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Le bol de Chine; ou, divagations sur les beaux-arts

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LA SINGULIÈRE HISTOIRE DU PORTRAIT

A mon ami Dervaux, architecte.

C’est une opinion universellement répandue, parmi les peuples civilisés, que le chef-d’œuvre de l’illustre Less Thannothing, et même de toute la peinture contemporaine, est sans nul doute la toile célèbre intitulée Portrait d’Enrique Durand, étude d’humanité. Il est impossible d’ignorer ce tableau. Les reproductions en sont innombrables, elles ont constitué par elles-mêmes une fortune à Less Thannothing ; de quoi d’ailleurs les âmes éprises de justice ne peuvent que se féliciter, car tout le monde sait que l’original, acquis récemment par le grand collectionneur John Cockroach, de Chicago, pour la somme de douze cent mille dollars, six millions de francs, n’avait pas rapporté un centime à son auteur. En effet — et l’aventure, aussi belle et incroyable que la plus belle et la plus incroyable légende, n’a pas peu contribué en Angleterre, en Allemagne et en Australie, pays sentimentaux, à la popularité de cette œuvre d’art — l’artiste ne l’avait peinte que pour faire honneur à sa signature, ayant promis aux organisateurs d’une loterie de charité de retracer gratuitement les traits de la personne en possession du billet numéro 12703, série 9, ou de telle autre désignée par ce gagnant. On se souvient de l’émotion que produisit ce tableau au Salon de 1931. Voici ce qu’en disait alors, le jour même du vernissage, le grand critique d’art Thévenot :

Étrangeté, originalité, vérité intime, force, conscience, attrait mystérieux et incompréhensible des lignes et des couleurs, incantation magique qui firent descendre la vie même sur ces quelques décimètres carrés de canevas ! Dans une pâte profonde et moelleuse, avec une science impeccable des valeurs et du volume, un sentiment surhumain et inconnu jusqu’à ce jour de l’harmonie et du contraste des tons simples, le peintre Less Thannothing a figuré, étendu sur une peau de bête qui incandesce, pour l’éblouissement du grand public, pour l’admiration consciente et éclairée des connaisseurs, un jeune homme nu, mi-assis, mi-couché, les jambes à demi ramenées dans un mouvement d’une mollesse et d’une volupté adorables. La main gauche, par une fantaisie charmante de l’artiste, tient un jouet d’enfant. Le bras droit disparaît tout entier, noyé dans un brouillard vaporeux, suggestif d’on ne sait quel infini. Et ce sont, par des procédés ingénus, directs, d’une puissance d’interprétation sans bornes, toutes les grâces de la plus frêle jeunesse, tous les élans généreux de l’adolescence, tous les impétueux déchaînements de la virilité. C’est un miracle. On est ici en présence non pas d’une forme, mais, comme le disait jadis l’un des plus profonds philosophes de l’esthétique, des causes profondes et divines d’où procèdent les formes. Un grand, singulier, magnifique artiste nous est né, évocateur, voyant, sorcier, poète, musicien. Inclinons-nous, saluons, méditons, et bien qu’il nous en coûte, résignons-nous, car le devoir professionnel a de regrettables exigences, et le temps nous presse à continuer notre promenade… Salle XXIII : de bonnes fleurs, d’une facture un peu maigre, de Mme Pélissier-Rodart ; le Repas des syndicalistes, de M. Le Redouté, qui s’inspire à la fois d’Ingres, de Delacroix, et des quatre Carrache ; une Créüse disparaissant aux yeux d’Enée, par Reculet, transposition dans la peinture des qualités austères du sculpteur flamand Constantin Meunier…

On voit par cette citation quelle magnifique simplicité de style avaient atteinte les critiques de cette époque et l’estimable précision de leur jugement. Dans les nombreux comptes rendus des Salons suivants, on apercevrait d’ailleurs sans peine les traces de l’influence irrésistible que la manière innovée par Less Thannothing a exercée sur l’art contemporain. Mais l’histoire même de ce premier tableau est restée jusqu’ici inconnue, et si je me risque enfin à révéler les confidences que me fit jadis l’artiste, c’est qu’on vient de faire à celui-ci des funérailles nationales. Il est temps de parler !

— En l’année 1910, me dit un jour le peintre, je ne jouissais encore d’aucune réputation. Parmi les dix ou douze mille toiles exposées chaque année, les miennes passaient inaperçues. Je travaillais consciencieusement, mais en cherchant ma voie. Certains amis me conseillaient de négliger le dessin, d’autres la couleur ; je n’arrivais pas à me décider. J’étais cependant assez satisfait d’une étude représentant des oranges et des tomates ; mais ayant fait mes oranges complètement rouges, je ne savais plus quel ton donner à ces tomates pour qu’on vît que c’étaient des tomates. Vous voyez que j’avais encore, comme disait le Vautrin de Balzac, quelques petits langes tachés d’honnêteté. Sur ces entrefaites se présenta le possesseur du billet 12703, série 9. C’était l’association légale et ordinaire d’un monsieur et d’une dame qui me demandèrent, avec modestie et même timidité, de faire le portrait de leur fils, âgé d’environ dix mois. Les exigences de ces parents affectueux ne me parurent, au premier abord, ni excessives ni obsédantes. Ils désiraient simplement posséder l’effigie de l’enfant telle qu’ils eussent pu la contempler sur une photographie, c’est-à-dire assis sur une peau de chèvre de Kabylie, au pied d’un cèdre du Liban, et jouant avec un singe en peluche. Cet enfant était comme tous les enfants de son âge : assez gras, bien potelé, les cheveux courts, et deux dents. La mère insistait pour qu’on vît les dents, mais le père déclarait que ça lui était égal, pourvu que les oreilles ne parussent pas trop écartées du crâne.

« Je traçai l’esquisse en deux ou trois séances et comptais terminer dans la semaine, mais un billet m’informa que l’enfant avait pris les oreillons. On ne me le ramena que trois mois plus tard. Il avait grandi, possédait quatre dents et des cheveux beaucoup plus longs. La mère insista pour qu’on le fît comme il était, ce qui me parut assez naturel, d’autant plus qu’il m’eût été difficile de travailler de mémoire. Je recommençai donc mon esquisse en tenant compte de ces modifications, et en gardant du reste tout ce que je pouvais garder. Par malheur, mon modèle contracta presque sur-le-champ la scarlatine, puis la rougeole et enfin une entérite. Je n’ai jamais vu un gosse aussi malchanceux. Et dans l’intervalle de chaque maladie il changeait d’une façon incroyable. Parfois c’étaient les joues, d’autres fois le nez, ou bien les pieds, ou bien le ventre. Il engraissait, il maigrissait, on lui voyait les côtes, on les perdait de vue. C’était extraordinairement fatigant à suivre, et j’en éprouvais une espèce d’angoisse. Ensuite ses parents furent obligés de faire un voyage en Nouvelle-Calédonie et ils l’emmenèrent.

« J’espérais être débarrassé pour toujours de l’obligation de terminer ce portrait importun et peu rémunérateur, mais le ménage sonna chez moi quelques années après. L’enfant venait de faire sa première communion. Il portait une veste ronde, un gilet blanc à boutons de nacre et au bras un ruban de soie à franges d’or. La mère souhaitait que je le fisse dans ce costume, mais je protestai.

— Je me suis engagé à faire ce portrait, déclarai-je, mais je l’ai commencé comme une étude de nu, et je ne ferai qu’une étude de nu.

« La mère hésita, parce qu’il ne serait pas possible, dans ce cas, de voir que son fils avait fait sa première communion ; mais le père, qui était accommodant, affirma que j’avais raison. Les cheveux de l’enfant étaient coupés courts, ils avaient foncé, et l’on remarquait dans sa personne d’autres changements plus considérables. Toutefois je gardai ce que je pus de mes premières études, comme par exemple la pose, les oreilles et la couleur des yeux.

« Je crois vous avoir fait comprendre qu’une infernale fatalité nous poursuivit. Au moment où je pensais achever ce portrait, le jeune Enrique Durand fut placé comme interne dans un lycée de Paris. Il ne sortait que le dimanche, et j’ai toujours répugné à travailler ce jour-là. Aux grandes vacances on l’emmenait à la montagne pour sa santé, et vous savez qu’au contraire je ne fréquente jamais que les côtes de Bretagne. Cependant il tomba chez moi au moment où il venait d’être refusé aux examens de l’Ecole de Saint-Cyr, et sur les représentations que je lui fis, m’assura que je n’aurais plus à me plaindre de son manque d’assiduité, uniquement dû aux circonstances. Ses membres, bien qu’un peu grêles, ne manquaient point de beauté ; mais j’avais en le contemplant, tandis qu’il posait avec patience, et toujours sur la même peau de chèvre de Kabylie, des sentiments très particuliers que je ne saurais guère comparer qu’à ceux d’une mère. Malgré moi je le voyais non seulement tel qu’il était, mais encore à la mamelle, puis sevré, puis avec toutes ses dents de lait, enfin avec ses dents définitives, en premier communiant et en collégien. Ma peinture en prit un caractère tout exceptionnel dont le public et les critiques ont bien voulu se rendre compte. Mais une dernière déception m’était encore réservée : ce jeune homme, qui m’avait promis de venir régulièrement, s’engagea, par un désir d’aventures assez excusable à son âge, dans l’infanterie coloniale.

« Je retournai le tableau contre le mur et n’y pensai plus. Trois ans plus tard Enrique Durand reparut à mon atelier. On venait de prononcer sa réforme avec congé numéro 1, pour infirmités contractées au service, un projectile lui ayant enlevé le bras droit au cours de l’attaque de Phuc-Giang (Haut-Tonkin). Mais il avait, en revanche, beaucoup de barbe. Résolu à ne pas désespérer, je parvins à obtenir qu’il se rasât entièrement, et je terminai enfin ce portrait.

« Nous eûmes pourtant une petite discussion. Mon modèle, pour laisser à ses descendants un souvenir de sa bravoure et de ses combats, ne voulait pas être représenté avec deux bras, tandis que je soutenais que je ne m’étais engagé qu’à fournir un homme comme tout le monde, et non pas un amputé disgracieux. Ceci vous explique le bras droit qui disparaît dans un nuage : c’est le résultat d’une transaction. »


Ce grand peintre ajouta que convaincu que son tableau serait racheté, à n’importe quel prix, par la Société des Amis du Louvre, il tenait que ces détails fussent connus. Voilà pourquoi j’ai écrit.

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