Le calendrier de Vénus
Les Fastes du Baiser
Suçotant frétillardement,
Dérobons nous tout doucement
Par un baiser l'âme et la vie.
PARNASSE DES MUSES.
D'après la légende interprétée par Jean Second Evrard, l'auteur des Baisers—ce chef d'oeuvre d'un poète voluptueux et hardi,—Vénus transporta vers l'aurore le jeune Ascagne tout endormi, dans un des bosquets enchanteurs qui dominent Cythère. Là, plaçant douillettement sur un lit de tendres violettes cet adorable adolescent, elle fit naître, de sa volonté de Déesse, une prodigieuse floraison de roses blanches dont les suaves senteurs s'épandirent à l'entour. Cypris contempla son oeuvre dans le mystère de sa retraite: Sous ses yeux, le fils d'Énée respirait doucement; les fleurs fraîches écloses s'épanouissaient au-dessus de sa tête, semblant bercer son sommeil, tandis que cependant l'air saturé de parfums capricieux conviait les sens aux plus charmants ébats. Vénus sentit sourdre en elle un étrange frisson; une ardeur fiévreuse se glissa dans ses veines, et les caresses, filles du désir, se prirent voleter avec malice sur ses divins appas. Adonis, en cet instant, lui apparût dans le lointain du passé avec les tièdes souvenances des délices charnelles; elle se mit à évoquer les grâces viriles, les valeureux enlacements, les coïntes galanteries de son amant, et, devant le repos d'Ascagne, devant ce garçonnet plus rose que les roses, devant les beautés sveltes de cette puberté découverte, elle se trouva faible, indécise, bouleversée; c'est ainsi que dormait son berger; elle eut voulu étreindre ce cou junévile et fringuer sur ce torse coquet, mais où Morphée régnait, sa pudeur fut maîtresse.
Les roses, dans leur langage, distillaient de capiteux conseils, les fleurettes du gazon chatouillaient le derme de ses jambes, ses colombes fidèles, battant joyeusement de l'aile, se becquetaient sous la ramée; les zéphirs avec un langoureux murmure se jouaient sur ses lèvres ardentes; l'amour, dans toutes ses manifestations, chantait une hymne à sa reine-mère; la nature par sa sève dictait sa grande loi. Alors, la sensible Dionée attendrie, éperdue, se laissa lentement tomber sur les parterres fleuris, et se penchant sur la fraîcheur des roses, elle en prit une et l'embrassa.—On eut dit, à ce contact, que le sol s'enflammait; les roses blanches s'animèrent, devinrent pourpres comme de pudibondes damoiselles tout à coup lutinées; autant de baisers cueillis par ces lèvres mi-closes, autant de baisers rendus, jusqu'à ce que Vénus, fière de sa moisson et trainée travers l'azur par ses cygnes éclatants, se mit à parcourir le globe terrestre, semant pleines mains comme un nouveau Triptolème des baisers inédits sur les campagnes fécondes.
«Depuis ce jour, tout brûle, et s'unit, et s'enlace;
Le bouton d'un beau sein est éclos du baiser;
Une rose y fleurit pour y marquer sa trace;
Fier de l'avoir fait naître, il aime à s'y fixer.»
C'est à ces baisers tombés du ciel, dans un combat des sens, que nous est venue la merveilleuse éclosion des plaisirs les plus vifs: baisers voluptueux issus des roses fraîches et vermeilles, baisers humides, précieux dictames des amours humaines; baisers frissonnants qui donnez la vie et scellez le pacte des âmes, baisers variés mais toujours enivrants et nouveaux, je vous salue!
D'autres, nourrissons d'Apollon ou amants favorisés des Parnassides, vous ont chantés sur des lyres sonores et harmonieuses; chaque jour des lèvres s'unissent pour célébrer votre gloire dans un râle de bonheur et d'ivresse: pour moi, heureux baisers, provocateurs de la virilité, baisers petits et grands, baisers doucereux ou brutaux, légers ou profonds, langoureux ou mordants, libertins ou vitriolesques; baisers auxquels la mâleté donne toute l'expression, je veux conter vos fastes dans le prosaïsme de ma manière, détailler vos mignardises si chères aux farfadels de la passion, et annoter vos variations savantes comme un pieux dégustateur de vos innombrables fantaisies qui embéguinent ma concupiscence.
II
Plusieurs savants, dans de longues dissertations, ont déjà traité la question. L'ouvrage le plus intéressant et aussi le plus célèbre est l'essai de Kempius, intitulé: de osculis. Les latins se servaient de mots différents pour mieux marquer la nuance des baisers; ils nommaient Osculum, un baiser donné entre amis; Basium, un baiser offert par convenance ou reçu par politesse; et Suavium, un tendre baiser impudique[1]. Ne nous inquiétons que de celui-ci; les autres ne sont que baisements ou baise-mains, contacts sans plaisirs, accolades sans convictions, civilités puériles et honnêtes, Berquinades à l'usage des hypocrisies sociales. Si je m'étends ici quelque peu sur l'historique des baisers, ce sera pour revenir avec plus d'empressement à ces doux becquetages de tourterelles, à ces duos des lèvres, à cette fusion des désirs que les anciens exprimaient si bien par columbatim, un mot exquis que colombellement ne saurait traduire à mon gré.
[1] Cette différence est indiquée ainsi dans les Arrêts d'amours de Martial d'Auvergne: «ut paululum a materia divertamus, quid sit discriminis inter basium, osculum, et suavium dicamus, Aelius Donatus in Eunucho Terentiano tria osculandi genera ponit, osculunt silicet, basium, et suavium. Oscula officiorum sunt, basia vero pudicorum affectuum, suavia libidinum vel amorum. Servius Honoratus in primo Æneid super his verbis: oscula libavit, osculum religionis esse dicit, suavium autem libidinis.
Lorsqu'à Rome l'adultère ne subissait aucune loi de répression, le baiser public était ignoré et considéré comme un gage de fidélité conjugale mis au nombre des caresses secrètes de la nuictée; un jeune citoyen pour avoir eu la témérité de ravir un baiser à une grave matrone fut par sentence condamné à mort et exécuté. On peut trouver dans le code une loi dont les prérogatives sont connues par les jurisconsultes sous le nom de Droit du Baiser. Ce droit consistait en présents de fiançailles qui devaient compenser l'atteinte que la pudicité virginale de l'épousée avait soufferte d'une amoureuse union des lèvres, c'était le gage avant-coureur de l'amour conjugal. Les Romains ont fait aussi quelquefois du baiser un acte religieux; les philosophes et les naturalistes prétendaient que les yeux, le col, les bras et généralement toutes les parties du corps étaient consacrées à des divinités particulières[2]; on croyait honorer ces divinités en baisant les membres qui étaient sous leur protection. Ils embrassaient l'oreille, le front et la main droite dans la pensée de rendre hommage à la mémoire, à l'intelligence et à la fidélité qu'ils étaient accoutumés à symboliser dans un culte divin.
[2] Voyez à ce sujet: Variétés littéraires ou Recueil de pièces tant originales que traduites (par l'abbé Arnaud et Suard). Paris, 1768, tome I, pp. 379 et suivante.
L'usage réservé du baiser sur la bouche tenait également au culte. Les vertueux Romains regardaient la divinité qui préside à l'amour comme le parangon de la chasteté; les blanches colombes qui conduisaient son char étaient la plus naïve expression de la pureté morale, et ils auraient cru déplaire à Vénus, en prodiguant hors de propos le baiser amoureux qui devait témoigner seulement de la foi des époux. Les violateurs de cette loi étaient sévèrement punis. Valère Maxime en a relaté plusieurs exemples frappants. Les profonds penseurs sentaient que, permis trop légèrement, les baisers conduisent souvent la perturbation des moeurs, et ils cherchaient clandestiner ces sensations voluptueuses dans la légitimité du mariage, pour inciter la jeunesse à l'hyménée et préserver son propre bonheur et la félicité de l'État.
On connaît le chapitre sur les baisers dans lequel Jean de la Caza, évêque de Bénevent, dit qu'on peut se baiser de la tête aux pieds; il plaint les grands nez qui ne peuvent s'approcher que difficilement et il conseille aux dames qui ont le nez long d'avoir des amants camus, et aux amoureux doués d'une protubérance nasale exagérée de choisir des maîtresses chez lesquelles cette partie saillante du visage soit plus fine et moins en avant.
«Le baiser était une manière de saluer très ordinaire dans toute l'antiquité, raconte Voltaire[3], Plutarque rapporte que les conjurés avant de tuer César, lui baisèrent le visage, la main et la poitrine. Tacite dit que lorsque son beau-père Agricola revint de Rome, Domitien le reçut avec un froid baiser, ne lui dit rien et le laissa confondu dans la foule. L'inférieur qui ne pouvait parvenir à saluer son supérieur en le baisant, appliquait sa bouche à sa propre main et lui envoyait ce baiser qu'on lui rendait de même si on voulait.»
«Les premiers chrétiens et les premières chrétiennes se baisaient à la bouche dans leurs agapes. Ce mot signifiait repas d'amour. Ils se donnaient le saint baiser, le baiser de paix, le baiser de frère et de soeur: agion Philema. Cet usage dura plus de quatre siècles et fut enfin aboli à cause des conséquences. Ce furent ces baisers de paix, ces agapes d'amour, ces noms de frère et de soeur, qui attirèrent longtemps aux chrétiens peu connus, ces imputations de débauche dont les prêtres de Jupiter et les prêtresses de Vesta les chargèrent; vous voyez dans Pétrone et dans d'autres auteurs profanes, que les dissolus se nommaient frère et soeur. On crut que chez les chrétiens les mêmes noms signifiaient les mêmes infamies; ils servirent innocemment eux-mêmes à répandre ces accusations dans l'Empire romain.
[3] Voltaire. Questions sur l'Encyclopédie.
Il y eut dans le commencement dix-sept sociétés chrétiennes différentes, comme il y en eut neuf chez les Juifs, en comptant les deux espèces de samaritains. Les sociétés qui se flattaient d'être les plus orthodoxes, accusaient les autres des impuretés les plus inconcevables. Le terme de Gnostique qui fut d'abord si honorable, et qui signifiait savant, éclairé, pur, devint un terme d'horreur et de mépris, un reproche d'hérésie. S. Epiphane, au troisième siècle, prétendait qu'ils se chatouillaient d'abord les uns les autres, hommes et femmes, qu'ensuite ils se donnaient des baisers fort impudiques, et qu'ils jugeaient du degré de leur foi par la volupté de ces baisers; que le mari disait à sa femme en lui présentant un jeune initié: fais l'agape avec mon frère; et qu'ils faisaient l'agape.»
Voltaire n'ose ajouter dans la chaste langue française ce que S. Epiphane ajoute en grec[4]. Saint Augustin remarque qu'on regardait autrefois les baisers donnés à la femme d'autrui comme dignes de grands châtiments. Le Cardinal Tuschus nous apprend aussi que dans le Royaume de Naples on infligeait une forte amende à ceux qui baisaient une vierge par surprise dans la rue et qu'on les reléguait loin du lieu même où le péché mignon avait été commis. Un Évêque de Spire, qui vivait du temps de l'empereur Rodolphe fut obligé de sortir de l'Empire pour une semblable cause.
[4] Epiphane. Contra hoeres, liv. I, tome II.
En France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, le baiser public fut toujours considéré comme un acte de civilité et de déférence; les Cardinaux avaient droit de donner l'osculation aux reines sur la bouche, et toute honnête dame eut considéré comme un affront de ne pas recevoir un baiser de lèvres à lèvres lors de la première visite d'un seigneur. La plus charmante des voluptés devint ainsi banale: «La Cherté, écrivait alors le Saige Montaigne, donne du goût à la viande: voyez combien la forme de salutations qui est particulière à notre nation abâtardit par sa facilité la grâce des baisers, lesquels Socrate dit être si puissants et dangereux à voler nos coeurs. C'est une déplaisante coutume et injurieuse aux dames, d'avoir à prêter leurs lèvres quiconque a trois valets à sa suite, pour mal plaisant qu'il soit: et nous mêmes n'y gagnons guère; car comme le monde se voit porté, pour trois belles, il en faut baiser cinquante laides, et à un estomac tendre comme sont ceux de mon âge, un mauvais baiser en surpasse un bon.» Pour les dames, à quelqu'époque que ce soit, elles furent toujours sensibles aux baisers énamourés d'un galant cavalier, et si quelques-unes s'en offensèrent en apparence, la plupart d'entre elles, en recevant l'accolade sur la joue gauche furent tentées, en tendant la joue droite de répondre ainsi qu'une belle demoiselle surprise à l'improviste par un joyeux brusquaire: «Monsieur, vous m'offensez, mais voici l'autre côté, je sais mon évangile.»
III
«S'il est désagréable à une jeune et jolie bouche de se coller par politesse a une bouche vieille et laide, dit l'auteur de Candide, il y avait un grand danger entre les bouches fraîches et vermeilles de vingt vingt-cinq ans; et c'est ce qui fit abolir la cérémonie du baiser dans les mystères et les agapes, c'est ce qui fit enfermer les femmes chez les Orientaux, afin qu'elles ne baisassent que leurs pères et leurs frères; coûtume longtemps introduite en Espagne par les Arabes.»
La science a-t-elle besoin de prouver qu'il y a un nerf de la cinquième paire qui va de la bouche au coeur et de là plus bas? la nature a tout préparé avec le génie le plus délicat: les petites glandes des lèvres, leur tissu spongieux, leurs mamelons veloutés, la peau fine, chatouilleuse, leur donnent un sentiment exquis et voluptueux, lequel n'est pas sans analogie avec une partie plus cachée et plus sensible encore. La pudeur peut souffrir d'un baiser longtemps savouré entre deux piétistes de dix-huit ans.—Ronsard a poétisé comme suit ce tact charmant de lèvres:
Il sort de votre bouche un doux flair, que le thim,
Le jasmin et l'oeillet, la framboise et la fraise,
Surpasse de douceur, tant une douce braise
Vient de la bouche au coeur par un nouveau chemin.
Le baiser sur les lèvres est l'unique baiser de Vénus, c'est l'étincelle, le boute feu d'amour; il scelle l'entente des sexes, arde le coeur, allume le sang dans les veines, espoinçonne la virilité, cause le prurit vital, et met en appétit d'union. L'âme s'évapore dans un tel baiser, lorsque les désirs s'y unissent; il met hors de sens et cause un étrange satyriasisme; il fait fomenter la sève et fusionner deux existences: on y boit la vie de sa vie, on y heurte lascivement d'inoubliables sensations comme dans un toast sublime à l'entremise de la nature. Ainsi l'expriment les vers suivants dont on ignore l'auteur:
De cent baisers, dans votre ardente flamme,
Si vous prenez belle gorge et beaux bras,
C'est vainement; ils ne les rendent pas.
Baisez la bouche, elle répond à l'âme.
L'âme se colle aux lèvres de rubis,
Aux dents d'ivoire, à la langue amoureuse
Ame contre âme alors est fort heureuse,
Deux n'en font qu'une et c'est un paradis.
La conjonction des lèvres est l'écussonade de la plus vive jouissance, lorsque pour la première fois, en toute liberté, deux muqueuses se soudent dans une effusion commune—: Les deux amants sont là, seuls et encore timides; ils ont la gaucherie d'une entrevue à huis-clos, où les sens sont plus éloquents que les proclamations du désir; les mains se sont pressées, déjà un bras s'arrondit sur cette hanche mignonne; les épaules se touchent, les joues se frôlent, les poitrines se soulèvent et soupirent; les coeurs battent à l'unisson d'espoir et aussi de cette crainte vague qui fait antichambre à la porte du bonheur. Lui, sourit et mitonne ses délices; elle, sur la défensive de convenance, muguette et chiffonne son joli babouin dans une moue adorable. Voici que les visages se rapprochent, que les cheveux s'unissent et que les yeux dardent les yeux à des profondeurs volupteuses et infinies: un fluide mystérieux les enserre et les berce; sur cette jolie nuque blonde et rose ainsi que sur ce col brun d'Antinoüs, il passe comme un frisson avant coureur du spasme. Leurs cerveaux, accablés, semblent en ébétude tant est verdissante cette extubérance sensuelle, qui fait que les jouvenceaux, comme les bacchantes, se grisent eux-mêmes de leurs propres facultés. Tout à coup ces torses se cambrent, ces têtes se renversent, ces lèvres muettes se choquent, s'alluchent se confondent dans une haleinée de chaude amour, et des baisers acres et mordicants font entendre des petits bruits rieurs, délectables, alangouris qui se prolongent et s'achèvent comme un glou-glou d'ivresse entre ces deux heureux fretin-fretaillant.
Rien n'est comparable à ces liesses; les corps enlacés, s'acquebutant dans une puissante étreinte, se contournent en torsions d'amour; les lèvres mâles happent cette bouchelette fraîche ainsi que rosée, tandis que lancinantes et frétillant dans de diaboliques mouvements, les langues inassouvies se mordillent comme fraises et paraissent, dans l'imagination de ces félicités poignantes, sucer l'âme de sa vie, et faufrelucher la vie de son âme.
On dirait qu'en pareille délectation, on vide l'épargne de son être; Belzébuth trépigne dans les entrailles et s'y démène convulsivement, on demeure dans l'oubliance de toute l'humanité, et, sur ces lèvres de roses, où balbutie encore l'amour anéanti dans cette longue embrassée, les amants ne laissent mourir le plaisir que pour le faire renaître avec un renouveau plus quintenencié, avec des accents plus humides et brûlants à la fois.
L'abbé Desportes a chanté la saveur de baisers si tendres dans ses rhythmes exquis:
Et qu'en ces yeux nos langues frétillardes
S'étreignent mollement...
Quand je te baise, un gracieux zéphir
Un petit vent moite et doux qui soupire,
Va mon coeur éventant.
et plus loin:
Au paradis de tes lèvres décloses,
Je vais cueillant de mille et mille roses
Le miel délicieux...
Ce ne sont point des baisers, ma mignonne,
Ce ne sont point des baisers que tu donnes:
Ce sont de doux appas
Faits de Nectar...
Ce sont moissons de l'Arabie heureuse,
Ce sont parfums qui font l'âme amoureuse.
S'éjouir de son feu.
C'est un doux air embaumé de fleurettes,
Où, comme les oiseaux, volent les amourettes.
De tout temps, chez tous les peuples, des poètes de génie ont détaillé les charmes du baiser lascif; Virgile, Platon, Moschus, Tibulle et Catulle, Le Tasse, Le Dante, Pétrarque, Ronsard, Belleau, de Magny, le grave Corneille et le vertueux Racine, Voltaire et Rousseau; prosateurs, moralistes et philosophes, chacun a voulu analyser ces extases du baiser qui béatifient la passion.
Me sera-t-il permis de traduire ici l'inimitable Baiser seizième[5] de Jean Second, si chaud et si coloré dans sa belle latinité, qu'il peut paraître téméraire d'en rendre le sens exact sans craindre d'en atténuer les fantasieuses délicatesses. Je traduirai moins lourdement que Ménage, plus tendrement que Balzac, peut-être moins sentencieusement que Gui-Patin.
[5] Jean Second.—Basium XVI: Latonæ nivoeo sidere Blandior, etc.
IV
—Toi qui es plus étincelante que l'astre brillant de la pâle Phoebé, toi qui surpasse en éclat l'étoile d'or de Vénus, ô ma douce Néoera, accorde moi cent baisers; prodigue-les moi avec autant d'abandon que jadis Lesbie les donna à son poète inassouvi; cueille-les sur ma bouche, en aussi grand nombre que ces grâces amoureuses qui se jouent sur tes lèvres mutines et sur tes joues rosées. Fais pleuvoir sur mon corps ces mêmes accolades aussi drues que ces traits enflammés lancés par tes regards ardents qui font naître à la fois la vie et la mort, l'espérance et la crainte, la joie et les soucis cuisants. Que tes baisers soient plus multiples, plus acérés que ces flèches innombrables, dont un petit Dieu léger et moqueur, puise la variété dans son carquois doré, pour en férir ma pauvre âme, et, ce chant de tes lèvres, joins les propos grivois, les soupirs voluptueux et les plus aimables caresses. Imite ces tendres colombes qui, dès le réveil du printemps, bec contre bec, se trémoussent des ailes; Néoera, viens à moi, éperdue, défaillante, accablée de désirs, ta bouche sur ma bouche, collée étroitement: tourne avec langueur tes yeux noyés d'une humide flamme et d'une lubricité poignante; alors seulement fais appel à ma virilité, renverse-toi sans force entre mes bras: je t'enlacerai, je te presserai contre moi, je t'environnerai de mon amour, et, parcourant tes appas glacés, je te ferai renaître au rouge soleil de Cythère; je te rappelerai à la vie par une savoureuse et lancinante embrassade, jusqu' ce que succombant moi-même, dans les plaisirs de cette ardente becquée, je sente mon âme m'échapper, s'écouler et passer sur tes lèvres. A cet instant, ma Néoera aimée, je soupirerai, bien bas, comme dans une agonie de volupté: Je meurs, je meurs, ma tant douce maîtresse, je meurs de plaisir et d'amour; prends-moi, recueille-moi, embrasse-moi de tes bras frais et potelés, je défaille et suis sans ardeur ni puissance. Tu me réchaufferas alors sur ton coeur embrasé; dans le parfum d'un de tes baisers tu m'insuffleras la vie et, m'éveillant peu à peu sous les mignards attouchements de tes lèvres empourprées et mielleuses, je redeviendrai de nouveau ton amant, ton seigneur et ton maître.
C'est ainsi, ma Néoera, que nous devons arrêter la faux du temps, pendant les courts instants de notre bel âge. C'est ainsi, dans des douceurs cupidiques qu'il est sage de laisser s'écouler la jeunesse insouciante et rieuse; le plaisir a l'éclat des fleurs nouvelles qui tôt se fanent et se dessèchent. Sans qu'on y songe, voici venir la morne et pénible vieillesse avec son cortège de douleurs, de tristesses, de regrets superflus la décrépitude, et la mort nous guettent: Le temps presse, Néoera aimons-nous.
V
La bouche féminine, pour coquettement appeler le baiser et évoquer le désir, doit être plus petite que grande, d'une heureuse harmonie, les lèvres bien tournées, délicates, ni trop écarlates ni trop pâles, colorées d'une pointe de carmin, légèrement retroussée aux commissures et scintillantes sous l'humidité des caresses attendues. Le rire y doit creuser des fossettes friponnes au bas même du visage, et découvrir, comme d'un écrin sort un rang de perles, des dents petites, bien enchâssées également dans le vermeil des gencives et dont l'émail soit d'une blancheur japonaise à peine irisée. Le plus mince défaut buccal, pour un raffiné, est la mort des baisers d'amour; il ne faut point qu'une bouche soit ce qu'on appelait au seizième siècle: un abreuvoir mouches, elle doit, au contraire, prendre des airs musqués et affriander les yeux qui la contemplent. Certaines bouches ne sont qu'avaloirs sans expression; les lèvres grasses y bobandinent, les lourdes lippées y entrent, et les caquets en sortent, ce sont cavernes bien aviandées où tombent les léche-frions de cuisine, mais où ne parviennent point les hautises des gentilles accolades.
Sur les bouches coïntes et mutines, on peut bailler le Baiser à la pincette qui donne moins d'importance au caprice du moment. Pinçant doucement les deux joues des doigts, il est ainsi loisible de dérober amoureusement un long et sonore attouchement des lèvres, dont on se défend toujours trop tard.
Le Baiser à la dragonne est moins civil, il violente, meurtrit et blesse comme un éperon c'est le baiser de l'étrier, la vigoureuse botte de l'escrime d'amour, c'est la caresse brutale de d'Artagnan à son hôtesse, c'est mieux encore la pratique faunesque des amants sabreurs de voluptés, qui ne prétendent point s'amuser à la moutarde ou qui ne savent pas déguster les douceurs des agaceries prolongées.
Le Baiser à la florentine, ou baiser la langue en bouche, ainsi que disaient nos pères, nous est venu, assure-t-on, d'Italie, bien que ce soit le baiser d'amour français par excellence et tradition.—Dans ce baiser les langues frétillardes se daguent, se dévergognent et se fringuent; c'est une accointance active qui émoustille et que les bons sonneurs des lèvres préféreront toujours aux fleurettes naïves des Agnès de couvent.
Après la France, l'Italie et l'Espagne ont adopté ce dernier mode d'embrassade passionnée. En Allemagne et dans le nord, l'amour est plus réservé, bien que dans les hautes classes slaves, par un aimable raffinement, on ait inventé dans des petits soupers galants, le délicieux Baiser au champagne, qui rentre plutôt dans le domaine des enfantillages libertins que dans le royaume de l'amour sincère.
En Angleterre, le baiser a pris les proportions d'une institution sociale: les blondes et sentimentales fillettes du Pays-Uni, pour ne pas s'inféoder à un amant, possèdent toutes plusieurs Kissing-friends ou bons amis embrasseurs, qui concourent, par différentes manières, à déployer leurs talents. Certains gentlemen, réputés excellents Kissing-friends, sont recherchés des meilleures sociétés et quelques-uns, spécialistes émérites, font des conquêtes plus nombreuses et causent plus de désespoirs, de suicides et de jalousies qu'un Don Juan issu de Lovelace.—Dans le confort d'un divan profond, seule à seul avec le Kissing-friend élu de ses lèvres, avec cet «Exciting man,» une jeune anglaise passerait des heures d'insondable volupté à se laisser biscotter dans le tête à tête, sans songer un seul instant à invoquer Vénus, à froisser ou à laisser froisser la tunique de la morale.
Les lettres d'amour, comme formules de civilités, sont nourries de baisers innombrables; ils coûtent moins à écrire qu'ils ne coûteraient à donner. La locution «mille baisers,» est devenue plus banale, d'une familiarité domestique plus grande que la conjugaison du verbe aimer. Le poète, chevalier de Boufflers, le comprit fort judicieusement, en répondant à une dame qui lui envoyait un baiser:
Vous m'envoyez sur le papier
Un baiser qui bien peu me touche;
Baiser qui vient par le courrier
Pourrait-il chatouiller ma bouche?
Votre chimérique faveur
Me laisse froid comme du marbre;
Et ce fruit n'a point de saveur
Quand il n'est point cueilli sur l'arbre.
Voltaire n'eut pas mieux dit dans ses épîtres les plus malicieuses.
Madame de La Sablière, pour encourager un jouvenceau timide qui lui donnait un baiser furtif, lui murmura finement ce conseil:
Un baiser bien souvent se donne à l'aventure,
Mais ce n'est pas en bien user;
Il faut que le désir ou l'espoir l'assaisonne:
Et pour moi, je veux qu'un baiser
Me promette plus qu'il ne donne.
Parbleu!
VI
Le baiser a laissé sa tradition dans l'histoire et la mythologie; Alain Chartier, le doux poète, l'homme le plus érudit mais aussi le plus laid de son temps, reçut pendant son sommeil un tendre baiser de Marguerite d'Écosse, femme de Louis XI; c'est ainsi que la chaste Diane, suivant la fable, descendait chaque nuit du ciel pour consteller de baisers ardents le corps du jeune et charmant Endimion.
Chaque femme cache un point sensible où se concentre le fluide nerveux de son organisme. Pour un amant fortuné, il s'agit de découvrir ce ganglion, cette clef des sens, ce ressort des félicités poignantes, ce défaut de la cuirasse que toutes maîtresses ont la science de ne pas découvrir et dont elles conservent mystérieusement le secret, sachant que la divulgation les livrerait à la merci du vainqueur.
Que de femmes prétendues froides et insensibles, ne paraissent telles qu'aux yeux des superficiels: Un homme paraît avec la philosophie de la volupté et la tactique de l'amour; il étudie, il cherche, il analyse les sensations qu'il procure; il fouille de ses baisers cette nuque, ce dos, ces bras avec la patience d'un inquisiteur de porte inconnue, dissimulée dans une boiserie, il ne néglige aucune saillie, aucune vallée corporelle, aucun repli de cet épiderme satiné, jusqu' ce qu'il sente un frissonnement spécial qui est l'Eureka de ses recherches sensuelles. Heureux ceux-là qui ont la délicate persévérance d'arriver à leur but.
Connaître le point sensible d'une femme, cette partie solitaire de son être où le baiser frappe comme une balle ou éclate comme une grenade, c'est mieux que de la posséder, c'est l'isoler dans l'amour dont on l'environne, c'est couper la retraite à ses remords, à son inconstance, à ses faiblesses extérieures, c'est se l'attacher par un étrange mysticisme, c'est l'encloîtrer dans la dévotion libertine qu'on a su faire naître en elle.—Il est une force plus grande encore, c'est de connaître la recette des jouissances que l'on donne, et de feindre de l'ignorer pour ne pas mettre l'ennemi sur ses gardes.
Les baisers recevront toujours le culte des détrousseurs de coeurs et des cavalcadeurs à forte encollure; pour moi, je voudrais un jour traiter complètement un si brillant sujet parmi cette réunion d'études projetées dans un ensemble d'analyses voluptueuses; les poussifs toussotteraient avec indignation, les prudes se voileraient en brûlant de me lire, et les francs vivans, sans hypocrisie, reviendraient souvent ces dissertations, comme les femmes amoureuses reviennent à leur piano pour y jouer et rejouer les valses entraînantes.—Je ne saurais mieux conclure ici cette courte étude que sur cette pensée remarquable de Byron:
«J'aime les femmes et quelquefois je renverserais volontiers la conception de ce tyran qui désirait que le genre humain n'eût qu'une seule tête, afin de pouvoir la faire tomber d'un seul coup. Mon désir, pour être aussi vaste, est plus tendre et moins féroce: J'ai souvent désiré, aux jours heureux de mon célibat, que le sexe féminin n'eût qu'une bouche de rose, pour y pouvoir baiser toutes les femmes à la fois depuis l'Orient jusqu'à l'Occident.»
—Quel rêve!!!