte, et dit à Renard qui accourait:
—Faites avancer l'auto.
Quand la voiture fut devant la porte:
—Messieurs, dit-il au groupe d'hommes qui l'attendaient, je vous enverrai mes instructions de Paris. Je suis obligé de partir. Affaires de service. Adieu!
Et, se jetant dans la voiture, sans regarder en arrière, il dit au chauffeur:
—Du soixante à l'heure, Édouard. Nous rejoignons, à La Charité, l'express pour Paris.
Au moment où l'automobile tournait au coin de l'avenue, et se lançait à toute vitesse sur la route de Laché, le bruit de la corne passa au-dessus des bois, et au-dessus du village de Fonteneilles. C'était le dernier adieu d'une race. Les femmes avaient regagné leur maison. Beaucoup d'hommes étaient restés sur la place de l'église, ou entrés dans les cabarets. Gilbert Cloquet causait au milieu d'une quarantaine d'entre eux, devant la porte du café Blanquaire. Il s'interrompit de raconter son voyage, et tous ils écoutèrent les appels de la corne qui s'éloignaient et diminuaient comme les étincelles d'une fusée. Ni les ennemis, ni les amis du château ne firent la moindre réflexion; une même pensée sérieuse les tenait; un sentiment commun de la fragilité humaine changeait leur silence en un hommage secret. Ce fut très court; une voix usée, celle de Lamprière, demanda:
—Dis donc, Cloquet, si tu payais une tournée? Quand on rentre au pays, on régale.
—C'est de droit, fit le journalier: je veux bien.
—Et puis, tu sais, ça ne t'empêchera pas de raconter ton voyage; et chez Blanquaire on sera mieux que dehors: il fait une sale brume.
Cloquet leva la tête. Les nuages filaient, énormes et mous, effrangés par le vent, et laissaient tomber une poussière d'eau glacée.
—Ils viennent du pays d'où je viens, dit-il, où les gens valent mieux que la pluie... Allons, qui est-ce qui me suit?
Il entra chez Blanquaire, et la plupart des hommes, qui se jugèrent invités par le regard circulaire du journalier, entrèrent aussi. Plusieurs sortirent des maisons voisines, ou quittèrent l'abri du mur de l'église. La longue salle du café s'emplit du vacarme des voix et du crissement des carreaux rayés par les clous des semelles, et bientôt, autour des tables de bois, disposées sur deux rangs, depuis la porte jusqu'au fond, c'est à peine si trois ou quatre tabourets demeurèrent vides. Presque tous les compagnons des bois étaient là: Ravoux, qui avait pénétré dans la salle quand M. de Meximieu parlait encore et par manière de protestation; Supiat Gueule-de-Renard, survenu au dernier moment, et entré sans invitation, l'œil inquiet et la bouche ricanante; Durgé, qui avait brisé naguère la première faucheuse de Fonteneilles; Gaudhon, l'ancien cuirassier; Trépart, l'énorme roulier qui ne riait qu'à la fin des dîners de noces; Méhaut, Justamond, Lamprière et d'autres, qui étaient comme eux des hommes faits; il y avait aussi, en petit nombre, de tout jeunes ouvriers, que leur jeunesse attirait l'un vers l'autre, et qui s'appelaient dans la cohue des aînés: «Étienne Justamond? Jean-Jean? Par ici? J'ai une place pour toi!» Pendant plusieurs minutes, la salle du café Blanquaire ressembla à ces salles d'auberge, prises d'assaut, les jours de foire, par les vendeurs et les marchands criant là comme dehors, pressés de boire, parieurs et dépensiers par orgueil, maîtres du lieu banal, du mobilier, du vin et de l'hôte qu'ils peuvent payer et qui doit rire. C'étaient les mêmes cris, les mêmes agaceries aux deux filles de Blanquaire qui apportaient les bouteilles, et qui se défendaient mal, en habituées; les mêmes bourrades à l'adresse du cafetier, le même bruit de bouchons qui sautent et de verres qui se heurtent. Mais, très vite, il fut évident qu'une pensée dominante, une curiosité commune, excitaient tous ces hommes, groupés par quatre autour des tables. Des mains montraient Gilbert Cloquet; des têtes se tournaient vers lui. Il s'était assis vers le milieu de la salle, près du mur de droite, et il n'y avait près de lui qu'un seul buveur, et encore celui-ci, un tout jeune, Jean-Jean, le siffleur de Montreuillon, s'était-il mis au haut bout de la table. Gilbert, les bras croisés à côté de son verre plein, considérait ses anciens compagnons qu'il revoyait après plusieurs mois d'absence; il se sentait observé et il observait, attentif, silencieux, comme un vieux pilote qui a vent debout. Quelquefois seulement, d'un signe de tête, il répondait au bonsoir d'un camarade. Une voix, du fond de la salle, dit:
—Ses opinions ont changé, paraît-il. On assure qu'il n'est plus avec nous.
Il demeura muet, mais il releva un peu le front, pour voir qui parlait. C'était Ravoux, assis au fond de la salle, au milieu d'un groupe compact. Une autre voix, ardente et haute, repartit, à l'autre bout du café, près de la porte:
—Il ne s'en cache pas. Vous l'avez vu parler au noble, tout à l'heure. Et il n'y a pas dix minutes, il racontait que les Belges valent mieux que les gars de la Nièvre.
Un murmure courut; des torses penchés se redressèrent; des yeux étonnés, d'autres défiants, d'autres irrités, interrogèrent Gilbert Cloquet, et les verres furent posés sur les tables.
Il ne bougea pas plus qu'une colonne. Quelques voisins, qui n'étaient pas tout proches, cependant, écartèrent leur tabouret. La voix gouailleuse de Supiat reprit:
—Il faudrait tout de même savoir le fond des choses. La saison commence dans la forêt, on ne peut pas avoir des traîtres parmi nous.
Des protestations l'interrompirent:
—Ce n'en est pas un, voyons! Dis, Cloquet, que tu n'en es pas un?
—A voir comme il parlait, sur la place, et la façon dont il a salué l'église, continua Supiat, moi je vous dis que Gilbert Cloquet ici présent est devenu quelque chose comme un clérical. Je ne jurerais pas que, chez les Picards, on ne lui a pas fait faire ses Pâques!
Les soixante buveurs regardaient Gilbert Cloquet. Il ôta tranquillement son chapeau, et dit:
—Je les ai faites.
Ils se levèrent tous. La colère des gestes et des voix remplit la salle. Des bras menaçaient; on s'interpellait d'une table à l'autre, de la fenêtre à la porte, du fond de la pièce à l'entrée. Beaucoup d'hommes criaient: «A bas Cloquet! Pas de calotins!» D'autres: «Il est libre! Nous sommes libres!» Des tabourets renversés tombaient sur le carreau. Supiat sifflait dans une clé. Un coup de poing formidable, qui fit sauter les verres et les bouteilles, ramena un demi-silence, et la voix ample, la voix de réunion publique de Ravoux, le président, déclara:
—Qu'il s'explique! Nous le jugerons, camarades: écoutez-le!
On vit alors que Cloquet était debout aussi, les épaules appuyées à la muraille, et qu'il avait le regard tranquille, et qu'il croisait les bras.
—C'est vrai, dit-il, j'ai vu là-bas des compagnons qui s'aimaient mieux que nous, et qui vivaient mieux que nous... J'aurais pu le voir en France; mais moi, je l'ai vu de l'autre côté de la frontière...
—Non! non! Empêchez-le de parler! A la porte du syndicat, Cloquet! Fais voter tout de suite, Ravoux, on est en nombre!
—Pas encore! cria Ravoux. Laissez-le parler!
—Pas encore, reprit Cloquet. Je n'injurie personne; mon cœur n'a point changé en mal, au contraire; mais j'ai reconnu que nous n'avions pas la vie, et je suis revenu pour vous dire où elle est. Je vous le dirai une fois, deux fois, dix fois, tant que je serai du monde. Personne ne m'en empêchera! Je veux rester avec vous. La justice que j'ai voulue, je la veux toujours, mais je sais à présent qu'elle est plus belle que je ne croyais. Et je vais à elle.
—Vas-y seul! Assez! A la porte! Bravo Cloquet! Non! A la porte!
—Venez donc m'y mettre!
—On y va!
Dans le tumulte grandissant, que les coups de poing de Ravoux n'apaisaient plus, trois hommes, sautant par-dessus une table, coururent vers Cloquet: c'était Tournabien, à la figure de chat; c'était Le Dévoré, c'était Lamprière, tout à fait ivre. Une vague humaine, entraînée par eux, se rua vers le milieu de la salle, déferla en demi-cercle. Mais au moment où Cloquet, enveloppé à distance, se préparait à se défendre, et dénouait ses bras croisés, les assaillants et les curieux, les amis secrets et les ennemis s'arrêtèrent, et se turent subitement. Un spectacle nouveau les confondait dans la même stupeur. A côté de Gilbert, un homme s'était dressé le long du mur. La jeunesse l'illuminait. Ses lèvres riaient. Il était mince et plus petit que le grand Gilbert; il le regardait de bas en haut, avec amitié, comme un cadet qui interroge l'aîné, et il dit, dans le silence, sans prendre garde aux poings tendus:
—Monsieur Cloquet, je suis de votre bord!
Cloquet sourit de contentement dans sa barbe, et l'on vit ses dents blanches.
—Ah! Jean-Jean, petit bûcheron de Montreuillon, tu as du cœur comme pas un; mais ne prends pas si vite mon parti; trahis-moi plutôt: ils pourraient te faire du mal!
Le petit se tourna vers les hommes ameutés.
—Ils ne sont pas tous contre vous, allez!
Et, pour lui donner raison, deux autres, qui étaient de son âge à peu près, jouant des coudes, sortirent du rang. Ils venaient par instinct, parce qu'un mot d'honneur ou d'amitié les avait touchés; ils prenaient parti pour le faible et pour Dieu inconnu; ils étaient pâles, et l'un était tout blond de cheveux, frais de visage et rousselé, et l'autre, la poitrine encore étroite, mais jambé comme un cuirassier, avait au menton des copeaux frisés de barbe brune. Leurs yeux étaient tout frémissants de colère bridée.
—Toi aussi, mon Étienne Justamond? dit Cloquet. Toi aussi, Victor Méhaut? Ah! braves gens de partout!
Et quand les trois jeunes hommes furent à côté de lui, l'encadrant, un à sa droite, deux à sa gauche, pour s'empêcher de pleurer, il se mit à rire tout haut; il étendit les bras, et les posa sur les épaules amies, et il cria, et sa voix couvrit le murmure de la salle:
—Chassez-moi du syndicat, si vous voulez, camarades, voilà le mien! Est-il beau! Rien que des baliveaux de chêne!
—Pas de plaisanterie, Cloquet! Personne ici ne te chasse; tu es libre! Arrière, les compagnons, et reprenons nos verres!
Ravoux intervenait, Ravoux avait eu peur; il trouvait que ces jeunes avaient le geste neuf et on ne sait quelle figure inquiétante de chiens qui n'ont pas de collier; en homme expérimenté, il sentait qu'une partie des bûcherons admirait secrètement Gilbert Cloquet; il formulait, comme de coutume, il avait deviné l'opinion dominante; ses mains pâles et velues poussaient les compagnons et rompaient le cercle autour de Cloquet, de Jean-Jean, d'Étienne Justamond et de Victor Méhaut.
—J'aime mieux ça, dit Cloquet. Allons! mes petits, reprenez vos verres, vous aussi. Rentrez les poings. Je vous rappellerai, si j'ai besoin de vous.
Il resta debout, pendant qu'autour des tables, peu à peu, les hommes se rasseyaient, appela Blanquaire, paya la dépense de tous ceux qui étaient là, puis, levant son verre tout plein de vin de Narbonne, il but d'un trait.
—Adieu, mes compagnons et mes amis! Il faut que j'aille revoir ma maison, où je ne suis pas encore rentré.
Il fit un geste de la main, largement, comme pour semer son adieu à travers la foule. Plusieurs hommes crièrent: «Vive Cloquet! Merci, Cloquet!» D'autres, d'un mouvement de tête ou de paupières, donnèrent à entendre: «Je suis avec toi, tout au fond.» D'autres eurent l'air de ne rien entendre et de ne rien voir. Il traversa la salle, lentement, s'arrêta un instant sur le seuil, pour bien montrer qu'il ne fuyait pas, et descendit sur la route.
Le bruit de la dispute, les applaudissements, les éclats de voix avaient excité la curiosité des voisins du café Blanquaire. Quand Gilbert Cloquet leva la tête pour juger si le temps s'était amélioré, il aperçut des visages derrière toutes les vitres basses des maisons; il vit même, à la fenêtre haute de la cure, toute voisine du café, l'abbé Roubiaux penché, inquiet, se demandant: «Ont-ils tué quelqu'un?»
—Je ne suis pas encore mort, monsieur le curé, dit-il. Et même, si vous vouliez bien me faire un bout de conduite, j'ai quelque chose à vous annoncer!
L'abbé, tête nue, sortit par la porte à claire-voie, et se mit à descendre, à côté de Gilbert, dans la direction de la forêt et du Pas-du-Loup. Mais le journalier ne lui apprenait aucune nouvelle d'importance. C'était lui plutôt qui interrogeait, et se faisait raconter les dernières semaines de la vie de Michel de Meximieu. A l'endroit où le sentier se détache de la route, loin des maisons, loin des oreilles qui guettent les mots:
—Monsieur le curé, dit Cloquet en s'arrêtant, il ne faut pas aller plus loin. C'est même beaucoup de vous avoir fait marcher si longtemps sans vider mon sac. Mais je ne voulais pas être espionné. Monsieur le curé, qui croyez-vous avoir devant vous?
—Le bûcheron Gilbert Cloquet.
—Non, c'est un autre: je suis converti.
—Vous dites?
—Converti à fond, de cœur, de corps et d'esprit. Mais, c'est pas vous qui avez fait le coup: c'est les Belges.
Rapidement, il raconta son séjour dans le pays des Picards, et comment il avait été amené, presque sans l'avoir voulu, à suivre le boucher de Quiévrain. Il parlait sans quitter des yeux l'abbé Roubiaux, avec un regard clair, content, ami, et qui voulait dire: «Vous voyez bien que je ne mens pas. Je ne suis plus celui qui se détournait quand vous passiez, ou qui ne comprenait pas.» L'abbé, lui, ne regardait pas toujours Gilbert; parfois, il levait les yeux au-dessus de son ami, au-dessus de la terre, comme le Christ, dans les tableaux, quand il va bénir le pain. Et, chaque fois, ses yeux revenaient de là-haut tout brillants et cernés de larmes jeunes. Enfin, il dit:
—J'ai travaillé, moi aussi, pendant que vous n'étiez pas là; et vous verrez, dimanche, que plusieurs m'ont entendu. Mais je suis encore bien seul, Gilbert: vous m'aiderez, n'est-ce pas?
—Cette question! On ne croit jamais pour soi tout seul, voyons, monsieur l'abbé! Ce que j'ai eu de bon, moi, je l'ai toujours partagé.
—Quel malheur pour nous, que la mort de monsieur Michel!
—Oui, vous dites bien; vous, lui et moi, c'était comme une Trinité. Mais à nous deux, monsieur le curé, nous sommes bien forts, parce qu'ils ont de l'estime pour nous.
—Et vous avez pensé à ce que vous feriez?
—Oui, je ferai comme la veille de la vente qui a eu lieu à l'Épine. Il y avait un cheval ici, une vache là, une autre ailleurs, des brebis dans les chaumes, et je les ai ramenés!
Il fit un geste, comme jadis, dans les réunions publiques, et sa voix s'éleva:
—Et puis, vous savez, je reste du syndicat! Compagnon comme devant, le vieux Gilbert!
—Vous faites bien!
—Vous ne me le diriez pas, que je le croirais tout de même. Seulement, monsieur le curé...
Il se pencha et il baissa la voix, parce que c'était une confidence.
—Seulement, il faudra faire comme les messieurs prêtres du pays des Picards. Ils avaient de l'amitié pour le pauvre monde...
—J'en ai aussi.
—Celui qui nous prêchait, quand on le regardait, on lui voyait dans le cœur quelque chose qui nous aimait, et quand il parlait, on aurait dit que c'était un de nous.
—Je saurai, n'ayez pas peur!
Alors, l'abbé demanda:
—Donnez-moi la main.
Gilbert les tendit toutes les deux. Et l'abbé les serra dans les siennes, un long moment, et il considérait, muet d'émotion, cette chose ancienne, et belle, et nécessaire: les mains de l'ouvrier mêlées à celles du prêtre.
Ils se quittèrent. Cloquet descendit par le sentier qui mène au Pas-du-Loup.
Il était deux heures de l'après-midi. Le ciel se découvrait vers les monts du Morvan. Mais les maisons du hameau, enfouies dans la forêt, ne recevaient jamais que le trop-plein de la lumière qui passait au-dessus d'elles. En ce moment, elles étaient déjà dans la brume et dans l'ombre, et l'on eût dit qu'elles commençaient leur nuit. Gilbert se dirigea vers celle qui était plus obscure que les autres, et dont la fenêtre était fermée. Et il frappa trois grands coups avec sa canne.
Sur le seuil de la maison voisine, la mère Justamond accourut.
—Qui est-ce qui cogne? Comment! c'est vous, Gilbert Cloquet! Vous attendez après la clé? On vous l'apporte.
Elle disparut, et revint presque aussitôt, flanquée de deux de ses filles, Julie la grande, et Jeannie la courtaude.
—Dame! mon pauvre homme, on ne vous espérait plus! Voyez la maison, comme elle a l'air mort! Personne n'est venu vous demander, depuis longtemps.
—Personne? Vous êtes sûre?
La bonne femme mit la clé dans la serrure, et dit, luttant du genou contre la porte qui résistait:
—Non, personne, pas un chrétien; il y a tout au plus un compagnon, Méhaut l'ancien tuilier, qui s'est informé de la maison. Il aurait voulu la louer.
—Il pourra le faire, probablement, répondit Gilbert.
La mère Justamond, ayant réussi à pousser la porte, s'effaça pour laisser passer Cloquet. Mais il n'osa pas d'abord entrer. L'air moisi qui soufflait de là dedans, l'air qui meurt chez nous quand nous n'y sommes plus, et tout le souvenir du passé l'arrêtèrent sur le seuil. Il essuya son front avec sa main, comme si une bête l'avait piqué, et un peu courbé, les yeux fixes, il contemplait ce pauvre cube d'ombre qui avait été la demeure de sa joie, la demeure de sa peine, et qui ne vivait plus.
La mère Justamond ne comprenait qu'à demi. Elle hochait la tête, en avançant les lèvres, comme une personne qui voudrait bien en savoir plus long, mais qui n'ose pas interroger. Elle demanda seulement:
—Comme ça, la Picardie, ça n'a pas été?
Gilbert, sans répondre et sans bouger, demanda à son tour, de sa voix toute basse, et qui tremblait:
—Dites, mère Justamond, où est Marie? Le savez-vous?
Julie Justamond, rousse comme un écureuil, debout près de la mère, et les dents éclatantes, répondit:
—Elle voyage depuis sa jeunesse, cette fille-là: elle continue.
La mère lui envoya une gifle.
—Rosse, dit-elle, voilà pour toi! Excusez-la, Gilbert, c'est encore jeune... Non, je n'ai pas grande nouvelle. Des gens m'ont dit qu'elle était à Paris avec son homme.
—Je la retrouverai parce qu'elle aura besoin de moi, mère Justamond.
Il tourna la tête vers la femme, qui eut pitié de le voir si ému, et il dit, se penchant:
—Je vas recommencer à travailler pour elle.
—Pour elle, Gilbert! C'est pas Dieu possible! Pour une fille qui vous a manqué!
—Oui. On revient de loin, voyez-vous. Elle peut revenir, elle aussi.
—Qui a eu la saisie, qui a...
—Je sais tout ce qu'elle a fait, mère Justamond, mais je dis ce que je dis: je vas recommencer à travailler pour elle.
Il entra dans la maison, et on ne le vit plus, que comme une ombre qui hésite en marchant. Puis les femmes s'en allèrent. Le hameau redevint silencieux. Il n'y avait plus que les feuilles mortes qui roulaient sur le chemin forestier.
Gilbert Cloquet resta plus d'une heure chez lui. Quand il sortit, et qu'il passa devant la maison de la mère Justamond, il tenait à la main un paquet enveloppé dans un mouchoir. C'étaient de menus objets qu'il n'avait pas voulu emporter au pays des Picards, et entre autres, des photographies de sa femme et de sa fille, et une petite statue, haute de deux doigts, tout enfumée, toute délaissée jadis, et qui était la seule chose qu'il eût embrassée, lui, en revenant. Il allait lentement.
—Mon pauvre Cloquet, demanda la bonne femme, où allez-vous, comme ça, si triste?
—Je vas faire une chose qui me coûte bien, répondit Cloquet sans s'arrêter. Mais il faut que j'aille...
Elle cria:
—Reviendrez-vous, au moins?
Il fit un geste, comme s'il disait non.
XVI
LA REMONTÉE
Il revit le jour, en sortant de la forêt, mais le jour commençait à diminuer, car on était dans les mois où la terre dort longtemps. La route qui conduit à Fonteneilles était déserte. Les hommes, les femmes qui avaient assisté à l'enterrement s'étaient dispersés à travers les campagnes, et les esprits aussi étaient revenus chez eux. Gilbert montait tout seul. Cependant, comme il traversait le bourg, il fut aperçu par les femmes et les filles, qui rêvassent derrière les vitres en tirant leur aiguille. Dix têtes jeunes ou vieilles, dix paires d'yeux suivirent le mouvement de l'homme qui marchait au milieu de la route.
—Où va-t-il?
Il ne regardait personne. Il avait la tête penchée et toujours son petit paquet à la main.
—Où va-t-il? Il a son bel habit. Il ne descend pas vers le bois, non, il s'en va vers le haut du bourg; le voilà en face de chez Durgé; il ne s'arrête pas... Il diminue déjà... Il est loin... Est-ce que?... Oui, c'est sûr! Il remonte à la Vigie!
Il remontait, en effet, à la Vigie. Depuis vingt-trois ans, pas une fois il n'avait suivi ce bout de route qui va de Fonteneilles jusqu'au sommet de la colline où est bâtie la ferme, et qui descend de l'autre côté. Quand il devait se rendre à Crux-la-Ville, il préférait allonger le parcours et tourner la motte verte, plutôt que de revoir ces murs qu'il avait quittés et de risquer de rencontrer le maître du domaine sur la terre du domaine. Il avait dépassé le bourg, à présent, il gravissait la dernière pente, qui est droite et régulière. Il n'avait de regard ni pour droite, ni pour gauche, mais il levait la tête, et, au ras du ciel, là-haut, il regardait grandir, et se mouvoir au gré de la marche, le dessin des toits et de la pierraille qui avaient nom La Vigie. Les années qu'il avait passées là, les meilleures, celles de sa jeunesse, soulevant la poussière et les cailloux tombés dessus, ressuscitaient dans l'esprit de Gilbert. Il voyait tout le passé redevenir vivant, et la figure qu'avait M. Honoré Fortier, l'après-midi où l'on s'était quitté. Pour Gilbert, cette rude face rasée, pleine et noueuse, n'avait ni changé, ni vieilli: elle vivait, fixée dans une expression de colère, de dédain et de défi. Ils allaient donc se revoir. Gilbert avait changé, lui; mais l'autre? celui qui ne descendait de la Vigie que dans la carriole rouge et pour aller aux foires?
A mesure que grandissaient la haie double du petit chemin qui noue la ferme à la route, et le frêne tout rond qui couvre encore la barge de bois, et les étables cachant à moitié la maison, «le domaine» qui est bâti au côté gauche de la cour, Gilbert Cloquet ralentissait le pas. «J'ai donc bien vieilli?» pensait-il.
Le soleil luisait un peu avant de disparaître.
Quand le vent du plateau souffla sur son front mouillé, Gilbert, à l'entrée du petit chemin de la ferme, s'arrêta. Il était à cinquante pas de la Vigie; il voyait de côté, dans le sens de la largeur, l'habitation de M. Fortier, puis la cour en contre-bas, au fond les porcheries et le poulailler, et tout près, formant le troisième côté de la cour et se présentant en longueur, l'étable des bœufs, l'étable des vaches, la grange, l'écurie avec les pigeons sur l'arêtier. La ferme semblait déserte.
«Il est en voyage, peut-être?» murmura Gilbert.
Il entra dans le chemin, et s'avança jusqu'au milieu de la cour, et se tint debout, face à la porte de la maison, qui était close. A sa gauche, abrités par le mur de l'étable, deux jeunes domestiques de la Vigie dételaient une jument et quatre bœufs de labour, et ils se mirent à désigner du doigt l'arrivant, et à rire à son sujet. Lui, il les ignora, autant que des moucherons qui eussent dansé près de lui. Il ne détournait pas son regard de la porte du domaine. Il attendait, appuyé d'une main sur son bâton d'épine, son paquet posé à terre, près de lui.
Et plus de cinq minutes s'écoulèrent, après lesquelles Gilbert enleva son chapeau. Il venait d'apercevoir, derrière la vitre, madame Fortier, toute blanche. La porte s'ouvrit, et M. Fortier apparut sur le seuil. Mais il ne s'avança pas. L'ancien maître de Gilbert, le riche fermier, devenu le principal personnage de la commune, considérait à son tour ce journalier dont il cherchait à deviner les intentions. A travers la cour, de l'un à l'autre homme, des pensées, des demandes et des réponses muettes, allaient et venaient. Une rancune aussi violente qu'au premier jour gonflait le cœur et faisait trembler les lèvres rasées de M. Fortier. Il fut sur le point de crier:
«Hors d'ici, Cloquet, ma cour n'est pas pour les domestiques qui m'ont abandonné!...»
Mais il remarqua que le journalier avait le chapeau à la main, et il dit, levant un bras jusqu'à moitié de son ventre:
—Viens plus près, si tu as des raisons d'être dans ma vue.
—J'en ai, dit Cloquet.
Il vint, sans cesser de tenir ses yeux levés, pour que M. Fortier pût lire dans la pensée de son ancien domestique. Il s'arrêta à trois pas du perron, et il se couvrit.
—Monsieur Fortier, je vous ai fait du tort, il y a vingt-trois ans, quand je vous ai quitté.
—Est-ce que tu crois que je l'ai oublié? Je t'en veux autant qu'au premier jour.
—Moi, monsieur Fortier, je voudrais réparer le tort que je vous ai fait. Je voudrais rentrer à la Vigie.
—Tu y as mis le temps, Gilbert Cloquet! C'est donc parce que tu n'as plus de force, que tu me reviens?
—Allons donc! dit Gilbert, en levant sa canne en biais, comme une cognée.
—Alors, c'est parce que tu n'as plus d'argent?
—Écoutez, dit l'homme en s'approchant d'un pas, vous ne pouvez pas me reprocher d'avoir perdu mon bien pour payer les dettes de ma fille. Oui, je veux gagner mon pain, et je peux le gagner partout, monsieur Fortier! Si je reviens chez vous, c'est pour la justice que je vous dois, et parce que je serai moins seul, là où j'ai été jeune.
—Je t'ai dit, il y a vingt-trois ans: «Même quand tu seras vieux, jamais je ne te reprendrai.» Je n'ai qu'une parole!
—Moi aussi, monsieur Fortier, j'avais dit: «Je veux être mon maître.» A présent, je ne le pense plus: ça n'est pas le métier qui fait qu'on est libre. J'ai vu ça chez les Picards.
—En effet, on m'a parlé...
M. Fortier eut un petit rire sec que Gilbert connaissait. Quand M. Fortier laissait s'allonger ses lèvres gercées, ne fût-ce que d'un millimètre, c'est qu'il pouvait revenir sur son premier mot.
—Je vous en prie, monsieur Fortier: je l'aime, la Vigie!
Le fermier se redressa sous le coup de l'émotion. Lui aussi, lui surtout il aimait la Vigie. A sa droite, il apercevait les deux bouviers, deux gringalets de dix-huit ans, mauvaises têtes, mauvais cœurs, hélas! et pareils à tous les autres domestiques qu'on trouvait maintenant. Et tout près, il avait Gilbert, l'homme ancien sans doute, mais qui aimait la terre, qui ne buvait pas, ne laissait point se perdre le bien du maître, qui avait touché et remué chaque motte de la grande ferme.
Il s'attendrit, en calculant l'intérêt qu'il avait à reprendre ce Gilbert.
—Viens, dit-il.
Et il tendit la main à Gilbert, pour le faire monter jusqu'à lui.
Ces quatre marches franchies, le journalier redevenait domestique de M. Fortier, à la Vigie de Fonteneilles.
Les deux hommes burent d'abord deux verres de vin rouge du Midi, coup sur coup, et mangèrent un biscuit, en signe de réjouissance. Gilbert avait retrouvé son courage, et questionnait sur les changements, et sur les projets.
—Tu retrouveras ta bauge; c'est moins bon qu'un lit!
—Ça m'est égal. Les bœufs s'appellent toujours de même?
—Toujours Griveau, Chaveau, Corbin, Montagne, Jaunet et Rossigneau.
—Tant mieux, fit Gilbert, en riant d'aise. Je n'aurai rien à rapprendre, alors.
—Pas grand'chose, Dieu merci, répondit M. Fortier.
Il souleva le rideau de la fenêtre, du côté des champs.
—Tiens, dit-il, pendant qu'il reste du jour, va faire le tour des terres, mon vieux Gilbert.
Gilbert traversa la cour, et il alla dans le pré qui est derrière les étables, et d'où l'on aperçoit Fonteneilles avec sa forêt. Mais il se souvenait surtout de la vue qu'on a de la pâture. Il gagna donc, par la route, la grande pâture qui est sur le plateau, à droite, et il revit les montagnes du Morvan et tout l'horizon qu'il avait contemplé dans sa jeunesse. Puis, un à un, le long des traces et par les échaliers, il parcourut les héritages.
Les bêtes le considéraient un instant, et se remettaient à paître, songeant: «C'est bien: il est d'ici»; des grives, de la grosse espèce, posées sur les peupliers qui n'avaient plus qu'une feuille ou deux, rappelaient avant d'aller se blottir dans une touffe de gui; des corbeaux le saluaient de l'aile en passant au vol; des ramiers, lancés à toute allure dans les hauteurs dorées, plongeaient en tournoyant vers les combes déjà bleues.
Il faisait froid. Le couchant annonçait du vent pour le lendemain. La cloche de Fonteneilles sonnait à mi-coteau. Gilbert était seul, au-dessus du vaste pays, dans la nuit qui tombait. Il pensa à la maison où il ne rentrerait plus, cachée là-bas, dans les futaies du Pas-du-Loup. Il pensa à ses camarades, les journaliers de Fonteneilles, et il reconnut qu'il les aimait tous, qu'il pardonnait à tous, et qu'il lui serait bon de revivre parmi eux.
Puis, comme le jour défaillait, il fit du regard tout le tour de la colline ronde où il allait recommencer à travailler demain. L'herbe était belle. Les jachères attendaient la charrue. En maint endroit, au-dessus des terres brisées, le froment levait sa pointe verte. Gilbert se découvrit, et il dit:
—Peu importe à présent d'habiter chez les autres, peu importe le chaud, le froid, la fatigue ou la mort: j'ai le cœur en paix.
Il sentait une grande joie vivante monter d'elle-même dans son cœur renouvelé.
Et il dit encore:
—Je suis vieux, et cependant, voilà que je suis heureux pour la première fois.
FIN
TABLE
| I.— | LA MARCHE DES BÛCHERONS | 1 |
| II.— | LA VIE MORALE D'UN PAUVRE | 43 |
| III.— | LA LECTURE EN FORÊT | 95 |
| IV.— | LA VAUCREUSE | 127 |
| V.— | LE RECOURS EN GRÂCE | 154 |
| VI.— | LE MORNE DIMANCHE | 173 |
| VII.— | LES FOINS | 207 |
| VIII.— | LA QUÊTE DE L'ABBÉ ROUBIAUX | 231 |
| IX.— | LA VENTE CHEZ LUREUX | 252 |
| X.— | LA FERME DU PAIN-FENDU | 273 |
| XI.— | LES LABOURS DE PICARDIE | 286 |
| XII.— | LA BOURRASQUE | 297 |
| XIII.— | FAŸT-MANAGE | 315 |
| XIV.— | LE REVENANT | 336 |
| XV.— | LE DÉPART DU MAÎTRE | 346 |
| XVI.— | LA REMONTÉE | 378 |
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