Le Bondou: étude de géographie et d'histoire soudaniennes
De Tomboura, El-Hadj vint à Goundiourou, ayant auprès de lui deux Sissibés, l’un de la branche de Boulébané, l’autre de la branche de Koussan-Almamy, qui lui étaient sincèrement dévoués. Il leur remit deux lettres écrites sous une fausse dictée et d’après lesquelles les chefs sissibés émigrés dans le Kaarta ordonnaient à leur famille de quitter le Bondou et de venir les rejoindre sous la garde d’une escorte que leur donnerait El-Hadj.
L’annonce de cet ordre souleva dans les capitales un étonnement profond. Mais, quelques Sissibés et quelques chefs du peuple ayant affirmé que ces ordres venaient bien de Séga et des autres Sissibés, une émigration générale commença et des villages entiers quittèrent leurs foyers, emmenant femmes, enfants, vieillards et animaux. Bientôt même, il ne resta plus à Boubakar que Sénoudébou, où il s’était retiré et fortifié avec ses fidèles. Il fallait arrêter l’émigration. Pour cela, il marcha contre les troupes que le marabout envoyait contre lui, les battit à Guirobé, non loin de la Falémé, et leur enleva quelques prisonniers. Ce succès décida un grand nombre de ses hommes, qui déjà étaient arrivés dans le Diombokho et le Kaarta, à rebrousser chemin et à venir le rejoindre.
Dans ces moments difficiles, il fallait un homme aussi résolu que Boubakar pour remédier à tant de malheurs. Grâce à la France et à son énergie, il put faire face à tous les dangers, à toutes les privations. C’est pour cela qu’il est appelé, à juste titre, dans le pays, le second « Fondateur du Bondou ».
Cependant, le Bondou se repeuplait, et les habitants qui avaient suivi El-Hadj revenaient peu à peu, mais absolument dénués de tout et ne retrouvant plus rien dans leurs villages, car tout avait été livré aux flammes par ordre du prophète. La famine fut à son comble dans le Bondou, et les habitants ne se nourrissaient absolument plus que de graines, de fruits et de feuilles d’arbres, qu’ils allaient cueillir dans la brousse. Il arriva même un moment — et ceci est connu partout dans la région — où Boubakar ne possédait plus à Sénoudébou qu’une seule vache, qu’il était obligé de traire lui-même pour pouvoir nourrir ses enfants et ceux de ses cousins. Quant au reste de sa famille et aux quelques guerriers qui l’entouraient encore, ce ne fut que grâce aux libéralités des commandants de Bakel et de Sénoudébou qu’il put arriver à les nourrir.
Sa principale ressource consistait en captifs, et, pour avoir du mil, il était obligé d’aller les échanger jusque dans le Ouli, le Kantora, le Fouta-Toro, et même le Fouladougou. Le mil ainsi acheté était transporté à tête d’homme dans le Bondou, car toutes les bêtes de somme, ânes, bœufs porteurs et chevaux, avaient disparu pendant l’émigration.
A Sénoudébou, le mil qu’y apportaient les quelques traitants qui osaient s’y aventurer se vendait à raison de 3 kilog. pour une pièce de guinée. Pour une vache ou un bœuf, on ne pouvait pas en avoir plus de 15 kilog., et pour un captif 60 kilog.
Sans doute, le gouverneur Faidherbe avait bien envoyé des secours en mil et en étoffes aux émigrés du Bondou ; mais le nombre en était si considérable que les secours avaient été insuffisants. Cet état de choses dura trois années environ, et ce n’est que vers le commencement de la quatrième que les villages se trouvèrent en partie reconstitués et que la production du mil fut assez abondante pour nourrir les habitants.
De Goundiourou, El-Hadj se rendit à Boulébané (15 avril 1858), d’où il expédia sous bonne escorte, commandée par Samba N’Diaye, dans le Kaarta, les deux obusiers abandonnés par le capitaine Cornu au siège de N’Dioum. Il voulait attaquer Sénoudébou, mais son armée s’y refusa. Ces deux obusiers lui servirent plus tard au siège de Marcoïa, dans le Bélédougou. Il tira quelques coups avec des boulets qu’il avait fait ramasser au siège de Médine et envoya un obus qui éclata au milieu de la ville, à la grande stupéfaction des habitants, qui crurent que Dieu se mettait aussi contre eux.
Après avoir organisé l’émigration, El-Hadj vint à Sambacolo, à Somsom-tata, à Bordé, et sur les bords du Sénégal, à Diawara, où il célébra la fête du cauri. Il entra alors dans le Fouta, pour y séjourner jusqu’en avril 1859.
Rappelé à cette époque par la révolte du Kaarta, El-Hadj repasse le Sénégal à Diaguéli et se rend à Dioukountourou, et de là à Guémou, où il fait bâtir un solide tata. Il y laisse une armée, sous le commandement d’un de ses neveux, Ciré-Adama. De là, il se dirige vers les régions septentrionales du Soudan, dont il fera la conquête.
Du jour où fut construite la forteresse de Guémou, des bandes de pillards en partirent fréquemment et vinrent dans le Bondou dévaster et piller, emmenant en captivité les malheureux qui tombaient en leur pouvoir. Tout cela entravait considérablement le repeuplement du Bondou. Boubakar s’en plaignit au gouverneur Faidherbe, et, vers le mois de septembre, une colonne commandée par le lieutenant-colonel Faron, des tirailleurs sénégalais, alla mettre le siège devant Guémou.
Boubakar, avec l’armée du Bondou, se joignit à la colonne française. Le 25 octobre 1859, Guémou fut emporté d’assaut par les alliés. Sur 1,500 hommes, nous eûmes 39 tués, dont un officier, et 97 blessés, dont 6 officiers. On tua 250 hommes à l’ennemi et on fit 1,500 prisonniers.
Le neveu d’El-Hadj, Ciré-Adama, fut reconnu au milieu des morts. Pendant ce temps, le prophète soumettait le Bélédougou et le Ségou. Le 10 mars 1861, à neuf heures et demie du matin, il faisait son entrée dans Ségou, tandis que son chef Ali, vaincu et sans armes, en sortait à cheval par la porte de l’ouest.
Débarrassé d’El-Hadj-Oumar, le gouverneur Faidherbe songea alors à venir occuper les mines de Kéniéba et à les exploiter au profit du gouvernement. Une colonne, partie de Bakel et passant par Sénoudébou, entrait à Kéniéba le 28 juillet 1858, sans tirer un coup de fusil. En même temps, le 18 août 1858, était signé à Sénoudébou le traité qui consacrait l’alliance du Bondou et de la France et plaçait sous notre protectorat les états de Boubakar-Saada. Trois jours avant, avait été conclue à Kéniéba avec Bougoul, chef de Farabanna et du Niagala, et Boubakar-Saada, une convention spéciale pour l’exploitation des mines d’or de Kéniéba.
Janvier 1859. Pendant l’absence d’El-Hadj, le Tomora, province du Khasso, se souleva contre lui. Elle appela à son aide Sambala, chef de Médine, et Boubakar-Saada, almamy du Bondou, qui venait de se marier avec Lallya, fille de Sambala. Tierno-Guiby, lieutenant d’El-Hadj, vint avec ses Toucouleurs à la rencontre des alliés et les mit complètement en déroute. Dès le début de l’action, Tierno-Guiby avait eu la cuisse fracassée par une balle ennemie, et malgré les soins dont l’avaient entouré ses Talibès, il était mort dans la nuit.
Boubakar-Saada et Sambala, bien montés, avaient pu échapper à la poursuite de l’ennemi, escortés seulement par quelques cavaliers, pendant que leurs fantassins étaient obligés de chercher un refuge dans les rochers. Ce ne fut que fort avant dans la nuit qu’ils apprirent la mort de Tierno-Guiby. Ils tournèrent bride aussitôt et rallièrent une partie de leur armée. La bataille recommença au point du jour et l’ennemi, privé de son chef, fut complètement battu à Toumtaré. Les Talibès évacuèrent alors en partie le Tomora et les alliés retournèrent dans leurs états respectifs, craignant d’avoir encore à se mesurer avec Alpha-Oumar, un des plus vaillants lieutenants d’El-Hadj, qui accourait de Nioro pour remettre les choses en état dans la province insurgée.
Au mois d’août 1860, la paix est conclue entre El Hadj et le gouverneur Faidherbe.
D’après les traités passés en août 1858 avec le gouvernement, Boubakar-Saada dut évacuer le village de Sénoudébou. Il transporta alors sa capitale sur les bords de la Falémé, à 25 kilomètres au sud de Sénoudébou, et donna à sa nouvelle résidence le nom d’Ambdallaye. Il y séjourna jusqu’en 1862, époque à laquelle les Français, ayant abandonné les postes de Kéniéba et de Sénoudébou, lui en laissèrent la jouissance, avec la restriction de les remettre à leur première demande.
Dès que Boubakar se vit délivré des Talibès d’El-Hadj-Oumar, il songea à attaquer à son tour ceux qui l’avaient pillé et harcelé les années précédentes. De plus, il avait à punir les villages voisins qui s’opposaient au retour dans le Bondou des émigrés qui, revenant de Nioro, y étaient venus chercher refuge. Enfin, raison capitale, il lui fallait, pour les retenir auprès de lui et calmer leurs appétits, donner chaque jour aux Sissibés une proie nouvelle pour leur permettre de reconstituer la fortune qu’ils avaient perdue dans les guerres contre El-Hadj et ses Talibès. Aussi allons-nous voir Boubakar aller guerroyer partout jusqu’à sa mort et se conduire, dans ses relations avec ses voisins, comme un pillard couronné.
En 1860, le Ferlo se révolta contre lui, sous la conduite d’un chef nommé Antioumané-Diadé. Boubakar marcha contre lui, s’empara d’un grand nombre de villages et le défit complètement. Antioumané et quatre cents Toucouleurs du Toro et du Niani, qui s’étaient joints à lui, furent tués. Un grand nombre de prisonniers tomba aux mains du vainqueur.
Deux mois après, il marche contre les villages de Biramdiguy et de Leona-Famara, dans le Ferlo-Balignama. Il s’en empare sans beaucoup de résistance et les détruit complètement.
A peine rentré à Sénoudébou, il réunit encore ses guerriers et marche contre Sattico, dans le Tiali, dont les habitants ne voulaient pas reconnaître son autorité. Le village fut pris d’assaut et ses guerriers massacrés.
Vers le mois de mars, il attaque Talicori, dans le Tenda, et s’en empare sans coup férir. Les Malinkés qui l’habitaient ne résistèrent même pas. Les deux frères du chef perdirent la vie dans cette journée. Boubakar revint à Sénoudébou avec un riche butin, composé principalement de captifs et d’étoffes du pays. Dans cette expédition, il fut aidé par son allié Sambala, roi du Khasso, qui lui avait amené un fort contingent.
Dans le courant de septembre, Sambala ayant eu à se plaindre de la conduite de Banga, frère de Bougoul, chef de Farabanna, envoya prier Boubakar-Saada de lui prêter main-forte. Celui-ci, ne se souvenant plus du traité qui le liait à Bougoul, et encore bien moins des services que celui-ci lui avait rendus au cours de sa lutte contre El-Hadj, ne laissa pas échapper une aussi belle occasion de faire une riche razzia. Il rejoignit donc Sambala avec tous ses guerriers, et, plus heureux que ses prédécesseurs, il s’empara de Farabanna, qui fut pillé et livré aux flammes. Banga fut tué dans cette journée.
Dans le commencement de l’année 1861, Boubakar se mit de nouveau à la tête de ses guerriers et, sans autre motif que celui de piller, marcha contre le village de Kakadian, dans le Niagala. Il en prit une partie, mais ne put s’y maintenir. Des secours étant arrivés aux assiégés, il dut battre en retraite et rentrer en toute hâte à Sénoudébou. — Peu après, pour effacer les traces de cette défaite, il se mit de nouveau en campagne et tomba sur Diangounté, dans le Niagala, qu’il pilla et détruisit complètement. — Vers le mois de novembre de cette même année, il crut devoir marcher contre le village de Marougou, dans le Sirimana, qu’il accusait d’avoir pillé ses sujets. Cette expédition ne fut pas heureuse. Il fut battu à plate couture par les Malinkés et laissa bon nombre des siens sur le carreau. Il fut même obligé d’abandonner ses blessés. Au nombre de ceux-ci, se trouvait un de ses cousins, nommé Ahmady-Sôma, qui avait été laissé pour mort sur le champ de bataille. Il n’était qu’évanoui. Vers neuf heures du soir, les habitants de Marougou revinrent de la brousse où ils avaient poursuivi Boubakar. Heureux d’être délivrés des bandes de l’almamy, ils rentraient dans leur village en poussant des cris de joie, tirant des coups de fusil et au son du tam-tam. Tout ce bruit tira Ahmady-Sôma de son évanouissement. A la faveur des ténèbres, il put échapper aux Malinkés et, le lendemain, rejoignit Boubakar sur les frontières du Bondou.
En 1862, c’est de nouveau contre le Tenda que Boubakar dirige ses coups. Le village de Guénou-Dialla, surpris, fut pris d’assaut, pillé, incendié, et Boubakar en emmena les femmes et les enfants en captivité dans le Bondou. — En décembre de la même année, nouvelle campagne contre le Tenda. Cette fois, c’est Sittaouma qui est l’objectif de l’almamy. Il s’en empare aisément et y fait un riche butin, consistant surtout en captifs et en bœufs.
En février 1863, Bokko, village du Diaka, tributaire du Bondou, crut devoir méconnaître l’autorité de l’almamy. Boubakar envoya une colonne contre lui. Bokko fut détruit et sa population emmenée en captivité.
Au mois de novembre, nouvelle campagne. C’est à Tamba-Counda, gros village du Ouli, que Boubakar en veut cette fois. Mais ne se sentant pas en force pour le réduire, il eut recours à ses alliés du Khasso, du Logo, du Natiaga et même du Fouta. Malgré cela, il ne put en avoir raison, et, honteusement battu, n’eut que le temps de fuir pour échapper aux Malinkés.
En mars 1864, nouvelle expédition, nouvelle défaite. Boukary-Counda, village du Ouli, qu’il était venu attaquer sans aucun motif, le force à se retirer et le bat à plate couture. Les pertes furent énormes.
Au commencement d’octobre de la même année, il part de nouveau en guerre avec ses alliés du Khasso et du Natiaga. C’est sur Tinguéto, village du Tenda, qu’ils marchent ensemble. Là encore, nouvelle défaite. Boubakar échappe par miracle aux guerriers malinkés.
En avril 1865, Boubakar lève de nouveau une armée, composée de guerriers du Bondou, du Khasso, du Natiaga et du Logo. Il se met à sa tête et part pour le Ouli, assiéger le gros village de Canapé, qu’il emporta sans difficulté. Du haut des murs de sa capitale, le massa (roi) du Ouli put voir l’incendie qui détruisit Canapé. Il n’osa pas aller le secourir. La moitié de la population périt dans les flammes et l’autre moitié fut emmenée en captivité. Canapé était un village de Dioulas, qui y avaient constitué un fort approvisionnement de poudre. L’incendie y mit le feu, et la plus grande partie du village sauta. Un grand nombre de guerriers furent ensevelis sous les décombres. — Au mois d’octobre de la même année, nouvelle incursion dans le Ouli. Boubakar vint assiéger Goundiourou, dont il s’empara facilement. Les femmes et les enfants furent emmenés en captivité à Sénoudébou.
En janvier 1867, il se met encore en campagne contre le Ouli. Il avait depuis longtemps formé le dessein de le conquérir entièrement. Il en parcourt la plus grande partie sans rencontrer d’obstacles et vient mettre le siège devant Médina, qui était alors la capitale. Le massa n’osa même pas résister et vint implorer la clémence de l’almamy du Bondou, qui consentit à évacuer le pays moyennant une forte rançon.
Sur ces entrefaites, le damel (roi) Lat-Dior, du Cayor, qui venait d’évacuer son pays, fuyant devant les colonnes françaises, et était venu se placer sous la protection de Maba, dans le Ripp, envahit le Sandougou avec son allié, uniquement dans le but de faire des captifs pour pouvoir acheter du mil afin de nourrir ses guerriers et ses chevaux. Il était ainsi arrivé jusqu’à Oualia, après avoir pris le village de Sandougoumana, situé sur les bords du Sandougou. Les fuyards de ce village étaient venus implorer le secours de Boubakar-Saada, qui partit de Médina à la tête de ses meilleurs cavaliers et courut en toute hâte au secours du Sandougou. Il atteignit le damel Lat-Dior non loin du marigot et le défit complètement. Il lui reprit la majeure partie des prisonniers faits à Sandougoumana et leur rendit la liberté. Il s’empara également d’un grand nombre de chevaux.
Dans la première quinzaine d’octobre 1867, le chef de Sandicounda, nommé Barka, vint implorer le secours de Boubakar contre un village voisin du sien et du même nom, et habité par des Malinkés Tarawaré qui depuis longtemps le volaient et le pillaient. De plus, Boubakar avait également à se plaindre de ce village, qui pillait fréquemment les villages du Bondou du voisinage. Il alla donc l’attaquer, s’en empara aisément et le détruisit. Le chef Soukoulou-Mahmadou fut tué dans l’action, et plus tard les fugitifs vinrent à Sénoudébou implorer leur pardon de Boubakar. Celui-ci leur permit de reconstruire leur village, à condition qu’ils lui paieraient annuellement une forte coutume en or.
Vers la fin de décembre de la même année, Boubakar se mit de nouveau en campagne. Il marcha contre Kéniéba (Bélédougou), qui avait envoyé des secours à Sandicounda. Une colonne fut envoyée contre le village. Elle était commandée par Saada-Ahmady et par le fils aîné de Boubakar, Ahmady-Boubakar. Ils échouèrent complètement et furent mis en déroute.
En janvier 1868, le chef de Mamakono, Dially-Silman, roi du Bélédougou, ayant été cerné par le chef de Marougou, sous prétexte qu’il avait fourni des guerriers à Boubakar contre lui, l’almamy du Bondou, prévenu, se mit de nouveau en campagne pour prêter main-forte à son allié. Il arriva dans la plaine de Mamakono, où se trouvaient campés tous les guerriers du Dentilia, du Niagala, Tambaoura, Diabéli et Diébédougou, qui étaient venus prêter main-forte aux gens de Marougou. Boubakar attaqua immédiatement, et en peu de temps dispersa l’armée alliée. Il fit même un prisonnier de sa main, et le chef de l’armée coalisée faillit tomber en son pouvoir. Ce dernier perdit environ trois cents hommes. Les pertes de Boubakar furent minimes ; mais il eut à déplorer la mort d’un de ses meilleurs lieutenants, Baïdi-Saumaram.
De Mamakono, Boubakar envoya dans tout le Bambouck des émissaires aux pays qui avaient fourni des contingents à Marougou, pour les informer d’avoir à payer un fort tribut en or et pour leur déclarer qu’à l’avenir il en exigerait autant chaque année. Les chefs y consentirent, et Boubakar rentra à Sénoudébou avec un riche butin en or et en prisonniers.
En septembre, avec l’aide des guerriers du Khasso, il marcha contre N’guiguilone, dont les habitants refusaient de payer le tribut. N’guiguilone fut pris, détruit et sa population emmenée en captivité dans le Khasso et le Bondou.
En novembre de cette même année, il alla de nouveau attaquer Talicori dans le Tenda, qui s’était reconstruit. Il s’en empara aisément, le pilla et le détruisit de nouveau.
Le chef de Labé, Alpha-Ibrahima, était depuis quelques années à Kadé, dans le Ghabou, et avait eu à réprimer la révolte de plusieurs cantons de ce pays ; mais il n’avait pu en venir à bout. Il fut obligé de demander secours à Boubakar-Saada, qui partit de Sénoudébou avec ses meilleurs guerriers, accompagnés de ceux du Khasso et du Fouta-Toro. Il passa tout l’été dans le Ghabou, pillant partout, véritable détrousseur de caravanes.
Vers le mois de juin, il revint à Sénoudébou avec une grande quantité de bœufs et de nombreux captifs. Mais, six mois après, une épizootie détruisit tous ses troupeaux.
En décembre 1869, c’est-à-dire après la récolte du mil, Boubakar marcha contre le village de Marougoucoto, dans le Niocolo, dont les habitants avaient pillé une caravane composée de gens du Bondou et du Galam. Marougoucoto fut pris. La moitié de sa population se sauva. Plus tard, ils vinrent demander leur pardon, et Boubakar leur permit de reconstruire leur village.
En 1870, dans les premiers jours de février, il marcha encore en personne contre Sandicounda, dont les habitants avaient méconnu son autorité. Il s’en empara de nouveau, le pilla et le rasa complètement.
Au mois de juin de la même année, nouvelle campagne contre Sittaouma (Tenda), qui venait d’être reconstruit. Il s’en empara aisément, et emmena en captivité les femmes et les enfants.
Un mois après, il envoya contre le village de Coulary (Ghabou) une colonne que commandait son frère Oumar-Penda. Le village fut pris et détruit, et la population réduite en esclavage.
Enfin, en décembre, il voulut de nouveau attaquer Boukary-Counda (Ouli) ; mais il fut battu. Quelques jours après, il réussit avec des forces plus considérables. Boukary-Counda fut emporté, ses guerriers massacrés, les femmes et les enfants faits captifs.
Dans les premiers jours de janvier 1871, il partait encore de Sénoudébou à la tête de ses troupes pour marcher contre Coussaïé (Ouli), dont il s’empara sans que la moindre résistance lui fût opposée. Il emmena en captivité, bien entendu, les femmes et les enfants, et s’empara d’une grande quantité de guinée.
A la même époque, il détruisit Fodé-Counda, village situé dans les environs de Coussaïé.
Au mois de septembre, nouvelle expédition contre le Tenda. Il va attaquer Goundiourou, dont le chef avait pillé les caravanes du Bondou. Goundiourou tomba en son pouvoir, et femmes et enfants furent conduits à Sénoudébou.
Dans la première quinzaine de janvier 1872, le massa de Kataba (Niani) vint lui demander de lui prêter main-forte contre quelques-uns de ses villages qui refusaient de lui obéir. Boubakar fit alors appel à ses alliés, et marcha avec eux contre les rebelles. Le village de Carantaba, dont les habitants étaient les plus hostiles, tomba sous les coups des alliés, qui y firent un grand nombre de prisonniers.
Au mois d’octobre de la même année, il alla attaquer Colibentan (Niani), dont les habitants avaient, eux aussi, méconnu l’autorité du massa de Kataba, et, après Carantaba, avaient attaqué Boubakar. Il marcha contre eux avec toutes les forces qu’il put réunir ; mais il fut complètement battu, et se retira en laissant bon nombre de ses guerriers sur le champ de bataille, parmi lesquels Couty-Filly-Fé, un des chefs du Niagala, et Boubakar-Oumar-Koly, un de ses hommes de confiance.
Dans les derniers jours de l’année, Abdoul-Boubakar, chef du Bosséa, avait eu des démêlés avec Elféky, chef du Damga, et notamment avec Boubou-Ciré, frère d’Elféky, qui n’avait jamais pu s’entendre avec Abdoul. Celui-ci avait levé une armée de quelques centaines d’hommes, et avait marché contre le Damga ; mais il fut battu par Boubou-Ciré à Diovadou. Ce fut alors que le chef du Bosséa vint demander aide et secours à Boubakar, son parent, car il était marié depuis quelque temps déjà avec la fille aînée d’Ahmady-Saada, frère de Boubakar. Elle se nommait Guiba.
Boubakar fit alors appel à tous ses guerriers, et, dans les premiers jours de 1873, il quitta Sénoudébou pour aller au secours de son neveu par alliance. Il vint camper à Bordé, dans le Lèze-Bondou, et, pendant trois mois, il ne cessa d’envoyer des émissaires à Boubou-Ciré et à Elféky pour les exhorter à revenir à de meilleurs sentiments et à se reconcilier avec Abdoul-Boubakar. Les deux chefs du Damga s’y refusèrent, et Boubakar-Saada se décida à marcher contre eux, malgré l’avis des notables du Bondou et d’Oumar-Penda, son frère, qui voulaient temporiser.
A la frontière du Guoy, les Bondoukés ne purent franchir le marigot de Guérol. Ils furent vigoureusement assaillis par les guerriers d’Elféky et de Boubou-Ciré. Le combat dura environ deux heures, et fut des plus meurtriers. Abdoul-Boubakar et Boubakar-Saada furent complètement battus. L’almamy du Bondou, cerné et séparé de son allié, dut s’enfuir vers le fleuve. Poursuivi par l’ennemi, il put cependant le passer à gué. Mais arrivé sur la rive droite, son cheval s’embourba, et il fut forcé de l’abandonner. Un de ses hommes lui donna le sien, et il parvint à s’échapper et à regagner la rive gauche à la hauteur de N’Diawara.
Dans le courant de septembre, il fut encore obligé, pour la troisième fois, d’envoyer une colonne contre Sandicounda (Tenda). Commandée par Saada-Ahmady, elle vint cerner le village dès le point du jour et s’en empara sans coup férir. Presque tous les défenseurs furent tués, et parmi eux Barka, le chef du village.
Enfin, au mois de novembre, Boubakar battit encore le tam-tam de guerre et réunit de nouveau ses guerriers. Il forma une colonne dont il donna le commandement à son fils préféré, Ousman-Gassy, et le chargea d’aller punir le village de Kotiar (Ouli), dont les habitants, des Fadoubés, venaient de piller des caravanes de Dioulas, du Bondou. Ousman-Gassy s’empara aisément du village, qui fut complètement détruit. La population fut réduite en captivité et en grande partie vendue.
En 1874, au mois de mars, il envoya de nouveau son fils Ousman-Gassy contre Sittaouma, qui venait de se reconstruire. Ousman fut reçu par une vive fusillade. Il parvint cependant à pénétrer dans le village et à y faire quelques prisonniers ; mais il en fut vivement chassé par les défenseurs, retirés dans le tata du chef. Il perdit un grand nombre de guerriers dans cette affaire, et parmi eux le chef de Dalafine (Tiali). Il parvint cependant à ramener quelques captifs à Sénoudébou.
Dans les premiers jours de 1875, Boubakar, en personne, allait encore attaquer Marougoucoto, sur la rive gauche de la Haute-Gambie. Il avait pour cette circonstance appelé à son aide ses alliés du Gadiaga, du Khasso et du Logo. L’armée coalisée traversa la Gambie au gué de Tomborocoto et vint tomber sur Marougoucoto. Mais les habitants, prévenus, se tenaient sur leurs gardes. Ils étaient sortis du village et étaient allés camper en face, sur les hauteurs qui dominent la route, afin de disputer le passage à Boubakar. Attaqué avec vigueur, il fut forcé de battre en retraite. L’armée se débanda et se rua vers le gué, poursuivie à outrance par les gens de Marougoucoto et leurs alliés. C’est à peine si les fuyards purent le franchir, et encore leur fallut-il essuyer le feu des ennemis, embusqués dans les rochers des collines environnantes. Boubakar et Ousman-Gassy ne purent, malgré leurs efforts, arriver à rallier leurs hommes, et furent obligés de s’enfuir pour échapper aux balles ennemies.
Dans cette journée, Boubakar perdit environ deux cents hommes, parmi lesquels un de ses neveux, Sidi-Ahmady-Salif, de la branche de Koussan-Almamy, et un des captifs de la couronne qu’il affectionnait le plus, Saada-Samba-Yassa.
Dans le courant du mois d’août, Boubakar envoyait encore des guerriers, commandés par un des captifs de la couronne, contre le village de Diangounté (Niagala). Il fut emporté, et les villages voisins vinrent faire leur soumission.
Dans la première quinzaine de décembre de la même année, Makane-Koulonko, chef de Lanel (Kaméra), était venu demander secours à Boubakar contre le chef de Kotéra, Allimana, avec lequel il était en désaccord depuis quelque temps au sujet de terrains. Boubakar fit faire à Allimana des propositions d’arrangement que ce dernier accepta. Il envoya même à l’almamy du Bondou des cadeaux que celui-ci n’eut garde de refuser. Mais Makane tenait absolument à aller attaquer Kotéra, ne fût-ce que pour humilier son ennemi. Boubakar alla donc camper avec ses hommes à Gatiari, sur la rive droite de la Falémé, et n’en continua pas moins à entretenir de bonnes relations avec Allimana et à recevoir ses cadeaux. Mais, un beau jour, il envoya contre Kotéra une bande de deux ou trois cents cavaliers sous la conduite d’Ousman-Gassy. Arrivé dans la plaine au centre de laquelle s’élève, sur un petit monticule, le village de Kotéra, Ousman lança ses troupes, qui arrivèrent jusqu’aux portes du village, enlevèrent quelques bœufs, mais ne purent entrer dans le tata. Les Bondounkés, battus, furent obligés de s’enfuir, poursuivis à outrance par les défenseurs de Kotéra, qui leur firent subir des pertes sérieuses.
Au mois de mars 1876, Boubakar, voulant venger la défaite de son fils, partit encore à la tête de ses guerriers et marcha contre Kotéra. Il vint d’abord camper à Lanel, et de là se dirigea sur ce village, qu’il bloqua étroitement. Trois fois il marcha à l’assaut, et trois fois il fut repoussé avec de grandes pertes. Obligé de battre en retraite dans le plus grand désordre, il n’eut que le temps de s’enfuir à toute bride pour échapper à l’ennemi. Boubakar passa l’hivernage de cette année à Médine, et, vers le mois d’août, vint attaquer Gakoura, dans le Kaméra. Il s’en empara et le dévasta complètement.
En 1877, Boubakar, criblé de dettes, ne pouvait même plus acheter la poudre et les armes nécessaires à ses guerriers. Cette année-là, il alla attaquer le village de Sabouciré, dans le Bambouck, sous prétexte qu’il avait donné asile à un pillard fameux nommé Maby-Diaoua. Sabouciré fut pris et détruit, mais le butin que Boubakar y fit ne suffit pas à ses besoins.
Mais les Sissibés étaient mécontents de leur almamy, dont le despotisme avait atteint les dernières limites. En outre, il ne pouvait satisfaire à leur soif insatiable de richesses, dont ils ne savaient cependant pas profiter. Il résolut alors de les mener de nouveau à quelque pillage.
Le Niani, province située à l’ouest du Ouli, sur les bords mêmes de la Gambie, avait donné asile à des habitants du Ferlo fuyant le joug de l’almamy du Bondou. Il exerçait aussi de fréquents pillages sur les villages du Ouli et du Ferlo. Ce fut ce qui, quelques mois plus tard, devait servir de prétexte à Boubakar pour entreprendre la conquête de ce pays, dont il rêvait de faire avec le Ouli un royaume qu’il destinait à son fils Ousman-Gassy, trouvant que le Bondou n’était pas assez vaste pour eux deux. A cet effet, il expédia ce dernier à Alpha-Molo, roi du Fouladougou, afin de conclure un traité d’alliance avec lui.
Ousman-Gassy se mit en route au mois de mars 1878 avec quelques guerriers. Il se dirigea droit sur la Gambie en traversant le Sandougou. En passant devant Toubacouta, il intimida le chef de ce village, marabout fameux qui se nommait Simotto-Moro, qui, pour l’éloigner, lui donna quelques captifs. Ousman traversa alors la Gambie, et arriva dans le Fouladougou, où il passa l’hivernage. Il conclut alors avec Alpha-Molo un traité par lequel celui-ci s’engageait à prêter main-forte à Boubakar à la condition qu’il l’aidât à soumettre d’abord les pays qui ne voulaient pas reconnaître sa domination.
Boubakar, dès qu’il connut les clauses de ce traité, partit de Sénoudébou dans les premiers jours de décembre 1878. Il passa la Gambie avec ses troupes à hauteur de Gaïada, à un gué nommé Dioudé-Gaoudi, dans les premiers jours de 1879, pour aller rejoindre son nouvel allié. Mais arrivé dans le Kantora, il y fit la rencontre de cavaliers d’Alpha-Ibrahima, chef de Labé, qui se trouvait à Kadé (Ghabou) depuis quelques années pour soumettre ce pays. Alpha-Ibrahima faisait prier l’almamy du Bondou de revenir lui prêter main-forte pour marcher contre Couttang, dont les habitants lui étaient toujours hostiles. Boubakar conclut alors avec lui une alliance offensive et défensive, et se dirigea sur Kadé, d’où les deux armées marchèrent sur Couttang, qui fut pris après une vive résistance. Mais les alliés perdirent environ deux à trois cents hommes, tués ou faits prisonniers. Ce fut Ousman-Gassy, que son père avait rappelé du Fouladougou, qui décida de la victoire. Aussi Alpha-Ibrahima, en reconnaissance, lui donna-t-il en mariage sa propre fille. Le mariage eut lieu le jour même de la bataille. Ils soumirent tout le reste du pays et s’emparèrent d’un grand nombre de villages où ils trouvèrent des quantités de bœufs et quelques centaines de captifs. Alpha-Molo s’était joint à eux et avait conclu une alliance dans les mêmes conditions que celle qui les unissait. Tous les Badiars furent donc soumis à Alpha-Ibrahima, et l’armée de la triple alliance songea dès lors à réduire les ennemis d’Alpha-Molo, puis ceux de Boubakar-Saada.
Les trois rois noirs se mirent en marche vers le Fouladougou en 1879. De là, ils marchèrent sur Diara-Carantaba, dans le Diamarou. Ils s’en emparèrent sans coup férir. Ils prirent de même Kanimenko et deux autres villages, et rentrèrent dans le Fouladougou vers la fin de mai.
Ils ne tardèrent pas à se remettre en campagne, et tournèrent leurs yeux vers le Kantora, dont Alpha-Molo avait résolu la conquête. Ils vinrent attaquer Talto. Ousman-Gassy fut chargé de s’emparer de ce village, pendant que Moussa-Molo, fils d’Alpha-Molo, garderait le chemin de Son-Counda, et que Mody-Aguibou, fils d’Alpha-Ibrahima, surveillerait celui de Badia-Counda. Talto fut pris après une demi-heure de résistance. Les deux armées se mirent alors en route, l’une pour Son-Counda et l’autre pour Badia-Counda. Ils arrivèrent dans la soirée devant les deux villages, et les cernèrent. Pendant toute la nuit, ils échangèrent des coups de feu avec les assiégés. Et le lendemain matin, à la première heure, ils donnèrent l’assaut chacun de leur côté. A trois reprises différentes, ils furent repoussés ; mais ils finirent par s’emparer des deux villages presque à la même heure. Farintombou, Kantali-Counda et Kokoum tombèrent ensuite sous leurs coups, et en peu de jours le Kantora entier était tributaire d’Alpha-Molo.
L’armée de la triple alliance prit alors ses dispositions pour passer l’hivernage et attendre le moment favorable pour marcher contre les ennemis de Boubakar-Saada et envahir le Niani. Son objectif était Koussalan, le plus fort village de toute cette région, que l’almamy du Bondou accusait de retenir des fugitifs du village de Naoudé (Ferlo-Maodo). Les guerriers étaient fatigués, et il fallait les faire reposer quelques mois pour pouvoir recommencer la guerre avec certitude de succès. Enfin, il fallait surtout renouveler les approvisionnements en poudre et en balles.
Dans le courant de mars 1880, l’armée coalisée traversa donc la Gambie, et vint camper entre Sini et Makadian-Counda. Alpha-Molo, malade, avait cédé le commandement de ses troupes à son fils, Moussa-Molo.
Le gouverneur anglais de Mac-Carthy fit tous ses efforts pour dissuader Boubakar d’aller attaquer Koussalan. Il se rendit même auprès de lui, et lui offrit une rançon au nom du Niani. Mais ce fut inutile.
Du Ouli, Alpha-Ibrahima et Boubakar envoyèrent donc des émissaires à Koussalan pour exhorter les habitants de ce village à revenir à de meilleurs sentiments et à laisser les gens de Naoudé rentrer chez eux. Mais ceux-ci, se fiant à la solidité de leurs sagnés et de leurs tatas, s’y refusèrent net et battirent le tam-tam de guerre. Ils réunirent dans leurs murs un grand nombre de guerriers de la région ouest de Koussalan, tandis que ceux de la région est avaient fait évacuer leurs villages par leurs familles. Seuls les guerriers valides restèrent pour pouvoir se défendre au cas où ils seraient attaqués. Prêts à la lutte, ils attendirent tranquillement les événements. L’armée coalisée ne tarda pas à se mettre en route pour Koussalan. Arrivés dans le Sandougou, les deux rois expédièrent de nouveau des émissaires à Koussalan pour dicter aux habitants leurs volontés. Les Torodos les chassèrent et en mirent même deux à mort. En apprenant cette nouvelle, Boubakar et Alpha résolurent alors d’attaquer immédiatement. L’armée se mit en marche aussitôt contre le village ; mais, en voyant les formidables sagnés dont il était entouré et les nombreux guerriers qui garnissaient les murs, les alliés reconnurent qu’il leur serait difficile de l’emporter de vive force. L’armée du Bondou campa à l’est, celle du Fouta-Djallon au nord, et le Fouladougou au nord-est. Il fut alors résolu qu’on ferait un siège en règle et qu’on prendrait Koussalan par la famine. A cet effet, les assiégeants firent construire de solides sagnés à environ une portée de fusil de ceux du village, afin de s’abriter. Du matin au soir, ce ne fut alors qu’un échange continuel de coups de fusil.
Cependant, les assiégeants parvinrent à franchir le fossé qui entoure le village et à faire évacuer les postes qui se trouvaient entre le fossé extérieur et le sagné. Ils réussirent même à ouvrir quelques portes du sagné en coupant les lianes qui les retenaient. Mais ce n’étaient là que de maigres succès, et l’armée alliée se décimait peu à peu sans obtenir de grands résultats. Elle se disposait à donner un assaut décisif, lorsque tout à coup en entendit de grands cris du côté du campement du Fouladougou. C’était du secours qui arrivait à l’ennemi. Attaquée à l’improviste par de nombreux contingents venant de Carantaba, l’armée alliée, prise entre deux feux, se débanda. Ce fut une panique générale et un effroyable désordre. Alpha-Ibrahima et Boubakar, abandonnés par leurs hommes, n’eurent que le temps de monter à cheval et de s’enfuir. Ils faillirent même être cernés par des cavaliers ennemis, dont quelques-uns arrivèrent jusqu’à eux, et ils eussent été faits prisonniers si Ousman-Gassy et Modi-Yaya ne s’étaient pas vivement portés à leur secours et n’avaient pas dispersé les assaillants. Toute la soirée ils couvrirent la retraite des deux rois et purent repasser le Sandougou au gué de Paquéba. Ils rentrèrent alors à Sini, où ils se reposèrent deux jours pour rallier leurs hommes, dispersés de tous côtés et qui s’étaient enfuis jusque dans le Kalonkadougou et sur les bords de la Gambie, car les guerriers du Niani et du Sandougou les avaient poursuivis dans toutes les directions. Trois cents hommes environ furent tués ; neuf cents avaient été faits prisonniers, et cinq ou six cents avaient disparu. Trois jours après, Boubakar reprit le chemin du Bondou, et Alpha-Ibrahima, après avoir passé la Gambie à Passamassy, était rentré à Kadé. Moussa-Molo regagna le Fouladougou par Oualiba-Counda.
Ce désastre mit le Bondou entier en émoi. La nouvelle en parvint à Saint-Louis, où le bruit courut même que Boubakar y avait perdu la vie.
Quelque temps après, les habitants du Niani recommencèrent de nouveau à piller dans le Ferlo-Maodo et le Ferlo-M’Bal. Ils s’emparaient de tout ce qui leur tombait sous la main : hommes, femmes, enfants, bœufs, et allaient vendre dans les pays voisins le fruit de leurs rapines. Cet état de choses ne pouvait durer plus longtemps sans plonger le Ferlo dans la plus épouvantable misère, d’autant plus que Sénoudébou était trop éloigné pour pouvoir les défendre efficacement. De plus, il était excessivement pressuré par les captifs de Boubakar et par les hommes de sa suite, qui ne cessaient de venir à chaque instant dans les villages imposer aux habitants des redevances que leurs caprices seuls leur faisaient percevoir et auxquelles ils n’avaient aucun droit. C’était le pillage des deux côtés à la fois. Il y eut alors dans le Ferlo une épouvantable émigration. Boubakar, pour tenter de l’enrayer, y envoya des guerriers pour les protéger en cas de besoin et en même temps aussi pour arrêter leur fuite. Une partie de ses troupes alla camper à Saré-Diaguili, sous les ordres de son fils Ousman-Gassy, et l’autre partie, commandée par son neveu Malick-Touré, s’établit à Sabouciré. Ils passèrent l’hivernage dans le Ferlo, et, au mois de novembre, Boubakar alla en personne s’établir à Longué, où il construisit un fort sagné. Il réussit alors à décider le lam (roi) des Fadoubés de N’Dogan à se retirer à Sabouciré, et à se rapprocher ainsi du Bondou, où il serait plus en sûreté.
Les affaires du Bondou arrangées, les guerriers du Bondou rentrèrent avec leurs chefs à Sénoudébou.
Au mois de mars 1881, Boubakar-Saada réunit de nouveau ses guerriers et fit appel à ses alliés du Guoy, du Kaméra, du Fouta et du Khasso pour recommencer la campagne contre Koussalan. Il alla camper à Diamwély, où il attendit ses alliés, et, le 20 avril suivant, il se mit en marche pour Koussalan. Mais arrivé à Sambardé, sur les bords du Niéri-kô, il y fit la rencontre de quelques Dioulas du Bondou, qui vinrent se plaindre à lui qu’en revenant du Niocolo, où ils étaient allés commercer, ils avaient été pillés par les gens du village de Gamon, et que, malgré leurs réclamations, on n’avait jamais voulu leur rendre leurs marchandises. Le traité passé avec les chefs du Tenda était donc ouvertement violé. Boubakar envoya des cavaliers à Gamon pour le faire remarquer aux chefs de ce village. Mais ceux-ci leur répondirent avec arrogance, les maltraitèrent même et les chassèrent du village. A cette nouvelle, Boubakar, furieux, renonça à son expédition contre Koussalan et marcha contre Gamon. Il comptait bien s’en emparer dans la première quinzaine d’avril. Mais toutes ses attaques furent repoussées, et il dut se retirer à Bentenani et se contenter de les harceler par des escarmouches répétées. Quelques jours après, il envoya contre Gamon trois ou quatre cents cavaliers commandés par Ousman-Gassy et Saada-Ahmady. Le 30 avril, ils arrivèrent devant Gamon, échangèrent quelques coups de fusil avec les défenseurs et s’emparèrent de quelques bœufs. Mais ils ne purent entamer le village, et furent obligés de rentrer à Bentenani quelques jours après, sans avoir obtenu de résultats appréciables. Gamon résistait à toutes les attaques.
Cela dura ainsi jusqu’au mois de juin suivant, époque à laquelle les habitants de Gamon, voyant que la saison des semailles approchait, comprirent qu’ils devaient traiter avec Boubakar s’ils voulaient pouvoir cultiver leurs lougans et ne pas s’exposer à la famine pendant l’hivernage. Ils vinrent donc trouver l’almamy à Bentenani, et la paix y fut conclue. Boubakar revint hiverner à Sénoudébou avec ses guerriers.
La paix et la tranquillité régnèrent alors dans le Bondou jusqu’au mois de septembre 1882, époque à laquelle Mahmoud-N’Darry, frère de Maba, roi du Saloum, réunit une colonne de huit cents fantassins environ et quatre cents cavaliers, et marcha sur Sabouciré, village habité par le lam Paddo de N’Dogan, dont les Torodos, réfugiés dans le Niani, avaient beaucoup à se plaindre ; car ils avaient prétendu que c’était le chef des Fadoubés, le lam Paddo, qui les dénonçait toujours auprès de Boubakar et qui leur pillait leurs biens. Mahmoud-N’Darry tomba donc sur Sabouciré et s’en empara au bout d’un quart d’heure. Le lam Paddo trouva la mort dans cette affaire, et la moitié de ses enfants furent faits prisonniers. Il n’échappa de Sabouciré que ceux qui étaient allés aux lougans. Mahmoud-N’Darry reprit aussitôt le chemin du Niani sans attendre seulement une demi-heure sur le champ de bataille, et quand Boubakar-Saada arriva, quelques jours après, de Sénoudébou pour venger les siens, il ne trouva que des cadavres.
Cependant, les habitants de Gamon avaient encore violé certains articles du traité. Boubakar leva de nouveau ses guerriers et revint camper à Benténani, d’où il leur envoya, comme la première fois, des émissaires qui furent fort mal reçus. Il recommença alors à les harceler par des colonnes volantes jusqu’au mois de juillet, époque à laquelle les plaines marécageuses du Tenda étant inondées, la cavalerie ne pouvait plus opérer. Il fut donc obligé d’ajourner ses projets et d’en remettre l’exécution à la fin de l’hivernage.
Au mois de février, Boubakar vint camper à Safalou, et de là à Tenda-Médina, sur le marigot qui forme la limite du Badon et du Bondou. De là, il envoya contre le village rebelle une colonne pour le harceler avant son arrivée. Cette colonne était commandée par Ousman-Gassy. Il put arriver jusque sur le tata après avoir franchi les sagnés. Le combat dura trois heures, après lesquelles les Bondounkés durent battre en retraite. Au fort de la mêlée, un des fils de Toumané, massa (roi) du Badon, nommé Couroundy, et qui avait été élevé par Boubakar, fut tué à ses côtés. Il commandait les auxiliaires du Badon. Le lendemain matin, Boubakar se mit en marche et vint cerner le tata sans l’attaquer. Il campa autour et s’empara des puits et du marigot qui fournissaient l’eau à la population. Au bout de quatre jours, la population, dévorée par une soif ardente, se précipita sur les portes pour les enfoncer. Les auxiliaires du Badon, ayant entendu ce tumulte, accoururent vers le village, qui les reçut par une fusillade bien nourrie. Ils y répondirent, arrivèrent bravement jusqu’au tata et, par une ouverture qu’ils avaient pratiquée, purent incendier quelques cases. Mais les assiégés accoururent en grand nombre, éteignirent le feu, qui commençait à se propager, et repoussèrent les assaillants.
Étroitement bloqués dans leur village, les habitants de Gamon ne pouvaient avoir assez d’eau pour leurs besoins journaliers. Arrêtés dans leur première tentative de sortie, ils en tentèrent une seconde du côté du campement du Bondou. Trois cents guerriers environ sortirent par une porte qu’ils avaient défoncée, malgré les ordres des chefs du village, et se dirigèrent sur le marigot. Les Bondounkés se portèrent immédiatement en avant pour leur barrer le passage. Pendant quatre heures ils échangèrent une vive fusillade, et des deux côtés personne ne recula. Boubakar-Saada fit des pertes très sensibles. Trois des meilleurs captifs de la couronne tombèrent, et peu après eux un de ses confidents intimes, El-Hadj-Kaba, qui avait été élevé avec lui, avait partagé tous ses travaux et couru tous les dangers auxquels il avait été exposé. Il fut blessé au front, et expira peu après. Toutes ces pertes découragèrent l’almamy, et on battit en retraite.
A cette vue, les habitants de Gamon, qui déjà désespéraient de pouvoir soutenir plus longtemps le siège, poussèrent des cris de joie et se mirent à la poursuite de l’armée du Bondou. La retraite se transforma bientôt en une déroute générale. Vigoureusement harcelée par les troupes du brigand Mahmoudou-Fatouma, qui était venu avec ses hommes prêter main-forte aux guerriers de Gamon, l’armée du Bondou rentra à Sénoudébou après avoir perdu environ trois cents hommes. Durant la poursuite, les gens de Gamon firent environ deux cents prisonniers, qui furent aussitôt passés par les armes ou vendus dans le Niani comme captifs.
Boubakar revint à Sénoudébou très affecté de ce désastre. L’émigration du Ferlo acheva de le démoraliser. Il tomba alors sérieusement malade. Peu de jours avant sa mort, il envoya son fils Ousman-Gassy avec une colonne contre le village de Farabanna, sur les bords de la Falémé, pour le punir d’avoir pillé des caravanes du Bondou. Farabanna fut pris d’assaut, et trente hommes environ périrent dans cette journée.
Quelque temps après, le marabout Mahmadou-Lamine lui écrivit à Sénoudébou pour lui demander de joindre ses forces aux siennes afin de pouvoir conquérir les pays infidèles et surtout le village de Gamon, auquel Boubakar ne pouvait pardonner l’échec qu’il lui avait infligé. L’almamy lui fit répondre qu’il ne convoitait aucune alliance avec n’importe quel marabout que ce fût et qu’il ne s’engagerait qu’avec les amis de la France. Quels que pussent être ses desseins, il lui défendait formellement de mettre les pieds dans le Bondou. S’il transgressait cet ordre, il l’en chasserait par les armes. Quinze jours après, il mourait à Sénoudébou d’une maladie de poitrine contractée depuis longtemps au cours de ses campagnes et conséquence des fatigues qu’il avait éprouvées (10 décembre 1885).
L’almamy Boubakar était chevalier de la Légion d’honneur.
Il laissa huit enfants, dont la plupart sont encore vivants. Ce sont : Ahmady-Bokkar, mort jeune ; Ousman-Gassy, qui régna et mourut en 1891, au cours de la campagne contre Nioro ; Saada-Bokkar, Ouapa-Bokkar, Ciré-Touré, Moussa-Yéro, Suleyman-Bokkar, et enfin Séga-Bokkar, qui habitent Sénoudébou.
Oumar-Penda (1885-1886).
Régulièrement, à la mort de Boubakar-Saada, son frère puîné Koli-Mody aurait dû lui succéder. Mais ce prince se trouvait alors dans le Macina, auprès de Tidiani, et s’était fait dans ce pays une haute situation. Il ne voulut pas venir recueillir l’héritage de son frère. En conséquence, Oumar-Penda, qui le suivait dans l’ordre de succession, fut reconnu almamy du Bondou par la France et par les Sissibés. Il fixa sa résidence à Boulébané, et à peine fut-il installé qu’il se trouva aux prises avec les plus grosses difficultés. Le marabout Mahmadou-Lamine, ce faux prophète qui rêvait de se créer, comme El-Hadj-Oumar, un grand empire au Soudan en exploitant le fanatisme des populations musulmanes, attaquait le Bondou de toutes parts.
L’histoire du règne d’Oumar-Penda n’est absolument que celle de la guerre qu’il eut à soutenir contre lui.
Mahmadou-Lamine-Dramé naquit à Safalou (Bondou). Son véritable nom est Malamine-Demba-Dibassi. Comme, au Soudan, les indigènes ne conservent pas la mémoire des dates, il est assez difficile de fixer exactement l’époque de sa naissance. Toutefois, grâce à la concordance de certains faits importants, on peut dire que ce fut vers 1840 qu’il vit le jour. Son père était un marabout assez renommé, pour lequel on a conservé dans le pays un certain respect. Il se nommait Alpha-Ahmadou et était fils d’Alpha-Mahmadou-Salif, qui était originaire de Goundiourou, près Médine (Khasso). Mahmadou-Salif vint s’établir près de Safalou, dans un petit village de culture qui en dépendait et qui se nommait Cocoumalla. Là, Alpha-Ahmadou se maria avec une femme dont les parents étaient originaires du Diafounou. Ce fut elle qui donna le jour à Mahmadou-Lamine. On n’est pas encore bien fixé sur la race à laquelle appartenait cette famille. Toutefois, on admet généralement qu’elle est d’origine sarracolée ; mais, en tout cas, elle serait fortement mitigée de sang toucouleur et de sang bambara.
Mahmadou-Lamine fit ses premières études religieuses dans la maison paternelle, car à Safalou il y eut toujours des écoles arabes très fréquentées. Un jour, étant encore enfant, Mahmadou-Lamine accompagna sa mère et son jeune frère dans les lougans pour y faire la cueillette de l’indigo. Par un malheureux hasard, des pillards venus de Gamon, avec lequel le Bondou était alors en guerre, les surprirent dans leur travail et les firent prisonniers. Arrivés dans leur village, les gens de Gamon mirent leurs captifs aux fers, comptant bien qu’ils en tireraient un profit considérable en les vendant dans le Niani ou dans le Fouladougou. Quelques jours après, une caravane venant des bords de la Gambie pour aller dans le Guidimakha passa par Gamon. Les habitants les chargèrent de prévenir les gens de Cocoumalla que la femme d’Alpha-Ahmadou se trouvait chez eux avec ses fils, et que s’il voulait qu’ils lui fussent rendus, il eût à payer une forte rançon. Le marabout Alpha-Ahmadou, ou Fodé-Ahmadou, comme disent également les Sarracolés, fit tout ce qu’il put pour les racheter. Mais dans cet intervalle, la mère de ses enfants vint à mourir à Gamon en peu de jours. Mahmadou-Lamine et son frère revinrent donc seuls à Cocoumalla.
Si l’on considère combien les peuples du Soudan, à quelque race qu’ils appartiennent, ont d’affection et de respect pour leur mère, on comprendra aisément quelle haine Mahmadou-Lamine, devenu homme, dut ressentir contre Gamon. Aussi, depuis le jour où il était devenu orphelin, demandait-il régulièrement à Allah, à l’heure de la prière, le châtiment des infidèles de Gamon qui l’avaient fait prisonnier et qui avaient, par leurs mauvais traitements, causé la mort de sa mère.
Revenu dans la maison de son père, il y continua avec ferveur ses études de talibé. Cela dura ainsi jusque vers 1850. Cette année-là, son père partit de Safalou et se rendit à Boulébané pour faire à l’almamy la visite d’honneur qui, d’après la coutume, est imposée à tout chef de village ou de canton et à tout marabout qui jouit d’une autorité ou d’une influence quelconque. Cette visite se fait généralement vers le mois de décembre, après les récoltes.
Alpha-Ahmadou arriva donc à Boulébané le jour même où l’almamy Saada, père de Boubakar, venait de perdre un de ses fils qu’il chérissait le plus, Ciré-Sôma. L’almamy donna au marabout de Safalou le cheval de Ciré-Sôma et ses vêtements. Ce qui est une preuve qu’il le tenait en bonne estime et qu’il jouissait d’une certaine considération.
Quelques années plus tard, vers 1854, à l’époque où El-Hadj-Oumar quittait son village pour aller s’établir dans le Dinguiray avec sa famille, Mahmadou-Lamine s’éloignait de la maison paternelle pour aller à Bakel continuer ses études auprès d’un marabout fameux qui se nommait Fodé-Mohammed-Saloum, et qui tenait une école assez fréquentée.
Quand El-Hadj-Oumar passa par Bakel, Mahmadou-Lamine alla le voir et obtint sa bénédiction. Quelques années plus tard, lorsque El-Hadj commença à faire la guerre aux Bambaras et aux Malinkés, Mahmadou-Lamine, ayant terminé ses études, se mettait en route pour faire le pèlerinage de la Mecque. Il traversa toute l’Afrique, en passant par le Macina, le Mossi et le Haoussa, et mit, dit-on, trois années pour effectuer ce pénible et dangereux voyage, mendiant sa subsistance de chaque jour auprès de ses coreligionnaires. Arrivé dans la ville sainte, il s’y fit remarquer par son zèle, sa foi ardente et son intelligence à interpréter le Coran. Il y resta sept années, après quoi il reprit le chemin de son village.
Partout il fut accueilli avec respect et admiration. Onze rois, rapporte le colonel Frey, cherchèrent en vain à le retenir auprès d’eux. De jour en jour et de village en village sa réputation grandissait, et il avait déjà une suite nombreuse de talibés quand il arriva dans les états de Tombouctou. Ce fut alors que, pour la première fois, l’idée du merveilleux lui vint à l’esprit. M. le capitaine de Brisay, qui commanda pendant trois années consécutives le cercle de Médine, a recueilli de la bouche d’un des croyants fanatiques le récit des premiers actes de ce genre qu’on lui attribue. Nous empruntons les lignes et bon nombre des détails qui suivent au remarquable livre de M. le colonel Frey : Campagne dans le Haut-Sénégal et le Haut-Niger (1885-1886) :
« A quelques journées de marche de Tombouctou, Lamine fut prévenu que le roi envoyait à sa rencontre une armée ayant pour mission de l’arrêter et de le faire prisonnier. Aussitôt il réunit les gens de sa suite et leur fait part de la nouvelle qu’il vient d’apprendre. Chacun se prépare au combat, et les talibés jurent à leur maître de le défendre jusqu’à la mort. Lamine, se tournant alors vers le tombeau du prophète, lève les bras au ciel, puis se prosterne la face contre terre ; les guerriers suivent son exemple, et, dans une suprême prière, ils demandent à Dieu le courage et la victoire. Après le salam, le marabout paraît radieux et inspiré ; tous s’approchent de lui, et au nom d’Allah, il leur annonce qu’ils n’ont plus rien à craindre. Un hourra d’enthousiasme accueille cette promesse, et la petite troupe, pleine de confiance, se remet en marche.
» Peu d’instants après, l’armée ennemie se montre. Elle est si nombreuse qu’elle couvre l’horizon. Lamine, sans hésiter, marche vers elle, et, dit la légende, la traverse tout entière sans qu’un seul ennemi cherche à s’y opposer. Il s’était rendu invisible ! » Dès lors, il traverse sans encombre le pays de Tombouctou et arrive dans le Macina, où Tidiani, roi d’Hamdallahi, neveu d’El-Hadj-Oumar et cousin d’Ahmadou, sultan de Ségou, lui fit bon accueil, lui offrit des présents et lui donna comme gage d’amitié une captive que le marabout épousa.
Après un séjour de peu de durée à Hamdallahi, Lamine partit pour Ségou. A son arrivée dans cette ville, Ahmadou, après lui avoir fait restituer la captive que Tidiani lui avait donnée, voulut le faire saisir et mettre à mort. Mais, ses talibés, montrant une sainte vénération pour l’envoyé de Dieu, refusèrent d’exécuter cet ordre. Ahmadou fut forcé de transiger. Il reçut Lamine, lui laissa la vie sauve et lui assigna pour demeure l’emplacement d’un village détruit situé à peu de distance de la ville. Ce lieu fut appelé Salam (prière). Il devint rapidement le centre d’un ardent prosélytisme, et la renommée du faux prophète commença dès lors à se répandre dans tout le Soudan occidental. Des caravanes de dioulas Sarracolés revenant du Sangara et de Kankan rapportaient jusque sur les rives du Sénégal le récit des miracles que faisait dans le Ségou leur compatriote. Vers cette époque apparut une grande comète dont la queue était tournée vers le nord. Pendant trois mois, elle fut visible. Les Sarracolés ne manquèrent pas de répandre la version que cette comète était un signe évident qu’Allah allait envoyer un prophète et que ce prophète ne pouvait être autre que Mahmadou-Lamine qui était destiné à relever l’ancien empire sarracolé dont la dynastie était depuis longtemps éteinte. Dans leur joie, ils projetaient déjà de grandes choses qu’ils rêvaient de réaliser prochainement avec certitude de succès. Ils firent ainsi à Lamine une grande popularité dans tous les pays sarracolés bien avant sa venue sur les bords du Sénégal.
Cependant le soupçonneux sultan de Ségou commençait à se méfier du trop remuant marabout et à prendre ombrage de ses menées et de la réputation qu’il avait parmi ses sujets. Depuis longtemps il avait conçu le plan de sa campagne du Kaarta ; mais il ne voulait pas partir, laissant libre, derrière lui, au cœur de son empire, l’homme dont il redoutait l’influence et dont il connaissait les vues ambitieuses. Dans ces circonstances encore, la légende attribue à une intervention miraculeuse le salut du marabout.
« Après avoir beaucoup hésité, Ahmadou parvint, au moyen de cadeaux et de promesses, à décider quelques-uns de ses plus fidèles talibés à s’emparer en secret de Mahmadou-Lamine et à le lui ramener prisonnier.
» La petite troupe partit donc pour Salam.
» Ce jour-là les heures paraissaient longues au sultan, impatient de tenir son ennemi sous sa dépendance, quand, vers le soir, du haut de son palais où son attente inquiète l’avait conduit, Ahmadou aperçut de loin ses cavaliers rentrant à la débandade. Que s’était-il passé ? Les talibés avaient cerné le village. Le silence et la solitude régnaient partout. Peu rassurés, ils s’étaient avancés vers les palissades ; mais au moment où ils allaient pénétrer dans l’intérieur, huit poissons monstrueux s’étaient dressés devant eux, la gueule béante. Saisis d’effroi, les talibés s’étaient enfuis, confiant leur salut à la rapidité de leurs coursiers, qui, affolés eux-mêmes, les ramenèrent bride abattue vers la capitale. Le sultan, après avoir entendu ce récit fantastique, déclara n’y pas croire. Il fit honte à ses talibés de leur poltronnerie, et leur ordonna de retourner à Salam, en les prévenant qu’il les y conduirait lui-même.
» Le lendemain, Ahmadou partit, en effet, à la tête de quelques cavaliers. En arrivant près du village, il arrêta son escorte, mit pied à terre, et s’avança seul vers la demeure du marabout. Comme il se préparait à en franchir l’enceinte, les huit monstres de la veille se dressèrent encore devant lui pour lui barrer le passage. Lamine apparut alors et dit au sultan : « Fils d’El-Hadj-Oumar, tu as renié ta foi ! Au nom de ton père je t’adjure de rentrer dans ton palais. » Ahmadou, ne pouvant compter sur ses talibés effrayés, et ne voulant pas rester à la merci de son ennemi, remonta à cheval et reprit le chemin de Ségou.
» Quelques jours se passèrent pendant lesquels il ne fut question dans la ville que du nouveau prodige de Salam.
» N’ayant pu réussir à se rendre maître de Lamine par la force, Ahmadou essaya de s’en débarrasser par la ruse. Il chargea son plus habile griot d’aller porter au marabout des présents parmi lesquels il glissa un gourou (noix de kola) empoisonné. Le griot s’acquitta, avec toute la ruse dont il était capable, de la mission délicate qui lui avait été confiée. Il présenta les excuses de son maître à l’envoyé d’Allah, lui fit de belles promesses, puis il tira de sa poche le gourou empoisonné que le sultan avait choisi parmi les plus beaux.
» Lamine le prit et remercia le griot qu’il renvoya avec des présents. Mais en arrivant au palais pour rendre compte de la réussite inespérée de sa démarche, le griot ne put retenir une exclamation de surprise en dépit du respect dû au sultan (car l’étiquette était sévère à la cour de Ségou), et il recula de plusieurs pas, laissant voir sur sa physionomie l’expression de la terreur la moins dissimulée. Il venait d’apercevoir sur la natte royale, aux pieds mêmes du sultan, la noix perfide dont il croyait déjà l’effet produit.
» Ahmadou, composant son visage pour ne pas trahir son étonnement, saisit la noix et la remit au griot en lui disant d’un ton sévère : « Puisque tu crois que c’est là le gourou que je t’ai chargé de remettre au marabout, prends-le et porte-le-lui. » L’ordre était formel et l’exécution n’en pouvait être différée. Malgré la frayeur qui s’est emparée de lui, le griot part sans répliquer et reprend le chemin de Salam.
» En route, il se livre à de tristes réflexions sur le sort qui lui est réservé.
» Inquiet, l’idée lui vient de chercher le gourou qu’il avait placé dans la poche de son vêtement, mais c’est en vain qu’il en sonde les profondeurs : la noix magique a disparu. En proie à la plus grande perplexité, il se jette la face contre terre, implorant Allah de conjurer la colère de son maître. Puis, désespéré, il retourne à Ségou, et, tremblant, vient se prosterner devant le sultan. Mais à peine a-t-il mis un genou en terre que le gourou magique reparaît à la même place que la première fois. C’en était trop. Le malheureux griot, épouvanté, prit la fuite, et Ahmadou fut obligé de renoncer à son projet homicide.
» Le récit de ces exploits merveilleux était colporté dans tout le Soudan par des fidèles de Lamine, qui, tous, affirmaient avec une assurance imperturbable, qu’ils en avaient été les témoins. Leurs auditeurs les écoutaient avec recueillement et y ajoutaient une foi entière. » Il n’en fallait pas plus pour exciter le fanatisme des Sarracolés et pour les inviter à regarder le marabout comme un envoyé de Dieu. Dans tous les pays riverains du haut Sénégal, il passait déjà pour un être doué d’un pouvoir surnaturel. Les anges, disaient-ils, constituaient auprès de lui une garde vigilante. Il en était même qui prétendaient que, tous les jours, de nombreux porteurs de paille sèche entraient chez lui et que, pendant la nuit, toute cette paille était dévorée par les chevaux des anges qui l’assistaient et qui, invisibles pour les autres hommes, étaient visibles pour lui seulement. D’autres enfin prétendaient que tout homme qui croyait en lui et à la sainteté de sa mission devenait par cela même invulnérable, que les balles ne pouvaient pas l’atteindre, etc., etc. Lui-même, du reste, entretenait d’une façon habile ces croyances superstitieuses et faisait, entre autres choses, courir le bruit que Dieu avait exaucé ses vœux et lui avait promis de lui construire une mosquée à Sansandig sur la Falémé.
Sur ces entrefaites, Ahmadou avait résolu de commencer sa campagne du Kaarta. Il prit ses dispositions pour un prochain départ. Avant de quitter Ségou, le sultan fit des présents à Lamine et lui promit une large part du butin qu’il devait rapporter, tout cela sans doute pour l’attacher à sa cause et endormir son ambition. Il ne pouvait pas se défendre à son égard de graves appréhensions ; car il répétait souvent ces mots à ses fidèles en parlant de lui : « Voilà, disait-il, un homme qui, s’il est prophète, comme on le prétend et comme beaucoup le croient, fera tôt ou tard le malheur de plus d’un peuple. S’il n’est pas prophète, comme je m’en doute, du reste, il est du moins un hypocrite dominé par un mauvais esprit. Il essaiera d’entreprendre de grandes choses ; mais son ambition sera déçue. Si donc les Foutankés (hommes du Fouta) avaient accédé à mon désir, je l’aurais arrêté et mis quelque part pour éviter les malheurs que sa présence dans le pays ne tardera pas à engendrer. »
Après le départ d’Ahmadou, Madani, son fils, fut investi du pouvoir souverain. Il avait reçu le sceptre du commandement des mains de son père au moment où celui-ci partait à la tête de ses armées. Le jeune prince, qui avait été élevé dans les principes de la religion du Coran, avait un grand respect pour le marabout de Salam. Il lui accorda bientôt sa liberté. Mahmadou-Lamine n’attendait que cela pour pouvoir mettre à exécution ses projets de substitution d’un empire sarracolé à celui des Toucouleurs. Mais pour arriver à son but, il avait besoin de faire connaître ses qualités guerrières, et ce n’était pas dans le pays bambara qu’il comptait recruter ses partisans.
Il quitta donc, ajoute M. le colonel Frey, Ségou dans le courant de l’année 1885, traversa le Niger et s’arrêta à Nyamina, marché important, à 150 kilomètres au nord-est de Bammako.
En route, il rencontra une députation venue de Tabacoura pour lui demander de faire une levée de boucliers dans le Bélédougou et de prêcher la guerre contre Ahmadou. Lamine déclina l’honneur du commandement qui lui était offert, disant que le temps n’était pas venu. Il se rendit ensuite à Bammako, d’où il se dirigea par la ligne de nos postes sur Médine.
Au mois de juillet 1885, Lamine arriva à Médine, puis s’établit à Goundiourou où son grand-père avait habité. Il y jouit bientôt d’une certaine influence et elle grandissait d’autant plus que sa renommée l’avait précédé depuis longtemps et qu’il entretenait depuis deux ou trois ans des relations suivies avec les Sarracolés et les Diakankés de la région, au moyen d’actives correspondances que ses émissaires, voyageant comme Dioulas pour ne pas exciter les soupçons, répandaient dans tous les villages du Kaméra, du Guidimakha, du Guoy et même du Bondou.
Notre vieil allié Sambala, roi de Médine, se portait garant de ses intentions pacifiques, toutes les fois que le commandant supérieur attirait son attention sur les projets qu’on lui prêtait. En hypocrite consommé et en diplomate habile, Mahmadou-Lamine, dont les partisans devenaient chaque jour plus nombreux, sut endormir les soupçons des autorités françaises et même s’attirer leurs bonnes grâces. Pendant ce temps-là, il organisait sans relâche la révolte qui devait bientôt incendier tout le Haut-Sénégal. Ses émissaires portaient ses lettres aux chefs des différents pays sur lesquels il avait jeté son dévolu. Nous avons vu comment Boubakar-Saada, almamy du Bondou, lui avait répondu. Mais Goundiourou était trop près des postes français de Kayes et de Médine. Lamine, pour mieux mettre ses projets à exécution, résolut de s’en éloigner. En conséquence, il demanda l’autorisation de se rendre dans le Guoy où se trouvait une partie de sa famille. Le colonel commandant supérieur « lui répondit qu’il était libre de voyager au même titre que les autres indigènes, c’est-à-dire qu’il ne devait emmener avec lui ni suite nombreuse de serviteurs, ni escorte d’hommes en armes. Lamine promit de se soumettre à la loi commune. Il ajouta qu’au premier appel qui lui serait fait, au cas où des rapports malveillants seraient adressés sur son compte, il viendrait aussitôt se disculper lui-même de ces accusations mensongères. »
Dans les premiers jours de décembre 1885, le marabout partit pour Dramané, village dont les habitants sont renommés par leur fanatisme musulman, puis se rendit de là à Bakel, laissant à Goundiourou, comme gage de ses intentions pacifiques, ses femmes, ses enfants et ses captifs.
« Des dispositions furent prises pour surveiller de près les faits et gestes du marabout.
» A son passage à Bakel, Lamine fit une visite au commandant de ce poste et lui renouvela ses protestations de dévouement.
» Sur ces entrefaites, le 18 décembre, Boubakar-Saada, almamy du Bondou, vint à mourir. C’était un vieil allié des Français, comme nous l’avons vu dans le cours de ce récit, peu aimé, il est vrai, de ses sujets qu’il avait accablés d’impôts, mais qui, grâce à une ferme et habile politique, avait su maintenir intacte son autorité et assurer pendant de longues années la tranquillité dans ses états.
» Cette mort marque l’origine de l’agitation de Mahmadou-Lamine dans le pays.
» A la mort de Boubakar-Saada, son frère et successeur légitime Oumar-Penda prit en main le pouvoir. D’une santé délicate, presque aveugle, à l’esprit étroit, Oumar était sans autorité. Celui qui avait hérité des richesses de l’almamy du Bondou, de ses captifs et de son influence, c’était son fils Ousman-Gassy, jeune homme intelligent, intrépide cavalier, et qui avait donné en d’autres circonstances des preuves de décision et de bravoure. Respectueux des lois du pays, mais ne défendant pas à ses partisans de le poser en rival, en compétiteur d’Oumar, Ousman-Gassy affecta, au début, de se désintéresser des affaires du Bondou, laissant Oumar sans forces, sans appui, aux prises avec les difficultés qui allaient surgir. Mais dès qu’il devina les intentions du marabout, il voulut organiser la résistance. Il était trop tard.
» Mahmadou-Lamine, sentant tout le parti qu’il pouvait tirer de l’inaction d’Ousman-Gassy, du manque de cohésion des forces du Bondou, projeta ce qu’il n’eût jamais osé tenter du vivant de Boubakar-Saada. » Suivons-le maintenant pas à pas.
De Dramané, il suivit le cours du Sénégal, s’arrêtant dans tous les villages sarracolés, acclamé partout par les populations qui, chaque jour, se pressaient à sa rencontre pour le contempler et lui faire des cadeaux. Nous avons vu comment, au cours de ce voyage, il sut, par ses paroles doucereuses et ses protestations de dévouement, tromper le commandant de Bakel qui lui laissa continuer son voyage.
Il arriva ainsi jusqu’au village de Goumel, dans le pays d’Aéré, mais ne put aller plus loin. Mahmadou-Abdoul, fils d’Abdoul-Boubakar, lui barra le passage et l’empêcha de pénétrer plus avant dans le Fouta, alléguant comme prétexte que son père ne se trouvant pas actuellement dans le pays, il ne pouvait lui permettre de s’avancer plus avant dans le Fouta. Abdoul-Boubakar se trouvait alors dans le Ripp, au secours de Saër-Maty, fils de Maba, roi du Saloum, qui était en guerre contre Mour-Seïni, un ancien lieutenant de son père. Mahmadou-Abdoul lui fit cependant cadeau d’un cheval et de 40 pièces de guinées. Lamine rebroussa alors chemin et revint jusqu’à Arondou, au confluent du Sénégal et de la Falémé. De là il se rendit à Balou, à quelques kilomètres d’Arondou, où il campa pendant quelques jours durant lesquels tous les Sarracolés des pays environnants vinrent le rejoindre. On s’aperçut alors que son séjour prolongé à Goumel n’avait pour but que de permettre à ses partisans de le rejoindre au premier ordre à Balou, point fixé depuis longtemps pour leur concentration. A peine arrivé à Balou, il reprit son projet qui lui était si cher d’aller infliger un châtiment aux habitants de Gamon et de venger la mort de sa mère. Il entra alors en pourparlers avec Oumar-Penda et lui demanda de l’autoriser à traverser le Bondou avec sa colonne pour aller attaquer Gamon. Il lui proposa de s’allier à lui pour marcher contre les idolâtres, et lui demanda des guides pour le diriger, sur la rive droite de la Falémé, jusqu’à Sansandig d’où il gagnerait Gamon.
En même temps, il envoyait des émissaires dans tous les pays sarracolés aussi bien que dans les provinces voisines, le Bambouck, le Khasso, le Logo, etc., etc., invitant les populations à venir le rejoindre en masse pour les conduire au pillage de Gamon et aussi des riches villages de la Gambie.
Lamine savait bien qu’en s’adressant à la passion favorite du noir, l’amour du brigandage, l’appât du butin et des captifs, il ne manquerait pas de partisans. En effet, de toutes parts accourut en foule à Balou tout ce que ces provinces recélaient de pillards. De même, la jeune partie de la population sarracolée, intelligente et vaine, exaltée par les prédications des marabouts, et pour laquelle la guerre aux infidèles était également synonyme de pillage, vint s’enrôler sous ses ordres.
Il avait, d’ailleurs, depuis longtemps déjà son plan bien arrêté. Depuis son départ de Goundiourou, il ne rêvait rien moins que de chasser les Sissibés du trône du Bondou et de s’emparer du pouvoir pour lui, et du pays, qu’il livrerait aux Sarracolés. Depuis longtemps aussi, ses émissaires circulaient dans le Bondou et visitaient particulièrement les villages sarracolés et diakankés, qu’il savait devoir le seconder soit en vertu de leur origine, soit par fanatisme. Tous, du reste, l’avaient assuré de leur dévouement et ils n’attendaient que le moment propice pour se lever comme un seul homme et aller se ranger sous sa bannière. La meilleure preuve en est que, lorsque Boubakar-Saada mourut à Sénoudébou, aucun homme de ces deux races qui habitaient le Ferlo et le Diaka ne vint à Sénoudébou pour y faire à son successeur leurs compliments. De plus, les envoyés de l’almamy étaient depuis quelque temps toujours fort mal reçus dans leurs villages.
Ainsi Fodé-Bokkar, de Diamwéli-Taracorouabé ; Fodé-Mahmadou-Sanoussy, de Kouddi ; les habitants de Badé, près de Kouddi ; Fodé, chef de Bani ; Fodé-Ismaïla, chef de Dianna et doyen d’âge de tous les Diakankés ; Fodé-Antioumané, chef de Bagagadié ; Fodé-Dibaya, chef de Sansandig, originaire de Safalou et en un mot tous les Fodés sans exception de race sarracolée ou diakankée, s’étaient depuis longtemps entendus avec le marabout et entretenaient avec lui des relations suivies depuis qu’il était dans le Ségou. Elles étaient devenues plus étroites et plus amicales pendant son séjour à Goundiourou.
Dans ces circonstances, les Sissibés du Bondou ne pouvaient guère compter sur eux. D’autre part, le Tiali et le Niéri, voisins du Diaka, penchaient également pour le marabout, et le Lèze-Bondou, voisin du Guoy, ne comprenait que de petits villages dont les guerriers étaient peu nombreux et incapables de se défendre dans le cas où Oumar serait battu. Enfin les autres cantons du Bondou étaient ou trop éloignés pour que leurs troupes pussent arriver à temps, ou bien encore enchantés de voir les malheurs qui menaçaient les Sissibés, dont les pillages et les exactions les avaient depuis longtemps irrités. On ne pouvait donc absolument avoir confiance que dans le Bondou proprement dit, où habitaient les Sissibés et leurs familles.
Malgré cela, Oumar-Penda fit appel à tous ses sujets et se rendit à Gabou pour y concentrer ses troupes. En même temps, il faisait dire au marabout, à notre instigation, qu’il ne pouvait accepter ses propositions et qu’il lui interdisait absolument de mettre les pieds dans le Bondou.
A cette nouvelle, Mahmadou-Lamine se mit immédiatement en marche avec ses bandes, déclarant qu’il remonterait la Falémé jusqu’à Sénoudébou pour aller visiter le tombeau de Boubakar-Saada, et que de là, il continuerait sa route vers le Tenda qu’il se promettait de conquérir. « Rien ne pourra m’arrêter, disait-il, car je marche sur le terrain de Dieu. »
C’était un plan bien combiné. Une fois dans la capitale du Bondou, en effet, il était absolument maître de tout le pays et pourrait faire tout ce qu’il voudrait à l’abri des murs de Sénoudébou. Dès qu’ils eurent connaissance de ces faits, les Sissibés tinrent un grand palabre au camp de Gabou. Les uns proposèrent d’aller immédiatement attaquer Lamine en rase campagne. D’autres proposèrent d’aller l’attendre à Sénoudébou. Ce fut ce dernier avis qui prévalut.
Mahmadou-Lamine, après avoir quitté Balou, longea, comme il l’avait annoncé, la Falémé. Il arriva ainsi à Allahina, petit village alors habité par des Bambaras sujets de Daman. A son approche, ils s’enfuirent et allèrent rejoindre leur chef à Goré, dans le Kaméra.
D’Allahina, Lamine envoya deux hommes à Ousman-Gassy qui habitait alors Diamwéli. Celui-ci refusa de les recevoir, mais garda, dit-on, les chevaux qu’il trouva de bonne prise. Le lendemain, le marabout partait d’Allahina au son de ses tams-tams de guerre et marcha vers Sénoudébou devant les murs duquel il défila sans l’attaquer et alla camper à quelques kilomètres au sud, près des ruines de Débou.
Le lendemain, de bonne heure, il quitta Débou pour se rendre à Diamwéli, disait-il, dans le but d’avoir avec Oumar-Penda une entrevue et pour faire auprès de lui une dernière démarche afin d’obtenir l’autorisation que l’almamy lui avait refusée.
Tout cela n’était que mensonges. Son plan véritable était d’appeler les Sissibés dans un grand palabre et, pendant qu’on discuterait, de les faire cerner par ses hommes et de les faire massacrer au moment où ils s’y attendraient le moins.
Oumar-Penda, informé de la marche du marabout, se transporta aussitôt avec ses hommes de Boulébané à Diamwéli-Taracorouabé.
Arrivé en vue de ce village, Lamine expédia trois cavaliers à Oumar pour le prévenir de son arrivée et fit immédiatement déployer ses guerriers en trois colonnes. La première était destinée à sa garde, la seconde et la troisième devaient cerner le village.
Oumar-Penda, en voyant le mouvement, congédia les envoyés du marabout et à la tête de ses hommes se dirigea vers le marigot qui entoure en partie le village. Il en descendit la berge et s’y embusqua. Un coup de fusil parti de la troupe de l’almamy du Bondou engagea l’action. Pendant deux heures, on se fusilla avec furie, mais sans se causer de part et d’autres de pertes sérieuses. Accablé par le nombre, Oumar-Penda ne put résister plus longtemps. Il fut obligé de s’enfuir et de regagner Boulébané sa résidence habituelle, abandonnant son fils Boubakar-Oumar qui se trouvait cerné dans le marigot avec une trentaine d’hommes. Vingt environ furent tués, les autres grièvement blessés et Boubakar-Oumar fait prisonnier avec les survivants. Il fut immédiatement conduit au marabout, qui le fit garder à vue. Diamwéli fut pris et brûlé.
Oumar-Penda avait pu gagner Boulébané et y rallier quelques débris de ses troupes. Il leur confia la garde du village et se rendit en toute hâte à Bakel pour y demander des secours. Malheureusement il n’y avait dans ce poste qu’une garnison absolument réduite. La plus grande partie des troupes disponibles se trouvant alors aux prises avec Samory sur les bords du Niger, le commandant ne put donner à l’almamy que de la poudre et des balles. Oumar se rendit alors dans le Damga et tenta d’intéresser le fils d’Abdoul-Boubakar à la cause du Bondou. Celui-ci lui refusa net les secours qu’il lui demandait.
Pendant ces quelques jours, de graves événements se passaient dans le Bondou. Peu après le départ d’Oumar-Penda de Boulébané, le marabout apparaissait devant le village à la tête de ses hommes déployés toujours en trois colonnes. Il arrivait par la face est du village et, lorsqu’il fut à 150 ou 200 mètres du tata, il fit commencer le feu et se disposa à donner l’assaut. Abdoul-Ahmady-Gaye, prince sissibé de la branche de Boulébané qui commandait, n’avait guère avec lui que trente-cinq fusils. Les autres hommes enfermés dans le tata n’avaient aucune arme sérieuse et ne pouvaient que charger les fusils et les faire passer aux défenseurs embusqués derrière les créneaux. Du haut du tata, Abdoul-Ahmady-Gaye dirigeait la défense et excitait ses hommes. Les femmes et les filles d’Oumar-Penda apportaient la poudre aux guerriers et de l’eau pour se désaltérer. Sur le bastion qui faisait face à la garde d’honneur du marabout se trouvait un des griots d’Oumar-Penda nommé Bilali-Mody et excellent tireur. Il fit à lui seul subir de grandes pertes à l’ennemi. De même également qu’un chasseur émérite qui se nommait Tierno-Mahmadou et qui s’était embusqué sur un bastion voisin.
Les Sarracolés, furieux de voir ainsi tomber leurs hommes sous les coups d’une troupe si peu nombreuse se ruaient à chaque instant sur le tata avec acharnement et voulurent même y pratiquer une brèche. D’autres firent le tour des murailles et tentèrent vainement d’enfoncer une des portes. Une décharge générale les avait arrêtés et les avait forcés à se retirer en laissant bon nombre des leurs sur le terrain. De leur côté, les habitants de Boulébané avaient perdu 25 hommes et parmi eux plusieurs Sissibés dont voici les noms : Sega-Demba, Ahmady-Oumar, Bokkar-Oumar-Ahmady-Gaye, cousin de Boubakar-Saada et frère aîné d’Abdoul-Ahmady-Gaye.
Un groupe de 100 à 160 guerriers environ s’étaient cependant portés du côté de la poudrière d’Oumar-Penda, bien par hasard, car ils ignoraient qu’elle se trouvait dans ce quartier de la ville. Ils avaient commencé à y pratiquer une brèche et, entassés pêle-mêle, s’acharnaient à ce travail, lorsque une épouvantable détonation retentit de ce côté et un pan du tata, d’environ trente mètres de longueur, s’écroula tout à coup ensevelissant sous ses décombres la plus grande partie des assiégeants qui se trouvaient là. C’étaient deux filles d’Oumar-Penda qui, voyant tomber leurs frères et le feu pénétrer dans l’intérieur du tata de l’almamy, avaient fait sauter la poudrière et causé cet épouvantable désastre. Par miracle, elles échappèrent à la mort et ne furent même pas blessées. Abdoul-Ahmady-Gaye et ceux qui étaient avec lui sur le tata aux environs de la poudrière furent projetés violemment en dehors des murailles et n’eurent que de légères contusions. Ils furent faits prisonniers par les gens du marabout. Boulébané, privé de ses chefs, tomba aux mains de l’ennemi vers six heures et demie ou sept heures du soir. La plupart de ses habitants profitèrent de l’obscurité pour se frayer un passage à travers les rangs ennemis et se sauvèrent vers le Fouta dans l’espoir d’y rejoindre Oumar-Penda.
Toute la famille de l’almamy, celles des ministres et des principaux notables, un notable de Diamwéli nommé Nima-Niakhallé et bien d’autres qui s’étaient réfugiés à Boulébané furent faits prisonniers. Les meilleurs captifs de la couronne avaient succombé durant l’attaque. Le désastre était complet.
Cependant quelques chefs de la colonne ennemie firent relâcher Abdoul-Ahmady-Gaye et Nima-Niakhallé avant que le marabout eût connaissance de leur captivité ; car ils savaient bien que, s’il avait connu la qualité des prisonniers, il les aurait fait immédiatement exécuter.
Après ces deux faits d’armes, tous les Sarracolés et tous les Diakankés du Bondou se prononcèrent aussitôt en faveur de Mahmadou-Lamine et vinrent grossir son armée. Les Sissibés, abandonnés, se dispersèrent partout.
Le marabout resta quatre jours à Boulébané. Ses hommes les consacrèrent en réjouissances de toutes sortes et à chasser dans les environs les bœufs et les moutons du village. Le cinquième jour, au matin, il se mit en route pour Sénoudébou, qu’il trouva abandonné de ses habitants. Il y entra sans coup férir et s’installa en roi dans cette ville que l’on est habitué à considérer comme la capitale du Bondou.
Voici ce qui s’y était passé pendant ces quelques jours qui avaient suffi à Mahmadou-Lamine pour anéantir l’autorité de l’almamy et s’emparer du pouvoir.
Immédiatement après le départ de l’armée ennemie pour Diamwéli, Ousman-Gassy avait fait battre le tam-tam de guerre à Sénoudébou et rassembler ses guerriers pour aller au secours de son oncle Oumar-Penda, car il était intimement persuadé que Lamine ne manquerait pas de l’attaquer. Arrivé à deux ou trois kilomètres de Diamwéli avec environ 250 hommes, il attendit le moment où le combat allait s’engager pour tomber sur les derrières de l’ennemi. Mais, sur ces entrefaites, le fils de Sambala, roi du Khasso, Guissiry-Oussauby, qui se trouvait à Sénoudébou pour y porter les compliments de condoléances de son père à l’occasion de la mort de Boubakar-Saada et qui était tout dévoué à la cause du marabout, vint rejoindre Ousman au moment où il se disposait à attaquer les Sarracolés et lui annonça que Lamine avait divisé son armée en deux corps dont l’un devait attaquer Sénoudébou et l’autre Diamwéli. Ce qui était faux, on le sait. A cette nouvelle, Ousman-Gassy vit combien il avait été imprudent de quitter Sénoudébou. Il se hâta donc de rebrousser chemin, et ce fut environ à mi-route qu’il apprit, par un jeune captif, l’affaire de Diamwéli et la prise de Boulébané. En apprenant le désastre, tous ses hommes se débandèrent et la population de Sénoudébou, la femme favorite de Boubakar-Saada, Lallya, fille de Sambala, roi du Khasso, en tête, s’enfuit par la Falémé vers le Khasso, abandonnant à la merci du vainqueur tout ce que contenait le village. Quand donc, vers quatre heures du soir, Ousman-Gassy arriva dans la capitale, tout était désert. Il se remit immédiatement en route, traversa la Falémé avec quelques fidèles et se lança à la recherche des siens. Arrivé à Kotiéré, il ne trouva que quelques vieillards qui n’avaient pas pu suivre les fuyards et qui lui apprirent que Lallya avait fait prendre aux émigrés le chemin de Gatiari, afin de pouvoir aller coucher à Farabanna de façon à partir le lendemain matin pour le Khasso au premier chant du coq. Ousman n’eut pas de peine à deviner quels étaient les motifs qui avaient ainsi poussé Lallya à se réfugier dans le Khasso. Elle n’avait, en effet, d’autre but que de profiter des circonstances pénibles du moment pour frustrer les enfants de Boubakar-Saada de la plus grande partie de leur héritage en emmenant les captifs qui appartenaient à la succession de son mari, alors qu’elle n’avait absolument droit qu’au remboursement de sa dot. Telle était la cause de l’évacuation de Sénoudébou avant le retour d’Ousman-Gassy. De Gatiari, il suivit les traces des fugitifs, les atteignit environ à mi-chemin de Farabanna et leur fit rebrousser chemin. Malheureusement Lallya et quelques autres avaient suivi une route opposée. Revenu sur ses pas, il campa à Tourecounda, puis, se frayant un chemin à travers la brousse, il se dirigea vers la Falémé qu’il traversa au gué de Naïé et arriva le lendemain soir à Gabou, et deux jours après à Bordé. Il s’y reposa deux jours, et en passant par Allahina vint, avec sa famille, se mettre sous la protection du commandant de Bakel. « Je viens, lui dit-il, me mettre sous la protection de la France, avec toute ma famille, comme mon père l’a fait du temps d’El-Hadj-Oumar. »
Le commandant lui répondit qu’il n’avait qu’à rester dans les villages voisins de Bakel et lui conseilla de s’y retrancher derrière de solides sagnés pour pouvoir se défendre, le cas échéant.
Mahmadou-Lamine, arrivé à Sénoudébou, s’y installa et y séjourna environ trois semaines durant lesquelles des groupes nombreux de partisans lui arrivèrent sans cesse de tous les pays voisins. Il vit bientôt rangés sous sa bannière tous les mécontents, des pillards et des ambitieux désireux de faire fortune à la faveur du désordre. Bien peu étaient ceux qui s’étaient joints à lui pour la seule cause de l’Islam. Ainsi les Sarracolés du Guoy et du Kaméra furent les premiers qui répondirent à son appel. Dominés par l’envie d’élargir leur territoire du côté du Bondou, ils ne songeaient à rien moins, comme Lamine lui-même, qu’à relever leur ancien empire. Déjà, du reste, après la prise de Boulébané, et à son arrivée à Sénoudébou, le marabout avait commencé à distribuer les villages du Lèze-Bondou et du Less-Maïo entre les Sarracolés du Kaméra, et Maka-Koulonko, l’ancien allié de Boubakar-Saada, avait été nommé chef de Boulébané et du canton qui en dépendait. Un second canton était réservé au Guoy et aux Aïrankés. Le Dao-Maïo était promis à Dibaya de Sansandig, originaire comme Mahmadou-Lamine de Safalou. Les Diakankés avaient suivi les Sarracolés sous les ordres de leurs chefs Fodé-Ismaïlia et Fodé-Antioumané, et beaucoup de villages malinkés du Bambouck avaient également répondu à son appel.
Les Sarracolés du Niocolo l’avaient rejoint sous les ordres du chef de Boutiguel, et les Peuls sous les ordres de Samba-Alpha qui avait toujours été un pillard endurci. Il serait trop long d’énumérer ici tous les pays qui lui fournirent des contingents. Qu’il suffise de savoir que depuis le Diafounou au nord, la Gambie au sud, le Niani et le Fouta à l’ouest, le Khasso et le Bambouck à l’est, tous les villages lui fournirent chacun un nombre plus ou moins grand de guerriers.
Le lendemain de la prise de Boulébané, les Sarracolés du Guoy et du Kaméra, qui connaissaient parfaitement le Ferlo-Baliniama et le Ferlo-M’Bal pour les avoir souvent parcourus en dioulas et qui savaient combien les habitants en étaient riches en bétail et en or, partirent au nombre d’environ 400 pour en faire la conquête. Ils parcoururent le pays en tous sens, semant partout le meurtre et la ruine jusqu’à Ouro-Kaba et N’Dia. Ils rentrèrent à Sénoudébou avec bon nombre de prisonniers et environ 600 bœufs. Au cours de cette campagne, leur chef Sansan fut tué à Ouro-Kaba.
Pendant que ces faits se passaient au nom du marabout, celui-ci envoyait partout des émissaires pour dire aux habitants du Bondou qu’ils pouvaient sans crainte revenir dans leurs villages, qu’il ne leur serait fait aucun mal et qu’il n’en voulait qu’aux Sissibés qui les avaient toujours pillés et pressurés.
Les habitants du Ferlo-Baliniama qui n’avaient pu aller dans le Ferlo-Fouta rejoindre Oumar-Penda, et qui s’étaient contentés de se tenir seulement cachés dans la brousse et sur les bords des lacs intérieurs de leur canton furent les premiers qui répondirent à son appel. Ils lui furent présentés par le chef de Goudéry. Leur exemple fut suivi par un grand nombre d’habitants du Bondou qui vinrent à Sénoudébou faire acte de soumission. Ils saluèrent avec joie Mahmadou-Lamine, l’appelèrent le « prophète bienvenu, le grand et magnanime libérateur du peuple. Car, disaient-ils, avant ta venue le pays était mal administré par les Sissibés qui ne nous ont jamais assuré la tranquille possession de nos biens ». Ils ajoutèrent qu’il était temps que la Providence leur envoyât un libérateur pour les délivrer de ces chefs qui étaient excessivement durs pour eux. Qu’ils aient été sincères ou non, il n’en est pas moins certain que, dans la suite, ce furent les auxiliaires les plus fanatiques et les plus fidèles du marabout.
Les Malinkés se plaignaient également des mauvais traitements de Boubakar-Saada qui, sans aucun motif, leur avait fait, pendant tout son règne, une guerre impitoyable. Quant aux Sarracolés du Diafounou et du Guidimakha, c’était pour fuir la féroce domination du sultan de Ségou, Ahmadou, qu’ils avaient embrassé la cause du marabout. Un autre motif avait guidé ceux du Guoy et du Kaméra. Outre leur ardent désir de voir se reconstituer, au détriment du Bondou, l’ancien empire sarracolé, ils ne souhaitaient rien moins que de voir les Français chassés du Soudan. Leurs marabouts allaient prêchant partout que la bénédiction d’Allah était sur eux et qu’il n’avait envoyé Mahmadou-Lamine que pour les délivrer des blancs.
Du reste, dans la proclamation qu’il adressa à ses troupes à Sénoudébou, le marabout ne cacha plus ses projets : « Faisons, dit-il, la guerre aux blancs et aux Sissibés. Les Sissibés sont idolâtres puisqu’ils sont les amis des blancs. Nous ferons ensuite la guerre aux autres idolâtres. » Éloquence bien pâle comparée à celle d’El-Hadj-Oumar.
« Grisé par ses rapides succès, Mahmadou-Lamine se décide alors à pousser plus loin ses projets ambitieux.
» Pour fanatiser davantage les bandes qui l’entourent, et qui ont été, comme nous l’avons vu, principalement fournies par les populations sarracolées, pour rattacher à sa cause le reste de ces populations, les plus nombreuses et les plus riches de ces contrées, Lamine se pose en libérateur de sa race. Il leur fait part de ce qui a toujours été le but de sa vie : la reconstitution de l’empire sarracolé. « Les Sarracolés ont été assez humiliés, ont assez souffert de leur maître, dit-il. Il est temps qu’ils secouent le joug sous lequel ils sont courbés et qu’ils reconquièrent leur indépendance. »
» Mais pour permettre aux nombreux partisans, qui viennent de tous côtés grossir son armée, d’arriver jusqu’à lui, il cherche à gagner du temps par une politique artificieuse dont il est intéressant de dire quelques mots, parce qu’elle dépeint son caractère adroit et dissimulé. »
L’admirable relation du colonel Frey ajoute :
« Le marabout feint d’être affligé de ce qui est arrivé. Il reproche à Oumar-Penda et à sa famille d’avoir abandonné le Bondou, affirme que les circonstances seules ont amené les événements qui viennent de se précipiter contre son gré, en appelle aux chefs du pays et invite l’almamy lui-même à venir s’expliquer avec lui dans un palabre solennel.
» Comme on le voit, tout en protestant de ses intentions pacifiques, il agissait en maître.
» Oumar, comptant sur l’appui des Français, répondit qu’il ne rentrerait à Sénoudébou que les armes à la main.
» Cependant tous les Sarracolés du pays, ceux du Guidimakha, les Diawaras et quelques villages malinkés du Bambouck ont embrassé la cause du marabout, qui se trouve bientôt à la tête de 6 à 7,000 hommes prêts à combattre pour lui.
» Son audace et son ambition croissant avec le nombre de ses partisans, il veut alors grandir l’importance de son rôle, étendre le théâtre de ses exploits. Il lui vint à l’idée de mettre à profit cette surexcitation générale des esprits, pour provoquer autour de lui une explosion de fanatisme religieux, qui gagnerait successivement toutes les autres provinces de la Sénégambie et produirait un soulèvement général contre la domination étrangère.
» Dans l’exécution de ses projets, Lamine se décerne le premier rôle : il prend le titre de mahdi de l’Occident. Déjà, se comparant à Mahomet, il avait raconté aux Noirs qu’il avait couché aux côtés du prophète, et que Mahomet n’avait que deux doigts de plus que lui, insinuant par là que son rôle serait aussi grand que le sien. Mais pour provoquer ce soulèvement, il fallait, à l’exemple du grand El-Hadj-Oumar, affirmer sa puissance par un coup d’audace, celui d’attaquer un poste français.
» Lamine sonde les esprits ; mais lorsqu’on connaît ses intentions téméraires, un mouvement de recul se produit et le nouveau prophète est abandonné par un assez grand nombre de partisans.
» Cependant il ne perd pas courage et demande encore au merveilleux de l’aider dans ses projets. Il exploite la naïveté de ses crédules adeptes. Il se procure des images d’Épinal représentant des soldats français ; il les fait voir dans une calebasse pleine d’eau : « Voilà les troupes du colonel, disait Lamine, vous allez voir ce que nous en ferons. » Il souffle sur l’eau qui se ride, s’agite fortement ; les images se brouillent, puis tout disparaît. « C’est ainsi que s’évanouira la colonne française en ma présence, » s’écrie-t-il.
Il proclame que les canons ne partiront pas et que nos fusils ne lanceront que de l’eau. Enfin, pour confirmer cette dernière prophétie, raffermir les cœurs ébranlés et achever de fanatiser ses guerriers, il imagine le miracle suivant : Il se rend un soir à la mosquée, à l’heure habituelle du salam, y récite la prière avec un profond recueillement ; après une dernière prosternation, il se retourne vers la foule et montre un baril de poudre qu’il avait fait apporter. Levant alors une torche enflammée qu’il tenait à la main, Lamine demande : « Qui veut monter au ciel ? » Un guerrier s’avance, saisit la torche et la plonge sans hésiter dans le baril qui était ouvert devant lui ; mais quelle ne fut pas la stupéfaction des assistants lorsqu’ils virent que la poudre ne prit pas feu ! Il n’en fallut pas davantage. Le bruit du nouveau prodige se répandit dans le pays. On proclama partout que, par sa puissance divine, le marabout empêcherait la poudre des canons des toubabs (blancs) de s’enflammer.
» Ces faits se passaient dans les premiers jours de mars 1886.
» Lamine se sentant à l’apogée de son prestige, n’ayant plus besoin de dissimuler, leva le masque et emmena ses contingents au pillage des environs de Bakel. » L’éloignement de la colonne française, qui opérait alors sur le Niger contre Samory, favorisait singulièrement ses projets ambitieux.
Mais le jour est proche où il va avoir à se mesurer avec les troupes françaises.
Nous ne ferons pas ici l’historique de cette lutte célèbre d’une poignée de braves au milieu des steppes soudaniennes. Nous ne pourrions que rééditer ce que le colonel Frey, qui commanda en personne cette glorieuse première campagne contre le marabout Mahmadou-Lamine, a écrit dans son remarquable livre avec une netteté et une précision de faits surprenantes. Nous ne parlerons absolument que de ce qui touche de près à l’histoire du Bondou, en rappelant autant que possible à leurs dates les événements militaires qui ont marqué cette page de notre gloire militaire coloniale.
Dès qu’il fut absolument certain du fanatisme et du dévouement à sa cause de ses partisans, Mahmadou-Lamine forma à Sénoudébou une colonne d’environ 1,200 hommes qu’il envoya le soir même à Bordé pour attaquer Ousman-Gassy qui, sur les conseils du commandant de Bakel, s’était fortement retranché dans ce village. Il lui fallait la tête du vaillant fils de Boubakar-Saada. Le lendemain matin, il expédia un nouveau contingent d’un milliers de guerriers, et le soir un second de 1,300 hommes. Ces différentes troupes opérèrent leur concentration à Gabou. Ousman, prévenu à temps, expédia toute sa famille à Bakel, ne gardant avec lui que ses guerriers. Il prit toutes ses dispositions pour se défendre avec le plus de chances possibles de succès. Les hommes du marabout n’osèrent pas l’attaquer et se contentèrent d’aller brûler le mil qui se trouvait dans les greniers du village de Gouinang et qui appartenait aux habitants de Bakel, dans le but d’affamer ce village. Délivré des gens du marabout, Ousman-Gassy se rendit à Bakel avec ses guerriers et se mit à la disposition du capitaine Lefranc, commandant le poste qui était déjà menacé.
Les bandes de Lamine revinrent alors et brûlèrent les deux villages de Bordé, Allahina et Gouinang. Dès le soir même, ils annoncèrent ces nouvelles au marabout. Celui-ci leur fit répondre d’aller camper à Kounguel et d’attendre ses ordres. Ils occupèrent le village pendant plusieurs jours, interceptant toutes les routes et inquiétant tous ceux qui s’aventuraient dans cette région. Ce fut à ce moment, le 14 mars, qu’eut lieu cette pénible affaire de Kounguel, sur les bords du marigot de Gouniam-Kolé, que la trahison de l’interprète de Bakel, Alpha-Sega, avait si bien préparée, et au cours de laquelle la vaillante troupe du capitaine Joly, des tirailleurs sénégalais, perdit son unique canon, qui tomba aux mains de l’ennemi sans avoir pu tirer un coup de canon. Ainsi se réalisait la prédiction du marabout.
On comprend qu’après cette première affaire, qui s’était terminée à l’avantage des Sarracolés, Mahmadou-Lamine n’eut pas de peine à entraîner ses bandes au siège de Bakel. Aussi le 1er avril, vers deux heures du soir, le fort et le village sont-ils simultanément attaqués par une douzaine de mille hommes que le marabout commande en personne. En vain pendant quatre jours multiplia-t-il les attaques les plus furieuses, le fort et le village résistèrent victorieusement, et le 5, les bandes des assaillants se disloquèrent non sans nous avoir fait éprouver des pertes sérieuses. « La défense de Bakel, écrit le colonel Frey, est un beau fait d’armes qui fait honneur aux officiers, à la troupe et aux contingents indigènes, traitants ou alliés qui y ont pris part. »
Lamine, malgré son échec devant Bakel, ne se désespère pas et entraîne environ 5 à 6,000 de ses partisans à l’attaque de la colonne française qui, sous les ordres du colonel Frey et des commandants Combes et Houry, venait d’infliger au Kaméra et au Guidimakha de dures leçons pour les punir d’avoir suivi le marabout. Le combat eut lieu le 19 avril 1886 à Tambo-N’Kané. Les troupes de Lamine y furent complètement défaites, et son étendard, qui porte comme devise : « Qui me voit, fuit, » tomba entre nos mains.
Poursuivi par nos colonnes, il s’enfuit vers la haute Falémé et brûle Sénoudébou, après avoir de nouveau été battu à Kydira-Tata.
Dans cet incendie, le village entier et le fort sont complètement détruits. Harcelé par la colonne du commandant Houry, il est obligé de fuir de nouveau jusqu’à Dalafine, ayant en même temps à ses trousses Ousman-Gassy avec environ 400 cavaliers qu’il était parvenu à recruter dans le Bondou et le Fouta.
Pendant que les troupes françaises pourchassaient ainsi Mahmadou-Lamine, Oumar-Penda, qui avait réussi à former une petite colonne de 300 fusils environ, à son retour du Fouta, s’avançait par l’intérieur pour lui couper la route. Il arriva à Bokolako, dans le Tiali, quelques heures à peine après son départ de ce village. Le lendemain, Oumar partait de bonne heure pour Gangali croyant y trouver le marabout ; mais lorsqu’il arriva dans ce village, il apprit que Mahmadou-Lamine avait passé la nuit à Sanoundi, et qu’indubitablement il devait être en route pour Dianna, dans le Diaka, dont les habitants lui avaient, avec empressement, offert l’hospitalité. On lui annonça en plus que, la veille au soir, Lamine avait reçu un fort contingent du Sandougou, commandé par le brigand Mahmadou-Fatouma, toujours prêt à prendre part à toutes les expéditions où il pouvait y avoir à voler et à piller.
Cependant, Oumar-Penda avait pu réussir à rassembler autour de lui des forces relativement considérables ; environ 2,000 hommes, tant fantassins que cavaliers, lui étaient venus d’un peu partout. Mais la majeure partie avait été recrutée dans le Fouta-Toro et était commandée par Mahmadou-Abdoul, fils d’Abdoul-Boubakar. Ils voulaient aller attaquer le marabout à Dianna ; mais, après un long palabre, il fut décidé qu’il ne serait pas prudent de s’aventurer ainsi avec une aussi faible troupe au cœur d’un pays qui lui était absolument dévoué. Il était bien préférable de harceler les Diakankés pour les empêcher de faire leur jonction avec le marabout.
De Gangali, les contingents alliés du Bondou et du Fouta se mirent donc en route pour Kaparta et, de là, allèrent camper à Goundiourou. Bien guidés à travers la brousse par des chasseurs qui connaissaient à fond le pays, ils tombèrent sur les Diakankés à Kounamba et les firent presque tous prisonniers. Oumar-Penda fit jurer aux hommes libres de suivre désormais sa politique, et il retint les femmes et les captifs. Il ramena leur chef Fodé-Mahmadou à Kaparta, son ancien village.
Pendant ce temps, Mahmadou-Fatouma, de son côté, était parti de Dianna avec une forte colonne pour tâcher de surprendre l’almamy ; mais il ne put l’atteindre. Il se contenta alors de piller Goulongo et Dalafine (Tiali). Il détruisit le tata de ce dernier village, sous prétexte qu’il s’entendait avec l’almamy du Bondou. De là, il se rendit à Nionsonko, qu’il brûla, puis à Sansandig, sur la Falémé, qu’il détruisit et dont il fit mettre à mort le chef Fodé-Dibaya et cinq des principaux notables, qui étaient pourtant de chauds partisans du marabout. Ces hauts faits d’armes accomplis, il rentra à Dianna avec quelques captifs et quelques bœufs.
Oumar-Penda était rentré à Sénoudébou, dont le colonel, avant son départ pour la France, avait fait occuper militairement les ruines du poste par un détachement de 70 tirailleurs sénégalais et une pièce de canon. Cette petite garnison était commandée par le lieutenant indigène Yoro-Coumba, auquel était adjoint comme second l’adjudant Fougasse, de l’artillerie de marine.
Oumar ne resta que peu de temps à Sénoudébou et en repartit à la tête de quelques centaines d’hommes pour le Diaka. Le marabout ayant appris sa marche envoya contre lui Mahmadou-Fatouma qui, au lieu de se porter à la rencontre de l’almamy, alla brûler le village de Talibadji, dans le Ferlo-Niéri, alléguant comme prétexte que les habitants de ce village n’avaient pas prévenu le marabout de la marche de l’almamy. Pendant ce temps, Oumar, de son côté, s’emparait de Talicoyel, sur les bord du Niéri-Kô, et accordait la vie sauve au chef de village dans le but de s’attirer des partisans.
Dans le courant de juillet, Ousman-Gassy partit de Sénoudébou à la tête de 6 à 700 hommes venant du Bondou, du Fouta et du Niani, et auxquels vinrent se joindre les guerriers des villages bambaras du Kaméra, au nombre de 150 environ. Cette colonne passa par Ououndou-Aly (Ferlo) et alla attaquer et brûler Sabicassé, sur le Niéri-Kô, dont la population, composée de Sarracolés, avait embrassé la cause du marabout. Sabicassé fut pris la veille de Tabaski, vers onze heures du soir, et Ousman-Gassy rentra à Sénoudébou avec un grand nombre de captifs.
Quelques jours après, Mahmadou-Lamine expédiait de Dianna contre le Bondou une colonne d’environ 1,500 hommes dont il avait donné le commandement à son neveu Fâ-Kaba, à Mahmadou-Fatouma et à Mahmadou-Sanoussi. Cette colonne passa par Kaparta, Belpounegui, à l’ouest de Koussan-Almamy, entre ce village et Boggal, par Coutanabé, Boulébané, et vint surprendre Oumar-Penda à Fissa-Daro. Le village fut emporté et l’almamy du Bondou tué par des hommes même de sa suite, dit-on, que le marabout avait grassement payés pour commettre ce forfait. Son cadavre fut mutilé et sa tête portée au marabout par un cavalier de Mahmadou-Fatouma. Mahmadou-Lamine exhiba à ses troupes ce sanglant trophée pour raffermir la foi de ceux qui commençaient à perdre confiance en lui et pour bien montrer à tous qu’il avait eu raison de l’almamy du Bondou. De Fissa-Daro, la colonne de Fâ-Kaba fit un long détour à travers la brousse pour retourner à Dianna, afin d’éviter la poursuite des guerriers de Sénoudébou qui, prévenus de ce qui venait de se passer, arrivèrent trop tard pour venger leur souverain. Ils ne purent que lui rendre les derniers honneurs.
Oumar-Penda n’avait même pas régné une année. Il laissa six enfants qui sont encore vivants et résident à Allahina et à Kydira. Ce sont : Bokkar-Oumar, Ousman-Oumar, Toumané, Ciré-Bokkar, Sega-Oumar et Moussa-Yéro.
Saada-Ahmady (1886-1888).
Saada-Ahmady, fils d’Ahmady-Saada et petit-fils de l’almamy Saada-Ahmady-Aïssata, succéda à Oumar-Penda et fut reconnu par la France et les Sissibés, bien que, pendant les événements qui avaient ensanglanté le règne de son prédécesseur, il se fût montré peu dévoué à la cause du Bondou. Pendant son court règne, il fit peu pour reconquérir son autorité et ne nous seconda que mollement dans la guerre que nous fîmes à Mahmadou-Lamine pour l’en débarrasser. Tout l’honneur de ce qui se fit à ce moment-là de courageux et d’utile revient à son cousin Ousman-Gassy, qui, au cours de ces années de troubles, ne cessa jamais de se montrer le digne fils de Boubakar-Saada.
Après la défaite de Fissa-Daro et la mort d’Oumar-Penda, Ousman rentra absolument désespéré à Sénoudébou. La colonne du marabout, de son côté, avait suivi la route de Diauré et de Guéoul. Arrivée dans la plaine qui entoure ce dernier village, elle y rencontra la population de tous les villages du Ferlo-Baliniama qui avaient été reconstruits depuis la retraite de Mahmadou-Lamine à Dianna ; ses habitants, en apprenant les événements de Fissa-Daro, s’étaient enfuis et se dirigeaient vers le Ferlo-Fouta. Les hommes de Lamine ne manquèrent pas de se précipiter sur ces malheureux incapables de se défendre. Ils en tuèrent un grand nombre, emmenèrent les autres en captivité et s’emparèrent de plus de 200 bœufs. Ils rentrèrent à Dianna avec leur butin en passant par Kouddy, Badé et Bani.
Dans le courant d’août, Saada-Ahmady, le nouvel almamy qui n’avait pas encore quitté sa résidence de Samba-Médina-Gouro, expédiait son cousin Ahmady-Ciré avec 4 ou 500 hommes contre Dalafine, dans le Tiali, où s’étaient réfugiés tous les Peulhs Hamanabés, partisans du marabout. Dalafine fut pris après une opiniâtre résistance et bon nombre de rebelles y perdirent la vie. Les Bondounkés y firent environ 120 captifs, femmes et enfants, et s’emparèrent de plus de 400 bœufs.
Peu après, Mahmadou-Lamine lui-même se mit en campagne avec environ 2,000 hommes. Son objectif était Sénoudébou. Par Dalafine, Dindoudy, Bounguel et Koussan-Almamy, il arrive à Sambacolo, où son avant-garde rencontre quelques captifs d’Ousman-Gassy, partis le matin de Sénoudébou pour y chercher du mil. Les hommes du marabout les attaquèrent et leur tuèrent plusieurs des leurs, entre autres un des chefs des captifs de la couronne nommé Demba-N’Diamban. Les autres parvinrent à se dégager et à gagner Sénoudébou dans la nuit même. Ousman-Gassy, aussitôt prévenu de l’arrivée des bandes de Mahmadou-Lamine, se hâta d’en informer le lieutenant Yoro-Coumba, qui commandait le poste, et qui prit immédiatement ses dispositions pour la défense.
Depuis l’affaire de Boulébané, Ousman-Gassy avait fait entourer tout le village de Sénoudébou d’un fort sagné, où il n’avait ménagé que quatre ouvertures, l’une donnant sur la route de Boulébané, une autre sur la route de Kaïnoura, la troisième sur celle de Débou, et enfin la dernière sur celle de Bakel. Il disposa ses guerriers en conséquence et de façon à ce que chaque porte fût défendue. A l’une, il porta les captifs de Sénoudébou qu’il commandait lui-même ; à la seconde, les guerriers de Boulébané ; à la troisième, les guerriers de Sénoudébou, commandés par Ahmadou-Ciré, et enfin la quatrième était défendue par les auxiliaires sous l’autorité d’Oumar-Sané. Saada-Ahmady, qui était venu l’avant-veille de Médina-Samba-Gouro, devait rester avec la réserve et attendre les événements. Toutes ces dispositions prises, le lieutenant Yoro-Coumba fit placer une petite avant-garde à 500 mètres environ en avant de chaque porte et veilla à ce que les défenseurs ne s’endormissent pas pendant la nuit.
Mahmadou-Lamine, de son côté, après avoir dépassé Sambacolo, se dirigea directement sur Soumourdaka. A 5 kilomètres environ de ce village, il abandonna la route de Débou et se dirigea droit au nord en coupant la route de Boulébané. Il passa par l’ouest de la montagne de Kadjambiré, au sud-ouest de Sénoudébou, franchit le col du même nom tout près de Diala et, se dirigeant vers l’est, atteignit Kaïnoura presque sur les bords de la Falémé ; mais, par un hasard heureux pour les défenseurs de Sénoudébou, la nuit qui précéda l’attaque il tomba une grande pluie. Les guerriers du marabout, absolument transis par le froid, allumèrent de grands feux pour se sécher et pour sécher leurs armes. De Sénoudébou, on aperçut la fumée et on entendit quelques coups de fusil. La présence de l’ennemi fut ainsi dévoilée et l’on se tint sur ses gardes. Un homme fut mis en vigie sur un baobab situé au centre du village, et, vers onze heures du matin, il signala l’arrivée de la colonne du marabout qui s’avançait par la route de Kaïnoura. L’alarme fut aussitôt donnée et tout le monde courut à son poste.
A 600 mètres du village environ, le marabout partagea ses hommes en trois colonnes. Il en lança deux contre le village et garda la troisième en réserve. Les assiégés soutinrent brillamment le choc. Mais écrasés par le nombre, ils durent battre en retraite et la porte de Kaïnoura fut emportée. L’ennemi entra dans le village. La seconde colonne fut tenue en respect par Ousman-Gassy, et le marabout, voyant l’impuissance des siens, leur envoya sa troisième colonne en renfort.
Le lieutenant Yoro-Coumba, qui, de l’intérieur du poste, surveillait tous les mouvements de l’ennemi, jugea le moment opportun pour entrer en scène. Il répartit sa petite troupe en deux sections. Il confia le commandement de l’une à l’adjudant Fougasse et prit le commandement de la seconde. La section Fougasse devait défendre le poste au cas où il serait attaqué. Avec sa section, Yoro-Coumba courut en toute hâte au-devant des ennemis qui avaient forcé la porte de Kaïnoura et étaient entrés dans le village. Ils les rencontra à 30 mètres environ du tata de Boubakar-Saada, avec les défenseurs duquel ils échangeaient des coups de fusil. Il les attaqua vigoureusement, rompit leurs rangs, les dispersa et les chassa hors du village.
De là, Yoro-Coumba se porta immédiatement au secours d’Ousman-Gassy qui défendait la porte de Bakel. Par une belle manœuvre, le lieutenant arriva à prendre l’ennemi entre deux feux. Il ne résista pas et ses colonnes se dispersèrent dans toutes les directions et dans le plus grand désordre. Mahmadou-Lamine et les guerriers qui lui servaient d’escorte avaient déjà pris la fuite depuis environ une demi-heure. Ousman-Gassy se mit alors à la poursuite de l’ennemi avec tous ses cavaliers. Mais, à cette époque de l’année, la campagne étant complètement inondée par suite des grandes pluies de l’hivernage, les fuyards ne pouvaient s’aventurer en dehors des sentiers sans voir leurs chevaux s’embourber. Il fut donc facile aux hommes d’Ousman de faire environ 150 ou 200 prisonniers, parmi lesquels se trouvaient bon nombre de personnages importants du Tiali, du Niéri, du Ferlo et du Diaka. Nous citerons particulièrement Boubakar-Diawandou, le confident de Mahmadou-Lamine, venu avec lui de Ségou, et qui était un Diawandou du Kaarta ; Mahmadou-Kana, le chef de ses griots ; Mahmadou-Sanoussy, chef de Kouddy, etc., etc. Ils furent tous fusillés le soir même.
Mahmadou-Lamine rentra en toute hâte à Dianna, suivi de ses troupes absolument démoralisées. Ses guerriers ne gagnèrent le village que par petits groupes de huit ou dix au plus, et parmi lesquels il y avait toujours quelques blessés.
L’échec du marabout devant Sénoudébou changea brusquement la face des affaires dans le Diaka et le Niéri. Les Diakankés, qui avaient en lui une grande confiance, virent avec regrets son étoile commencer à pâlir, et quelques-uns de leurs chefs quittèrent son armée en le chargeant de malédictions et en lui reprochant de les avoir trompés et de les avoir fait courir à leur perte. Enfin les Peulhs du Niéri, dont beaucoup, comme ceux de Bentenani, par exemple, n’avaient embrassé la cause du faux prophète que par peur et contraints par la force, n’attendaient, pour s’en séparer, que le jour heureux où une colonne française marcherait contre lui.
De son côté, Mahmadou-Lamine, tout en faisant secrètement ses préparatifs pour fuir, s’efforçait de les retenir en leur disant dans les palabres : « Ne craignez rien en restant avec moi, les Français ne viendront pas m’attaquer, car j’ai traité avec le colonel et le gouverneur. » Et pendant qu’il les trompait ainsi, il envoyait dans le Ouli un de ses confidents, Sourakata-Diawara, avec la mission d’aller à Toubacouta demander au chef de ce village, Dimbo, de lui donner asile dans le cas où il serait forcé de s’enfuir de Dianna. En même temps, il expédiait dans le Saloum un courrier à Saër-Maty pour lui demander de venir le seconder dans sa lutte contre les infidèles.
Sur ces entrefaites, la colonne française commandée par le colonel Gallieni, qui venait de succéder au colonel Frey, arrivait à Sénoudébou et marchait sur Dianna avec les guerriers du Bondou que commandait Ousman-Gassy. L’almamy Saada-Ahmady restait toujours dans l’inaction et ne faisait preuve d’aucune énergie pour reconquérir son royaume. Il suivit cependant la colonne à Dianna. Elle passa par Soumourdaka, Sambacolo, Koussan-Almamy, Kaparta et Soutouta. Mais là, pendant qu’on cherchait un endroit favorable pour que les animaux pussent franchir le marigot qui coule dans les environs, les troupes françaises furent reconnues par des cultivateurs dont les éclaireurs n’avaient pas signalé la présence. Effrayés, ces hommes s’enfuirent et donnèrent l’éveil à quelques guerriers du marabout qui étaient campés dans le village. Quelques feux de salves les en délogèrent et ils ne tardèrent pas à prendre la fuite, les uns vers Bani-Israïla, les autres vers Dembacoli, et la plus grande partie gagna Dianna pour demander secours au marabout. Dès leur arrivée, ils le mirent au courant de ce qu’ils avaient vu. Alarmé, Mahmadou-Lamine se disposa à fuir dès que les colonnes françaises approcheraient de Dianna.
Le colonel Gallieni fit camper ses troupes à Soutouta. Après la longue marche qu’elles venaient de faire, un peu de repos leur était indispensable. Dès le lendemain, la colonne se remit en marche dans la direction de Dianna. Elle était précédée toujours dans ses mouvements des spahis sénégalais et des cavaliers bondounkés de l’almamy Saada-Ahmady. Le 24 décembre 1886, on entendit le canon vers l’est. C’était la seconde colonne qui, commandée par le chef de bataillon d’infanterie de marine Vallière, était partie de Diamou, avait traversé le Bambouck, franchi la Falémé et arrivait à jour fixe au rendez-vous. Elle était aux prises avec un fort contingent de l’armée du marabout qui occupait le village de Saroudian. Immédiatement, le colonel envoie en avant les spahis et les cavaliers du Bondou, sous la direction du capitaine Fortin, pour prêter main-forte, si besoin était, à la deuxième colonne, et en même temps, il donne l’ordre à sa colonne entière de marcher droit au canon.
Cependant, la colonne Vallière a emporté d’assaut le village de Saroudian et les deux colonnes ont fait leur jonction à Sanoundi. Les cavaliers du capitaine Fortin sont arrivés à temps pour poursuivre les fuyards et ramener quelques prisonniers qui, après avoir été interrogés, furent laissés, à leur grand étonnement, en liberté.
La route de Dianna était libre. Sans perdre de temps, par une marche forcée, on arrive le lendemain sous les murs de ce fort village, où le marabout avait passé la plus grande partie de l’hivernage. Mais tout est calme. Mahmadou-Lamine s’est enfui précipitamment la veille, dans la soirée, à la nouvelle de la prise de Saroudian. On le disait réfugié à Safalou, son village natal, à 50 kilomètres environ vers le sud. Le 25 décembre 1886, les troupes françaises entrèrent dans Dianna, où l’on trouva dans le logement même du marabout sa peau de lion, ses sandales, son coran et une grande couverture provenant de Djenné. Après avoir mis en lieu sûr les approvisionnements considérables en mil, maïs, etc., etc., que Lamine y avait entassés, Dianna fut incendié.
Le lendemain de la prise de Dianna, une petite colonne volante, composée de 200 tirailleurs environ, des spahis et des cavaliers du Bondou, était lancée, sous le commandement du capitaine Robert, à la poursuite du marabout. Elle arrive rapidement à Safalou, où elle trouve un petit détachement que le marabout y avait laissé pour couvrir sa retraite et l’en déloge aisément. Par une marche de nuit remarquable de hardiesse, elle arrive au marigot de Kagnibé, après avoir traversé le Niéri-Kô à la nage. Là elle est attaquée par le gros des troupes de Mahmadou-Lamine et par ses meilleurs talibés. La petite colonne eut à soutenir à Kagnibé l’effort le plus sérieux de cette campagne ; mais, grâce à l’énergie du capitaine Robert, du lieutenant de spahis Guérin et d’Ousman-Gassy, elle résista victorieusement à toutes les attaques, et défit complètement et définitivement l’ennemi. Quant au marabout, il avait encore échappé et fuyait à toutes brides vers Toubacouta. Le 30 décembre, la colonne Robert, épuisée de fatigue, rentrait victorieuse à Dianna, et peu après, les troupes françaises reprenaient la route de Kayes et de Diamou. Le combat de Kagnibé est un de nos plus glorieux faits d’armes coloniaux, et la campagne de Dianna peut être considérée, à juste titre, comme un des modèles les plus parfaits de la tactique militaire à suivre dans les régions à peine explorées du Soudan français.
Durant le combat de Kagnibé, Mahmadou-Lamine se trouvait à environ 8 kilomètres au sud-ouest, à Simbanou. Alarmé par les fugitifs et croyant avoir affaire à toute la colonne française, il prit aussitôt la fuite et se dirigea vers le Ouli, escorté par les contingents du Diaka, du Niéri et d’une partie du Tiali. Ces rebelles, qui naguère avaient une si grande confiance en leur prophète, le suivaient maintenant en désespérés et surtout parce qu’ils craignaient de tomber entre les mains des Français. Ils accusaient le marabout d’être l’auteur de leurs malheurs, et un chef du Niéri l’invectiva même un jour en plein palabre en ces termes : « Prophète de malheur, le jour où tu as apparu dans notre pays a été pour tout le monde un jour néfaste. »
Dans cette fuite désespérée, la frayeur du marabout et de ses hommes était telle que le moindre bruit qui se produisait dans la forêt les glaçait d’épouvante. Ainsi un jour, à peu près à mi-chemin entre Bamba-Diaka et Mountoungou, sur la route de Soudouol à Nétéboulou, un arbre mort vint à tomber tout à coup à quelques pas des fugitifs. Ils furent tellement effrayés que tous se sauvèrent dans toutes les directions, abandonnant leurs bagages et leurs femmes. Mahmadou-Lamine lui-même, affolé, piqua des deux, se sépara des siens et s’enfuit à bride abattue. Une demi-heure après seulement, on reconnut que c’était une fausse alerte. Aussitôt Sourakata, son homme de confiance, et Kissima, son cousin, se mirent à sa recherche pour le rassurer. Ils ne le trouvèrent que 5 ou 6 kilomètres plus loin, le tranquillisèrent et le décidèrent à attendre la tête de la colonne des émigrés qui marchaient à sa suite.
Le surlendemain matin, Mahmadou-Lamine arrivait avec tout son monde près de Nétéboulou, dans le Ouli. Dès la veille, il avait, dans la soirée, envoyé des émissaires au chef de ce village, Malamine-Diamé, pour lui demander l’hospitalité. Celui-ci ne voulut même pas les recevoir dans le village. Il en fit fermer les portes devant eux et leur enjoignit de retourner auprès de leur maître et de lui dire que, si jamais il mettait les pieds dans la plaine de Nétéboulou, il l’attaquerait coûte que coûte. Quelques mois auparavant, le colonel Frey, alors commandant supérieur du Soudan français, avait rencontré à Bakel un des frères de Malamine-Diamé, Mody-Moussa, et l’avait chargé de le prévenir que, pendant la campagne suivante, les Français ne manqueraient pas de marcher contre Dianna. Le marabout ne les y attendrait certainement pas et prendrait la fuite à son approche. Il pourrait donc se faire qu’il se présentât alors dans le Ouli. En conséquence, il invitait Malamine et le massa (roi) du Ouli à l’attaquer, afin de prouver aux Français que l’alliance qu’ils avaient conclue avec eux était sincère.
Repoussé de Nétéboulou, le marabout envoya auprès du massa du Ouli un cavalier pour lui demander l’hospitalité. Immédiatement un grand palabre fut tenu de nuit à Sini ou Sine, capitale du Ouli, et on hésita longuement à prendre une détermination. Les uns voulaient ouvrir les portes au marabout qui, malgré ses défaites, était encore redoutable. Les autres, au contraire, voulaient marcher à sa rencontre et le chasser du Ouli, manu militari.
Sur ces entrefaites, un des princes de la famille régnante, nommé Dally-Nianama, qui n’avait encore pris aucune part à la discussion, se leva tout à coup et, dans une courte harangue, leur démontra qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que de l’indépendance du Ouli : « Que ceux qui sont prêts à mourir avec moi pour la défense du pays, dit-il, se lèvent donc. Je suis décidé à aller attaquer immédiatement Mahmadou-Lamine. Je le vaincrai ou périrai, mais qu’on sache bien que les membres de la famille royale qui craindront de prendre part à ce combat seront à jamais exclus du trône du Ouli, si nous sommes assez heureux pour remporter la victoire. » Ces paroles hardies relevèrent le courage des assistants, et tous, sans exception, jurèrent de courir sus au faux prophète. Aussi quand, vers minuit, Dally-Nianama monta à cheval et sortit de Sini, fut-il suivi par tous les guerriers du village, commandés par Sarra-Baly, fils aîné du massa, et auxquels s’étaient joints ceux de Makadian-Counda, que commandait en personne le chef de ce grand village, Penda-Mahmady.
Dally-Nianama vint alors camper avec ses hommes dans la plaine de Faro-Talel. Réveillés de bonne heure, le lendemain matin, par le tabala (tam-tam de guerre) du marabout qui avait passé la nuit dans la plaine de Nétéboulou, les guerriers du Ouli se levèrent rapidement et, au son de leurs tams-tams de guerre, marchèrent hardiment à sa rencontre, pendant que les hommes de Nétéboulou, sous la conduite de Malamine-Diamé, attaquaient l’ennemi par derrière. Le combat dura une heure et demie environ. Les bandes du marabout furent complètement défaites. Ses guerriers s’enfuirent dans la brousse en laissant 150 des leurs environ sur le champ de bataille et à peu près autant de blessés. Le nombre des captifs qui tombèrent entre les mains des guerriers du Ouli fut énorme, et chaque homme n’en eut pas moins de 10 pour sa part.
Mahmadou-Lamine n’avait pas attendu l’issue du combat pour prendre la fuite. Escorté par quelques cavaliers qui protégèrent sa retraite, il chercha un refuge sur la montagne que l’on voit au sud-ouest de Nétéboulou, et de là assista en simple spectateur à la défaite de ses troupes. Il y resta la plus grande partie de la nuit, et ce ne fut qu’au point du jour qu’il quitta sa retraite. Il longea alors la rive droite de la Gambie, passa entre Biroufou et Passamassi et alla chercher un refuge à Toubacouta auprès de son ami, le chef de ce village, Dimbo, fils du marabout Simotto-Moro, le fondateur de Toubacouta.
L’histoire de ce marabout est assez curieuse et mérite d’être racontée ici.
Vers 1869 ou 1870, le marabout Simotto-Moro (Moro en mandingue veut dire marabout) avait émigré de la rive gauche de la Gambie, du marigot de Simotto-Ouol, qui se jette dans ce fleuve près du village de Oualiba-Counda, dans le Fouladougou, situé à environ 3 kilomètres au sud-ouest de Gabou-Teguenda. Il avait acquis une grande renommée dans le village qu’il venait de quitter, et beaucoup d’adeptes lui étaient venus des autres villages du Ghabou. Aussi ne tarda-t-il pas à éveiller la méfiance du roi du pays, Alpha-Molo, père de Moussa-Molo, le souverain actuel du Fouladougou. Alpha-Molo résolut d’en finir avec cet agitateur et de s’emparer de sa personne ; mais le marabout, instruit de ce qui se tramait contre lui et ne se sentant plus en sûreté dans son village, traversa la Gambie à la tête de 5 ou 600 de ses compatriotes et vint demander au massa du Ouli de lui donner l’hospitalité. Celui-ci l’autorisa à s’établir là où il lui plairait sur le territoire auquel il commandait. Depuis longtemps déjà le vieux marabout avait remarqué de fertiles terrains sur les bords du marigot de Maka-Doua, qui sépare le Ouli du Sandougou. Ce fut là qu’il résolut de construire son village, et le Massa-Ouli lui envoya même son frère Penda-Mahmady avec 400 hommes pour l’aider dans ce travail. Durant quinze jours environ, les hommes du massa et ceux de Simotto-Moro travaillèrent avec acharnement à édifier un solide sagné, pour lequel ils furent obligés d’abattre une quantité considérable d’arbres dans les environs. Ce sagné fut entouré d’un fossé extérieur et d’un fossé intérieur, larges de 3 mètres et d’une profondeur de 2 mètres à 2m50 environ.
En sûreté à l’abri de cette solide enceinte, le vieux marabout continua à recevoir des populations des pays riverains de la Gambie des cadeaux de toutes sortes, et partout il n’était connu que sous le nom de Simotto-Moro, du nom du marigot de Simotto-Ouol, dont il venait de quitter les bords. Sa renommée s’étendait au loin et son influence était grande. Aussi ne tarda-t-il pas à profiter de ces avantages pour chercher en maintes occasions à en imposer à son trop confiant suzerain, le massa du Ouli. Celui-ci, d’ailleurs, comme tous les idolâtres, avait pour le marabout un grand respect mélangé d’une crainte profonde. Il n’osa jamais l’évincer ni contrecarrer sa propagande. Ce fut une grande faute, comme on le verra plus loin.
Les choses restèrent cependant ainsi jusque vers 1875, époque à laquelle Ousman-Gassy organisa dans le Ferlo-Bondou une petite colonne et marcha contre le village du vieux marabout. En arrivant dans la plaine de Toubacouta, quand il se fut rendu compte de l’importance des défenses du village, il reconnut, mais trop tard, que ses forces étaient insuffisantes pour s’en emparer. Il se contenta donc, par bravade, de faire caracoler ses chevaux jusque sous les murs de la place, échangea avec les défenseurs quelques coups de fusil et se retira en emmenant une vingtaine de prisonniers qui, à son approche, n’avaient pas eu le temps de regagner le village. Il traversa alors la Gambie et alla dans le Fouladougou offrir ses services et ses guerriers à Moussa-Molo, qui avait à réprimer une grave révolte de presque toute la partie ouest de son pays.
De son côté, Massa-Ouli envoya des émissaires à Sénoudébou pour se plaindre à Boubakar-Saada, à l’instigation de Simotto-Moro, du préjudice qui avait été causé par Ousman-Gassy à Toubacouta, et pour lui demander une juste réparation. Boubakar n’accorda rien, et de ce moment Simotto conçut pour l’autorité du massa un profond mépris, et pour l’almamy du Bondou une haine profonde. Il n’eut plus dès lors qu’une seule pensée, qu’un seul désir : c’était de tirer une vengeance éclatante de l’affront qu’il venait de recevoir. Ses vœux ne tardèrent pas à être exaucés.
Vers la fin de 1876 ou au commencement de 1877, les marabouts Mour-Seïny et Biram-Cissé, lieutenants de Mahmadou-Dadi, roi du Saloum, qui venait de soumettre à son autorité la plus grande partie du Niani-Mandingue, levèrent une colonne de 2 à 3,000 hommes et marchèrent contre le Ouli, et si le marabout Simotto-Moro ne leur donna pas de guerriers pour les seconder, du moins il leur donna tous les renseignements nécessaires pour faciliter leurs entreprises. Et, en effet, grâce à ses indications, Médina, qui était alors la capitale du Ouli, tomba dans les mains des envahisseurs. Le massa ne put s’enfuir et échapper au massacre qu’avec une faible partie de la population. Malgré cet échec, ses guerriers ne perdirent pas courage. Pendant la nuit, alors que les vainqueurs se livraient à la joie de la victoire, Penda-Mahmady et Dally-Nianama, frères du massa, réussirent, non sans peine, à rallier 200 ou 300 de leurs hommes avec lesquels ils allèrent s’embusquer au gué de Paqueba, sur le Sandougou, afin de couper la retraite à l’ennemi. Le surlendemain matin, Mour-Seïny et les siens se présentèrent au gué. Au moment où ils allaient prendre leurs dispositions pour le traverser, les guerriers du Ouli se levèrent vivement et les reçurent par une fusillade bien nourrie. Les hommes de Mour-Seïny se remirent promptement de leur surprise et purent reprendre l’offensive. Ils engagèrent alors avec les troupes du Ouli un combat meurtrier qui dura près de trois heures. Le Ouli, accablé par le nombre, ne put résister plus longtemps. Ses guerriers lâchèrent pied et s’enfuirent en laissant sur le terrain un grand nombre des leurs tués ou blessés. Dans la journée, ces derniers furent exterminés sans pitié par les Ouolofs de Mour-Seïny.
Le Ouli, dans cette journée, perdit plusieurs de ses meilleurs guerriers, au nombre desquels se trouvaient 6 princes de la famille régnante, environ 10 ou 12 captifs de la couronne et 50 à 60 hommes.
Mour-Seïng rentra triomphalement à Koussalan, après avoir ravagé tout le Ouli et satisfait ainsi la vengeance du marabout du Simotto.
A la nouvelle de la défaite du massa, on fit de grandes fêtes à Toubacouta, et l’on s’y réjouit ouvertement des malheurs qui venaient de fondre sur les infidèles, comme le marabout avait l’habitude d’appeler ses bienfaiteurs. Mais la reconnaissance n’a jamais été, comme on le sait, le fait des dévots, et des musulmans en particulier.
A la mort de Simotto-Moro, survenue en 1880 ou 1881, son fils aîné, nommé Dimbo, lui succéda comme chef de Toubacouta. Il avait hérité de son père de la haine que ce dernier avait vouée aux Oualiabés du Ouli et aux Sissibés du Bondou. Jusqu’en 1887, il n’y eut aucune hostilité ni d’un côté ni de l’autre. Après la prise de Dianna, lorsque le marabout Mahmadou-Lamine s’enfuit devant la colonne du colonel Gallieni et les troupes du Ouli, Toubacouta était le seul village où ce rebelle pût se réfugier. Aussi, malgré nos conseils et nos avis, y fut-il reçu à bras ouverts par son chef Dimbo.
Du jour où le marabout se fut retiré à Toubacouta, ce village devint le refuge de tous les brigands et de tous les rebelles du Niani, du Sandougou et de tous les pays mandingues riverains de la Gambie et du Saloum. Cet état de choses ne pouvait durer ainsi sans exposer les pays qui s’étaient rangés sous le protectorat de la France à devenir encore la proie des attaques des bandes de Mahmadou-Lamine.
Le colonel Gallieni comprit bien la situation. Mais il lui était impossible d’y remédier pour le moment, car il avait besoin de toutes les troupes dont il disposait pour se rendre sur les bords du Niger où sa présence était devenue indispensable. Il dut donc remettre à la campagne suivante l’expédition qui était devenue nécessaire pour débarrasser le pays d’un agitateur aussi dangereux que Mahmadou-Lamine. Mais il fallait, avant tout, mettre nos alliés à l’abri de ses attaques, et leur permettre de cultiver, pendant l’hivernage qui approchait, leurs lougans en toute sécurité. Il décida donc, en conséquence, qu’une colonne volante serait concentrée en un point qui serait ultérieurement choisi, pour surveiller de près les menées du marabout.
Il expédia, à cet effet, le lieutenant indigène de tirailleurs sénégalais Yoro-Coumba dans les pays riverains de la Gambie, avec la mission de nouer des relations avec les habitants et de tenter de les détacher de la cause du marabout, que beaucoup d’entre eux, surtout les Mandingues, musulmans fanatiques, avaient embrassée avec enthousiasme.
Yoro-Coumba s’acquitta avec soin et succès de cette délicate mission, et il put s’avancer jusqu’à Yabouteguenda, sur les bords de la Gambie à une journée de marche de Toubacouta, après avoir parcouru le pays de Gamon, le Tenda et la plus grande partie du Ouli. Dans ce voyage dangereux de reconnaissance, le brave lieutenant n’était accompagné que de 10 tirailleurs et de quelques cavaliers du Bondou qu’Ousman-Gassy commandait. Le prince sissibé Abdoul-Séga, le chef actuel de Koussan-Almamy, lui avait été adjoint comme secrétaire. Quant à Saada-Ahmady, l’almamy du Bondou, il n’avait cru devoir accompagner la petite colonne que jusqu’à Nétéboulou, à une étape de Sini, capitale du Ouli. Il commençait déjà à pratiquer cette politique à double face dont un an plus tard sa déposition devait être la conséquence inévitable.
Yoro-Coumba revint à Sini dans la dernière quinzaine d’avril 1887, et là, il reçut du commandant supérieur du Soudan français l’ordre de se replier sur le Bondou, où il devait choisir, non loin du Niéri-Kô, l’endroit où serait concentrée la colonne volante qui devait, pendant l’hivernage, opérer dans la région et surveiller le marabout. Il devait, en plus, y accumuler le plus de mil et de riz possible pour pourvoir à la nourriture des troupes indigènes qui allaient y séjourner plusieurs mois. S’inspirant des instructions qui lui avaient été données, il choisit dans ce but le village important de Bani-Israïla, dans le Diaka, situé à peu de distance du Niéri-Kô, dans une position exceptionnelle, et dont les habitants, musulmans fanatiques, avaient pour la plupart suivi le marabout dans sa fuite.
Au cours de sa mission, Yoro-Coumba était arrivé à y faire revenir la plus grande partie de ceux qui s’étaient réfugiés dans le Tenda, le pays de Gamon et à Damentan où ils n’attendaient qu’un moment opportun pour rallier à Toubacouta le drapeau du marabout.
Dans la première quinzaine de mai 1887,1e capitaine Fortin, de l’artillerie de marine, fut nommé par M. le Commandant supérieur du Soudan au commandement de la colonne volante du Diaka, avec mission de s’établir à Bani-Israïla et d’y construire un poste provisoire, afin de pouvoir donner à ceux des habitants qui y étaient revenus une sécurité complète et d’y attendre paisiblement le moment où les chemins seraient redevenus praticables pour exécuter l’expédition décidée contre Toubacouta et en finir avec le marabout.
Fortin se rendit donc à Bani-Israïla et procéda immédiatement à la construction d’un camp retranché dont on voit encore les vestiges et qui se trouvait situé à 5 ou 600 mètres environ au sud-est du village, sur une petite éminence d’où on pouvait aisément surveiller la plaine entière. Ce camp était assez vaste pour pouvoir abriter la garnison et, en cas d’attaque, donner refuge à la population du village.
La garnison de ce petit fort se composait de la 3e compagnie de tirailleurs sénégalais, commandée par le lieutenant Renard, ayant sous ses ordres le lieutenant indigène Yoro-Coumba qui venait de terminer sa mission. Une pièce de canon servie par des tirailleurs la défendait. Dans l’intérieur, on avait élevé des cases en pisé pour loger les officiers, les soldats européens, les chevaux et les mulets et pour servir de magasins et de poudrière. Le parc à bestiaux et le village des tirailleurs étaient placés sur le plateau en arrière de la gorge de l’ouvrage.
A défaut de médecin, la direction de l’ambulance fut confiée à M. le pharmacien de 2e classe Liotard. Deux interprètes, dont l’un était notre ami Abdoul-Séga, devaient seconder le capitaine dans ses rapports avec les populations voisines.
Le séjour de Bani-Israïla pour des Européens arrivés depuis peu de France était loin d’être bienfaisant. Ils ne s’y acclimataient que difficilement. Aussi la petite garnison blanche y paya-t-elle un large tribut aux fièvres et aux maladies auxquelles nous sommes si souvent sujets dans les pays chauds. Néanmoins, il n’y eut pas à déplorer de décès pendant cette période si insalubre de l’hivernage.
Pas un arbre ne protégeait de son ombre le campement. Un marigot voisin l’empestait, pendant les pluies, de ses miasmes pernicieux. Ce marigot, c’est celui de Goundiourou, qui coule dans la direction est-ouest, à 1 kilomètre environ au nord du poste, et vient se jeter dans le Niéri-Kô, à 7 ou 8 kilomètres environ à l’ouest de Bani-Israïla. Enfin, si cet endroit malsain était bien choisi au point de vue de la défense, il présentait encore d’autres avantages sérieux en pareille circonstance. On se trouvait aussi loin des cases des Diakankés, et les tirailleurs du poste ne pouvaient fréquenter que rarement avec le village. Ainsi furent évités tous les ennuis si fréquents au Soudan à la suite des rapports des tirailleurs avec l’élément civil.
A ce moment-là, le Bondou offrait peu de ressources pour subvenir aux besoins de la garnison de Bani. Le Diaka et le Niéri étaient presque complètement dépeuplés, et le capitaine fut obligé d’aller chercher au loin ce qui lui était nécessaire pour nourrir ses animaux et pour approvisionner ses troupes.
Fortin profita de son inaction forcée à Bani pendant la saison des pluies pour entamer et entretenir des relations suivies avec les chefs des différents pays riverains de la Gambie. Nous verrons plus loin comment il parvint ainsi à rendre toute fuite du marabout impossible au moment où la colonne française viendrait à marcher contre Toubacouta.
Le capitaine savait que dans la dernière quinzaine de juillet, le Niéri-Kô n’est plus guéable. Grossi par l’apport de nombreux cours d’eaux du Niéri, du Bondou et du Diaka, il déborde alors, et comme il n’y avait ni pont ni embarcations pour le traverser, le moment approchait où on ne pourrait plus le franchir. Il serait alors absolument impossible à la garnison de Bani de se porter vers l’ouest si, par hasard, le marabout venait à attaquer quelques-uns de nos alliés de cette région. Fortin remédia à cet état de choses qui pouvait devenir grave, selon les circonstances, en envoyant dans le Ouli Ousman-Gassy avec une centaine de cavaliers et 200 fantassins auxiliaires pour prêter main-forte au massa en cas de besoin. Ousman alla camper à Sini, la capitale de ce petit état malinké.
Cependant, Mahmadou-Lamine à Toubacouta recrutait sans cesse de nouveaux partisans. D’abord accueilli avec méfiance, il n’avait pas tardé à fanatiser absolument ses hôtes. Son titre de pèlerin, les miracles qu’il ne cessait de faire pour les besoins de sa cause lui attirèrent rapidement la vénération des naïves populations dont il exploitait sans vergogne la crédulité. Donc, en peu de temps, Toubacouta devint à la fois un véritable repaire de bandits et un centre fanatique de prosélytisme musulman. Il se passa alors sur la Gambie ce qui s’était passé dans le Haut-Sénégal. De même que les populations sarracolées s’étaient levées à la voix de Mahmadou-Lamine, de même les populations mandingues accoururent en foule se ranger sous sa bannière. C’est ainsi que l’on vit accourir la plupart des chefs du Niani-Padjine et du Niani proprement dit, entre autres Fodé-Gadially, Sountoukoma, chefs de County ; Birahima-Tendy, chef de Iona, et le plus puissant de tous, Mahmadou-Fatouma, qui avait déjà combattu à ses côtés et qui venait de s’installer en maître dans le Sandougou après en avoir chassé les souverains légitimes. Il lui vint même des partisans du Rip et du Saloum qui lui furent amenés par Biram-Cissé et Mour-Seïny, dont la colonne du colonel Coronnat venait de disperser les bandes. En peu de jours enfin, il se vit à la tête de 4 ou 5,000 hommes. Ce n’était plus le tremblant fugitif de Dianna qui était venu implorer l’hospitalité de Dimbo, chef de Toubacouta, à la tête des quelques talibés sarracolés qui lui étaient restés fidèles. C’était un véritable chef de guerre avec lequel il faudrait compter et qui pourrait nous causer de sérieux embarras.
Voyant ainsi ses forces augmenter sans cesse et son étoile briller d’un nouvel éclat, Lamine ne tarda pas à vouloir essayer sa puissance. Il n’était pas homme à avoir oublié la réception qu’il avait reçue dans le Ouli, et son premier soin fut d’en tirer une vengeance éclatante. Donc il se met de nouveau en campagne. Dans les premiers jours d’octobre il quitte Toubacouta avec une colonne de 7 à 800 hommes, longe le Sandougou qu’il traverse à Paqueba, passe à Colibentan, campe pendant quelques jours à Makacoto, retraverse le Sandougou, séjourne quelque temps à Licounda et de là, par une marche de nuit, vient tomber, vers sept heures du matin, sur Nétéboulou qu’il investit aussitôt. On se rappelle que le chef de ce village, Malamine-Diamé, n’avait pas voulu le recevoir lors de sa fuite de Dianna, et c’est de ce refus dont le marabout avait à cœur de se venger.
De sept heures à onze heures du matin il tenta de prendre Nétéboulou d’assaut. Les défenseurs, conduits par leur chef, repoussèrent vaillamment toutes ses attaques. Mais le feu ayant pris dans le village, les habitants sortirent en foule par la porte de Sini. Beaucoup de défenseurs avaient été déjà mis hors de combat. Antioumané, frère de Malamine, avait reçu quatre blessures et gisait inanimé dans la cour de sa maison. Quarante-cinq captifs du chef avaient été mortellement frappés. Enfin, au moment où les habitants s’enfuirent pour échapper aux flammes, Malamine, courant après eux pour les retenir et pour ranimer leur ardeur, tomba frappé à mort après s’être courageusement défendu. Peu après, le village tomba aux mains de l’ennemi. Une des femmes de Malamine, Diénéba-Ahmady, sœur de Saada-Ahmady et nièce de Boubakar-Saada, fut faite prisonnière par les hommes du marabout. Contrairement aux coutumes du Soudan, il la fit égorger ainsi que ses trois enfants, le soir même de la prise de Nétéboulou.
Mahmadou-Lamine, sa vengeance accomplie et satisfaite, rentra alors à Toubacouta, qu’il quitta de nouveau une vingtaine de jours après pour venir attaquer Sini, la capitale du Ouli, où se trouvait Ousman-Gassy avec ses guerriers.
Informés par leurs espions de la marche du marabout, Ousman et le massa prirent en toute hâte leurs dispositions pour se défendre vigoureusement. Dès le lendemain du jour où ils avaient été ainsi prévenus, vers onze heures du matin, un homme qui veillait du haut des murs du village signala la présence de l’ennemi. Le tam-tam de guerre fut aussitôt battu et les chevaux sellés en un instant ; les fantassins descendirent en hâte dans le fossé qui entourait le sagné et l’on attendit tranquillement. L’ennemi ne tarda pas à se présenter devant la face ouest du village. Quelques hommes d’Ousman-Gassy et ceux du Massa-Ouli sortirent alors à sa rencontre et dirigèrent sur ses colonnes un feu bien nourri qui fut couronné de succès. Les assaillants, après avoir échangé avec eux une vive fusillade qui dura environ une demi-heure, lâchèrent pied et se sauvèrent en toute hâte en laissant bon nombre des leurs sur le champ de bataille. Les blessés furent achevés par les assiégés, qui rentrèrent en grande pompe et au son du tam-tam dans leur village.
Cependant Mahmadou-Lamine ne se découragea pas, et quelques jours après il quittait de nouveau Toubacouta avec 8 à 900 guerriers, cavaliers et fantassins et marchait de nouveau contre le Ouli. Il vint camper à Canapé, qui était alors en ruine, et s’avançait jusque sous les murs de Sini, qu’il n’osa pas attaquer. Revenant alors sur ses pas, il vint attaquer Makadian-Counda où se trouvait alors Penda-Mahmady, frère du Massa-Ouli. Pendant cinq heures le village se défendit de son mieux. Mais les hommes du marabout, ayant défoncé une des portes du sagné, pénétrèrent dans l’enceinte, et le village fut sur le point d’être emporté. Croyant la situation désespérée, Penda-Mahmady fit ouvrir les barils de poudre qui lui restaient et en versa le contenu devant lui, bien décidé à se faire sauter plutôt que de tomber vivant entre les mains du marabout. Les hommes de ce dernier avaient déjà fait sortir 200 prisonniers du village et tout enfin semblait absolument perdu, quand tout à coup on entendit un sourd roulement dans le lointain. C’était Ousman-Gassy qui arrivait au secours du village assiégé avec ses guerriers et ceux de Sini et qui faisait battre le tam-tam de guerre. Mahmadou-Lamine allait être cerné par les cavaliers d’Ousman lorsqu’il s’enfuit à toutes brides vers Canapé. Ses hommes le suivirent en désordre. Quant à ceux qui étaient parvenus à pénétrer dans le village, ils y furent tous massacrés ou faits prisonniers. Ceux qui furent pris vivants furent amenés devant Ousman-Gassy, qui se trouvait devant la face est du village, et par son ordre immédiatement fusillés. Ce fut une épouvantable tuerie, et aujourd’hui encore on peut voir non loin de Makadian-Counda, à quelques portées de fusil des remparts, à l’est, les ossements des talibés du marabout que le temps a blanchis. Mahmadou-Lamine perdit plus de 500 hommes dans cette affaire.
Quant au marabout et aux guerriers qui l’accompagnaient, ils furent poursuivis jusqu’à Soutouko, village qui se trouve à 35 kilomètres environ au sud de Makadian-Counda. Ousman-Gassy rentra le soir même à Sini, vers neuf heures, après avoir pris à l’ennemi une vingtaine de chevaux et fait encore une cinquantaine de prisonniers.
Lamine rentra à Toubacouta, heureux d’avoir échappé à un ennemi dont il savait ne devoir jamais attendre aucune pitié. Quelques jours après il expédia, dit-on, un émissaire au gouverneur du Sénégal, à Saint-Louis, afin d’entamer des négociations ; elles n’aboutirent pas.
Pendant que ces événements se passaient dans le Ouli, le capitaine Fortin négociait avec le roi du Fouladougou, Moussa-Molo, et arrivait à le décider à établir des postes militaires tout le long de la rive gauche de la Gambie, depuis le Kantora jusqu’à Mac-Carthy, afin de couper toute retraite au marabout dans le cas où Toubacouta pris, il parviendrait à s’échapper. Il écrivit au chef de Dougousine, Silly-Penda ; au chef de Diambour, Massa-Ali, et à celui de Coutia de réunir leurs guerriers au premier signal afin de barrer la route à Mahmadou-Lamine s’il venait à s’enfuir vers le Kalonkadougou. Enfin il donna les mêmes instructions à Ousman-Celli, à Oualia, à Maka-Cissé, chef de Dinguiray, à l’alcati de Koussalan et à tous les chefs torodos et ouolofs du Niani dans le cas où l’ennemi se dirigerait vers l’ouest.
Après avoir pris toutes ces dispositions, Fortin n’attendit plus pour agir que d’avoir reçu les renforts qui lui étaient annoncés de Kayes et les instructions du commandant supérieur.
Le 25 novembre, la colonne de la Gambie était complètement concentrée et formée à Bani. Elle était composée de deux compagnies de tirailleurs sénégalais, commandées par les lieutenants Chaleil, Poitout, Pichon et Renard, et formant un total d’environ 250 hommes armés de kropatscheks avec 200 cartouches par homme, et d’une section d’artillerie de 80 millimètres, commandée par le lieutenant Le Tanhouëzet. Enfin le Dr Fougère, médecin de deuxième classe de la marine, était nommé médecin-major de la colonne expéditionnaire, et le lieutenant Levasseur était attaché à l’état-major du commandant. Quant à la cavalerie, elle était constituée par les guerriers du Bondou, sous les ordres d’Ousman-Gassy.
Le 28 novembre, à quatre heures du soir, la colonne partait de Bani pour Toubacouta. Il s’agissait maintenant de marcher rapidement et dans le plus grand secret afin de surprendre l’éternel fuyard et d’arriver devant Toubacouta avant que l’éveil fût donné. On savait que le marabout, sur des bruits vagues de mouvements de troupes dans le Bondou, avait aussi concentré tout son monde à Toubacouta où, comme à Dianna, l’année précédente, il avait été élevé d’importantes fortifications.
Une garnison de quelques hommes seulement est laissée à Bani pour établir les communications avec Sénoudébou et Bakel.
Le soir, on bivouaque à Bentenani. Le surlendemain on arrive à Goubaïel, sur les bords du Niéri-Kô, que l’on traverse sur un pont qu’il fallut faire de toutes pièces et qui existe encore. Le 1er décembre on est à N’Garioul, le 2 à Godjieil, le 3 à Tambacounda, le 4 à Baricounda, le 5 à Sini, le 7 on tourne le gros village de Barocounda qui est occupé par un contingent d’environ 300 hommes, presque tous talibés du marabout. Enfin le 8, par une marche hardie et remarquable en tous points de tactique militaire, on arrive devant Toubacouta qui est immédiatement investi à sept heures du matin. Le bombardement commence aussitôt, et dès que le feu de l’ennemi est éteint et que Fortin juge le moment opportun, il donne le signal de l’attaque. « L’attaque, dit le colonel Gallieni dans son remarquable livre : Deux Campagnes au Soudan français, 1886-1888, est brillamment conduite par Ousman-Gassy qui se montre le digne fils du roi Boubakar-Saada. La colonne pénètre dans le village, accueillie par le feu nourri des derniers défenseurs de Toubacouta. Ceux-ci luttent avec acharnement, et en moins de quelques minutes les assaillants ont une vingtaine de tués et autant de blessés. Mais cernés et acculés par l’incendie, les talibés finissent par jeter leurs armes et se rendent à discrétion. On s’informe de suite du marabout. Hélas ! cet éternel fuyard avait encore échappé. »
Voici ce que, d’après le même auteur, on apprit au capitaine Fortin : Mahmadou-Lamine avait reçu avis de la marche de la colonne le 7 décembre vers six heures du soir. La nouvelle lui était parvenue par un courrier du village de Gamon qui avait fait un grand détour par le Tenda. Toutefois ce renseignement n’avait pu lui indiquer la position exacte des troupes françaises. Il savait seulement qu’une colonne était partie de Bani pour l’attaquer. Vers huit heures du soir, le même jour, il sut que des mouvements de troupes étaient signalés du côté de Oualia et de Paqueba, le long du Sandougou, mais qu’aucun blanc n’avait encore paru dans cette direction. Le 7 au soir le marabout ignorait donc que le capitaine Fortin était campé à une dizaine de kilomètres à peine, entre son poste avancé de Barocounda et Toubacouta. Mais il préparait sa fuite, croyant d’ailleurs avoir beaucoup de temps devant lui. Toutefois, comme il s’était engagé par serment à défendre sa place d’armes, dans le cas où les Français viendraient l’attaquer, il avait peur, s’il dévoilait la vérité, d’être retenu de force. Aussi avait-il réuni tous les notables du village pour leur annoncer qu’il allait combattre les Torodos du Niani, qui venaient de s’installer dans les villages du Sandougou. Il ne prit avec lui que 100 de ses talibés, alla camper sur la rive droite du marigot de Douga, à 500 mètres à peine de Toubacouta. Là, il avait passé la nuit et avait dû s’enfuir par la route de Oualia au premier coup de canon. Les blessés et prisonniers interrogés n’en savaient pas plus long.
Les pertes subies par le marabout à Toubacouta étaient énormes ; le village et ses abords, le marigot et les pentes de la rive droite étaient jonchés de cadavres. Beaucoup de blessés étaient, en outre, allés mourir dans la brousse à 2 ou 3 kilomètres de là. Presque tous les lieutenants de Mahmadou-Lamine avaient été tués : son cadi, Ahmady-Boré, qui avait organisé et présidé le premier palabre secret de Balou, où les Sarracolés avaient décidé de se soulever contre les Français ; son ministre, Sourakata-Diawara, qui avait surpris, avant toute déclaration d’hostilité, la garnison de Bakel sortie pour aller surveiller le village insoumis de Yaféré, sur le Sénégal ; les principaux chefs talibés qui avaient pris la part la plus active au siège de Bakel et au pillage de nos comptoirs, etc.
De notre côté, nous comptions une cinquantaine de victimes, presque toutes parmi les auxiliaires du Bondou et du Ouli. Nos tirailleurs avaient trois ou quatre hommes hors de combat. Pas un soldat européen (il est vrai qu’ils se réduisaient à quelques canonniers et aux gradés des compagnies de tirailleurs) n’avait été atteint.
Le frère du chef de Toubacouta, Fodé-Bâ, fut tué par un homme de la suite de Malick-Touré, l’almamy du Bondou.
Le désastre était complet, il est vrai, pour le marabout ; mais il fallait à tout prix s’emparer de lui, car il aurait fallu recommencer la lutte la campagne suivante. Toubacouta pris, Fortin, bien que Lamine eût déjà plus de cinq heures d’avance, lança à sa poursuite tous les cavaliers auxiliaires dont il disposait.
Le 9 décembre, à six heures du soir, Moussa-Molo, roi du Fouladougou, débouche sur le champ de bataille de Toubacouta avec une armée de 2,000 guerriers. Fortin le lance à la poursuite du marabout, sachant bien que celui-ci n’échapperait pas et que, mort ou vivant, Moussa-Molo s’en emparerait.
Mahmadou-Lamine, en quittant Toubacouta, s’était sauvé à bride abattue vers le Sandougou. Il espérait bien, grâce à ses 100 talibés, en forcer les passages. Il se présente devant Oualia ; notre allié, Ousman-Celli, l’en chasse à coups de fusil. Il continue alors sa route vers le nord et veut forcer le gué de Paquéba ; mais là Maka-Cissé, avec les Torodos du Niani, l’oblige à rebrousser chemin. Toutefois, les hommes chargés de garder la route de Colibentan ont fait défection. La route est libre. Lamine franchit le Sandougou et se renferme dans le village de Maka, où il va attendre les événements et essayer de se défendre. Ce retard le perd. Le 9 au soir, les contingents du Ouli et du Bondou sont dirigés sur Maka, pendant que Moussa-Molo est lancé sur la rive droite de la Gambie pour lui couper la retraite.
Cependant, dans la soirée du 9, les auxiliaires du Bondou et du Ouli, arrivés devant Maka, en sont chassés par les talibés. Mais le chef du village ne veut pas garder un hôte aussi encombrant plus longtemps, et le chasse aussitôt de ses murs. Il prend alors la route du sud. Repoussé successivement de Cissé-Counda, de Countiao, Carantaba, Counting, Iona, il arrive, exténué de fatigue, dans le petit village de N’goga-Soukota. A peine y est-il installé qu’arrivent Moussa-Molo et ses cavaliers. Le village est cerné et les talibés, attaqués à la fois par les habitants et les contingents du Bondou, du Ouli et du Fouladougou, vendent chèrement leur vie. Enfin, Mahmadou-Lamine, blessé à la cuisse d’un coup de sabre par un Bondounké, est fait prisonnier. Porté en civière, il succombe à Counting de ses blessures. Les habitants de ce village qui, en secret, tenaient pour lui, réclament son corps, qu’ils veulent soustraire aux profanations de ses ennemis. Moussa-Molo refuse. Il fait laisser le cadavre sur la civière, et ordonne à son griot de confiance de le transporter jusqu’au camp français. Lui-même prend les devants pour annoncer l’heureuse nouvelle.
Mais ce cadavre entre bientôt en putréfaction ; le griot ne pouvant plus le faire transporter, et pour accomplir la mission qui lui a été donnée, tranche la tête du marabout, dont il abandonne le corps aux oiseaux de proie. Il accroche le trophée sanglant à l’arçon de sa selle, et rentre au camp le lendemain matin. Devant lui marchait le cheval blanc du marabout, portant ses armes et sa robe couverte de gris-gris. « Ainsi finit l’homme, dit le colonel Gallieni, qui rêva un moment la fortune des El-Hadj-Oumar et des Samory. Il eut tort de s’adresser trop tôt à la puissance française. »
La prise de Toubacouta et la capture du marabout Mahmadou-Lamine sont peut-être les deux faits d’armes les plus glorieux que nous ayons à enregistrer au Soudan français. Ils font le plus grand honneur au colonel Gallieni et au capitaine Fortin, qui ont su organiser cette victoire sans rien laisser à l’imprévu.
Dans cette courte campagne, le capitaine Fortin fit preuve d’une connaissance approfondie du pays, des mœurs et des habitudes militaires des indigènes. D’une énergie sans égale, il montra les qualités les plus précieuses d’un véritable homme de guerre, et le succès qui couronna ses efforts démontra d’une façon évidente combien était parfaite la tactique qui présida à ses opérations.
Aujourd’hui Toubacouta appartient aux Anglais. Nous le leur avons cédé par le traité du 10 août 1889, qui règle la situation réciproque de la France et de l’Angleterre dans le bassin de la Gambie.
Quelques semaines après, la colonne victorieuse rentrait à Kayes, où il lui fut fait une réception digne de ses travaux.
Peu après, Saada-Ahmady, l’almamy du Bondou, qui n’avait pas cru devoir marcher avec nous contre le marabout, et qui, s’étant déclaré ouvertement contre notre politique, s’était enfui avec son frère Yssaga-Ahmady dans le Bosséa, auprès d’Abdoul-Boubakar, fut déposé par le colonel Gallieni. Sur la proposition du capitaine Fortin, Ousman-Gassy fut placé sur le trône du Bondou.
Juste récompense du zèle et du dévouement dont il n’avait cessé de faire preuve pour la cause française.
Ousman-Gassy (1888-1891).
Ousman-Gassy fut nommé almamy du Bondou par la France, en dépit de toutes les lois d’hérédité en vigueur. Il fut néanmoins reconnu par les Sissibés. Les qualités dont il avait fait preuve faisaient espérer qu’il pourrait faire beaucoup pour le relèvement du Bondou. Il en fut malheureusement tout autrement. Dès qu’il fut investi du pouvoir suprême, il s’endormit littéralement à Sénoudébou dans un paresseux far niente. Entouré de ses femmes et de ses griots, il devint apathique et absolument incapable d’énergie. Il ne fit jamais rien pour donner à ses sujets une bonne administration, et son autorité ne se fit plus sentir que pour exiger des villages des redevances exorbitantes, destinées à subvenir aux dépenses de sa maison et à calmer la rapacité de ses parents. Aussi le Bondou continua-t-il, comme par le passé, à se dépeupler. Des villages entiers émigrèrent, particulièrement dans le Niani et le Niocolo, pour se soustraire à ses exactions et aux exigences des princes sissibés.
En 1889, il fit aux frais du budget de la colonie du Soudan un voyage en France resté célèbre. Mais il n’en tira aucun profit ni aucun enseignement. Les merveilles de la capitale ne lui causèrent pas la moindre émotion et les principales villes de France ne furent jamais pour lui que des villages à peine plus grands que Bakel ou que Kayes. Non seulement il ne ressentit aucune émotion, mais encore il éprouva, au contraire, de profonds regrets d’avoir laissé à Sénoudébou son sérail et les chantres de sa gloire militaire. Les grosses flatteries des griots lui manquaient, et il en souffrit visiblement.
Quoi qu’il en soit, il demeura toujours notre fidèle allié, et en 1890, quand le colonel Archinard fit appel à tous nos alliés du Soudan pour marcher contre Nioro, il vint un des premiers se ranger, avec ses cavaliers, sous notre drapeau. Mais il était bien changé, mou, sans entrain et sans autorité sur ses hommes ; il n’avait plus rien du vaillant guerrier qui combattit si brillamment le marabout Mahmadou-Lamine et qui plusieurs fois lui fit éprouver de sérieux échecs. Ce fut au cours de cette campagne qu’il mourut dans le Nioro, à Touridda, d’une fièvre pernicieuse, dans la nuit du 13 janvier 1891.
L’almamy Ousman-Gassy était chevalier de la Légion d’honneur et commandeur de l’ordre royal du Cambodge.
Il a laissé un fils, Ahmady-Ousman, âgé de cinq ans environ aujourd’hui.
Malick-Touré.
Malick-Touré, fils d’Ahmady-Saada et frère de Saada-Ahmady, l’almamy déposé par le colonel Gallieni, succéda à Ousman-Gassy et règne encore sur le Bondou. Jusqu’à ce jour, il s’est prudemment contenté de rester sous la tutelle des autorités françaises. Il semble avoir compris que le temps n’est plus aux pillages et aux exactions de toutes sortes. Il se déclare satisfait de l’impôt que lui payent ses sujets. De goûts modestes et peu aventureux, il vit tranquillement à Gabou, qu’il a choisi pour résidence. Aussi le Bondou commence-t-il à se repeupler. Il semble n’avoir qu’un désir, celui de voir augmenter sans cesse les cultures dans ce pays et se développer les transactions commerciales.
Historique de l’administration et du gouvernement du Bondou.
Avant la fondation des deux capitales qui ont donné chacune leur nom à une branche des Sissibés, la ville principale du Bondou était Dioumcoum, sur la rive droite de la Falémé.
Ce fut sous le règne d’Ahmady-Gaye, chef de la première branche, que fut construit le village de Koussan-Almamy pour protéger le Ferlo contre les attaques des Malinkés du Ouli et du Bambouck. Son fils Toumané-Mody vint y établir sa résidence, et dispersa ses courtisans et ses captifs dans les environs, afin de surveiller un peu les alentours.
Après la mort d’Ahmady-Gaye, le chef de la seconde branche régnante qui résidait à Dioumcoum, aujourd’hui Gatiari, vint élever un tata à Boulébané, qui était alors désert. Sur le rapport que lui fit un chasseur, qui trouva l’endroit très fertile et pourvu de gibier, il se décida à venir y habiter avec sa famille et ses captifs.
On donna au village le nom de Boulébané à cause d’un petit puits creusé probablement par des sangliers au pied d’un arbre appelé en poular Boulé. Puits, dans la même langue, se dit Bané. De là Boulébané.
Chacune des deux branches ayant alors sa ville principale, les Sissibés convinrent de diviser le Bondou en deux provinces, et chaque province en cantons. Une ligne partant de Famira à l’est, passant par Soumourdaka, Diamwéli, Bay-Bay, Andiari, Dioéré, Dioum, et aboutissant à Naoudé à l’ouest, formait la séparation. Tout ce qui se trouvait au nord de cette ligne appartenait à la province de Boulébané, et les régions qui s’étendaient au sud composaient le territoire de la province de Koussan-Almamy. Chacune de ces provinces fut divisée en cantons, et à mesure que la puissance territoriale du Bondou augmenta, les conquêtes formèrent de nouveaux cantons qui, suivant les régions, furent compris dans l’une ou l’autre province.
Ainsi, de nos jours, tel que le Bondou est constitué, il ne comprend pas moins de onze cantons, qui se répartissent de la façon suivante :
Au nord la province de Boulébané, comprenant cinq cantons : Lèze-Bondou, Lèze-Maio, Ferlo-Balignama, Ferlo-M’Bal, Ferlo-Niéri.
Au sud la province de Koussan-Almamy, formée par six cantons : Nagué-Horé-Bondou, Do-Maïo, Tiali, Niéri, Diaka, Ferlo-Maodo.
Avant l’arrivée d’El-Hadj-Oumar dans le Bondou, l’administration de ce vaste pays s’exerçait d’une façon régulière. Il y avait du moins, sinon de fait, mais en pratique, une organisation politique et administrative complète. Mais depuis que le prophète, en le dépeuplant, a entièrement tout détruit, le gouvernement a passé par deux phases bien distinctes : absolu sous Boubakar-Saada, il disparut absolument sous Oumar-Penda et Saada-Ahmady pendant les guerres contre le marabout Mahmadou-Lamine, pour redevenir absolu sous Ousman-Gassy.
Avec Malick-Touré, l’almamy actuel, on peut dire que le Bondou, tout en conservant ses lois et coutumes anciennes, est en réalité gouverné par l’administration française. Il n’est pour ainsi dire plus qu’une simple province de notre vaste empire soudanien, qui s’administre elle-même, il est vrai, mais sous le contrôle et l’autorité du représentant de la France.
Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons faire autrement que d’exposer ici quels étaient le gouvernement et l’administration du Bondou avant les bouleversements qui ont suivi El-Hadj-Oumar et notre installation définitive dans ce pays. Comme nous l’avons dit plus haut, sa constitution est bien encore dans la forme ce qu’elle était autrefois ; mais en fait, il serait bien difficile de dire là où s’arrête l’autorité de l’almamy et là où commence celle de nos agents.
Le gouvernement du Bondou est une monarchie héréditaire. Le plus âgé de la branche mâle monte sur le trône, mais il lui faut assez d’influence pour être couronné par les Sissibés, sinon il court les chances d’une guerre ou d’un bannissement perpétuel. Aujourd’hui, cet article fondamental n’est plus observé. L’almamy est nommé par l’autorité française et reconnu ensuite par les Sissibés. Il n’est plus tenu aucun compte du principe d’hérédité. Ainsi, l’almamy actuel Malick-Touré n’arrive qu’en sixième ligne dans l’ordre de succession régulier. Certes, nous ne pouvons nier que cette façon de procéder n’ait de grands avantages pour notre politique générale dans le pays. Mais aussi, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître qu’elle pourrait, à un moment donné, avoir de graves conséquences. Car, il ne faut pas se le dissimuler, le noir est essentiellement routinier et très attaché à ses traditions. Aussi serait-il puéril de croire un seul instant que les Bondounkés soient partisans des modifications que nous avons apportées dans leur constitution. Bien au contraire, elles blessent profondément leur amour-propre national. Sans doute, ils tolèrent bien l’almamy que nous leur donnons : ils ne peuvent faire autrement ; mais il ne jouit d’aucune autorité et il n’est absolument considéré que comme un simple intermédiaire par les politiques et comme un véritable captif des Français par les intransigeants. En réalité, il ne se maintient sur le trône que parce que nous le couvrons de notre protection.
Almamy (le puissant), tel est le titre que prend l’élu des Sissibés. La cérémonie du couronnement se fait aussitôt que l’assemblée a prononcé. Elle se fait remarquer par des danses et des chants continus, accompagnés de fréquentes décharges de fusils.
L’almamy perçoit comme impôts la dixième partie de la récolte de chaque village. Autrefois, il était loin de se contenter de ce revenu, et il imposait à ses sujets des redevances extraordinaires, parfois exorbitantes. Son bon vouloir en fixait le chiffre. Aussi se livrait-il à de véritables exactions dont les conséquences étaient la ruine et l’émigration de villages entiers. Si nous ajoutons à cela que les princes de la famille royale en faisaient tout autant, s’il n’avait pas assez d’autorité et d’énergie pour modérer leurs appétits, on conviendra aisément avec nous que c’était là un état de désordre et d’anarchie administrative absolument déplorable et dont le résultat a toujours été d’entraver le développement normal de la richesse du pays. Il n’en est plus ainsi actuellement, et l’almamy ne perçoit que l’impôt qui lui est dû.
De même, les caravanes qui traversaient le Bondou étaient obligées de payer au souverain une contribution proportionnelle à la quantité de marchandises qu’elles avaient. Elles circulent aujourd’hui librement. Les traitants français eux-mêmes devaient donner à l’almamy un vêtement complet de belle étoffe.
L’almamy était souverain absolu, sans conseil aucun. Cependant, dans les grandes circonstances, telles que déclaration de guerre ou autres, il réunissait les Sissibés et se concertait avec eux sur les moyens d’entreprise.
Les assemblées ont encore généralement lieu dans la grande cour de la maison de l’almamy ou sur la place du village. Les étrangers en étaient rigoureusement exclus, à moins qu’ils ne fussent eux-mêmes chefs de distinction ou qu’on ne voulût leur faire honneur.
L’almamy, assis sur une peau de mouton à laquelle sont cousus de nombreux gris-gris qu’il doit toucher des pieds, afin de ne pas permettre que de mauvaises pensées s’emparent de son esprit, préside l’assemblée qui forme cercle autour de lui. A sa droite se tient son ministre, qui prend souvent la parole pour lui. Ce ministre est choisi ordinairement en dehors de la famille des Sissibés. Il a toute la confiance du souverain et loge tous les étrangers de distinction qui viennent le visiter. Il reçoit pour cela une part des impôts perçus.
L’almamy est obligé de fournir les chevaux à ses courtisans, aux princes sissibés et aux captifs de la couronne. Ceux qui n’en ont pas sont dispensés d’aller à la guerre.
Les chefs de province étaient toujours de la famille des Sissibés. C’était le plus âgé des princes de chacune des deux branches royales qui était le chef de la province qui appartenait à sa famille. L’un des deux était de ce fait toujours ou presque toujours almamy.
Chaque province était, comme nous l’avons dit plus haut, divisée en cantons. Chaque canton était commandé habituellement par un Sissibé ; mais ce n’était pas là une règle absolue, car le chef de canton ne tenait son autorité que de l’almamy qui pouvait le révoquer à son gré et le remplacer par qui bon lui semblait, pourvu que ce fût un homme libre et notable.
Les villages étaient et sont encore commandés par un chef relevant du chef de canton. A la fondation du village, le premier chef était nommé directement par l’almamy. C’était toujours celui qui l’avait fondé ou bien celui qui avait creusé le premier puits, si l’endroit où il s’élevait se trouvait sur une hauteur. Dans le cas contraire, si l’emplacement se trouvait sur les bords d’un marigot, d’un lac ou d’une rivière, la dignité de chef était conférée à l’homme qui, le premier, avait procédé au débroussaillement. Ses successeurs étaient toujours choisis dans sa famille, et on peut dire, d’une façon générale, que le commandement se transmettait par voie d’hérédité collatérale. L’almamy conservait, toutefois, le droit de révoquer le chef qui lui déplaisait. Le nom donné au village était presque toujours celui de son fondateur, à moins qu’il n’en eût lui-même choisi un autre.
Dans le cas de minorité d’un chef, l’almamy nommait des notables pour gérer les affaires du canton ou du village jusqu’au moment où l’héritier serait devenu majeur.
Si à la mort d’un chef de canton ou de village, il n’y avait pas d’héritier légitime, l’almamy nommait parmi les habitants un conseil de notables chargé de l’administration des affaires jusqu’au moment où les habitants ou lui-même eussent choisi un nouveau chef.
Les chefs de villages et de cantons pouvaient être, par mesure de discipline, révoqués par l’almamy. Il pouvait aussi, selon la gravité de leurs fautes, les traduire devant le conseil des marabouts et leur infliger des amendes.
Les chefs de provinces percevaient dans leurs commandements respectifs des amendes pour fautes légères. Ils étaient chargés de percevoir les dîmes dues à l’almamy, et quand tout était concentré dans leur chef-lieu, ils allaient avec les chefs de cantons et de villages porter à l’almamy ce qu’ils avaient pu faire rentrer.