Le calendrier de Vénus
A L'ACADÉMIE DES BEAUX ESPRITS
ET DES
RAFFINÉS DU LANGAGE
Le vulgaire parle en fou et censure en impertinent;
il ne faut pas s'arrêter à ce qu'il dit,
encore moins à ce qu'il pense; il importe de le
connaître pour pouvoir s'en délivrer; en sorte que
l'on n'en soit jamais ni le compagnon ni l'objet;
car toute sottise tient de la nature du vulgaire, et
le vulgaire n'est composé que de sots.
BALTAZAR GRACIAN.
Messieurs et doctes Petits-Maîtres,
n des quarante, mais aussi et surtout
un des vôtres, un délicat entre
tous, un chiffonnier musqué de la
double colline, et de plus, grand donneur de
becquée à Vénus, le galant abbé de Bernis,
fondait peu de foi en son avenir, lors de son
arrivée à la Cour, et c'est ainsi qu'il modulait,
si je ne me trompe, l'expression de son incertitude
en fixant son petit collet:
«Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.»
Sans effort cependant, bercé par la main caressante du destin, oeilladant aux Muses, cueillant des bouquets à Chloris, paillardant à loisir de ci de là et friponnant des coeurs, cet Hercule enjoué et mignard, ouaté de graisse et bouffi d'intrigue, put remarquer soudain la fausseté de ses appréhensions, du jour où il se prit amoureusement à filer sa carrière, aux pieds de Pompadour-Omphale, sur la quenouille rouge du cardinalat.
Si la rieuse fortune de ce badin petit prêtre me revient en mémoire, Messieurs, c'est qu'en me présentant devant vous j'éprouve peut-être moins encore de vanité que de suffisance. Sans faire montre à vos yeux d'un fatalisme oriental qui serait hors de propos, sans mettre en avant le «Sequere Deum,» cette devise des stoïciens, je ne crains pas d'affirmer que par ma naissance, ou plutôt par mes qualités, ces défauts natifs qu'on perfectionne, j'étais appelé à suivre, sans nulle ambition, le sentier fleuri qui me conduit en votre compagnie précieuse et raffinée.
Veuillez donc croire que si, par un lyrisme touchant et un feint enthousiasme, je me laissais aller à exalter l'honneur qui m'est fait aujourd'hui, je mentirais à ma fierté naturelle, de même qu'en vous jurant fidélité et reconnaissance—deux sentiments dont on ne saurait trop se montrer avare—je perdrais à l'instant le culte de mon indépendance et cesserais d'être—ce que je prise le plus au monde—un épicurien de la vie et un sceptique des succès faciles.
En prenant place parmi vous, je prétends rester moi-même, c'est-à-dire volontaire, tranchant comme un sabre et ferme comme un roc.—A notre époque où tout flotte, sauf un Drapeau, les hommes à caractère doivent se tremper une énergie plus dure que le pommeau d'une dague, et je ne crois pas que tels êtres soient si communs pour que, me rencontrant dans cette assemblée, vous ne teniez pas à l'honneur de me ranger au premier rang parmi vous.—Du laisser aller de mon allure, de la hardiesse de mes conceptions, de l'originalité téméraire de mes écrits, j'assume l'entière responsabilité et n'abandonne rien au convenu, encore moins aux convenances; aussi puis-je dire que vous devez renoncer dès aujourd'hui à me voir abdiquer la moindre de mes opinions, en faveur d'une majorité dont les verdicts me laisseront toujours froid et insensible.
J'estime que si les aigles planent haut et contemplent le soleil, c'est qu'ils ont, outre l'envergure des ailes, la farouche acuité de la vue, et que si les lions marchent seuls, superbes et méprisants, ce n'est pas seulement qu'ils se repaissent de leur puissance et nourrissent eux-mêmes leur vitalité, c'est aussi qu'ils sont amoureux au désert comme les penseurs de la solitude.
Il vous paraîtra sans doute extraordinaire, Messieurs, de voir dans mon langage ces termes incisifs et ces pensées si hautaines; vous vous direz qu'un jouvenceau, qui compte au plus vingt-sept automnes dorés devrait se montrer plus malléable dans sa viripotence, et que, d'ailleurs, un nouvelliste de Cythère, un anecdotier de ruelles, un tisseur de mousseline d'or aurait droit à plus de modestie. Je sais, n'en doutez pas, que vous blâmez sourdement l'école buissonnière que je me permets bien souvent en dehors de mes travaux littéraires et critiques, mais je vous prie de bien examiner, Messieurs, que la jeunesse est le temps où l'on cueille les roses, où l'on biscotte et fanfreluche la mignardise, que je suis plutôt un athénien qu'un spartiate des belles-lettres, et qu'enfin je ne saurais me plier, sans me rebeller, au rôle constant d'annotateur et de biographe, ni planter des croix de Malte sur le temple de Cypris.
Les philologues, ces nègres blancs de l'érudition, lorsqu'ils se sentent doublés d'un écrivain, aiment surtout à s'affranchir de leur rôle de pionnier silencieux, de même que les hommes d'étude sédentaire se plaisent dans leurs loisirs à se ruer dans la verte campagne embaumée et à fatiguer leurs muscles paralysés dans des courses hâtives et extravagantes. Il n'y a que les Fakirs des langues mortes, Messieurs, il n'y a, j'ose le proclamer, que les pauvres esprits fanatisés par un seul point d'histoire qui puissent consentir à ankyloser leur cerveau, sans désencager et donner le vol au grand air à des idées personnelles ou frivoles; il n'y a enfin que les embaumeurs qui puissent se momifier dans la toilette conservatrice des beaux esprits d'antan; à mon âge, on n'a pas la patience et la quiétude journalière des prisonniers d'État qui fabriquent lentement et minutieusement des cathédrales en liège ou des chapelets de buis dentelés.
Je ne réclame au reste l'indulgence d'aucun, pour ce que des sots à vingt-cinq carats, appelleront des Escapades de jeunesse; l'indulgence n'atteint pas les forts qui ont le blanc-seing de leur volonté, c'est tout au plus si elle donne un nouveau mandat aux faibles et aux indécis.—Pour moi, si je mets aux fenêtres la fantaisie, ma sultane favorite et rieuse, c'est qu'elle tapisse en rose le temple peuplé de mon imagination, et si je m'affiche en plein jour avec elle, c'est sans divorcer avec mes légitimes études; Tartuffe n'a qu'à jeter son mouchoir comme un voile et Bazile à baisser son chapeau sur ses yeux de faune en détresse.
Au surplus, puisque je dois ici, à mon grand regret, faire sonner mon Moi, dans une déclaration de principes, en manière de discours, je professerai cyniquement l'égoïsme formidable dans lequel je me plais à clandestiner mes caressantes sensations littéraires, et je ferai franchement parade, sinon du mépris, du moins de l'indifférence profonde que je ressens pour les suffrages de la foule.
L'Opinion publique étant inconstante comme une femme, banale comme une grisette et prostituée comme une fille au premier vendeur de thériaque, la courtiser est une faiblesse et l'esclaver est une chimère; je me sens donc trop friand de voluptés délicates et trop despote dans mon amour-propre pour prétendre jamais vaniteusement forniquer avec elle.—Le ferai-je, Messieurs, qu'il me faudrait encore confier mes désirs au proxénétisme aveugle et sordide de la Renommée, et cette autre mégère m'écoeure et m'épouvante, depuis que ses cent voix usées par le concubinage du temps et avilies par des aboiements lucratifs, se sont enrouées au diapason de l'unique voix de Jean Hiroux.
Dans la procréation de mes oeuvres, Messieurs et doctes Petits-Maîtres, je suis—n'allez pas, de grâce, crier au scandale—imitateur d'Onan, aussi bien qu'en amour, je me révèle disciple de talon rouge et petit-fils de Roué.—Onan était en effet un grand désabusé des plaisirs partagés, et j'ai toujours pensé que ce singulier sceptique nihiliste des incubations froid valait mieux que sa réputation de criminel d'Écriture-Sainte; à mes yeux, il se présente comme un sublime rêveur de voluptés impossibles, qui, afin de plus sûrement dégrader son imagination, s'empressait de noyer ses convoitises et d'anéantir ses débauches cérébrales dans les décevantes pollutions de la réalité crue.
Suis-je bien coupable, en cette manière, d'égoïser dans ma tête les joies solitaires et folles de mes conceptions, et pouvons-nous croire que la majorité des hommes pensent aux enfants qu'ils créent, alors que Dieu, dans sa sagesse, a si noblement masqué le corollaire de l'enfanture sous les plaisirs fugitifs mais piquants de la galanterie ou les ragoûts du libertinage?
Vous ne m'accuserez donc plus, entre vous et à voix basse, de chercher de petits ou de grands succès, ni de courir dans la poussière, de l'arène humaine, afin de tirer la Fortune par sa robe aux faux reflets. Douglas Jerrold, un humouriste anglais, disait fort spirituellement que la Fortune avait été représentée aveugle afin de ne pas voir les sots qu'elle enrichissait; si le temple de cette Déesse contient si notable assemblée, il est hors de doute que je puis attendre ses faveurs sur le seuil de ma porte, ce que je ne souhaite aucunement, car les sages ne courent jamais après leur félicité; ils se la donnent, ce qui est plus sur, et j'ai placé en ce qui me concerne toutes mes provisions de bonheur dans le coffre-fort de ma boîte osseuse.
Mais, Messieurs, laissons là ces questions d'intimité confraternelle, ces confidences à huis-clos, pour aborder, puisqu'il le faut, la série de mes revendications personnelles:
Bien que je ne me soucie point des bruits extérieurs, des éclats de presse et des sourdes médisances de la pâle envie, et quoique je n'ignore point, selon un vieil adage français, qu' «à laver la tête d'un nègre on perd sa lessive,» je ne pourrais et ne devrais laisser passer sous silence les coups d'espadon maladroits, que des pauvres bretteurs sans convictions ont tenté de me porter en pleine poitrine, si ces coups d'estoc avaient pu atteindre autre chose que ma cuirasse d'indifférence.
Il en est cependant autrement d'une remarque plus générale et que je serais mal fondé prendre en mauvaise part, car je la crois faite loyalement et sans parti pris, avec un ton sobre et une affection quasi-paternelle, par des écrivains bien élevés, d'un esprit judicieux et éclairé; je veux parler de mes déplorables tendances au style précieux, papillotant et maniéré; ainsi que de mes aptitudes spéciales à forger sur l'enclume des dictionnaires anciens les plus imprévus néologismes.
A ce «Cave Canem» placé si charitablement au début de ma route, je m'efforcerai de répondre avec toute la sympathie que m'inspirent mes bienveillants critiques et la bonne foi à laquelle ils ont droit. Dans ce but, et afin de vous faire prendre patience, je pourrais vous conter, Messieurs, un apologue qui serait mon apologie, mais je préfère abandonner le genre figuré au propre parler, et laisser de côté l'histoire naturaliste et sensualiste du roi des truands Fort en Gueule et du prince Fine Bouche, parabole où chacun de vous eût pu trouver des allusions peut-être en dehors de mon sujet, mais toutes en faveur de ma cause.
Si j'invoque en premier lieu ma préciosité, je ne nierai pas avoir été nourri dans le Salon bleu d'Arthénice et m'être complu aux mièvreries galantes de la Guirlande de Julie.—Mais qui me porta, je vous le demande, Messieurs, à courtiser la princesse Aminthe, fille de la Déesse d'Athènes, et à tisonner mes sympathies ardentes pour les Ménage, les Voiture, les Sarasin, les Montreuil, les Conrart et ces Messieurs de Port-Royal?—Qui m'excita à m'amignoter en compagnie de Stratonice, de Félicie, de Doralise ou de Calpurnie? Qui? sinon mes précieux instincts littéraires, et mes propensions amoureuses composer des métaphores assez riches pour capitoner les murailles grises de la réalité attristante et froide.
Il y a, disait Diderot, des grâces nonchalantes et des nonchalances sans grâce. A ceux qui me reprochent mon afféterie, j'opposerai ma personne et mon tempérament, et mettrai en avant mon naturel, mes goûts, mes sens, mes gestes, ma démarche sans théorie, et l'accent de mes paroles. De l'orteil aux cheveux, tout en moi se tient sans se contredire; je puis plaire ou déplaire, mais je me déclare et me sens incapable d'inspirer de ces sentiments mixtes, tels que de petites passions ou d'anodines amitiés, voire de l'indifférence. Tel que je suis, comme homme, je puis être un allumeur de désirs chez les quelques femmes qui seront frappées par ce qui constitue ma personnalité, de même que, tel qu'il se présente, mon style pourra séduire entièrement quelque rare lecteur qui y sentira le naturel de ma griffe, sans éprouver le besoin d'y apercevoir ma signature au bas de la page.
Je suis donc aussi naturel dans ma démarche et dans mes amours, que dans mes écrits; aussi peu recherché dans la manière de puiser mes pensées que dans la façon de les exprimer, si j'y mets quelque chose de plus que les autres, c'est que ce quelque chose est en moi: il y a des poules dont les oeufs sont marbrés de vert et de rose, de même qu'il y a des fleurs au parfum, quintessencié dont peu de personnes peuvent subir l'approche, mais qui ravissent les odorats dépravés.
Eh! Messieurs, tout est là; il est des hommes qui naissent avec un caractère bien tranché; il semblerait qu'ils soient plutôt nés d'eux-mêmes que descendus d'Adam, ils sont au-dessus des tempêtes comme la mer de cristal que saint Jean vit dans le ciel, laquelle n'était agitée par aucun vent. Pour moi, toute ma morale consiste dans la façon de régler mes moeurs selon les préceptes de mon jugement, et j'ai toujours songé que savoir l'art de plaire ne valait pas la sympathique manière de pouvoir plaire sans art. Je ne serai jamais, j'en conviens, le hochet de la foule; «l'esprit du vulgaire, s'écrie un philosophe ancien, est semblable aux rivières dont les eaux soutiennent les choses les plus légères et viles comme la paille, les fruits secs et les noix creuses, tandis que les objets plus précieux et plus pesants comme l'or et les diamants, y sont ensevelis et roulés dans le sable ou la vase.»
Qu'on ne dise donc pas que je suis précieux par vanité et par genre, que je mets des grelots à mon style ou que je harnache ma prose comme une mule espagnole, cela serait hyperbolique et faux, autant vaudrait affirmer que si je passe sur la place publique, le chapeau incliné sur l'oreille comme un feutre, le torse cambré, la poitrine en avant, le manteau jeté en draperie sur la courbe de mon bras et ma canne au côté comme une rapière, relevant en retroussis ma cape-pardessus qui traîne à terre, autant vaudrait affirmer, dis-je, que tous mes gestes sont étudiés, toutes mes poses analysées dans un but de recherche, tous mes pas bien mesurés pour ne rien déranger à l'ensemble de ma silhouette, et cependant, Messieurs, j'ai cru remarquer des reproches analogues, lorsque, ainsi équipé, je passe parmi le brouhaha des foules. J'ai pu m'apercevoir que l'oeil béat des simples me regardait singulièrement, pendant que des esprits forts esquissaient,—non pas un sourire que j'aurais clos à l'instant,—mais une sorte de papillotage de l'oeil qui indique la surprise mariée au blâme très légitimement.—Dans ces courses à travers la ville, Messieurs, je suis aussi simplement attifé que ma prose dans mes écrits, ma personne et mon style me reflètent, aussi bien quand je compose, qu'à ces instants où, seul et sans souci je marche dans le dédain des inconnus, l'esprit en avant-garde de mon corps.
Il me serait facile de démontrer plus amplement le non-sens de ces reproches, je pourrais même dire ici ce que je pense des précieuses et des sacrificateurs de leur temple, mais ceci nous entraînerait bien loin: je me réserve de vous soumettre à ce sujet un travail séparé qui fera bonne justice des sottises qu'on débite journellement sur les habitués de l'Hôtel de Rambouillet, mais je n'oublierai pas, Messieurs, que dans notre civilisation actuelle, et à l'heure présente, je ne suis pas le seul précieux, et que chacun se plaît à reconnaître que le temps que vous me consacrez l'est infiniment plus que moi.
Vous penserez bien que je ne suis pas semblable à ces orateurs dont la facilité de parler ne provient que d'une impuissance de se taire; et vous me permettrez d'arriver maintenant ma seconde riposte, c'est-à-dire au néologisme dont mes excellents critiques me blâment si tendrement de faire un usage abusif.
Je suis de ceux qui croient que l'expression rajeunit la pensée, non pas qu'il faille chercher à raviver les choses déjà exprimées, mais au contraire, dans ce sens, qu'un écrivain doit mouler ses pensées dans sa personnalité et les émettre fraîches écloses, avec l'assurance qu'un autre a pu concevoir d'une manière analogue, sans accoucher sous une forme identique.—Il y a donc néologismes et néologismes, comme il y a fagots et fagots: les uns sont importés dans la langue pour interpréter les idées nouvelles, les autres ne sont que des pléonasmes de termes anciens qu'il est inutile de refondre dans une matrice moderne.
On peut m'accuser d'enfanter les premiers, mais je ferais volontiers la gageure qu'aucun de mes écrits ne contient le plus mince des seconds, car j'étymologise plus que je ne néologie, et je ne me montrerai jamais ni assez boutadeux, ni assez mauvais grand-prêtre de la langue, pour me permettre la fantaisie de baptiser les pauvres petits bâtards des piètres écrivassiers d'aujourd'hui.
Je professe l'opinion d'un grammairien logique et indépendant, à savoir que le français récent sans la langue ancienne est un arbre sans racines, et je dévore chaque jour les racines de cet arbre géant, Messieurs; je m'en repais comme un Anachorète, je les recherche, et les trouve dans Richelet, dans Ménage, dans Furetière, dans Saint-Evremont, dans J. Leroux et dans Langlet-Dufresnoy, sans espérer les découvrir dans les dictionnaires châtrés de nos Académies patentées. Je les savoure surtout, ces racines profondes de notre terroir, dans le sage et bon Montaigne, dans Rabelais, le grand néologue, dans les auteurs et les poètes satyriques du seizième siècle, dans les épistoliers du dix-septième, dans Molière, dans Balzac ou dans Saumaise, et jusque dans Diderot, Saint-Simon et Voltaire, ce merveilleux écrivain qui a peut-être encore plus ressuscité de mots qu'il n'en a inventés.
La beauté et le pittoresque de notre langue est dans sa tradition; son sang le plus coloré, son génie, sa verdeur toute gauloise, ce je ne sais quoi de galant et de bravache qui pique et dévergogne la pensée, tout ce sel attique et cette moutarde capiteuse n'ont d'autre provenance qu'une origine de plus de cinq siècles; l'écrivain de nos fours qui néglige ses ancêtres est plus barbare que les premiers Gaulois, il a la sottise d'un guerrier qui ignorerait l'histoire de son drapeau et les héroïques faits d'armes de ses vétérans dans la carrière. Hélas! Messieurs, il faut bien le dire, nombreux sont ceux-là qui négligent les sources salutaires, ils n'apprécient pas la saveur des bonnes cuvées, et ils croient toujours boire la piquette du néologisme en profanant et méconnaissant la rouge boisson des plus vieux crûs.
Il n'y a que les secs, les constipés d'imagination les petits jardiniers d'un vilain style à la Le Nôtre, les hommes de marbre, comme les nommait Grimm, qui puissent jouer au casse-tête chinois avec les vocables discutés, revus et approuvés par les habitants du Palais-Mazarin.—Pourquoi ne pas vendre aux peintres des couleurs tolérées par l'État, si l'on ne veut pas permettre aux littérateurs de franchir les lourds et ternes in-folios d'académie?
Le malheur est qu'on a dit et répété sans raison à la suite de l'ennuyeux rhéteur Despréaux, le trop fameux: enfin, Malherbe vint, et je ne ferai injure à personne, même à Malherbe, en affirmant qu'il n'était nullement nécessaire qu'il vînt. Boileau estimait trop Horace pour ne pas méconnaître notre ancienne littérature vivante et vibrante, et pour ma part je fais bon marché de ce classique aligneur de rimes, ne serait-ce qu'en faveur de Ronsard et «ses pipaux rustiques,» ou de Saint-Amant, «ce fou qui décrivait les mers.»
Au reste, sans me lancer dans cette disgression peut-être trop longue à votre gré, puisque je parle à des croyants et à des fidèles coûtumiers de ma prose, j'aurais pu chevaucher cet aimable paradoxe que, si tout ce qui est français moderne ne se comprend pas, tout ce qui, par contre, se comprend est français; mais il se pourrait que ce sophisme ne vous convaincût pas, Messieurs, et je passerai outre dans mes revendications, en affirmant que toute critique relative au néologisme ne saurait avoir prise sur moi, car je me considère attaché par les entrailles à la langue-mère si chaude et si noble du seizième siècle, comme je le suis par l'esprit aux badinages spirituels et aux railleries profondes du siècle de la Régence.
Je ne veux donc pas prostituer mon langage, et si je néologie, je fais voeu de ne jamais argoter.— Pour vous prouver combien je suis et veux rester constant dans les principes et les sentiments que je viens de vous exprimer avec le sans-façon et la quiétude d'un esprit indépendant et altier plutôt qu'orgueilleux, je vous présenterai aujourd'hui même, dans la fraîcheur de sa novelleté, la plus récente expression de mon Langage amarivaudé et de mon Style minaudier, sans crainte d'effarer mes charmants aristarques qui finiront, si bon leur semble, par ne voir en moi qu'un «grand enfant opiniâtre et incorrigible.»
J'aurais pu, Messieurs, intituler ce dernier volume «Le Cadran de... Cupido,» mais il est des esprits inquiets qui cherchent la petite bête sans prendre la peine de se regarder par le gros bout de la lorgnette, et comme il existe en plus—et en nombre aussi peu respectable,—des Agnès ou des Arsinoë qui n'eussent pas manqué de s'appesantir sur l'aiguille de ce cadran, jusqu'à offenser la morale, j'ai cru qu'il était de ma dignité de ne pas prêter le dos aux interprétations malveillantes et niaises des impuissants assez malheureux pour avoir oublié sur l'horloge de l'amour l'heure glorieuse de midi.
Afin de lasser la curiosité des badauds chercheurs de lune en plein jour, et aussi pour mieux me mettre à l'abri du profane vulgaire, j'ai pris et accroché au fronton de mon petit temple ce titre simple et... gracieux—(encore un néologisme inventé par Ménage),—ce titre sans fanfare et sans scandale: «Le Calendrier de Vénus.» Vous n'y trouverez assurément pas les graves dissertations, les lourds chapitres que vous seriez en droit d'attendre d'un homme mûr, adipeux, bardé de grec et de latin et blanchi sous le harnais des sciences stériles, ni même une étude très fouillée et très prolixe sur la fille de Jupiter et de la nymphe Diane, sur celle qu'Énée appelait: Dionoea mater.—Je ne voudrais point être aussi mythologique, parler, hors de saison, de Pline, d'Horace, de Virgile, de Tacite, de Cicéron ou de Sénèque, pour conclure en m'anéantissant dans une érudition sans grâces, lors même que j'invoquerais Aglæia, Thalie et Euphrosine.
Ce livre est issu de l'écume de ma fantaisie et de la volupté de mes sensations personnelles, comme Vénus est sortie de l'écume de l'onde. A ceux qui se voileraient le visage, je dirai que je ne maçonne pas les remparts de mon âme avec la perfidie et les apparences de la chasteté; je vais volontiers me faire couronner à Amathonte, à Cypre, à Idalie et à Gnide, et je le dis loyalement: les myrthes me sont plus agréables que les lauriers, et si, en faune bragart, je cours après les nymphes roses et friponnes, je ne vais pas avec elles me cacher: sub antro. Le soleil peut me voir et Phoebé en pâlir sans que le moindre vermillon ne vienne cardinaliser mes joues.—Je ne permets qu'aux octogénaires de me blâmer et je leur pardonne, comme on pardonne aux goutteux qui blâment la célérité des autres, car, selon l'auteur des Questions sur l'Encyclopédie, nous ressemblons presque tous à ce vieux général qui, ayant rencontré de jeunes officiers qui faisaient la petite joie avec des filles, leur dit tout en colère. «Eh! Messieurs, est-ce là l'exemple que je vous donne?»
J'ajouterai, afin de terminer ce discours trop long à mon gré, et sans aucun doute au vôtre, que je vous crois, Messieurs et Petits-Maîtres, trop raffinés et trop sincèrement dégustateurs pour penser que vous puissiez aujourd'hui espérer de moi un long roman bien cousu, brodé sur le canevas d'une aventure mirifique et idéale.—Le temps n'est plus où Bassompierre buvait dans sa large botte et où les courtisans du dix-septième siècle dévoraient l'Astrée. Si j'étais gentilhomme verrier, comme aux beaux jours d'antan, je dédaignerais de souffler ces immenses coupes où s'abreuvent les peuples de Germanie, ces lourds Teutons sans délicatesse, je réserverais mes soins à ces mignonnes cristalleries de Venise, fines comme la dentelle et légères comme un souffle d'amour; c'est dans les petits verres que se versent lentement les liqueurs les plus exquises, c'est dans les grands que le peuple s'enivre.—Les gros romans grisent brutalement comme ces repas de corps des noces de banlieue, où la grossière gaîté tache la nappe et éclabousse la nature.—Loin de nous, Messieurs, ces beuveries écoeurantes, ces crevailles d'insipides Grandgousiers sans estomacs; si nous courons à la lippée, c'est en partie fine, dans des petits soupers choisis et bien conçus, sans calbauder ni faire chatte mitte; qui nous aime nous suive! et dussé-je pour ma part m'inviter moi-même comme Lucullus, cet immense incompris, je n'en aurai pas moins grande joie, et penserai, en flaconnant solitairement, que les plaisirs faciles ne se dissipent que trop vite et qu'hélas! ce qui nous vient par la flûte souvent s'en retourne par le tambourin.
Paris, 25 septembre 1879.