Le bol de Chine; ou, divagations sur les beaux-arts
L’IDÉAL
Lorsque l’Ingénu eut passé plusieurs années au sein de la civilisation, il lui parut qu’il lui manquait encore quelque chose pour en jouir complètement et ressembler à un véritable civilisé : c’était le sens de l’idéal. On ne parlait que d’« idéal » autour de lui et chacun lui demandait :
— Quel est votre idéal ?
— Vous dites ? répondait l’Ingénu.
Et alors chacun lui faisait sentir qu’il avait beau être habillé comme tout le monde et tenir sa fourchette et son couteau comme son voisin, il était encore un sauvage. Le dédain qu’impliquait ce jugement muet lui fut très sensible. Il s’appliqua donc à dissimuler son ignorance. Quand il se trouvait en présence d’une personne, ou d’un objet, ou d’une œuvre qui le charmait, il s’empressait de dire :
— Ceci est mon idéal !
« Comme cela, ajoutait-il à part lui, ils seront contents. »
Mais il fut tristement déçu, et dès les premières fois. On lui répliquait d’un petit ton sec :
— Vraiment ?
Et on lui parlait d’autre chose. L’Ingénu venait de très loin, mais il est intelligent. De plus, la nature l’a doué d’invisibles antennes qui lui font sentir, la plupart du temps d’une façon pénible, l’opinion que laissent derrière lui ses manières, justement quand on s’abstient de lui révéler cette opinion.
— Les hommes de ce monde où je suis tombé, remarquait-il, et encore bien plus les femmes, s’arrêtent de parler précisément à la seconde où ils ont quelque chose à dire. Cela est assez désagréable ! Dans mon pays il en allait tout différemment : et j’estime que cela valait mieux.
Il s’appliqua donc, pour connaître où résidait son erreur, à fréquenter des personnes moins bien élevées, telles que des gens de lettres ou des maîtres d’école. Et quand une chose le séduisait, il affectait encore de la trouver « idéale ». Mais on ne faisait que pincer les lèvres, on dissimulait courtoisement du mépris. Toutefois, à la fin, un sévère professeur de philosophie, usant de plus de franchise, lui dit :
— Vous avez de la chance !
— Cette chose me plaît, répondit candidement l’Ingénu. Elle satisfait mes désirs. Je serais heureux de la posséder. N’est-ce pas l’idéal ? Vous secouez la tête ? Je vois que je me trompe, que j’use d’un mot dont je ne conçois pas le sens. Mais alors éclairez-moi !
Le philosophe se contenta de sourire, d’un air de commisération, et demeura muet.
Battu de ce côté, l’Ingénu ne se découragea point. Ayant observé depuis longtemps que la littérature des Français s’astreint à beaucoup moins de réserves que leur conversation, il eut l’idée de recourir tout bonnement au dictionnaire. Alors il put lire :
« Idéal : qui n’existe que dans l’idée. Personnage idéal : qui possède la suprême perfection. Beauté idéale : perfection accomplie ou typique qui n’existe que dans l’imagination. Exemple : Un artiste doit viser à l’idéal. »
— J’y suis ! s’écria l’Ingénu. Je manquais d’imagination. A vrai dire, je m’en étais toujours douté. Ce défaut d’imagination fera mon malheur, toute mon existence. Mais maintenant, du moins, j’ai compris : l’idéal, c’est de se figurer les choses autrement qu’elles ne sont. Mais comment faire ? Pour ma part, je me connais : je n’y parviendrai jamais. Et cependant je veux m’accommoder avec ce peuple qui m’entoure, car il m’est sympathique et je ne voudrais pas le froisser.
Il réfléchit là-dessus le plus sérieusement du monde, puis sa face candide s’éclaira. La première fois qu’il se retrouva en présence d’un objet digne d’intérêt :
— Cela est fort bien, dit-il, négligemment, mais cela n’est pas mon idéal !
Un murmure favorable accueillit ces paroles. On jugea qu’il se formait, on lui en sut gré. C’est ainsi qu’il put fréquenter plus allègrement les sociétés où le hasard, et parfois son plaisir, lui faisaient passer quelques instants. Mais sa conscience lui inspirait des remords.
— Voilà qui va bien en apparence, songeait-il. Pourtant ma conduite est entachée d’hypocrisie. Quand je dis que telle chose n’est pas mon idéal, je ne mens pas absolument, puisque je n’ai pas d’idéal, n’étant point arrivé, en somme, à pénétrer ce que ces gens appellent de ce nom. Mais eux, ils savent, je suppose : et par conséquent, je vole leur approbation.
Il lui semblait aussi que cette secrète incapacité à saisir une conception qui tient une si grande place dans les soucis des humains parmi lesquels il devait vivre le mettait en état d’infériorité vis-à-vis d’eux. Même il crut qu’elle l’empêchait de jouir d’un bonheur que ceux-ci pouvaient parfois éprouver. A cet égard pourtant il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’avait rien à regretter. La recherche de l’idéal n’est en effet pour ceux-ci qu’une cause d’instabilité dans l’organisation de leur gouvernement, d’infidélité dans leurs amours, d’égarement dans leurs écrits, d’incohérence et de recherches décevantes dans leurs œuvres d’art. Toutes choses existantes leur paraissent incomplètes, insuffisantes, méprisables. Donc ils s’empressent de les détruire, ou bien les tiennent, dans leur pensée, pour nulles et non avenues, périmées : ce qui revient au même ; et ni les arts, ni la communauté, ni les relations des hommes et des femmes ne se trouvent bien de cet état de perpétuelle inquiétude, de mécontentement passionné. L’idéal, pour tous ces mortels, n’implique pas un effort pour construire un nouvel édifice d’après un plan qu’ils aperçoivent distinctement, mais le besoin maladif de démolir la demeure où ils vivent. Après quoi ils essaient de se reconnaître dans ces décombres, ils en tirent quelques débris qu’ils considèrent avec des larmes en disant : « Si tout avait été comme ça ! » Et d’autres, assis sur des décombres plus anciens, leur crient : « Venez, ne vous arrêtez pas au tas où vous êtes. C’est l’ancien portique, celui des générations précédentes qu’il faut redresser ! » Mais d’autres encore vont chercher les images de ce portique, plus ou moins bien conservées par les livres, les mémoires ou la tradition, et leur crient avec un rire amer : « L’idéal, ça ! Vous ne le supporteriez pas cinq minutes ! »
Et l’Ingénu, pendant ce temps, ému de tant d’ardeur et déconcerté par tant de désastres, gémissait : « Mais qu’est-ce donc enfin que l’idéal ? Je m’aperçois aujourd’hui qu’ils ne le savent pas plus que moi. Ils peuvent dire seulement comme je le fais : « Ceci n’est pas mon idéal ! »
Or voilà qu’un soir une jeune fille passa. Elle disait : « Ce jeune homme est mon idéal. »… « Enfin, pensa l’Ingénu, je vais donc savoir ce que c’est ! »
— … Je voudrais seulement, continua cette vierge, qu’il se fît couper la barbe.
Alors l’Ingénu, illuminé, courut après elle :
— Mademoiselle, lui cria-t-il, mademoiselle, il n’y a pas d’idéal ! Je viens de le découvrir et c’est grâce à vous. On croit, et tout le monde dit, même le dictionnaire, que c’est la réalité, plus quelque chose, une chose que d’ailleurs nous ne saurions concevoir. C’est tout l’inverse. L’idéal, pour les gens, cela ne consiste pas à ajouter, mais à retrancher, à supprimer des apparences ce qu’on trouve désagréable, à simplifier, ce qui est une formule d’art légitime, mais non pas une possibilité sociale : car rêver qu’on peut abolir quelque chose, dans sa propre vie ou dans celle des autres, ce n’est qu’une lâcheté. J’arrive donc à cette conclusion que l’art et la morale n’ont aucun rapport. Vous m’en voyez tout désolé.