Le Chat Maltais
WILTON SARGENT… AMÉRICAIN
Il n’avait pas trente ans qu’il se découvrit sans camarades pour faire joujou. Quoiqu’il eût à son actif la fortune de trois générations de bûcheurs ; quoiqu’il eût, en matière de livres, reliures, tapis, épées, bronzes, laques, tableaux, argenterie, statues, chevaux, serres chaudes et agriculture des goûts catholiques et d’homme cultivé, l’opinion publique de son pays voulait savoir pourquoi il n’allait pas chaque jour au bureau, comme le faisait son père avant lui.
Aussi prit-il ses jambes à son cou, et hurla-t-on derrière lui que c’était un anglomaniaque, dépourvu de tout patriotisme, né pour consommer, en un mot quelqu’un qui manquait totalement d’esprit de solidarité. Il portait un monocle ; il avait construit un mur tout autour de sa maison de campagne, mur pourvu d’une haute porte qui fermait, au lieu de convier l’Amérique à s’asseoir dans ses plates-bandes ; il commandait ses vêtements en Angleterre ; et la presse de sa ville natale le maudit, depuis son monocle jusqu’à ses culottes, durant deux jours consécutifs.
Lorsqu’il reparut à la lumière, ce fut en un lieu où il eût fallu tout au moins les tentes d’une armée d’invasion dans Piccadilly pour que le monde prît garde à ce qui ce passait. S’il avait argent et loisirs, l’Angleterre ne demandait qu’à lui offrir tout ce qu’argent et loisirs pouvaient acheter. La note payée, elle ne lui poserait point de questions. Il prit son carnet de chèques et se mit à se meubler — prudemment, d’abord, car il se rappelait qu’en Amérique les choses, c’est l’homme. A son grand plaisir il découvrit qu’en Angleterre il pouvait dire sien ce qui lui appartenait ; car les gens de toutes classes et toutes dénominations surgissaient, pour ainsi dire, de terre, et aussi discrètement que silencieusement assumaient la responsabilité de ses biens. Ils étaient nés et avaient été élevés dans ce seul but — esclaves du carnet de chèques. La chose une fois accomplie, ils s’en iraient tout aussi mystérieusement qu’ils étaient venus.
Ce qu’il y avait d’impénétrable dans une vie réglée de la sorte l’irrita, et il voulut apprendre quelque chose sur le côté humain de ces gens-là. Il se retira bafoué, pour se voir instruit par ses domestiques. En Amérique, l’indigène démoralise le serviteur anglais. En Angleterre, le serviteur fait l’éducation du maître. Wilton Sargent tâcha d’apprendre tout ce qu’ils enseignèrent, aussi ardemment que son père avait tâché de ruiner, avant de s’en emparer, les chemins de fer de son pays natal ; et ce dut être quelque reste du vieux sang de ce bandit des chemins de fer, qui lui fit acheter, pour un morceau de pain, Holt Hangars, dont les quarante arpents de pelouse, on le sait, descendent en tapis de velours jusqu’à la quadruple voie du Great Buchonian Railway. Les trains de cette compagnie passaient presque continuellement, avec un bourdonnement d’abeilles durant le jour, et le trémoussement de grandes ailes durant la nuit. Le fils du Wilton Sargent des chemins de fer ne pouvait que s’intéresser à eux. Il possédait des droits de contrôle sur plusieurs milliers de milles de voie ferrée — construits pour une durée plus ou moins longue sur des plans entièrement différents, où les locomotives éternellement sifflaient pour demander les changements de voie, et où les wagons-salons aux prix fabuleux et d’un dessin plus ou moins définitif prenaient des courbes que le Great Buchonian eût condamnées comme dangereuses même sur une ligne en construction. Du bord de sa pelouse il pouvait suivre la fuite des rails sur leurs coussinets dans la vallée du Prest, rails rigides comme la corde d’un arc, cloutés de la longue perspective des signaux d’arrêt arc-boutés de pierre, et portés, à l’abri de tout risque possible, sur un remblai de quarante pieds de haut.
Livré à lui-même, il eût fait construire un car particulier, qu’il eût remisé à la gare la plus proche, Amberley Royal, à cinq milles de là. Mais ceux aux mains desquels il avait commis le soin de son éducation anglaise se trouvaient peu versés dans la connaissance des chemins de fer et moins encore dans celle des cars particuliers. Ils connaissaient les uns comme faisant partie du plan de choses destinées à leur commodité ; ils regardaient les autres comme « bien américains ». Or, grâce à la versatilité de sa race, Wilton Sargent fils entendait se montrer un tout petit peu plus Anglais que les Anglais.
Il réussit à merveille. Il apprit à ne pas restaurer Holt Hangars ; à laisser ses hôtes tranquilles ; à s’abstenir de présentations superflues ; à faire l’abandon de manières dont il avait ample provision, pour s’agripper à d’autres manières qu’en prenant quelque peine on finit par acquérir. Il apprit à laisser ceux qu’on paie à cet effet s’occuper des fonctions pour lesquelles on les paie. Il apprit — et cela, d’un terrassier du château — qu’il n’était pas un homme avec lequel il se trouvât en contact, qui n’eût une situation déterminée dans la constitution du royaume, laquelle situation il serait préférable à Wilton de respecter. Dernier mystère de tous, il apprit le golf — bien ; et lorsqu’un Américain connaît le sens intime de « Don’t press, slow back, and keep your eye on the ball », le voilà, à bien peu de choses près, dénationalisé.
Son autre éducation s’accomplit dans les conditions les plus charmantes. S’intéressait-il à n’importe quoi au monde, en haut dans le ciel, en bas sur la terre, ou qui vit sous terre dans les eaux[11] ? Aussitôt apparaissaient en chair et en os à sa table, guidés par ces mains expertes dans lesquelles il était tombé, ceux-là mêmes qui, en fait d’écrits, de conférences, d’explorations, excavations, constructions, créations, et autres choses en « tion », s’en étaient le mieux tirés au regard de cette chose-là — cerbères de bouquins et d’estampes au British Museum ; spécialistes en dynasties, scarabées et cartouches égyptiens ; écumeurs et pirates sortis du cœur de pays inconnus ; toxicologues, chasseurs d’orchidées ; monographes en fait de haches de pierre, de tapis, d’homme préhistorique ou de musique des premiers temps de la Renaissance. Ils s’en venaient faire joujou avec lui. Ils ne posaient pas de questions ; ils ne se souciaient pas pour une épingle de ce qu’il pouvait être ou n’être pas. Ils ne lui demandaient que de pouvoir courtoisement écouter et causer. Leur travail se faisait ailleurs et hors de sa vue.
[11] Deutéronome, ch. V, vers. 8. — N. D. T.
Il y avait aussi les femmes.
« Jamais, se dit Wilton Sargent, jamais Américain n’a vu l’Angleterre comme je la vois. » Et il pensait, en rougissant sous les couvertures, au passé hurlant et non régénéré, au temps où il descendait l’Hudson, en route vers le bureau, sur son yacht à vapeur de douze cents tonnes, allant sur la mer, et arrivait graduellement à Bleecker Street, pendu à une courroie de cuir entre une blanchisseuse irlandaise et un anarchiste allemand. Si quelqu’un de ses hôtes l’eût vu alors, il eût dit : « Ah, bien américain ! » et — Wilton ne goûtait guère ce ton-là. Il s’était formé à la démarche anglaise, et, tant qu’il ne l’élevait pas, à l’intonation anglaise. Il ne gesticulait pas avec ses mains ; il s’asseyait sur la plupart de ses enthousiasmes, mais ne parvenait point à se débarrasser de certaines prononciations, même avec l’aide de Howard, son immaculé maître d’hôtel.
Il était écrit qu’il achèverait son éducation d’étrange et mirobolante façon, et, mieux encore, que j’assisterais à ce baisser de rideau.
Wilton m’avait plus d’une fois mandé à Holt Hangars, dans le dessein de me montrer à quel point son nouveau genre de vie lui seyait bien ; et chaque fois j’avais déclaré celui-ci sans un pli. Sa troisième invitation fut plus insolite que les autres, et il laissa comprendre qu’il était quelque point sur lequel il attendait de ma part avec impatience sympathie ou conseil, sinon les deux. Le champ est ouvert à une infinité d’erreurs lorsqu’on se met à prendre des libertés avec sa nationalité ; et je me rendis à l’invitation, m’attendant à Dieu sait quoi. Un dog-cart à roues de sept pieds de diamètre, ainsi qu’un groom sous la livrée noire de Holt Hangars m’attendaient à Amberley Royal. A Holt Hangars je fus reçu par un personnage de haute élégance et de grande réserve, et piloté au luxueux logis qui m’était destiné. Il n’y avait pas d’autres invités dans la maison, ce qui me mit la puce à l’oreille.
Wilton vint dans ma chambre une demi-heure environ avant dîner, et, quoiqu’il portât sur le visage le masque d’une indifférence tirée à quatre épingles, je crus m’apercevoir qu’il n’était pas à l’aise. Avec le temps, car il était alors presque aussi difficile à émouvoir qu’aucun de mes compatriotes, je tirai l’affaire au clair — affaire bien simple en son extravagance, extravagante en sa simplicité. Il paraissait que Hackman, du British Museum, s’était trouvé son hôte une dizaine de jours auparavant, et n’avait fait que parler scarabées. Hackman a la manie de porter des antiquités réellement sans prix sur son anneau de cravate et dans ses poches de pantalon. Suivant son dire, il venait d’intercepter, en route pour le musée de Boulak, quelque chose qu’il prétendait être « un amen-hotep authentique — un scarabée de reine de la Quatrième Dynastie ». Or, Wilton avait acheté à Cassavetti, dont la réputation n’est point au-dessus du soupçon, un scarabée à peu près du même… scarabit, et l’avait laissé dans sa garçonnière de Londres. Hackman, à tout hasard, mais connaissant Cassavetti, déclara qu’il y avait supercherie. De là une longue discussion — savant contre millionnaire, l’un disant : « Mais, je sais que cela ne se peut » ; et l’autre : « Mais moi, je suis en mesure de le prouver et le prouverai. » Wilton trouva nécessaire à la satisfaction de son âme de partir pour Londres illico — une demi-heure de chemin de fer — pour en rapporter le scarabée avant dîner. Ce fut alors qu’il se mit à vouloir couper au plus court, pour n’obtenir que de piteux résultats. La station d’Amberley Royal étant à cinq milles de là, et l’attelage des chevaux une affaire de temps, Wilton avait dit à Howard, l’immaculé maître d’hôtel, de faire signe au prochain train de s’arrêter ; et Howard, encore plus homme de ressource que ne le croyait son maître, avait, à l’aide d’un des drapeaux du jeu de golf installé au fond de la pelouse, fait des signes impétueux au premier train se dirigeant sur Londres. Le dit train avait stoppé. En cet endroit le récit de Wilton devint confus. Il avait entrepris, semble-t-il, de pénétrer dans cet express hautement indigné et en avait été empêché par un contrôleur avec plus ou moins de violence — s’était vu, en fait, arraché à reculons de la fenêtre d’une voiture fermée à clef. Wilton devait avoir frappé le sol avec une certaine force, car il s’en était suivi, avouait-il, une belle et franche bataille sur la ligne, bataille au cours de laquelle il avait perdu son chapeau, pour se voir, en fin de compte, traîné dans le fourgon du contrôleur et déposé là, hors d’haleine.
Il avait offert de l’argent à l’homme, et, fort stupidement, avait tout dit hormis son nom. Cela, il s’y était attaché, attendu qu’il avait la vision de grands titres dans les journaux de New-York, et savait bien que le fils de Wilton Sargent ne pouvait s’attendre à de la clémence de l’autre côté de l’eau. Le contrôleur, à l’ébahissement de Wilton, avait refusé l’argent, en déclarant que c’était une affaire qui regardait la compagnie. Wilton avait insisté sur son incognito, et, en conséquence, trouvé deux policemen qui l’attendaient à la gare terminus de Saint-Botolph. Sur le désir qu’il avait exprimé d’acheter un chapeau et de télégraphier à ses amis, les deux policemen, d’une seule voix, l’avaient averti que tout ce qu’il dirait pourrait se retourner contre lui ; et ce fut chose qui produisit sur Wilton une énorme impression.
« Ils étaient d’une politesse si infernale, dit-il. M’eussent-ils assommé avec leurs bâtons, comme on fait chez nous, que je m’en serais moqué ; mais ce furent des : « Par ici, monsieur », « veuillez monter, monsieur », jusqu’à ce qu’ils m’eussent emprisonné — emprisonné comme un vulgaire ivrogne ; et il me fallut passer toute la nuit dans une ignoble petite cellule, un véritable trou à rats.
— Voilà ce que c’est que de n’avoir ni télégraphié à votre homme de loi, ni donné votre nom, repartis-je. Qu’est-ce que vous avez attrapé ?
— Quarante shillings ou un mois, répondit Wilton avec empressement, — pas plus tard que le lendemain matin. Ils nous expédiaient par fournée de trois à la minute. Une fille en chapeau rose — on l’avait amenée à trois heures du matin — attrapa dix jours. Je crois avoir encore eu de la veine. J’ai dû cogner sur le contrôleur à lui en faire voir trente-six mille chandelles. Il est allé raconter au vieux bonze, sur le siège, que j’étais en train de ramasser des insectes sur la voie. Voilà ce que c’est que de vouloir entrer dans les explications avec un Anglais !
— Et vous ?
— Oh, moi, je n’ai rien dit. Tout ce que je voulais, c’était filer. Je payai mon amende, achetai un chapeau, et midi n’étaient pas sonnés que j’étais rentré. J’avais des tas de gens chez moi, et je leur racontai que j’avais été retenu par un événement imprévu, sur quoi ils se rappelèrent qu’ils avaient des engagements ailleurs. Hackman devait avoir assisté à la lutte sur la voie, et sans doute en avait fait le sujet d’une histoire. Je suppose que, selon eux, c’était « bien américain ». — Que le diable les emporte ! C’est la seule fois de ma vie que j’aie jamais arrêté un train, et je n’aurais jamais commencé sans ce scarabée. Cela ne ferait pourtant pas de mal à leurs vieux trains de se voir couper la chique de temps en temps.
— Eh bien, l’incident est clos, maintenant, dis-je, avec une forte envie de rire. Et votre nom n’a point paru dans les journaux. L’affaire est, comment dirai-je ?… quelque peu transatlantique, lorsqu’on y réfléchit.
— Clos, l’incident ! grommela Wilton d’un air farouche. Ce n’est que le commencement. Cette histoire avec le contrôleur ne constituait rien qu’une voie de fait banale, vulgaire — une simple petite affaire criminelle. Le fait d’avoir arrêté le train est une affaire civile, et il s’agit là de tout autre chose. Ils sont tous maintenant après moi pour cela.
— Qui ?
— La « Great Buchonian Company ». Il y avait, au tribunal, un homme qui suivait l’affaire pour le compte de la compagnie. Je lui donnai mon nom dans un coin avant d’acheter mon chapeau, et — venez dîner maintenant ; je vous montrerai ensuite les résultats.
Le récit de ses torts avait mis Wilton Sargent en belle et mirifique colère, et je ne crois pas que ma conversation fût pour le calmer. Au cours du dîner, poussé par le démon de la méchanceté pure, je m’appesantis avec une tendre insistance sur certaines odeurs et certains sons de New-York, qui vont droit au cœur de l’indigène en pays étranger ; et Wilton — j’arrivais d’Amérique — se mit à me poser nombre de questions sur ses anciennes connaissances — gens du New York Yacht Club, du Storm King ou du Restigouche, propriétaires de rivières, de ranchs et de bateaux en leurs loisirs, rois des chemins de fer, du pétrole, du blé et du bétail à leurs bureaux. Lorsqu’arriva la menthe verte, je lui offris un cigare particulièrement poisseux et atroce, de la marque qu’on vend au bar en mosaïque, éclairé à l’électricité, décoré de dispendieuses semi-nudités, qu’on appelle le Pandemonium, et Wilton passa plusieurs minutes à en mâcher le bout avant de l’allumer. Le maître d’hôtel nous laissa seuls, et la cheminée de la salle à manger lambrissée de chêne se mit à fumer.
« En voilà d’une autre ! » dit-il, en tisonnant le feu avec rage. Et je savais ce que cela voulait dire. On ne peut guère installer le chauffage à la vapeur dans des demeures où coucha la reine Elisabeth. Le battement soutenu d’un rapide de nuit qui arrivait en tourbillon dans la vallée me rappela à l’affaire.
« Et à propos de la Great Buchonian ? fis-je.
— Venez dans mon cabinet. — Tenez, regardez ce que j’ai reçu — jusqu’ici. »
C’était un amoncellement blanc et bleu de correspondance, haut de peut-être vingt-cinq centimètres, et d’aspect imposant.
« Vous pouvez regarder, dit Wilton. Or, je prendrais une chaise et un drapeau rouge, et m’en irais dans Hyde Park dire les choses les plus atroces sur votre reine, prêcher l’anarchie et tout le reste, n’est-ce pas ? à en perdre la voix, que personne n’y ferait la moindre attention. La police — le diable l’emporte ! — me protégerait s’il m’arrivait des ennuis. Mais pour ce qui est de cette vétille d’avoir arrêté un sale petit train de fer blanc, — qui, en outre, passe sur mes terres, — me voici toute la Constitution Britannique sur le dos comme si je vendais des bombes. Je n’y comprends rien.
— Pas plus que n’y comprend rien la Great Buchonian — apparemment. (J’étais en train de feuilleter les lettres.) Voici le directeur général du trafic, qui déclare absolument incompréhensible qu’un homme… Juste Ciel ! Wilton, pour le coup, ça y est ! »
Je ris tout bas, en continuant ma lecture.
« Qu’est-ce qu’il y a encore de drôle ? demanda mon hôte.
— Il y a que vous, ou Howard en votre nom, auriez fait stopper le train du Nord de trois heures quarante.
— A qui le dites-vous ! Ils étaient tous après moi, depuis le conducteur de la machine.
— Mais, c’est le train de trois heures quarante — l’« Induna » — vous avez sûrement entendu parler de l’« Induna » de la Great Buchonian ?
— Comment diable pourrais-je reconnaître un train d’un autre ! Il s’en amène un à peu près toutes les deux minutes.
— Fort vrai. Mais il se trouve que c’est l’« Induna », le seul, l’unique train de toute la ligne. Il est réglé à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Il fut inauguré vers 1860, et ne s’est jamais vu dans l’obligation de stopper…
— Ah oui, je sais ! Depuis l’arrivée de Guillaume le Conquérant ou depuis que le roi Charles se cacha dans la cheminée de la locomotive. Vous ne valez pas mieux que le reste de ces insulaires. S’il est en marche depuis ce temps-là, il est temps qu’on l’arrête une fois de temps à autre. »
L’Américain commençait à suinter par tous les pores chez Wilton, et ses petites mains nerveuses s’agitaient sans repos :
« Supposez que vous arrêtiez l’Empire State Express, ou le Western Cyclone.
— Supposons que je l’aie fait. Je connais Otis Harvey — ou l’ai connu. Je lui enverrais un télégramme, et il comprendrait que je n’avais pas autre chose à faire. C’est précisément ce que j’ai dit à la compagnie fossile dont il s’agit.
— Vous avez donc répondu à leurs lettres sans prendre l’avis d’un homme de loi ?
— Naturellement.
— Oh, bon sang de bon sang ! Continuez, allons, Wilton.
— Je leur ai écrit que je serais fort heureux de voir leur président et de lui expliquer toute l’affaire en trois mots ; mais cela n’a pas eu l’air de les arranger. C’est à croire que leur président est quelque chose comme un dieu. Il était trop occupé, et — mais, vous pouvez le lire vous-même — ils demandaient des explications. Oui, le chef de gare d’Amberley Royal — en général, il rampe devant moi — demandait une explication, et promptement, encore. Le grand sachem de Saint Botolph en demandait trois ou quatre, et le Tout-Puissant Mamamouchi, qui graisse les locomotives, en demandait une chaque jour que Dieu fait. Je leur ai dit — je leur ai dit cinquante fois — que si j’ai arrêté leur sacro-saint express, c’est que je voulais « l’aborder[12] ». Est-ce qu’ils croient que c’était pour lui tâter le pouls ?
[12] Américanisme, pour dire : monter dedans.
— Vous n’avez pas dit cela ?
— Lui tâter le pouls ? Naturellement, non.
— Non. « L’aborder. »
— Qu’est-ce que vous vouliez donc que je dise ?
— Mon cher Wilton, à quoi servent Mrs. Sherborne et les Clay, et tous ces tas de gens occupés depuis quatre ans à faire de vous un Anglais, si, la première fois que quelque chose vous tourmente, vous retournez à votre patois ?
— J’en ai soupé, de Mrs. Sherborne et de toute la smala. L’Amérique est assez bonne pour moi. Qu’est-ce qu’il fallait dire ? « S’il vous plaît » ou « tous mes remerciements », ou quoi ? »
Il n’y avait pas moyen maintenant de se tromper sur la nationalité de l’homme. La parole, le geste et le pas qu’on lui avait soigneusement inculqués s’en étaient allés avec le masque d’emprunt de l’indifférence. C’était le fils incontesté du plus jeune des peuples, ce peuple qui eut pour prédécesseurs les Peaux-Rouges. Sa voix s’était élevée au cocorico aigu et rauque de ses semblables, lorsqu’ils se trouvent sous l’empire de quelque surexcitation. Ses yeux rapprochés montraient tour à tour la peur injustifiée, l’ennui hors de raison, des éclairs de pensée subits et sans fondement, la convoitise de l’enfant pour une vengeance immédiate, et le douloureux égarement qu’il manifeste lorsqu’il se cogne contre la vilaine, la méchante table. Et de l’autre côté c’était, je le savais, la compagnie, aussi incapable que Wilton de comprendre.
« Et dire que je pourrais acheter trois vieilles lignes de chemins de fer comme la leur, gronda-t-il en jouant avec un couteau à papier, et en allant et venant de façon inquiète.
— Vous ne leur avez pas dit cela, j’espère ! »
Il ne répondit pas ; mais, en parcourant les lettres, je m’aperçus que Wilton devait leur avoir dit nombre de choses surprenantes. La Great Buchonian avait commencé par demander des explications sur l’arrêt de son Induna, et trouvé une certaine dose de légèreté dans les explications offertes. Elle avait alors avisé « Mr W. Sargent » de vouloir bien mettre son avoué en rapport avec celui de la compagnie, ou quelque phrase juridique dans ce goût-là.
« Et vous ne l’avez pas fait ? demandai-je, en levant les yeux.
— Non. Ils me traitaient absolument comme un bambin qui joue sur la voie. Il n’y avait nul besoin d’un avoué. Cinq minutes de conversation, et tout eût été bâclé. »
Je revins à la correspondance. La Great Buchonian regrettait qu’en raison de leurs occupations aucun de ses directeurs ne pût accepter l’invitation de Mr. W. Sargent de venir discuter le cas entre deux trains. La Great Buchonian avait soin de faire remarquer que sa façon d’agir ne cachait nulle mauvaise intention, et que ce n’était point une question d’argent. Elle avait pour devoir de protéger les intérêts de sa ligne, et ces intérêts n’étaient point protégés si on laissait s’établir un précédent suivant lequel il devenait loisible à un sujet quelconque de la reine d’arrêter un train en pleine marche. De son côté (et il s’agissait là d’une autre branche de correspondance, cinq directeurs de services différents au moins se trouvant impliqués dans l’affaire), la Compagnie admettait qu’il y avait peut-être doute fondé quant aux devoirs des rapides en certains cas exceptionnels, et que la question pourrait être réglée devant les tribunaux jusqu’à ce qu’intervînt, si nécessaire, un décret définitif de la Chambre des Lords.
« Cela m’a cassé bras et jambes, dit Wilton, qui lisait par-dessus mon épaule. Je savais bien que je finirais par buter à la Constitution Britannique. La Chambre des Lords — Grand Dieu ! Et, à tout prendre, je ne suis pas un des sujets de la reine.
— Mais j’avais dans l’idée que vous vous étiez fait naturaliser. »
Wilton rougit fortement et expliqua que la Constitution Britannique en verrait bien d’autres avant qu’il retirât ses papiers.
« Quel effet tout cela vous fait-il ? demanda Wilton. La Great Buchonian ne vous paraît-elle pas quelque peu gâteuse ?
— J’ignore. Vous avez fait quelque chose que jamais avant vous personne n’a songé à faire, et la compagnie ne sait que penser. Je vois qu’on propose d’envoyer l’avoué ainsi qu’un autre officier ministériel de la compagnie pour discuter officieusement l’affaire. Puis, il y a une autre lettre vous conseillant d’élever un mur de quatorze pieds, couronné de verre de bouteille, au fond du jardin.
— Vous parlez d’insolence britannique ! Celui qui recommande cela (c’est encore un de ces gros enflés de fonctionnaire) déclare que je tirerai grand agrément du fait de regarder le mur monter de jour en jour ! Avez-vous jamais vu fiel semblable ? Je leur ai offert en argent de quoi acheter toute une nouvelle collection de voitures et faire une pension au conducteur pendant trois générations ; mais cela ne semble pas être ce qu’ils demandent. Ils s’attendent sans doute à me voir aller à la Chambre des Lords faire intervenir un règlement, et entre temps construire des murs. Sont-ils tous devenus fous à lier ? On dirait que je fais profession d’arrêter les trains. Comment aurais-je été fichu de reconnaître leur vieil Induna de n’importe quel train omnibus ? J’ai pris le premier qui s’en venait, et j’ai été pour cela déjà mis en prison et condamné à l’amende.
— C’était pour avoir voulu flanquer une tripotée au contrôleur.
— Il n’avait pas le droit de me tirer par derrière quand j’étais déjà passé à moitié d’une fenêtre.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Leur avoué et l’autre officier ministériel (est-ce qu’ils ne peuvent pas se fier à leurs hommes sans les atteler en paire !) arrivent ici ce soir. Je leur ai déclaré que j’étais pris, en règle générale, jusqu’après dîner, mais qu’ils pouvaient envoyer toute la direction si cela pouvait les consoler. »
Or, les visites après dîner, pour question d’affaires ou de plaisir, font partie des habitudes de la petite ville en Amérique, et non de celles de l’Angleterre, où la fin de la journée est sacrée pour le plus petit propriétaire. En vérité, Wilton Sargent avait hissé là le drapeau étoilé de la rébellion !
« N’est-il pas temps pour vous, Wilton, de vous apercevoir du comique de la situation ? demandai-je.
— Qu’est-ce que vous voyez de comique à harceler un citoyen américain, rien que parce qu’il se trouve être multimillionnaire — le pauvre diable ! (Il resta silencieux un moment, et reprit :) Cela va sans dire. Maintenant, je comprends ! (Il fit un tour sur lui-même et se campa devant moi d’un air furieux :) Cela saute aux yeux. Ces lascars-là sont en train de poser leurs jalons pour m’écorcher.
— Ils déclarent d’une façon explicite qu’ils ne recherchent pas l’argent !
— Tout cela, c’est de la blague. C’est comme leur façon de mettre W. Sargent, avec un simple W sur leurs adresses. Ils savent bien que je suis le fils du vieux. Comment n’ai-je pas déjà pensé à cela ?
— Un instant. S’il vous prenait la fantaisie de grimper sur le dôme de Saint-Paul, et d’offrir une récompense à tout Anglais capable de dire qui était et ce que faisait Wilton Sargent, votre père, il n’y en aurait pas vingt dans tout Londres pour oser le prétendre.
— C’est leur provincialisme d’insulaires, alors. Je ne m’en fais pas de bile pour un sou. Le vieux aurait mis la Great Buchonian à la côte avant son petit déjeuner, rien que pour en prendre une épave et déboucher sa pipe. Pardieu, je vais le faire, et sans plus tarder ! Je vais leur apprendre que ce n’est pas une raison de faire les fendants avec un étranger, parce qu’on a arrêté un de leurs petits joujoux de trains, et — voilà quatre ans que je dépense ici cinquante mille livres sterling au moins par an. »
Je m’applaudissais de ne pas être son homme de loi. Je relus la correspondance, particulièrement la lettre qui lui recommandait — presque avec compassion, je crus m’en apercevoir — de construire un mur de brique de quatorze pieds au fond de son jardin ; et à moitié route de ma lecture, une idée me frappa, qui me remplit de douce gaîté.
Le valet de pied introduisit deux personnages, en redingote, pantalonnés de gris, rasés de frais, à la parole et à la démarche posées. Il était presque neuf heures, mais on eût dit qu’ils sortaient du bain. Je me demandai pourquoi le plus âgé, qui était en même temps le plus grand, me lança comme un regard d’intelligence, ni pourquoi il me serra la main avec une chaleur qui n’avait rien d’anglais.
« Voici qui simplifie la situation », dit-il tout bas.
Et, comme j’ouvrais de grands yeux, il murmura à son compagnon :
« Je crains d’être bien peu utile pour le moment. Peut-être Mr. Folsom ferait-il mieux de causer de l’affaire avec Mr. Sargent.
— C’est pourquoi je suis ici », repartit Wilton.
L’homme de loi eut un aimable sourire, et déclara qu’il ne voyait pas de raison pour que toutes difficultés ne se trouvassent aplanies en deux minutes de conversation. Il avait pris, en s’asseyant en face de Wilton, un air on ne peut plus gracieux. Son compère me fit remonter la scène. Le mystère s’approfondissait, mais je suivis docilement, et entendis Wilton dire en riant d’un air gêné :
« Cette affaire est cause pour moi d’insomnie, Mr. Folsom. Finissons-en d’une façon ou d’une autre, pour l’amour de Dieu ! »
« Ah ! A-t-il beaucoup souffert de l’insomnie ces derniers temps ? me demanda mon compagnon, à moi, avec une petite toux préliminaire.
— Je ne saurais dire, répliquai-je.
— Alors, je suppose que c’est tout récemment que vous êtes entré en fonctions ici ?
— Je suis arrivé ce soir. J’avoue que je n’ai ici aucune fonction particulière.
— Je comprends. Rien que pour observer le cours des événements — en cas. »
Il hocha la tête.
« Justement. »
L’observation, après tout, est mon métier.
Il eut de nouveau un léger accès de toux, et en vint alors à l’affaire.
— Mais, — je ne vous demande cela que comme simple renseignement, — vous apercevez-vous que les hallucinations soient constantes ?
— Quelles hallucinations !
— Elles ne sont pas toujours les mêmes, alors. Celle-ci offre un caractère particulièrement curieux en ce sens que… Mais dois-je comprendre que le type d’hallucination n’est pas toujours le même ? Par exemple, Mr. Sargent croit qu’il peut acheter la Great Buchonian.
— Vous a-t-il écrit cela ?
— Il en a fait l’offre à la Compagnie — sur une demi-feuille de papier à lettre. Or, ne serait-il pas allé par hasard à l’autre extrême, et se croirait-il en danger de devenir indigent ? L’économie étrange qu’il a entendu faire en se servant d’une demi-feuille de papier montre que quelque idée de la sorte a pu lui traverser l’esprit ; et les deux hallucinations peuvent coexister, mais c’est un cas assez rare. Comme vous devez le savoir, l’hallucination de la grande fortune — la folie des grandeurs, comme l’appellent, je crois, nos amis les Français — en règle générale est constante, à l’exclusion de toutes autres. »
Sur quoi j’entendis Wilton se servir de sa meilleure intonation anglaise, à l’autre extrémité du cabinet :
« Mon cher monsieur, je l’ai déjà expliqué vingt fois, je voulais avoir ce scarabée avant dîner. Supposez que vous ayez oublié de la même façon une pièce importante de procédure ? »
« Ce trait de ruse est très significatif », murmura celui qu’il me faut appeler mon confrère, puisqu’il y tenait.
« Je suis fort heureux, cela va sans dire, de faire votre connaissance ; mais vous eussiez seulement envoyé votre président dîner ici que j’aurais pu terminer l’affaire en une demi-minute. Mieux, j’aurais pu lui acheter la Buchonian dans le temps que vos clercs m’envoyaient ces paperasses. »
Wilton laissa tomber lourdement sa main sur la correspondance bleu et blanc, et l’homme de loi sursauta.
« Mais, à parler franchement, répliqua ce dernier, il est, si je peux employer expression, tout à fait inconcevable, s’agirait-il des pièces de procédure les plus importantes, que quiconque arrête le rapide de trois heures quarante — l’Induna — notre Induna, mon cher monsieur. »
« Absolument ! » répéta en écho mon compagnon.
Puis, baissant la voix, il ajouta pour moi :
« Vous remarquez, encore une fois, l’hallucination constante de la grande fortune. C’est moi qu’on appela, lorsqu’il nous écrivit cela. Vous comprenez l’impossibilité absolue pour la Compagnie de continuer de faire passer ses trains à travers la propriété d’un homme qui peut à tout moment se croire nanti de la mission divine d’arrêter le trafic. Si seulement il nous avait adressés à son homme de loi — mais, naturellement, c’est chose qu’il n’eût pas faite, étant données les circonstances. Une calamité — une vraie calamité ! A son âge ! En passant, il est curieux, ne trouvez-vous pas, de remarquer dans la voix de ceux qui se trouvent affligés de ce mal cet accent d’absolue conviction — j’ose dire que cela vous fend le cœur — et l’impuissance à suivre une idée. »
« Je ne vois pas bien ce que vous demandez, était en train de dire Wilton à l’homme de loi.
— Il n’a pas besoin d’avoir plus de quatorze pieds de haut — construction qui n’a rien de déplaisant, et il serait possible de faire pousser des poiriers contre le côté exposé au soleil. (L’homme de loi parlait sur un ton de voix plutôt paternel.) Rien n’est plus agréable que de voir, comme on dit, pousser sa vigne et son figuier. Considérez le profit et l’amusement que vous en tireriez. Si, en ce qui vous concerne, vous trouviez le moyen de faire cela, nous pourrions, de notre côté, arranger tous les détails avec votre homme de loi, et il serait possible que la Compagnie entrât pour une part dans les frais. Voilà, je crois, l’affaire réduite à sa plus simple expression. Si vous consentez, mon cher monsieur, à prendre en considération ce projet de mur, et que vous vouliez bien nous donner les noms de vos hommes de loi, j’ose vous assurer que vous n’entendrez plus parler de la Great Buchonian.
— Mais pourquoi défigurer ma pelouse par un mur de brique neuf ?
— Le silex gris est extrêmement pittoresque.
— De silex gris, alors, si vous le voulez ainsi. Pourquoi diable faut-il que je m’en aille construire des tours de Babel rien que parce que j’ai « stoppé » l’un de vos trains — une seule et unique fois ? »
« L’expression dont il s’est servi dans sa troisième lettre était qu’il voulait « l’aborder », me dit à l’oreille mon compagnon. C’était fort curieux — une hallucination empruntée à la vie maritime, qui vient se heurter, pourrait-on dire, à une hallucination empruntée à la vie de la terre ferme. Dans quel monde merveilleux il doit évoluer — et évoluera avant la fin. Si jeune cependant — si jeune ! »
« Eh bien, voulez-vous que je vous le dise en bon anglais, le diable m’emporte si je vais me mettre à gâcher du plâtre pour vous faire plaisir. Vous pouvez mettre sur pied tous vos bataillons, aller devant la chambre des Lords et en ressortir, et obtenir vos règlements au mètre courant, si cela vous amuse, dit Wilton, en s’échauffant. Mais, grand Dieu, mon cher monsieur, je ne l’ai fait qu’une seule et unique fois !
— Nous n’avons jusqu’ici aucune garantie que vous ne recommencerez pas ; et, avec notre trafic, il nous faut, quand ce ne serait que pour nos voyageurs, exiger une garantie quelconque. Il importe que votre cas ne puisse servir de précédent. Tout cela eût été évité si vous nous eussiez adressés à votre représentant légal. »
L’homme de loi en appela autour de lui d’un regard circulaire. Un point, et c’était tout.
« Wilton, demandai-je, voulez-vous, maintenant, me laisser dire mon mot ?
— Tout ce que vous voulez, répondit Wilton. Il paraît que je ne sais pas parler anglais. En tout cas, pas de mur. »
Il se renversa dans son fauteuil.
« Messieurs, dis-je lentement, car j’observai que le médecin aurait de la peine à revenir sur son opinion, Mr. Sargent possède de très gros intérêts dans les principaux réseaux de chemins de fer de son pays.
— Son pays ? repartit l’homme de loi.
— A cet âge ? repartit le médecin.
— Certainement. Il en a hérité de son père, Mr. Sargent, un Américain.
— Et fier de l’être, dit Wilton, comme s’il fût un sénateur de San Francisco lâché sur l’Europe pour la première fois.
— Mon cher monsieur, dit l’homme de loi, en faisant mine de se lever, pourquoi n’avoir pas donné à la compagnie connaissance de ce fait — de ce fait vital — dès le début de notre correspondance ? Nous eussions compris. Nous eussions fait la part des choses.
— Au diable votre part des choses ! Est-ce que vous me prenez pour un Peau-Rouge ou pour un aliéné ? »
Les deux hommes baissèrent la tête.
« Si l’ami de Mr. Sargent eût commencé par nous faire part de cela, dit le médecin, d’un ton fort sévère, les choses n’eussent pas pris cette tournure. »
Hélas ! je m’étais fait de ce médecin un ennemi pour la vie.
« Vous ne m’en avez pas fourni l’occasion, repartis-je. Maintenant, il est clair, vous comprenez, qu’un homme qui possède plusieurs milliers de milles de voie ferrée, comme Mr. Sargent, est disposé à traiter les chemins de fer plus cavalièrement que le commun des mortels.
— Naturellement, naturellement. Monsieur est Américain ; tout s’explique. Toutefois, il s’agissait de l’Induna ; mais je comprends fort bien que les habitudes de nos cousins d’outre-mer diffèrent des nôtres en ces matières. Dites-moi, arrêtez-vous toujours les trains comme cela, aux États-Unis, Mr. Sargent ?
— Je le ferais si l’occasion s’en présentait ; mais je n’ai jamais encore eu à le faire. Allez-vous prendre cela comme base de complications internationales ?
— Vous n’avez plus à vous soucier en rien de l’affaire. Nous voyons qu’il n’y a guère de probabilités pour que votre action établisse un précédent, seule chose dont nous avions peur. Maintenant que vous comprenez que nous ne pouvons faire concilier notre méthode avec ce genre d’arrêts inattendus, nous sommes persuadés que…
— Je ne crois pas rester maintenant ici assez longtemps pour arrêter un autre train, dit Wilton, l’air rêveur.
— Vous retournez donc à nos cousins de l’autre côté de — ah — la mare aux harengs, comme vous l’appelez ?
— Non, monsieur. L’Océan — l’Océan Atlantique du Nord. Il a trois mille milles de large, et trois milles de profondeur par endroits. Je voudrais qu’il en eût dix mille.
— Ce n’est pas que je sois moi-même fort épris des voyages en mer ; mais je crois que c’est le devoir de tout Anglais d’étudier une fois dans sa vie la grande branche de notre race anglo-saxonne, de l’autre côté de l’océan, dit l’homme de loi.
— Si jamais vous venez chez nous, et que l’idée vous prenne d’arrêter un train de mon réseau, je vous — je veillerai à ce que vous vous en tiriez, dit Wilton.
— Merci — ah, merci. Vous êtes trop aimable. Je suis sûr que j’aurais beaucoup de plaisir… »
« Nous avons négligé ce fait, murmura le médecin à mon oreille, que votre ami a proposé d’acheter la Great Buchonian.
— Il est riche de quelque chose comme vingt ou trente millions de dollars — quatre ou cinq millions de livres, répondis-je, sachant qu’il serait inutile d’expliquer.
— Vraiment ! C’est une fortune énorme, mais la Great Buchonian n’est pas à vendre.
— Peut-être ne tient-il plus à l’acheter, maintenant.
— Ce serait de toutes façons impossible, dit le médecin. »
« Voilà qui est bien typique ! murmura l’homme de loi, lequel passait mentalement en revue toute l’affaire. Je me suis toujours aperçu, d’après ce que j’en ai lu, que vos compatriotes étaient gens pressés. Ainsi, vous auriez fait quarante milles pour aller à Londres et autant pour en revenir — avant dîner — tout cela pour aller chercher un scarabée ? Voilà qui est bien américain ! Mais vous parlez tout à fait comme un Anglais, Mr. Sargent.
— C’est un défaut auquel on peut remédier. Il est une seule question que je voudrais vous poser. Vous avez déclaré inconcevable que quelqu’un arrête un train sur votre réseau ?
— Et c’est la vérité — absolument inconcevable.
— Quelqu’un de sain d’esprit, n’est-ce pas ?
— C’est ce que j’ai voulu dire, naturellement. C’est-à-dire, à moins qu’il ne s’agisse d’un A…
— Merci. »
Les deux hommes s’en allèrent. Wilton, sur le point de bourrer une pipe, s’arrêta, prit à la place un de mes cigares, et resta silencieux un quart d’heure.
Puis il dit :
« Auriez-vous un horaire des départs de Southampton sur vous ? »
Loin des tours de pierre grise, des cèdres ténébreux, des chemins de gravier impeccables, et des pelouses épinard de Holt Hangars, coule un fleuve appelé l’Hudson, sur les bords mal peignés duquel se pressent les palais de ces gens dont l’opulence défie les rêves de l’avarice. C’est là, où d’une rive à l’autre la sirène du remorqueur répond au cri déchirant de la locomotive, que vous trouverez, avec une installation complète de lumière électrique, d’habitacles nickelés, et l’adjonction d’une… calliope à son sifflet à vapeur, le Columbia, yacht également à vapeur, de douze cents tonneaux, allant sur la mer, amarré à son embarcadère privé, prêt à mener à son bureau, à la vitesse moyenne de dix-sept nœuds, — et gare aux chalands — Wilton Sargent, Américain.