Le chevalier d'Harmental
Chapitre 11
Il était à peine à son observatoire qu'il aperçut le digne capitaine qui débouchait par la rue du Gros-Chenet, le nez au vent, la main sur la hanche, et avec l'allure martiale et décidée d'un homme qui, comme le philosophe grec, sent qu'il porte tout avec soi. Son chapeau, thermomètre auquel ses familiers pouvaient reconnaître l'état secret des finances de son maître, et qui dans les jours de fortune était posé aussi carrément sur sa tête qu'une pyramide l'est sur sa base, son chapeau avait repris cette miraculeuse inclinaison qui avait tant frappé le baron de Valef, et grâce à laquelle une de ses trois cornes touchait presque l'épaule droite, tandis que la corne parallèle aurait pu donner à Franklin quarante ans plus tôt, si Franklin eût rencontré le capitaine, la première idée du paratonnerre. Arrivé au tiers de la rue, il leva la tête, ainsi que la chose était convenue, et juste au-dessus de lui il remarqua le chevalier. Celui qui attendait et celui qui était attendu échangèrent un signe, et le capitaine, ayant calculé ses distances avec un coup d'œil tout stratégique, et reconnu la porte qui devait correspondre à la fenêtre, franchit le seuil de la paisible maison de madame Denis avec le même air de familiarité que si c'était celui d'une taverne. Le chevalier, de son côté, referma sa croisée et tira devant elle les rideaux avec le plus grand soin. Était-ce pour n'être point vu avec le capitaine par sa belle voisine?
Était-ce pour que le capitaine ne la vît pas elle-même?
Au bout d'un instant, d'Harmental entendit les pas du capitaine et le bruit de son épée, l'illustre Colichemarde, qui battait contre les barres de l'escalier. Arrivé au troisième, comme la lumière qui venait d'en bas n'était alimentée par aucun autre jour, le capitaine se trouva fort embarrassé, ne sachant pas s'il devait s'arrêter ou passer outre. Aussi, après avoir toussé de la façon la plus significative, voyant que cet appel était resté incompris de celui qu'il cherchait:
—Morbleu! dit-il, chevalier, comme vous ne m'avez probablement pas fait venir pour que je me casse le cou, ouvrez votre porte ou chantez, que je sois guidé par la lumière du ciel ou par le son de votre voix. Autrement, je suis perdu, ni plus ni moins que Thésée dans le Labyrinthe.
Et le capitaine se mit à chanter lui-même à tue-tête:
Belle Ariane, je vous prie,
Prêtez-moi votre peloton,
Tonton, tonton, tontaine tonton.
Le chevalier courut à la porte et l'ouvrit.
—À la bonne heure, dit le capitaine, qui commençait à apparaître dans la demi-teinte. C'est que l'échelle de votre pigeonnier est noire en diable. Mais enfin me voilà, fidèle à la consigne, solide au poste, exact au rendez-vous. Dix heures sonnaient à la Samaritaine juste au moment où je passais sur le pont Neuf.
—Oui, vous êtes homme de parole, je le vois, dit le chevalier en tendant la main au capitaine; mais entrez vite: il est important que mes voisins ne fassent point attention à vous.
—En ce cas, je suis muet comme une tanche, répondit le capitaine. Au surplus, ajouta-t-il en montrant le pâté et les bouteilles qui couvraient la table, vous avez deviné, le véritable moyen de me fermer la bouche.
Le chevalier poussa la porte derrière le capitaine et mit le verrou.
—Ah! ah! Du mystère? Tant mieux! je suis pour les mystères, moi. Il y a presque toujours quelque chose à gagner avec les gens qui commencent par vous dire: chuuut! En tout cas, vous ne pouviez pas mieux vous adresser qu'à votre serviteur, continua le capitaine en revenant à son langage mythologique: vous voyez en moi le petit-fils d'Harpocrate, dieu du silence.
Ainsi ne vous gênez pas.
—C'est bien, capitaine, reprit d'Harmental, car je vous avoue que j'ai des choses assez importantes à vous dire pour réclamer d'avance votre discrétion.
—Elle vous est acquise, chevalier. Pendant que je donnais une leçon au petit Ravanne, je vous ai vu du coin de l'œil manier l'épée en amateur, et j'aime les gens braves. Et puis, en remerciement d'un petit service qui ne valait pas une chiquenaude, vous m'avez fait cadeau d'un cheval qui valait cent louis, et j'aime les gens généreux. Donc, puisque vous êtes deux fois mon homme, pourquoi ne serais-je pas une fois le vôtre?
—Allons, dit le chevalier, je vois que nous pourrons nous entendre.
—Parlez et je vous écoute, répondit le capitaine en prenant son air le plus grave.
—Vous m'écouterez mieux assis, mon cher hôte; mettons-nous à table et déjeunons.
—Vous prêchez comme saint Jean-Bouche-d'or, chevalier, dit le capitaine en détachant son épée et la posant avec son chapeau sur le clavecin; de sorte, continua-t-il en s'asseyant en face de d'Harmental, qu'il n'y a pas moyen d'être d'un autre avis que vous. Me voilà; commandez la manœuvre, et je l'exécute.
—Goûtez ce vin pendant que j'attaque le pâté.
—C'est juste, dit le capitaine: divisons nos forces et battons l'ennemi séparément, puis nous nous réunirons pour exterminer ce qui en restera.
Et, joignant l'application à la théorie, le capitaine saisit au collet la première bouteille venue, fit sauter le bouchon, et, s'étant versé une pleine rasade, il l'avala avec une telle facilité qu'on eût pu croire que la nature l'avait doué d'un mode de déglutition tout particulier. Mais aussi, il faut lui rendre justice, à peine le vin fut-il bu qu'il s'aperçut que la liqueur qu'il venait d'entonner si cavalièrement méritait un degré d'attention fort supérieur à celui qu'il lui avait accordé.
—Oh! oh! dit-il en faisant claquer sa langue et en reposant avec une lenteur pleine de respect son verre sur la table, qu'est-ce que je fais donc là? indigne que je suis! j'avale du nectar comme si c'était de la piquette, et cela au commencement d'un repas! Ah! continua-t-il, se versant un second verre de la même bouteille en secouant la tête, Roquefinette, mon ami, tu commences à te faire vieux. Il y a dix ans, à la première goutte qui aurait touché ton palais, tu aurais su à qui tu avais affaire, tandis que maintenant il te faut plusieurs essais pour connaître la valeur des choses. À votre santé, chevalier!
Et cette fois le capitaine, plus circonspect, avala lentement son second verre, se reprenant à trois fois pour le vider, et clignant des yeux en signe de satisfaction puis, quand il eut fini:
—C'est de l'Ermitage de 1702, l'année de la bataille de Friedlingen! Si votre fournisseur en a beaucoup comme celui-là, et s'il fait crédit, donnez moi son adresse: je lui promets une fière pratique!
—Capitaine, répondit le chevalier en faisant glisser une énorme tranche de pâté sur l'assiette de son convive, non seulement mon fournisseur fait crédit, mais encore à mes amis il le donne pour rien.
—Oh! l'honnête homme! s'écria le capitaine avec un ton pénétré. Et, après un instant de silence, pendant lequel un observateur superficiel aurait pu le croire absorbé par l'appréciation du pâté comme il l'avait été un instant auparavant par celle du vin, posant ses deux coudes sur la table, et regardant d'Harmental d'un air narquois entre son couteau et sa fourchette.
—Ainsi donc, mon cher chevalier, nous conspirons, et nous avons besoin pour réussir, à ce qu'il paraît, que ce pauvre capitaine Roquefinette nous donne un coup de main?
—Et qui vous a dit cela, capitaine? interrompit le chevalier, en tressaillant malgré lui.
—Qui m'a dit cela? Pardieu! la belle charade à deviner! Un homme qui donne des chevaux de cent louis, qui boit à son ordinaire du vin à une pistole la bouteille, et qui loge dans une mansarde de la rue du Temps Perdu, que diable voulez-vous qu'il fasse s'il ne conspire pas?
—Eh bien! capitaine, dit en riant d'Harmental, je ne ferai pas le discret: vous pourriez bien avoir deviné juste. Est-ce qu'une conspiration vous effraie? continua-t-il en versant à boire à son hôte.
—Moi, m'effrayer! Qui est-ce qui a dit qu'il y avait quelque chose au monde qui effrayait le capitaine Roquefinette?
—Ce n'est pas moi, capitaine, puisque sans vous connaître, à la première vue, aux premières paroles échangées, j'ai jeté les yeux sur vous pour vous offrir d'être mon second.
—Ah! c'est-à-dire que si vous êtes pendu à une potence de vingt pieds, je serai pendu à une potence de dix; voilà tout.
—Peste! capitaine, dit d'Harmental en lui versant de nouveau à boire, si l'on commençait, comme vous le faites, par envisager les choses sous leur mauvais côté on n'entreprendrait jamais rien.
—Parce que j'ai parlé de potence? répondit le capitaine. Mais cela ne prouve rien. Qu'est-ce que la potence au yeux du philosophe? Une des mille manières de sortir de la vie, et certainement une des moins désagréables. On voit bien que vous n'avez jamais regardé la chose en face, pour en faire le dégoûté. D'ailleurs, en faisant nos preuves, nous aurons le cou coupé, comme monsieur de Rohan. Avez-vous vu couper le cou à monsieur de Rohan? reprit le capitaine en regardant en face d'Harmental. C'était un beau jeune homme comme vous, de votre âge à peu près. Il avait conspiré, comme vous voulez le faire, mais la chose manqua. Que voulez-vous! tout le monde se trompe. On lui fit un bel échafaud noir; on lui permit de se tourner du côté de la fenêtre où était sa maîtresse; on lui coupa avec des ciseaux le col de sa chemise; mais le bourreau était un maladroit habitué à pendre et non pas à décapiter; de sorte qu'il fut obligé de s'y reprendre à trois fois pour lui trancher la tête; et encore n'en vint-il à bout qu'à l'aide d'un couteau qu'il tira de sa ceinture, et avec lequel il lui chicota si bien le cou qu'il parvint enfin à le détacher....
Allons, vous êtes un brave! continua le capitaine en voyant que le chevalier avait écouté sans sourciller les détails de cette horrible exécution. Touchez là, je suis votre homme. Contre qui conspirons-nous? Voyons est-ce contre monsieur le duc du Maine? Est-ce contre monsieur le duc d'Orléans? Faut-il casser l'autre jambe au boiteux? Faut-il crever l'autre œil au borgne? Me voilà.
Rien de tout cela, capitaine; et, s'il plaît à Dieu, il n'y aura pas de sang répandu.
—De quoi s'agit-il donc alors?
—Avez-vous jamais entendu parler de l'enlèvement du secrétaire du duc de Mantoue?
—De Matthioli?
—Oui.
—Pardieu! je connais l'affaire mieux que personne; je l'ai vu passer comme on le conduisait à Pignerol; c'est le chevalier de Saint-Martin et monsieur de Villebois qui ont fait le coup; à telles enseignes, qu'ils ont eu chacun trois mille livres, pour eux et pour leurs hommes.
—C'était assez médiocrement payé, dit avec dédain d'Harmental.
—Vous trouvez, chevalier? Cependant trois mille livres, c'est un joli denier.
—Alors, pour trois mille livres, vous vous seriez chargé de la chose?
—Je m'en serais chargé, répondit le capitaine.
—Mais si, au lieu d'enlever le secrétaire, on vous eût proposé d'enlever le duc?
—Alors, c'eût été plus cher.
—Mais vous eussiez accepté de même?
—Pourquoi pas? J'aurais demandé le double, voilà tout.
—Et si, en vous donnant le double, un homme comme moi vous eût dit: Capitaine, ce n'est point un danger obscur où je vous jette, enfant perdu, c'est une lutte dans laquelle je m'engage comme vous, où je mets comme vous mon nom, mon avenir, ma tête, qu'auriez-vous répondu à cet homme?
—Je lui eusse tendu la main comme je vous la tends. Maintenant, de qui s'agit-il?
Le chevalier remplit son verre et celui du capitaine.
—À la santé du régent, dit-il, et puisse-t-il arriver sans accident jusqu'à la frontière d'Espagne, comme Matthioli est arrivé à Pignerol!
—Ah! ah! dit le capitaine Roquefinette en levant son verre à la hauteur de l'œil. Puis, après une pause:—Et pourquoi pas? continua-t-il. Le régent n'est qu'un homme, après tout. Seulement, nous ne serons ni décapités ni pendus: nous serons roués. À un autre je dirais que c'est plus cher, mais pour vous, chevalier je n'ai pas deux prix. Vous me donnerez six mille livres, et je vous trouverai douze hommes bien résolus.
—Mais ces douze hommes, demanda vivement d'Harmental, croyez-vous pouvoir vous y fier?
—Est-ce qu'ils sauront seulement de quoi il est question! répondit le capitaine. Ils croiront qu'il s'agit d'un pari et voilà tout.
—Et moi, capitaine, dit d'Harmental en ouvrant un secrétaire et en y prenant un sac de mille pistoles, je vais vous prouver que je ne marchande pas avec mes amis. Voici deux mille livres en or; prenez-les en acompte si nous réussissons; si nous échouons, chacun tirera de son côté.
—Chevalier, répondit le capitaine en prenant le sac et en le pesant dans sa main avec un air d'indicible satisfaction, vous comprenez que je ne vous ferai pas l'injure de compter après vous. Et à quand la chose?
—Je n'en sais rien encore, mon cher capitaine; mais si vous avez trouvé le pâté supportable et le vin bon, et si vous voulez tous les jours me faire le plaisir de déjeuner avec moi, comme vous avez fait aujourd'hui, je vous tiendrai au courant.
—Il ne s'agit plus de cela, chevalier, dit le capitaine, et pour le moment, c'est fini de rire! Je ne serais pas plutôt venu trois jours de suite chez vous que la police de ce damné d'Argenson serait à nos trousses. Heureusement qu'il a affaire à aussi fin que lui, et qu'il y a longtemps que nous jouons aux barres ensemble. Non, non, chevalier, d'ici au moment d'agir, il faut nous voir le moins possible, ou plutôt ne pas nous voir du tout. Votre rue n'est pas longue, et comme elle donne d'un côté dans la rue du Gros-Chenet et de l'autre dans la rue Montmartre, je n'ai pas même besoin d'y passer. Tenez, continua-t-il en détachant son nœud d'épaule, prenez ce ruban. Le jour où il faudra que je monte, vous l'attacherez à un clou en dehors de la fenêtre. Je saurai ce que cela veut dire et je monterai.
—Comment! capitaine, dit d'Harmental en voyant son convive se lever et rajuster son épée, vous vous en aller sans achever la bouteille! Que vous a donc fait ce bon vin, que vous appréciiez tant tout à l'heure, et que vous avez l'air de mépriser maintenant?
—C'est justement parce que je l'apprécie toujours que je m'en sépare, et la preuve que je ne le méprise pas, ajouta-t-il en remplissant de nouveau son verre, c'est que je vais lui dire un dernier adieu. À votre santé, chevalier! Vous pouvez vous vanter d'avoir là de fier vin! Hum! Et maintenant, fini, c'est fini! Me voilà à l'eau pour jusqu'au lendemain du jour où j'aurai vu le ruban rouge flotter à la fenêtre. Tâchez que ce soit le plus tôt possible, attendu que l'eau est un liquide qui est diablement contraire à ma constitution.
—Mais pourquoi vous en allez-vous si vite?
—Parce que je connais le capitaine Roquefinette. C'est un bon enfant; mais quand il se trouve en face d'une bouteille, il faut qu'il boive, et quand il a bu, il faut qu'il parle. Or, si bien que l'on parle, souvenez-vous de ceci. Quand on parle trop, on finit toujours par dire quelque bêtise. Adieu, chevalier; n'oubliez pas le ruban ponceau; moi, je vais à nos affaires.
—Adieu, capitaine, dit d'Harmental; je vois avec plaisir que je n'ai pas besoin de vous recommander la discrétion.
Le capitaine fit avec le pouce de sa main droite un signe de croix sur sa bouche, enfonça son chapeau carrément sur sa tête, souleva l'illustre Colichemarde, de peur qu'elle fît quelque bruit en battant les murailles, et descendit l'escalier aussi silencieusement que s'il eût craint que chacun de ses pas eût un écho à l'hôtel d'Argenson.
Chapitre 12
Le chevalier resta seul, mais cette fois: il y avait dans ce qui venait de se passer entre lui et le capitaine une assez vaste matière à réflexion pour qu'il n'eût besoin de recourir dans son ennui ni aux poésies de l'abbé de Chaulieu, ni à son clavecin, ni à ses pastels. En effet, jusque-là le chevalier n'était en quelque sorte engagé qu'à demi dans l'entreprise hasardeuse dont la duchesse du Maine et le prince de Cellamare lui avaient fait entrevoir l'issue heureuse, et dont le capitaine, pour éprouver son courage, venait de lui découvrir si brutalement la sanglante péripétie. Jusque-là, il n'avait été que l'extrémité d'une chaîne. En rompant d'un côté, il était dégagé. Maintenant, il était devenu un anneau intermédiaire rivé des deux côtés, et se rattachant à la fois à ce que la société avait de plus haut et à ce qu'elle avait de plus bas. Enfin, de cette heure, il ne s'appartenait plus, et il était comme ce voyageur perdu dans les Alpes qui s'arrête au milieu d'un chemin inconnu et qui mesure de l'œil pour la première fois la montagne qui s'élève au-dessus de sa tête et le gouffre qui s'ouvre à ses pieds.
Heureusement, le chevalier avait ce courage calme froid et résolu de l'homme chez lequel le sang et la bile, ces deux forces contraires, au lieu de se neutraliser, s'excitent en se combattant. Il s'engageait dans un danger avec toute la rapidité de l'homme sanguin, et une fois engagé dans ce danger, il le mesurait avec la résolution de l'homme bilieux. Il en résultait que le chevalier devait être aussi dangereux dans un duel que dans une conspiration; car, dans un duel son calme lui permettait de profiter de la moindre faute de son adversaire, et, dans une conspiration, son sang-froid lui permettait de renouer, à mesure qu'ils se seraient brisés, ces fils imperceptibles auxquels tient souvent la réussite des plus hautes entreprises. Madame du Maine avait donc raison de dire à mademoiselle Delaunay qu'elle pouvait éteindre sa lanterne et qu'elle croyait enfin avoir trouvé un homme.
Mais cet homme était jeune, cet homme avait vingt-six ans, c'est-à-dire un cœur ouvert encore à toutes les illusions et à toutes les poésies de cette première partie de l'existence. Enfant, il avait déposé ses couronnes aux pieds de sa mère; jeune homme, il était venu montrer son bel uniforme de colonel à sa maîtresse. Enfin, dans toutes les entreprises de sa vie, une image aimée avait marché devant lui, et il s'était jeté au milieu du danger avec la certitude que, s'il y succombait, quelqu'un lui survivrait qui plaindrait son sort, et chez qui son souvenir du moins resterait vivant. Mais sa mère était morte. La dernière femme dont il s'était cru aimé l'avait trahi; il se sentait seul dans le monde, lié seulement d'intérêt avec des gens pour lesquels il deviendrait un obstacle dès qu'il ne leur serait plus un instrument, et qui, s'il échouait, loin de pleurer sa mort, ne verraient en elle qu'une cause de tranquillité. Or, cette situation isolée, qui devrait être enviée de tout homme dans un danger suprême, est presque toujours, en pareil cas, si grand est l'égoïsme de notre nature, une cause de découragement profond. Telle est l'horreur du néant chez l'homme, qu'il croit se survivre encore par les sentiments qu'il inspire, et qu'il se console en quelque sorte de quitter la terre en songeant aux regrets qui accompagneront sa mémoire, et à la piété qui visitera sa tombe. Aussi, en ce moment, le chevalier eût tout donné pour être aimé par quelque chose, ne fût-ce que par un chien peut-être.
Il était plongé au plus triste de ces réflexions, lorsqu'en passant et repassant devant sa fenêtre, il s'aperçut que celle de sa voisine était ouverte. Il s'arrêta tout à coup, secoua le front comme pour en faire tomber les plus sombres de ses pensées; puis, appuyant son coude contre le mur et posant sa tête dans sa main, il essaya par la vue des objets extérieurs de donner une autre direction à son esprit. Mais l'homme n'est pas plus maître de sa veille que de son sommeil, et les rêves qu'il fait, les yeux ouverts ou fermés, suivent un développement indépendant de sa volonté, et se rattachent, il ne sait comment ni pourquoi, à des fils invisibles qui, en vibrant d'une manière inattendue, révèlent leur existence. Alors les objets les plus opposés se rapprochent, les pensées les plus incohérentes s'attirent; on a des lueurs fugitives qui, si elles ne s'éteignaient pas avec la rapidité d'un éclair, nous découvriraient peut-être l'avenir. On sent qu'il se passe quelque chose d'étrange en soi; on comprend dès lors que l'on n'est qu'une sorte de machine mue par une main invisible, et, selon que l'on est fataliste ou providentiel, on se courbe sous le caprice inintelligent du hasard ou l'on s'incline devant la mystérieuse volonté de Dieu.
Il en fut ainsi de d'Harmental: il avait cherché dans la vue d'objets étrangers à ses souvenirs et à ses espérances une distraction à sa situation présente, et il n'y trouva que la continuation de ses pensées.
La jeune fille qu'il avait aperçue le matin était assise près de la fenêtre, afin de profiter des derniers rayons du jour; elle travaillait à quelque chose comme à une broderie. Derrière elle son clavecin était ouvert, et sur un tabouret posé à ses pieds, sa levrette, endormie de ce sommeil léger propre aux animaux que la nature a destinés à la garde de l'homme, se réveillait à chaque bruit qui montait de la rue, dressait les oreilles, allongeait la tête gracieusement au delà du rebord de la fenêtre, puis se recouchait en tendant une de ses petites pattes sur les genoux de sa maîtresse. Tout cela était délicieusement éclairé par une lueur du soleil couchant qui allait au fond de la chambre faire ressortir en points lumineux les ornements de cuivre du clavecin et les filets d'or de l'angle d'un cadre. Le reste était dans la demi teinte.
Alors il sembla au chevalier, sans doute à cause de la disposition d'esprit singulière où il était lorsque ce tableau avait frappé sa vue, il lui sembla que cette jeune fille, au visage calme et suave, entrait dans sa vie comme un de ces personnages resté jusqu'alors derrière le rideau, et qui entrent dans une pièce au deuxième acte ou au troisième pour prendre part à l'action et quelquefois pour en changer le dénouement. Depuis cet âge où l'on voit encore des anges dans ses rêves, il n'avait rien rencontré de pareil. La jeune fille ne ressemblait à aucune des femmes qu'il avait vues jusqu'alors. C'était un mélange de beauté, de candeur et de simplicité, comme on en trouve quelquefois dans ces charmantes têtes que Greuze a copiées, non pas dans la nature, mais qu'il a vues se réfléchir dans le miroir de son imagination. Alors, oubliant tout, l'humble condition où elle était née, sans doute la rue où elle se trouvait, la chambre modeste qui lui servait de demeure; ne voyant dans la femme que la femme même, et lui faisant un cœur selon son visage, il pensa quel serait le bonheur de l'homme qui ferait battre le premier ce cœur, qui serait regardé avec amour par ces beaux yeux, et qui cueillerait sur ces lèvres, si franches et si pures, le mot: je t'aime! cette fleur de l'âme, dans un premier baiser.
Telles sont les nuances étranges que les mêmes objets empruntent de la différence de situation de celui qui les regarde. Huit jours auparavant, au milieu de son luxe, dans sa vie qu'aucun danger ne menaçait, entre un déjeuner à la taverne et une chasse à courre, entre un défi de courte paume chez Farol et une orgie chez la Fillon, si d'Harmental eût rencontré cette jeune fille, il n'eût vu sans doute en elle qu'une charmante grisette qu'il eût fait suivre par son valet de chambre, et à qui le lendemain il eût fait outrageusement offrir un cadeau de vingt-cinq louis peut-être; mais le d'Harmental d'il y a huit jours n'existait plus. À la place du beau seigneur, élégant, fou, dissipé, sûr de la vie, était un jeune homme isolé, marchant dans l'ombre, seul, avec sa propre force, sans une étoile pour le guider, qui pouvait tout à coup sentir la terre s'ouvrir sous ses pieds ou le ciel s'abattre sur sa tête. Celui-là avait besoin d'un appui, si faible qu'il fût, celui-là avait besoin d'amour, celui-là avait besoin de poésie. Il n'était donc point étonnant que, cherchant une madone à qui faire sa prière, il enlevât, dans son imagination, cette belle jeune fille à la sphère matérielle et prosaïque dans laquelle elle se trouvait, et que, l'attirant dans sa sphère à lui, il la posât, non point telle qu'elle était, sans doute, mais telle qu'il eût désiré qu'elle fût, sur le piédestal vide de ses adorations passées.
Tout à coup la jeune fille leva la tête, jeta les yeux par hasard en face d'elle, et aperçut à travers les vitres la figure pensive du chevalier. Il lui parut évident que ce jeune homme restait là pour elle et que c'était elle qu'il regardait. Aussi une vive rougeur passa-t-elle aussitôt sur son visage. Cependant elle fit comme si elle n'avait rien vu, et elle baissa de nouveau la tête vers sa broderie. Mais au bout d'un instant elle se leva, fit quelques tours dans sa chambre, puis sans affectation, sans fausse pruderie, quoique avec un reste d'embarras cependant, elle revint fermer sa fenêtre.
D'Harmental restait où il était et comme il était, continuant, malgré la fermeture de la fenêtre, de s'avancer dans le pays imaginaire où sa pensée voyageait. Une ou deux fois il lui sembla voir se soulever le rideau de sa voisine, comme si elle eût voulu savoir si l'indiscret qui l'avait chassée de sa place était toujours à la sienne. Enfin, quelques accords savants et rapides se firent entendre; une harmonie douce leur succéda, et ce fut alors d'Harmental qui ouvrit sa fenêtre à son tour.
Il ne s'était point trompé; sa voisine était d'une force tout à fait supérieure: elle exécuta deux ou trois morceaux, mais sans cependant mêler sa voix au son de l'instrument, et d'Harmental trouvait presque autant de plaisir à l'entendre qu'il en avait trouvé à la voir. Tout à coup elle s'arrêta au milieu d'une mesure. D'Harmental supposa, ou qu'elle l'avait vu à sa fenêtre, ou qu'elle voulait le punir de sa curiosité, ou qu'il était entré quelqu'un, et que ce quelqu'un l'avait interrompue; il se retira en arrière, mais de façon à ne point perdre de vue la fenêtre. Au bout d'un instant, il reconnut que sa dernière supposition était vraie. Un homme vint à la croisée, souleva le rideau, colla sa bonne grosse face à une vitre, tandis qu'avec la main il battit une marche sur une autre vitre. Le chevalier reconnut, quoiqu'une différence sensible se fût faite dans sa toilette, l'homme au jet d'eau qu'il avait vu sur la terrasse le matin, et qui, avec un air de si parfaite familiarité, avait prononcé deux fois le nom de Bathilde.
Cette apparition plus que prosaïque produisit l'effet qu'elle devait naturellement produire, c'est-à-dire qu'elle ramena d'Harmental de la vie imaginaire à la vie réelle. Il avait oublié cet homme, qui faisait un contraste si parfait et si étrange avec la jeune fille dont il était nécessairement ou le père, ou l'amant, ou le mari. Or, dans tous ces cas, que pouvait avoir de commun avec le noble et aristocrate chevalier la fille, l'épouse ou la maîtresse d'un tel homme? La femme, et c'est un malheur de sa situation éternellement dépendante, grandit ou s'abaisse de la grandeur ou de la vulgarité de celui au bras de qui elle marche appuyée, et, il faut l'avouer, l'horticulteur de la terrasse n'était pas fait pour maintenir la pauvre Bathilde à la hauteur où le chevalier l'avait élevée dans ses rêves.
Aussi se prit-il à rire de sa propre folie et la nuit étant revenue, comme, depuis la veille au matin, il n'avait pas mis le pied dehors, il résolut de faire un tour par la ville afin de s'assurer par lui-même de l'exactitude des rapports du prince de Cellamare. Il s'enveloppa de son manteau, descendit les quatre étages, et s'achemina vers le Luxembourg, où la note que lui avait remise le matin l'abbé Brigaud disait que le régent devait aller souper sans gardes.
Arrivé en face du palais du Luxembourg, le chevalier ne vit aucun des signes qui annonçaient que le duc d'Orléans était chez sa fille: il n'y avait à la porte qu'une sentinelle, tandis que du moment où entrait monsieur le régent, on avait l'habitude d'en placer une seconde. De plus, on ne voyait dans la cour ni voiture qui attendît ni coureurs, ni valets de pied; il était donc évident que monsieur le duc d'Orléans n'était point encore venu. Le chevalier attendit pour le voir passer, car, comme le régent ne déjeunait jamais et ne prenait à deux heures de l'après-midi qu'une tasse de chocolat, il était rare qu'il soupât plus tard que six heures. Or, cinq heures trois quarts avaient sonné à Saint-Sulpice au moment où le chevalier tournait le coin de la rue de Condé et de la rue de Vaugirard.
Le chevalier attendit une heure et demie rue de Tournon, allant de la rue du Petit-Lion au palais, sans rien apercevoir de ce qu'il était venu chercher. À huit heures moins un quart il vit quelque mouvement au Luxembourg. Une voiture avec des piqueurs à cheval, armés de torches, vint attendre au pied du perron. Un instant après, trois femmes y montèrent: il entendit le cocher qui criait aux piqueurs: au Palais-Royal! Les piqueurs partirent au galop, la voiture les suivit, le factionnaire présenta les armes, et, si vite que passât devant lui l'élégant équipage aux armes de France, le chevalier reconnut la duchesse de Berry, madame de Mouchy, sa dame d'honneur, et madame de Pons, sa dame d'atours. Il y avait erreur grave dans l'itinéraire envoyé au chevalier: c'était la fille qui allait chez le père, et non le père qui allait chez la fille.
Cependant le chevalier attendit encore, car il pouvait être arrivé au régent un accident qui l'eût retenu chez lui. Une heure après, la voiture repassa. La duchesse de Berry riait d'une histoire que lui racontait Broglie, qu'elle ramenait. Il n'y avait donc aucun accident grave. C'était la police du prince de Cellamare qui était en faute.
Le chevalier rentra chez lui vers dix heures, sans avoir été ni rencontré ni reconnu. Il eut quelque peine à se faire ouvrir, car, selon les habitudes patriarcales de la maison Denis, le concierge était couché. Il vint tirer les verrous en grommelant. D'Harmental lui glissa un petit écu dans la main, en lui disant une fois pour toutes qu'il lui arriverait quelquefois de rentrer tard; mais que, chaque fois que la chose arriverait, il y aurait la même gratification pour lui. Sur quoi le concierge se confondit en remerciements, et lui assura, qu'il était parfaitement libre de rentrer à l'heure qu'il lui plairait, et même de ne pas rentrer du tout.
De retour dans sa chambre, d'Harmental s'aperçut que celle de sa voisine était éclairée; il posa sa bougie derrière un meuble et s'approcha de sa fenêtre. De cette façon, autant que les rideaux le permettaient, il pouvait voir chez elle, tandis qu'on ne pouvait voir chez lui.
Elle était assise près d'une table, dessinant probablement contre un carton qu'elle tenait sur ses genoux, car on voyait son profil qui se détachait en noir sur la lumière placée derrière elle. Au bout d'un instant, une autre ombre, que le chevalier reconnut pour celle du bonhomme à la terrasse, passa deux ou trois fois entre la lumière et la fenêtre. Enfin l'ombre s'approcha de la jeune fille, celle-ci tendit le front, l'ombre y déposa un baiser, et s'éloigna un bougeoir à la main. Un instant après, les vitres de la chambre du cinquième étage s'éclairèrent. Toutes ces petites circonstances parlaient une langue qu'il était impossible de ne pas comprendre; l'homme à la terrasse n'était point le mari de Bathilde: c'était tout au plus son père.
D'Harmental, sans savoir pourquoi se sentit tout joyeux de cette découverte: il ouvrit, aussi doucement qu'il pût, la fenêtre, et, accoudé sur la barre qui lui servait d'appui, les yeux fixés sur cette ombre, il retomba dans cette même rêverie dont l'avait tiré dans la journée, l'apparition grotesque de son voisin. Au bout d'une heure à peu près, la jeune fille se leva, déposa carton et crayons sur la table, s'avança du coté de l'alcôve, s'agenouilla sur une chaise devant la seconde fenêtre, et fit sa prière. D'Harmental comprit que sa veille laborieuse était finie; mais, se rappelant la curiosité de la belle voisine quand pour la première fois il avait de son côté fait de la musique, il voulut voir s'il aurait le pouvoir de prolonger cette veille, et se mit à son épinette. Ce qu'il avait prévu arriva: aux premiers sons qui parvinrent jusqu'à elle, la jeune fille, ignorant que par la position de la lumière on voyait son ombre à travers les rideaux, s'approcha de la fenêtre sur la pointe du pied, et, se croyant bien cachée, elle écouta sans contrainte le mélodieux instrument qui, pareil à un oiseau du soir, s'éveillait pour chanter au milieu de la nuit.
Le concert eût peut-être duré bien des heures ainsi, car d'Harmental, encouragé par le résultat produit, se sentait une verve et une facilité d'exécution qu'il ne s'était jamais connu. Malheureusement, le locataire du troisième était sans doute quelque manant, peu amateur de la musique, car d'Harmental entendit tout à coup, juste au-dessous de ses pieds, le bruit d'une canne qui frappait le plafond avec une telle violence, que s'était, à n'en pouvoir douter, un avertissement direct qu'on lui donnait de remettre à un moment plus convenable sa mélodieuse occupation. Dans toute autre circonstance, d'Harmental eût envoyé au diable l'impertinent donneur d'avis; mais il réfléchit qu'un esclandre qui sentirait son gentilhomme le perdrait de réputation auprès de madame Denis, et qu'il jouait trop gros jeu à être reconnu pour ne point passer philosophiquement par-dessus quelques-uns des inconvénients de la nouvelle position qu'il avait adoptée. En conséquence, au lieu de se mettre en opposition plus longue avec les règlements nocturnes établis sans doute entre son hôtesse et ses locataires, il obéit à l'invitation, oubliant de quelle façon cette invitation lui avait été faite.
De son côté, dès qu'elle n'entendit plus rien, la jeune fille quitta sa fenêtre, et comme elle laissa tomber derrière elle les seconds rideaux d'étoffe perse, elle disparut aux yeux de d'Harmental. Quelque temps encore cependant il put voir la chambre éclairée; mais bientôt toute lueur s'éteignit. Quant à la chambre du cinquième étage, depuis plus de deux heures elle était dans la plus parfaite obscurité.
D'Harmental se coucha à son tour, tout joyeux de penser qu'il existait un point de contact si direct entre lui et sa belle voisine.
Le lendemain, l'abbé Brigaud entra dans sa chambre avec son exactitude ordinaire. Le chevalier était déjà levé depuis une heure, et s'était vingt fois approché de sa fenêtre sans avoir pu apercevoir sa voisine, quoiqu'il fût évident qu'elle s'était levée, même avant lui. En effet, par les carreaux supérieurs, il avait vu en se réveillant les grands rideaux remis à leurs patères. Aussi tout disposé qu'il était à faire tomber son commencement de mauvaise humeur sur quelqu'un:
—Ah! pardieu! Mon cher abbé, lui dit-il aussitôt que la porte fut refermée, félicitez de ma part le prince sur sa police: elle est parfaitement faite, ma foi!
—Qu'est-ce que vous avez contre elle? demanda l'abbé Brigaud avec le demi-sourire qui lui était habituel.
—Ce que j'ai? J'ai que, voulant juger par moi-même, hier, de sa fidélité, je suis allé m'embusquer rue de Tournon, que j'y suis resté quatre heures, et que ce n'est pas le régent qui est venu chez sa fille, mais madame la duchesse de Berry qui a été chez son père.
—Eh bien! nous savons cela.
—Ah! vous savez cela? dit d'Harmental.
—Oui, à telles enseignes qu'elle est sortie à huit heures moins cinq minutes du Luxembourg, avec madame de Mouchy et madame de Pons, et qu'elle y est rentrée à neuf heures et demie en ramenant Broglie, qui est venu prendre à table la place du régent, qu'on avait attendu inutilement.
—Et le régent, où est-il, lui?
—Le régent?
—Oui.
—Ceci est une autre histoire; vous allez le savoir. Écoutez et ne perdez pas un mot, puis nous verrons si vous dites encore que la police du prince est mal faite.
—J'écoute.
—Notre rapport annonçait que le duc-régent, devait hier, à trois heures aller faire une partie de courte paume rue de Seine?
—Oui.
—Il y est allé. Au bout d'une demi-heure il en est sorti, tenant son mouchoir sur ses yeux; il s'était donné lui-même un coup de raquette sur le sourcil avec tant de violence qu'il s'était ouvert la peau du front.
—Ah! voilà donc l'accident?
—Attendez. Alors le régent, au lieu de rentrer au Palais-Royal, s'est fait conduire chez madame de Sabran. Vous savez où demeure madame de Sabran?
—Elle demeurait rue de Tournon; mais depuis que son mari est maître d'hôtel du régent, ne demeure-t-elle pas rue des Bons-Enfants, tout près du Palais Royal?
—Justement. Or, il paraît que madame de Sabran, qui jusque-là avait fait de la fidélité à Richelieu, touchée enfin de l'état pitoyable où elle a vu le pauvre prince, a voulu justifier le proverbe: Malheureux au jeu, heureux en amour. Le prince, à sept heures et demie, par un petit mot daté de la salle à manger de madame de Sabran, qui lui donnait à souper, a annoncé à Broglie qu'il n'irait pas au Luxembourg, et l'a chargé d'y aller à sa place, et de faire ses excuses à la duchesse de Berry.
—Ah! voilà donc l'histoire que racontait Broglie et qui faisait tant rire ces dames?
—C'est probable. Maintenant, comprenez-vous?
—Oui, je comprends que le régent, n'étant pas doué de la puissance d'ubiquité, ne pouvait pas être à la fois chez madame de Sabran et chez sa fille.
—Et vous ne comprenez que cela?
—Mon cher abbé, vous parlez comme un oracle; expliquez-vous, voyons.
—Ce soir, je viendrai vous prendre à huit heures, et nous irons faire un tour rue des Bons-Enfants. Les localités parleront pour moi.
—Ah! ah! dit d'Harmental, j'y suis.... Si près du Palais-Royal, le régent ira à pied; l'hôtel qu'habite madame de Sabran a son entrée rue des Bons-Enfants; après une certaine heure, on ferme le passage du Palais-Royal, qui donne dans la rue des Bons-Enfants; il est donc obligé pour rentrer de tourner par la cour des Fontaines ou par la rue Neuve-des-Bons-Enfants, et alors nous le tenons! Mordieu! l'abbé, vous êtes un grand homme, et si monsieur le duc du Maine ne vous fait pas cardinal ou du moins archevêque, il n'y a plus de justice.
—Je compte bien là-dessus. Maintenant, vous comprenez! il faut vous tenir prêt.
—Je le suis.
—Avez-vous des moyens d'exécution organisés?
—J'en ai.
—Alors, vous correspondez avec vos gens?
—Par un signe.
—Et ce signe ne peut vous trahir?
—Impossible.
—En ce cas, tout va bien. Il ne s'agit plus que de déjeuner, car j'avais si grande hâte de venir vous dire ces belles nouvelles, que je suis sorti de chez moi à jeun.
—Déjeuner, mon cher abbé? vous en parlez bien à votre aise! Je n'ai à vous offrir que les débris du pâté d'hier, et trois ou quatre bouteilles de vin qui ont survécu, je crois, à la bataille.
—Hum! hum! murmura intérieurement l'abbé. Faisons mieux que cela, mon cher chevalier.
—À vos ordres.
—Descendons déjeuner chez notre bonne hôtesse, madame Denis.
—Que diable voulez-vous que j'aille déjeuner chez elle? est-ce que je la connais, moi?
—Ceci me regarde. Je vous présente comme mon pupille.
—Mais nous ferons un déjeuner détestable.
—Rassurez-vous: je connais la cuisine.
—Mais ce sera assommant, ce déjeuner!
—Mais vous vous ferez une amie d'une femme parfaitement connue dans le quartier pour ses mœurs excellentes, pour son dévouement au gouvernement; d'une femme incapable enfin de donner asile à un conspirateur. Entendez-vous cela?
—Si c'est pour le bien de la cause, abbé, je me sacrifie.
—Sans compter que c'est une maison fort agréable, dans laquelle il y a deux jeunes personnes qui jouent, l'une de la viole d'amour et l'autre de l'épinette, et un garçon qui est clerc de procureur: une maison enfin où le dimanche soir vous pourrez descendre pour faire la partie de loto.
—Allez-vous-en au diable avec votre madame Denis! Ah! pardon, l'abbé, vous êtes peut-être l'ami de la maison. En ce cas, prenons que je n'ai rien dit.
—Je suis son directeur, répondit l'abbé Brigaud d'un air modeste.
—Alors, mille excuses, mon cher abbé. Mais vous avez raison, au fait: madame Denis est encore une fort belle femme, parfaitement conservée, avec des mains superbes et des pieds très mignons. Peste! je me la rappelle.
Descendez le premier, je vous suis.
—Pourquoi pas ensemble?
—Et ma toilette donc, l'abbé? Vous voulez que je descende devant mesdemoiselles Denis tout défrisé comme me voilà? Allons donc! on se doit à sa figure, que diable! D'ailleurs, il est plus convenable que vous m'annonciez: je n'ai pas les privilèges d'un directeur.
—Vous avez raison: je descends, je vous annonce et dans dix minutes vous arrivez en personne, n'est-ce pas?
—Dans dix minutes.
—Adieu.
—Au revoir.
Le chevalier n'avait dit que la moitié de la vérité: il restait pour faire sa toilette peut-être, mais aussi dans l'espérance qu'il apercevrait quelque peu sa belle voisine, à laquelle, il avait rêvé tout la nuit. Ce désir fut sans résultat: il eut beau rester embusqué derrière les rideaux de sa fenêtre, celle de la jeune fille aux blonds cheveux et aux beaux yeux noirs resta hermétiquement voilée. Il est vrai qu'en échange, il put apercevoir son voisin qui, entrouvrant sa porte dans la toilette matinale que lui connaissait déjà le chevalier, passa avec la même précaution que la veille, sa main d'abord, puis sa tête. Mais cette fois, sa hardiesse n'alla pas plus loin, car il faisait quelque peu de brouillard, et le brouillard, comme on sait, est essentiellement contraire à l'organisation du bourgeois de Paris. Aussi le nôtre toussa-t-il deux fois dans les cordes les plus basses de sa voix, et, retirant tête et bras, rentra dans sa chambre comme une tortue dans sa carapace. D'Harmental vit dès lors avec plaisir qu'il pourrait se dispenser d'acheter un baromètre, et que son voisin lui rendrait le même service que ces bons capucins de bois qui sortent de leur ermitage les jours de beau temps, et qui restent au contraire obstinément chez eux les jours où il tombe de la pluie.
L'apparition fit son effet ordinaire et réagit sur la pauvre Bathilde. Chaque fois que d'Harmental apercevait la jeune fille, il y avait en elle une si suave attraction qu'il ne voyait plus que la femme jeune, gracieuse, belle, musicienne et peintre, c'est-à-dire la créature la plus délicieuse et la plus complète qu'il eût jamais rencontrée. En ces moments-là, pareille à ces fantômes qui passent dans la nuit de nos rêves portant comme une lampe d'albâtre leur lumière en eux-mêmes, elle s'éclairait d'un rayon céleste, repoussant tout ce qui l'entourait dans l'obscurité; mais quand, à son tour l'homme de la terrasse s'offrait aux regards du chevalier, avec sa figure commune, sa tournure triviale, ce type indélébile de vulgarité qui s'attache à certains individus, aussitôt un jeu de bascule étrange s'opérait dans l'esprit du chevalier; toute poésie disparaissait comme à un coup de sifflet du machiniste, disparaît un palais de fée; les choses s'illuminaient d'un autre jour, l'aristocratie native de d'Harmental reprenait le dessus. Bathilde n'était plus que la fille de cet homme, c'est-à-dire une grisette, voilà tout; sa beauté, sa grâce, son élégance, ses talents même devenaient un accident du hasard, une erreur de la nature, quelque chose comme une rose qui eût fleuri sur un chou. Alors le chevalier haussait dans sa glace les épaules en face de lui-même, se mettait à rire tout haut, et, ne comprenant plus d'où lui venait l'impression si vive qu'un instant auparavant il avait éprouvée, il l'attribuait à la préoccupation de son esprit, à l'étrangeté de sa situation, à la solitude, à tout enfin, excepté à sa véritable cause, à la puissance souveraine et irrésistible de la distinction et de la beauté.
D'Harmental descendit donc chez son hôtesse dans la disposition d'esprit la plus favorable pour trouver mesdemoiselles Denis charmantes.
Chapitre 13
Le chevalier et l'abbé quittèrent la mansarde et descendirent chez leur hôtesse. Madame Denis n'avait point jugé convenable que deux jeunes personnes aussi innocentes que l'étaient ses deux filles déjeunassent avec un jeune homme qui, depuis trois jours seulement qu'il était arrivé à Paris, rentrait déjà à onze heures du soir et jouait du clavecin jusqu'à deux heures du matin. L'abbé Brigaud avait beau lui affirmer que cette double infraction aux règlements intérieurs de la police de sa maison ne devait en rien déprécier auprès d'elle les mœurs de son pupille, dont il répondait comme de lui-même, tout ce qu'il avait obtenu, c'est que les demoiselles Denis paraîtraient au dessert.
Mais le chevalier s'aperçut bientôt que si leur mère leur avait défendu de se faire voir, elle ne leur avait pas défendu de se faire entendre. À peine les trois convives furent-ils attablés autour d'un véritable déjeuner de dévote, composé d'une multitude de petits plats appétissants à l'œil et délicieux au goût, que les sons saccadés d'une épinette se firent entendre, accompagnant une voix qui ne manquait pas d'étendue, mais dont de fréquentes erreurs de tons dénotaient la déplorable inexpérience. Aux premières notes, madame Denis posa la main sur le bras de l'abbé; puis, après un instant de silence, pendant lequel elle écouta avec un complaisant sourire cette musique qui faisait venir la chair de poule au chevalier:
—Entendez-vous? lui dit-elle: c'est notre Athénaïs qui joue du clavecin, et c'est Émilie qui chante.
L'abbé Brigaud, tout en faisant signe de la tête qu'il entendait parfaitement et l'accompagnement et la voix marchait sur le pied de d'Harmental pour lui indiquer que l'occasion se présentait de placer un compliment.
—Madame, dit aussitôt le chevalier, qui comprit l'appel que l'abbé faisait à sa politesse, nous vous devons un double remerciement, car vous nous offrez non seulement un excellent déjeuner, mais encore un concert délicieux.
—Oui, répondit négligemment madame Denis; ce sont ces enfants qui s'amusent; elles ne savent pas que vous êtes là, et elles étudient; mais je vais leur défendre de continuer.
Madame Denis fit un mouvement pour se lever.
—Comment donc! madame, s'écria d'Harmental; parce que j'arrive de province, me croyez-vous donc tout à fait indigne de faire connaissance avec les talents de la capitale?
—Dieu me garde, monsieur, d'avoir une pareille opinion de vous! répondit madame Denis d'un air plein de malice; car je sais que vous êtes musicien.
Le locataire du troisième m'en a prévenue.
—En ce cas, madame, il n'a pas dû vous donner une haute idée de mon mérite, reprit en riant le chevalier car il n'a pas paru apprécier infiniment le peu que j'en puis avoir.
—Il m'a dit seulement que l'heure lui avait paru étrange pour faire de la musique. Mais écoutez, monsieur Raoul, ajouta madame Denis en tendant l'oreille vers la porte: les rôles sont changés; maintenant, mon cher abbé, c'est notre Athénaïs qui chante et c'est Émilie qui accompagne sa sœur sur la viole d'amour.
Il paraît que madame Denis avait un faible pour Athénaïs; au lieu de parler comme elle l'avait fait pendant que c'était le tour d'Émilie de chanter, elle écouta d'un bout à l'autre la romance de sa favorite, les yeux tendrement fixés sur l'abbé Brigaud, qui, sans perdre un coup de fourchette ni un verre de vin, se contentait de faire de la tête des signes d'approbation. Du reste, Athénaïs chantait un peu plus juste que sa sœur, mais elle rachetait cette qualité par un défaut au moins équivalent aux oreilles du chevalier: elle avait la voix d'une vulgarité effrayante.
Quant à madame Denis, elle dodelinait la tête à fausse mesure, avec un air de béatitude qui faisait infiniment plus d'honneur à sa complaisance maternelle qu'à son intelligence musicale.
Un duo succéda aux solos. Les demoiselles Denis avaient juré de débiter tout leur répertoire. D'Harmental chercha à son tour sous la table les pieds de l'abbé Brigaud pour lui en écraser au moins un; mais il ne rencontra que ceux de madame Denis, qui, prenant la recherche que faisait à tâtons le chevalier pour une agacerie personnelle, se tourna gracieusement de son côté.
—Ainsi donc monsieur Raoul, lui dit-elle; vous venez jeune et sans expérience, vous exposer ainsi à tous les dangers de la capitale?
—Oh! mon Dieu, oui, dit l'abbé Brigaud, prenant la parole, de peur que d'Harmental, entraîné par l'occasion, ne pût résister au plaisir de répondre quelque baliverne. Vous voyez en ce jeune homme madame Denis, le fils d'un ami qui m'a été bien cher (il porta sa serviette à ses yeux), et qui, je l'espère, fera honneur aux soins que j'ai donnés à son éducation; car, sans qu'il en ait l'air, c'est un ambitieux que mon pupille!
—Et monsieur a raison, reprit madame Denis. Quand on a les talents et la figure de monsieur, il me semble que l'on peut parvenir à tout.
—Ah! mais, madame Denis, dit l'abbé Brigaud, si vous me le gâtez ainsi du premier coup, je ne vous l'amènerai plus, prenez-y garde! Raoul, mon enfant continua-t-il en s'adressant au chevalier d'un ton paternel, j'espère que vous ne croyez pas un mot de cela. Puis, se penchant à l'oreille de madame Denis:—Tel que vous le voyez, ajouta-t-il, il aurait pu rester à Sauvigny et y tenir la première place après le seigneur: il a trois bonnes mille livres de rentes en biens fonds!
—C'est justement ce que je compte donner à chacune de mes filles, répondit madame Denis en haussant la voix de façon à être entendue du chevalier, et en lui lançant un regard de côté pour voir quel effet produirait sur lui l'annonce d'une telle magnificence.
Malheureusement pour l'établissement futur de mesdemoiselles Denis, le chevalier pensait en ce moment à toute autre chose qu'à réunir les trois mille livres de rentes dont cette généreuse mère dotait ses filles aux mille écus annuels dont l'avait gratifié l'abbé Brigaud. Le fausset de mademoiselle Émilie, le contralto de mademoiselle Athénaïs, la pauvreté de l'accompagnement de toutes deux, l'avaient ramené par ses souvenirs à la voix si pure et si flexible, et à l'exécution si distinguée et si savante de sa voisine. Il en était résulté que grâce à cette puissance de réaction singulière qu'une grande préoccupation nous donne contre les objets extérieurs, le chevalier était parvenu à échapper au charivari qui s'exécutait dans la chambre voisine, et, se réfugiant en lui-même, y suivait une douce mélodie qui serpentait dans sa mémoire et qui, tout absente qu'elle était, parvenait à le garantir, comme une armure enchantée, des sons aigus et criards qui venaient s'émousser autour de lui.
—Voyez comme il écoute! disait madame Denis à Brigaud. À la bonne heure! il y a plaisir à faire des frais pour un jeune homme comme celui-là!
Aussi je laverai la tête à monsieur Fremond!
—Qu'est-ce que c'est que monsieur Fremond? demanda l'abbé en se servant à boire.
—C'est le locataire du troisième, un mauvais petit rentier à douze cents livres, dont le carlin m'a déjà valu des désagréments avec toute la maison, et qui est venu se plaindre que monsieur Raoul l'empêchait de dormir, lui et son chien.
—Ma chère madame Denis, dit l'abbé Brigaud, il ne faut pas vous brouiller pour cela avec monsieur Fremond. Deux heures du matin sont une heure indue, et si mon pupille veut absolument veiller, qu'il fasse de la musique dans la journée et qu'il dessine le soir.
—Comment! monsieur Raoul dessine aussi? s'écria madame Denis, tout émerveillée de ce surcroît de talent.
—S'il dessine? Comme Mignard!
—Oh! mon cher abbé, dit madame Denis en joignant les mains, si nous pouvions obtenir une chose....
—Laquelle? demanda l'abbé.
—Si nous pouvions obtenir qu'il fit le portrait de notre Athénaïs!
Le chevalier se réveilla en sursaut de sa préoccupation, comme un voyageur endormi sur l'herbe, qui, pendant son sommeil, sent se glisser près de lui un serpent, et qui comprend instinctivement qu'un grand danger le menace.
—L'abbé! s'écria-t-il d'un air effaré, et en fixant sur le pauvre Brigaud des yeux furibonds; l'abbé, pas de bêtises!
—Oh! mon Dieu! qu'a donc votre pupille? demanda madame Denis tout effrayée.
Heureusement, au moment où l'abbé, assez embarrassé de répondre à la question de madame Denis, cherchait un honnête faux-fuyant pour lui faire prendre le change sur l'exclamation du chevalier, la porte s'ouvrit, les deux demoiselles Denis entrèrent en rougissant, et, s'écartant à droite et à gauche, firent chacune une révérence de menuet.
—Eh bien! mesdemoiselles, dit madame Denis en affectant un air sévère, qu'est-ce que cela? Qui vous a donné la permission de quitter votre chambre?
—Maman, répondit une voix que le chevalier, à ses notes grêles, crut reconnaître pour celle de mademoiselle Émilie, nous vous demandons bien pardon si nous avons fait une faute, et nous sommes prêtes à rentrer chez nous.
—Mais, maman, dit une autre voix qu'à ses tons graves le chevalier jugea devoir appartenir à mademoiselle Athénaïs, nous avions cru qu'il était convenu que nous entrerions au dessert.
—Allons, venez, mesdemoiselles, puisque vous voilà. Il serait ridicule maintenant que vous vous en allassiez. D'ailleurs, ajouta madame Denis en faisant asseoir Athénaïs entre elle et Brigaud, et Émilie entre elle et le chevalier, des jeunes personnes sont toujours bien, n'est-ce pas, l'abbé, toutefois qu'elles sont sous l'aile de leur mère?
Et madame Denis présenta à ses filles une assiette de bonbons, dans laquelle elles prirent du bout des doigts et avec une modestie qui faisait honneur à la bonne éducation qu'elles avaient reçue, mademoiselle Émilie une praline et mademoiselle Athénaïs un diablotin.
Le chevalier, pendant le discours et l'action de madame Denis, avait eu le temps d'examiner ses filles. Mademoiselle Émilie était une grande et sèche personne de vingt-deux à vingt-trois ans, qui, disait-on, jouissait d'une ressemblance parfaite avec feu M. Denis son père, avantage qui ne suffisait pas, à ce qu'il paraît, pour lui mériter dans le cœur maternel une part d'affection égale à celle que madame Denis ressentait pour ses deux autres enfants. Aussi, la pauvre Émilie, toujours craignant de faire mal et d'être grondée, était-elle restée d'une gaucherie native, que les leçons réitérées de son maître de danse n'avaient pu faire disparaître. Quant à mademoiselle Athénaïs, c'était, tout à l'opposé de sa sœur, une petite boulotte, rouge et rondelette, qui, grâce à ses seize ou dix-sept ans, avait ce que l'on appelle vulgairement la beauté du diable. Celle-là ne ressemblait ni à monsieur ni à madame Denis, singularité qui avait fort exercé les mauvaises langues de la rue Saint-Martin avant que madame Denis vendit son fonds de draps et vint habiter la maison qu'elle et son mari avaient achetée, des bénéfices de la communauté, rue du Temps-Perdu.
Malgré cette absence d'homogénéité avec ses parents, mademoiselle Athénaïs n'en était pas moins la favorite déclarée de madame sa mère, ce qui lui donnait toute l'assurance qui manquait à la pauvre Émilie. En bonne personne, qu'elle était, Athénaïs profitait toujours de cette faveur, il faut le dire à sa louange, pour excuser les prétendues fautes de sa sœur aînée. Au reste, le chevalier, qui, en sa qualité de dessinateur, était physionomiste, crut remarquer du premier coup d'œil, entre le visage de mademoiselle Athénaïs et celui de l'abbé Brigaud, certaines lignes analogues qui, jointes à une singulière ressemblance dans la taille, auraient pu, à la rigueur, guider les curieux à la recherche de la paternité, si cette recherche n'était point sagement interdite par nos lois.
Les deux sœurs, quoiqu'il fût à peine onze heures du matin, étaient habillées comme pour aller à un bal, et portaient à leur cou, à leurs bras et à leurs oreilles, tout ce qu'elles possédaient de bijoux.
Cette apparition, si conforme à l'idée que d'Harmental s'était faite d'avance des filles de son hôtesse, fut pour lui une nouvelle source de réflexions. Puisque les demoiselles Denis étaient si bien ce qu'elles devaient être, c'est-à-dire en si parfaite harmonie avec leur état et leur éducation, pourquoi Bathilde, qui paraissait d'une condition à peine égale à la leur, était-elle visiblement aussi distinguée qu'elles étaient vulgaires? D'où venait, entre jeunes filles de la même classe et du même âge, cette immense différence physique et morale? Il fallait qu'il y eût là-dessous quelque secret étrange, qu'un jour ou l'autre le chevalier connaîtrait sans doute.
Un second appel, que le pied de l'abbé Brigaud adressa au pied de d'Harmental, lui fit comprendre que ses réflexions pouvaient être parfaitement justes, mais que le moment qu'il avait choisi pour s'y livrer était souverainement déplacé. En effet madame Denis avait pris un air de dignité si significatif, que d'Harmental jugea qu'il n'y avait pas un instant à perdre s'il voulait effacer dans l'esprit de son hôtesse, la mauvaise impression que sa distraction avait produite.
—Madame, lui dit-il aussitôt de l'air le plus gracieux qu'il pût prendre, ce que j'ai l'honneur de voir de votre famille me donne un bien vif désir de la connaître tout entière. Est-ce que monsieur votre fils n'est point quelque part dans la maison, et n'aurai-je pas le plaisir de lui être présenté?
—Monsieur, répondit madame Denis, à qui une si aimable interpellation avait rendu toute sa grâce, mon fils est chez maître Joulu, son procureur, et, à moins que ses courses l'amènent dans le quartier, il est peu probable qu'il ait ce matin l'honneur de faire votre connaissance.
—Parbleu! mon cher pupille, dit l'abbé Brigaud en étendant la main du côté de la porte, vous êtes comme feu Aladin, et il suffit, à ce qu'il paraît, que vous exprimiez un désir pour que ce désir soit accompli.
En effet, au moment même, on entendit retentir dans l'escalier la chanson de monsieur de Marlborough, qui à cette époque, avait tout le charme de la nouveauté et la porte s'étant ouverte sans aucune annonce préalable, on vit paraître sur le seuil un gros garçon à face réjouie, qui avait beaucoup des airs de mademoiselle Athénaïs.
—Bon, bon, bon! dit le nouvel arrivant en croisant ses bras, et en considérant l'intérieur habituel de sa famille augmenté de l'abbé Brigaud et du chevalier d'Harmental. Pas gênée, la mère Denis! Elle envoie Boniface chez son procureur avec un morceau de pain et de fromage, elle lui dit: Va, mon ami, prends garde aux indigestions; et en son absence, elle donne noces et festins! Heureusement que ce pauvre Boniface a bon nez. Il repasse par la rue Montmartre, il a pris le vent, et il a dit: Qu'est-ce que ça sent donc là-bas, rue du Temps-Perdu, n° 5? Alors il est venu, et le voilà!
Place pour un!
Et joignant l'action au récit, Boniface traîna une chaise de la porte à la table, et s'assit entre l'abbé Brigaud et le chevalier.
—Monsieur Boniface, dit madame Denis en essayant de prendre un air sévère, ne voyez-vous pas bien qu'il y a ici des étrangers?
—Des étrangers? dit Boniface en prenant un plat sur la table et en le mettant devant lui. Et où sont-ils ces étrangers? Est-ce vous, papa Brigaud? est-ce monsieur Raoul? Eh bien! il n'est pas un étranger, lui, c'est un locataire.
Et s'emparant d'un de ces couverts qu'on met sur la table pour servir, il se mit à officier de manière à rassurer sur le temps perdu ceux qui avaient pris les devants.
—Pardieu! madame Denis, dit le chevalier, je vois avec plaisir que je suis beaucoup plus avancé que je ne le croyais, car je ne savais pas avoir l'honneur d'être connu de monsieur Boniface.
—Ça serait drôle, si je ne vous connaissais pas, dit le clerc de procureur, la bouche pleine; c'est vous qu'avez ma chambre.
—Comment! madame Denis, dit d'Harmental, vous me laissez ignorer que j'ai l'honneur de succéder dans mon logement à l'héritier présomptif de votre maison? je ne m'étonne plus si j'ai trouvé une chambre si galamment arrangée. On reconnaît là les soins d'une mère.
—Oui, grand bien vous fasse! Mais, si j'ai un conseil d'ami à vous donner, c'est de ne pas trop regarder par la fenêtre.
—Pourquoi cela? demanda d'Harmental.
—Pourquoi, parce que vous avez certaine voisine en face de vous....
—Mademoiselle Bathilde? dit le chevalier emporté par son premier mouvement.
—Ah! vous la connaissez déjà? reprit Boniface. Bon. Bon, bon, alors ça ira bien.
—Voulez-vous vous taire, monsieur! s'écria madame Denis.
—Tiens! reprit Boniface, il faut bien prévenir les locataires, quand il y a dans les maisons des cas rédhibitoires. Vous n'êtes pas chez le procureur, vous, ma mère, vous ne savez pas cela.
—Cet enfant est plein d'esprit, dit l'abbé Brigaud, de ce ton goguenard grâce auquel on ne savait jamais s'il raillait ou s'il parlait sérieusement.
—Mais, reprit madame Denis, que voulez-vous qu'il y ait de commun entre monsieur Raoul et mademoiselle Bathilde?
—Ce qu'il y aura de commun? C'est, que, dans huit jours, il en sera amoureux comme un fou, ou bien il ne serait pas un homme, et que ce n'est pas la peine d'aimer une coquette.
—Une coquette? dit d'Harmental.
—Oui, une coquette; une coquette, reprit Boniface; je l'ai dit, je ne m'en dédis pas. Une coquette, qui fait la bégueule avec les jeunes gens, et qui demeure avec un vieux. Sans compter sa gueuse de Mirza, qui mangeait tous mes bonbons, et qui, chaque fois qu'elle me rencontre maintenant, vient me mordre les mollets.
—Sortez, mesdemoiselles, s'écria madame Denis en se levant et en faisant lever ses filles. Sortez! des oreilles aussi pures que les vôtres ne doivent pas entendre de pareilles légèretés.
Et elle poussa mademoiselle Athénaïs et mademoiselle Émilie vers la porte de leur chambre, où elle entra avec elles.
Quant à d'Harmental, il se sentit pris d'une envie féroce de casser la tête à monsieur Boniface d'un coup de bouteille. Cependant, comprenant le ridicule de sa situation, il fit un effort sur lui-même.
—Mais, dit-il, je croyais que ce bon bourgeois que j'ai vu sur la terrasse, car c'est de lui sans doute que vous voulez parler, monsieur Boniface....
—De lui-même, le vieux coquin. Hein? qu'est-ce qui dirait ça de lui?
—Était son père, continua d'Harmental.
—Son père? Est-ce qu'elle a un père, mademoiselle Bathilde? Elle n'a pas de père!
—Ou du moins son oncle.
—Ah! son oncle! à la mode de Bretagne, peut-être, mais pas autrement.
—Monsieur, dit majestueusement madame Denis en sortant de la chambre de ses filles, qu'elle avait consignées sans doute au plus profond de leur appartement, je vous avais prié, une fois pour toutes de ne jamais dire de paroles légères devant mesdemoiselles vos sœurs.
—Ah! bien oui! dit Boniface, continuant d'aller à travers choux, mesdemoiselles mes sœurs! Est-ce que vous croyez qu'à leur âge elles ne puissent pas entendre ce que je dis là, surtout Émilie, qui a vingt-trois ans?
—Émilie est innocente comme l'enfant qui vient de naître, monsieur! dit madame Denis en reprenant sa place entre Brigaud et d'Harmental.
—Innocente! oui, comptez là-dessus, mère Denis, et buvez de l'eau! J'ai trouvé un joli roman dans la chambre de notre innocente, allez, pour un temps de carême. Je vous le montrerai, papa Brigaud, à vous qui êtes son confesseur. Nous verrons un peu si c'est vous qui lui avez permis de faire ses pâques là-dedans.
—Tais-toi, méchant espiègle! dit l'abbé; tu vois bien le chagrin que tu fais à ta mère!
En effet, madame Denis, suffoquée de honte de ce qu'une scène qui portait une pareille atteinte à la réputation de ses filles se fût passée devant un jeune homme sur lequel, avec cette lointaine prévoyance des mères, elle avait déjà peut-être jeté son dévolu, était près de se trouver mal.
Il n'y a rien à quoi les hommes croient moins qu'aux évanouissements des femmes, et cependant il n'y a rien à quoi ils se laissent prendre plus facilement. Au reste, qu'il y crût ou qu'il n'y crût pas, d'Harmental était trop poli pour ne pas donner en pareille circonstance, une marque d'intérêt à son hôtesse. Il s'élança vers elle les bras tendus. Il en résulta que madame Denis ne vit pas plus tôt un point d'appui qu'elle se laissa aller du côté où on le lui offrait, et que, penchant la tête en arrière elle s'évanouit dans les bras du chevalier.
—L'abbé, dit d'Harmental pendant que monsieur Boniface profitait de la circonstance pour fourrer dans ses poches tous les bonbons qui restaient sur la table, l'abbé, avancez donc un fauteuil!
L'abbé avança un fauteuil avec la lenteur tranquille d'un homme familier avec de pareils accidents, et qui, d'avance, est rassuré sur leurs suites. On y assit madame Denis et d'Harmental lui fit respirer des sels, tandis que l'abbé Brigaud lui frappait doucement dans le creux des mains; mais malgré ces soins empressés, madame Denis ne paraissait nullement disposée à revenir à elle, quand tout à coup, au moment où l'on s'y attendait le moins, elle se dressa sur ses pieds, comme relevée par un ressort, et en jetant un grand cri. D'Harmental crut qu'une attaque de nerfs succédait à la faiblesse; il fut vraiment effrayé, tant il y avait un accent de vérité et de saisissement dans le cri qu'avait poussé la pauvre femme.
—Ce n'est rien, ce n'est rien! dit Boniface. Je viens seulement de lui couler l'eau qui restait dans la carafe dans le dos. C'est cela qui l'a réveillée. Vous voyez bien qu'elle ne savait plus comment faire pour revenir. Eh bien! quoi? continua l'impitoyable garnement en voyant que madame Denis le regardait avec des yeux terribles; c'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais plus, mère Denis, c'est ton petit Boniface qui t'aime tant?
—Madame dit d'Harmental, fort embarrassé de la situation, je suis vraiment désolé de tout ce qui vient de se passer.
—Oh! monsieur, s'écria madame Denis en fondant en larmes, je suis bien malheureuse!
—Allons, ne pleure pas, mère Denis! Tu es déjà assez mouillée, dit Boniface. Va plutôt changer de chemise; il n'y a rien de mauvais pour la santé comme d'avoir une chemise qui colle sur le dos.
—Cet enfant est plein de sens, dit Brigaud, et je crois que vous feriez bien de suivre son conseil, madame Denis.
—Si j'osais joindre mes instances à celles de l'abbé, reprit d'Harmental je vous prierais madame, de ne pas vous gêner pour nous. D'ailleurs le moment était venu de nous retirer, et nous allons prendre congé de vous.
—Et vous aussi, l'abbé? dit madame Denis en jetant un regard de détresse sur Brigaud.
—Moi, dit Brigaud, qui ne se souciait pas à ce qu'il paraît du rôle de consolateur, je suis attendu à l'hôtel Colbert et il faut absolument que je vous quitte.
—Adieu donc, messieurs, dit madame Denis en faisant une révérence à laquelle le liquide, versé par en haut, et qui commençait à couler par en bas, ôtait beaucoup de sa majesté.
—Adieu, la mère, dit Boniface en allant jeter avec l'assurance d'un enfant gâté ses deux bras autour du cou de madame Denis. Vous n'avez rien à faire dire à maître Joulu?
—Adieu, mauvais sujet! répondit la pauvre femme en embrassant son fils, moitié souriante déjà et moitié fâchée encore, mais cédant à cette attraction à laquelle une mère ne peut résister. Adieu, et soyez sage!
—Comme une image, mère Denis; mais à la condition que tu nous feras un petit plat de douceurs pour le dîner, hein?
Et le troisième clerc de maître Joulu revint en gambadant rejoindre l'abbé Brigaud et d'Harmental, qui étaient déjà sur le palier.
—Eh bien, eh bien, petit drôle! dit l'abbé en portant vivement la main à la poche de sa veste, qu'as-tu à faire, par là?
—Ne faites pas attention, papa Brigaud; je regarde seulement s'il ne reste pas dans votre gousset un petit écu pour votre ami Boniface.
—Tiens, dit l'abbé, en voilà un gros; laisse-nous tranquilles, et va-t'en.
—Papa Brigaud, dit Boniface dans l'effusion de sa reconnaissance, vous avez un cœur de cardinal, et si le roi ne vous fait qu'archevêque, eh bien parole d'honneur! vous serez volé de moitié. Adieu, monsieur Raoul, continua-t-il en s'adressant au chevalier avec la même familiarité que s'il le connaissait depuis dix ans. Je vous le répète, prenez garde à mademoiselle Bathilde si vous voulez garder votre cœur, et jetez-moi une bonne boulette à Mirza si vous tenez à vos mollets!
Et, se pendant à la corde d'une main et à la rampe de l'autre, il descendit d'un seul élan les douze marches qui formaient le premier étage, et se trouva à la porte de la rue sans avoir touché une seule marche de l'escalier.
Brigaud descendit d'un pas plus tranquille derrière son ami Boniface, après avoir pris pour le soir, à huit heures, rendez-vous avec le chevalier. Quant à d'Harmental, il remonta tout pensif dans sa mansarde.
Chapitre 14
Ce qui occupait l'esprit du chevalier, ce n'était ni le dénouement du drame où il avait choisi un rôle si important, et qui semblait s'approcher, ni la précaution admirable qu'avait prise l'abbé Brigaud de le loger dans une maison où il avait l'habitude, depuis dix ans, de venir à peu près tous les jours; si bien que ses visites, devinssent-elles plus fréquentes encore, ne pouvaient être remarquées. Ce n'était ni la diction majestueuse de madame Denis, ni le soprano de mademoiselle Émilie, ni le contralto de mademoiselle Athénaïs ni les espiègleries de M. Boniface: c'était tout bonnement la pauvre Bathilde qu'il venait d'entendre traiter si lestement chez son hôtesse.
Mais notre lecteur se tromperait fort s'il croyait que la brutale accusation de monsieur Boniface eût porté atteinte le moins du monde aux sentiments encore confus et inexpliqués que le chevalier ressentait pour la jeune fille. Le premier mouvement avait bien été une impression pénible, un sentiment de dégoût; mais, en y réfléchissant, il ne lui avait fallu que quelques secondes pour comprendre qu'une pareille alliance était impossible. Le hasard peut, à la rigueur, faire naître une fille charmante d'un père sans distinction; la nécessité peut réunir une femme jeune et élégante à un mari vieux et vulgaire: mais il n'y a que l'amour ou l'intérêt qui fasse de ces liaisons en dehors de la société, comme on en supposait une entre la jeune fille du quatrième et le bourgeois de la terrasse. Or, entre ces deux êtres si opposés en toutes choses, il ne pouvait exister d'amour; et quant à l'intérêt, la chose était encore moins probable, car si leur situation ne descendait pas jusqu'à la misère, elle ne s'élevait certes pas au-dessus de la médiocrité; et non point même de cette médiocrité dorée dont parle Horace, et qui donne une maison de campagne à Tibur ou à Montmorency, qui résulte d'une pension de trente mille sesterces sur la cassette d'Auguste ou d'une inscription de six mille francs sur le grand-livre; mais de cette pauvre et chétive médiocrité qui ne permet de vivre qu'au jour le jour et que l'on n'empêche de descendre à une pauvreté réelle que par un travail incessant, nocturne et acharné.
La seule moralité qui fût ressortie de tout ceci était donc pour d'Harmental la certitude que Bathilde n'était ni la fille, ni la femme, ni la maîtresse de ce terrible voisin, dont la vue avait suffi jusque-là pour produire une si étrange réaction sur l'amour naissant du chevalier. Donc, si elle n'était ni l'une ni l'autre de ces trois choses, il y avait un mystère sur la naissance de Bathilde, et s'il y avait un mystère sur cette naissance, Bathilde n'était pas ce qu'elle paraissait être. Dès lors tout s'expliquait: cette beauté aristocratique, cette grâce charmante, cette éducation achevée, cessaient d'être une énigme sans mot. Bathilde était au-dessus de la position qu'elle était momentanément forcée d'occuper; il y avait eu dans la destinée de cette jeune fille de ces bouleversements de fortune qui sont pour les individus ce que les tremblements de terre sont pour les villes. Quelque chose s'était écroulé dans sa vie qui l'avait forcée de descendre jusqu'à la sphère inférieure où elle végétait, et elle était comme ces anges déchus qui sont obligés de vivre quelque temps de la vie des hommes, mais qui n'attendent que le jour où Dieu leur rendra leurs ailes pour remonter au ciel.
Le résultat de tout ceci était que le chevalier pouvait, sans perdre de sa considération à ses propres yeux, devenir amoureux de Bathilde. Lorsque le cœur est aux prises avec l'orgueil, il a des ressources admirables pour tromper son hautain et grondeur ennemi. Du moment où Bathilde avait un nom, elle était classée et ne pouvait pas sortir de ce cercle de Popilius que la famille avait tracé autour d'elle; mais dès lors qu'elle n'avait ni nom ni famille, dès lors que de la nuit qui l'entourait elle pouvait sortir resplendissante de lumière, rien n'empêchait plus que l'imagination de l'homme qui l'aimait ne l'élevât dans son espérance à une hauteur à laquelle elle n'eût pas même osé atteindre du regard.
En conséquence, loin de suivre l'avis que lui avait si amicalement donné monsieur Boniface la première chose que fit d'Harmental en rentrant chez lui fut d'aller droit à sa fenêtre, et de voir en quel état était celle de sa voisine: la fenêtre de sa voisine était toute grande ouverte.
Si l'on eût dit huit jours auparavant au chevalier qu'une chose aussi simple qu'une fenêtre ouverte, ferait jamais battre son cœur, il eût certes joyeusement ri d'une pareille supposition. Cependant il en était ainsi, car, après avoir appuyé un instant sa main sur sa poitrine, comme un homme qui respire enfin après une longue oppression, il s'accouda de l'autre au mur pour regarder par un coin afin de voir la jeune fille sans être vu d'elle, car il craignait qu'en l'apercevant elle ne s'effarouchât, comme la veille de cette persistante attention dont elle était l'objet et qu'elle pouvait attribuer à la seule curiosité.
Au bout d'un instant, d'Harmental s'aperçut que la chambre devait être solitaire, car l'active et légère jeune fille eût certes déjà passé et repassé dix fois devant ses yeux si elle n'eût été absente. D'Harmental ouvrit alors sa fenêtre à son tour, et tout le confirma dans sa supposition; il était même facile de voir que la main symétrique et rangeuse de la vieille ménagère venait de passer par la chambre, car le clavecin était hermétiquement fermé; la musique, ordinairement éparse, était réunie en un seul monceau surmonté de trois ou quatre volumes, qui, superposés selon qu'ils diminuaient de grandeur, formaient la tête de la pyramide, et un magnifique morceau de guipure, soigneusement posé par le milieu sur le dos d'une chaise, pendait parallèlement des deux côtés du dossier. Du reste, cette supposition fut bientôt changée en certitude, car, au bruit qu'il fit en ouvrant sa fenêtre, d'Harmental vit poindre la tête fine de la levrette, qui l'oreille toujours au guet, et digne de l'honneur que lui avait fait sa maîtresse en la constituant gardienne de la maison, s'était réveillée, et regardait en se dressant sur son coussin quel était l'importun qui venait ainsi troubler son sommeil.
Grâce à l'indiscrète basse taille du bonhomme de la terrasse et à la rancune prolongée de monsieur Boniface, le chevalier savait déjà deux choses fort importantes à savoir: c'est que sa voisine se nommait Bathilde, douce et euphonique appellation, parfaitement appropriée à une jeune fille belle, gracieuse et élégante, et que la levrette s'appelait Mirza, nom qui lui paraissait tenir un rang non moins distingué dans l'aristocratie de la race canine.
Or, comme rien n'est à dédaigner quand on veut se rendre maître d'une forteresse, et que la plus infime intelligence dans la place est souvent plus efficace pour amener sa reddition que les plus terribles machines de guerre, d'Harmental résolut de commencer par se mettre en relation avec la levrette, et de l'inflexion la plus douce et la plus caressante qu'il put donner à sa voix, appela:
—Mirza!
Mirza, qui s'était indolemment couchée sur son coussin, releva vivement la tête avec une expression d'étonnement parfaitement indiquée; en effet, il devait paraître assez étrange à la fine et intelligente petite bête qu'un homme qui lui était aussi parfaitement inconnu que le chevalier se permît de l'appeler à brûle-pourpoint par son nom de baptême; aussi se contenta-t-elle de fixer sur lui des yeux inquiets, qui, dans la demi-teinte où elle était placée, brillaient comme deux escarboucles, et de pousser, en piétinant des pattes de devant un petit murmure sourd qui pouvait passer pour un grognement.
D'Harmental se rappela que le marquis d'Uxelles avait apprivoisé l'épagneul de mademoiselle Choin, lequel était une bête bien autrement acariâtre que toutes les levrettes du monde, avec des têtes de lapin rôties, et qu'il était résulté pour lui de cette délicate attention le bâton de maréchal de France; il ne désespéra donc point d'adoucir, par une séduction du même genre, la grondeuse réception que mademoiselle Mirza avait faite à ses avances, et il se dirigea vers son sucrier en chantant entre ses dents:
Des chiens admirez la puissance:
À la cour leur crédit est bon;
Et jamais maréchal de France
N'a mieux mérité son bâton.
Puis il revint à la fenêtre armé de deux morceaux de sucre assez gros pour être divisés à l'infini.
Le chevalier ne s'était pas trompé: au premier morceau de sucre qui tomba près d'elle, Mirza allongea nonchalamment le cou; puis, s'étant, à l'aide de l'odorat rendu compte de la nature de l'appât qui lui était offert, elle étendit la patte vers lui, l'amena à la proximité de sa gueule, le prit du bout des dents, le fit passer des incisives aux molaires, et commença de le broyer avec cet air langoureux tout particulier à la race à laquelle elle avait l'honneur d'appartenir. Cette opération finie, elle passa sur ses lèvres une petite langue rose qui indiquait que, malgré son indifférence apparente, laquelle tenait sans doute à l'excellente éducation qu'elle avait reçue, elle n'était point insensible à la gracieuse surprise que lui avait ménagée son voisin. Aussi, au lieu de se recoucher sur son coussin comme elle l'avait fait la première fois, elle resta assise, bâillant avec une langueur pleine de morbidesse, mais remuant la queue en signe qu'elle était prête à se réveiller tout à fait, pour peu que l'on voulût payer son réveil de deux ou trois galanteries pareilles à celle qu'on venait de lui faire.
D'Harmental, qui était habitué aux façons de faire de tous les king's-Charles-dogs des plus jolies femmes de l'époque, comprit à merveille les dispositions bienveillantes que mademoiselle Mirza exprimait à son égard, et ne voulant pas leur donner le temps de se refroidir, il jeta un second morceau de sucre, mais seulement avec le soin cette fois qu'il tombât assez loin d'elle pour qu'elle fût obligée de quitter son coussin pour l'aller chercher. C'était une épreuve qui devait le fixer sur celui des deux péchés mortels, la paresse ou la gourmandise, auquel celle dont il voulait faire sa complice avait le cœur plus enclin. Mirza resta un instant incertaine, mais la gourmandise l'emporta, et elle s'en alla au fond de la chambre chercher le morceau de sucre qui avait roulé sous le clavecin: en ce moment un troisième morceau tomba près de la fenêtre, et Mirza, toujours subissant les lois de l'attraction, marcha du second au troisième comme elle avait marché du premier au second, mais là s'arrêta la libéralité du chevalier, il croyait avoir assez donné déjà pour que l'on commençât à lui rendre quelque chose, et alors il se contenta d'appeler une seconde fois, mais cependant d'un ton plus impératif que la première: Mirza! et il lui montra les autres morceaux qui étaient dans le creux de sa main.
Mirza, cette fois, au lieu de regarder le chevalier avec inquiétude ou dédain, se leva sur ses pattes de derrière posa ses pattes de devant sur le rebord de la fenêtre et commença à lui faire les mêmes mines qu'elle eût faites à une ancienne connaissance: c'était fini, Mirza était apprivoisée.
Le chevalier remarqua qu'il lui avait fallu juste le même temps pour arriver à ce résultat qu'il eût mis à séduire une femme de chambre avec de l'or ou une duchesse avec des diamants.
Alors ce fut à lui à son tour de faire le dédaigneux avec Mirza, et de lui parler pour l'habituer à sa voix. Cependant, craignant de la part de son interlocuteur, qui soutenait de son mieux le dialogue par de petites plaintes sourdes et de petits grognements câlins, un retour de fierté, il lui jeta un quatrième morceau de sucre sur lequel elle s'élança avec une d'autant plus grande activité qu'on le lui avait fait attendre davantage, et sans être appelée cette fois, elle revint d'elle-même prendre sa place à la fenêtre.
Le triomphe du chevalier était complet.
Si complet que Mirza, qui la veille avait donné des signes d'intelligence si supérieure lorsqu'elle avait indiqué, en regardant dans la rue le retour de Bathilde, et en courant vers la porte son ascension dans l'escalier, n'indiqua cette fois ni l'un ni l'autre, si bien que sa maîtresse, entrant tout à coup, la surprit au beau milieu des agaceries qu'à son tour elle faisait à son voisin. Il est juste de dire cependant qu'au bruit que fit la porte en s'ouvrant, Mirza, si préoccupée qu'elle fût, se retourna, et, reconnaissant Bathilde, ne fit qu'un bond jusqu'à elle, lui prodiguant ses caresses les plus tendres, mais une fois cette espèce de devoir accompli, ajoutons, à la honte de l'espèce, que Mirza se hâta de revenir à sa fenêtre. Cette action inaccoutumée de la part de sa levrette guida naturellement les yeux de Bathilde vers la cause qui la déterminait. Ses yeux rencontrèrent ceux du chevalier. Bathilde rougit, le chevalier salua, et Bathilde, sans trop savoir ce qu'elle faisait, rendit le salut qu'elle venait de recevoir.
Le premier mouvement de Bathilde fut alors d'aller à la fenêtre et de la fermer. Mais un sentiment instinctif la retint: elle comprit que c'était donner de l'importance à une chose qui n'en avait aucune, et que se mettre en défense c'était avouer qu'elle se croyait attaquée. En conséquence, elle traversa sans affectation sa chambre et disparut dans la partie où ne pouvaient plonger les regards de son voisin. Puis, au bout de quelques instants lorsqu'elle se hasarda à revenir, elle vit que c'était lui qui avait fermé la sienne. Bathilde comprit ce qu'il y avait de discrétion dans cette action de d'Harmental, et elle lui en sut gré.
En effet, le chevalier venait de faire un coup de maître: dans la situation peu avancée où il en était avec sa voisine les deux fenêtres, proches comme elles étaient l'une de l'autre, ne pouvaient pas rester ouvertes à la fois; or, si c'était la fenêtre du chevalier qui restait ouverte, c'était celle de sa voisine qui nécessairement se fermait, et avec quelle herméticité se fermait cette malheureuse fenêtre! le chevalier en savait quelque chose: pas moyen d'apercevoir même le bout du nez de Mirza derrière les rideaux qui la calfeutraient; tandis que, si au contraire c'était la fenêtre de d'Harmental qui était close, il devenait possible que ce fût celle de sa voisine qui restât ouverte, et alors il la voyait aller, venir, travailler, ce qui était une grande distraction, qu'on y songe bien, pour un pauvre diable condamné à la réclusion la plus absolue; d'ailleurs, il avait fait un pas immense près de Bathilde; il l'avait saluée, et Bathilde lui avait rendu son salut. Donc ils n'étaient plus étrangers tout à fait l'un à l'autre, il y avait entre eux commencement de connaissance; mais pour que cette connaissance suivît une marche progressive, à moins de circonstances particulières il ne fallait rien brusquer; risquer une parole après le salut, c'était risquer de se perdre, mieux fallait faire croire à Bathilde que le seul hasard avait tout fait. Bathilde ne le crut pas, mais sans inconvénient elle pouvait avoir l'air de le croire. Il en résulta que Bathilde laissa sa fenêtre ouverte, et voyant celle de son voisin fermée, vint s'asseoir près de la sienne un livre à la main.
Quant à Mirza, elle sauta sur le tabouret qui était aux pieds de sa maîtresse et qui lui servait de siège. Mais au lieu d'allonger, comme elle avait l'habitude de le faire, sa tête sur les genoux arrondis de la jeune fille, elle la posa sur le bord anguleux de la fenêtre, tant elle était préoccupée de ce généreux inconnu qui maniait ainsi le sucre à pleines mains.
Le chevalier s'assit au milieu de la chambre, prit ses pastels, et grâce à un petit coin de son rideau adroitement relevé, il dessina le délicieux tableau qu'il avait sous les yeux.
Malheureusement, c'était l'époque des courtes journées; aussi vers les trois heures, le peu de lumière que les nuages et la pluie laissaient descendre du ciel sur la terre commença de baisser, et Bathilde ferma sa fenêtre; néanmoins, si peu de temps qu'eût eu le chevalier, toute la tête de la jeune fille était déjà achevée et d'une ressemblance parfaite, car on sait combien le pastel est propre à reproduire ces types fins et délicats qu'alourdit toujours un peu la peinture. C'étaient les cheveux ondoyants de la jeune fille, c'était sa peau fine et transparente, c'était la courbe onduleuse de son beau cou de cygne, c'était enfin toute la hauteur où l'art peut atteindre, quand il a devant lui de ces inimitables modèles qui font le désespoir des artistes.
À la nuit close, l'abbé Brigaud arriva. Le chevalier et lui s'enveloppèrent dans leurs manteaux et s'acheminèrent vers le Palais-Royal; il s'agissait comme on se le rappelle d'examiner le terrain.
La maison qu'était venue habiter madame de Sabran, depuis que son mari avait été nommé maître d'hôtel du régent, était située au n° 22 entre l'hôtel de la Roche-Guyon et le passage appelé autrefois passage du Palais-Royal, parce que ce passage était le seul qui communiquât de la rue des Bons-Enfants à la rue de Valois. Ce passage, qui a changé de nom depuis cette époque, et qui s'appelle aujourd'hui passage du Lycée, se fermait en même temps que les autres grilles du jardin, c'est-à-dire à onze heures précises du soir; il en résultait qu'une fois entrés dans une maison de la rue des Bons-Enfants, si cette maison n'avait pas une seconde sortie sur la rue de Valois ceux qui avaient besoin passé onze heures, de revenir de cette maison au Palais-Royal, étaient forcés de faire le grand tour, soit par la rue Neuve-des-Petits-Champs, soit par la cour des Fontaines.
Or, il en était ainsi de la maison de madame de Sabran: c'était un délicieux petit hôtel bâti vers la fin de l'autre siècle, c'est-à-dire vingt ou vingt-cinq années auparavant, par je ne sais quel traitant, qui avait voulu singer les grands seigneurs et avoir comme eux sa petite maison. Elle se composait donc en tout d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage surmonté d'une galerie de pierre sur laquelle s'ouvraient des mansardes de domestiques, et terminé par un toit de tuiles bas et légèrement incliné: au-dessous des fenêtres du premier étage régnait un large balcon formant une saillie de trois ou quatre pieds et s'étendant d'un bout à l'autre de la maison; seulement des ornements de fer pareils au balcon et qui s'élevaient jusqu'à la terrasse séparaient les deux fenêtres de chaque coin des trois fenêtres du milieu, comme cela arrive souvent dans les maisons où l'on veut interrompre les communications extérieures; au reste, les deux façades étaient exactement pareilles; seulement comme la rue de Valois est plus basse de huit ou dix pieds que celle des Bons-Enfants, les fenêtres et la porte du rez-de-chaussée s'ouvraient de ce côté sur une terrasse dont on avait fait un petit jardin qui, au printemps, se garnissait de charmantes fleurs mais qui ne communiquait point autrement avec la rue qu'il dominait: la seule entrée et la seule sortie de l'hôtel donnait donc, ainsi que nous l'avons dit, dans la rue des Bons-Enfants.
C'était tout ce que pouvaient désirer de mieux nos conspirateurs. En effet, une fois le régent entré chez madame de Sabran, pourvu qu'il y vînt à pied, ce qui était possible, et qu'il en sortît passé onze heures, ce qui était probable, il était pris comme dans une souricière, puisqu'il fallait absolument qu'il sortît par où il était entré, et que rien n'était plus facile que de faire un coup de main, comme celui qui était prémédité, dans la rue des Bons-Enfants, l'une des plus désertes et des plus sombres des environs du Palais-Royal.
De plus, comme à cette époque, ainsi qu'aujourd'hui, cette rue était entourée de maisons fort suspectes et fréquentées en général par une assez mauvaise compagnie, il y avait cent à parier contre un que l'on ne ferait pas grande attention à des cris, trop fréquents dans cette rue pour que l'on s'en inquiétât, et que si le guet arrivait, ce serait, selon l'habitude de cette estimable milice, assez tard et assez lentement pour qu'avant son intervention tout fût déjà fini.
L'inspection du terrain finie, les dispositions stratégiques arrêtées et le numéro de la maison pris, d'Harmental et l'abbé Brigaud se séparèrent, l'abbé pour aller à l'Arsenal rendre compte à madame du Maine des bonnes dispositions où était toujours le chevalier et d'Harmental pour rentrer dans sa mansarde rue du Temps-Perdu.
Comme la veille, la chambre de Bathilde était éclairée; seulement cette fois la jeune fille ne dessinait pas, mais était occupée d'un travail d'aiguille; à une heure du matin seulement la lumière s'éteignit. Quant au bonhomme de la terrasse, il était déjà depuis longtemps remonté chez lui lorsque d'Harmental était rentré.
Le chevalier dormit mal. On ne se trouve pas entre un amour qui commence et une conspiration qui s'achève sans éprouver certaines sensations inconnues jusqu'alors et peu favorables au sommeil; cependant, vers le matin, la fatigue l'emporta, et il ne se réveilla qu'en se sentant secouer assez fortement le bras. Sans doute le chevalier faisait dans ce moment quelque mauvais rêve, dont cette secousse lui sembla être la suite, car, à moitié endormi encore, il porta la main à des pistolets qui étaient sur sa table de nuit.
—Eh! eh! s'écria l'abbé. Un instant, jeune homme; peste! comme vous y allez. Ouvrez les yeux tout grands; bien; c'est cela, me reconnaissez-vous?
—Ah! ah! dit d'Harmental en riant, c'est vous, l'abbé. Ma foi! vous avez bien fait de m'arrêter en chemin; vous tombez mal, je rêvais qu'on venait m'arrêter.
—Bon signe, reprit l'abbé Brigaud, bon signe, vous savez que tout rêve est une contre-vérité: tout ira bien.
—Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau? demanda d'Harmental.
—Et si quelque chose existait, comment l'accueilleriez-vous?
—Ma foi! j'en serais enchanté, dit d'Harmental. Quand on a entrepris une pareille chose, le plus tôt qu'on peut en finir est le mieux.
—Eh bien! alors, dit Brigaud en tirant un papier de sa poche et en le présentant. Au chevalier, lisez et glorifiez le nom du Seigneur, car vous êtes servi à souhait.
D'Harmental prit le papier, le déplia avec le même calme que s'il se fût agi de la chose la plus insignifiante et lut à demi-voix ce qui suit:
Rapport du 27 mars, 2 heures du matin:
«Cette nuit, à dix heures, monsieur le régent a reçu un courrier de Londres qui lui annonce pour demain 28 l'arrivée de l'abbé Dubois. Comme, par hasard, monsieur le régent soupait chez Madame, la dépêche a pu lui être remise malgré l'heure avancée. Quelques instants auparavant, mademoiselle de Chartres avait demandé à son père la permission d'aller faire ses dévotions à l'abbaye de Chelles, et il avait été convenu que le régent l'y conduirait; mais, au reçu de cette lettre, cette détermination a été changée, et monsieur le régent a fait écrire au conseil de se réunir aujourd'hui à midi.
À trois heures, M. le régent ira saluer Sa Majesté aux Tuileries; il lui a fait demander un entretien en tête-à-tête, car il commence à s'impatienter de l'entêtement de M. le maréchal de Villeroy, qui prétend toujours devoir être présent lors des entrevues de M. le régent et de Sa Majesté. Le bruit court sourdement que, si cet entêtement continue, les choses pourront bien mal tourner pour le maréchal.
À six heures, M. le régent, le chevalier de Simiane et le chevalier de Ravanne vont souper chez madame de Sabran.»
—Ah! ah! fit d'Harmental.
Et il relut les deux dernières lignes en pesant sur chacun des mots.
—Eh bien! que pensez-vous de ce petit paragraphe? dit l'abbé.
Le chevalier sauta en bas de son lit, passa sa robe de chambre, tira du tiroir de sa commode un ruban ponceau, prit sur son secrétaire un marteau et un clou et ayant ouvert sa fenêtre, non sans jeter à la dérobée un coup d'œil sur celle de sa voisine, il cloua le ruban contre le mur extérieur.
—Voici ma réponse, dit le chevalier.
—Que diable cela veut-il dire?
—Cela veut dire, reprit d'Harmental, que vous pouvez aller annoncer à madame la duchesse du Maine que j'espère accomplir ce soir la promesse que je lui ai faite. Et maintenant allez-vous en, mon cher abbé, et ne revenez que dans deux heures, car j'attends quelqu'un qu'il est mieux que vous ne rencontriez pas ici.
L'abbé, qui était la prudence même, ne se fit pas répéter l'avis deux fois; il prit son chapeau, serra la main du chevalier, et sortit en toute hâte.
Vingt minutes après, le capitaine Roquefinette entra
Chapitre 15
Le soir du même jour, qui était un dimanche, vers les huit heures à peu près, au moment où un groupe assez considérable d'hommes et de femmes, réunis autour d'un chanteur de rues, qui faisait merveille en jouant à la fois des cymbales avec ses genoux et du tambour de basque avec ses mains, fermait presque hermétiquement l'entrée de la rue de Valois, un mousquetaire et deux chevau-légers descendirent par l'escalier de derrière du Palais-Royal et firent quelques pas pour s'avancer vers le passage du Lycée, qui, ainsi que chacun sait, donnait dans cette rue; mais voyant la foule qui leur barrait presque le chemin les trois militaires s'arrêtèrent et parurent tenir conseil. Le résultat de leur délibération fut sans doute qu'il fallait prendre une autre route que celle qui avait été décidée d'abord; car le mousquetaire, donnant le premier l'exemple d'une nouvelle manœuvre, enfila la cour des Fontaines, tourna le coin de la rue des Bons-Enfants, et tout en marchant d'un pas rapide, quoiqu'il fût d'une corpulence assez forte, il arriva au numéro 22, qui s'ouvrit comme par enchantement à son approche, et se referma sur lui et ses deux compagnons.
Au moment où ils avaient pris le parti de faire ce petit détour, un jeune homme vêtu d'un habit de couleur muraille, enveloppé d'un manteau de la même nuance que son habit, et coiffé d'un chapeau à larges bords, enfoncé sur ses yeux, quitta le groupe qui environnait le musicien, en chantant lui-même sur l'air des Pendus:—Vingt-quatre! vingt-quatre! vingt-quatre!—et s'avançant rapidement vers le passage du Lycée, il arriva à son extrémité opposée assez à temps pour voir entrer dans la maison que nous avons dite les trois illustres vagabonds.
Alors il jeta un regard autour de lui, et à la lueur d'une des trois lanternes qui, grâce à la munificence de l'édilité, éclairaient ou plutôt devaient éclairer la rue dans toute sa longueur, il aperçut un de ces bons gros charbonniers au visage couleur de suie, si bien stéréotypés par Greuze, qui se reposait devant une des bornes de l'hôtel de la Roche-Guyon, sur laquelle il avait déposé son sac. Un instant il parut hésiter à s'approcher de cet homme; mais le charbonnier, à son tour, ayant chanté sur l'air des Pendus le même refrain qu'avait chanté l'homme au manteau, celui-ci ne parut plus éprouver aucune hésitation, et marcha droit à lui.
—Eh bien! capitaine, dit l'homme au manteau, vous les avez vus?
—Comme je vous vois, colonel: un mousquetaire, et deux chevau-légers, mais je n'ai pu les reconnaître; seulement, comme le mousquetaire se cachait le visage avec son mouchoir, je présume que c'est le régent.
—C'est cela même, et les deux chevau-légers sont Simiane et Ravanne.
—Ah! ah! mon écolier, fit le capitaine; j'aurai plaisir à le retrouver: c'est un bon enfant.
—En tout cas, capitaine, faites attention qu'il ne vous reconnaisse pas.
—Me reconnaître; moi! il faudrait être le diable en personne pour me reconnaître accoutré comme me voilà. C'est bien plutôt vous, chevalier, qui devriez un peu méditer vos propres paroles. Vous avez un malheureux air de grand seigneur qui ne va pas le moins du monde avec votre habit; mais il ne s'agit pas de cela: maintenant les voilà dans la souricière, il s'agit de ne pas les en laisser sortir. Nos gens sont-ils prévenus?
—Ma foi! vos gens, capitaine, vous savez que je ne les connais pas plus qu'ils ne me connaissent. J'ai quitté le groupe en chantant le refrain qui est notre mot d'ordre. M'ont-ils entendu? m'ont-ils compris? je n'en sais rien.
—Soyez tranquille, colonel, ce sont des gaillards qui entendent à demi-voix, et qui comprennent à demi-mot.
En effet, aussitôt que l'homme au manteau s'était éloigné du groupe, une fluctuation étrange, qu'il n'avait pas pu prévoir, s'était opérée dans cette foule, qui semblait composée seulement de passants désœuvrés: bien que la chanson ne fût pas terminée ni la quête commencée encore, le chapelet s'égrena. Bon nombre d'hommes sortirent du cercle isolément ou deux par deux, et se retournant les uns vers les autres avec un geste imperceptible de la main, ceux-ci par le haut de la rue de Valois, ceux-là par la cour des Fontaines, les derniers par le Palais-Royal même, commencèrent à envelopper la rue des Bons-Enfants, qui semblait être le centre du rendez vous qu'ils s'étaient donné.
Il résulta de cette manœuvre, dont le but est facile à comprendre, qu'il ne resta devant le chanteur que dix ou douze femmes, quelques enfants et un bon bourgeois d'une quarantaine d'années, qui, voyant que la quête allait commencer, quitta la place à son tour, avec un air de profond dédain pour toutes ces chansons nouvelles et, en mâchonnant entre ses dents une vieille chanson pastorale qu'il paraissait mettre fort au-dessus des gaudrioles que le mauvais goût du temps avait mises à la mode. Il sembla bien au bon bourgeois que plusieurs hommes près desquels il passait lui faisaient certains signes; mais comme il n'appartenait à aucune société secrète ni à aucune loge maçonnique, il continua son chemin en chantonnant toujours son refrain favori:
Laissez-moi aller,
Laissez-moi jouer,
Laissez-moi aller jouer sous la coudrette.
Et après avoir suivi la rue Saint-Honoré jusqu'à la barrière des Deux Sergents, il tourna le coin de la rue du Coq et disparut.
Au même instant à peu près, l'homme au manteau, qui s'était éloigné le premier du groupe d'auditeurs en chantant:—Vingt-quatre! vingt-quatre! vingt-quatre!—reparut au bas de l'escalier du passage du Palais-Royal, et s'approchant du chanteur:
—Mon ami, lui dit-il, ma femme est malade, et ta musique l'empêche de dormir; si tu n'as pas de motif particulier de rester ici, va-t'en sur la place du Palais-Royal, voici un petit écu pour t'indemniser de ton déplacement.
—Merci, monseigneur, répondit le chanteur, mesurant la position sociale de l'inconnu à la générosité dont il venait de faire preuve, je m'en vais à l'instant. Vous n'avez pas de commissions pour la rue Mouffetard?
—Non.
—C'est que je les aurais faites par-dessus le marché.
Et l'homme s'en alla de son côté; et, comme il était à la fois le centre et la cause du rassemblement, tout ce qui en restait disparut avec lui.
En ce moment, neuf heures sonnèrent à l'horloge du Palais-Royal. Le jeune homme au manteau tira alors de son gousset une montre dont la garniture en diamants contrastait avec son costume simple; et comme sa montre avançait de dix minutes, il la remit exactement à l'heure, puis il tourna à son tour par la cour des Fontaines, et s'enfonça dans la rue des Bons-Enfants.
En arrivant en face du n° 24, il retrouva le charbonnier.
—Et le chanteur? demanda celui-ci.
—Il est parti.
—Bon!
—Et la chaise de poste? demanda à son tour l'homme au manteau.
—Elle attend au coin de la rue Baillif.
—On a eu soin d'envelopper les roues et les pieds des chevaux avec des chiffons?
—Oui.
—Très bien! Alors, attendons, dit l'homme au manteau.
—Attendons, répondit le charbonnier.
Et tout rentra dans le silence.
Une heure s'écoula, pendant laquelle quelques passants attardés traversèrent à des intervalles toujours plus éloignés, la rue, qui finit enfin par devenir à peu près déserte. De leur côté, le peu de fenêtres éclairées que l'on voyait briller encore s'éteignirent les unes après les autres et l'obscurité, n'ayant plus à lutter que contre les deux lanternes, dont l'une était en face de la chapelle de Saint-Clair et l'autre au coin de la rue Baillif, finit par envahir le domaine que, depuis longtemps déjà, elle réclamait.
Une heure s'écoula encore: on entendit passer le guet dans la rue de Valois; derrière le guet, le gardien du passage vint fermer la porte.
—Bien! murmura l'homme au manteau; maintenant nous sommes sûrs de n'être pas gênés.
—Maintenant, répondit le charbonnier, pourvu qu'il sorte avant le jour.
—S'il était seul, il serait à craindre qu'il y restât. Mais il n'est pas probable que madame de Sabran les retienne tous les trois.
—Hum! elle peut prêter sa chambre à l'un et laisser dormir les deux autres sous la table.
—Peste! vous avez raison, capitaine, et je n'y avais pas pensé. Au reste, toutes vos précautions sont bien prises?
—Toutes.
—Vos hommes croient qu'il s'agit tout bonnement d'une gageure?
—Ils font semblant de le croire, au moins; on ne peut pas leur en demander davantage.
—Ainsi, c'est bien entendu, capitaine: vous et vos gens êtes ivres, vous me poussez, je tombe entre le régent et celui des deux à qui il donne le bras, je les sépare, vous vous emparez de lui, vous le bâillonnez, et à un coup de sifflet la voiture arrive, tandis qu'on contient Simiane et Ravanne le pistolet sur la gorge.
—Mais, demanda le charbonnier d'une voix plus basse, s'il se nomme?
—S'il se nomme? répondit l'homme au manteau. Puis il ajouta d'une voix plus basse encore que n'avait fait son interlocuteur:
—En conspiration il n'y a pas de demi-mesure; s'il se nomme vous le tuerez.
—Peste! dit le charbonnier, tâchons qu'il ne se nomme pas.
Et comme l'homme au manteau ne répondit point, tout rentra dans le silence.
Un quart d'heure s'écoula encore sans qu'il arrivât rien de nouveau.
Alors une lumière, qui venait du fond de l'appartement illumina les trois fenêtres du milieu.
—Ah! ah! Voilà du nouveau! dirent ensemble l'homme au manteau et le charbonnier.
En ce moment, on entendit le pas d'un homme qui venait du côté de la rue Saint-Honoré, et qui s'apprêtait à longer la rue dans toute sa longueur; le charbonnier mâcha entre ses dents un blasphème à faire fendre le ciel.
Cependant l'homme venait toujours; mais, soit que l'obscurité seule suffît pour l'effrayer, soit qu'il eût vu dans cette obscurité se mouvoir quelque chose de suspect, il était évident qu'il éprouvait une certaine émotion. En effet, dès la hauteur de l'hôtel Saint-Clair, employant cette vieille ruse des poltrons qui veulent faire croire qu'ils n'ont pas peur, il se mit à chanter; mais, à mesure qu'il avançait, sa voix devenait plus tremblante; et, quoique l'innocence de sa chanson prouvât la sérénité de son cœur, en arrivant en face du passage, sa crainte était si visible qu'il commença à tousser, ce qui, comme on sait, dans la gamme de la terreur, indique une gradation de crainte d'un degré au-dessus du chant. Cependant, voyant que rien ne bougeait autour de lui, il se rassura un peu, et d'une voix qu'il avait mise plus en harmonie avec sa situation présente qu'avec le sens des paroles, il reprit:
Laissez-moi aller,
Laissez-moi...
Mais là il s'arrêta tout court, non seulement dans sa chanson, mais encore dans sa marche, car ayant aperçu à la lueur des fenêtres du salon deux hommes debout dans l'enfoncement d'une porte cochère, il sentit que la voix et les jambes lui manquaient à la fois, et il s'arrêta tout court, immobile et muet. Malheureusement, en ce moment même une ombre s'approcha de la fenêtre; le charbonnier vit qu'un cri pouvait tout perdre, et il fit un mouvement pour s'élancer vers le passant; l'homme au manteau le retint.
—Capitaine, lui dit-il, ne faites pas de mal à cet homme.—Puis s'approchant de lui.—Passez, mon ami, lui dit-il, mais passez promptement et ne regardez pas en arrière.
Le chanteur ne se le fit pas dire à deux fois, et gagna du pied aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes et le tremblement qui s'était emparé de tout son corps, si bien qu'au bout de quelques secondes il était disparu à l'angle du jardin de l'hôtel de Toulouse.
—Il était temps, murmura le charbonnier, voici la fenêtre qui s'ouvre.
Les deux hommes se plongèrent le plus qu'ils purent dans l'ombre.
En effet, la fenêtre venait de s'ouvrir, et un des deux chevau-légers s'était avancé sur le balcon.
—Eh bien! dit de l'intérieur de l'appartement une voix que le charbonnier et l'homme au manteau reconnurent pour celle du régent; eh bien! Simiane, quel temps fait-il?
—Mais, répondit Simiane, je crois qu'il neige.
—Comment! tu crois qu'il neige?
—Ou qu'il pleut; je n'en sais rien, continua Simiane.
—Comment, double brute, dit Ravanne, tu ne peux pas distinguer ce qui tombe? et il vint à son tour sur le balcon.
—Après cela, dit Simiane, je ne suis pas bien sûr qu'il tombe quelque chose.
—Il est ivre mort, dit le régent.
—Moi, dit Simiane blessé dans son amour-propre de buveur, moi, ivre mort. Arrivez ici, Monseigneur. Venez, venez.
Quoique l'invitation fût faite d'une manière assez étrange, le régent ne laissa pas que de rejoindre en riant ses deux compagnons. Au reste, à sa démarche, il était facile de voir que lui-même était plus qu'échauffé.
—Ah! ivre mort, reprit Simiane en tendant la main au prince, ivre mort! Eh bien! touchez là; je vous parie cent louis que, tout régent de France que vous êtes, vous ne faites pas ce que je fais.
—Vous entendez, monseigneur, dit de l'intérieur de l'appartement une voix de femme, c'est une provocation.
—Et comme telle je l'accepte. Va pour cent louis.
—Je suis de moitié avec celui des deux qui voudra, dit Ravanne.
—Parie avec la marquise, dit Simiane; je ne veux personne dans mon enjeu.
—Ni moi non plus, dit le régent.
—Marquise, cria Ravanne, cinquante louis contre un baiser.
—Demandez à Philippe s'il permet que je tienne.
—Tenez, dit le régent, tenez; c'est un marché d'or qu'on vous propose là, marquise, et vous ne pouvez que gagner. Eh bien! y es-tu Simiane?
—J'y suis. Vous me suivrez?
—Partout. Que vas-tu faire?
—Regardez.
—Où diable vas-tu?
—Je rentre au Palais-Royal.
—Par où?
—Par les toits.
Et Simiane, empoignant cette espèce d'éventail de fer que nous avons indiqué comme séparant les fenêtres du salon des fenêtres de la chambre à coucher, se mit à grimper à la manière de ces singes qui vont au bout d'une corde chercher un sou au troisième étage.
—Monseigneur, s'écria madame de Sabran, s'élançant sur le balcon et saisissant le prince par le bras, j'espère bien que vous ne le suivrez pas.
—Je ne le suivrai pas? dit le régent en se débarrassant de la marquise; savez-vous que j'ai pour principe que tout ce qu'un autre essaiera, moi, je puis le faire? Qu'il monte à la lune, et le diable m'emporte! si je n'arrive pas pour frapper à la porte en même temps que lui. As-tu parié pour moi, Ravanne?
—Oui; mon prince, répondit le jeune homme en riant de tout son cœur.
—Eh bien! alors, embrasse, tu as gagné.
Et le régent s'élança à son tour aux barreaux de fer, grimpant derrière Simiane, qui, agile, long et mince comme il était, fut en un instant sur la terrasse.
—Mais j'espère que vous restez, vous au moins, Ravanne? dit la marquise.
—Le temps de ramasser votre enjeu, répondit le jeune homme en appliquant un baiser sur les belles joues fraîches de madame de Sabran; et maintenant, continua-t-il adieu, madame la marquise, je suis page de monseigneur, vous comprenez qu'il faut que je le suive.
Et Ravanne s'élança à son tour par le chemin hasardeux qu'avaient déjà pris ses deux compagnons.
Le charbonnier et l'homme au manteau laissèrent échapper une exclamation d'étonnement qui fut répétée par toute la rue, comme si chaque porte avait son écho.
—Hein! Qu'est-ce que c'est que cela? dit Simiane, qui, arrivé le premier sur la terrasse, était plus libre d'esprit que ceux qui montaient encore.
—Vois-tu, double ivrogne! dit le régent, empoignant d'une main le rebord de la terrasse, c'est le guet, et tu vas nous faire conduire au corps de garde, mais je te promets que je t'y laisse brancher!
À ces paroles, ceux qui étaient dans la rue se turent, espérant que le duc et ses compagnons ne pousseraient pas la plaisanterie plus loin, et qu'ils redescendraient, et finiraient par sortir par le chemin ordinaire.
—Ah! me voilà! dit le régent debout sur la terrasse; en as-tu assez, Simiane?
—Non pas, monseigneur, non pas, répondit Simiane, et se penchant à l'oreille de Ravanne: ce n'est pas le guet, continua-t-il, pas une baïonnette, pas une buffleterie.
—Qu'y a-t-il donc? demanda le régent.
—Rien, répondit Simiane en faisant signe à Ravanne, rien, sinon que je continue mon ascension, et que cette fois, monseigneur, je vous invite à me suivre.
Et à ces mots, tendant la main au régent, il commença d'escalader le toit, le tirant après lui, tandis que Ravanne poussait à l'arrière-garde.
À cette vue, comme il n'y avait plus de doute sur les intentions des fugitifs, le charbonnier poussa une malédiction et l'homme au manteau un cri de rage. En ce moment Simiane embrassait la cheminée.
—Eh! eh! dit le régent en se mettant à califourchon sur le toit, et en regardant dans la rue, où, au milieu de la lumière projetée par les fenêtres du salon restées ouvertes, on voyait s'agiter huit ou dix hommes, qu'est-ce que c'est que cela? un petit complot? Ah çà! mais on dirait qu'ils veulent escalader la maison. Ils sont furieux. J'ai envie de leur demander ce qu'on peut faire pour leur service.
—Pas de plaisanterie, monseigneur, dit Simiane, et gagnons au pied.
—Tournez par la rue Saint-Honoré, cria l'homme au manteau. En avant! en avant!
—C'est bien à nous qu'ils en veulent, Simiane, dit le régent, vite de l'autre côté. En retraite! en retraite!
—Je ne sais à quoi tient, dit l'homme au manteau tirant de sa ceinture un pistolet et ajustant le régent, que je ne le fasse dégringoler comme une poupée de tir.
—Mille tonnerres! dit le charbonnier en lui arrêtant la main, vous allez nous faire écarteler.
—Mais, que faire?
—Attendre qu'ils dégringolent tout seuls, et qu'ils se cassent le cou; ou la Providence n'est pas juste, ou elle nous ménage cette petite surprise.
—Oh! quelle idée! Roquefinette.
—Eh! colonel, pas de noms propres! s'il vous plaît.
—Vous avez raison, pardon.
—Il n'y a pas de quoi; voyons l'idée.
—À moi, à moi! cria l'homme au manteau en s'élançant dans le passage; enfonçons la porte, et nous le prendrons de l'autre côté, quand ils sauteront en bas.
Et ce qui restait de ses compagnons le suivit; les autres, au nombre de cinq ou six, étaient en route pour tourner par la rue Saint-Honoré.
—Allons, allons, monseigneur, pas une minute à perdre, dit Simiane, laissé sur le derrière: Ce n'est pas noble, mais c'est sûr.
—Je crois que je les entends dans le passage, dit le régent; qu'en penses-tu, Ravanne?
—Je ne pense pas, monseigneur, je me laisse couler.
Et tous trois descendirent d'une rapidité égale sur la pente inclinée du toit et arrivèrent sur la terrasse.
—Par ici, par ici, dit une voix de femme, au moment où Simiane enjambait déjà le parapet de la terrasse, pour descendre le long de son échelle de fer.
—Ah! c'est vous, marquise! dit le régent. Ma foi! vous êtes une femme de secours.
—Sautez par ici, et descendez vite.
Les trois fugitifs sautèrent de la terrasse dans la chambre.
—Aimez-vous mieux rester ici? demanda madame de Sabran.
—Oui, dit Ravanne; j'irai chercher Canillac et sa garde de nuit.
—Non pas, non pas, dit le régent; du train dont ils y vont, marquise, ils escaladeraient votre maison, et ils vous traiteraient en ville prise d'assaut.
Non, gagnons le Palais-Royal, cela vaut mieux.
Et ils descendirent rapidement l'escalier, Ravanne en tête, et ouvrirent la porte du jardin. Là, ils entendirent les coups désespérés que ceux qui les poursuivaient frappaient contre la grille de fer.
—Frappez, frappez, mes bons amis, dit le régent, courant avec l'insouciance et la légèreté d'un jeune homme vers l'extrémité du jardin. La grille est solide, et elle vous donnera de la besogne.
—Alerte! monseigneur, cria Simiane, qui, grâce à sa longue taille, avait sauté à terre en se pendant par les bras; les voilà qui accourent au bout de la rue de Valois. Mettez le pied sur mon épaule, là, bien; l'autre... maintenant laissez-vous couler dans mes bras. Vous êtes sauvé, vive Dieu!
—L'épée à la main! l'épée à la main! Ravanne, et chargeons cette canaille, dit le régent.
—Au nom du ciel! monseigneur, s'écria Simiane en entraînant le prince, suivez-nous. Mille dieux! je m'y connais, en bravoure, peut-être; mais, ce que vous voulez faire, c'est de la folie. À moi, Ravanne, à moi!
Et les deux jeunes gens, prenant le duc chacun par dessous un bras, l'entraînèrent par un de ces passages toujours ouverts au Palais-Royal, au moment même où ceux qui accouraient par la rue de Valois n'étaient qu'à vingt pas d'eux, et où la porte du passage tombait sous les efforts de la seconde troupe; toute la bande réunie vint donc se heurter contre la grille au moment même où les trois seigneurs la refermaient derrière eux.
—Messieurs, dit alors le régent en saluant de la main, car, pour le chapeau, Dieu sait où il était resté! je souhaite, pour votre tête, que tout ceci ne soit qu'une plaisanterie, car vous vous attaquez à plus fort que vous; et gare demain au lieutenant de police! En attendant, bonne nuit.
Et un triple éclat de rire acheva de pétrifier les deux conspirateurs, debout contre la grille, à la tête de leurs compagnons essoufflés.
—Il faut que cet homme ait passé un pacte avec Satan! s'écria d'Harmental.
—Nous avons perdu le pari, mes amis, dit Roquefinette en s'adressant à ses hommes, qui attendaient ses ordres. Mais nous ne vous congédions pas encore: ce n'est que partie remise. Quant à la somme promise, vous en avez déjà touché moitié; demain, où vous savez, pour le reste. Bonsoir. Je serai demain au rendez-vous.
Tous ces gens dispersés, les deux chefs demeurèrent seuls.
—Eh bien! colonel? dit Roquefinette en écartant les jambes et en regardant d'Harmental entre les deux yeux.
—Eh bien! capitaine, répondit le chevalier, j'ai bien envie de vous parler d'une chose.
—De laquelle? demanda Roquefinette.
—C'est de me suivre dans quelque carrefour, de m'y casser la tête d'un coup de pistolet, pour que cette misérable tête soit punie et ne soit pas reconnue.
—Et pourquoi cela?
—Pourquoi cela? parce qu'en pareille matière, lorsque l'on échoue, on n'est qu'un sot. Que vais-je dire à madame du Maine, maintenant?
—Comment, dit Roquefinette, c'est de cette Bibi-Gongon là que vous vous inquiétez! Ah! bien, pardieu! vous êtes crânement susceptible, colonel. Pourquoi diable, son boiteux de mari ne fait-il pas ses affaires lui-même? J'aurais bien voulu la voir, votre bégueule, avec ses deux cardinaux et ses trois ou quatre marquis, qui crèvent de peur dans ce moment-ci, dans un coin de l'Arsenal, tandis que nous restons maîtres du champ de bataille, j'aurais bien voulu voir s'ils auraient grimpé après les murs comme des lézards. Tenez, colonel, écoutez un vieux renard: pour être bon conspirateur, il faut surtout ce que vous avez, du courage, mais il faut encore ce que vous n'avez pas, de la patience. Mordieu! si j'avais une affaire comme cela à mon compte, je vous réponds que je la mènerais à bien, moi; et si vous voulez me la repasser un jour.... Nous causerons de cela.
—Mais, à ma place, demanda le colonel, que diriez-vous à madame du Maine?
—Ce que je lui dirais! Je lui dirais: «Ma princesse, il faut que le régent ait été prévenu par sa police, mais il n'est pas sorti, selon que nous le pensions, et nous n'avons vu que ses pendards de roués, qui nous ont donné le change.» Alors le prince de Cellamare vous dira: «Cher d'Harmental, nous n'avons de ressource qu'en vous;» madame la duchesse vous dira: «Tout n'est point perdu, puisque ce brave d'Harmental nous reste.» Le comte de Laval vous donnera une poignée de main, en essayant aussi de vous faire un compliment qu'il n'achèvera pas, vu que, depuis qu'il a eu la mâchoire cassée, il n'a pas la langue facile, surtout pour faire des compliments; monsieur le cardinal de Polignac fera des signes de croix; Alberoni jurera à faire trembler le bon Dieu; de cette façon, vous aurez tout concilié, votre amour-propre sera sauvé; vous retournerez vous cacher dans votre mansarde, d'où je vous conseille de ne pas sortir d'ici à quelques jours, si vous ne voulez pas être pendu; de temps en temps je vous y rends une visite; vous continuez de me faire part des libéralités de l'Espagne, parce qu'il m'importe de vivre agréablement et de soutenir mon moral; puis, à la première occasion nous rappelons les braves gens que nous venons de renvoyer, et nous prenons notre revanche.
—Oui, certainement, dit d'Harmental, voilà ce qu'un autre ferait; mais moi, que voulez-vous, capitaine, j'ai de sottes idées, je ne sais pas mentir.
—Qui ne sait pas mentir ne sait pas agir, répondit le capitaine; mais qu'est-ce que j'aperçois là-bas? Les baïonnettes du guet! Aimable institution, dit le capitaine, je te reconnais bien là, toujours un quart d'heure trop tard. Mais n'importe, il faut nous séparer. Adieu, colonel. Voici votre chemin, continua le capitaine en montrant le passage du Palais-Royal au chevalier, et moi, voilà le mien, ajouta-t-il en étendant la main dans la direction de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Allons, du calme, allez-vous-en à petits pas, pour qu'on ne se doute pas que vous devriez courir à toutes jambes. La main sur la hanche comme cela, et en chantant la mère Gaudichon.
Et tandis que d'Harmental rentrait dans le passage, le capitaine suivit la rue de Valois de la même allure que le guet, sur lequel il avait cent pas d'avance, et en chantant avec une aussi parfaite insouciance que si rien ne s'était passé:
Tenons bien la campagne
La France ne vaut rien,
Et les doublons d'Espagne
Sont d'un or très chrétien.
Quant au chevalier, il reprit la rue des Bons-Enfants, redevenue aussi tranquille à cette heure qu'elle était bruyante dix minutes auparavant, et, au coin de la rue Baillif, il retrouva la voiture, qui, fidèle à ses instructions, n'avait pas bougé, et qui attendait, portière ouverte, laquais au marchepied et cocher sur le siège.
—À l'Arsenal, dit le chevalier.
—C'est inutile, répondit une voix qui fit tressaillir d'Harmental, je sais comment tout s'est passé, moi, puisque je l'ai vu, et j'en informerai qui de droit; une visite à cette heure serait dangereuse pour tout le monde.
—Ah! c'est vous, l'abbé, dit d'Harmental cherchant à reconnaître Brigaud sous la livrée dont il s'était affublé.
Eh bien! vous me rendrez un véritable service en portant la parole à ma place; diable m'emporte si je savais que dire!
—Tandis que je dirai, moi, dit Brigaud, que vous êtes un brave et loyal gentilhomme, et que s'il y en avait seulement dix comme vous en France, tout serait bientôt fini. Mais nous ne sommes pas ici pour nous faire des compliments. Montez vite; où faut-il vous mener?
—C'est inutile, dit d'Harmental, je m'en irai bien à pied.
—Montez, c'est plus sûr.
D'Harmental monta, et Brigaud, tout habillé en valet de pied qu'il était, se plaça sans façon près de lui.
—Au coin de la rue du Gros-Chenet et de la rue de Cléry, dit l'abbé.
Le cocher, impatient d'avoir attendu si longtemps, obéit aussitôt, et, à l'endroit indiqué, la voiture s'arrêta; le chevalier descendit, s'enfonça dans la rue du Gros-Chenet, et disparut bientôt à l'angle de celle du Temps-Perdu.
Quant à la voiture, elle continua rapidement sa route vers le boulevard, roulant sans le moindre bruit, et pareille à un char fantastique qui n'eût point touché la terre.
Chapitre 16
Maintenant, il faut que nos lecteurs nous permettent de leur faire faire plus ample connaissance avec un des personnages principaux de l'histoire que nous avons entrepris de leur raconter, personnage que nous n'avons encore fait que leur indiquer en passant. Nous voulons parler du bon bourgeois que nous avons vu d'abord quitter le groupe de la rue de Valois et se diriger vers la barrière des Sergents, au moment où l'artiste en plein air allait commencer sa quête, et que, si on se le rappelle, nous avons revu ensuite, dans un moment si inopportun, traverser attardé la rue des Bons-Enfants dans toute sa longueur.
Dieu nous garde de mettre l'intelligence de nos lecteurs en question, à ce point de douter un seul instant qu'ils n'aient reconnu, dans le pauvre diable à qui le chevalier d'Harmental était venu si à propos en aide, le bonhomme de la terrasse de la rue du Temps-Perdu. Mais ce qu'ils ne peuvent savoir, si nous ne leur racontons avec quelque détail, c'est ce qu'était physiquement, moralement et socialement, ce pauvre diable.
Si l'on n'a point oublié le peu de choses que nous avons eu jusqu'à présent l'occasion de dire sur son compte, on doit se rappeler que c'était un homme de quarante à quarante-cinq ans. Or, comme chacun sait, passé quarante ans, le bourgeois de Paris n'a plus d'âge, car de ce moment il oublie totalement le soin de sa personne, dont en général il ne s'est jamais beaucoup occupé, si bien qu'il met ce qu'il trouve et se coiffe comme il peut, négligence dont souffrent singulièrement ses grâces corporelles, surtout quand son physique, comme celui de notre héros, n'est pas de nature à se faire valoir par lui-même. Notre bourgeois était un petit homme de cinq pieds un pouce, gros et court, disposé à pousser à l'obésité à mesure qu'il avancerait en âge, et porteur d'une de ces figures placides où tout, cheveux, sourcils, yeux et peau, semble de la même couleur; d'une de ces figures, enfin, dont, à dix pas, on ne distingue aucun trait. Aussi, le physionomiste le plus enthousiaste, s'il eût cherché à lire sur ce visage quelque haute et curieuse destinée, se serait certes arrêté dans son examen dès qu'il eût remonté de ses gros yeux bleu faïence à son front déprimé, ou qu'il eût descendu de ses lèvres bonassement entrouvertes aux plis rebondis de son double menton. Alors il eût compris qu'il avait sous les yeux une de ces têtes auxquelles toute fermentation est inconnue, dont les passions, bonnes ou mauvaises, ont respecté la fraîcheur, et qui n'ont jamais ballotté dans les parois vides de leur cerveau que le refrain banal de quelque chanson avec laquelle les nourrices endorment les enfants.
Ajoutons que la Providence, qui ne fait jamais les choses à demi, avait signé l'original dont nous venons d'offrir la copie à nos lecteurs du nom caractéristique de Jean Buvat. Il est vrai que les personnes qui avaient pu apprécier la profonde nullité d'esprit et les excellentes qualités de cœur de ce brave homme supprimaient d'ordinaire le surnom patronymique qu'il avait reçu sur les fonts baptismaux, et l'appelaient tout simplement le bonhomme Buvat.
Dès sa plus tendre jeunesse, le petit Buvat, qui avait une répugnance marquée pour toute espèce d'étude, manifesta une vocation toute particulière pour la calligraphie. Aussi arrivait-il chaque matin au collège des Oratoriens, où sa mère l'envoyait gratis, avec des thèmes et des versions fourmillant de fautes, mais écrits avec une netteté, une régularité, une propreté, qui faisaient plaisir à voir. Il en résultait que le petit Buvat recevait régulièrement tous les jours le fouet pour la paresse de son esprit, et tous les ans le prix d'écriture pour l'habileté de sa main. À quinze ans, il passa de l'Épitome sacrae qu'il avait recommencé cinq fois, à l'Épitome Graecae; mais dès les premières versions, les professeurs s'aperçurent que le saut qu'ils venaient de faire faire à leur élève était trop fort pour lui, et ils le remirent pour la sixième fois à l'Épitome sacrae.
Tout passif qu'il paraissait être à l'extérieur, le jeune Buvat ne manquait pas au fond d'un certain orgueil; il revint le soir tout pleurant chez sa mère, se plaignit à elle de l'injustice qui lui avait été faite, et déclara dans sa douleur une chose qu'il s'était bien gardé d'avouer jusque-là: c'est qu'il y avait à son école des enfants de dix ans plus avancés que lui. Madame veuve Buvat, qui était une commère, et qui voyait partir tous les matins son fils avec des devoirs parfaitement peints, ce qui lui suffisait à elle pour croire qu'il n'y avait rien à y redire, courut le lendemain chanter pouille aux bons pères. Ceux-ci lui répondirent que son fils était un bon enfant, incapable d'une mauvaise pensée vis-à-vis de Dieu et d'une mauvaise action envers ses camarades, mais qu'il était en même temps d'une si formidable bêtise, qu'ils lui conseillaient de développer, en le faisant maître d'écriture, le seul talent dont il parût que la nature, dans son avarice envers lui, eût consenti à le douer.
Ce conseil fut un trait de lumière pour madame Buvat. Elle comprit que de cette façon le produit qu'elle tirerait de son fils serait immédiat: elle revint donc à la maison et communiqua au jeune Buvat les nouveaux plans d'avenir qu'elle venait de former pour lui. Le jeune Buvat n'y vit qu'un moyen d'échapper à la fustigation et aux férules qu'il recevait tous les jours, et que ne compensait pas dans son esprit la récompense reliée en veau qu'il recevait tous les ans. Il accueillit donc les ouvertures de madame sa mère avec la plus grande joie, lui promit qu'avant six mois il serait le premier maître d'écriture de la capitale, et, le jour même, après avoir, de ses petites économies, acheté un canif à quatre lames, un paquet de plumes d'oie et deux cahiers de papier, il se mit à l'œuvre.
Les bons oratoriens ne s'étaient pas trompés sur la véritable vocation du jeune Buvat: la calligraphie était chez lui un art qui arrivait presque jusqu'au dessin. Au bout de six mois, comme le singe des Mille et une Nuits, il écrivait six sortes d'écritures, et imitait au trait toutes sortes de figures d'hommes, d'arbres et d'animaux. Au bout d'un an, il avait fait de tels progrès, qu'il demeura convaincu qu'il pouvait lancer son prospectus. Il y travailla pendant trois mois, jour et nuit, et pensa perdre la vue, mais il est juste de dire aussi qu'au bout de ce temps il avait accompli un chef-d'œuvre: ce n'était pas une simple pancarte, c'était un véritable tableau représentant la Création du monde en pleins et en déliés, divisée à peu près comme la Transfiguration de Raphaël. Dans la partie du haut, consacrée à l'Éden, le Père éternel tirait Ève du côté d'Adam endormi, entouré des animaux que la noblesse de leur nature rapproche de l'homme, tels que le lion, le cheval et le chien. Au bas était la mer, dans les profondeurs de laquelle on voyait nager les poissons les plus fantastiques, et qui ballottait à sa surface un superbe vaisseau à trois ponts. Des deux côtés, des arbres chargés d'oiseaux mettaient le ciel qu'ils touchaient de leur sommet en communication avec la terre qu'ils fouillaient de leurs racines, et dans l'intervalle laissé libre par toutes ces belles choses s'élançait dans la ligne la plus parfaitement horizontale, et reproduit en six écritures différentes, l'adverbe impitoyablement.
Cette fois, l'artiste ne fut point trompé dans son attente. Le tableau produisit l'effet qu'il devait produire; huit jours après, le jeune Buvat avait cinq écoliers et deux écolières.
Cette vogue ne fit qu'augmenter, et madame Buvat, après quelques années encore passées dans une aisance supérieure à celle qu'elle avait jamais eue, même du temps de feu son mari, eut la satisfaction de mourir parfaitement rassurée sur l'avenir de monsieur son fils.
Quant à lui, après avoir convenablement pleuré madame sa mère, il poursuivit le cours de sa vie, si quotidiennement réglée qu'il pouvait affirmer chaque soir que son lendemain serait exactement calqué sur la veille. Il arriva ainsi à l'âge de vingt-six ou vingt-sept ans, ayant traversé, dans le calme éternel de son innocente et vertueuse bonhomie, cette époque orageuse de l'existence.
Ce fut vers ce temps que le brave homme trouva l'occasion de faire une action sublime, et qu'il la fit instinctivement, naïvement et bonnement, comme tout ce qu'il faisait. Peut-être un homme d'esprit eût-il passé près d'elle sans la voir, ou eût-il détourné la tête en la voyant.
Il y avait alors au premier étage de la maison n° 6 de la rue des Orties, dont Buvat occupait modestement une mansarde, un jeune ménage qui faisait l'admiration de tout le quartier par l'harmonie charmante avec laquelle vivaient ensemble le mari et la femme. Il est vrai de dire que les deux époux avaient l'air d'être nés l'un pour l'autre. Le mari était un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, d'origine méridionale, ayant les cheveux, les yeux et la barbe noirs, le teint basané, et des dents comme des perles. Il se nommait Albert du Rocher, était fils d'un ancien chef cévenol qui avait été forcé de se faire catholique ainsi que toute sa famille, lors des persécutions de M. de Bâville, et, moitié par opposition, moitié parce que la jeunesse cherche les jeunes gens, il était entré, après avoir fait ses preuves comme écuyer, chez monsieur le duc de Chartres, lequel, à cette époque justement, reformait sa maison, qui avait fort souffert dans la campagne précédente à la bataille de Steinkerque, où le prince avait fait ses premières armes. Du Rocher avait donc obtenu la place de la Neuville, son prédécesseur, qui avait été tué lors de cette belle charge de la maison du roi, qui, conduite par monsieur le duc de Chartres, avait décidé de la victoire.
L'hiver avait interrompu la campagne; mais le printemps arrivé, monsieur de Luxembourg rappela à lui tous ces beaux officiers qui partageaient semestriellement, à cette époque, leur vie entre la guerre et les plaisirs. M. le duc de Chartres, toujours si ardent à tirer une épée que la jalousie de Louis XIV repoussa si souvent au fourreau, fut un des premiers à se rendre à cet appel. Du Rocher le suivit avec toute sa maison militaire.
La grande journée de Nerwinde arriva. M. le duc de Chartres avait comme d'habitude le commandement de la maison; comme d'habitude, il chargea à sa tête, mais si profondément, que, dans ses différentes charges, il resta cinq fois à peu près seul au milieu d'ennemis. À la cinquième fois, il n'avait près de lui qu'un jeune homme qu'il connaissait à peine, mais au coup d'œil rapide qu'il échangea avec lui, il reconnut que c'était un de ces cœurs sur lesquels il pouvait compter, et, au lieu de se rendre, comme le lui proposait un brigadier ennemi qui l'avait reconnu, il lui cassa la tête d'un coup de pistolet. Au même instant, deux coups de feu partirent, dont l'un enleva le chapeau du prince, et dont l'autre s'amortit sur la poignée de son épée; mais à peine ces deux coups de feu étaient-ils partis, que ceux qui les avaient tirés tombèrent presque simultanément, renversés par le compagnon du prince, l'un d'un coup de sabre, l'autre d'un coup de pistolet. Une décharge générale se fit alors sur ces deux hommes, qui ne furent heureusement, ou plutôt miraculeusement, atteints par aucune balle; seulement le cheval du prince, blessé mortellement à la tête, s'abattit sous lui, le jeune homme qui l'accompagnait sauta aussitôt à bas du sien et le lui offrit. Le prince fit quelques difficultés d'accepter ce service, qui pouvait coûter si cher à celui qui le lui rendait; mais le jeune homme, qui était grand et fort pensant que ce n'était pas le moment d'échanger des politesses, prit le prince dans ses bras, et, bon gré mal gré, le remit en selle. En ce moment, M. d'Arcy, qui arrivait avec un détachement de chevau-légers, pénétra jusqu'à lui juste au moment où, malgré leur courage, le prince et son compagnon allaient être tués ou pris. Tous deux étaient sans blessures, quoique le prince eût reçu quatre balles dans ses habits. Le duc de Chartres tendit alors la main à son compagnon et lui demanda comment il s'appelait, car quoique sa figure lui fût connue, il était depuis si peu de temps à son service qu'il ne se rappelait même pas son nom. Le jeune homme lui répondit qu'il s'appelait Albert du Rocher, et qu'il avait remplacé près de lui, comme écuyer, la Neuville, tué à Steinkerque.
Alors, se retournant vers ceux qui venaient d'arriver:—Messieurs, leur dit le prince, c'est vous qui m'avez empêché d'être pris; mais, ajouta-t-il en montrant du Rocher, voilà celui qui m'a empêché d'être tué.
À la fin de la campagne, monsieur le duc de Chartres nomma du Rocher son premier écuyer, et, trois ans après, ayant toujours conservé pour lui l'affection reconnaissante qu'il lui avait vouée, il le maria avec une jeune personne dont il était amoureux et de la dot de laquelle il se chargea. Malheureusement, comme monsieur de Chartres n'était encore qu'un jeune homme à cette époque, la dot ne dut pas être bien forte, mais en échange il se chargea de l'avancement de son protégé.
Cette jeune personne était d'origine anglaise: sa mère avait accompagné Madame Henriette en France, lorsqu'elle était venue épouser Monsieur, et après l'empoisonnement de cette princesse par le chevalier d'Éffiat, elle était passée dame d'atours au service de la grande dauphine; mais en 1690, la grande dauphine étant morte, et l'Anglaise, dans sa fierté tout insulaire n'ayant pas voulu rester près de mademoiselle Choin, elle s'était retirée dans une petite maison de campagne, qu'elle louait près de Saint-Cloud, pour s'y livrer tout entière à l'éducation de sa petite Clarice, employant à cette éducation la rente viagère qu'elle tenait de la munificence du grand dauphin. Ce fut là que dans les voyages du duc de Chartres à Saint-Cloud, du Rocher fit la connaissance de cette jeune fille, avec laquelle monsieur le duc de Chartres, comme nous l'avons dit, le maria vers 1697.
C'étaient donc ces deux jeunes gens, dont l'union faisait plaisir à voir, qui occupaient le premier étage de la maison n° 6 de la rue des Orties, dont Buvat habitait modestement une mansarde.
Les jeunes époux avaient eu tout d'abord un fils, dont, dès l'âge de quatre ans, l'éducation calligraphique fut confiée à Buvat. Le jeune élève faisait déjà les progrès les plus satisfaisants, lorsqu'il fut tout à coup enlevé par la rougeole. Le désespoir des parents fut grand, comme il est facile de le comprendre; Buvat le partagea d'autant plus sincèrement que son écolier annonçait les plus heureuses dispositions. Cette sympathie pour leur douleur, de la part d'un étranger, les attacha à lui, et un jour que le bonhomme se plaignait de l'avenir précaire qui attend les artistes, Albert du Rocher lui proposa d'user de son influence pour lui faire obtenir une place à la Bibliothèque. Buvat bondit de joie à l'idée de devenir fonctionnaire public. Le même jour la demande fut écrite de sa plus belle écriture; le premier écuyer l'apostilla chaudement, et, un mois après, Buvat reçut un brevet d'employé à la bibliothèque royale, section des manuscrits aux appointements de neuf cents livres.
À compter de ce jour, Buvat, dans l'orgueil bien naturel que lui inspirait sa nouvelle position sociale, oublia ses écoliers et ses écolières, et s'adonna tout entier à la confection des étiquettes. Neuf cents livres, assurées jusqu'à la fin de sa vie, étaient une véritable fortune, et le digne écrivain, grâce à la munificence royale, commença de couler des jours filés d'or et de soie, promettant toujours à ses bons voisins que, s'ils avaient un autre enfant, ce ne serait pas un autre que lui, Jean Buvat, qui lui montrerait à écrire. De leur côté, les pauvres parents désiraient fort donner ce surcroît d'occupation au digne écrivain. Dieu exauça leur désir. Vers la fin de l'année 1702, Clarice accoucha d'une fille.
Ce fut une très grande joie dans toute la maison. Buvat ne se sentait pas d'aise: il courait par les escaliers, se battant les cuisses avec les mains, et chantant à tue-tête le refrain de sa chanson favorite: Laissez-moi aller, laissez-moi jouer, etc. Ce jour-là, pour la première fois depuis qu'il avait été nommé, c'est-à-dire depuis deux ans, il n'arriva à son bureau qu'à dix heures un quart au lieu de dix heures précises. Un surnuméraire, qui le croyait mort, avait demandé sa place.
La petite Bathilde n'avait pas huit jours que Buvat voulait déjà lui faire faire des bâtons, disant qu'il fallait, pour bien apprendre une chose, l'apprendre dans sa jeunesse. On eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'il fallait au moins attendre qu'elle eût deux ou trois ans. Il se résigna; mais, en attendant, il lui prépara des exemples. Au bout de trois ans, Clarice lui tint parole, et Buvat eut la satisfaction de mettre solennellement entre les mains de Bathilde la première plume qu'elle eût touchée.
On était arrivé au commencement de 1707, et le duc de Chartres, devenu duc d'Orléans par la mort de Monsieur avait enfin obtenu un commandement en Espagne, où il devait conduire des troupes au maréchal de Berwick. Des ordres furent aussitôt donnés à toute sa maison militaire de se tenir prête pour le 5 mars. Comme premier écuyer, Albert devait nécessairement accompagner le prince. Cette nouvelle, qui en tout autre temps l'eût comblé de joie, lui fut presque douloureuse en ce moment car la santé de Clarice commençait à inspirer de vives inquiétudes, et le médecin avait laissé échapper le mot de phtisie pulmonaire. Soit que Clarice se sentît elle-même gravement attaquée, soit, chose plus naturelle encore, qu'elle craignît tout simplement pour son mari, l'explosion de sa douleur fut si grande, qu'Albert lui-même ne put s'empêcher de pleurer avec elle. La petite Bathilde et Buvat pleurèrent parce qu'ils voyaient pleurer.
Le 5 mai arriva: c'était le jour fixé pour le départ. Malgré sa douleur, Clarice s'était occupée elle-même des équipages de son mari, et avait voulu qu'ils fussent dignes du prince qu'il accompagnait. Aussi, au milieu de ses larmes, un éclair d'orgueilleuse joie illumina son visage, lorsqu'elle vit Albert dans son élégant uniforme et sur son beau cheval de bataille. Quant à Albert, il était plein d'orgueil et de fierté. La pauvre femme sourit tristement à ses rêves d'avenir; mais, pour ne pas l'attrister dans ce moment suprême, elle renferma son chagrin dans son cœur, et faisant taire les craintes qu'elle avait pour lui, et peut-être aussi celles qu'elle avait pour elle-même, elle fut la première à lui dire de penser non pas à elle, mais à son honneur.
Le duc d'Orléans et son corps d'armée entrèrent en Catalogne dans les premiers jours d'avril, et s'avancèrent aussitôt à marches forcées à travers l'Aragon. En arrivant à Segorbe, le duc apprit que le maréchal de Berwick s'apprêtait à donner une bataille décisive, et, dans le désir qu'il avait d'arriver à temps pour y prendre part, il expédia Albert en courrier; avec mission de dire au maréchal que le duc d'Orléans arrivait à son aide avec dix mille hommes et de le prier, si cela ne contrariait pas ses dispositions, de l'attendre pour commencer l'action, Albert partit; mais, égaré dans les montagnes, perdu par de mauvais guides, il ne précéda l'armée que d'un jour et arriva au camp du maréchal de Berwick au moment même où il allait engager le combat. Albert se fit indiquer la position qu'occupait en personne le maréchal; on lui montra à la gauche de l'armée, sur un petit mamelon d'où l'on découvrait toute la plaine, le duc de Berwick au milieu de son état major. Albert mit son cheval au galop et piqua droit sur lui.
Le messager se fit reconnaître au maréchal, et lui exposa la cause de sa mission. Le maréchal, pour toute réponse, lui montra le champ de bataille, et lui dit de retourner vers le prince et de lui dire ce qu'il avait vu. Mais Albert avait respiré l'odeur de la poudre, et ne voulait point s'en aller ainsi. Il demanda la permission de rester, afin de lui donner du moins la nouvelle de la victoire. Le maréchal y consentit. En ce moment, une charge de dragons ayant paru nécessaire au général en chef, il commanda à un de ses aides de camp de porter au colonel l'ordre de charger. Le jeune homme partit au galop, mais à peine avait-il franchi le tiers de la distance qui séparait le mamelon de la position occupée par ce régiment qu'il eut la tête emportée par un boulet de canon. Il n'était pas encore tombé des étriers, qu'Albert, saisissant cette occasion de prendre part à la bataille, lança son cheval à son tour, transmit l'ordre au colonel, et, au lieu de revenir vers le maréchal, tira son épée et chargea en tête du régiment.
Cette charge fut une des plus brillantes de la journée, et elle s'enfonça si profondément au cœur des impériaux qu'elle commença d'ébranler l'ennemi. Le maréchal, malgré lui, avait suivi des yeux, au milieu de la mêlée, ce jeune officier qu'il pouvait reconnaître à son uniforme. Il le vit arriver jusqu'au drapeau ennemi, engager une lutte corps à corps avec celui qui le portait, puis, au bout d'un instant, quand le régiment fut en fuite, il vit revenir Albert à lui, tenant sa conquête dans ses bras. Arrivé devant le maréchal, il jeta le drapeau à ses pieds, ouvrit la bouche pour parler, mais, au lieu de paroles, ce fut une gorgée de sang qui vint sur ses lèvres. Le maréchal le vit chanceler sur ses arçons, et s'avança pour le soutenir; mais, avant qu'il eût pu lui porter secours, Albert était tombé: une balle lui avait traversé la poitrine.
Le maréchal sauta de son cheval, mais le courageux jeune homme était mort sur le drapeau qu'il venait de conquérir.
Chapitre 17
Le duc d'Orléans arriva le lendemain de la bataille; il regretta Albert comme on regrette un homme de cœur, mais, après tout, il était mort de la mort du brave, il était mort au milieu d'une victoire, il était mort sur le drapeau qu'il avait conquis: que pouvait demander de plus un Français, un soldat, un gentilhomme?
Le duc d'Orléans voulut écrire de sa main à la pauvre veuve. Si quelque chose pouvait consoler une femme de la mort de son mari, ce serait sans doute une pareille lettre. Mais la pauvre Clarice ne vit qu'une chose, c'est qu'elle n'avait plus d'époux et que sa Bathilde n'avait plus de père.
À quatre heures, Buvat rentra de la Bibliothèque; on lui dit que Clarice le demandait: il descendit aussitôt. La pauvre femme ne pleurait pas; elle était atterrée, sans larmes, sans paroles; ses yeux étaient fixes et caves comme ceux d'une folle. Quand Buvat entra, elle ne se tourna pas vers lui, elle ne tourna pas la tête, elle se contenta d'étendre la main de son côté et de lui présenter la lettre.
Buvat regarda à droite et à gauche d'un air tout hébété pour deviner de quoi il était question; puis, voyant que rien ne pouvait diriger ses conjectures, il reporta ses yeux sur le papier, et lut à haute voix:
«Madame, votre mari est mort pour la France et pour moi. Ni la France ni moi ne pouvons vous rendre votre mari; mais souvenez-vous que si jamais vous aviez besoin de quelque chose, nous sommes tous deux vos débiteurs.
Votre affectionné,
Philippe d'Orléans.»
—Comment! s'écria Buvat en fixant ses gros yeux sur Clarice, monsieur du Rocher?... pas possible!
—Papa est mort? dit en s'approchant de sa mère la petite Bathilde, qui jouait dans un coin avec sa poupée. Maman, est-ce que c'est vrai que papa est mort?
—Hélas! hélas! oui, ma chère enfant, s'écria Clarice retrouvant tout à la fois les paroles et les larmes, oh! oui, c'est vrai! ce n'est que trop vrai! Oh!
Malheureuses que nous sommes!
—Madame, dit Buvat qui n'avait pas dans l'imagination de grandes ressources consolatrices, il ne faut pas vous désoler ainsi; c'est peut-être une fausse nouvelle.
—Ne voyez-vous pas que la lettre est du duc d'Orléans lui-même? s'écria la pauvre veuve. Oui, mon enfant, oui, ton père est mort. Pleure, pleure, ma fille! peut-être qu'en voyant tes larmes Dieu aura pitié de toi.
Et en disant ces paroles, la pauvre femme toussa si douloureusement, que Buvat en sentit sa propre poitrine comme déchirée: mais son effroi fut bien plus grand encore, lorsqu'il lui vit retirer plein de sang le mouchoir qu'elle avait approché de sa bouche. Alors il comprit que le malheur qui venait de lui arriver n'était peut-être pas le plus grand qui menaçât la petite Bathilde.
L'appartement qu'occupait Clarice était devenu désormais trop grand pour elle; personne ne s'étonna donc de la voir le quitter pour en prendre un plus petit au second.
Outre la douleur qui, chez Clarice, avait anéanti toutes ses autres facultés, il y a dans tout noble cœur une certaine répugnance à solliciter, même de la patrie, la récompense du sang versé pour elle, surtout quand ce sang est encore chaud, comme l'était celui d'Albert. La pauvre veuve hésita donc à se présenter au ministère de la guerre pour faire valoir ses droits. Il en résulta qu'au bout de trois mois, quand elle put prendre sur elle de faire les premières démarches, la prise de Requena et celle de Saragosse avaient déjà fait oublier la bataille d'Almanza. Clarice montra la lettre du prince; le secrétaire du ministre lui répondit qu'avec une pareille lettre elle ne pouvait manquer de tout obtenir, mais qu'il fallait attendre le retour de Son Altesse. Clarice regarda dans une glace son visage maigri, et sourit tristement.—Attendre! dit-elle; oui, cela vaudrait mieux, j'en conviens; mais Dieu sait si j'en aurai le temps.
Il résulta de cet échec que Clarice quitta son logement du second pour prendre deux petites chambres au troisième. La pauvre veuve n'avait d'autre fortune que le traitement de son mari. La petite dot que lui avait donnée le duc avait disparu dans l'achat d'un mobilier et dans les équipages de son mari. Comme le nouveau logement qu'elle prenait était beaucoup plus petit que l'autre, on ne s'étonna donc point que Clarice vendît le superflu de ses meubles.
On attendait pour la fin de l'automne le retour du duc d'Orléans, et Clarice comptait sur ce retour pour améliorer sa situation; mais, contre toutes les habitudes stratégiques de cette époque, l'armée, au lieu de prendre ses quartiers d'hiver, continua la campagne, et l'on apprit qu'au lieu de se préparer à revenir, le duc d'Orléans se préparait à mettre le siège devant Lérida. Or, en 1647, le grand Condé lui-même avait échoué devant Lérida, et le nouveau siège, en supposant même qu'il eût une bonne issue, promettait de traîner effroyablement en longueur.
Clarice risqua quelques nouvelles démarches: cette fois on avait déjà oublié jusqu'au nom de son mari. Elle eut de nouveau recours à la lettre du prince; cette lettre fit son effet ordinaire, mais on lui répondit qu'après le siège de Lérida, le duc d'Orléans ne pouvait manquer de revenir: force fut donc à la pauvre veuve de prendre encore patience.
Seulement elle quitta ses deux chambres pour prendre une petite mansarde en face de celle de Buvat, et elle vendit ce qui lui restait de meubles, ne gardant qu'une table, quelques chaises, le berceau de la petite Bathilde, et un lit pour elle.
Buvat avait vu sans trop s'en rendre compte tous ces déménagements successifs, et quoiqu'il n'eût pas l'esprit très subtil, il ne lui avait pas été difficile de comprendre la situation de sa voisine. Buvat, qui était un homme d'ordre, avait devant lui quelques petites économies qu'il avait grande envie de mettre à la disposition de sa voisine; mais comme, à mesure que la misère de Clarice devenait plus grande, sa fierté grandissait aussi; jamais le pauvre Buvat n'osa lui faire une pareille offre. Et cependant, vingt fois il alla chez elle avec un petit rouleau qui renfermait toute sa fortune, c'est-à-dire cinquante ou soixante louis; mais chaque fois il sortit de chez Clarice, le rouleau à moitié tiré de sa poche, sans jamais pouvoir prendre sur lui de le tirer tout à fait. Seulement, un jour il arriva que Buvat, en descendant pour aller à son bureau, ayant rencontré le propriétaire qui faisait sa tournée trimestrielle, et ayant deviné que la visite qu'il comptait faire à sa voisine, avec sa scrupuleuse ponctualité allait, malgré l'exiguïté de la somme, la mettre peut-être dans un grand embarras, il fit entrer le propriétaire chez lui, en disant que, la veille, madame du Rocher lui avait remis l'argent, afin qu'il retirât les deux quittances en même temps. Le propriétaire, qui y trouvait son compte et qui avait craint un retard du côté de sa locataire, ne s'inquiéta point de quelle part lui venait l'argent: il tendit les deux mains, remit les deux quittances et continua sa tournée.
Il faut dire aussi que, dans la naïveté de son âme Buvat fut tourmenté de cette bonne action comme d'un crime; il fut trois ou quatre jours sans oser se présenter chez sa voisine, de sorte que, lorsqu'il y revint, il la trouva toute affectée de ce qu'elle croyait un acte d'indifférence de sa part. De son côté, Buvat trouva Clarice si fort changée encore pendant ces quatre jours, qu'il sortit en secouant la tête et en s'essuyant les yeux, et que, pour la première fois peut-être, il se mit au lit sans chanter, pendant les quinze tours qu'il avait l'habitude de faire dans sa chambre avant de se coucher:
Laissez-moi aller
Laissez-moi jouer, etc.
Ce qui était une preuve de bien triste et bien profonde préoccupation.
Les derniers jours de l'hiver s'écoulèrent et apportèrent en passant la nouvelle de la reddition de Lérida, mais en même temps on apprit que le jeune et infatigable général s'apprêtait à assiéger Tortose. Ce fut le dernier coup porté à la pauvre Clarice. Elle comprit que le printemps allait venir, et avec le printemps une nouvelle campagne qui retiendrait le duc à l'armée.
Les forces lui manquèrent, et elle fut obligée de s'aliter.
La position de Clarice était affreuse; elle ne s'abusait pas sur sa maladie, elle sentait qu'elle était mortelle, et elle n'avait personne au monde à qui recommander son enfant. La pauvre femme craignait la mort, non pas pour elle, mais pour sa fille, qui n'aurait pas même la pierre de la tombe maternelle pour y reposer sa tête. Son mari n'avait que des parents éloignés, dont elle ne pouvait ni ne voulait solliciter la pitié. Quant à sa famille à elle, née en France, où sa mère était morte, elle ne l'avait jamais connue. D'ailleurs, elle comprenait qu'y eût-il quelque espoir de ce côté, elle n'avait plus le temps d'y recourir. La mort venait.
Une nuit, Buvat, qui la veille au soir avait quitté Clarice dévorée par la fièvre, l'entendit gémir si profondément, qu'il sauta à bas de son lit et s'habilla pour aller lui offrir son secours; mais, arrivé à la porte, il n'osa entrer ni frapper. Clarice pleurait à sanglots et priait à haute voix. En ce moment, la petite Bathilde s'éveilla et appela sa mère. Clarice renfonça ses larmes, alla prendre son enfant dans son berceau, et, l'agenouillant sur son lit, elle lui fit répéter tout ce qu'elle savait de prières, et entre chacune d'elles Buvat l'entendait s'écrier d'une voix douloureuse: «Ô mon Dieu! mon Dieu! écoutez mon pauvre enfant!» Il y avait dans cette scène nocturne d'un enfant à peine hors du berceau et d'une mère à moitié dans la tombe, s'adressant tous deux au Seigneur comme à leur seul et unique soutien, au milieu du silence de la nuit, quelque chose de si profondément triste que le bon Buvat tomba à genoux, et promit solennellement tout bas ce qu'il n'osait offrir tout haut. Il jura que Bathilde pourrait rester orpheline, mais que du moins elle ne serait pas abandonnée. Dieu avait entendu la double prière qui avait monté vers lui, et il l'exauçait.
Le lendemain, Buvat fit, en entrant chez Clarice, ce qu'il n'avait jamais osé faire; il prit Bathilde entre ses bras, appuya sa bonne grosse figure contre le charmant petit visage de l'enfant, et lui dit tout bas:—Sois tranquille, va, pauvre petite innocente, il y a encore de bonnes gens sur la terre.—La petite fille alors lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa à son tour. Buvat sentit que des larmes lui venaient aux yeux, et comme il avait entendu répéter maintes fois qu'il ne faut pas pleurer devant les malades de peur de les inquiéter, il tira sa montre et dit de sa plus grosse voix pour en dissimuler l'émotion:—Hum! hum! il est dix heures moins un quart; il faut que je m'en aille. Adieu, madame du Rocher.
Sur l'escalier, il rencontra le médecin et lui demanda ce qu'il pensait de la malade. Comme c'était un médecin qui venait par charité, et qu'il ne se croyait pas obligé d'avoir des ménagements, attendu qu'on ne les lui payait pas, il répondit que dans trois jours elle serait morte.
En rentrant à quatre heures, Buvat trouva la maison en émoi. En descendant de chez Clarice, le médecin avait dit qu'il fallait appeler le viatique. On avait donc été prévenir le curé, et le curé était venu, avait monté l'escalier, précédé du sacristain et de sa sonnette, et sans préparation aucune, il était entré dans la chambre de la malade. Clarice l'avait reçu comme on reçoit le Seigneur, c'est-à-dire les mains jointes et les yeux au ciel, mais l'impression produite sur elle n'en avait pas moins été terrible. Buvat entendit des chants, et se douta de ce qui était arrivé: il monta vivement, et trouva le haut de l'escalier et la porte de la chambre encombrés de toutes les commères du quartier, qui avaient comme c'était l'habitude à cette époque, suivi le saint-sacrement. Autour du lit où était étendue la mourante, déjà si pâle et si raidie que, sans les deux grosses larmes qui coulaient de ses yeux, on eût pu la prendre pour une statue de marbre couchée sur un tombeau, les prêtres chantaient les prières des agonisants, et, dans un coin de la chambre, la petite Bathilde, qu'on avait séparée de sa mère, afin que la malade ne fût point distraite pendant l'accomplissement de son dernier acte de religion, était blottie, n'osant ni crier ni pleurer, tout effrayée de voir tant de monde qu'elle ne connaissait point, et d'entendre tant de bruit auquel elle ne comprenait rien. Aussi, dès qu'elle aperçut Buvat, l'enfant courut à lui, comme à la seule personne qu'elle connût au milieu de cette funèbre assemblée. Buvat la prit dans ses bras et alla s'agenouiller avec elle près du lit de la mourante. En ce moment Clarice abaissa ses yeux du ciel sur la terre. Sans doute elle venait d'adresser au ciel son éternelle prière d'envoyer un protecteur à sa fille. Elle vit Bathilde dans les bras du seul ami qu'elle se connût au monde. Avec ce regard perçant des moribonds, elle plongea jusqu'au fond de ce cœur pur et dévoué, et elle y lut en ce moment tout ce qu'il n'avait pas osé lui dire; car elle se souleva sur son séant, lui tendit la main en jetant un cri de reconnaissance et de joie, que les anges seuls comprirent, et, comme si elle avait épuisé les dernières forces de sa vie dans cet élan maternel, elle retomba évanouie sur son lit.
La cérémonie religieuse étant terminée, les prêtres se retirèrent d'abord; les dévotes les suivirent, les indifférents et les curieux sortirent les derniers. De ce nombre étaient plusieurs femmes. Buvat leur demanda si quelqu'une d'entre elles n'aurait point parmi ses connaissances une bonne garde-malade: une d'elles se présenta aussitôt, assura, au milieu du chorus de ses compagnes, qu'elle avait toutes les vertus requises pour exercer cet honorable état, mais que, justement à cause de cette réunion de qualités, elle avait l'habitude de se faire payer huit jours d'avance, attendu qu'elle était fort courue dans le quartier. Buvat s'informa du prix qu'elle mettait à ces huit jours; elle répondit que pour tout autre ce serait seize livres; mais qu'attendu que la pauvre dame ne paraissait pas très fortunée, elle se contenterait de douze. Buvat, qui avait justement touché son mois le jour même, tira deux écus de sa poche et les lui donna sans marchander. Elle lui eût demandé le double qu'il l'eût donné également; aussi cette générosité inattendue provoqua-t-elle force suppositions dont quelques-unes n'étaient pas au plus grand honneur de la mourante; tant il est vrai qu'une bonne action est une chose si rare, qu'il faut toujours, lorsqu'elle se produit aux yeux des hommes, que les hommes humiliés lui cherchent une cause impure ou intéressée!
Clarice était toujours évanouie. La garde entra aussitôt en fonctions, en lui faisant, à défaut de sels, respirer du vinaigre. Buvat se retira. Quant à la petite Bathilde, on lui avait dit que sa mère dormait. La pauvre enfant ne connaissait pas encore la différence qu'il y avait entre le sommeil et la mort, et elle s'était remise à jouer dans un coin avec sa poupée.
Au bout d'une heure, Buvat revint demander des nouvelles de Clarice: la malade était sortie de son évanouissement, mais quoiqu'elle eût les yeux ouverts, elle ne parlait plus: cependant elle pouvait reconnaître encore, car, dès qu'elle l'aperçut, elle joignit les mains et se mit à prier, puis elle parut chercher quelque chose sous son traversin. Mais l'effort qu'il fallait qu'elle fît était sans doute trop grand pour sa faiblesse, car elle poussa un gémissement et retomba de nouveau sans mouvement sur son oreiller. La garde secoua la tête, et approchant de la malade:—Il est bien, votre oreiller, ma petite mère, lui dit-elle, il ne faut pas le déranger. Puis, se retournant vers Buvat:—Ah! les malades, ajouta-t-elle en haussant les épaules, ne m'en parlez pas! ça se figure toujours que ça a quelque chose qui les gêne.
C'est la mort, quoi! c'est la mort! mais ils ne le savent pas.
Clarice poussa un profond soupir, mais elle resta immobile. La garde s'approcha d'elle, et avec la barbe d'une plume elle lui frotta les lèvres d'un cordial de son invention, qu'elle était allée chercher chez le pharmacien. Buvat ne put supporter ce spectacle; il recommanda la mère et l'enfant à la garde, et sortit.
Le lendemain matin la malade était plus mal encore; car, quoiqu'elle eût les yeux ouverts, elle ne paraissait reconnaître personne autre que sa fille, qu'on avait couchée près d'elle sur le lit, et dont elle avait pris la petite main qu'elle ne voulait plus lâcher. De son côté l'enfant, comme si elle sentait que c'était la dernière étreinte maternelle, restait immobile et muette. Quand elle aperçut son bon ami, elle lui dit seulement:
—Elle dort, maman, elle dort.
Il sembla alors à Buvat que Clarice faisait un mouvement, comme si elle entendait encore et reconnaissait la voix de sa fille; mais ce pouvait être aussi bien un frisson nerveux. Il demanda à la garde si la malade avait besoin de quelque chose. La garde secoua la tête en disant:
—Pourquoi faire? ça serait de l'argent jeté à l'eau: ces gueux d'apothicaires en gagnent bien assez comme cela!
Buvat aurait bien voulu rester près de Clarice, car il voyait qu'elle ne devait plus avoir que bien peu de temps à vivre; mais il n'aurait jamais eu l'idée, à moins d'être mourant lui-même, qu'il pût manquer un seul jour d'aller à son bureau. Il y arriva donc comme d'habitude mais si triste et si accablé, que le roi ne gagna pas grand-chose à sa présence. On remarqua même avec étonnement, ce jour-là, que Buvat n'attendit pas que quatre heures fussent sonnées pour dénouer les cordons des fausses manches bleues qu'il passait en arrivant pour garantir son habit, et qu'au premier coup de l'horloge, il se leva, prit son chapeau et sortit. Le surnuméraire qui avait déjà demandé sa place le regarda s'en aller, puis, quand il eut refermé la porte:
—Eh bien! à la bonne heure, dit-il assez haut pour être entendu du chef, en voilà un qui se la passe douce!
Les pressentiments de Buvat furent confirmés: en arrivant à la maison, il demanda à la portière comment allait Clarice.
—Ah! Dieu merci! répondit-elle, la pauvre femme est bien heureuse: elle ne souffre plus.
—Elle est morte! s'écria Buvat avec ce frisson que produit toujours sur celui qui l'entend ce mot terrible.
—Il y a trois quarts d'heure à peu près, répondit la portière; et elle se remit à remmailler son bas en reprenant sur un air bien gai une petite chanson qu'elle avait interrompue pour répondre à Buvat.
Buvat monta les marches de l'escalier lentement, une à une, s'arrêtant à chaque étage pour s'essuyer le front; puis, en arrivant sur le palier où étaient sa chambre et celle de Clarice, il fut obligé de s'appuyer au mur, car il sentait que les jambes lui manquaient. Il y a dans la vue d'un cadavre quelque chose de terrible et de solennel, dont l'homme le plus maître de lui-même subit l'impression. Aussi était-il là, muet, immobile, hésitant, lorsqu'il lui sembla entendre la voix de la petite Bathilde qui se lamentait. Il se souvint alors de la pauvre enfant, et cela lui rendit quelque courage. Cependant, arrivé à la porte, il s'arrêta encore, mais alors il entendit plus distinctement les gémissements de la petite fille.
—Maman! criait l'enfant de sa petite voix entrecoupée par les larmes; maman; réveille-toi donc! maman! pourquoi as-tu froid comme cela?
Puis l'enfant venait à la porte, et frappant avec sa petite main:
—Bon ami, disait-elle, bon ami, viens! je suis toute seule, j'ai peur!
Buvat ne comprenait pas qu'on n'eût pas emporté l'enfant quelque part, aussitôt que sa mère était morte, et la pitié profonde que lui inspira la pauvre petite l'emportant sur le sentiment pénible qui l'avait arrêté un instant, il porta la main à la serrure pour ouvrir la porte. La porte était fermée. En ce moment il entendit la portière qui l'appelait; il courut à l'escalier et lui demanda où était la clef.
—Eh bien! c'est justement cela, répondit la portière; regardez donc, que je suis bête! j'ai oublié de vous la donner en passant, moi!
Buvat descendit aussi vite qu'il put le faire.
—Et pourquoi cette clef se trouve-t-elle ici? demanda-t-il.
—C'est le propriétaire qui l'y a déposée, après avoir fait enlever les meubles, répondit la portière.
—Comment! enlever les meubles! s'écria Buvat.
—Eh! sans doute qu'il a fait enlever les meubles! Elle n'était pas riche, votre voisine, monsieur Buvat, et il y a gros à parier qu'elle doit de tous les côtés. Tiens! il n'a pas voulu de chicanes, le propriétaire! Le terme avant tout! c'est trop juste. D'ailleurs elle n'a plus besoin de meubles, la pauvre chère femme!
—Mais la garde, qu'est-elle devenue?
—Quand elle a vu sa malade morte, elle s'en est allée. Son affaire était finie; elle viendra l'ensevelir pour un écu, si vous voulez. C'est ordinairement les portières qui ont ce petit boni-là; mais moi, je ne puis pas: je suis trop sensible.
Buvat comprit en frissonnant tout ce qui s'était passé. Il monta aussi rapidement cette fois qu'il était monté lentement la première. La main lui tremblait tellement qu'il ne pouvait trouver la serrure. Enfin la clef tourna et la porte s'ouvrit.
Clarice était étendue à terre sur la paillasse de son lit, au milieu de la chambre toute démeublée. Un mauvais drap avait été jeté sur elle et avait dû la cacher tout entière, mais la petite Bathilde l'avait rabattu pour chercher le visage de sa mère, qu'elle embrassait au moment où Buvat entrait.
—Ah! bon ami, bon ami, s'écria l'enfant, réveille donc ma petite maman, qui veut toujours dormir; réveille-la, je t'en prie.
Et l'enfant courait à Buvat, qui regardait de la porte ce triste spectacle.
Buvat conduisit Bathilde près du cadavre.
—Embrasse une dernière fois ta mère, pauvre enfant, lui dit-il.
L'enfant obéit.
—Et maintenant, continua-t-il, laisse-la dormir. Un jour, le bon Dieu la réveillera.
Et il prit l'enfant dans ses bras et l'emporta chez lui. L'enfant se laissa faire sans résistance, comme si elle eût compris sa faiblesse et son isolement.
Alors il la coucha dans son propre lit, car on avait enlevé jusqu'au berceau de l'enfant, et quand il la vit endormie, il sortit pour aller faire la déclaration mortuaire au commissaire du quartier, et prévenir l'administration des pompes funèbres.
Lorsqu'il revint la portière lui remit un papier que la garde avait trouvé dans la main de Clarice en l'ensevelissant.
Buvat l'ouvrit et reconnut la lettre du duc d'Orléans.
C'était le seul héritage que la pauvre mère avait laissé à sa fille
Chapitre 18
En allant faire sa déclaration au commissaire du quartier, et ses arrangements avec les pompes funèbres, Buvat s'était encore occupé de chercher une femme qui pût prendre soin de la petite Bathilde, fonctions dont il ne pouvait se charger lui-même, d'abord parce qu'il était dans la parfaite ignorance des fonctions d'une gouvernante, et ensuite parce que, allant à son bureau pendant six heures de la journée, il était impossible que l'enfant demeurât seule en son absence. Heureusement il avait sous la main ce qu'il lui fallait: c'était une bonne femme de trente-cinq à trente-huit ans à peu près, qui était restée au service de feue madame Buvat pendant les trois dernières années de sa vie, et dont, pendant ces trois ans il avait pu apprécier les bonnes qualités. Il fut convenu avec Nanette, c'était le nom de la bonne femme, qu'elle logerait dans la maison, ferait la cuisine, prendrait soin de la petite Bathilde, et aurait pour gages cinquante livres par an et sa nourriture.
Cette nouvelle disposition devait changer toutes les habitudes de Buvat, en lui faisant un ménage, à lui qui avait toujours vécu en garçon, et mangé en pension bourgeoise; il ne pouvait donc garder sa mansarde, devenue trop étroite pour le surcroît d'existences attachées désormais à la sienne; et dès le lendemain matin il se mit en quête d'un autre logement. Il en trouva un rue Pagevin, car il tenait fort à ne pas s'éloigner de la bibliothèque du roi, afin, quelque temps qu'il fît, d'y arriver sans trop de désagrément; c'était un appartement composé de deux chambres, d'un cabinet et d'une cuisine; il l'arrêta séance tenante, donna le denier à Dieu, s'en alla rue Saint-Antoine acheter les meubles qui lui manquaient pour garnir la chambre de Bathilde et celle de Nanette, et le soir même, à son retour du bureau, le déménagement fut opéré.
Le lendemain, qui était un dimanche, l'enterrement de Clarice eut lieu, si bien que Buvat n'eut pas même besoin, pour rendre les derniers devoirs à sa voisine, de demander un congé d'un jour à son chef. Pendant une semaine ou deux, la petite Bathilde demanda à chaque instant sa maman Clarice, mais son bon ami Buvat lui ayant apporté, pour la consoler, force jolis joujoux, elle commença à parler moins souvent de sa mère, et comme on lui avait dit qu'elle était partie pour rejoindre son papa, elle finit par demander seulement de temps en temps quand ils reviendraient tous les deux. Enfin le voile qui sépare nos premières années du reste de notre vie s'épaissit peu à peu, et Bathilde les oublia jusqu'au jour où la jeune fille, sachant enfin ce que c'était que d'être orpheline, devait les retrouver l'un et l'autre dans ses souvenirs d'enfant.
Buvat avait donné la plus belle des deux chambres à Bathilde; il avait gardé l'autre pour lui, et avait relégué Nanette dans le cabinet. Cette Nanette était une bonne femme, qui faisait passablement la cuisine, tricotait d'une manière remarquable, et filait comme la sainte Vierge. Mais, malgré ces divers talents, Buvat comprit que Nanette et lui étaient loin de suffire à l'éducation d'une jeune fille, et que, quand Bathilde aurait un magnifique point d'écriture, connaîtrait ses cinq règles, aurait appris à coudre et à filer, elle ne saurait juste que la moitié de ce qu'elle devait savoir, car Buvat avait envisagé l'obligation dont il s'était chargé dans toute son étendue; c'était une de ces saintes organisations qui ne pensent qu'avec le cœur, et il avait compris que tout en devenant la pupille de Buvat, Bathilde n'en serait pas moins la fille d'Albert et de Clarice. Il résolut donc de lui donner une éducation conforme, non pas à sa situation présente, mais au nom qu'elle portait.
Et, pour prendre cette résolution, Buvat avait fait un raisonnement bien simple: c'est qu'il devait sa place à Albert, et que par conséquent le revenu de cette place appartenait à Bathilde. Voici comment il divisait ses neuf cents livres d'appointements annuels:
Quatre cent cinquante livres pour les maîtres de musique, de dessin et de danse.
Quatre cent cinquante livres pour la dot de Bathilde.
Or en supposant que Bathilde, qui avait quatre ans se mariât quatorze ans plus tard, c'est-à-dire à dix-huit ans, l'intérêt et le capital réunis se monteraient, le jour de son mariage, à quelque chose comme neuf ou dix mille livres. Ce n'était pas grand-chose, Buvat le savait bien, et il en était fort peiné, mais il avait eu beau se creuser l'esprit, il n'avait pas trouvé moyen de faire mieux.
Quant à la nourriture commune, au paiement du loyer, à l'entretien de Bathilde, à son entretien à lui et aux gages de Nanette, il y ferait face en se remettant à donner des leçons d'écriture et en faisant des copies. À cet effet, il se lèverait à cinq heures du matin et se coucherait à dix heures du soir. Ce serait tout bénéfice, car, grâce à ce nouvel arrangement, il allongerait sa vie de quatre ou cinq heures tous les jours.
Dieu bénit d'abord ces saintes résolutions: ni les leçons ni les copies ne manquèrent à Buvat, et comme deux années s'écoulèrent avant que Bathilde eût terminé l'éducation première dont il s'était chargé lui-même, il put ajouter neuf cents livres à son petit trésor et placer neuf cents livres sur la tête de Bathilde.
À six ans, Bathilde eut donc ce qu'ont rarement à cet âge les filles des plus nobles et des plus riches maisons c'est-à-dire maître de danse, maître de musique et maître de dessin.
Au reste, c'était tout plaisir que de faire des sacrifices pour cette charmante enfant, car elle paraissait avoir reçu de Dieu une de ces heureuses organisations dont l'aptitude fait croire à un monde antérieur, tant ceux qui en sont doués semblent non pas apprendre une chose nouvelle, mais se souvenir d'une chose oubliée. Quant à sa jeune beauté, qui donnait de si magnifiques espérances, elle tenait tout ce qu'elle avait promis.
Aussi Buvat était-il bien heureux toute la semaine quand après chaque leçon il recevait les compliments des maîtres, et bien fier lorsque le dimanche, après avoir passé l'habit saumon, la culotte de velours noir et les bas chinés, il prenait par la main sa petite Bathilde et s'en allait faire avec elle sa promenade hebdomadaire. C'était ordinairement vers le chemin des Porcherons qu'il se dirigeait. C'était là le rendez-vous des joueurs de boules, et Buvat avait été autrefois un grand amateur de ce jeu. En cessant d'être acteur, il était devenu juge. À chaque contestation qui s'élevait, c'était à lui qu'on en appelait, et c'était une justice à lui rendre, il avait le coup d'œil si exact, qu'à la première vue il indiquait sans jamais se tromper, la boule la plus proche du cochonnet. Aussi ses jugements étaient-ils sans appel et respectés et suivis ni plus ni moins que ceux que saint Louis rendait à Vincennes.
Mais encore, il faut le dire à sa louange, sa prédilection pour cette promenade n'était pas née d'un sentiment égoïste: cette promenade conduisait en même temps aux marais de la Grange-Batelière, dont les eaux sombres et moirées attiraient un grand nombre de ces demoiselles aux ailes de gaze et aux corsages d'or, qu'ont tant de plaisir à poursuivre les enfants. Un des grands amusements de la petite Bathilde était de courir, son réseau vert à la main, ses beaux cheveux blonds flottant au vent, après les papillons et les demoiselles. Il en résultait bien, à cause de la disposition du terrain, quelques petits accidents à sa robe blanche, mais pourvu que Bathilde s'amusât, Buvat passait avec une grande philosophie par-dessus une tache ou un accroc, c'était l'affaire de Nanette. La bonne femme grondait fort au retour, mais Buvat lui fermait la bouche en haussant les épaules et en disant:—Bah! il faut que vieillesse muse et que jeunesse s'amuse! Et comme Nanette avait un grand respect pour les proverbes qu'elle pratiquait elle-même dans l'occasion, elle se rendait ordinairement à la moralité de celui-là.
Il arrivait aussi quelquefois, mais ce n'était que les jours de grande fête, que Buvat consentait, à la requête de la petite Bathilde, qui voulait voir de près les moulins à vent, à pousser jusqu'à Montmartre. Alors on partait de meilleure heure; Nanette emportait un dîner destiné à être mangé sur l'esplanade de l'Abbaye. On se lançait bravement dans le faubourg, on traversait le pont des Porcherons, on laissait à droite le cimetière Saint-Eustache et la chapelle de Notre-Dame-de-Lorette, on franchissait la barrière, et l'on gravissait le chemin de Montmartre, lancé comme un ruban entre les prés verts et les Briolets.
Ce jour-là on ne rentrait qu'à huit heures du soir; mais aussi, depuis la croix des Porcherons, la petite Bathilde dormait dans les bras de Buvat.
Les choses allèrent ainsi jusqu'en l'an de grâce 1712, époque à laquelle le grand roi se trouva si gêné dans ses affaires, qu'il ne vit moyen de se tirer d'embarras qu'en cessant de payer ses employés. Buvat fut averti de cette mesure administrative par le caissier, qui lui annonça un beau matin, comme il se présentait pour toucher son mois, qu'il n'y avait pas d'argent à la caisse. Buvat regarda le caissier d'un air tout ébahi: il ne lui était jamais venu à l'idée que le roi pût manquer d'argent. Il ne s'inquiéta donc pas autrement de cette réponse, convaincu qu'un accident fortuit avait seul interrompu le paiement, et il s'en revint à son bureau, en chantonnant sa chanson favorite:
Laissez-moi aller,
Laissez-moi jouer, etc.
—Pardieu! lui dit le surnuméraire, qui, après sept ans d'attente était enfin passé employé le premier du mois précédent, il faut que vous ayez le cœur bien gai pour chanter encore quand on ne nous paye plus.
—Comment? dit Buvat, que voulez-vous dire?
—Je veux dire que vous ne venez peut-être pas de la caisse?
—Si fait, j'en viens.
—Et on vous a payé?
—Non, on m'a dit qu'il n'y avait pas d'argent.
—Et que pensez-vous de cela?
—Dame! je pense, dit Buvat, je pense qu'on nous payera les deux mois ensemble.
—Ah! oui, comme je chante! les deux mois ensemble! Dis donc Ducoudray, reprit l'employé en se tournant vers son voisin, il croit qu'on nous payera les deux mois ensemble! Il est bon enfant, le père Buvat!
—C'est ce que nous verrons l'autre mois, répondit le second employé.
—Oui, dit Buvat, répétant ces paroles qui lui parurent de la plus grande justesse, c'est ce que nous verrons l'autre mois.
—Et si l'on ne vous paye pas l'autre mois, ni ceux qui suivront, qu'est-ce que vous ferez, père Buvat?
—Ce que je ferai? dit Buvat, étonné qu'on pût mettre en doute sa résolution à venir, eh bien! mais c'est tout simple: je viendrai tout de même.
—Comment! si l'on ne vous paye plus, dit l'employé, vous viendrez toujours?
—Monsieur, dit Buvat, le roi m'a payé pendant dix ans rubis sur l'ongle. Il a donc bien, au bout de dix ans, s'il est gêné, le droit de me demander un peu de crédit.
—Vil flatteur! dit l'employé.
Le mois s'écoula, le jour du paiement revint: Buvat se présenta à la caisse avec la parfaite confiance qu'on allait lui payer son arriéré; mais, à son grand étonnement, on lui annonça comme la dernière fois que la caisse était vide. Buvat demanda quand elle se remplirait; le caissier lui répondit qu'il était bien curieux. Buvat se confondit en excuses et revint à son bureau mais cette fois sans chanter.
Le même jour, l'employé donna sa démission. Or, comme il devenait difficile de remplacer un employé qui se retirait parce qu'on ne payait plus, et qu'il fallait que la besogne se fît tout de même, le chef chargea Buvat, outre son propre travail, de celui du démissionnaire. Buvat le reçut sans murmurer, et comme, à tout prendre, ses étiquettes lui laissaient assez de temps de reste au bout du mois la besogne se trouva au courant.
On ne paya pas plus le troisième mois que les deux premiers. C'était une véritable banqueroute.
Mais, comme on l'a vu, Buvat ne marchandait jamais avec ses devoirs. Ce qu'il avait promis de faire dans son premier mouvement, il le fit avec réflexion. Seulement il attaqua son petit trésor, qui se composait juste de deux années de ses appointements.
Cependant Bathilde grandissait: c'était maintenant une jeune fille de treize à quatorze ans, dont la beauté devenait tous les jours plus remarquable, et qui commençait à comprendre toute la difficulté de sa position. Aussi, depuis six mois ou un an, sous prétexte qu'elle préférait rester à dessiner ou à jouer du clavecin, les promenades aux Porcherons, les courses dans les marais de la Grange-Batelière et les ascensions à Montmartre étaient interrompues. Buvat ne comprenait rien à ces goûts sédentaires qui étaient venus tout à coup à la jeune fille, et comme, après avoir essayé deux ou trois fois de se promener sans elle, il s'était aperçu que ce n'était pas la promenade en elle-même qu'il aimait, il résolut attendu qu'il faut que le bourgeois de Paris, enfermé toute la semaine, ait de l'air au moins le dimanche, il avait résolu, dis-je, de chercher un petit logement avec un jardin; mais les logements avec jardin étaient devenus trop chers pour l'état des finances du pauvre Buvat, de sorte qu'ayant trouvé dans ses courses le petit logement de la rue du Temps-Perdu, il avait eu incontinent cette lumineuse idée de remplacer le jardin par une terrasse; il avait même réfléchi bientôt que l'air en serait meilleur, et il était revenu faire part de sa trouvaille à Bathilde, en lui disant que le seul inconvénient qu'il vît à leur futur appartement, qui du reste leur convenait sous tous les rapports, c'est que leurs deux chambres seraient séparées, et qu'elle serait obligée d'habiter le quatrième étage avec Nanette, tandis qu'il logerait au cinquième. Ce qui paraissait un inconvénient à Buvat parut au contraire une qualité à Bathilde. Depuis quelque temps elle comprenait, avec cet instinct de pudeur naturel à la femme, qu'il était inconvenant que sa chambre fût de plain-pied et séparée par une seule porte de la chambre d'un homme jeune encore, et qui n'était ni son père, ni son mari. Elle assura donc Buvat que, d'après tout ce qu'il lui disait de ce logement, elle croyait qu'il en trouverait difficilement un autre qui fût aussi bien à sa convenance; elle l'invita à l'arrêter le plus tôt possible. Buvat enchanté donna le même jour le congé à son ancien logement et le denier à Dieu à son nouveau; puis, au prochain demi-terme, il déménagea. C'était la troisième fois depuis vingt ans, et toujours dans des circonstances péremptoires. Comme on le voit, Buvat n'était point d'humeur changeante.
Et Bathilde avait raison de se replier ainsi sur elle-même, car, depuis que son mantelet noir dessinait d'admirables épaules, depuis que sous sa mitaine s'allongeaient les plus jolis doigts du monde, depuis que, de la Bathilde d'autrefois, elle n'avait gardé que son pied d'enfant, tout le monde remarquait que Buvat était jeune encore; que cinq ou six fois, comme on le savait un homme d'ordre et qu'on le voyait régulièrement aller tous les mois chez son notaire, il avait trouvé l'occasion de faire un mariage convenable sans profiter de cette occasion; enfin, que le tuteur et la pupille demeuraient sous la même clef, si bien que les commères, qui baisaient la trace des pas du bonhomme quand Bathilde n'avait que six ans, commençaient à crier à l'immoralité de Buvat, maintenant que Bathilde en avait quinze.
Pauvre Buvat! Si jamais écho fut innocent et pur, c'est celui de cette chambre qui attenait à celle de Bathilde, de cette chambre qui abrita dix ans sa bonne grosse tête joufflue et rose, à laquelle jamais une mauvaise pensée n'était venue, même en songe.
Mais, en arrivant rue du Temps-Perdu, ce fut bien pis encore: Buvat et Bathilde étaient venus, on se le rappelle, de la rue des Orties à la rue Pagevin; de sorte que, là où l'on avait su son admirable conduite à l'égard de la pauvre enfant, ce souvenir l'avait encore protégé contre la calomnie; mais il y avait déjà longtemps que cette belle action avait été faite, que, même rue Pagevin, on commençait à l'oublier. Il était donc bien difficile que les bruits qui avaient commencé à se répandre ne les suivissent pas dans un quartier nouveau où ils étaient tout à fait inconnus, et où leur inscription sous deux noms différents devait dans tous les cas éveiller les soupçons, en excluant toute idée de proche parenté.
Restait la supposition qui, attribuant à Buvat une jeunesse orageuse, avait vu dans Bathilde le résultat d'une ancienne passion que l'Église eût oublié de consacrer; mais cette supposition tombait au premier examen. Bathilde était grande et élancée, Buvat était gros et court; Bathilde avait les yeux noirs et ardents, Buvat avait les yeux bleu-faïence et sans la moindre expression; Bathilde avait la peau blanche et mate, Buvat avait le visage du rose le plus vif; enfin, toute la personne de Bathilde respirait l'élégance et la distinction, tandis que le pauvre bonhomme Buvat était des pieds à la tête un type de vulgaire bonhomie. Il en résulta que les femmes commencèrent à regarder Bathilde avec dédain, et que les hommes appelèrent Buvat un heureux drôle.
Il est juste de dire au reste que madame Denis fut une des dernières à accréditer tous ces bruits. Nous dirons plus tard à quelle occasion elle commença d'y donner créance.
Cependant les prévisions de l'employé démissionnaire s'étaient réalisées. Il y avait déjà dix-huit mois que Buvat n'avait touché un sou d'appointements sans que le brave homme, malgré ce long crédit, se fût relâché un instant de sa ponctualité ordinaire. Il y a plus, depuis qu'on ne payait plus, il avait une peur terrible que l'envie ne prît au ministre de faire des économies en supprimant le tiers des employés, et Buvat, quoique sa place lui prit par jour six heures de son temps qu'il eût pu employer d'une manière plus lucrative, eût regardé comme un malheur irréparable la perte de cette place. Aussi, redoublait-il de zèle à mesure qu'il perdait l'espoir du retour de ses appointements. Il en résulta qu'on se garda bien de mettre dehors un homme qui travaillait d'autant plus qu'on le payait moins.
L'ignorance complète de l'époque où cette situation précaire cesserait, jointe à la diminution de son petit trésor qui menaçait de s'épuiser bientôt, rembrunissait néanmoins le front de Buvat, au point que Bathilde commença de se douter qu'il se passait quelque chose qu'elle ignorait. Avec le tact qui caractérise les femmes, elle comprit que toute question à Buvat sur un secret qu'il ne lui avait pas confié de lui-même serait inutile. Ce fut donc à Nanette qu'elle s'adressa. Nanette se fit quelque peu prier, mais comme tout dans la maison ressentait l'influence de Bathilde, elle finit par lui avouer la situation des affaires. Bathilde apprit alors seulement tout ce qu'elle devait à la délicatesse désintéressée de Buvat; elle sut que pour lui conserver intacts des appointements destinés à payer ses maîtres d'agrément et à lui amasser une dot, Buvat travaillait le matin depuis cinq heures jusqu'à huit heures, et le soir, depuis neuf heures jusqu'à minuit. Et que ce qui le rendait triste, c'était que, malgré ce travail acharné, comme on ne lui payait plus ses appointements, quand ses petites économies seraient épuisées, il se verrait forcé d'avouer à Bathilde qu'il leur fallait retrancher toute dépense qui n'était pas rigoureusement nécessaire. Le premier mouvement de Bathilde en apprenant ce saint dévouement, avait été de tomber aux pieds de Buvat quand il rentrerait, et de lui baiser les mains; mais bientôt elle comprit que le seul moyen d'arriver à son but était de paraître tout ignorer, et dans le baiser filial qu'elle déposa sur le front de Buvat lorsqu'il rentra de son bureau, le bonhomme ne put deviner tout ce qu'il y avait de reconnaissance et de vénération.