Le Chat Maltais
LES GÉMEAUX
Grande est la justice de l’Homme Blanc — plus grande la puissance d’un mensonge.
(Proverbe indigène.)
La voici, votre Justice Anglaise, Protecteur du Pauvre ! Regardez mon dos et mes reins frappés à coups de bâtons — et de lourds bâtons ! Je ne suis qu’un pauvre homme, et il n’est point de justice dans les Tribunaux.
Nous étions deux, nés d’un même accouchement ; mais je vous jure que j’étais né le premier, et que Ram Dass est le plus jeune de trois bonnes gorgées d’air. L’astrologue l’a déclaré, et c’est écrit dans mon horoscope — l’horoscope de Durga Dass.
Or, nous nous ressemblions — moi et mon frère, qui est une brute sans honneur — nous nous ressemblions à ce point que personne ne savait, ensemble ou séparés, qui était Durga Dass. Je suis un Mahajun de Pali en Marwar, et un honnête homme. Ceci est vrai parler. Une fois parvenus à l’âge viril, nous quittâmes la maison de notre père, à Pali, et allâmes au Punjab, où c’est tous des lourdauds et de vrais enfants de bourriques. Nous ouvrîmes boutique ensemble dans Isser Jang — moi et mon frère — près de la grande citerne où le camp du gouverneur tire de l’eau. Mais Ram Dass, qui est sans loyauté, me chercha querelle, et nous fûmes divisés. Il prit ses livres, ses pots, et sa Marque, et se fit bunnia — prêteur sur gages — dans la longue rue d’Isser Jang, près de la barrière de la route qui va à Montgomery. Ce ne fut pas ma faute si nous nous arrachâmes l’un à l’autre le turban. Je suis un Mahajun de Pali, et je parle toujours vrai parler. Ce fut Ram Dass, le larron et le menteur.
Or, personne, pas même les petits enfants, ne pouvait à première vue savoir qui était Ram Dass et qui était Durga Dass. Mais tous les gens d’Isser Jang — puissent-ils mourir sans fils ! — disaient que nous étions des voleurs. Ils employaient beaucoup de mauvais parler, mais je prélevais de l’argent sur leurs bois de lit et leurs marmites, la récolte sur pied et le veau à naître, depuis la citerne du grand square jusqu’à la barrière de la route de Montgomery. C’étaient des imbéciles, ces gens — pas bons à couper les ongles de pied d’un Marwari de Pali. Je leur prêtai à tous de l’argent. Un peu, rien qu’un tout petit peu — ici un pice et là un autre pice. Dieu m’est témoin que je suis un pauvre homme ! L’argent est tout resté avec Ram Dass — puissent ses fils se changer en chrétiens et sa fille n’être qu’un feu ardent et une honte pour la maison de génération en génération ! Puisse-t-elle mourir non mariée, et être la mère d’une multitude de bâtards ! Que la lumière s’éteigne dans la maison de Ram Dass, mon frère ! C’est chose pour quoi je prie deux fois par jour — avec des offrandes et des charmes. Voici comment le mal débuta. Nous partageâmes entre nous la ville d’Isser Jang, mon frère et moi. Il y avait au delà des portes un propriétaire, lequel habitait à un mille à peine sur la route qui mène à Montgomery, et son nom était Muhammad Shah, fils d’un Nawab. C’était un grand diable, et il buvait du vin. Tant qu’il y eut des femmes en sa maison, ainsi que du vin et de l’argent pour les fêtes de mariage, il se tint en gaîté et s’essuya la bouche. Ram Dass lui prêta de l’argent, un lack ou un demi-lack — comment savoir ? — et tant qu’on lui prêta de l’argent, le propriétaire ne s’inquiéta pas de ce qu’il signait.
Les gens d’Isser Jang constituaient mon lot, et le propriétaire ainsi que les suburbains constituaient le lot de Ram Dass ; car ainsi en avions-nous arrangé. C’était moi le pauvre, attendu que les gens d’Isser Jang étaient sans opulence. Je faisais ce que je pouvais, mais Ram Dass n’avait qu’à attendre à la porte du jardin du propriétaire, et à lui remettre l’argent, prenant les reconnaissances des mains de l’intendant.
Durant l’automne de l’année qui suivit ces prêts, Ram Dass dit au propriétaire : « Payez-moi mon argent. » Sur quoi le propriétaire le couvrit d’injures. Mais Ram Dass alla devant les Tribunaux avec les papiers et les reconnaissances — tout en règle — et obtint des ordonnances contre le propriétaire ; et le nom du gouvernement était en travers des timbres des ordonnances. Ram Dass prit champ par champ, manguier par manguier, citerne par citerne ; introduisant dans la place ses gens à lui — débiteurs de la banlieue d’Isser Jang — pour cultiver les récoltes. C’est ainsi qu’il s’insinua peu à peu dans la propriété, car il avait les papiers, et le nom du gouvernement était en travers des timbres, au point que ses gens finirent par détenir les récoltes pour lui sur toutes les faces de la grande maison blanche du propriétaire. C’était fort bien ; mais quand le propriétaire s’aperçut de cela, il fut fort en colère et maudit Ram Dass à la manière des Mahométans.
De quelle sorte le propriétaire était en colère, mais Ram Dass riait et réclamait encore des champs, comme il était écrit sur les reconnaissances. C’était dans le mois de Phagun. Je pris mon cheval et m’en allai parler à l’homme qui fabrique des bracelets de laque sur la route de Montgomery, à cause qu’il me devait une dette. Devant moi, sur son cheval, se trouvait mon frère Ram Dass. Et lorsqu’il me vit, il tourna de côté dans les hautes récoltes, car il y avait de la haine entre nous. Et je continuai mon chemin jusqu’à ce que j’arrivasse aux buissons d’orangers près de la maison du propriétaire. Les chauves-souris voletaient et la fumée du soir rasait la campagne. Là vinrent à ma rencontre quatre hommes — rodomonts et mahométans — le visage enveloppé, qui empoignèrent la bride de mon cheval et s’écrièrent : « C’est Ram Dass ! Battons-le ! » Et ils me battirent avec leurs bâtons — de lourds bâtons tout entourés de fil de fer au bout, arme en usage chez ces porcs de Punjabis — jusqu’au moment où, ayant crié grâce, je tombai sans connaissance. Mais ces éhontés me battirent encore, disant : — « Oh, Ram Dass, voici vos intérêts — bien pesés, bien comptés dans votre main, Ram Dass. » Je criai à tue-tête que je n’étais pas Ram Dass, mais Durga Dass, son frère ; encore ne m’en frappèrent-ils que davantage, et ce ne fut que lorsque je devins incapable de pousser un cri qu’ils me laissèrent. Mais je vis leurs visages. Il y avait Elahi Baksh, qui court sur le côté du cheval blanc du propriétaire, et Nur Ali, le gardien de la porte, et Wajib Ali, le cuisinier si robuste, et Abdul Latif, l’homme de courses — tous de la maison du propriétaire. Ces choses, je peux les jurer sur la queue de la Vache si besoin est, mais — Ahi ! Ahi ! — ç’a été déjà juré, et je suis un pauvre homme dont l’honneur est perdu.
Quand ces quatre bandits s’en furent allés en riant, mon frère Ram Dass sortit des récoltes et pleura sur moi comme sur un mort. Mais j’ouvris les yeux, et le priai de m’avoir de l’eau. Lorsque j’eus bu, il me porta sur son dos, et par des chemins de traverse m’amena dans la ville d’Isser Jang. Mon cœur, en cette heure-là, était tourné vers Ram Dass, mon frère, à cause de sa tendresse, et je perdis mon inimitié.
Mais un serpent est un serpent tant qu’il n’est pas mort ; et un menteur est un menteur tant que le jugement des Dieux ne s’est pas emparé de son talon. J’eus tort en cela que j’eus foi en mon frère — le fils de ma mère.
Quand nous fûmes arrivés en sa maison et que je fus un peu revenu à moi, je lui racontai mon histoire, à quoi il répondit : « Sans doute, c’est moi qu’ils voulaient battre. Mais les Tribunaux siègent et la Justice du Sirkar plane au-dessus de tout ; rends-toi donc devant les Tribunaux une fois le mal passé.
Or, lorsque nous avions quitté Pali, au temps jadis, il était advenu une famine qui s’étendit de Jeysulmir à Gurgaon et toucha Gogunda au sud. A ce moment-là, la sœur de mon père s’en vint vivre avec nous à Isser Jang ; car un homme doit avant tout veiller à ce que les siens ne meurent pas de besoin. Quand arriva la querelle entre nous deux, la sœur de mon père — une maigre chienne édentée — déclara que c’était Ram Dass qui avait raison, et s’en alla avec lui. En ses mains — à cause qu’elle connaissait la médecine et quantité de remèdes — Ram Dass, mon frère, me remit affaibli par les coups et grandement meurtri jusqu’à rendre le sang par la bouche. Au bout de deux jours de maladie la fièvre me prit ; et j’ajoutai la fièvre à la note dressée dans ma tête contre le propriétaire.
Les Punjabis d’Isser Jang sont tous fils de Bélial et d’une ânesse ; mais ce sont de fort bons témoins, qui portent témoignage sans broncher, quoi que puissent dire les plaideurs. J’achèterais des témoins à la douzaine, et tout le monde déposerait non seulement contre Nur Ali, Wajib Ali, Abdul Latif et Elahi Baksh, mais contre le propriétaire, en déclarant que lui-même du haut de son cheval blanc avait appelé ses gens pour me battre ; et encore qu’ils m’avaient dépouillé de deux cents roupies. Pour le dernier témoignage je remettrais un peu de sa dette à l’homme qui vendait les bracelets de laque, et il déclarerait qu’il avait remis l’argent en mes mains, et avait assisté de loin au vol, mais que, pris de peur, il s’était sauvé. Ce plan, je l’exposai à mon frère Ram Dass ; et il déclara que la combinaison était bonne, et me souhaita de me consoler et de tâcher de me remettre sur pied le plus promptement possible. Mon cœur était ouvert à mon frère durant ma maladie, et je lui donnai les noms de ceux que je comptais appeler comme témoins — tous gens me devant de l’argent, ce dont le magistrat sahib ne pouvait avoir connaissance, pas plus que le propriétaire. La fièvre demeura en moi, et, après la fièvre, je fus pris de coliques et de tranchées on ne peut plus terribles. A ce moment-là je crus que ma fin était proche, mais je sais maintenant que c’est celle qui me donna les médecines, la sœur de mon père — une veuve au cœur de veuve — qui avait provoqué ma seconde maladie. Ram Dass, mon frère, m’assura que ma maison était close et fermée à clef, et m’apporta la grosse clef de la porte ainsi que mes livres, en même temps que tout l’argent qui était dans ma maison — jusqu’à l’argent qui était caché sous le plancher ; car j’étais en grande frayeur que les voleurs ne s’introduisissent de force et ne se missent à fouiller. Je parle vrai parler : il n’y avait que fort peu d’argent chez moi. Peut-être dix roupies — peut-être vingt. Comment dire ? Dieu m’est témoin que je suis un pauvre homme.
Une nuit, alors que j’avais raconté à Ram Dass tout ce que j’avais dans le cœur au sujet du procès que je comptais intenter au propriétaire, et que Ram Dass avait dit s’être arrangé avec les témoins, me donnant leurs noms par écrit, je fus pris à nouveau d’un grand mal, et ils me mirent sur le lit. Quand j’allai un peu mieux — je ne peux dire combien de jours plus tard — je m’informai de Ram Dass, et la sœur de mon père me déclara qu’il était allé à Montgomery au sujet d’un procès. Je pris médecine et dormis très profondément sans m’éveiller. Quand j’eus les yeux ouverts, une grande tranquillité régnait dans la maison de Ram Dass, et personne ne répondit lorsque j’appelai — pas même la sœur de mon père. Cela me remplit de crainte, car je ne savais pas ce qui était arrivé.
Prenant un bâton en la main, je sortis lentement et finis par arriver au grand carrefour près de la citerne, et mon cœur était brûlant en moi contre le propriétaire à cause de la souffrance que me coûtait chacun de mes pas.
J’appelai Jowar Singh, le menuisier, dont le nom était le premier de ceux qui devaient déposer contre le propriétaire, et lui dis : « Toutes choses sont-elles prêtes, et savez-vous ce qu’il faut dire ? »
Jowar Singh répondit : « De quoi s’agit-il ; et d’où venez-vous, Durga Dass ? »
Je repris : « De mon lit, où si longtemps je suis resté couché malade à cause du propriétaire. Où est Ram Dass, mon frère, qui devait tout arranger au sujet des témoins ? Sûrement, vous êtes au courant de ces choses, vous et les vôtres ! »
Sur quoi Jowar Singh dit : « Qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec nous, ô Menteur ? J’ai déposé et j’ai été payé, et le propriétaire a, sur l’ordre du Tribunal, payé à la fois cinq cents roupies dont il avait dépouillé Ram Dass et cinq cents autres roupies à cause de la grande injure qu’il fit à votre frère. »
La citerne et le jujubier qui est au-dessus, ainsi que le carrefour d’Isser Jang, se brouillèrent dans mes yeux, mais je m’appuyai sur mon bâton, et dis : « Non ! Voici parler d’enfant, et sot par-dessus le marché. C’est moi qui ai souffert aux mains du propriétaire, et je suis venu préparer la cause. Où est mon frère Ram Dass ? »
Mais Jowar Singh hocha la tête, et une femme cria : « Quel est ce mensonge ? Quelle querelle eut donc le propriétaire avec vous, bunnia ? Il n’y a qu’un effronté et un homme sans foi pour profiter des blessures de son frère. Ces bunnias n’ont-ils donc point d’entrailles ? »
Je protestai de nouveau, disant : « Par la Vache — par le Serment de la Vache, par le Temple du Mahadeo à la Gorge Bleue, c’est moi, et moi seul, qu’on a battu — battu à mort ! Tâchez de parler droit, ô gens d’Isser Jang, et je paierai les témoins. » Et je chancelai sur place, attendu que le mal récent et la souffrance des coups reçus pesaient sur moi.
Alors Ram Narain, qui a son tapis étendu sous le jujubier près de la citerne, et écrit toutes les lettres pour les gens de la ville, s’approcha et dit : « Aujourd’hui est le quarante et unième jour depuis le méfait, et il y a six jours que la cause a été jugée devant le Tribunal, et l’Aide-Commissaire Sahib a prononcé le jugement en faveur de votre frère Ram Dass, reconnaissant le larcin au sujet duquel aussi j’ai déposé, et toutes les autres choses comme ont dit les témoins. Il y avait beaucoup de témoins, et par deux fois Ram Dass perdit connaissance au Tribunal, à cause de ses blessures ; et le Suppléant Sahib — le baba[30] Suppléant Sahib — lui fit donner une chaise devant tous les plaideurs. Pourquoi vous lamentez-vous, Durga Dass ? Ces choses se sont passées comme j’ai dit. N’en a-t-il pas été de la sorte ?
[30] Bébé. Il s’agit d’un tout jeune suppléant.
Et Jowar Singh de dire : « C’est la vérité. J’étais là, et il y avait un coussin rouge sur la chaise. »
Et Ram Narain d’ajouter : « Ce jugement a fait rejaillir une grande honte sur le propriétaire ; et, craignant sa colère, Ram Dass et toute sa maison sont retournés à Pali. Ram Dass nous a dit que vous aussi, vous étiez parti le premier, l’inimitié étant apaisée entre vous, pour ouvrir une boutique à Pali. A vrai dire, il serait préférable pour vous de partir sur l’heure, car le propriétaire a juré que, s’il en attrape un de votre maison, il le pendra par les talons à la poulie de la citerne, et, le faisant balancer, le battra à coups de bâton jusqu’à ce que le sang lui coule par les oreilles. Ce que j’ai dit au regard de la cause est vrai, comme les personnes ici présentes peuvent le certifier — même pour ce qui est des cinq cents roupies. »
Je dis : « C’était bien cinq cents ? » Et Kirpa Ram, le Jat[31], répliqua : « Cinq cents ; car j’ai déposé aussi. »
[31] Fermier.
Et je gémis, car il avait été dans mon cœur de ne dire que deux cents.
Alors, une nouvelle crainte s’empara de moi, et mes entrailles se tournèrent en eau, et, courant promptement à la maison de Ram Dass, je cherchai mes livres et mon argent dans le grand coffre de bois sous ma couchette. Il ne restait plus rien : pas la valeur d’un cauris. Tout avait été enlevé par le démon qui se prétendait mon frère. Je me rendis également à ma maison et ouvris les volets ; mais également là ne restait-il rien que les rats parmi les corbeilles de grain. Sur le moment ma raison m’abandonna ; et, déchirant mes vêtements, je courus à l’endroit où était la citerne, invoquant à grands cris la justice des Anglais contre mon frère Ram Dass, et, en ma démence, racontant à tous que mes livres de comptes étaient perdus. Quand les gens s’aperçurent que j’étais tout prêt à sauter dans la citerne, ils crurent à la vérité de mon langage ; surtout à cause que je portais encore sur le dos et le sein les marques des coups de bâton du propriétaire.
Jowar Singh, le menuisier, me retint, et me retournant dans ses mains — car c’était un homme très fort — montra les cicatrices que j’avais sur le corps, et se courba en deux, à force de rire, sur la margelle de la citerne. Il cria à tue-tête, si bien que tout le monde put entendre, du carrefour de la citerne au Caravansérail des Pèlerins : « Oh, oh ! Les chacals se sont querellés, et le gris a été pris au piège. En vérité, cet homme a été cruellement battu, et son frère a pris l’argent qu’alloua le Tribunal ! Oh, bunnia, vous n’êtes point prêt de voir taire cette histoire ! Les chacals se sont querellés, et, de plus, les livres de comptes sont au feu. O gens endettés vis-à-vis de Durga Dass — et je sais que vous êtes nombreux — les livres de comptes sont au feu !
Alors, tout Isser Jang répéta le cri que les livres étaient brûlés — Ahi ! Ahi ! j’avais, dans ma folie, laissé échapper cela de ma bouche — et on se mit à rire par toute la ville. Ils se servirent des insultes punjabi pour m’insulter, qui sont insultes terribles et on ne peut plus mordantes ; m’assaillant aussi à coups de bâtons et de bouses de vaches jusqu’à me faire tomber et crier grâce.
Ram Narain, l’écrivain public, les pria de finir, de peur que la chose ne s’ébruitât jusqu’à Montgomery, et que les gens de police ne vinssent procéder à une enquête. Il dit, faisant usage de maints vilains mots : « A ce degré de malheur j’aurai pitié de vous, Durga Dass, quoiqu’il n’y eut guère de pitié dans vos procédés vis-à-vis du fils de ma sœur au sujet de la génisse café au lait. Quelqu’un a-t-il un poney auquel il ne tienne pas, afin que ce gaillard-là puisse s’échapper ? Si le propriétaire apprend qu’un des jumeaux (et Dieu sait si c’en est un seul qu’il a battu ou bien les deux, mais cet homme a été certainement battu) est dans la ville, il se commettra un assassinat, et alors s’en viendra la police se livrer à l’enquête en la maison de chacun et passer la journée à manger la boutique du marchand de bonbons. »
Kirpa Ram, le Jat, dit : « J’ai un poney très malade. Mais à force de coups on peut le faire aller deux milles au pas. » S’il meurt, le corps sera pour les peaussiers.
Alors, Chumbo, le peaussier, dit : « Je paierai le corps trois annas, et marcherai aux côtés de cet homme jusqu’à ce que le poney meure. S’il y a plus de deux milles, je ne paierai que deux annas. »
Kirpa Ram dit : « Soit. » On amena le poney, et je demandai la permission de tirer un peu d’eau à la citerne, à cause que j’étais desséché de peur.
Alors, Ram Narain dit : « Voici quatre annas. Dieu vous a mis fort bas, Durga Dass, et je ne voudrais pas vous envoyer le ventre vide, alors même que l’affaire de la génisse café au lait du fils de ma sœur est une plaie ouverte entre nous. Il y a loin d’ici à votre pays. Allez, et s’il en est ainsi ordonné, vivez ; mais, surtout, ne prenez pas la bride du poney, car elle est à moi. »
Et je sortis d’Isser Jang, au milieu de l’hilarité des Jats aux grosses cuisses, et le peaussier marcha à mes côtés, attendant que le poney tombât mort. Il mourut au bout d’un mille, et plein de la crainte que m’inspirait le propriétaire, je courus jusqu’à ce que je n’en pusse plus, et m’en vins en ce lieu-ci.
Mais je jure sur la Vache, je jure sur toutes les choses sur lesquelles jurent les Hindous et les Musulmans, et même les sahibs, que c’est moi, et non mon frère, qui fus battu par le propriétaire. Or, la cause est entendue et les portes des Tribunaux sont closes, et Dieu sait où le baba Suppléant Sahib — le lait de la mère n’a pas encore séché sur sa lèvre sans poil — s’en est allé. Ahi ! Ahi ! Je n’ai pas de témoins, et les balafres vont se cicatriser, et je suis un pauvre homme. Mais, sur l’Ame de mon Père, sur la foi d’un Mahajun de Pali, c’est moi, et non mon frère, qui fus battu par le propriétaire !
Que ferai-je ? La Justice des Anglais est comme une grande rivière. Une fois passée, elle ne revient plus. Néanmoins, Sahib, prenez une plume et écrivez clairement ce que j’ai dit, afin que le Juge Sahib puisse voir, et réprimande le Suppléant Sahib, lequel n’est qu’un poulain que la jument n’a point encore léché, tant il est jeune. C’est moi, et non mon frère, qui fus battu, et, quant à lui, il est allé vers l’ouest — je ne sais où.
Mais, sur toutes choses, écrivez — de telle sorte que les sahibs puissent lire, et que sa disgrâce s’accomplisse — que Ram Dass, mon frère, fils de Purun Dass, Mahajun de Pali, n’est qu’un pourceau et un voleur nocturne, un égorgeur, un mangeur de chair, un produit de chacal sans beauté, ni foi, ni propreté, ni honneur.