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Le bol de Chine; ou, divagations sur les beaux-arts

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SIMULTANÉISTES

Je suis bien heureux, voulant espérer que je n’ai point perdu les paisibles loisirs que me laissa le gris après-midi de ce dernier dimanche : j’ai découvert le simultanéisme. Et c’est impressionnant.

Comme vous ignorez totalement ce que c’est — n’en rougissez point : avant-hier je n’étais pas plus savant que vous, et il se peut qu’aujourd’hui même je ne possède encore sur ce sujet, si important, que de pauvres et imparfaites lueurs, — je m’empresse de vous avertir que le simultanéisme est une nouvelle école littéraire. Or il est indispensable qu’il y ait, tous les trois ou quatre ans, une nouvelle école littéraire, afin que les jeunes gens y puissent adhérer : c’est là un heureux régulateur au fâcheux individualisme dont souffre, nul ne l’ignore, notre déplorable race française. Un jeune homme qui écrit comme il pense, comme il lui plaît, comme il veut, est tout seul. Personne au monde ne s’occupe de lui, personne jamais ne daigne publier de lui une seule ligne. Il est donc nécessaire qu’il s’enrôle dans une légion — tout au moins dans une compagnie franche. Les recruteurs, d’ordinaire, ne sont pas exigeants, les conditions sont assez douces. On ne demande en général au nouveau venu que de porter l’uniforme, c’est-à-dire d’adopter certains tics, d’imiter du mieux qu’il lui est possible un chef de file. Moyennant quoi il est publié. Je ne vous dis pas qu’il soit lu ! Faites bien attention, grand Dieu, à la différence : elle est essentielle ! Les publications périodiques et quotidiennes peuvent en effet se diviser en trois catégories : celles qui sont lues par leurs lecteurs et abonnés — leur nombre est infiniment restreint ; — celles qui sont lues uniquement par leurs collaborateurs : Jacques lit Pierre, Alfred et Paul, qui lui rendent bénévolement le même service ; — et enfin celles où chaque collaborateur ne lit absolument que ses propres productions, ignorant les autres. Ce dernier cas est le plus fréquent. Mais il n’en est pas moins vrai qu’adhérer à une école, chaque école étant représentée autant qu’il se peut par une revue distincte, est absolument obligatoire pour un débutant qui nourrit l’ambition légitime de se voir imprimer. Il faut donc qu’il y ait des écoles. J’espère que je viens de le démontrer surabondamment.

L’école simultanéiste est l’une des toutes dernières. Elle est issue, si je ne me trompe, d’une compagnie franche formée de peintres intrépides et qui ont entrepris de vous rendre à la fois non pas seulement l’impression des formes à un moment donné, unique, mais dans la succession ces instants, et en y ajoutant les correspondances d’idées que cette forme a fait naître en votre esprit : une femme, par exemple, était à la fenêtre ; et puis elle a disparu. Vous avez songé, la voyant, à une orchidée ou à une asperge, à moins que ce ne fût à une tomate ou à une citrouille ; puis, ne la voyant plus, à la mort, à l’éternelle transformation des apparences, au flux de l’univers. Il faut donc que votre femme à la fenêtre soit cette femme, mais en même temps une orchidée, ou une asperge, ou une tomate, ou une citrouille — et en même temps rien : le noir, l’évanouissement des choses, — et en même temps tout : le retour d’autres choses surgissant sur l’écran de cette fenêtre ou la toile perpétuellement impressionnée de vos méninges. Vous voyez que c’est calé, si j’ose dire.

Vous voudrez bien remarquer que c’est de la littérature. Car en littérature il est assez aisé de marquer la succession de ces moments et de ces impressions. Cela est même, tout naturellement, l’objet des efforts plus ou moins heureux de ceux qui écrivent. Par conséquent, ces peintres ne faisaient guère que vouloir empiéter sur le domaine des écrivains. Mais les écrivains, saisis d’une noble émulation, ont essayé à leur tour d’empiéter sur le domaine de la peinture. Un tableau vous montre plusieurs objets à la fois, avec ou sans perspective. Un écrivain ne peut les énumérer que successivement, ce qui est le comble de l’humiliation, d’autant plus qu’il est très vrai que les impressions, les idées, les sensations les plus diverses s’offrent parfois simultanément à notre esprit : je suis en train de manger du nougat de Montélimar, je vois en même temps une dame qui a un chapeau vert et je pense à penser si M. Wilson pense à quelque chose. Faiblesse des moyens d’expression chez les mortels. Je ne pourrai vous dire toutes ces choses, qui se superposent à la même seconde dans mon cerveau, qu’une par une. Et comme elles n’ont aucun rapport, les gens qui avaient du génie, jadis, n’en choisissaient qu’une, négligeant les autres, ou bien, si toutes leur semblaient valoir la peine d’être dites parce qu’elles créaient en eux un état d’émotion particulier, ils essayaient d’unifier toutes ces choses dans cet état d’émotion qui devenait le centre de leur poème. Mais il est impossible, de la sorte, de montrer que tout s’est passé à la fois. Ecoutez, au contraire, M. Guillaume Apollinaire :

Le père de la concierge et la concierge laisseront tout passer si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir il suffirait qu’un type maintînt la porte cochère pendant qu’un autre monterait trois becs de gaz allumés la patronne est poitrinaire quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet un chef d’orchestre qui a mal à la gorge quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du Kéf.

Les premières lignes de cette strophe sublime se rapportent évidemment à un noir dessein tramé par deux hommes, les dernières à la fin de leur conversation, qui n’a plus aucun rapport avec ce dessein. Mais celui qui a écouté emporte tout cela à la fois dans sa mémoire, ce qui est marqué par l’absence de toute ponctuation. Il paraît que primitivement c’était écrit en vers : je veux dire que l’auteur coupait sa phrase quelque part. Je voudrais bien savoir où ?

Voici maintenant M. Luc Durtain, dans les Bandeaux d’or, estimable revue dirigée par M. Paul Castiaux. Cela s’appelle Tonneins :

Arc-boutant pouce et index aux tempes,
Une énorme proximité de main.
La paume, pareille à une voûte,
Semble molle comme un nuage
Avec creux, pentes, reflets bleus et rouges.
— Au-dessus, trou, le ciel.
— Au-dessous, forêt, l’herbe.
— Et tout près, portée
Par mon poilu avant-bras, colonne
De la terre universelle.
J’écarte un peu la main : comme elle change !
Un digital fantôme s’étire
Quintuple hors de cinq autres et mêmes doigts
Qui offrent
Ceci de sûr : qu’ils sont opaques.
… Je me regarde des pieds au sternum et me vois
Démesuré, car je forme
Tout l’horizon antérieur du monde :
Rien que mon pantalon rayé de noir
Boit le fleuve entier.

Vous ne comprenez pas ? Moi, je viens de mettre mon poilu avant-bras sur mon front rêveur, et je crois que j’ai compris. Il s’agit de quelqu’un qui est étendu sur l’herbe au-dessus de la ville de Tonneins, et de la Garonne par conséquent. Et il s’appuie du coude dans cette herbe. Et il contemple le paysage en mettant la main devant ses yeux. Et sa main est énorme, ainsi, bien entendu, que son sympathique pantalon rayé de noir. Et c’est ainsi qu’il forme « tout l’horizon antérieur du monde ». C’est tout simplement une impression de peintre, de peintre réaliste ou impressionniste, à la place d’une œuvre d’écrivain. Puis-je cependant vous avouer ma faiblesse ? Je ne trouve pas de telles gageures sans intérêt. Il me semble que cela me rajeunit, il me semble — dois-je le dire ? — qu’il y a vingt ans il ne m’eût pas déplu d’inventer et de signer un tel essai. Et ce sont des gammes, après tout, des gammes où l’on apprend son métier, et à serrer un sens ou une impression, sans doute avec excès, mais quoi ! il faut bien avoir les défauts de ses qualités. Seulement…

Seulement je me souviens d’un brave homme de ma connaissance qui, comme les prestigieux poètes dont je viens de révéler les entreprises si hardies, ne pouvait jamais arriver à classer, comme tout le monde, ses idées dans les indispensables cadres qu’a lentement élaborés la logique humaine. Elles lui venaient toutes ensemble et s’agitaient dans sa tête comme des noix dans un sac. Il lui advint donc, un jour qu’il se trouvait en omnibus, de demander au conducteur avec une anxiété d’ailleurs bien compréhensible :

— Est-ce que nous sommes au carrefour Drouot ou bien jeudi ?

Il faisait du simultanéisme sans le savoir. Mais il faisait aussi de la confusion mentale.

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