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Le chevalier d'Harmental

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Chapitre 19

Mais le lendemain, Bathilde dit en riant à Buvat qu'elle croyait que ses maîtres n'avaient plus rien à lui apprendre, qu'elle en savait autant qu'eux, et que les conserver plus longtemps serait de l'argent perdu. Comme Buvat ne trouvait rien d'aussi beau que les dessins de Bathilde; comme, lorsque Bathilde chantait, il se sentait enlever au troisième ciel, il n'eut pas de peine à croire sa pupille, d'autant moins que les maîtres, avec une bonne foi assez rare, avouèrent que leur élève en savait assez pour aller désormais toute seule. C'est que tel était le sentiment qu'inspirait Bathilde, qu'il épurait tout ce qui s'approchait d'elle.

On comprend que cette double déclaration fit grand plaisir à Buvat; mais ce n'était pas assez pour Bathilde que d'épargner sur la dépense; elle résolut encore d'ajouter au gain. Quoiqu'elle eût fait des progrès à peu près pareils dans la musique et dans le dessin, elle comprit que le dessin seul pouvait lui être une ressource, tandis que la musique ne lui serait jamais qu'un délassement. Elle réserva donc toute son application pour le dessin, et comme elle y était vraiment d'une force supérieure, elle arriva bientôt à faire de délicieux pastels. Enfin, un jour, elle voulut connaître la valeur de ses œuvres, et pria Buvat, en allant à son bureau, de montrer au marchand de couleurs chez qui elle achetait son papier et ses crayons, et qui demeurait au coin de la rue de Cléry et de la rue du Gros-Chenet, deux têtes d'enfant qu'elle avait faites de fantaisie, et de lui demander ensuite ce qu'il les estimait. Buvat se chargea de la commission sans y entendre le moins du monde malice, et s'en acquitta avec sa naïveté ordinaire. Le marchand, habitué à de pareilles propositions, tourna et retourna d'un air dédaigneux les têtes entre ses mains, et, tout en les critiquant fort, dit qu'il ne pourrait offrir que quinze livres de chaque. Buvat, blessé non pas du prix offert, mais de la manière peu respectueuse dont l'industriel avait parlé du talent de Bathilde, les lui tira assez brusquement des mains, en lui disant qu'il le remerciait.

Le marchand, croyant alors que le bonhomme ne trouvait pas le prix assez élevé, dit qu'en faveur de la connaissance il donnerait des deux têtes jusqu'à quarante livres; mais Buvat, rancuneux en diable quand il s'agissait d'une offense faite à la perfectibilité de sa pupille, lui répondit sèchement que les dessins qu'il lui avait montrés n'étaient point à vendre, et qu'il n'en demandait le prix que pour sa propre satisfaction. Or, comme on le sait, du moment où les dessins ne sont point à vendre, ils augmentent singulièrement de valeur; il en résulta que le marchand finit par en offrir jusqu'à cinquante livres; mais Buvat, peu sensible à cette proposition, dont il n'avait pas même l'idée qu'il pût profiter, remit les dessins dans leur carton, sortit de chez le marchand avec toute la fierté d'un homme blessé dans sa dignité, et s'achemina vers son bureau. À son retour, le marchand se trouva comme par hasard sur sa porte, mais Buvat en le voyant prit au large. Cela ne servit à rien, le marchand alla à lui, et, lui mettant les deux mains sur les épaules, lui demanda s'il ne voulait pas lui donner les deux dessins pour le prix qu'il avait dit. Buvat lui répondit une seconde fois, et d'une voix plus aigre encore que la première, que les dessins n'étaient point à vendre.

—C'est fâcheux, reprit le marchand, j'aurais été jusqu'à quatre-vingts livres, et il retourna sur la porte d'un air indifférent, mais tout en suivant Buvat du coin de l'œil. Buvat, de son côté, continua son chemin avec une fierté qui donnait quelque chose de plus grotesque encore à sa tournure, et, sans s'être retourné une seule fois, disparut au coin de la rue du Temps-Perdu.

Bathilde entendit Buvat qui montait tout en battant les barreaux de l'escalier avec sa canne, ce qui produisait un bruit régulier dont il avait l'habitude d'accompagner sa marche ascendante. Elle courut aussitôt au-devant de lui jusque sur le palier, car elle était fort inquiète du résultat de la négociation, et lui jetant, avec un reste de ses habitudes enfantines, les bras autour du cou:

—Eh bien! bon ami, demanda-t-elle, qu'a dit monsieur Papillon?

C'était le nom du marchand de couleurs.

—Monsieur Papillon, répondit Buvat en s'essuyant le front, monsieur Papillon est un impertinent!

La pauvre Bathilde pâlit.

—Comment cela, bon ami, un impertinent!

—Oui, un impertinent, qui, au lieu de se mettre à genoux devant tes dessins, s'est permis de les critiquer.

—Oh! si ce n'est que cela, bon ami, dit Bathilde en riant, il a raison. Songez donc que je ne suis encore qu'une écolière. Mais enfin en a-t-il offert un prix quelconque?

—Oui, répondit Buvat, il a eu encore cette impertinence.

—Et quel prix? demanda Bathilde toute tremblante.

—Il en a offert quatre-vingts livres!

—Quatre-vingts livres! s'écria Bathilde. Oh! vous vous trompez sans doute, bon ami.

—Il a osé offrir quatre-vingts livres des deux, je le répète, répondit Buvat en appuyant sur chaque syllabe.

—Mais c'est quatre fois ce qu'ils valent, dit la jeune fille en battant des mains de joie.

—C'est possible, reprit Buvat, quoique je n'en croie rien; mais il n'en est pas moins vrai que monsieur Papillon est un impertinent.

Ce n'était pas l'avis de Bathilde; aussi pour ne pas entamer une discussion si délicate avec Buvat, changea-t-elle de conversation, en lui annonçant que le dîner était servi, annonce qui avait ordinairement pour résultat de donner immédiatement un autre cours aux idées du bonhomme. Buvat remit, sans observations ultérieures, le carton entre les mains de Bathilde, et entra dans la petite salle à manger en battant ses cuisses avec ses mains et en fredonnant l'inévitable:

Laisse-moi aller,
Laissez-moi jouer, etc.

Il dîna d'aussi bon appétit que si son amour-propre presque paternel était pur de tout échec, et qu'il n'y eût point de monsieur Papillon au monde.

Le soir même, tandis que Buvat était monté dans sa chambre pour faire ses copies, Bathilde remit le carton à Nanette, lui dit de porter à monsieur Papillon les deux têtes qu'il renfermait, et de lui demander les quatre-vingts livres qu'il en avait offertes à Buvat.

Nanette obéit, et Bathilde attendit son retour avec anxiété, car elle ne pouvait croire que Buvat ne se fût trompé sur le prix. Dix minutes après elle fut entièrement rassurée, car la bonne femme rentra avec les quatre-vingts livres.

Bathilde prit l'argent de ses mains, le regarda un instant les larmes aux yeux, puis, le posant sur la table, elle alla en silence s'agenouiller vers le crucifix qui était au pied de son lit, et auquel chaque soir elle faisait sa prière. Mais cette fois la prière était changée en actions de grâces. Elle allait donc pouvoir rendre au bon Buvat une partie de ce qu'il avait fait pour elle.

Le lendemain, Buvat, en revenant de son bureau, voulut, ne fût-ce que pour narguer monsieur Papillon, repasser encore devant sa porte; mais son étonnement fut grand lorsqu'à travers les carreaux de la boutique il aperçut, dans de magnifiques cadres, les deux têtes d'enfant qui le regardaient. En même temps la porte s'ouvrit, et le marchand parut.

—Eh bien! papa Buvat, lui dit-il, nous avons donc fait nos petites réflexions! nous nous sommes décidés à nous défaire de nos deux têtes qui n'étaient pas à vendre! Ah! trédame! je ne vous croyais pas si roué, voisin! Vous m'avez tiré quatre-vingts bonnes livres de la poche, avec tout cela! Mais c'est égal, dites à mademoiselle Bathilde, que comme c'est une bonne et sainte fille, par considération pour elle, si elle veut m'en donner deux comme cela tous les mois, et s'engager d'un an à n'en point faire pour d'autres, je les lui prendrai au même prix.

Buvat demeura atterré; il grommela une réponse que le marchand ne put entendre, et prit la rue du Gros-Chenet en choisissant les pavés où il posait le bout de sa canne, ce qui était encore chez lui une grande marque de préoccupation. Puis il remonta ses cinq étages sans battre les barres de l'escalier, ce qui fit qu'il ouvrit la chambre de Bathilde sans que Bathilde l'eût entendu. La jeune fille dessinait; elle avait déjà commencé une autre tête.

En apercevant son bon ami debout sur la porte et avec un air tout soucieux, Bathilde posa sur la table carton et pastels, et courut à lui en demandant ce qui était arrivé; mais Buvat, sans répondre, essuya deux grosses larmes, et avec un accent de sensibilité indéfinissable.

—Ainsi, dit-il, la fille de mes bienfaiteurs, l'enfant de Clarice Gray et d'Albert du Rocher travaille pour vivre!

—Mais, petit père, répondit Bathilde, moitié pleurant, moitié riant, je ne travaille pas, je m'amuse.

Le mot petit père était dans les grandes occasions substitué par Bathilde au mot bon ami et il avait d'ordinaire pour résultat de calmer les plus grandes peines du bonhomme, mais cette fois la ruse échoua.

—Je ne suis ni votre petit père, ni votre bon ami, murmura Buvat en secouant la tête, et en regardant la jeune fille avec une bonhomie admirable; je suis tout simplement le pauvre Buvat, que le roi ne paie plus, et qui ne gagne point assez avec son écriture pour continuer de vous donner l'éducation qui convient à une demoiselle comme vous.

Et il laissa tomber ses bras avec un tel découragement, que sa canne lui échappa des mains.

—Oh! mais, vous voulez donc à votre tour me faire mourir de chagrin? s'écria Bathilde en éclatant en sanglots, tant la douleur de Buvat se peignait sur son visage.

—Moi, te faire mourir de chagrin, mon enfant! s'écria Buvat, avec un accent de profonde tendresse. Qu'est-ce que j'ai donc dit? Qu'est-ce que j'ai donc fait?

Et Buvat joignit les mains, et fut prêt à tomber à genoux devant elle.

—À la bonne heure! dit Bathilde, voilà comme je vous aime, petit père; c'est quand vous tutoyez votre fille; mais quand vous ne me tutoyez pas, il me semble que vous êtes fâché contre moi, et alors je pleure.

—Mais je ne veux pas que tu pleures, moi! dit Buvat. Eh bien! il ne manquerait plus que cela, de te voir pleurer!

—Alors, dit Bathilde, je pleurerai toujours si vous ne me laissez pas faire ce que je veux.

Cette menace de Bathilde toute puérile qu'elle était, fit frissonner Buvat depuis la pointe du pied jusqu'à la racine des cheveux; car depuis le jour où l'enfant pleurait sa mère, pas une larme n'était tombée des yeux de la jeune fille.

—Eh bien! dit Buvat, fais donc comme tu veux, et ce que tu veux; mais promets-moi que le jour où le roi me payera mon arriéré....

—C'est bon, c'est bon, petit père! dit Bathilde en interrompant Buvat; nous verrons tout cela plus tard; mais, en attendant, vous êtes cause que le dîner refroidit.

Et la jeune fille, prenant le bonhomme sous le bras passa avec lui dans la salle à manger, où, par ses plaisanteries et sa gaîté, elle eut bientôt effacé sur la bonne grosse figure de Buvat jusqu'à la dernière trace de tristesse.

Qu'eût-ce donc été si le pauvre Buvat eût tout su?

En effet, Bathilde avait songé que pour qu'elle continuât de bien placer ses dessins, il n'en fallait pas trop faire; et, comme on l'a vu, sa prévision était juste, puisque le marchand de couleurs avait dit à Buvat qu'il en prendrait deux par mois, mais à la condition que Bathilde ne travaillerait pas pour d'autres que pour lui. Or, ces deux dessins, Bathilde pouvait les faire en huit ou dix jours: il lui restait donc par mois quinze jours au moins qu'elle ne se croyait plus le droit de perdre; si bien que, comme elle avait fait autant de progrès dans son éducation de femme de ménage que dans celle de femme du monde, elle avait chargé le matin même Nanette de chercher, sans dire pour qui, parmi les connaissances quelque ouvrage d'aiguille, difficile et par conséquent bien payé, auquel elle pourrait se livrer en l'absence de Buvat, et dont la rétribution viendrait encore ajouter au bien-être de la maison.

Nanette, qui ne savait qu'obéir à sa jeune maîtresse s'était donc mise en quête le jour même, et n'avait pas eu besoin d'aller bien loin pour trouver ce qu'elle cherchait. C'était le temps des dentelles et des accrocs; les grandes dames payaient la guipure cinquante louis l'aune, et couraient ensuite négligemment par les bosquets avec des robes plus transparentes encore que celles que Juvénal appelait de l'air tissu. Il en résultait comme on le comprend bien, force déchirures, qu'il fallait cacher aux regards des mères ou des maris; de sorte qu'à cette époque, il y avait peut-être plus encore à gagner à raccommoder les dentelles qu'à les vendre. Dès son coup d'essai en ce genre, Bathilde fit des miracles; son aiguille semblait être celle d'une fée. Aussi Nanette reçut-elle force compliments sur la Pénélope inconnue qui refaisait ainsi le jour l'ouvrage que l'on défaisait la nuit.

Grâce à cette laborieuse résolution de Bathilde, résolution dont une partie resta ignorée de tout le monde et même de Buvat, l'aisance prête à manquer dans le ménage y rentra par une double source. Buvat, plus tranquille désormais, et voyant bien que, sans que Bathilde se fût positivement prononcée à ce sujet, il lui fallait cependant renoncer à ses promenades du dimanche, qu'il ne trouvait si charmantes que parce qu'il les faisait avec elle, résolut donc de tirer parti de cette fameuse terrasse qui avait été d'un poids si fort dans le choix de son logement. Pendant huit jours, chaque matin et chaque soir, il passa une heure à prendre ses mesures, sans que personne, même Bathilde, eût l'idée de ce qu'il voulait faire. Enfin, il s'arrêta à un jet d'eau, à une grotte et à un berceau.

Il faut avoir vu le bourgeois de Paris aux prises avec une de ces idées fantastiques comme il en était venu une à Buvat le jour où il avait résolu d'avoir un parc sur sa terrasse, pour comprendre tout ce que la patience humaine peut exécuter de choses qui au premier abord paraissent impossibles. Le jet d'eau ne fut presque rien. Comme nous l'avons dit, les gouttières, de huit pieds plus élevées que la terrasse, donnaient toutes facilités pour l'exécution. Le berceau même fut peu de chose: quelques lattes peintes en vert, clouées en losange et tapissées de jasmin et de chèvrefeuille, en firent les frais. Mais ce fut la grotte qui devait être véritablement le chef-d'œuvre de ces nouveaux jardins de Sémiramis.

En effet, le dimanche, dès la pointe du jour, Buvat partait pour le bois de Vincennes; et, arrivé là, il se mettait en quête de ces pierres hétéroclites, aux formes torturées, dont les unes représentent naturellement des têtes de singe, les autres des lapins accroupis, celles-ci des champignons, celles-là des clochers de cathédrale; puis, lorsqu'il en avait réuni un assez grand nombre, il les faisait mettre dans une brouette, et, moyennant une livre tournois, qu'il consacrait hebdomadairement à cette dépense, il les faisait amener au cinquième étage de la rue du Temps-Perdu. Cette première collection dura trois mois à compléter.

Puis Buvat passa des monolithes aux végétaux. Toute racine ayant l'imprudence de sortir de terre, sous la forme d'un serpent ou sous l'apparence d'une tortue, devint la propriété de Buvat, qui, une petite serpe à la main, se promenait les yeux fixés sur le sol, avec autant d'attention qu'un homme qui aurait cherché un trésor, et qui, dès qu'il apercevait une forme ligneuse à sa convenance, se précipitait la face contre terre avec l'acharnement d'un tigre qui fond sur sa proie. À force de frapper, de hacher, de scier, il finissait par l'arracher du sol. Cette recherche obstinée, à laquelle les gardes de Vincennes et de Saint-Cloud essayèrent plus d'une fois de mettre empêchement, mais sans pouvoir y réussir tant Buvat, par sa persévérance, déjouait leur activité, dura trois autres mois, au bout desquels il vit enfin, à sa grande satisfaction, tous ses matériaux réunis.

Alors commença l'œuvre architecturale. La plus grosse comme la plus petite pierre qui devait servir à l'édification de la Babel moderne fut tournée et retournée d'abord sur toutes ses faces, afin qu'elle s'offrît à la vue par son côté le plus avantageux; puis posée, puis assurée, puis cimentée de façon que chaque saillie extérieure présentât la capricieuse imitation d'une tête d'homme, d'un corps d'animal, d'une plante, d'une fleur ou d'un fruit. Bientôt ce fut un amas chimérique des apparences les plus opposées, auxquelles vinrent se joindre en serpentant, en rampant, en grimpant, toutes ces racines aux formes ophidiennes ou batraciennes, que Buvat avait surprises en flagrant délit de ressemblance avec un reptile quelconque. Enfin, la voûte s'arrondit et servit de repaire à une hydre magnifique, la pièce la plus précieuse de la collection, et aux sept têtes de laquelle Buvat eut l'heureuse idée d'ajouter, pour leur donner un air encore plus formidable, des yeux d'émail et des dards de drap écarlate. Il en résulta que lorsque la chose eut atteint toute sa perfection, ce n'était plus qu'avec une certaine hésitation que Buvat approchait de la terrible caverne, et que, dans les premiers temps, pour rien au monde, il ne se serait promené la nuit, tout seul, sur la terrasse.


Chapitre 20

L'œuvre babylonienne de Buvat avait duré douze mois. Pendant ces douze mois, Bathilde avait passé de sa quinzième à sa seizième année, de sorte que la gracieuse jeune fille était devenue une femme charmante. C'était pendant cette période que son voisin Boniface Denis l'avait remarquée, et avait tant fait que sa mère, qui n'avait rien à lui refuser, après avoir été prendre des informations préalables à une bonne source, c'est-à-dire à la rue Pagevin, avait commencé, sous un prétexte de voisinage, par se présenter chez Buvat et chez sa pupille, et avait fini par les inviter tous deux à venir passer chez elle les soirées du dimanche. L'invitation avait été faite de si bonne grâce, qu'il n'y avait pas eu moyen de refuser, quelque répugnance que Bathilde éprouvât à sortir de sa solitude. D'ailleurs Buvat était enchanté qu'une occasion de distraction se présentât pour Bathilde. Puis, au fond, comme il savait que madame Denis avait deux filles, peut-être n'était-il point fâché de jouir, dans cet orgueil paternel dont ne sont point exemptes les meilleures âmes, du triomphe que sa pupille ne pouvait manquer d'obtenir sur mademoiselle Émilie et sur mademoiselle Athénaïs.

Cependant, les choses ne se passèrent point précisément comme le bonhomme les avait d'avance arrangée dans sa tête. Bathilde vit du premier coup d'œil à qui elle avait affaire, et apprécia la médiocrité de ses rivales; de sorte que, lorsqu'on parla dessin, et qu'on lui fit admirer les têtes, d'après la bosse, de ces demoiselles, elle prétendit n'avoir rien à la maison qu'elle pût montrer, tandis que Buvat savait parfaitement qu'il y avait dans ses cartons une tête d'enfant Jésus et une tête de saint Jean, charmantes toutes deux. Ce ne fut pas tout! Lorsqu'on la pria de chanter, après que mesdemoiselles Denis se furent fait entendre, elle prit une simple petite romance en deux couplets qui dura cinq minutes, au lieu du grand air sur lequel avait compté Buvat, et qui devait durer trois quarts d'heure. Cependant, au grand étonnement de Buvat, cette conduite parut augmenter singulièrement l'amitié de madame Denis pour la jeune fille; car madame Denis, qui avait entendu d'avance faire un grand éloge des talents de Bathilde, malgré son orgueil maternel, n'était point sans quelque inquiétude sur le résultat d'une lutte artistique entre les jeunes personnes. Bathilde fut donc comblée de caresses par la bonne femme, qui, lorsqu'elle fut partie, affirma à tout le monde que c'était une personne pleine de talents et de modestie, qu'on n'avait rien dit de trop dans les éloges que l'on avait faits sur son compte. Une mercière retirée ayant même alors voulu élever la voix pour rappeler la position étrange de la pupille vis-à-vis du bonhomme qui lui servait de tuteur, madame Denis imposa silence à cette mauvaise langue, en disant qu'elle connaissait à fond cette histoire et qu'il n'y avait pas le moindre détail qui ne fût à l'honneur de ses deux voisins. C'était un léger mensonge que se permettait madame Denis en se prétendant si bien renseignée, mais sans doute Dieu le lui pardonna en faveur de l'intention.

Quant à Boniface, du moment où il ne pouvait pas jouer au cheval fondu ou faire la roue, il était nul, de toute nullité. Il avait donc été ce soir-là d'une stupidité si supérieure, que Bathilde, n'attachant aucune importance à un pareil être, ne l'avait pas même remarqué.

Mais il n'en avait pas été ainsi de Boniface. Le pauvre garçon, qui n'était qu'amoureux en voyant Bathilde de loin, était devenu fou en la voyant de près. Il résulta de cette recrudescence de sentiment que Boniface ne quitta plus sa fenêtre, ce qui força tout naturellement Bathilde à fermer la sienne; car, on se le rappelle, M. Boniface habitait alors la chambre occupée depuis par le chevalier d'Harmental.

Cette conduite de Bathilde, dans laquelle il était impossible de voir autre chose qu'une suprême modestie, ne pouvait qu'augmenter la passion de son voisin. Aussi fit-il de telles instances auprès de sa mère, que celle-ci remonta de la rue Pagevin à la rue des Orties, et là apprit par les questions qu'elle fit à une vieille portière devenue à peu près aveugle et tout à fait sourde, quelque chose de cette scène mortuaire que nous avons racontée, et dans laquelle Buvat avait joué un si beau rôle. La bonne femme avait oublié les noms des principaux personnages; elle se rappelait seulement que le père était un bel officier qui avait été tué en Espagne, et la mère une charmante jeune femme qui était morte de douleur et de misère. Ce qui l'avait surtout frappée, et ce qui lui laissait des souvenirs si vifs, c'est que cette catastrophe était arrivée l'année même de la mort de son carlin.

De son côté, Boniface s'était mis en quête, et il avait appris par monsieur Joulu, son procureur, lequel était ami de monsieur Ladureau, notaire de Buvat, que, chaque année, depuis dix ans, on plaçait cinq cents francs au nom de Bathilde, lesquels cinq cents francs annuels réunis aux intérêts, formaient un petit capital de sept ou huit mille francs. Sept ou huit mille francs de capital étaient bien peu de chose pour Boniface, qui, de l'aveu de sa mère, pouvait compter sur trois mille livres de rentes; mais enfin ce capital, si chétif qu'il fût, prouvait au moins que si Bathilde était loin d'avoir une fortune, elle n'était pas non plus tout à fait dans la misère.

En conséquence, au bout d'un mois, pendant lequel madame Denis vit que l'amour de Boniface allait toujours croissant, et où l'estime qu'elle avait de son côté pour Bathilde, qui vint encore à deux de ses soirées, ne subit aucune altération, elle se décida à faire la demande en règle. Donc, une après-dînée que Buvat revenait de son bureau à son heure ordinaire, madame Denis l'attendit sur sa porte, et, comme il allait rentrer chez lui, elle lui fit comprendre d'un signe de la main et d'un clignotement de l'œil qu'elle avait quelque chose à lui dire. Buvat comprit parfaitement la provocation, mit galamment le chapeau à la main et suivit madame Denis, qui le conduisit dans la chambre la plus reculée de sa maison, ferma les portes pour n'être surprise par personne, fit asseoir Buvat, et, lorsqu'il fut assis, lui fit majestueusement la demande de la main de Bathilde pour Boniface.

Buvat demeura tout étourdi de la proposition. Il ne lui était jamais venu à l'esprit que Bathilde pût se marier. La vie sans Bathilde lui semblait désormais une chose si impossible pour lui, qu'il changea de couleur à la seule idée d'être abandonné par elle.

Madame Denis était trop bonne observatrice pour ne pas remarquer l'effet étrange que sa demande avait produit sur le système nerveux de Buvat. Elle ne voulut pas même lui laisser ignorer qu'une chose si importante était passée inaperçue; elle lui offrit un flacon de sels à son usage, et qu'elle laissait toujours sur la cheminée, à la vue de tout le monde, pour se donner l'occasion de répéter deux ou trois fois par semaine qu'elle avait les nerfs d'une extrême irritabilité. Buvat, qui avait perdu la tête, au lieu de respirer purement et simplement ces sels à une distance convenable, déboucha le flacon et se le fourra dans le nez. L'effet du tonique fut rapide: Buvat bondit sur ses pieds comme si l'ange d'Habacuc l'avait enlevé par les cheveux; son visage passa d'un blanc fade au cramoisi le plus foncé; il éternua pendant dix minutes à se faire sauter la cervelle; puis enfin, s'étant calmé peu à peu et étant revenu insensiblement à l'état où il se trouvait au moment où la proposition avait été faite, il répondit qu'il comprenait tout ce qu'une pareille proposition avait d'honorable pour sa pupille. Mais que, comme madame Denis le savait sans doute, il n'était que le tuteur de Bathilde, qualité qui lui faisait une obligation de lui transmettre la demande, et en même temps un devoir de la laisser parfaitement libre de l'accepter ou de la refuser. Madame Denis trouva la réplique parfaitement juste, et le reconduisit à la porte de la rue en lui disant qu'en attendant sa réponse elle le priait de la croire sa très humble servante.

Buvat remonta chez lui et trouva Bathilde fort inquiète. Il avait retardé d'une demi-heure sur la pendule, ce qui ne lui était pas arrivé une seule fois depuis dix ans. L'inquiétude de la jeune fille redoubla quand elle vit l'air triste et préoccupé de Buvat. Aussi voulut-elle connaître tout d'abord ce qui causait la mine allongée de son bon ami. Buvat, qui n'avait pas préparé son discours, essaya de reculer l'explication jusqu'après le dîner, mais Bathilde déclara qu'elle ne se mettrait point à table qu'elle ne sût ce qui était arrivé. Force fut donc à Buvat de transmettre, séance tenante, à sa pupille, et sans préparation aucune, la proposition de madame Denis.

Bathilde rougit d'abord comme fait toute jeune fille à qui l'on parle de mariage; puis, prenant dans les siennes les deux mains de Buvat, qui s'était assis de peur que les jambes lui manquassent et le regardant en face avec ce doux sourire qui était le soleil du pauvre écrivain:

—Ainsi donc, lui dit-elle, petit père, vous avez assez de votre pauvre fille, et vous voulez vous en débarrasser?

—Moi! dit Buvat, moi! avoir envie de me débarrasser de toi! Mais c'est moi qui mourrai le jour où tu me quitterais!

—Eh bien! alors, petit père, répondit Bathilde, pourquoi venez-vous me parler de mariage?

—Mais, dit Buvat, parce que... parce que... il faudra bien un jour que tu t'établisses, et que tu ne trouveras peut-être pas plus tard un aussi bon parti, quoique, Dieu merci! ma petite Bathilde mérite un peu mieux qu'un monsieur Boniface.

—Non, petit père, reprit Bathilde, non, je ne mérite pas mieux que monsieur Boniface; mais....

—Eh bien! mais?

—Mais... je ne me marierai jamais.

—Comment! dit Buvat, tu ne te marieras jamais!

—Pourquoi me marier? demanda Bathilde. Est-ce que nous ne sommes pas heureux comme nous sommes?

—Si fait, nous sommes heureux! Sabre de bois! s'écria Buvat, je le crois bien que nous le sommes!

Sabre de bois était un honnête juron dont se servait Buvat dans les grandes occasions, et qui indiquait les inclinations pacifiques du bonhomme.

—Eh bien! continua Bathilde avec son sourire d'ange, si nous sommes heureux, restons comme nous sommes. Vous le savez, petit père, il ne faut pas tenter Dieu.

—Tiens, dit Buvat, embrasse-moi, mon enfant! Ah! c'est comme si tu venais de m'enlever Montmartre de dessus l'estomac!

—Vous ne désirez donc pas ce mariage? demanda Bathilde en posant ses lèvres sur le front du bonhomme.

—Moi! désirer ce mariage! dit Buvat; moi! désirer te voir la femme de ce petit gueux de Boniface! de ce satané chenapan que j'avais pris en grippe, je ne savais pas pourquoi! Je le sais maintenant!

—Si vous ne désirez pas ce mariage, pourquoi m'en parlez-vous?

—Parce que tu sais bien que je ne suis pas ton père, dit Buvat; parce que tu sais bien que je n'ai aucun droit sur toi; parce que tu sais bien que tu es libre.

—Vraiment, je suis libre! dit en riant Bathilde.

—Libre comme l'air.

—Eh bien! si je suis libre, je refuse.

—Diable! tu refuses, dit Buvat; j'en suis bien content, c'est vrai; mais comment vais-je dire cela à madame Denis?

—Comment? Dites-lui que je suis trop jeune, dites-lui que je ne veux pas me marier, dites-lui que je veux rester éternellement avec vous.

—Allons dîner, dit Buvat; il me viendra peut-être une bonne idée en mangeant la soupe. C'est drôle, l'appétit m'est revenu tout à coup. Tout à l'heure, j'avais l'estomac si serré que j'aurais cru qu'il me serait impossible d'avaler une goutte d'eau. Maintenant, je boirais la Seine.

Buvat mangea comme un ogre et but comme un Suisse; mais malgré cette infraction à ses habitudes hygiéniques, aucune bonne idée ne lui vint; de sorte qu'il fut obligé de dire tout bonnement à madame Denis que Bathilde était très honorée de sa recherche, mais qu'elle ne voulait pas se marier.

Cette réponse inattendue cassa bras et jambes à madame Denis; elle n'avait jamais cru qu'une pauvre petite orpheline comme Bathilde pût refuser un parti aussi brillant que son fils; elle reçut en conséquence très sèchement le refus de Buvat, et elle répondit que chacun était libre de sa personne, et que si mademoiselle Bathilde voulait rester pour coiffer sainte Catherine, elle en était parfaitement la maîtresse.

Mais quand elle réfléchit à ce refus, que dans son orgueil maternel elle ne pouvait comprendre, les anciennes calomnies qu'elle avait entendu faire autrefois sur la jeune fille et sur son tuteur lui revinrent à l'esprit, et comme elle était alors dans une disposition parfaite pour y croire, elle ne fit plus aucun doute qu'elles ne fussent des vérités avérées. Aussi, lorsqu'elle transmit à Boniface la réponse de sa belle voisine, ajouta-t-elle pour le consoler de cet échec matrimonial, qu'il était bien heureux que les négociations eussent tourné ainsi, attendu qu'elle avait appris des choses qui, en supposant que Bathilde eût accepté, ne lui eussent pas permis à elle, de laisser se conclure un pareil mariage.

Il y a plus: madame Denis pensa qu'il n'était point de sa dignité que son fils, après un refus si humiliant, conservât la chambre qu'il habitait en face de Bathilde; elle lui en fit préparer, sur le jardin une beaucoup plus grande et beaucoup plus belle, et elle mit immédiatement en location celle que venait de quitter M. Boniface.

Huit jours après, comme M. Boniface, pour se venger de Bathilde, agaçait Mirza, qui se tenait sur sa porte, n'ayant pas jugé qu'il fit assez beau pour risquer ses pattes blanches dehors, Mirza, à qui l'habitude d'être gâtée avait fait un caractère fort irritable, s'était élancée sur M. Boniface et l'avait cruellement mordu au mollet.

C'est ce qui fait que le pauvre garçon, qui avait le cœur encore assez malade et la jambe assez mal guérie, avait si amicalement conseillé à d'Harmental de prendre garde à la coquetterie de Bathilde et de jeter une boulette à Mirza.


Chapitre 21

La chambre de monsieur Boniface resta vacante pendant trois ou quatre mois, puis un jour Bathilde, qui s'était habituée à en voir la fenêtre fermée, en levant les yeux, trouva la fenêtre ouverte; à cette fenêtre elle vit une figure inconnue. C'était celle de d'Harmental.

On voyait peu de figures comme celle du chevalier rue du Temps-Perdu. Aussi Bathilde, admirablement placée derrière ses rideaux pour voir sans être vue, y fit-elle attention malgré elle. En effet il y avait dans les traits de notre héros une distinction et une finesse qui ne pouvaient échapper à l'œil d'une femme aussi distinguée que l'était elle-même Bathilde; ensuite les habits du chevalier, tout simples qu'ils étaient, trahissaient dans celui qui les portait une élégance parfaite; enfin il avait donné quelques ordres, et ces ordres, prononcés assez haut pour que Bathilde les entendit, avaient été donnés avec cette inflexion de voix dominatrice qui indique dans celui qui la possède une habitude naturelle du commandement.

Quelque chose avait donc dit du premier coup à la jeune fille qu'elle avait sous les yeux un homme fort supérieur sous tous les rapports à celui auquel il succédait dans la possession de la petite chambre, et avec cet instinct si naturel aux gens comme il faut, elle l'avait reconnu tout d'abord pour être de race. Le même jour, le chevalier avait essayé son clavecin. Aux premiers sons de l'instrument, Bathilde avait levé la tête: le chevalier, quoiqu'il ignorât qu'il fût écouté, et peut-être même parce qu'il l'ignorait, s'était laissé aller à des préludes et à des fantaisies qui sentaient leur amateur de première force; aussi, à ces sons qui semblaient éveiller toutes les cordes musicales de sa propre organisation Bathilde s'était levée et s'était approchée de la fenêtre pour ne pas perdre une note, car c'était une chose inouïe rue du Temps-Perdu qu'une pareille distraction. C'était alors que d'Harmental avait aperçu contre les vitres les charmants petits doigts de sa voisine, et les avait fait disparaître en se retournant avec tant de précipitation qu'il n'y avait pas eu de doute pour Bathilde qu'elle n'eût été vue à son tour.

Le lendemain, ce fut Bathilde qui pensa qu'il y avait bien longtemps qu'elle n'avait fait de la musique, et qui se mit à son clavecin; elle commença en tremblant très fort, quoiqu'elle ignorât parfaitement ce qui pouvait la faire trembler. Mais comme, après tout, elle était excellente musicienne, le tremblement se passa bientôt et ce fut alors qu'elle exécuta si brillamment ce morceau d'Armide qui fut écouté avec tant d'étonnement par le chevalier et l'abbé Brigaud.

Nous avons dit comment, le lendemain matin, le chevalier avait aperçu Buvat, et comment cette connaissance l'avait conduit à apprendre le nom de Bathilde appelée par son tuteur sur la terrasse pour y jouir de la vue du jet d'eau en pleine activité. L'apparition de la jeune fille avait fait, on s'en souvient, sur le chevalier une impression d'autant plus profonde qu'il était loin de s'attendre, vu le quartier et l'étage, à une semblable vue, et il était encore sous le charme lorsque l'entrée du capitaine Roquefinette, auquel il avait donné rendez-vous, était venue imprimer une nouvelle direction à ses pensées, qui du reste étaient bientôt revenues à Bathilde.

Le lendemain, c'était Bathilde qui, profitant d'un premier rayon de soleil du printemps, était à son tour à la fenêtre. À son tour, elle avait vu les yeux du chevalier fixés ardemment sur elle. Elle avait retrouvé cette figure pleine de jeunesse, à laquelle la pensée du projet qu'il avait entrepris donnait une certaine gravité triste; or, tristesse et jeunesse vont si mal ensemble, que cette anomalie l'avait frappée: ce beau jeune homme avait donc un chagrin, puisqu'il était triste. Quel chagrin pouvait-il avoir? On le voit, dès le second jour où elle l'avait aperçu, Bathilde avait été conduite tout naturellement à s'occuper du chevalier.

Cela n'avait point empêché Bathilde de fermer sa fenêtre; mais, de derrière le rideau, elle avait vu la figure triste de d'Harmental se rembrunir encore. Alors elle avait compris instinctivement qu'elle venait de faire de la peine à ce beau jeune homme, et, sans savoir pourquoi, elle s'était mise à son clavecin: n'est-ce point qu'elle se doutait que la musique était la plus habile consolatrice des peines du cœur?

Le soir, d'Harmental à son tour s'était mis à son clavecin, et c'était Bathilde alors qui avait écouté avec toute son âme cette voix mélodieuse qui parlait d'amour au milieu de la nuit. Malheureusement pour le chevalier, qui, ayant vu se dessiner l'ombre de la jeune fille derrière ses rideaux, commençait à se douter qu'il renvoyait de l'autre côté de la rue les impressions éprouvées, il avait été interrompu au plus beau de son concert par son voisin du troisième. Mais cependant le plus fort était fait; il y avait un point de contact entre les deux jeunes gens, et déjà ils se parlaient cette langue du cœur, la plus dangereuse de toutes.

Aussi, le lendemain matin, Bathilde, qui avait rêvé toute la nuit à la musique et quelques peu au musicien, sentant qu'il se passait quelque chose d'étrange et d'inconnu en elle, si attirée qu'elle fût vers sa fenêtre, avait-elle tenu cette fenêtre scrupuleusement fermée. Il en était résulté chez le chevalier ce mouvement d'humeur sous l'impression duquel il était descendu chez madame Denis.

Là, il avait appris une grande nouvelle: c'est que Bathilde n'était ni la fille, ni la femme, ni la nièce de Buvat.

Aussi était-il remonté tout joyeux, et, trouvant la fenêtre ouverte, s'était-il mis, malgré les avis charitables de Boniface, en communication immédiate avec Mirza, par le moyen corrupteur des morceaux de sucre. La rentrée inattendue de Bathilde avait interrompu cet exercice; le chevalier, dans son égoïste délicatesse, avait refermé sa fenêtre; mais avant que la fenêtre fût refermée, un salut avait été échangé entre les deux jeunes gens. C'était plus que Bathilde n'avait encore accordé à aucun homme, non pas qu'elle n'eut salué de temps en temps quelque connaissance de Buvat, mais c'était la première fois qu'elle rougissait en saluant.

Le lendemain, Bathilde avait vu le chevalier ouvrir sa fenêtre, et, sans qu'elle pût se rendre compte de son action, clouer un ruban ponceau au mur extérieur. Ce qu'elle avait remarqué surtout, c'était l'animation extraordinaire répandue sur la figure du chevalier. En effet comme on se le rappelle, le ruban ponceau était un signal, et, en arborant ce signal, le chevalier faisait peut-être le premier pas vers l'échafaud. Une demi-heure après avait paru, derrière le chevalier, un personnage inconnu à Bathilde, mais dont l'apparition n'avait rien de rassurant: c'était le capitaine Roquefinette; aussi Bathilde avait-elle remarqué avec une certaine inquiétude qu'aussitôt que l'homme à la longue épée était entré, le chevalier avait vivement refermé sa croisée.

Le chevalier, comme on s'en doute bien, avait eu une longue conférence avec le capitaine, car il lui avait fallu régler tous les préparatifs de l'expédition du soir. La fenêtre du chevalier était donc restée si longtemps fermée que Bathilde, le croyant sorti, avait pensé pouvoir, sans inconvénient, ouvrir la sienne.

Mais à peine était-elle ouverte, que celle de son voisin, qui avait semblé n'attendre que ce moment pour se mettre en contact avec elle, s'ouvrit à son tour. Heureusement pour Bathilde, qui eût été fort embarrassée de cette coïncidence, elle était alors dans la partie de l'appartement où ne pouvaient plonger les regards du chevalier. Elle résolut donc d'y rester tant que les choses demeureraient dans ce même état, et s'établit près de la seconde croisée qui était fermée.

Mais Mirza, qui n'avait point les mêmes scrupules que sa maîtresse, aperçut à peine le chevalier qu'elle courut à la fenêtre et y appuya ses deux pattes de devant en sautant joyeusement sur ses pattes de derrière. Ces agaceries furent récompensées, comme on s'y attend bien, d'un premier, d'un second et d'un troisième morceau de sucre; mais ce troisième morceau de sucre, au grand étonnement de Bathilde, était enveloppé d'un morceau de papier.

Ce morceau de papier inquiéta plus Bathilde que Mirza, car Mirza, que les diablotins et les carrés de sucre de pomme avaient mise au courant de cette plaisanterie, eut bientôt, à l'aide de ses pattes, tiré le morceau de sucre de son enveloppe, et, comme elle faisait beaucoup de cas du contenu et fort peu du contenant, elle mangea le sucre, laissa le papier et courut à la fenêtre, mais il n'y avait plus de chevalier: satisfait sans doute de l'adresse de Mirza, il s'était renfermé chez lui.

Bathilde était fort embarrassée; elle avait vu du premier coup d'œil que ce papier renfermait trois ou quatre lignes d'écriture. Or, évidemment, de quelque amitié subite que son voisin se fût senti pris pour Mirza, ce n'était point à Mirza qu'il écrivait: la lettre était donc pour Bathilde.

Mais que faire de cette lettre? se lever et la déchirer, c'était certainement bien noble et bien digne; mais si aussi, comme à la rigueur la chose était possible, ce papier, qui avait servi d'enveloppe, était écrit depuis longtemps, l'acte de sévérité en question devenait bien ridicule; il indiquait, en outre, qu'on avait pensé que ce pouvait être une lettre et si ce n'en était pas une, une pareille pensée était bien étrange. Bathilde résolut donc de laisser les choses dans l'état où elles étaient. Le chevalier ne devait pas la croire chez elle puisqu'elle n'avait point paru; il ne pouvait donc tirer aucune conséquence de ce que la lettre restait intacte, puisque la lettre restait à terre: elle continua donc de travailler, ou plutôt de réfléchir, cachée derrière son rideau, comme probablement le chevalier était caché derrière le sien.

Au bout d'une heure d'attente, à peu près, pendant laquelle Bathilde, il faut l'avouer, passa bien trois quarts d'heure les yeux fixés sur la lettre, Nanette entra; Bathilde, sans changer de place, lui ordonna de fermer la fenêtre.

Nanette obéit, mais en revenant elle vit le papier.

—Qu'est-ce que c'est que cela? demanda la bonne femme en se baissant pour le ramasser.

—Rien, répondit vivement Bathilde, oubliant que Nanette ne savait pas lire, quelque papier qui sera tombé de ma poche.... Puis, après une pause d'un instant et un effort visible sur elle-même,—et qu'il faut jeter au feu, ajouta-t elle.

—Mais, cependant, si c'était un papier important, dit Nanette. Voyez au moins ce que c'est, notre demoiselle.

Et Nanette présenta à Bathilde le papier tout ouvert, et du côté de l'écriture.

La tentation était trop forte pour y résister. Bathilde jeta les yeux sur le papier, en affectant autant qu'il était en son pouvoir un air d'indifférence, et lut ce qui suit:

«On vous dit orpheline: je suis sans parents; nous sommes donc frère et sœur devant Dieu. Ce soir je cours un grand danger, mais j'espérerais en sortir sain et sauf, si ma sœur Bathilde voulait prier pour son frère Raoul.»

—Tu avais raison, dit Bathilde, d'une voix émue et en prenant le papier des mains de Nanette, ce papier est plus important que je ne croyais, et elle mit la lettre de d'Harmental dans la poche de son tablier.

Cinq minutes après, Nanette, qui était entrée comme elle entrait vingt fois par jour, sans motif, sortit de même qu'elle était entrée, et laissa Bathilde seule.

Bathilde n'avait jeté qu'un coup d'œil sur le papier, et il lui était resté comme un éblouissement. Aussitôt que Nanette eut refermé la porte, elle le rouvrit et le lut une seconde fois.

Il était impossible de dire plus de choses en moins de lignes; d'Harmental eût mis un jour entier à combiner chaque mot de ce billet, qu'il avait écrit d'inspiration, qu'il n'aurait pu le rédiger avec plus d'adresse. En effet il établissait tout d'abord une parité de position qui devait rassurer l'orpheline sur une supériorité sociale quelconque; il intéressait Bathilde au sort de son voisin, qu'un danger menaçait, danger qui devait paraître d'autant plus grand à la jeune fille qu'il lui demeurait inconnu. Enfin, le mot de frère et sœur, si adroitement glissé à la fin, et pour demander à cette sœur une simple prière pour son frère, excluait de ces premières relations toute idée d'amour.

Aussi, si Bathilde se fût trouvée en face de d'Harmental en ce moment même, au lieu d'être embarrassée et rougissante comme une jeune fille qui vient de recevoir son premier billet d'amour, elle lui eût tendu la main, et lui eût dit en souriant:—Soyez tranquille, je prierai pour vous.

Mais ce qui était resté dans l'esprit de Bathilde, bien autrement dangereux que toutes les déclarations du monde, c'était l'idée de ce péril que courait son voisin. Par une espèce de pressentiment dont elle avait été frappée en lui voyant, d'un visage si différent de sa physionomie ordinaire, clouer à sa fenêtre ce ruban ponceau qu'il avait enlevé aussitôt l'entrée du capitaine, elle était à peu près sûre que ce danger se rattachait à ce nouveau personnage, qu'elle n'avait point aperçu encore. Mais de quelle façon ce danger se rattachait-il à lui? de quelle nature était ce danger par lui-même? C'est ce qu'il lui était impossible de comprendre. Son idée s'arrêtait bien à un duel; mais pour un homme tel que paraissait le chevalier, un duel ne devait pas être un de ces dangers pour lesquels on réclame la prière d'une femme. D'ailleurs, l'heure indiquée n'était point de celles où les duels ont lieu d'habitude. Bathilde se perdait donc dans ses suppositions; mais, tout en s'y perdant, elle pensait au chevalier, toujours au chevalier, rien qu'au chevalier; et s'il avait calculé là-dessus, il faut le dire, son calcul était d'une justesse désespérante pour la pauvre Bathilde.

La journée se passa sans que Bathilde vît reparaître Raoul; soit manœuvre stratégique, soit qu'il fût occupé ailleurs, sa fenêtre resta obstinément fermée. Aussi, lorsque Buvat rentra, selon son habitude, à quatre heures dix minutes, trouva-t-il la jeune fille si fort préoccupée que, quoique sa perspicacité ne fût pas grande en pareille matière, il lui demanda trois ou quatre fois ce qu'elle pouvait avoir. Chaque fois Bathilde répondit par un de ces sourires qui faisaient que Buvat, quand elle souriait ainsi, ne pensait plus à rien qu'à la regarder; il en résulta que, malgré ces interpellations réitérées, Bathilde garda sa préoccupation et son secret.

Après le dîner, le laquais de monsieur de Chaulieu entra: il venait prier Buvat de passer le soir même chez son maître, qui avait force poésies à lui donner à copier; l'abbé de Chaulieu était une des meilleures pratiques de Buvat, chez lequel il venait souvent lui-même, car il avait pris en grande affection Bathilde; le pauvre abbé devenait aveugle, mais cependant pas au point de ne pouvoir reconnaître et apprécier une jolie figure: il est vrai qu'il ne la voyait qu'à travers un nuage. Aussi l'abbé Chaulieu avait-il dit à Bathilde dans sa galanterie sexagénaire, que la seule chose qui le consolât, c'est que c'était ainsi qu'on voyait les anges.

Buvat n'eut garde de manquer au rendez-vous, et Bathilde remercia au fond du cœur le bon abbé de ce qu'il lui ménageait ainsi, à elle, une soirée de solitude; elle savait que lorsque Buvat allait chez monsieur de Chaulieu, il y faisait ordinairement d'assez longues séances; elle espéra donc que, comme d'habitude, il y resterait tard. Pauvre Buvat! il sortit sans se douter que, pour la première fois, on désirait son absence.

Buvat était flâneur comme tout bourgeois de Paris doit l'être. D'un bout à l'autre du Palais-Royal, il guigna le long des boutiques, s'arrêtant pour la millième fois devant les mêmes objets qui avaient l'habitude d'éveiller son admiration. En sortant de la galerie, il entendit chanter et il vit un groupe d'hommes et de femmes; il s'y mêla et écouta les chansons. Au moment de la quête, il s'éloigna, non point qu'il eût mauvais cœur, non point qu'il eût l'intention de refuser à l'estimable instrumentiste la rétribution à laquelle il avait droit; mais par une vieille habitude, dont l'usage lui avait démontré l'excellence, il sortait toujours sans argent, de sorte que, par quelque chose qu'il fût tenté, il était sûr de ne pas succomber à la tentation. Or, ce soir-là, il était fort tenté de mettre un sou dans la sébile du musicien, mais comme il n'avait pas ce sou dans sa poche, force lui fut de s'éloigner.

Il s'achemina donc, comme nous l'avons vu, vers la barrière des Sergents, enfila la rue du Coq, traversa le pont Neuf et redescendit le quai Conti jusqu'à la rue Mazarine; c'était rue Mazarine qu'habitait l'abbé de Chaulieu.

L'abbé de Chaulieu reçut Buvat, dont il avait, depuis deux ans qu'il le connaissait, apprécié les excellentes qualités, comme il avait l'habitude de le recevoir, c'est-à-dire qu'après force instances de sa part et force difficultés de la part de Buvat, il parvint à le faire asseoir près de lui devant une table chargée de papiers; il est vrai que Buvat s'assit tellement sur le bord de sa chaise, et établit l'angle de ses jarrets dans une disposition si parfaitement géométrique, qu'il était difficile de reconnaître d'abord s'il était debout ou assis; cependant peu à peu il s'enfonça sur sa chaise, il mit sa canne entre ses jambes, posa son chapeau à terre et se trouva enfin assis à peu près comme tout le monde.

C'est qu'il ne s'agissait pas ce soir-là de faire une petite séance: il y avait sur la table trente ou quarante pièces de vers différentes, c'est-à-dire près d'un demi-volume de poésies à classer. L'abbé de Chaulieu commença par les appeler les unes après les autres et dans leur ordre, tandis qu'à mesure qu'il les appelait, Buvat leur imposait des numéros; puis, ce premier travail fini, comme le bon abbé ne pouvait plus écrire lui-même, et que c'était son petit laquais qui lui servait de secrétaire et qui écrivait sous sa dictée, il passa avec Buvat à un autre genre de travail, c'est-à-dire à la correction métrique et orthographique de chaque pièce, que Buvat rétablissait dans toute son intégrité, à mesure que l'abbé la lui récitait par cœur. Or, comme l'abbé de Chaulieu ne s'ennuyait pas, et que Buvat n'avait pas le droit de s'ennuyer, il en résulta que la pendule sonna tout à coup onze heures quand tous les deux pensaient qu'il en était à peine neuf.

On en était justement à la dernière pièce. Buvat se leva tout effrayé d'être forcé de rentrer chez lui à une pareille heure: c'était la première fois qu'une semblable chose lui arrivait; il roula le manuscrit, l'attacha avec un ruban rose qui avait probablement servi de ceinture à mademoiselle Delaunay, le mit dans sa poche, prit sa canne, ramassa son chapeau, et quitta l'abbé de Chaulieu, abrégeant autant qu'il pouvait le congé qu'il prenait de lui. Pour comble de malheur, il n'y avait pas le moindre clair de lune, et le temps était couvert. Buvat regretta fort alors de n'avoir pas au moins deux sous dans sa poche pour traverser le bac qui se trouvait à cette époque où se trouve maintenant le pont des Arts; mais nous avons à cet égard expliqué à nos lecteurs la théorie de Buvat, de sorte qu'il fut forcé de tourner comme il l'avait fait en venant, par le quai Conti, le pont Neuf, la rue du Coq et la rue Saint-Honoré.

Tout avait bien été jusque-là, et à part la statue de Henri IV, dont Buvat avait oublié l'existence ou la situation, et qui lui fit une grande peur, la Samaritaine, qui, cinquante pas plus loin, se mit tout à coup, sans préparation aucune, à sonner la demie, et dont le bruit inattendu fit frissonner des pieds à la tête le pauvre attardé, Buvat n'avait couru aucun péril réel. Mais en arrivant à la rue des Bons-Enfants, tout changea de face: d'abord l'aspect de cette étroite et longue rue, éclairée dans toute son étendue par la lumière tremblante de deux lanternes seulement, n'était point rassurant; puis elle avait pris ce soir-là, aux yeux effrayés de Buvat, une physionomie toute particulière. Buvat ne savait vraiment s'il était éveillé ou endormi, s'il faisait un songe ou s'il se trouvait en face de quelque vision fantastique de la sorcellerie flamande: tout lui semblait vivant dans cette rue; les bornes se dressaient sur son passage, tous les enfoncements de porte chuchotaient, des hommes traversaient comme des ombres d'un côté à l'autre; enfin, arrivé à la hauteur du n° 24, il s'était, comme nous l'avons dit, arrêté tout court en face du chevalier et du capitaine. C'est alors que d'Harmental, le reconnaissant, l'avait protégé contre le premier mouvement de Roquefinette, en l'invitant à continuer son chemin aussi vite que possible. Buvat ne s'était point fait répéter l'invitation, il était parti en trottant sous lui, avait gagné la place des Victoires, la rue du Mail, la rue Montmartre, et enfin était arrivé à la maison n° 4 de la rue du Temps-Perdu, où cependant il ne s'était cru en sûreté que lorsqu'il avait vu la porte refermée et verrouillée derrière lui.

Là il s'était arrêté, avait soufflé un instant, tout en allumant à la veilleuse de l'allée sa bougie tortillée en queue de rat, puis il s'était mis à monter les degrés; mais c'est alors qu'il avait senti dans ses jambes le contrecoup de l'événement, car ses jambes tremblaient tellement que ce ne fut qu'à grande peine qu'il parvint en haut de l'escalier.

Quant à Bathilde, elle était restée seule, et de plus en plus inquiète à mesure que la soirée s'avançait. Jusqu'à sept heures, elle avait vu de la lumière dans la chambre de son voisin, mais vers ce moment la lumière avait disparu, et les heures suivantes s'étaient écoulées sans que la chambre s'éclairât de nouveau. Alors le temps s'était divisé pour Bathilde en deux occupations: l'une qui consistait à rester debout à sa fenêtre pour voir si son voisin ne rentrait pas, l'autre à aller s'agenouiller devant le crucifix où elle faisait sa prière de tous les soirs. C'est ainsi qu'elle avait entendu successivement sonner neuf heures et dix heures, onze heures et onze heures et demie; c'est ainsi qu'elle avait entendu s'éteindre les uns après les autres tous ces bruits de la rue, qui finissent par se fondre dans cette rumeur vague et sourde qui semble la respiration de la ville endormie, et cela, sans que rien vînt lui annoncer que le danger qui menaçait celui qui s'était donné le nom de son frère l'avait atteint ou s'était dissipé. Elle était donc dans sa chambre, sans lumière elle-même, pour que personne ne pût voir qu'elle veillait, agenouillée pour la dixième fois peut-être devant le crucifix, lorsque sa porte s'ouvrit et qu'elle aperçut à la lueur de sa bougie, Buvat, si pâle et si effaré, qu'elle vit d'abord qu'il lui était arrivé quelque chose, et que se levant toute émue de la crainte qu'elle éprouvait pour un autre, elle s'élança vers lui en lui demandant ce qu'il avait. Mais ce n'était pas une chose facile que de faire parler Buvat dans l'état où il était: l'ébranlement avait passé de son corps dans son esprit: et sa langue était aussi embarrassée que ses jambes étaient tremblantes.

Cependant, lorsque Buvat se fut assis dans son grand fauteuil, lorsqu'il eut passé son mouchoir sur son front en sueur, lorsqu'il se fut, en tressaillant et en se levant à demi, retourné deux ou trois fois vers la porte, pour voir si les terribles hôtes de la rue des Bons-Enfants ne le poursuivaient pas jusque chez sa pupille, il commença à bégayer le récit de son aventure et à raconter comment il avait été arrêté dans la rue des Bons-Enfants par une bande de voleurs, dont le lieutenant, homme féroce et de près de six pieds de haut, allait le mettre à mort, lorsque le capitaine était arrivé et lui avait sauvé la vie. Bathilde l'écouta avec une attention profonde, d'abord parce qu'elle aimait sincèrement son tuteur, et que l'état où elle le voyait attestait que sérieusement, à tort ou à raison, il avait été frappé d'une grande terreur. Ensuite parce que rien de ce qui s'était passé dans cette nuit ne semblait lui devoir être indifférent. Si étrange que fût cette idée, la pensée lui vint donc que le beau jeune homme n'était point étranger à la scène dans laquelle le pauvre Buvat venait de jouer un rôle, et elle lui demanda s'il avait eu le temps de voir le jeune capitaine qui était accouru à son aide et lui avait sauvé la vie. Buvat lui répondit qu'il l'avait vu face à face, comme il la voyait elle-même en ce moment, et que la preuve était que c'était un beau jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans, coiffé d'un grand feutre et enveloppé d'un large manteau; de plus, dans le mouvement qu'il avait fait en étendant la main pour le protéger, le manteau s'était ouvert et avait laissé voir, qu'outre son épée, il avait à la ceinture une paire de pistolets.

Ces détails étaient trop précis pour que Buvat pût être accusé d'être visionnaire. Aussi, toute préoccupée que Bathilde était que le danger du chevalier se rattachait à cet événement, elle n'en fut pas moins touchée de celui moins grand sans doute, mais réel cependant, qu'avait couru Buvat, et comme le repos est le remède souverain de toute secousse physique et morale, après avoir offert à Buvat le verre de vin au sucre qu'il se permettait dans les grandes occasions, et qu'il refusa cependant dans celle-ci, elle lui parla de son lit où, depuis deux heures, il aurait dû être. La secousse avait été assez violente pour que Buvat n'éprouvât aucune envie de dormir, et fût même bien convaincu qu'il dormirait assez mal de toute la nuit. Mais il réfléchit qu'en veillant il faisait veiller Bathilde; il la vit, le lendemain, les yeux rouges et le teint pâle, et avec son abnégation éternelle de lui, il répondit à Bathilde qu'elle avait raison, qu'il sentait que le sommeil lui ferait du bien, alluma son bougeoir, l'embrassa au front et remonta dans sa chambre, non sans s'être arrêté deux ou trois fois sur l'escalier pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit.

Restée seule, Bathilde suivit les pas de Buvat, qui passait de l'escalier dans sa chambre; puis elle entendit le grincement de la porte, qui se fermait à double tour. Alors, presque aussi tremblante que le pauvre écrivain, elle courut à la fenêtre, oubliant, dans son attente anxieuse, toute chose, même la prière.

Elle demeura ainsi encore une heure à peu près, mais sans que le temps eût conservé pour elle aucune mesure; puis tout à coup elle poussa un cri de joie. À travers les vitres que n'obstruait aucun rideau, elle venait de voir s'ouvrir la porte de son voisin, et d'Harmental paraissait sur le seuil, une bougie à la main. Par un miracle de divination, Bathilde ne s'était pas trompée, l'homme au feutre et au manteau qui avait protégé Buvat, c'était bien le jeune homme inconnu, car le jeune homme inconnu avait un large feutre et un grand manteau. Bien plus, à peine fut-il rentré et eut-il refermé sa porte, avec presque autant de soin et de précaution que Buvat avait fait de la sienne, qu'il jeta son manteau sur une chaise; sous ce manteau, il avait un justaucorps de couleur sombre, et à sa ceinture une épée et des pistolets; il n'y avait donc plus de doute, c'était des pieds à la tête le signalement donné par Buvat. Bathilde put d'autant mieux s'en assurer que d'Harmental, sans rien déposer de tout ce formidable attirail, fit deux ou trois tours dans sa chambre, les bras croisés et réfléchissant profondément; puis il tira ses pistolets de sa ceinture, s'assura qu'ils étaient amorcés et les déposa sur sa table de nuit, dégrafa son épée, la fit sortir à moitié du fourreau où il la repoussa, et la glissa sous son chevet; puis, secouant la tête comme pour en chasser les idées sombres qui l'obsédaient, il s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit et jeta un regard si profond sur celle de la jeune fille, que celle-ci oubliant qu'elle ne pouvait être vue, fit un pas en arrière en laissant retomber le rideau devant elle, comme si l'obscurité dont elle était enveloppée ne suffisait pas pour la dérober à sa vue.

Elle resta ainsi dix minutes immobile, en silence et la main appuyée sur son cœur, comme pour en comprimer les battements; puis elle écarta doucement le rideau, mais celui de son voisin était retombé, et elle ne vit plus que son ombre qui passait et repassait avec agitation derrière lui.


Chapitre 22

Le lendemain du jour ou plutôt de la nuit où les événements que nous venons de raconter avaient eu lieu, le duc d'Orléans, qui était rentré au Palais-Royal sans accident, après avoir dormi toute la nuit comme à son ordinaire, passa dans son cabinet de travail à l'heure habituelle, c'est-à-dire vers les onze heures du matin. Grâce au caractère insoucieux dont la nature l'avait doué, et qu'il devait surtout à son grand courage, à son mépris pour le danger et à son insouciance de la mort non seulement il était impossible de remarquer aucun changement dans sa physionomie ordinairement calme et que l'ennui seul avait le privilège d'assombrir, mais encore, selon toute probabilité, il avait déjà, grâce au sommeil, oublié l'événement singulier dont il avait failli être victime.

Le cabinet dans lequel il venait d'entrer avait cela de remarquable que c'était à la fois celui d'un homme politique, d'un savant et d'un artiste. Ainsi, une grande table, couverte d'un tapis vert, chargée de papiers et enrichie d'encriers et de plumes, tenait bien le milieu de l'appartement, mais autour, sur des pupitres, sur des chevalets, sur des supports, étaient un opéra commencé, un dessin à moitié fait, une cornue aux trois quarts pleine. C'est que le régent, avec une mobilité d'esprit étrange, passait en un instant des combinaisons les plus profondes de la politique aux fantaisies les plus capricieuses du dessin, et des calculs les plus abstraits de la chimie aux inspirations les plus joyeuses ou les plus sombres de la musique; c'est que le régent ne craignait rien tant que l'ennui, cet ennemi qu'il combattait sans cesse, sans jamais parvenir à le vaincre entièrement, et qui, repoussé ou par le travail, ou par l'étude, ou par le plaisir, se tenait toujours en vue, si l'on peut le dire comme un de ces nuages de l'horizon sur lesquels, dans les plus beaux jours, le pilote ramène malgré lui les yeux. Aussi le régent n'était-il jamais une heure inoccupée, et tenait-il par conséquent à avoir toujours sous la main les distractions les plus opposées.

À peine entré dans son cabinet, où le conseil ne devait s'assembler que deux heures après, il s'était aussitôt acheminé vers un dessin commencé, qui représentait une scène de Daphnis et Chloé dont il faisait faire les gravures par un des artistes les plus habiles de l'époque nommé Audran, et s'était remis à l'ouvrage interrompu la surveille par la fameuse partie de paume qui avait commencé par un coup de raquette et qui avait fini par le souper chez madame de Sabran. Mais à peine avait-il pris le crayon, qu'on vint lui dire que madame Élisabeth-Charlotte, sa mère, avait déjà fait demander deux fois s'il était visible. Le régent, qui avait le plus grand respect pour la princesse palatine, répondit que non seulement il était visible mais encore que si Madame était prête à le recevoir, il s'empresserait de passer chez elle. L'huissier sortit pour reporter la réponse du prince, et le prince, qui en était à certaines parties de son dessin, qu'il prisait fort en réalité, se remit à son travail avec toute l'application d'un artiste en verve. Un instant après, la porte se rouvrit; mais au lieu de l'huissier, qui devait venir rendre compte de son ambassade, ce fut Madame elle-même qui parut.

Madame, comme on le sait, femme de Philippe Ier, frère du roi, était venue en France après la mort si étrange et si inattendue de madame Henriette d'Angleterre, pour prendre la place de cette belle et gracieuse princesse, qui n'avait fait que passer, comme une blanche et pâle apparition. La comparaison, difficile à soutenir pour toute nouvelle arrivante, l'avait donc été bien davantage encore pour la pauvre princesse allemande, qui, s'il faut en croire le portrait qu'elle fait d'elle-même, avec ses petits yeux, son nez court et gros, ses lèvres longues et plates, ses joues pendantes et son grand visage, était loin d'être jolie. Malheureusement encore, la princesse palatine n'était point dédommagée des défauts de sa figure par la perfection de sa taille; elle était petite et grosse; elle avait le corps et les jambes courts, et les mains si affreuses, qu'elle avoue elle-même qu'il n'y en avait point de plus vilaines par toute la terre, et que c'est la seule chose de sa pauvre personne à laquelle le roi Louis XIV n'avait jamais pu s'habituer. Mais Louis XIV l'avait choisie non pas pour augmenter le nombre des beautés de sa cour, mais pour étendre ses prétentions au delà du Rhin. C'est que, par le mariage de son frère avec la princesse palatine, Louis XIV, qui s'était déjà donné des chances d'hérédité sur l'Espagne en épousant l'infante Marie-Thérèse, fille du roi Philippe IV, et sur l'Angleterre en mariant en premières noces Philippe Ier à la princesse Henriette, unique sœur de Charles II, acquérait de nouveau des droits éventuels sur la Bavière, et probables sur le Palatinat, en mariant Monsieur en secondes noces à la princesse Élisabeth-Charlotte, dont le frère d'une santé délicate, pouvait mourir jeune et sans enfants.

Cette prévision s'était trouvée juste; l'électeur était mort sans postérité, et l'on peut voir dans les mémoires et les négociations pour la paix de Ryswick comment, le moment arrivé, les plénipotentiaires français firent valoir et réussir ses prétentions.

Aussi Madame, au lieu d'être traitée, à la mort de son mari, comme le portait son contrat de mariage, c'est-à-dire, au lieu d'être forcée d'entrer dans un couvent ou de se retirer dans le vieux château de Montargis, fut-elle, malgré la haine de madame de Maintenon, qu'elle s'était attirée, maintenue par Louis XIV dans tous les titres et honneurs dont elle jouissait du vivant de Monsieur et cela quoique le roi n'eût jamais oublié le soufflet aristocratique qu'elle avait donné au jeune duc de Chartres en pleine galerie de Versailles, lorsque celui-ci lui avait annoncé son mariage avec mademoiselle de Blois. En effet, la fière palatine, à cheval sur ses trente-deux quartiers paternels et maternels, regardait comme une grande et humiliante mésalliance que son fils épousât une femme que la légitimation royale ne pouvait empêcher d'être le fruit d'un double adultère; et, dans le premier moment, incapable de maîtriser ses sentiments, elle s'était vengée par cette correction maternelle, un peu exagérée quand c'est un jeune homme de dix-huit ans qui en est l'objet de l'affront imprimé à ses ancêtres dans la personne de ses descendants. Au reste, comme le jeune duc de Chartres consentait lui-même à ce mariage à contrecœur, il comprit très bien l'humeur que sa mère avait éprouvée en l'apprenant, quoiqu'il eût préféré sans doute qu'elle la manifestât d'une manière un peu moins tudesque. Il en résulta que lorsque Monsieur mourut et que le duc de Chartres devint duc d'Orléans à son tour, sa mère, qui eût pu craindre que le soufflet de Versailles eût laissé quelque souvenir dans le nouveau maître du Palais-Royal, trouva au contraire en lui un fils plus respectueux que jamais. Ce respect ne fit d'ailleurs que s'augmenter, et, devenu régent, le fils fit à la mère une position égale à celle de sa femme. Il y avait plus: madame de Berry, sa fille bien-aimée, ayant demandé à son père une compagnie de gardes, à laquelle elle prétendait avoir droit, comme femme d'un dauphin de France, le régent ne la lui accorda qu'en donnant l'ordre en même temps qu'une compagnie pareille fît le service chez sa mère.

Madame était donc dans une haute position au château, et si, malgré cette position, elle n'avait aucune influence politique, c'est que le régent avait toujours eu pour principe de ne laisser prendre aux femmes aucune part aux affaires d'État. Peut-être même, ajoutons-le, Philippe II, régent de France, était-il encore plus réservé vis-à-vis de sa mère que vis-à-vis de ses maîtresses, car il savait les goûts épistolaires de celle-ci, et ne voulait pas que ses projets défrayassent la correspondance journalière que sa mère entretenait avec la princesse Wilhelmine-Charlotte de Galles et le duc Antoine-Ulric de Brunswick. En échange et pour la dédommager de cette retenue, il lui laissait le gouvernement intérieur de la maison de ses filles, que, grâce à sa grande paresse, madame la duchesse d'Orléans abandonnait sans difficulté à sa belle-mère. Mais sous ce rapport, la pauvre Palatine, s'il faut en croire les mémoires du temps, n'était point heureuse. Madame de Berry vivait publiquement avec Riom, et mademoiselle de Valois était secrètement la maîtresse de Richelieu, qui, sans que l'on sût de quelle façon et comme s'il eût eu l'anneau enchanté de Gygès, parvenait à s'introduire jusque dans ses appartements, malgré les gardes qui veillaient aux portes, malgré les espions dont l'entourait le régent, et quoique lui-même se fût plus d'une fois caché jusque dans la chambre de sa fille pour y faire le guet. Quant à mademoiselle de Chartres, dont le caractère jusqu'alors avait pris un développement bien plus masculin que féminin elle avait semblé, en se faisant pour ainsi dire homme elle-même, oublier que les hommes existassent, lorsque, quelques jours avant celui auquel nous sommes arrivés se trouvant à l'Opéra et entendant son maître de musique, Cauchereau, beau et spirituel ténor de l'Académie royale, qui dans une scène d'amour filait un son d'une pureté parfaite et d'une expression des plus passionnées, la jeune princesse, emportée sans doute par un sentiment tout artistique, avait étendu les bras et s'était écriée tout haut: Ah! mon cher Cauchereau! Cette exclamation inattendue avait, comme on le pense bien, donné très fort à songer à la duchesse sa mère, qui avait aussitôt fait congédier le beau ténor, et prenant le dessus sur son apathique insouciance, s'était décidée à veiller elle-même désormais sur sa fille, qu'elle tenait très sévèrement depuis lors.

Restaient la princesse Louise, qui fut plus tard reine d'Espagne, et mademoiselle Élisabeth, qui devint duchesse de Lorraine; mais de celles-ci, l'on n'en parlait point, soit qu'elles fussent réellement sages, soit qu'elles sussent mieux contenir que leurs aînées les sentiments de leur cœur, ou les accents de leur passion.

Dès que le prince vit paraître sa mère, il se douta donc qu'il y avait encore quelque chose de nouveau dans le troupeau rebelle dont elle avait pris la direction, et qui lui donnait de si grands soucis; mais comme aucune inquiétude ne pouvait lui faire oublier le respect qu'en public ou en particulier il témoignait toujours à Madame, il se leva en l'apercevant, alla droit à elle, et après l'avoir saluée, la prit par la main et la conduisit à un fauteuil, tandis que lui-même restait debout.

—Eh bien! monsieur mon fils, dit Madame avec un accent allemand fortement prononcé, et lorsqu'elle se fut bien carrément assise dans son fauteuil, qu'est-ce que j'apprends encore, et quel événement a donc manqué vous arriver hier soir?

—Hier soir? dit le régent rappelant ses souvenirs et en l'interrogeant lui même.

—Oui, reprit la palatine, hier soir, en sortant de chez madame Sabran!

—Oh! n'est-ce que cela? reprit le prince.

—Comment! n'est-ce que cela! Votre ami Simiane va disant partout qu'on a voulu vous enlever, et que vous n'avez échappé qu'en vous sauvant par-dessus les toits; singulier chemin, vous en conviendrez, pour le régent du royaume, et où je doute que, quelque dévouement qu'ils aient pour vous, vos ministres consentent à aller tenir leur conseil!

—Simiane est un fou, ma mère, répondit le régent, ne pouvant s'empêcher de rire de ce que sa mère le grondait toujours comme s'il était un enfant. Ce n'étaient pas le moins du monde des gens qui me voulaient enlever, mais quelques bons compagnons qui, en sortant des cabarets de la barrière des Sergents, seront venus faire leur tapage rue des Bons-Enfants. Quant au chemin que nous avons suivi, ce n'était pas le moins du monde pour fuir que nous le prenions, mais bien pour gagner un pari que cet ivrogne de Simiane est furieux d'avoir perdu.

—Mon fils! mon fils! dit la palatine en secouant la tête, vous ne voulez jamais croire au danger, et cependant vous savez ce dont vos ennemis sont capables. Ceux qui calomnient l'âme ne se feraient pas grand scrupule, croyez-moi, de tuer le corps; et vous savez ce que la duchesse du Maine a dit: «Que le jour où elle verrait qu'il n'y avait décidément rien à faire de son bâtard de mari, elle vous demanderait une audience et vous enfoncerait un couteau dans le cœur.»

—Bah! ma mère, reprit le régent en riant, seriez-vous devenue assez bonne catholique pour ne plus croire à la prédestination? J'y crois, moi, vous le savez. Que voulez-vous donc que je me torture l'esprit pour éviter un danger ou qui n'existe pas, ou qui, s'il existe, a d'avance son résultat écrit sur le livre éternel? Non, ma mère, non, toutes ces précautions exagérées sont bonnes à assombrir la vie, et pas à autre chose. C'est aux tyrans de trembler; mais moi, moi qui suis, à ce que prétend Saint-Simon, l'homme le plus débonnaire qui ait existé depuis Louis le Débonnaire, que voulez-vous donc que j'aie à craindre?

—Oh! mon Dieu! rien, mon cher fils, dit la palatine en prenant la main du prince, et en le regardant avec toute la tendresse maternelle que pouvaient contenir ses petits yeux; rien, si tout le monde vous connaissait comme moi, et vous savait si parfaitement bon que vous n'avez pas même la force de haïr vos ennemis; mais Henri IV, auquel malheureusement vous ressemblez un peu trop sous certains rapports, était bon aussi, et cependant il n'en a pas moins trouvé un Ravaillac. Hélas! mein Gott! continua la princesse, en entremêlant son jargon français d'une exclamation franchement allemande, ce sont les bons rois qu'on assassine; les tyrans prennent leurs précautions et le poignard n'arrive pas jusqu'à eux. Vous ne devriez jamais sortir sans escorte. C'est vous, et non pas moi, mon fils, qui avez besoin d'un régiment de gardes.

—Ma mère, reprit en riant le régent, voulez-vous que je vous raconte une histoire?

—Oui, sans doute, dit la princesse palatine, car vous racontez fort élégamment.

—Eh bien! vous saurez donc qu'il y avait à Rome, je ne me rappelle plus vers quelle année de la république, un consul fort brave, mais qui avait ce malheur, commun à Henri IV et à moi, de courir les rues la nuit. Il arriva que ce consul fut envoyé contre les Carthaginois, et qu'ayant inventé une machine de guerre appelée un corbeau, il gagna sur eux la première bataille navale que les Romains eussent remportée, si bien qu'il revint à Rome se faisant d'avance une fête du redoublement de bonnes fortunes que lui vaudrait sans doute son redoublement de réputation. Il ne se trompait pas: toute la population l'attendait hors des portes de la ville, afin de le conduire en triomphe au Capitole, où l'attendait de son côté le sénat.

Or le sénat, en le voyant paraître, lui annonça qu'il venait, en récompense de sa victoire, de lui décerner un honneur qui devait éminemment flatter son amour-propre. C'est qu'il ne sortirait plus que précédé d'un musicien qui annoncerait à tous, en jouant de la flûte, que celui qui le suivait était le fameux Duilius, vainqueur des Carthaginois. Duilius, comme vous le comprenez bien, ma mère, fut au comble de la joie d'une pareille distinction; il s'en revint chez lui, la tête haute et précédé de son flûteur, qui jouait tout son répertoire aux grandes acclamations de la multitude, laquelle, de son côté, criait à tue-tête: Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! Vive le sauveur de Rome! C'était quelque chose de si enivrant que le pauvre consul faillit en perdre la tête et deux fois dans la journée il sortit de chez lui, quoiqu'il n'eût rien à faire au monde par la ville, mais seulement pour jouir de la prérogative sénatoriale, et entendre cette musique triomphale et les cris qui l'accompagnaient. Cette occupation le conduisit jusqu'au soir dans un état de jubilation difficile à exprimer; puis le soir vint. Le vainqueur avait une maîtresse qu'il aimait fort et qu'il lui tardait de revoir, une espèce de madame Sabran, sauf le mari qui s'avisait d'être jaloux, tandis que le nôtre, vous le savez, n'a pas ce ridicule.

Le consul se mit donc au bain, fit sa toilette, se parfuma de son mieux, et, onze heures arrivées à son horloge de sable, sortit sur la pointe du pied pour gagner la rue Suburrane; mais il avait compté sans son hôte, ou plutôt sans son musicien. À peine eut-il fait quatre pas, que celui-ci, qui était attaché à son service le jour comme la nuit, s'élança de la borne sur laquelle il était assis, et, reconnaissant son consul, se mit à marcher devant lui en soufflant de toutes ses forces dans son instrument, si bien que ceux qui se promenaient encore par les rues se retournaient, que ceux qui étaient rentrés chez eux se mettaient à leur porte, et que ceux qui étaient couchés se levaient et ouvraient leur fenêtre, répétant en chœur:—Ah! ah! voici le consul Duilius qui passe! Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le sauveur de Rome! C'était fort flatteur mais fort inopportun; aussi le consul voulait-il faire taire son instrumentiste, mais celui-ci déclara qu'il avait les ordres les plus précis du sénat pour ne point garder le silence un seul instant; qu'il avait dix mille sesterces par an pour souffler dans sa tibicine, et qu'il y soufflerait tant qu'il lui resterait une haleine.

Le consul, voyant qu'il était inutile de discuter avec un homme qui avait pour lui une ordonnance du sénat, se mit à courir, espérant échapper à son mélodieux compagnon; mais celui-ci régla son allure sur la sienne avec tant de précision, que tout ce qu'il y put gagner, ce fut d'être suivi de son musicien, au lieu d'être précédé par lui. Il eut beau ruser comme un lièvre, prendre un grand parti comme un chevreuil, piquer droit comme un sanglier, le maudit flûteur ne perdit pas une seconde sa piste, de sorte que Rome tout entière, ne comprenant rien à cette course nocturne, mais, sachant seulement que c'était le triomphateur de la veille qui l'exécutait, descendit dans la rue, se mit à ses fenêtres et à ses portes criant: Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le sauveur de Rome! Le pauvre grand homme avait une dernière espérance, c'est qu'au milieu de tout ce remue-ménage, il trouverait la maison de sa maîtresse endormie, et qu'il pourrait se glisser par la porte qu'elle lui avait promis de tenir entrouverte. Mais point! La rumeur générale avait gagné la voie Suburrane, et, lorsqu'il arriva devant cette gracieuse et hospitalière maison, à la porte de laquelle il avait si souvent versé des parfums et suspendu des guirlandes il trouva qu'elle était éveillée comme les autres, et vit à la fenêtre le mari qui, du plus loin qu'il l'aperçut, se mit à crier:—Vive Duilius! vive le vainqueur des Carthaginois! vive le sauveur de Rome! Le héros rentra chez lui désespéré.

Le lendemain, il pensait avoir meilleur marché de son musicien; mais son espérance fut trompée. Il en fut de même du surlendemain et des jours suivants; de sorte que le consul, voyant qu'il lui était désormais impossible de garder son incognito, repartit pour la Sicile, où, de colère, il battit de nouveau les Carthaginois, mais cette fois si cruellement, que l'on crut que c'en était fini de toutes les guerres puniques passées et à venir, et que Rome entra dans une telle joie, qu'on en fit des réjouissances publiques pareilles à celles que l'on faisait pour l'anniversaire de la ville, et que l'on se proposa de faire au vainqueur un triomphe encore plus magnifique que le premier.

Quant au sénat il s'assembla, afin de délibérer avant l'arrivée de Duilius sur la nouvelle récompense qui lui serait accordée.

On allait aux voix sur une statue publique, lorsqu'on entendit tout à coup de grands cris de joie et le son d'une tibicine. C'était le consul qui se dérobait au triomphe, grâce à la diligence qu'il avait faite, mais qui n'avait pu se dérober à la reconnaissance publique grâce à son joueur de flûte. Se doutant qu'on lui préparait quelque chose de nouveau, il venait prendre part à la délibération. Il trouva, en effet, le sénat prêt à voter et la boule à la main.

Alors, s'avançant à la tribune:

—Pères conscrits, dit-il, votre intention, n'est-ce pas est de me voter une récompense qui me soit agréable?

—Notre intention, répondit le président, est de faire de vous l'homme le plus heureux de la terre.

—Eh bien! reprit Duilius, voulez-vous me permettre, de vous demander la chose que je désire le plus?

—Dites! dites! crièrent les sénateurs d'une seule voix.

—Et vous me l'accorderez? continua Duilius avec toute la timidité du doute.

—Par Jupiter! nous vous l'accorderons, répondit le président au nom de toute l'assemblée.

—Eh bien! dit Duilius, pères conscrits, si vous croyez que j'ai bien mérité de la patrie, ôtez-moi, en récompense de cette seconde victoire, ce maraud de joueur de flûte que vous m'avez donné pour la première.

Le sénat trouva la demande étrange; mais il était engagé par sa parole, et c'était l'époque où il n'y manquait pas encore. Le joueur de flûte eut en pension viagère la moitié de ses appointements, vu le bon témoignage qui avait été rendu de lui, et le consul Duilius, enfin débarrassé de son musicien, retrouva incognito et sans bruit la porte de cette petite maison de la rue Suburrane, qu'une victoire lui avait fermée et qu'une victoire lui avait rouverte.

—Eh bien! demanda la palatine, quel rapport a cette histoire avec la peur que j'ai de vous voir assassiné?

—Quel rapport, ma mère? dit en riant le prince; c'est que si, pour un seul musicien qu'avait le consul Duilius, il lui arriva un pareil désappointement, jugez donc de ce qui m'arriverait à moi avec mon régiment de gardes!

—Ah! Philippe! Philippe! reprit la princesse en riant et en soupirant à la fois, traiterez-vous toujours si légèrement les choses sérieuses?

—Non point, ma mère, dit le régent, et la preuve, c'est que, comme je présume que vous n'êtes pas venue ici dans la seule intention de me faire de la morale sur mes courses nocturnes et que c'était pour me parler d'affaires, je suis prêt à vous écouter et à vous répondre sérieusement sur le sujet de votre visite.

—Oui, vous avez raison, dit la princesse, j'étais en effet venue pour autre chose; j'étais venue pour vous parler de mademoiselle de Chartres.

—Ah! oui, de votre favorite, ma mère; car, vous avez beau le nier, Louise est votre favorite. Ne serait-ce point parce qu'elle n'aime guère ses oncles que vous n'aimez pas du tout?

—Non, ce n'est point cela, quoique j'avoue qu'il m'est assez agréable de voir qu'elle est de mon avis sur la bonne opinion que j'ai des bâtards; mais c'est qu'à la beauté près qu'elle a et que je n'avais pas, elle est exactement ce que j'étais à son âge, ayant de vrais goûts de garçon, aimant les chiens, les chevaux et les cavalcades, maniant la poudre comme un artilleur, et faisant des fusées comme un artificier. Eh bien! devinez ce qui nous arrive avec elle!

—Elle veut s'engager dans les gardes françaises?

—Non pas elle veut se faire religieuse!

—Religieuse, Louise! Impossible, ma mère! C'est quelque plaisanterie de ses folles de sœurs.

—Non point, monsieur, reprit la palatine, il n'y a rien de plaisant dans tout cela, je vous jure.

—Et comment diable cette belle rage claustrale lui a-t-elle pris? demanda le régent commençant à croire à la vérité de ce que lui disait sa mère, habitué qu'il était à vivre dans une époque où les choses les plus extravagantes étaient toujours les plus probables.

—Comment cela lui a pris? continua Madame; demandez à Dieu ou au diable, car il n'y a que l'un où l'autre des deux qui le puisse savoir. Avant-hier, elle avait passé la journée avec sa sœur montant à cheval, tirant au pistolet, riant et se divertissant si fort, que jamais je ne l'avais vue dans une telle gaieté, quand le soir madame d'Orléans me fit prier de passer dans son cabinet. Là, je trouvai mademoiselle de Chartres qui était aux genoux de sa mère et qui la priait tout en larmes de la laisser aller faire ses dévotions à l'abbaye de Chelles. Sa mère se retourna alors de mon côté et me dit:

—Que pensez-vous de cette demande, Madame?

—Je pense, répondis-je, que l'on fait également bien ses dévotions partout, que le lieu n'y fait rien, et que tout dépend de l'épreuve et de la préparation. Mais en entendant mes paroles mademoiselle de Chartres redoubla de prières, et cela avec tant d'instances que je dis à sa mère: «Voyez, ma fille, c'est à vous de décider.—Dame! répondit la duchesse, on ne saurait cependant empêcher cette pauvre enfant de faire ses dévotions.—Qu'elle y aille donc, repris-je, et Dieu veuille qu'elle y aille dans cette intention!—Je vous jure, madame, dit alors mademoiselle de Chartres, que j'y vais bien pour Dieu seul et qu'aucune idée mondaine ne m'y conduit.» Alors elle nous embrassa, et hier matin à sept heures elle est partie.

—Eh bien! je sais tout cela, puisque c'est moi qui devais l'y conduire, répondit le régent. Il est donc arrivé quelque chose depuis?

—Il est arrivé, reprit madame, qu'elle a renvoyé hier soir la voiture en chargeant le cocher de nous remettre une lettre adressée à vous, à sa mère et à moi dans laquelle elle nous déclare que, trouvant dans ce cloître la tranquillité et la paix qu'elle n'espérait pas rencontrer dans le monde, elle n'en veut plus sortir.

—Et que dit sa mère de cette belle résolution? demanda le régent en prenant la lettre.

—Sa mère? reprit Madame, sa mère en est fort contente, je crois, si vous voulez que je vous dise mon opinion; car elle aime les couvents, et elle regarde comme un grand bonheur pour sa fille de se faire religieuse; mais moi, je dis qu'il n'y a pas de bonheur là où il n'y a pas de vocation.

Le régent lut et relut la lettre comme pour deviner, dans cette simple manifestation du désir exprimé par mademoiselle de Chartres de rester à Chelles, les causes secrètes qui avaient fait naître ce désir; puis après un instant de méditation aussi profonde que s'il se fût agi du sort d'un empire:

—Il y a là-dessous quelque dépit d'amour, dit-il. Est-ce qu'à votre connaissance, ma mère, Louise aimerait quelqu'un?

Madame raconta alors au régent l'aventure de l'Opéra, et l'exclamation échappée de la bouche de la princesse dans son enthousiasme pour le beau ténor.

—Diable! diable! dit le régent. Et qu'avez-vous fait la duchesse d'Orléans et vous, dans votre conseil maternel?

—Nous avons mis Cauchereau à la porte, et interdit l'opéra à mademoiselle de Chartres. Nous ne pouvions pas faire moins.

—Eh bien! reprit le régent, il n'y a pas besoin d'aller chercher plus loin: tout est là; il faut la guérir au plus tôt de cette fantaisie.

—Et qu'allez-vous faire pour cela, mon fils?

—J'irai aujourd'hui même à l'abbaye de Chelles, j'interrogerai Louise; si la chose n'est qu'un caprice, je laisserai au caprice le temps de se passer. Elle a un an pour faire ses vœux; j'aurai l'air d'adopter sa vocation, et au moment de prendre le voile, c'est elle qui viendra nous prier la première de la tirer de l'embarras où elle se sera mise. Si la chose est grave, au contraire, alors ce sera bien différent.

—Mon Dieu! mon fils, dit Madame en se levant, songez que le pauvre Cauchereau n'est probablement pour rien là dedans, et qu'il ignore peut-être lui-même la passion qu'il a inspirée.

—Tranquillisez-vous, ma mère, répondit le prince en riant de l'interprétation tragique qu'avec ses idées d'outre-Rhin la palatine avait donnée à ces paroles; je ne renouvellerai pas la lamentable histoire des amants du Paraclet; la voix de Cauchereau ne perdra ni ne gagnera une seule note dans toute cette aventure, et l'on ne traite pas une princesse du sang par les mêmes moyens qu'une petite bourgeoise.

—Mais d'un autre côté, dit Madame presque aussi effrayée de l'indulgence réelle du duc qu'elle l'avait été de sa sévérité apparente, pas de faiblesse non plus!

—Ma mère, dit le régent, à la rigueur, si elle doit tromper quelqu'un, j'aimerais mieux encore que ce fût son mari que Dieu.

Et, baisant avec respect la main de sa mère, il conduisit vers la porte la pauvre princesse palatine, toute scandalisée de cette facilité de mœurs, au milieu de laquelle elle mourut sans jamais avoir pu s'y habituer. Puis la princesse étant sortie, le duc d'Orléans alla se rasseoir devant son dessin en chantonnant un air de son opéra de Panthée, qu'il avait fait en collaboration avec Lafare.

En traversant l'antichambre, Madame vit venir à elle un petit homme perdu dans de grandes bottes de voyage, et dont la tête était enfouie dans l'immense collet d'une redingote doublée de fourrure. Arrivé à sa portée, il sortit du milieu de son surtout une petite tête au nez pointu, aux yeux railleurs, et à la physionomie tenant à la fois de la fouine et du renard.

—Ah! ah! dit la palatine, c'est toi, l'abbé!

—Moi-même, Votre Altesse, et qui viens de sauver la France, rien que cela!

—Oui, répondit la palatine, j'ai entendu quelque chose d'approchant, et encore qu'on se servait de poisons dans certaines maladies. Tu dois savoir cela, Dubois, toi qui es fils d'un apothicaire.

—Madame, répondit Dubois, avec son insolence ordinaire, peut-être l'ai-je su, mais je l'ai oublié. Comme Votre Altesse le sait, j'ai quitté fort jeune les drogues de monsieur mon père pour faire l'éducation de monsieur votre fils.

—N'importe, n'importe, Dubois, dit la palatine en riant, je suis contente de ton zèle, et s'il se présente une ambassade en Chine ou en Perse je la demanderai pour toi au régent.

—Et pourquoi pas dans la lune ou dans le soleil? reprit Dubois; vous seriez encore plus sûre de ne pas m'en voir revenir.

Et saluant cavalièrement Madame, après cette réponse, sans attendre qu'elle le congédiât, comme l'étiquette l'eût ordonné, il tourna sur ses talons et entra sans même se faire annoncer dans le cabinet du régent.


Chapitre 23

Tout le monde sait les commencements de l'abbé Dubois; nous ne nous étendrons donc pas sur la biographie de ses jeunes années, que l'on trouvera dans tous les mémoires du temps et particulièrement dans ceux de l'implacable Saint-Simon.

Dubois n'a point été calomnié: c'était chose impossible; seulement on a dit de lui tout le mal qu'il méritait, et l'on n'a pas dit tout le bien qu'on pouvait en dire. Il y avait dans ses antécédents et dans ceux d'Alberoni, son rival, une grande similitude; mais, il faut le dire, le génie était pour Dubois, et dans cette longue lutte avec l'Espagne, que la nature de notre sujet nous force d'indiquer seulement, tout l'avantage fut au fils de l'apothicaire contre le fils du jardinier. Dubois précédait Figaro, auquel il a peut-être servi de type; mais, plus heureux que lui, il était passé de l'office au salon et du salon à la salle du trône.

Tous ses avancements successifs avaient payé non seulement des services particuliers, mais aussi des services publics: c'était un de ces hommes qui, pour nous servir de l'expression de monsieur de Talleyrand, ne parviennent pas mais qui arrivent.

Sa dernière négociation était son chef-d'œuvre: c'était plus que la ratification du traité d'Utrecht, c'était un traité plus avantageux encore pour la France. L'empereur non seulement renonçait à tous ses droits sur la couronne d'Espagne, comme Philippe V avait renoncé à tous ses droits sur la couronne de France, mais encore il entrait, avec l'Angleterre et la Hollande, dans la ligue formée à la fois contre l'Espagne au midi, et contre la Suède et la Russie au nord.

La division des cinq ou six grands États de l'Europe était établie par ce traité sur une base si juste et si solide, qu'après cent vingt ans de guerres, de révolutions et de bouleversements, tous ces États, moins l'Empire, se retrouvent aujourd'hui à peu près dans la même situation où ils étaient alors.

De son côté, le régent, peu rigoriste de sa nature, aimait cet homme qui avait fait son éducation, et dont il avait fait la fortune. Le régent appréciait dans Dubois les qualités qu'il avait, et n'osait blâmer trop fort quelque vice dont il n'était pas exempt. Cependant, il y avait entre le régent et Dubois un abîme; les vices et les vertus du régent étaient ceux d'un grand seigneur, les qualités et les défauts de Dubois étaient ceux d'un laquais. Aussi le régent avait-il beau lui dire, à chaque faveur nouvelle qu'il lui accordait:

—Dubois, Dubois, fais-y bien attention: ce n'est qu'un habit de livrée que je te mets sur le dos!

Dubois, qui s'inquiétait du don et non point de la manière dont il était fait, lui répondait avec cette grimace de singe et ce bredouillement de cuistre qui n'appartenaient qu'à lui.

—Je suis votre valet, monseigneur; habillez-moi toujours de même.

Au reste, Dubois aimait fort le régent et lui était on ne peut plus dévoué. Il sentait bien que cette main puissante le soutenait seule au-dessus du cloaque dont il était sorti, et dans lequel, haï et méprisé comme il l'était de tous, un signe du maître pouvait le faire retomber. Il veillait donc avec un intérêt tout personnel sur les haines et sur les complots qui pouvaient atteindre le prince, et plus d'une fois, à l'aide d'une contre-police souvent mieux servie que celle du lieutenant général et qui s'étendait, par madame de Tencin, aux plus hauts degrés de l'aristocratie et par la Fillon, aux plus bas étages de la société, il avait déjoué des conspirations dont messire Voyer d'Argenson n'avait pas même entendu souffler mot.

Aussi le régent, qui appréciait les offices de tous genres que Dubois lui avait rendus et pouvait lui rendre encore, reçut-il l'abbé ambassadeur les bras ouverts. Dès qu'il le vit paraître, il se leva, et au contraire des princes ordinaires qui, pour diminuer la récompense, déprécient les services:

—Dubois, lui dit-il joyeusement, tu es mon meilleur ami, et le traité de la quadruple alliance sera plus profitable au roi Louis XV que toutes les victoires de son aïeul Louis XIV.

—À la bonne heure! dit Dubois, et vous me rendez justice, vous, monseigneur; mais malheureusement il n'en est pas de même de tout le monde.

—Ah! ah! dit le régent, aurais-tu rencontré ma mère? elle sort d'ici.

—Justement, et elle était presque tentée d'y rentrer pour vous demander, vu la bonne réussite de mon ambassade, de m'en accorder une autre en Chine ou en Perse.

—Que veux-tu? mon pauvre abbé, reprit en riant le prince, ma mère est pleine de préjugés, et elle ne te pardonnera jamais d'avoir fait de son fils un pareil élève. Mais tranquillise-toi, l'abbé, j'ai besoin de toi ici.

—Et comment se porte Sa Majesté? demanda Dubois, avec un sourire plein d'une détestable espérance. Il était bien malingre au moment de mon départ!

—Bien, l'abbé, très bien, répondit gravement le prince. Dieu nous le conservera, je l'espère, pour le bonheur de la France et pour la honte de nos calomniateurs.

—Et monseigneur le voit, comme d'habitude, tous les jours?

—Je l'ai encore vu hier, et lui ai même parlé de toi.

—Bah! et que lui avez-vous dit?

—Je lui ai dit que tu venais d'assurer probablement la tranquillité de son règne.

—Et qu'a répondu le roi?

—Ce qu'il a répondu? Il a répondu, mon cher, qu'il ne croyait pas les abbés si utiles.

—Sa Majesté est pleine d'esprit! Et le vieux Villeroy était là sans doute?

—Comme toujours.

—Il faudra quelque beau matin, avec la permission de Votre Altesse, que j'envoie ce vieux drôle voir à l'autre bout de la France si j'y suis. Il commence à me lasser pour vous, avec son insolence!

—Laisse faire, Dubois, laisse faire; toute chose viendra en son temps.

—Même mon archevêché?

—À propos, qu'est-ce que cette nouvelle folie?

—Nouvelle folie, monseigneur? Sur ma parole! rien n'est plus sérieux.

—Comment! cette lettre du roi d'Angleterre qui me demande un archevêché pour toi....

—Votre Altesse n'en a-t-elle point reconnu le style?

—C'est toi qui l'as dictée, maraud!

—À Néricault Destouches, qui l'a fait signer au roi.

—Et le roi l'a signée comme cela, sans rien dire?

—Si fait! «Comment voulez-vous, a-t-il dit à notre poète, qu'un prince protestant se mêle de faire un archevêque en France? Le régent lira ma recommandation, en rira et n'en fera rien.—Oui bien, Sire, a répondu Destouches, qui a, ma foi! plus d'esprit qu'il n'en met dans ses pièces, le régent en rira, mais après en avoir ri, il fera ce que lui demandera Votre Majesté.»

—Destouches en a menti!

—Destouches n'a jamais dit si vrai, monseigneur.

—Toi, archevêque! Le roi George mériterait qu'en revanche, je lui désignasse quelque maraud de ton espèce pour l'archevêché d'York, lorsqu'il viendra à vaquer.

—Je vous mets au défi de trouver mon pareil. Je ne connais qu'un homme....

—Et quel est-il? Je serais curieux de le connaître, moi.

—Oh! c'est inutile; il est déjà placé, et, comme sa place est bonne, il ne la changerait pas pour tous les archevêchés du monde.

—Insolent!

—À qui donc en avez-vous, monseigneur?

—Un drôle qui veut être archevêque et qui n'a seulement pas fait sa première communion.

—Eh bien! je n'en serai que mieux préparé.

—Mais le sous-diaconat, le diaconat, la prêtrise?

—Bah! nous trouverons bien quelque dépêcheur de messes, quelque frère Jean des Entomeures qui me donnera tout cela en une heure.

—Je te mets au défi de le trouver.

—C'est déjà fait.

—Et quel est celui-là?

—Votre premier aumônier, l'évêque de Nantes, Tressan.

—Le drôle a réponse à tout! Mais ton mariage?

—Mon mariage?

—Oui, madame Dubois!

—Madame Dubois? Je ne connais pas cela!

—Comment, malheureux! L'aurais-tu assassinée?

—Monseigneur oublie qu'il n'y a pas plus de trois jours encore qu'il a ordonnancé le quartier de pension qu'elle touche sur sa cassette.

—Et si elle vient mettre opposition à ton archevêché?

—Je l'en défie! elle n'a pas de preuves.

—Elle peut se faire donner une copie de ton acte de mariage.

—Il n'y a pas de copie sans original.

—Et l'original?

—En voici les restes, dit Dubois en tirant de son portefeuille un petit papier qui contenait une pincée de cendres.

—Comment! misérable! et tu n'as pas peur que je t'envoie aux galères?

—Si le cœur vous en dit, le moment est bon, car j'entends la voix du lieutenant de police dans votre antichambre.

—Qui l'a fait demander?

—Moi.

—Pourquoi faire?

—Pour lui laver la tête.

—À quel sujet?

—Vous allez le savoir. Ainsi, c'est convenu, me voilà archevêque.

—Et as-tu déjà fait ton choix pour un archevêché?

—Oui, je prends Cambrai.

—Peste! tu n'es pas dégoûté!

—Oh! mon Dieu! ce n'est pas pour ce qu'il rapporte, c'est pour l'honneur de succéder à Fénelon.

—Et cela nous vaudra sans doute un nouveau Télémaque?

—Oui, si Votre Altesse me trouve une seule Pénélope par tout le royaume.

—À propos de Pénélope, tu sais que madame de Sabran....

—Je sais tout.

—Ah çà! l'abbé, ta police est donc toujours aussi bien faite?

—Vous allez en juger.

Dubois étendit la main vers un cordon de sonnette; la cloche retentit, un huissier parut.

—Faites entrer monsieur le lieutenant général, dit Dubois.

—Mais, dis donc, l'abbé, reprit le régent, il me semble que c'est toi qui ordonnes maintenant ici?

—C'est pour votre bien, monseigneur; laissez-moi faire.

—Fais donc, dit le régent; il faut avoir de l'indulgence pour les nouveaux arrivants.

Messire Voyer d'Argenson entra. C'était l'égal de Dubois pour la laideur; seulement sa laideur, à lui, offrait un type tout opposé: il était gros, grand, lourd, portait une immense perruque, avait de gros sourcils hérissés, et ne manquait jamais d'être pris pour le diable par les enfants qui le voyaient pour la première fois. Du reste, souple, actif, habile, intrigant, et faisant assez consciencieusement son office quand il n'était pas détourné de ses devoirs nocturnes par quelque galante préoccupation.

—Monsieur le lieutenant général, dit Dubois sans même laisser à d'Argenson le temps d'achever son salut, voici monseigneur qui n'a pas de secrets pour moi, et qui vient de vous envoyer chercher pour que vous me disiez sous quel costume il est sorti hier soir, dans quelle maison il a passé la nuit, et ce qui lui est arrivé en sortant de cette maison. Si je n'arrivais pas à l'instant même de Londres, je ne vous ferais pas toutes ces questions; mais vous comprenez que, comme je courais la poste sur la route de Calais, je ne puis rien savoir.

—Mais, répondit d'Argenson, présumant que toutes ces questions cachaient quelque piège, s'est-il donc passé quelque chose d'extraordinaire hier soir? Quant à moi, je dois avouer que je n'ai reçu aucun rapport. En tout cas, je l'espère, il n'est arrivé aucun accident à monseigneur?

—Oh! mon Dieu! non, aucun. Seulement, monseigneur, qui était sorti hier à huit heures du soir, en garde française, pour aller souper chez madame de Sabran, a manqué d'être enlevé en sortant de chez elle.

—Enlevé! s'écria d'Argenson en pâlissant, tandis que de son côté le régent poussait une exclamation d'étonnement. Enlevé! et par qui?

—Ah! dit Dubois, voilà ce que nous ignorons et ce que vous devriez savoir, vous, monsieur le lieutenant général, si, au lieu de faire la police cette nuit, vous n'aviez pas été passer votre temps au couvent de la Madeleine de Traisnel.

—Comment, d'Argenson! dit le régent en éclatant de rire, vous, un grave magistrat, vous donnez de pareils exemples! Ah! soyez tranquille, je vous recevrai bien maintenant si vous venez, comme vous l'avez déjà fait du temps du feu roi, m'apporter au bout de l'année le journal de mes faits et gestes.

—Monseigneur, reprit en balbutiant le lieutenant général, j'espère que Votre Altesse ne croit pas un mot de ce que lui dit monsieur l'abbé Dubois.

—Hé quoi! malheureux, au lieu de vous humilier de votre ignorance, vous me donnez un démenti! Monseigneur, je veux vous conduire au sérail de d'Argenson, une abbesse de vingt-six ans et des novices de quinze; un boudoir en étoffe des Indes ravissant et des cellules tendues en toile peinte! Oh! monsieur le lieutenant de police fait bien les choses, et un quinze pour cent de la loterie y a passé.

Le régent se tenait les côtes en voyant la figure bouleversée de d'Argenson.

—Mais, reprit le lieutenant de police, en essayant de ramener la conversation sur celui des deux sujets qui tout en étant le plus humiliant pour lui, était cependant le moins désagréable, il n'y a pas grand mérite à vous, monsieur l'abbé, à connaître les détails d'un événement que monseigneur vous a sans doute raconté.

—Sur mon honneur! d'Argenson, s'écria le régent, je ne lui en ai pas dit une parole.

—Laissez donc, monsieur le lieutenant! Est-ce que c'est monseigneur aussi qui m'a raconté l'histoire de cette novice des hospitalières du faubourg Saint-Marceau que vous avez failli enlever par-dessus les murailles de son couvent? Est-ce que c'est monseigneur qui m'a parlé de cette maison que vous avez fait bâtir, sous un faux nom mitoyennement avec les murs du couvent de la Madeleine, ce qui fait que vous y pouvez entrer à toute heure, par une porte cachée dans une armoire, et qui donne dans la sacristie de la chapelle du bienheureux saint Marc, votre patron? Enfin, est-ce encore monseigneur qui m'a dit qu'hier Votre Grandeur avait passé la soirée à se faire gratter la plante des pieds, et à se faire lire, par les épouses du Seigneur, les placets qu'elle avait reçus dans la journée? Mais non, tout cela, mon cher lieutenant, c'est l'enfance de l'art, et celui qui ne saurait que cela ne serait pas digne, je l'espère bien, de dénouer les cordons de vos souliers.

—Écoutez, monsieur l'abbé, répondit le lieutenant de police en reprenant son ton sérieux; si tout ce que vous m'avez dit sur monseigneur est vrai, la chose est grave, et je suis dans mon tort de ne pas la savoir, quand un autre la sait; mais il n'y a pas de temps perdu: nous connaîtrons les coupables, et nous les punirons comme ils le méritent.

—Mais, dit le régent, il ne faut pas non plus attacher trop d'importance à cela: ce sont sans doute quelques officiers ivres qui croyaient faire une plaisanterie à un de leurs camarades.

—C'est une belle et bonne conspiration, monseigneur reprit Dubois, et qui part de l'ambassade d'Espagne, en passant par l'Arsenal, pour arriver au Palais-Royal.

—Encore, Dubois!

—Toujours, monseigneur.

—Et vous, d'Argenson, quelle est votre opinion là-dessus?

—Que vos ennemis sont capables de tout, monseigneur; mais nous déjouerons leurs complots quels qu'ils soient, je vous en donne ma parole!

En ce moment, la porte s'ouvrit, et l'huissier de service annonça Son Altesse monseigneur le duc du Maine, qui venait pour le conseil, et qui, en sa qualité de prince du sang, avait le privilège de ne point attendre. Il s'avança de cet air timide et inquiet qui lui était naturel, jetant un regard oblique sur les trois personnes en face desquelles il se trouvait, comme pour pénétrer de quelle chose on s'occupait au moment de son arrivée. Le régent comprit sa pensée.

—Soyez le bienvenu, mon cousin, lui dit-il. Tenez, voici deux méchants sujets que vous connaissez, et qui m'assuraient à l'instant même que vous conspiriez contre moi.

Le duc du Maine devint pâle comme la mort, et, sentant les jambes lui manquer, s'appuya sur la canne en forme de béquille qu'il portait habituellement.

—Et j'espère, monseigneur, répondit-il d'une voix à laquelle il essayait vainement de rendre sa fermeté, que vous n'avez pas ajouté foi à une pareille calomnie?

—Oh! mon Dieu, non, répondit négligemment le régent. Mais? que voulez-vous? j'ai affaire à deux entêtés qui prétendent qu'ils vous prendront un jour sur le fait. Je n'en crois rien; mais comme je suis beau joueur, à tout hasard je vous en préviens. Mettez-vous donc en garde contre eux, car ce sont de fins compères, je vous en réponds!

Le duc du Maine desserrait les dents pour répondre quelque excuse banale, lorsque la porte s'ouvrit de nouveau et que l'huissier annonça successivement monsieur le duc de Bourbon, monsieur le prince de Conti, monsieur le duc de Saint-Simon, monsieur le duc de Guiche, capitaine des gardes, monsieur le duc de Noailles, président du conseil des finances, monsieur le duc d'Antin, surintendant des bâtiments, le maréchal d'Uxelles président des affaires étrangères, l'évêque de Troyes, le marquis de Lavrillière, le marquis d'Éffiat, le duc de Laforce, le marquis de Torcy, et les maréchaux de Villeroy d'Éstrées, de Villars et de Bezons.

Comme ces graves personnages étaient convoqués pour examiner le traité de la quadruple alliance, rapporté de Londres par Dubois, et que le traité de la quadruple alliance ne figure que très secondairement dans l'histoire que nous nous sommes engagé à raconter, nos lecteurs trouveront bon que nous quittions le somptueux cabinet du Palais-Royal pour les ramener dans la pauvre mansarde de la rue du Temps-Perdu.


Chapitre 24

D'Harmental, après avoir posé son feutre et son manteau sur une chaise, après avoir posé ses pistolets sur sa table de nuit et glissé son épée sous son chevet, s'était jeté tout habillé sur son lit, et, telle est la puissance d'une vigoureuse organisation, que, plus heureux que Damoclès, il s'était endormi, quoique, comme Damoclès, une épée fût suspendue sur sa tête par un fil.

Lorsqu'il se réveilla, il faisait grand jour, et comme la veille il avait oublié, dans sa préoccupation, de fermer ses volets, la première chose qu'il vit fut un rayon de soleil qui se jouait joyeusement à travers sa chambre traçant de la fenêtre à la porte une brillante ligne de lumière dans laquelle voltigeaient mille atomes. D'Harmental crut avoir fait un rêve en se retrouvant calme et tranquille dans sa petite chambre si blanche et si propre tandis que, selon toute probabilité, il aurait dû être, à la même heure, dans quelque sombre et triste prison. Un instant il douta de la réalité, ramenant toutes ses pensées sur ce qui s'était passé la veille au soir; mais tout était encore là, le ruban ponceau sur la commode, le feutre et le manteau sur la chaise, les pistolets sur la table de nuit, et l'épée sous le chevet; et lui-même, d'Harmental, comme une dernière preuve, dans le cas où toutes les autres se seraient trouvées insuffisantes, se revoyait avec son costume de la veille qu'il n'avait point quitté de peur d'être réveillé en sursaut, au milieu de la nuit, par quelque mauvaise visite.

D'Harmental sauta en bas de son lit: son premier regard fut pour la fenêtre de sa voisine; elle était déjà ouverte, et l'on voyait Bathilde aller et venir dans sa chambre. Le second fut pour sa glace, et sa glace lui dit que la conspiration lui allait à merveille. En effet, son visage était plus pâle que d'habitude, et, par conséquent, plus intéressant; ses yeux un peu fiévreux, et, par conséquent, plus expressifs; de sorte qu'il était évident que lorsqu'il aurait donné un coup à ses cheveux et remplacé sa cravate froissée par une autre cravate, il deviendrait incontestablement pour Bathilde, vu l'avis qu'elle avait reçu la veille, un personnage des plus intéressants. D'Harmental ne se dit pas cela tout haut, il ne se le dit même pas tout bas, mais le mauvais instinct qui pousse nos pauvres âmes à leur perte lui souffla ces pensées à l'esprit, indistinctes, vagues, inachevées, il est vrai, mais assez précises cependant pour qu'il se mît à sa toilette avec l'intention d'assortir sa mise à l'air de son visage. C'est-à-dire qu'un costume entièrement noir succéda à son costume sombre, que ses cheveux froissés furent renoués avec une négligence charmante, et que son gilet s'entrouvrit de deux boutons de plus que d'habitude pour faire place à son jabot, qui retomba sur sa poitrine avec un laisser-aller plein de coquetterie.

Tout cela s'était fait sans intention et de l'air le plus insouciant et le plus préoccupé du monde, car d'Harmental, tout brave qu'il était, n'oubliait point que d'un moment à l'autre on pouvait venir l'arrêter; mais tout cela s'était fait d'instinct, de sorte que lorsque le chevalier sortit de la petite chambre qui lui servait de cabinet de toilette et jeta un coup d'œil sur sa glace, il se sourit à lui-même avec une mélancolie qui doublait le charme déjà si réel de sa physionomie. Il n'y avait point à se tromper à ce sourire, car il alla aussitôt à sa fenêtre et l'ouvrit.

Peut-être Bathilde avait-elle fait aussi bien des projets pour le moment où elle reverrait son voisin; peut-être avait-elle arrangé une belle défense qui consistait à ne point regarder de son côté ou à fermer sa fenêtre après une simple révérence; mais au bruit de la fenêtre de son voisin qui s'ouvrait, tout fut oublié, elle s'élança à la sienne en s'écriant:

—Ah! vous voilà! Mon Dieu, monsieur, que vous m'avez fait de mal!

Cette exclamation était dix fois plus que n'avait espéré d'Harmental. Aussi, s'il avait de son côté préparé quelques phrases bien posées et bien éloquentes, ce qui était probable, ces phrases s'échappèrent-elles à l'instant de son esprit, et joignant les mains à son tour:

—Bathilde! Bathilde! s'écria-t-il, vous êtes donc aussi bonne que vous êtes belle?

—Pourquoi bonne? demanda Bathilde. Ne m'avez-vous pas dit que si j'étais orpheline, vous étiez sans parents? Ne m'avez-vous pas dit que j'étais votre sœur, et que vous étiez mon frère?

—Et alors, Bathilde, vous avez prié pour moi?

—Toute la nuit, dit en rougissant la jeune fille.

—Et moi qui remerciais le hasard de m'avoir sauvé, tandis que je devais tout aux prières d'un ange!

—Le danger est donc passé? s'écria vivement Bathilde.

—Cette nuit a été sombre et triste, répondit d'Harmental. Ce matin, cependant, j'ai été réveillé par un rayon de soleil; mais il ne faut qu'un nuage pour qu'il disparaisse. Il en est ainsi du danger que j'ai couru: il est passé pour faire place à un plaisir bien grand, Bathilde, celui d'être certain que vous avez pensé à moi; mais il peut revenir. Et, tenez, reprit-il en entendant les pas d'une personne qui montait dans son escalier, le voilà peut-être qui va frapper à ma porte!

En ce moment, en effet, on frappa trois coups à la porte du chevalier.

—Qui va là? demanda d'Harmental de la fenêtre, et avec une voix dans laquelle toute sa fermeté ne pouvait pas faire qu'il ne perçât un peu d'émotion.

—Ami! répondit-on.

—Eh bien? demanda Bathilde avec anxiété.

—Eh bien! toujours, grâce à vous, Dieu continue de me protéger. Celui qui frappe est un ami. Encore une fois merci, Bathilde!

Et le chevalier referma sa fenêtre, en envoyant à la jeune fille un dernier salut qui ressemblait fort à un baiser.

Puis il alla ouvrir à l'abbé Brigaud, qui, commençant à s'impatienter, venait de frapper une seconde fois.

—Eh bien! dit l'abbé, sur la figure duquel il était impossible de lire la moindre altération, que nous arrive-t-il donc, mon cher pupille, que nous sommes enfermé ainsi à serrure et à verrous? Est-ce pour prendre un avant goût de la Bastille?

—Holà! l'abbé! répliqua d'Harmental d'un visage si joyeux et d'une voix si enjouée qu'on eût dit qu'il voulait lutter d'impassibilité avec Brigaud, point de pareilles plaisanteries, je vous prie, cela pourrait bien porter malheur!

—Mais regardez donc, regardez donc! dit Brigaud en jetant les yeux autour de lui; ne dirait-on pas qu'on entre chez un conspirateur? Des pistolets sur la table de nuit, une épée sous le chevet, et sur cette chaise un feutre et un manteau! Ah! mon cher pupille, mon cher pupille, vous vous dérangez, ce me semble. Allons, remettez-moi tout cela à sa place, et que moi-même je ne puisse pas m'apercevoir, quand je viens vous faire ma visite paternelle, de ce qui se passe ici quand je n'y suis pas!

D'Harmental obéit, tout en admirant le flegme de cet homme d'église, que son sang-froid à lui, homme d'épée, avait grand-peine à atteindre.

—Bien, bien dit Brigaud en le suivant des yeux. Ah et ce nœud d'épaule que vous oubliez, et qui n'a jamais été fait pour vous car, le diable m'emporte! il date de l'époque où vous étiez en jaquette! Allons, allons, rangez-le aussi; qui sait, vous pourriez en avoir besoin.

—Eh! pourquoi faire, l'abbé? demanda en riant d'Harmental, pour aller au lever du régent?

—Eh! mon Dieu, non, mais pour faire un signal à quelque brave homme qui passe. Allons, rangez-moi cela!

—Mon cher abbé, dit d'Harmental, si vous n'êtes pas le diable en personne, vous êtes au moins une de ses plus intimes connaissances.

—Eh non! pour Dieu, non! je suis un pauvre bonhomme qui va son petit chemin, et qui, tout allant, regarde à droite et à gauche, en haut et en bas, voilà tout. C'est comme cette fenêtre... que diable! voilà un rayon de printemps, le premier qui vient frapper humblement à cette fenêtre, et vous ne lui ouvrez pas! On dirait que vous avez peur d'être vu, ma parole d'honneur! Ah! pardon, je ne savais pas que quand votre fenêtre s'ouvrait, elle en faisait fermer une autre.

—Mon cher tuteur, vous êtes plein d'esprit, répondit d'Harmental, mais d'une indiscrétion terrible! C'est au point que si vous étiez mousquetaire au lieu d'être abbé, je vous chercherais une querelle.

—Une querelle! et pourquoi diable, mon cher? parce que je veux vous aplanir le chemin de la fortune, de la gloire et de l'amour peut-être! Ah! ce serait une monstrueuse ingratitude!

—Eh bien, non! soyons amis, l'abbé, reprit d'Harmental en lui tendant la main. Aussi bien ne serais-je pas fâché d'avoir quelques nouvelles.

—De quoi?

—Mais que sais-je! de la rue des Bons-Enfants, où il y a eu grand train, à ce qu'on m'a dit; de l'Arsenal, où je pense que madame du Maine donnait une soirée. Et même du régent, qui, si j'en crois un rêve que j'ai fait, est rentré au Palais-Royal fort tard et un peu agité.

—Eh bien! tout a été à merveille: le bruit de la rue des Bons-Enfants, si toutefois il y en a eu, est tout à fait calmé ce matin. Madame du Maine a une aussi grande reconnaissance pour ceux que des affaires importantes ont retenus loin de l'Arsenal, qu'elle a eu au fond du cœur, j'en suis sûr, du mépris pour ceux qui y sont venus. Enfin, le régent a déjà, comme d'habitude, en rêvant cette nuit qu'il était roi de France, oublié qu'il a failli hier au soir être prisonnier du roi d'Espagne. Maintenant c'est à recommencer.

—Ah! pardon, l'abbé, dit d'Harmental; mais avec votre permission, c'est le tour des autres. Je ne serais pas fâché de me reposer un peu, moi.

—Diable! voilà qui s'accorde mal avec la nouvelle que je vous apporte.

—Et quelle nouvelle m'apportez-vous?

—Qu'il a été décidé cette nuit que vous partiriez en poste ce matin pour la Bretagne.

—Pour la Bretagne, moi? Et que voulez-vous que j'aille faire en Bretagne?

—Vous le saurez quand vous y serez.

—Et s'il ne me plaît pas de partir?

—Vous réfléchirez, et vous partirez tout de même.

—Et à quoi réfléchirai-je?

—Vous réfléchirez que ce serait d'un fou d'interrompre une entreprise qui touche à sa fin, pour un amour qui n'en est encore qu'à son commencement, et d'abandonner les intérêts d'une princesse du sang pour gagner les bonnes grâces d'une grisette.

—L'abbé! dit d'Harmental.

—Oh! ne nous fâchons pas, mon cher chevalier, reprit Brigaud, mais raisonnons. Vous vous êtes engagé volontairement dans l'affaire que nous poursuivons et vous avez promis de nous aider à la mener à bien. Serait-il loyal de nous abandonner maintenant pour un échec? Que diable! mon cher pupille, il faut avoir un peu plus de suite dans ses idées, ou ne pas se mêler de conspirer.

—Et c'est justement, reprit d'Harmental, parce que j'ai de la suite dans mes idées, que, cette fois comme l'autre, avant de rien entreprendre de nouveau, je veux savoir ce que j'entreprends. Je me suis offert pour être le bras, il est vrai; mais, avant de frapper, le bras veut savoir ce qu'a décidé la tête. Je risque ma liberté, je risque ma vie, je risque quelque chose qui peut-être m'est plus précieux encore. Je veux risquer tout cela à ma façon, les yeux ouverts et non fermés. Dites-moi d'abord ce que je vais faire en Bretagne, et ensuite, eh bien! peut-être irai-je.

—Vos ordres portent que vous vous rendrez à Rennes. Là, vous décachetterez cette lettre, et vous y trouverez vos instructions.

—Mes ordres! mes instructions!

—Mais n'est-ce point les termes dont le général se sert à l'endroit de ses officiers, et les gens de guerre ont-ils l'habitude de discuter les commandements qu'on leur donne?

—Non pas, quand ils sont au service; mais moi, je n'y suis plus.

—C'est vrai! j'avais oublié de vous dire que vous y étiez rentré.

—Moi?

—Oui, vous. J'ai même votre brevet dans ma poche. Tenez.

Et Brigaud tira de sa poche un parchemin qu'il présenta tout plié à d'Harmental, et que celui-ci déploya lentement et tout en interrogeant Brigaud du regard.

—Un brevet! s'écria le chevalier, un brevet de colonel d'un des quatre régiments de carabiniers! Et d'où me vient ce brevet?

—Regardez la signature, pardieu!

—Louis-Auguste! monsieur le duc du Maine!

—Eh bien! qu'y a-t-il là d'étonnant? En sa qualité de grand-maître de l'artillerie n'a-t-il pas la nomination à douze régiments? Il vous en donne un, voilà tout, pour remplacer celui qu'on vous a ôté; et, comme votre général, il vous envoie en mission. Est-ce l'habitude des gens de guerre de refuser en pareil cas l'honneur que leur a fait leur chef en songeant à eux?

Moi, je suis homme d'église, et je ne m'y connais pas.

—Non, mon cher abbé, non! s'écria d'Harmental, et c'est au contraire le devoir de tout officier du roi d'obéir à son chef.

—Sans compter, reprit négligemment Brigaud, que dans le cas où la conspiration échouerait, vous n'avez fait qu'obéir aux ordres qu'on vous a donnés, et que vous pouvez rejeter sur un autre toute la responsabilité de vos actions.

—L'abbé! s'écria une seconde fois d'Harmental.

—Dame! vous n'allez pas... je vous fais sentir l'éperon, moi!

—Si, mon cher abbé, si, je vais.... Excusez-moi; mais tenez, il y a des moments où je suis à moitié fou. Me voilà aux ordres de monsieur du Maine, ou plutôt de madame. Ne la verrai-je donc point avant mon départ pour tomber à ses genoux, pour baiser le bas de sa robe, pour lui dire que je suis prêt à me faire casser la tête sur un mot d'elle?

—Allons, voilà que nous allons tomber dans l'exagération contraire! Mais non, il ne faut pas vous faire casser la tête, il faut vivre; vivre pour triompher de nos ennemis, et pour porter un bel uniforme avec lequel vous tournerez la tête à toutes les femmes.

—Oh! mon cher Brigaud, il n'y en a qu'une à laquelle je veuille plaire.

—Eh bien! vous plairez à celle-là d'abord et aux autres ensuite.

—Et quand dois-je partir?

—À l'instant même.

—Vous me donnerez bien une demi-heure?

—Pas une seconde!

—Mais je n'ai pas déjeuné.

—Je vous emmène et vous déjeunerez avec moi.

—Je n'ai là que deux ou trois mille francs, et ce n'est point assez.

—Vous trouverez une année de votre solde dans le coffre de votre voiture.

—Des habits?...

—Vos malles en sont pleines. Est-ce que je n'avais pas votre mesure, et seriez-vous mécontent de mon tailleur?

—Mais au moins, l'abbé, quand reviendrai-je?

—D'aujourd'hui en six semaines, jour pour jour, madame la duchesse du Maine vous attend à Sceaux.

—Mais au moins, l'abbé, vous me permettrez bien d'écrire deux lignes?

—Deux lignes, soit! je ne veux pas être trop exigeant. Le chevalier se mit à une table et écrivit:

«Chère Bathilde, aujourd'hui c'est plus qu'un danger qui me menace, c'est un malheur qui m'atteint. Je suis forcé de partir à l'instant même sans vous revoir, sans vous dire adieu. Je serai six semaines absent. Au nom du ciel!

Bathilde, n'oubliez pas celui qui ne sera pas une heure sans penser à vous.

Raoul.»

Cette lettre terminée, pliée et cachetée, le chevalier se leva et alla à sa fenêtre; mais, comme nous l'avons dit, celle de sa voisine s'était refermée à l'apparition de l'abbé Brigaud. Il n'y avait donc aucun moyen de faire passer à Bathilde la dépêche qui lui était destinée. D'Harmental laissa échapper un geste d'impatience. En ce moment on gratta doucement à la porte; l'abbé ouvrit et Mirza, qui, guidée par son instinct et sa gourmandise, avait trouvé la chambre du jeteur de bonbons, parut sur le seuil et entra en faisant mille démonstrations de joie.

—Eh bien! dit Brigaud, dites encore qu'il n'y a pas un bon Dieu pour les amants! Vous cherchiez un messager, en voilà justement un qui vous arrive.

—L'abbé! l'abbé! dit d'Harmental en secouant la tête prenez garde d'entrer dans mes secrets plus avant que la chose ne me conviendra!

—Allons donc! répondit Brigaud, un confesseur, mon cher, c'est un abîme!

—Ainsi, pas un mot ne sortira de votre bouche?

—Sur l'honneur! chevalier.

Et d'Harmental attacha la lettre au cou de Mirza, lui donna un morceau de sucre en récompense de la mission qu'elle allait accomplir, et moitié triste d'avoir perdu pour six semaines sa belle voisine, moitié gai d'avoir retrouvé pour toujours son bel uniforme, il prit tout l'argent qui lui restait, fourra ses pistolets dans ses poches, agrafa son épée à sa ceinture, mit son feutre sur sa tête, jeta son manteau sur ses épaules, et suivit l'abbé Brigaud


Chapitre 25

Au jour et à l'heure dits, c'est-à-dire six semaines après son départ de la capitale, et à quatre heures de l'après-midi, d'Harmental, revenant de Bretagne, entrait au grand galop de ses deux chevaux de poste dans la cour du palais de Sceaux.

Des valets en grande livrée attendaient sur le perron, et tout annonçait les préparatifs d'une fête. D'Harmental passa à travers leur double haie, franchit le vestibule, et se trouva dans un grand salon au milieu duquel causaient par groupes, en attendant la maîtresse de la maison, une vingtaine de personnes dont la plupart étaient de sa connaissance. C'étaient, entre autres, le comte de Laval, le marquis de Pompadour, le poète Saint-Genest, le vieil abbé de Chaulieu, Saint-Aulaire, mesdames de Rohan, de Croissy, de Charost et de Brissac.

D'Harmental alla droit au marquis de Pompadour, celui de toute cette noble et intelligente société qu'il connaissait le plus. Tous deux échangèrent une poignée de main, puis d'Harmental tirant Pompadour à l'écart:

—Mon cher marquis, dit le chevalier, pourriez-vous m'apprendre comment il se fait que, lorsque je croyais arriver tout juste pour un triste et ennuyeux conciliabule politique, je me trouve jeté au milieu des préparatifs d'une fête?

—Ma foi! je n'en sais rien, mon cher chevalier, répondit Pompadour; et vous me voyez aussi étonné que vous, j'arrive moi-même de Normandie.

—Ah! vous arrivez aussi, vous?

—À l'instant même. Aussi faisais-je la même question que vous venez de me faire à Laval. Mais il arrive de Suisse, et il n'en sait pas plus que nous.

En ce moment, on annonça le baron de Valef.

—Ah! pardieu! voilà notre affaire, continua Pompadour; Valef est des plus intimes de la duchesse, et il nous dira cela, lui.

D'Harmental et Pompadour allèrent à Valef, qui, de son côté, les reconnaissant, vint droit à eux; d'Harmental et Valef ne s'étaient pas revus depuis le jour du duel par lequel nous avons ouvert cette histoire, de sorte qu'ils se serrèrent la main avec un grand plaisir. Puis, après les premiers compliments échangés:

—Mon cher Valef, demanda d'Harmental, pourriez-vous me dire quel est le but de cette grande réunion, quand je croyais être convoqué en très petit comité?

—Ma foi! mon très cher, je n'en sais rien, dit Valef; j'arrive de Madrid.

—Ah ça! mais tout le monde arrive donc ici? dit en riant Pompadour; ah! voilà Malezieux. J'espère que celui-là n'arrive que de Dombes ou de Châtenay, et comme en tout cas il a certainement passé par la chambre de madame du Maine, nous allons enfin savoir de ses nouvelles....

À ces mots, Pompadour fit un signe à Malezieux, mais le digne chancelier était trop galant pour ne pas s'acquitter d'abord de son devoir de chevalier auprès des femmes. Il alla donc saluer mesdames de Rohan, de Charost, de Croissy et de Brissac, puis il s'achemina vers le groupe que formaient Pompadour, d'Harmental et de Valef.

—Ma foi! mon cher Malezieux, dit Pompadour, nous vous attendions avec une grande impatience; nous arrivons des quatre coins du monde, à ce qu'il paraît: Valef du midi, d'Harmental de l'occident, Laval de l'orient, moi du nord, vous, je ne sais d'où; de sorte que, nous l'avouons, nous serions curieux de savoir ce que nous venons faire à Sceaux.

—Vous êtes venus assister à une grande solennité, messieurs, répondit Malezieux; vous venez assister à la réception d'un nouveau chevalier de la Mouche-à-Miel.

—Peste! dit d'Harmental, un peu piqué qu'on ne lui eût pas même laissé la faculté de passer par la rue du Temps-Perdu avant de venir à Sceaux. Je comprends alors pourquoi madame du Maine nous avait fait recommander à tous d'être si exacts au rendez-vous; et quant à moi, je suis fort reconnaissant à Son Altesse.

—D'abord, jeune homme, interrompit Malezieux, il n'y a ici ni madame du Maine ni Altesse, il y a la belle fée Ludovise, la reine des Abeilles, à laquelle chacun doit obéir aveuglément. Or, notre reine est la toute-sagesse comme elle est la toute-puissance. Et quand vous saurez quel est le chevalier de la Mouche que nous recevons en ce moment, peut-être ne regretterez vous plus si fort la diligence que vous avez faite.

—Et qui recevons-nous? demanda Valef, qui arrivant de plus loin était naturellement le plus pressé de savoir pourquoi on l'avait fait venir.

—Nous recevons Son Excellence le prince de Cellamare.

—Ah! ah! C'est autre chose, fit Pompadour, et je commence à comprendre.

—Et moi aussi, dit Valef.

—Et moi aussi, dit d'Harmental.

—Très bien! très bien! répondit en souriant Malezieux, et avant la fin de la nuit vous comprendrez mieux encore. En attendant, laissez-vous conduire. Ce n'est point la première fois que vous entrez quelque part les yeux bandés, n'est-ce pas monsieur d'Harmental?

Et à ces mots, Malezieux s'avança vers un petit homme à la figure plate, aux longs cheveux collants, aux regards envieux, qui paraissait tout embarrassé de se trouver en si noble compagnie, et que d'Harmental voyait pour la première fois. Aussi demanda-t-il aussitôt à Pompadour quel était ce petit homme. Pompadour lui répondit que c'était le poète Lagrange-Chancel.

Les deux jeunes gens regardèrent un instant le nouveau venu avec une curiosité mêlée de dégoût, puis se retournant d'un autre côté et laissant Pompadour s'avancer vers le cardinal de Polignac, qui entrait en ce moment, ils allèrent causer dans l'embrasure d'une fenêtre de la réception du nouveau chevalier de la Mouche-à-Miel.

L'ordre de la Mouche-à-Miel avait été fondé par madame la duchesse du Maine à propos de cette devise empruntée à l'Aminte du Tasse, et qu'elle avait prise à l'occasion de son mariage: Piccola si, ma fa pur gravi le ferite. Devise que Malezieux, dans son éternel dévouement poétique pour la petite fille du grand Condé, avait traduite ainsi:

L'abeille, petit animal,
Fait de grandes blessures.
Craignez son aiguillon fatal,
Évitez ses piqûres.
Fuyez si vous pouvez les traits
Qui partent de sa bouche;
Elle pique et s'envole après,
C'est une fine mouche.

Cet ordre, comme tous les autres, avait sa décoration, ses officiers, son grand-maître. Sa décoration était une médaille représentant d'un côté une ruche et de l'autre la reine des Abeilles; cette médaille était suspendue à la boutonnière par un ruban citron, et tout chevalier devait en être décoré chaque fois qu'il venait à Sceaux. Ses officiers étaient Malezieux, Saint-Aulaire, l'abbé de Chaulieu et Saint-Genest; son grand-maître était madame du Maine. Il se composait de trente-neuf membres et ne pouvait dépasser ce nombre. La mort de monsieur de Nevers avait réduit ce nombre, et, comme Malezieux venait de l'annoncer à d'Harmental, cette lacune allait être comblée par la nomination du prince de Cellamare.

Le fait est que madame du Maine avait trouvé plus sûr de couvrir cette réunion toute politique d'un prétexte tout frivole, certaine qu'elle était qu'une fête dans les jardins de Sceaux paraîtrait moins suspecte à Dubois et à Voyer d'Argenson qu'un conciliabule à l'Arsenal.

Aussi, comme on va le voir, rien n'avait-il été oublié pour rendre à l'ordre de la Mouche-à-Miel son ancienne splendeur, et pour ressusciter dans leur magnificence première ces fameuses nuits blanches qu'avait tant raillées Louis XIV.

En effet, à quatre heures précises, moment fixé pour la cérémonie, la porte du salon s'ouvrit, et l'on aperçut, dans une galerie tendue de satin incarnat semé d'abeilles d'argent, sur un trône élevé de trois marches, la belle fée Ludovise, à qui la petitesse de sa taille et la délicatesse de ses traits, bien plus encore que la baguette d'or qu'elle tenait à la main, donnaient l'apparence de l'être aérien dont elle avait pris le nom. Elle fit un geste de la main, et toute sa cour, passant du salon dans la galerie, se rangea en demi-cercle autour de son trône, sur les marches duquel allèrent se placer les grands dignitaires de l'ordre. Lorsque chacun fut à son poste, une porte latérale s'ouvrit, et Bessac, enseigne des gardes de monseigneur le duc du Maine, portant le costume de héraut, c'est-à-dire une robe cerise toute brodée d'abeilles d'argent, et coiffé d'un bonnet en forme de ruche, entra et annonça à haute voix:

—Son Excellence le prince de Cellamare.

Le prince entra, s'avança d'un pas grave vers la reine des Abeilles, fléchit le genou sur la première marche de son trône, et attendit.

—Prince de Samarcand, dit alors le héraut, prêtez une oreille attentive à la lecture des statuts de l'ordre que la grande fée Ludovise veut bien vous conférer, et songez sérieusement à ce que vous allez faire.

Le prince s'inclina en signe qu'il comprenait toute l'importance de l'engagement qu'il allait prendre. Le héraut continua:

Article premier.

—Vous jurez et promettez une fidélité inviolable, une aveugle obéissance à la grande fée Ludovise, dictatrice perpétuelle de l'ordre incomparable de la Mouche-à-Miel. Jurez par le sacré mont Hymette.

En ce moment, une musique cachée se fit entendre, et un chœur de musiciens invisibles chanta:

Jurez, seigneur de Samarcand;
Jurez, digne fils du grand khan.

—Par le sacré mont Hymette! je le jure, dit le prince.

Alors le chœur reprit, mais renforcé cette fois de la voix de tous les assistants:

Il principe di Samarcand,
Il digne figlio del gran'khan,
Ha guirato:
Sia ricevuto.

Après ce refrain répété trois fois, le héraut reprit la lecture de son règlement:

Article deuxième.

—Vous jurez et promettez de vous trouver dans le palais enchanté de Sceaux, chef-lieu de l'ordre de la Mouche-à-Miel, toutes les fois qu'il sera question de tenir chapitre, et cela, toutes affaires cessantes, sans même que vous puissiez vous excuser sous prétexte de quelque incommodité légère, comme goutte, excès de pituite ou gale de Bourgogne.

Le chœur reprit:

Jurez, seigneur de Samarcand;
Jurez, digne fils du grand khan.

—Par le sacré mont Hymette! je le jure, dit le prince.

Article troisième, continua le héraut:

Vous jurez et promettez d'apprendre incessamment à danser toute contredanse comme furstemberg, derviches, pistolets, courantes, sarabandes, gigues et autres, et de les danser en tout temps; mais encore plus volontiers si faire se peut, pendant la canicule, et de ne point quitter la danse, si cela ne vous est ordonné, que vos habits ne soient percés de sueur, et que l'écume ne vous en vienne à la bouche.

Le chœur.

Jurez, seigneur de Samarcand;
Jurez, digne fils du grand khan.

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article quatrième.

—Vous jurez et promettez d'escalader généreusement toutes les meules de foin, de quelque hauteur qu'elles puissent être, sans que la crainte des culbutes les plus affreuses puisse jamais vous arrêter.

Le chœur.

Jurez, prince de Samarcand;
Jurez, digne fils du grand khan.

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article cinquième.

—Vous jurez et promettez de prendre en votre protection toutes les espèces de mouches à miel, et de ne faire jamais mal à aucune, de vous en laisser piquer courageusement sans les chasser, quelque endroit de votre personne qu'il leur plaise d'attaquer, soit mains, joues, jambes, etc.; dussent-elles, de ces piqûres, devenir plus grosses et plus enflées que celles de votre majordome.

Le chœur.

Jurez, prince de Samarcand;
Jurez, digne fils du grand khan.

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article sixième.

—Vous jurez et promettez de respecter le premier ouvrage des mouches à miel, et à l'exemple de votre grande dictatrice, d'avoir en horreur l'usage profane qu'en font les apothicaires, dussiez-vous crever de réplétion.

Le chœur.

Jurez, prince de Samarcand;
Jurez, digne fils du grand khan.

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

Le héraut.

Article septième et dernier.

—Vous jurez et promettez enfin de conserver soigneusement la glorieuse marque de votre dignité, et de ne jamais paraître devant votre dictatrice sans avoir à votre côté la médaille dont elle va vous honorer.

Le chœur.

Jurez, prince de Samarcand;
Jurez, digne fils du grand khan.

Le prince.

Par le sacré mont Hymette! je le jure.

À ce dernier serment, le chœur général reprit:

Il principe di Samarcand,
Il digno figlio del gran' khan,
Ha guirato:
Sia ricevuto.

Alors la fée Ludovise se leva, et prenant des mains de Malezieux la médaille suspendue au ruban orange, et faisant signe au prince d'approcher, elle prononça ces vers, dont le mérite était fort augmenté par l'à-propos de la situation:

Digne envoyé d'un grand monarque,
Recevez de ma main la glorieuse marque
De l'ordre qu'on vous a promis:
Thessandre, apprenez de ma bouche
Que je vous mets au rang de mes amis
En vous faisant chevalier de la Mouche.

Le prince mit un genou en terre, et la fée Ludovise lui passa au cou le ruban orange et la médaille qu'il soutenait.

Au même instant, le chœur général éclata, chantant tout d'une voix:

Viva semprè, viva, et in onore cresca
Il novo cavaliere della Mosca.

À la dernière mesure de ce chœur général, une seconde porte latérale s'ouvrit à deux battants, et laissa voir un magnifique souper servi dans une salle splendidement illuminée.

Le nouveau chevalier de la Mouche offrit alors la main à la dictatrice, la fée Ludovise, et tous deux s'acheminèrent vers la salle à manger, suivis du reste des assistants.

Mais, à la porte de la salle à manger, ils furent arrêtés par un bel enfant habillé en Amour, et qui portait à la main un globe de cristal dans lequel on voyait autant de petits billets roulés qu'il y avait de convives. C'était une loterie d'un nouveau genre, et qui était bien digne de servir de suite à la cérémonie que nous venons de raconter.

Parmi les cinquante billets que renfermait cette loterie, il y en avait dix sur lesquels étaient écrits les mots: chanson, madrigal, épigramme, impromptu, etc., etc. Ceux auxquels tombaient ces billets étaient forcés d'acquitter leur dette séance tenante et pendant le repas. Les autres n'étaient tenus qu'à applaudir, à boire et à manger.

À la vue de cette loterie poétique, les quatre dames se récrièrent sur la faiblesse de leur esprit, qui devait les exempter d'un pareil concours; mais madame la duchesse du Maine déclara que personne ne devait être exempt des chances du hasard. Seulement, les dames étaient autorisées à prendre un collaborateur, et le collaborateur, en échange, acquérait des droits à un baiser. Comme on le voit, c'était de la plus pure bergerie.

Cet amendement fait à la loi, la fée Ludovise introduisit la première sa petite main dans le globe de cristal et en tira un billet qu'elle déroula. Le billet portait le mot impromptu.

Chacun puisa après elle; mais soit hasard, soit disposition adroite des lots, les pièces de vers tombèrent presque toutes à Chaulieu, à Saint-Genest, à Malezieux, à Saint-Aulaire et à Lagrange-Chancel.

Mesdames de Croissy, de Rohan et de Brissac tirèrent les autres lots, et choisirent immédiatement pour collaborateurs Malezieux, Saint-Genest et l'abbé de Chaulieu, qui se trouvèrent ainsi chargés d'une double tâche.

Quant à d'Harmental, il avait à sa grande joie tiré un billet blanc, ce qui, comme nous l'avons déjà dit, bornait sa tâche à applaudir, à boire et à manger.

Cette petite opération terminée, chacun alla prendre à la table la place qui d'avance lui était désignée par une étiquette portant son nom.


Chapitre 26

Cependant, hâtons-nous de le dire à la louange de madame la duchesse du Maine, cette fameuse loterie, qui rappelait avec avantage les plus beaux jours de l'hôtel Rambouillet, n'était pas si ridicule au fond qu'elle paraissait être à la superficie. D'abord les petits vers, les sonnets et les épigrammes étaient forts à la mode à cette époque, dont ils représentaient à merveille la futilité. Ce vaste foyer de poésie allumé par Corneille et par Racine allait s'éteignant, et sa flamme, qui avait éclairé le monde, ne se trahissait plus que par quelques pauvres petites étincelles qui brillaient dans le cercle d'une coterie, se répandaient dans une douzaine de ruelles, et s'éteignaient aussitôt. Puis il y avait encore à cette lutte d'esprit un motif autre que celui de la mode. Cinq à six personnes seulement étaient initiées au véritable but de la fête, et il fallait occuper par d'amusantes futilités deux heures d'un repas pendant lequel chaque physionomie serait un livre ouvert aux commentaires, et la duchesse du Maine n'avait rien trouvé de mieux pour cela que d'inventer un de ces jeux qui avaient fait appeler Sceaux les galeries du Bel-Esprit.

Le commencement du dîner fut, comme toujours, froid et silencieux; il faut s'accommoder avec ses voisins, reconnaître sur la table cette étroite part de propriété qui revient à chaque convive, puis enfin, si poète et si berger que l'on soit, éteindre ce premier cri de la faim. Cependant le premier service disparu, ce léger chuchotement qui prélude à la conversation générale commença de se faire entendre. La belle fée Ludovise, seule préoccupée sans doute de l'impromptu que le sort lui avait fait échoir en partage, et ne voulant pas donner le mauvais exemple en prenant un collaborateur, était silencieuse ce qui, par une réaction toute naturelle, jetait une ombre de tristesse sur tout le repas. Malezieux vit qu'il était temps de couper le mal dans sa racine, et s'adressant à la duchesse du Maine.

—Belle fée Ludovise, lui dit-il, tes sujets se plaignent amèrement de ton silence, auquel tu ne les as pas habitués, et me chargent de porter leur réclamation au pied de ton trône.

—Hélas! dit la duchesse, vous le voyez, mon cher chancelier, je suis comme le corbeau de la fable, qui veut imiter l'aigle et enlever un mouton.

J'ai les pieds pris dans mon impromptu et je ne peux plus m'en dépêtrer.

—Alors, répondit Malezieux, permets-nous de maudire pour la première fois les lois que tu nous as imposées. Mais tu nous as habitués au son de ta voix et au charme de ton esprit, belle princesse, si bien que nous ne pouvons plus nous en passer.

Chaque mot qui sort de ta bouche
Nous surprend, nous ravit, nous touche.
Il a mille agréments divers.
Pardonne, princesse, si j'ose
Faire le procès à ta prose,
Qui nous a privé de tes vers.

—Mon cher Malezieux, s'écria la duchesse, je prends l'impromptu à mon compte. Me voilà quitte envers la société, il n'y a plus que vous à qui je dois un baiser.

—Bravo! s'écrièrent tous les convives.

—Ainsi, à partir de ce moment, messieurs, plus de conversations particulières, plus de chuchotement individuel, chacun se doit à tous. Allons, mon Apollon, continua la duchesse en se tournant vers Saint-Aulaire, qui parlait bas à madame de Rohan près de laquelle il était placé, nous commençons notre inquisition par vous; dites-nous tout haut le secret que vous disiez tout bas à votre belle voisine.

Il paraît que le secret n'était pas de nature à être répété tout haut, car madame de Rohan rougit jusqu'au blanc des yeux, et fit signe à Saint-Aulaire de garder le silence; celui-ci la rassura d'un geste, puis se tournant vers la duchesse, à laquelle il devait un madrigal:

—Madame, lui dit-il, répondant à son ordre et s'acquittant en même temps de l'obligation imposée par la loterie:

La divinité qui s'amuse
À me demander mon secret,
Si j'étais Apollon, ne serait pas ma muse,
Elle serait Thétis et le jour finirait!

Ce madrigal, qui devait cinq ans plus tard conduire Saint-Aulaire à l'Académie, eut un tel succès que pendant quelques instants personne n'osa se hasarder à venir après lui. Il en résulta après les applaudissements obligés un silence d'un instant. La duchesse le rompit la première en reprochant à Laval de ne pas manger.

—Vous oubliez ma mâchoire, dit Laval en montrant sa mentonnière.

—Nous, oublier votre blessure! reprit madame du Maine, une blessure reçue pour la défense du pays et au service de notre illustre père Louis XIV! Vous vous méprenez, mon cher Laval, c'est le régent qui l'oublie et non pas nous.

—En tout cas, dit Malezieux, il me semble, mon cher comte, qu'une blessure si bien placée est plutôt un motif de fierté que de tristesse.

Mars t'a frappé de son tonnerre
En mille aventures de guerre
Dignes du grand nom de Laval.
Il te reste un gosier pour boire,
Cher ami, c'est le principal,
Console-toi de la mâchoire.

—Oui, dit le cardinal de Polignac, mais si le temps qu'il fait continue, mon cher Malezieux, le gosier de Laval court grand risque de ne pas boire du vin cette année.

—Comment cela? demanda Chaulieu avec inquiétude.

—Comment cela, mon cher Anacréon? ignorez-vous donc ce qui arrive au ciel?

—Hélas! dit Chaulieu en se tournant vers la duchesse, Votre Éminence sait bien que je n'y vois plus même assez pour y distinguer les étoiles; mais n'importe, pour ne pas y voir, je n'en suis que plus inquiet de ce qui s'y passe.

—Il s'y passe que mes vignerons m'écrivent de Bourgogne que tout est brûlé par le soleil, et que la récolte prochaine est perdue si d'ici à quelques jours nous n'avons de la pluie.

—Entendez-vous, Chaulieu, dit en riant madame la duchesse du Maine, de la pluie, vous qui avez si grande horreur de l'eau. Entendez-vous ce que son Éminence demande?

—Oh! cela est vrai, dit Chaulieu; mais il y a moyen de tout concilier:

L'eau me fait horreur, ma commère;
À son aspect j'entre en colère,
Je frémis comme un enragé.
Cependant malgré ma furie,
Aujourd'hui mon cœur est changé,
Nos vins demandent de la pluie.

Ciel! fais pleuvoir en diligence
Verse de l'eau sur notre France,
Qui n'a déjà que trop pâti;
Elle aura beau tomber sur terre,
J'aurai soin de boire à l'abri,
De peur qu'il n'en tombe en mon verre.

—Oh! vous nous ferez bien grâce pour ce soir, mon cher Chaulieu, s'écria la duchesse, et vous attendrez la pluie jusqu'à demain. La pluie dérangerait le divertissement que notre bonne Delaunay, votre amie, nous prépare en ce moment dans nos jardins.

—Ah! voilà donc ce qui nous prive du plaisir d'avoir notre aimable savante à notre table, dit Pompadour; elle se sacrifie pour nous, et nous l'oublions; nous étions de grands ingrats. À sa santé, Chaulieu!

Et Pompadour leva son verre, geste qui fut immédiatement imité par le sexagénaire amant de la future madame de Staël.

—Un instant, un instant! s'écria Malezieux en tendant son verre vide à Saint-Genest; peste! j'en suis aussi, moi!

Je soutiens qu'un esprit solide
Ne doit point admettre le vide,
Je prétends le réfuter.
Partout, je lui ferai la guerre,
Et pour qu'on ne puisse en douter,
Saint-Genest, remplis-moi mon verre.

Saint-Genest se hâta d'obéir à la sommation du chancelier de Dombes; mais en reposant la bouteille, soit hasard soit exprès, il renversa une lumière, qui s'éteignit. Aussitôt madame la duchesse, qui suivait tout ce qui se passait de son œil vif et rapide, le railla sur sa maladresse. C'était sans doute ce que demandait le bon abbé, car se tournant aussitôt du côté de madame du Maine:

—Belle fée, dit-il, vous avez tort de me railler sur ma maladresse; ce que vous prenez pour une gaucherie est un hommage rendu à vos beaux yeux.

—Et comment cela, mon cher abbé? Un hommage rendu à mes yeux, dites vous?

—Oui, grande fée, continua Saint-Genest, je l'ai dit et je le prouve:

Ma muse sévère et grossière
Vous soutient que tant de lumière
Est inutile dans les cieux.
Sitôt que notre auguste Aminte
Fait briller l'éclat de ses yeux,
Toute autre lumière est éteinte.

Ce madrigal, si élégamment tourné, eût sans doute obtenu tout le succès qu'il méritait d'avoir, si, au moment même où Saint-Genest disait le dernier vers madame du Maine, malgré les efforts qu'elle faisait pour se retenir, n'eût outrageusement éternué et cela avec un tel bruit, qu'au grand désappointement de Saint-Genest, le trait final en fut perdu pour la plupart des auditeurs; mais dans cette société de chasseurs à l'esprit, rien ne pouvait se perdre: ce qui nuisait à l'un servait à l'autre; et à peine la duchesse eut-elle laissé échapper cet intempestif éternuement, que Malezieux, le saisissant au vol, s'écria:

Que je suis étonné
Du bruit que fait le nez
De la belle déesse!
Car grande est la princesse,
Mais petit est le nez
Qui m'a tant étonné.

Ce dernier impromptu était d'un précieux si superlatif que pour un instant il imposa silence à tous les autres, et qu'on redescendit des hauteurs de la poésie aux vulgarités de la simple prose.

Pendant tout le temps qu'avait eu lieu ce feu roulant de bel esprit, d'Harmental, usant de la liberté que lui donnait son billet blanc, avait gardé le silence, ou bien échangé avec Valef, son voisin, quelques paroles à voix basse, ou quelques sourires à demi réprimés. Au reste, comme l'avait pensé madame du Maine, malgré la préoccupation bien naturelle de quelques convives, l'ensemble du repas avait conservé une telle apparence de frivolité, qu'il était impossible à des yeux étrangers de voir, sous cette frivolité apparente, serpenter la conspiration qui se tramait. Aussi, soit force sur elle-même, soit satisfaction de voir ses projets ambitieux tourner à si bonne fin, la belle fée Ludovise avait-elle fait les honneurs du repas avec une présence d'esprit, une grâce et une gaieté merveilleuses. De leur côté, comme on l'a vu aussi, Malezieux, Saint-Aulaire, Chaulieu et Saint-Genest l'avaient secondée de leur mieux.

Cependant le moment de quitter la table approchait. On entendait, à travers les fenêtres fermées et les portes entrouvertes, de vagues bouffées d'harmonie qui, du jardin, pénétraient jusque dans la salle à manger, et annonçaient que de nouveaux divertissements attendaient les convives. De sorte que madame du Maine, voyant que l'heure approchait, annonça qu'ayant promis la veille à Fontenelle d'étudier le lever de l'étoile de Vénus, elle avait dans la journée reçu de l'auteur des Mondes un excellent télescope, avec lequel elle invitait la société à faire sur ce bel astre ses études astronomiques. Cette annonce était une trop belle occasion offerte à Malezieux de lancer quelque madrigal pour qu'il n'en profitât point. Aussi, comme madame du Maine paraissait craindre que Vénus ne fût déjà levée:

—Oh! belle fée! dit-il, vous savez mieux que personne que nous n'avons rien à craindre.

Pour observer dans vos jardins,
La lunette est tirée:
Sortez du salon des festins,
On verra Cythérée.
Oui, finissez ce long repas,
Princesse incomparable;
Vénus ne se lèvera pas
Tant que vous tiendrez table.

Malezieux terminait la séance comme il l'avait commencée; on se levait donc au milieu des applaudissements, lorsque Lagrange-Chancel, qui n'avait point prononcé une parole pendant tout le repas, se tournant vers la duchesse:

—Pardon, madame, dit-il, mais, moi aussi, j'ai une dette à payer, et quoique personne ne la réclame, à ce qu'il paraît, je suis débiteur trop consciencieux pour ne pas m'acquitter.

—Oh! c'est vrai mon Archiloque, répondit la duchesse, n'avez-vous point un sonnet à nous dire?

—Non point, madame, reprit Lagrange-Chancel: le sort m'a réservé une ode, et le sort a très bien fait, car je me connais et suis peu propre à toutes ces poésies de ruelles qui ont cours aujourd'hui. Ma muse à moi, madame vous le savez, c'est Némésis, et mon inspiration, au lieu de descendre du ciel, monte des enfers. Ayez donc la bonté, madame la duchesse, de prier ces dames et ces messieurs de me prêter un instant l'attention que depuis le commencement du repas ils ont eue pour d'autres.

Madame du Maine ne répondit qu'en se rasseyant, et chacun aussitôt imita son exemple; puis il se fit un moment de silence, pendant lequel les yeux de tous les convives se portèrent avec une certaine inquiétude sur cet homme qui avouait lui-même que sa Muse était une Furie et son Hippocrène l'Achéron.

Alors Lagrange-Chancel se leva; un feu sombre passa dans son regard, un sourire amer crispa sa lèvre, puis d'une voix sourde et qui s'harmoniait parfaitement avec les paroles qui sortaient de sa bouche, il dit les vers suivants qui devaient retentir jusqu'au Palais-Royal et faire tomber des yeux du régent des larmes d'indignation que Saint-Simon vit couler.

Vous, dont l'éloquence rapide,
Contre deux tyrans inhumains,
Eut jadis l'audace intrépide
D'armer les Grecs et les Romains,

Contre un monstre encore plus farouche,
Mettez votre fiel dans ma bouche;
Je brûle de suivre vos pas,
Et je vais tenter cet ouvrage,
Plus charmé de votre courage
Qu'effrayé de votre trépas!
À peine ouvrit-il ses paupières
Que, tel qu'il se montre aujourd'hui,
Il fut indigné des barrières
Qu'il voit entre le trône et lui.

Dans ces détestables idées,
De l'art des Circés, des Médées,
Il fit ses uniques plaisirs,
Croyant cette voie infernale
Digne de remplir l'intervalle
Qui s'opposait à ses désirs.

Nocher des ondes infernales,
Prépare-toi sans t'effrayer
À passer les ombres royales
Que Philippe va t'envoyer!

Ô disgrâces toujours récentes!
Ô pertes toujours renaissantes!
Sujets de pleurs et de sanglots!
Tels, dessus la plaine liquide,
D'un cours éternel et rapide
Les flots sont suivis par les flots.

Ainsi les fils pleurant leur père
Tombent frappés des mêmes coups;
Le frère est suivi par le frère,
L'épouse devance l'époux;

Mais, ô coups toujours plus funestes!
Sur deux fils, nos uniques restes,
La faux de la Parque s'étend;
Le premier a rejoint sa race,
L'autre, dont la couleur s'efface,
Penche vers son dernier instant!

Ô roi, depuis si longtemps ivre
D'encens et de prospérité,
Tu ne te verras pas revivre
Dans ta triple postérité.

Tu sais d'où part ce coup sinistre,
Tu connais l'infâme ministre
Digne d'un prince détesté;
Qu'il expire avec son complice,
Tu ne sauveras pas leur supplice
Le peu de sang qui t'est resté.

Poursuis ce prince sans courage,
Déjà par ses frayeurs vaincu.
Fais que dans l'opprobre et la rage
Il meure comme il a vécu;

Que sur sa tête scélérate
Tombe le sort de Mithridate
Pressé des armes des Romains,
Et qu'en son désespoir extrême,
Il ait recours au poison même
Préparé par ses propres mains!

Il est impossible d'exprimer l'effet que produisirent ces vers, venant à la suite des impromptus de Malezieux, des madrigaux de Saint-Aulaire, des chansons de Chaulieu; chacun se regardait en silence et comme épouvanté de se trouver pour la première fois en face de ces hideuses calomnies qui jusque-là s'étaient traînées dans l'ombre, mais n'avaient point osé apparaître au grand jour. La duchesse elle-même, qui les avait le plus accréditées avait pâli en voyant cette ode, hydre monstrueuse, dresser devant elle ses six têtes pleines de fiel et de venin. Le prince de Cellamare ne savait quelle contenance tenir, et la main du cardinal de Polignac tremblait visiblement en chiffonnant son rabat de dentelle.

Aussi le poète termina-t-il sa dernière strophe au milieu du même silence qui avait accueilli la première; et comme, embarrassée de ce mutisme général qui indiquait la désapprobation, même chez les plus fidèles, madame du Maine venait de se lever, chacun suivit son exemple et passa avec elle dans les jardins.

Sur le perron, d'Harmental, qui sortait le dernier, heurta sans y faire attention Lagrange-Chancel, qui rentrait dans la salle pour y prendre le mouchoir que madame du Maine y avait oublié.

—Pardon, monsieur le chevalier, dit le poète irrité, en se redressant et en fixant sur d'Harmental ses deux petits yeux jaunis par la bile; voudriez-vous marcher sur moi, par hasard?

—Oui, monsieur, répondit d'Harmental en le regardant avec dégoût de toute la hauteur de sa taille, et comme il eût fait d'un crapaud ou d'une vipère; oui, si j'étais sûr de vous écraser!

Et reprenant le bras de Valef, il descendit avec lui dans les jardins


Chapitre 27

Comme on avait pu le comprendre pendant le dîner, et comme on pouvait le deviner par les divertissements que la duchesse du Maine avait l'habitude de donner à sa chartreuse de Sceaux, la fête, au commencement de laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, allait déborder des salons dans les jardins, où de nouvelles surprises attendaient les convives. En effet, ces vastes jardins, dessinés par Le Nôtre pour Colbert, et que Colbert avait vendus à monsieur le duc du Maine, étaient devenus entre les mains de la duchesse une demeure véritablement féerique; ces grands partis pris des jardins français avec leurs vertes charmilles, leurs longues allées de tilleuls, leurs ifs taillés en coupes, en spirales et en pyramides, se prêtaient bien mieux que les jardins anglais, à petits massifs, à allées tortueuses et à horizons exigus, aux fêtes mythologiques qui étaient de mode sous le grand roi. Ceux de Sceaux surtout, bornés seulement par une vaste pièce d'eau au milieu de laquelle s'élevait le pavillon de l'Aurore, ainsi nommé parce que c'était de ce pavillon que partait ordinairement le signal que la nuit allait finir et qu'il était temps de se retirer, avaient, avec leurs jeux de bagues et leurs jeux de paume et de ballon, un aspect d'un grandiose véritablement royal. Aussi chacun resta-t-il émerveillé lorsqu'en arrivant sur le perron on vit toutes ces hautes allées, tous ces beaux arbres, toutes ces gracieuses charmilles, liés l'un à l'autre par des guirlandes d'illuminations qui changeaient cette nuit obscure en un jour des plus splendides. En même temps une musique délicieuse se fit entendre sans que l'on pût voir d'où elle venait; puis au son de cette musique on vit se mouvoir dans la grande allée et s'approcher quelque chose de si étrange et de si inattendu, que dès qu'on eut reconnu à quoi l'on avait affaire, les éclats de rire partirent de tous côtés. C'était un jeu de quilles gigantesques qui s'approchait gravement dans la grande allée du milieu, précédé par son neuf et escorté par sa boule, et qui, s'étant avancé à quelques pas du perron, se disposa gracieusement dans les règles ordonnées, et, après s'être incliné devant madame du Maine, tandis que la boule continuait de rouler jusqu'à ses pieds, commença de chanter une complainte fort triste sur ce que, jusqu'à ce jour, le malheureux jeu de quilles, moins fortuné que les jeux de bagues, de ballon et de paume, avait été exilé des jardins de Sceaux, demandant qu'on revînt sur cette injustice et que le droit de réjouir les nobles invités de la belle fée Ludovise lui fût accordé ainsi qu'à ses confrères. Cette complainte était une cantate à neuf voix, accompagnée par des violes et des flûtes entrecoupée par des solos de basse chantés par la boule, de l'effet le plus original; aussi la demande qu'elle exprimait fut-elle appuyée par tous les convives et accordée par madame du Maine. Aussitôt et en signe d'allégresse, au signal donné, les neuf quilles commencèrent un ballet, accompagné de si singuliers hochements de tête et de si grotesques balancements de corps, que le succès des danseurs surpassa peut-être celui qu'avaient eu les chanteurs, et que madame du Maine, dans la satisfaction qu'elle ressentait de ce spectacle, exprima au jeu de quilles tout le regret qu'elle avait de l'avoir méconnu si longtemps, et toute la joie qu'elle éprouvait d'avoir fait sa connaissance, l'autorisant dès ce moment, et en vertu de sa puissance, comme reine des Abeilles, à s'appeler le noble jeu de quilles afin qu'il ne restât en rien au dessous de son rival le noble jeu de l'oie.

Aussitôt cette faveur accordée, les quilles se rangèrent pour faire place à de nouveaux personnages, que depuis un instant on voyait s'avancer par la grande allée: ces personnages, au nombre de sept, étaient entièrement couverts de fourrures qui dissimulaient leur taille, et de bonnets poilus qui cachaient leur visage; de plus, ils marchaient gravement, menant au milieu d'eux un traîneau conduit par deux rennes, ce qui indiquait une députation polaire. En effet, c'était une ambassade que les peuples du Groenland adressaient à la fée Ludovise; cette ambassade était conduite par un chef portant une longue simarre doublée de martre, et un bonnet de peau de renard auquel on avait laissé trois queues qui pendaient symétriquement une sur chaque épaule et l'autre par derrière. Arrivé en face de madame du Maine, ce chef s'inclina, et portant la parole au nom de tous:

—Madame, dit-il, les Groenlandais ayant délibéré dans une assemblée générale de la nation d'envoyer un des plus considérables d'entre eux vers Votre Altesse Sérénissime j'ai eu l'honneur d'être choisi pour me mettre à leur tête et vous offrir, de leur part, la souveraineté de leurs États.

L'allusion était si visible, et cependant, par la façon dont elle était amenée, offrait si peu de danger, qu'un murmure d'approbation courut par toute l'assemblée, et que, signe de sa future adhésion, un sourire des plus gracieux effleura les lèvres de la belle fée Ludovise; aussi l'ambassadeur, visiblement encouragé par la manière dont était accueilli le commencement de ce discours, reprit aussitôt:

—La renommée, qui n'annonce chez nous que les merveilles les plus rares, nous a instruits, au milieu de nos neiges, au fond de nos glaces, dans notre pauvre petit coin du monde, des charmes, des vertus et des inclinations de Votre Altesse Sérénissime: nous savons qu'elle abhorre le soleil.

Cette nouvelle allusion fut saisie avec autant d'empressement et d'ardeur que la première; en effet, le soleil était la devise du régent, et, comme nous l'avons dit madame du Maine était connue pour sa prédilection en faveur de la nuit.

—Il en résulte donc, madame, continua l'ambassadeur, que comme, vu notre position géographique, Dieu nous a, dans sa bonté, gratifiés de six mois de nuit et de six mois de crépuscule, nous venons vous proposer de fuir chez nous ce soleil que vous haïssez; et, en dédommagement de ce que vous abandonnez ici, nous vous offrons le titre de reine des Groenlandais, certains que nous sommes que votre présence fera fleurir nos campagnes arides, que la sagesse de vos lois domptera nos esprits indociles, et que, grâce à la douceur de votre règne, nous renoncerons à une liberté moins aimable que votre royale domination.

—Mais, dit madame du Maine, il me semble que le royaume que vous m'offrez est un peu loin, et, je vous l'avoue, je crains les longs voyages.

—Nous avions prévu votre réponse, madame, reprit l'ambassadeur; et, grâce aux enchantements d'un puissant magicien, de peur que, plus paresseuse que Mahomet, vous ne vouliez pas aller à la montagne, nous nous sommes arrangés de façon que la montagne vînt à vous.

—Holà! génies du pôle, continua le chef de l'ambassade en décrivant en l'air des cercles cabalistiques avec sa baguette, découvrez à tous les yeux le palais de votre nouvelle souveraine.

Au même moment une musique fantastique se fit entendre, et le voile qui couvrait le pavillon de l'Aurore s'étant enlevé comme par magie, la vaste pièce d'eau, demeurée sombre jusque-là comme un miroir terni, refléta une lumière si habilement disposée, qu'on l'eût prise pour celle de la lune. À cette lumière on vit alors se dessiner, sur une île de glace et au pied d'un pic neigeux et transparent, le palais de la reine des Groenlandais, auquel conduisait un pont si léger, qu'il paraissait fait d'un nuage flottant. Aussitôt au milieu des acclamations générales, l'ambassadeur prit des mains d'un des personnages de sa suite une couronne qu'il posa sur la tête de la duchesse, et que la duchesse assura elle-même sur son front avec un geste si hautain, qu'on eût dit que c'était une couronne réelle qu'elle venait de recevoir; puis, montant dans le traîneau, elle s'achemina vers le palais marin, et, tandis que les gardes empêchaient la foule de la suivre dans son nouveau domaine, elle traversa le pont et entra avec les sept ambassadeurs par une porte figurant une caverne. Au même instant le pont s'abîma, comme si, par une allusion non moins visible que les autres, l'habile machiniste eût voulu séparer le passé de l'avenir, et un feu d'artifice, éclatant au-dessus du pavillon de l'Aurore, exprima la joie qu'éprouvaient les Groenlandais à la vue de leur nouvelle reine.

Pendant ce temps, madame du Maine était introduite par un huissier dans la pièce la plus isolée de son nouveau palais, et les sept ambassadeurs ayant jeté bas bonnets et simarres, elle se trouva au milieu du prince de Cellamare, du cardinal de Polignac, du marquis de Pompadour, du comte de Laval, du baron de Valef, du chevalier d'Harmental, et de Malezieux. Quant à l'huissier qui l'attendait et qui, après avoir fermé avec soin toutes les portes, vint se mêler familièrement à cette noble assemblée, il n'était autre que notre vieil ami l'abbé Brigaud.

Comme on le voit, les choses apparaissaient enfin sous leur véritable forme, et la fête, comme venaient de le faire les ambassadeurs, jetait bas à son tour masque et costume, et tournait franchement à la conspiration.

—Messieurs, dit madame la duchesse du Maine avec sa vivacité habituelle, nous n'avons pas un instant à perdre, et une trop longue absence éveillerait des soupçons; que chacun se hâte donc de raconter ce qu'il a fait, et que nous sachions enfin où nous en sommes.

—Pardon, madame, dit le prince, mais vous m'aviez parlé, comme devant être des nôtres, d'un homme que je ne vois point ici, et que je serais désolé de ne point compter dans nos rangs.

—Du duc de Richelieu, voulez-vous dire n'est-ce pas? répondit madame du Maine. Eh bien! oui c'est vrai, il s'était engagé à venir, mais il aura été retenu par quelque aventure, distrait par quelque rendez-vous: il faudra nous en passer.

—Oui, sans doute, madame, reprit le prince, oui, s'il ne vient pas, il faudra nous en passer; mais je ne vous cache pas que je verrais son absence avec un grand regret. Le régiment qu'il commande est à Bayonne, et, grâce à cette résidence, qui le met à notre portée, il pourrait nous être parfaitement utile. Veuillez donc, je vous prie, madame la duchesse, donner l'ordre que s'il venait, il soit introduit.

—L'abbé, dit madame du Maine en se tournant vers Brigaud, vous avez entendu, prévenez d'Avranches.

Brigaud sortit pour exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir.

—Pardon, monsieur le chancelier, dit d'Harmental à monsieur Malezieux; mais il me semblait qu'il y a six semaines, monsieur de Richelieu avait refusé positivement d'être des nôtres.

—Oui, répondit Malezieux, car il savait qu'il était désigné pour porter le cordon bleu au prince des Asturies, et il ne voulait pas se brouiller avec le régent au moment où, en récompense de cette ambassade, il allait probablement recevoir la Toison. Mais, depuis ce temps, le régent a changé d'avis; et comme les cartes se brouillent avec l'Espagne, il a résolu d'ajourner l'envoi de l'ordre, de sorte que M. de Richelieu, voyant sa Toison renvoyée aux calendes grecques, s'est rallié à nous.

—L'ordre de Votre Altesse est transmis à qui de droit, madame, dit l'abbé Brigaud en rentrant, et si M. le duc de Richelieu apparaît à Sceaux, il sera immédiatement conduit ici.

—Bien, dit la duchesse; maintenant asseyons-nous à cette table et procédons. Voyons, Laval, commencez.

—Moi, madame, dit Laval, j'ai, comme vous le savez, été en Suisse, où, au nom et avec l'argent du roi d'Espagne, j'ai levé un régiment dans les Grisons. Ce régiment est prêt à entrer en France quand le moment en sera venu, attendu qu'il est armé et équipé, et n'attend plus que l'ordre de marcher.

—Bien, mon cher comte, bien! dit la duchesse, et si vous ne regardez pas comme au-dessous d'un Montmorency d'être colonel d'un régiment, en attendant mieux, vous prendrez le commandement de celui-là. C'est un moyen plus sûr d'avoir la Toison que de porter le Saint-Esprit en Espagne.

—Madame, dit Laval, c'est à vous qu'il convient de fixer à chacun la place que vous lui réservez, et celle que vous lui désignerez sera toujours acceptée avec reconnaissance par le plus humble de vos serviteurs.

—Et vous, Pompadour, dit madame du Maine, tout en remerciant d'un geste de la main le comte de Laval, et vous, qu'avez-vous fait?

—Selon les instructions de Votre Altesse Sérénissime, répondit le marquis, je me suis rendu en Normandie, où j'ai fait signer la protestation de la noblesse; je vous rapporte trente-huit signatures, et des meilleures.

Il tira un papier de sa poche.

—Voici la requête au roi; puis, à la suite de la requête, les signatures.

Voyez, madame.

La duchesse prit si vivement le papier des mains du marquis de Pompadour, qu'on eût dit qu'elle le lui arrachait. Puis, jetant rapidement les yeux dessus:

—Oui, oui, dit-elle, vous avez bien fait de mettre cela: signé sans distinction ni différence des rangs et des maisons, afin que personne n'y puisse trouver à redire. Oui, cela épargne toute contestation de préséance. Bien. Guillaume-Alexandre de Vieux-Pont, Pierre-Anne-Marie de la Pailleterie, de Beaufremont, de Latour-Dupin, de Châtillon. Oui, vous avez raison; ce sont les plus beaux et les meilleurs, comme ce sont les plus fidèles noms de France. Merci, Pompadour; vous êtes un digne messager, et, le cas échéant, on se souviendra de votre habileté, et l'on changera les messages en ambassade.

—Et vous, chevalier? continua la duchesse en se tournant vers d'Harmental armée de ce charmant sourire contre lequel elle savait qu'il n'y avait pas de résistance possible.

—Moi, madame; dit le chevalier selon les ordres de Votre Altesse, je suis parti pour la Bretagne, et, arrivé à Nantes, j'ai ouvert mes dépêches et pris connaissance de mes instructions.

—Eh bien? demanda vivement la duchesse.

—Eh bien! madame, reprit d'Harmental, j'ai été aussi heureux dans ma mission que messieurs de Laval et de Pompadour dans la leur. Voici l'engagement de messieurs de Mont-Louis, de Bonamour, de Pont-Callet et de Rohan-Soldue. Que l'Espagne fasse seulement paraître une escadre en vue de nos côtes, et toute la Bretagne se soulèvera.

—Vous voyez! vous voyez, prince! s'écria la duchesse en s'adressant à Cellamare avec un accent plein d'ambitieuse joie, tout nous seconde.

—Oui, répondit le prince. Mais ces quatre gentilshommes, tout influents qu'ils sont, ne sont point les seuls qu'il nous faudrait avoir; il y a encore les Laguerche-Saint-Amant, les Bois-Davy, les Larochefoucault-Gondral, et que sais-je? les Décourt, les d'Érée, qu'il serait important de gagner.

—Ils le sont, prince, dit d'Harmental, et voici leurs lettres... tenez....

Et tirant plusieurs lettres de sa poche, il en ouvrit deux ou trois et lut au hasard:

«Je suis si flatté par le souvenir dont m'honore Votre Altesse Sérénissime, que dans une assemblée générale des États je joindrai ma voix à tous ceux du corps de la noblesse qui voudront lui prouver leur attachement.

Marquis Décourt.»

«Si j'ai quelque estime et quelque considération dans ma province, je n'en veux faire usage que pour y faire valoir la justice de la cause de Votre Altesse Sérénissime.

La Rochefoucault-Gondral.»

«Si le succès de votre affaire dépendait du suffrage de sept ou huit cents gentilshommes, j'ose vous assurer, madame, qu'il sera bientôt décidé en faveur de Votre Altesse Sérénissime. J'ai l'honneur de vous offrir de nouveau tout ce qui dépend de moi dans ces quartiers.

Comte d'Érée.»

—Eh bien! prince, s'écria madame du Maine, vous rendrez-vous enfin? Voyez, outre ces trois lettres, en voilà encore une de Lavauguyon, une de Bois-Davy, une de Fumée. Tenez, tenez, chevalier, voici notre main droite; c'est celle qui tiendra la plume; qu'elle vous soit un gage qu'au jour où sa signature sera une signature royale, elle n'aura rien à vous refuser.

—Merci, madame, dit d'Harmental en y posant respectueusement les lèvres, mais cette main m'a déjà donné plus que je ne mérite, et le succès lui-même me récompensera si grandement en mettant Votre Altesse à la place qu'elle doit occuper, que je n'aurai ce jour-là vraiment plus rien à désirer.

—Et maintenant, Valef, c'est votre tour, reprit la duchesse: nous vous avons gardé pour le dernier, parce que vous étiez le plus important. Si j'ai bien compris les signes que nous avons échangés pendant le dîner, vous n'êtes pas mécontent de Leurs Majestés Catholiques, n'est-ce pas?

—Que dirait Votre Altesse Sérénissime d'une lettre écrite de la main même de Sa Majesté Philippe?

—Ce que je dirais d'une lettre écrite de la main même de Sa Majesté! s'écria madame du Maine; je dirais que c'est plus que je n'ai jamais osé espérer.

—Prince, dit Valef en passant un papier à Cellamare vous connaissez l'écriture de Sa Majesté le roi Philippe V, assurez donc à Son Altesse Royale, qui n'ose pas le croire, que cette lettre est bien tout entière de sa main.

—Tout entière, dit Cellamare en inclinant la tête, tout entière, c'est la vérité.

—Et à qui est-elle adressée? dit madame du Maine en la prenant aux mains du prince.

—Au roi Louis XV, madame, dit Valef.

—Bon, bon, dit la duchesse, nous la ferons mettre sous les yeux de Sa Majesté par le maréchal de Villeroy. Voyons ce qu'il dit; et elle lut aussi rapidement que le lui permettait la difficulté de l'écriture:

«L'Escurial, 16 mars 1718.

Depuis que la Providence m'a placé sur le trône d'Espagne, je n'ai pas perdu de vue pendant un seul instant les obligations de ma naissance: Louis XIV, d'éternelle mémoire, est toujours présent à mon esprit. Il me semble toujours entendre ce grand prince au moment de notre séparation me dire en m'embrassant: Il n'y a plus de Pyrénées! Votre Majesté est le seul rejeton de mon frère aîné, dont je ressens tous les jours la perte: Dieu vous a appelé à la succession de cette grande monarchie, dont la gloire et les intérêts me seront précieux jusqu'à la mort. Enfin, je vous porte au fond de mon cœur, et je n'oublierai jamais, pour rien au monde, ce que je dois à Votre Majesté, à ma patrie et à la mémoire de mon aïeul.

Mes chers Espagnols, qui m'aiment avec tendresse et qui sont bien assurés de celle que j'ai pour eux, ne sont point jaloux des sentiments que je vous témoigne, et sentent bien que notre union est la base de la tranquillité publique. Je me flatte que mes intérêts personnels sont encore chers à une nation qui m'a nourri dans son sein, et que cette généreuse noblesse qui a versé tant de sang pour les soutenir regardera toujours avec amour un roi qui se glorifie de lui avoir obligation et d'être né au milieu d'elle.».

—Ceci s'adresse à vous, messieurs, dit madame la duchesse du Maine, s'interrompant et saluant gracieusement de la main et du regard ceux qui l'entouraient, puis elle continua, impatiente qu'elle était de connaître le reste de l'épître:

«De quel œil donc vos fidèles sujets peuvent-ils regarder le traité qui se signe contre moi, ou pour mieux dire contre vous-même? Depuis le temps que vos finances épuisées ne peuvent fournir aux dépenses courantes de la paix, on veut que Votre Majesté s'unisse à mon plus mortel ennemi et me fasse la guerre si je ne consens à livrer la Sicile à l'archiduc.

Je ne souscrirai jamais à ces conditions, elles me sont insupportables.

Je n'entre pas dans les conséquences funestes de cette alliance: je me renferme à prier instamment Votre Majesté de convoquer incessamment les états généraux de son royaume, pour délibérer sur une affaire de si grande conséquence.»

—Les états généraux! murmura le cardinal de Polignac.

—Eh bien! que dit Votre Éminence des états généraux? interrompit avec impatience madame du Maine. Cette mesure a-t-elle le malheur de ne point obtenir votre approbation?

—Je ne blâme ni n'approuve, madame, répondit le cardinal; seulement je songe que même convocation a été faite pendant la Ligue, et que Philippe II s'en est assez mal trouvé.

—Les temps et les hommes sont changés, monsieur le cardinal, reprit vivement la duchesse du Maine. Nous ne sommes plus en 1594, mais en 1718: Philippe II était Flamand et Philippe V est Français. Les mêmes résultats ne peuvent donc se représenter, puisque les causes sont différentes.

Pardon, messieurs. Et elle reprit sa lecture:

«Je vous fais cette prière au nom du sang qui nous unit, au nom de ce grand roi dont nous tirons notre origine, au nom de vos peuples et des miens; s'il y eut jamais occasion d'écouter la voix de la nation française, c'est aujourd'hui. Il est indispensable d'apprendre d'elle-même ce qu'elle pense, de savoir si en effet elle veut nous déclarer la guerre. Dans le temps où je suis prêt à exposer ma vie pour maintenir sa gloire et ses intérêts, j'espère que vous répondrez au plus tôt à la proposition que je vous fais; que l'assemblée que je vous demande préviendra les malheureux engagements où nous pourrions tomber, et que les forces de l'Espagne ne seront employées qu'à soutenir la grandeur de la France et à humilier ses ennemis, comme je ne les emploierai jamais que pour marquer à Votre Majesté la tendresse sincère et inexprimable que j'ai pour elle.»

—Eh bien! que dites-vous de cela, messieurs? Sa Majesté Catholique pouvait-elle plus faire pour nous? demanda madame du Maine.

—Elle pouvait joindre à cette lettre une épître directement adressée aux états généraux, répondit le cardinal; cette épître, si le roi eût daigné l'envoyer, aurait eu, j'en suis certain, une grande influence sur leur délibération.

—La voici, dit le prince de Cellamare en tirant à son tour un papier de sa poche.

—Comment, prince! reprit le cardinal, que dites-vous?

—Je dis que Sa Majesté Catholique a été de l'avis de Votre Éminence, et qu'elle m'a adressé cette épître, qui est le complément de la lettre qu'elle a remise au baron de Valef.

—Alors, rien ne nous manque plus! s'écria madame du Maine.

—Il nous manque Bayonne, dit le prince de Cellamare en secouant la tête.

Bayonne, la porte de la France!

En ce moment, d'Avranches entra annonçant monsieur le duc de Richelieu.

—Et maintenant, prince, il ne vous manque plus rien, dit en riant le marquis de Pompadour, car voilà celui qui en a la clef.


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