← Retour

Le chevalier de Maison-Rouge

16px
100%

XXI

L'œillet rouge

La reine venait de se lever seulement. Malade depuis deux ou trois jours, elle restait au lit plus longtemps que d'habitude. Seulement, ayant appris de sa sœur que le soleil s'était levé, magnifique, elle avait fait un effort, et avait, pour faire prendre l'air à sa fille, demandé à se promener sur la terrasse, ce qui lui avait été accordé sans difficulté.

Et puis une autre raison la déterminait. Une fois, une seule, il est vrai, elle avait du haut de la tour aperçu le dauphin dans le jardin. Mais, au premier geste qu'avaient échangé le fils et la mère, Simon était intervenu et avait fait rentrer l'enfant.

N'importe, elle l'avait aperçu, et c'était beaucoup. Il est vrai que le pauvre petit prisonnier était bien pâle et bien changé. Puis il était vêtu, comme un enfant du peuple, d'une carmagnole et d'un gros pantalon. Mais on lui avait laissé ses beaux cheveux blonds bouclés, qui lui faisaient une auréole que Dieu a sans doute voulu que l'enfant martyr gardât au ciel.

Si elle pouvait le revoir une fois encore seulement, quelle fête pour ce cœur de mère!

Puis enfin il y avait encore autre chose.

—Ma sœur, lui avait dit Madame Élisabeth, vous savez que nous avons trouvé dans le corridor un fétu de paille dressé dans l'angle du mur. Dans la langue de nos signaux, cela veut dire de faire attention autour de nous et qu'un ami s'approche.

—C'est vrai, avait répondu la reine, qui, regardant sa sœur et sa fille en pitié, s'encourageait elle-même à ne point désespérer de leur salut.

Les exigences du service étant accomplies, Maurice était alors d'autant plus le maître, dans le donjon du Temple, que le hasard l'avait désigné pour la garde du jour, en faisant des municipaux Agricola et Mercevault les veilleurs de nuit.

Les municipaux sortants étaient partis, après avoir laissé leur procès-verbal au conseil du Temple.

—Eh bien, citoyen municipal, dit la femme Tison en venant saluer Maurice, vous amenez donc de la société pour voir nos pigeons? Il n'y a que moi qui suis condamnée à ne plus voir ma pauvre Sophie.

—Ce sont des amis à moi, dit Maurice, qui n'ont jamais vu la femme Capet.

—Eh bien, ils seront à merveille derrière le vitrage.

—Assurément, dit Morand.

—Seulement, dit Geneviève, nous allons avoir l'air de ces curieux cruels qui viennent, de l'autre côté d'une grille, jouir des tourments d'un prisonnier.

—Eh bien, que ne les avez-vous conduits sur le chemin de la tour, vos amis, puisque la femme Capet s'y promène aujourd'hui avec sa sœur et sa fille; car ils lui ont laissé sa fille, à elle, tandis que moi, qui ne suis pas coupable, ils m'ont ôté la mienne. Oh! les aristocrates! il y aura toujours, quoi qu'on fasse, des faveurs pour eux, citoyen Maurice.

—Mais ils lui ont ôté son fils, répondit celui-ci.

—Ah! si j'avais un fils, murmura la geôlière, je crois que je regretterais moins ma fille.

Geneviève avait pendant ce temps-là échangé quelques regards avec Morand.

—Mon ami, dit la jeune femme à Maurice, la citoyenne a raison. Si vous vouliez, d'une façon quelconque, me placer sur le passage de Marie-Antoinette, cela me répugnerait moins que de la regarder d'ici. Il me semble que cette manière de voir les personnes est humiliante à la fois pour elles et pour nous.

—Bonne Geneviève, dit Maurice, vous avez donc toutes les délicatesses?

—Ah! pardieu! citoyenne, s'écria un des deux collègues de Maurice, qui déjeunait dans l'antichambre avec du pain et des saucisses, si vous étiez prisonnière et que la veuve Capet fût curieuse de vous voir, elle ne ferait pas tant de façons pour se passer cette fantaisie, la coquine.

Geneviève, par un mouvement plus rapide que l'éclair, tourna ses yeux vers Morand pour observer sur lui l'effet de ces injures. En effet, Morand tressaillit; une lueur étrange, phosphorescente pour ainsi dire, jaillit de ses paupières, ses poings se crispèrent un moment; mais tous ces signes furent si rapides, qu'ils passèrent inaperçus.

—Comment s'appelle ce municipal? demanda-t-elle à Maurice.

—C'est le citoyen Mercevault, répondit le jeune homme.

Puis il ajouta, comme pour excuser sa grossièreté:

—Un tailleur de pierres. Mercevault entendit et jeta un regard de côté sur Maurice.

—Allons, allons, dit la femme Tison, achève ta saucisse et ta demi-bouteille, que je desserve.

—Ce n'est pas la faute de l'Autrichienne si je les achève à cette heure, grommela le municipal; si elle avait pu me faire tuer au 10 août, elle l'eût certainement fait; aussi, le jour où elle éternuera dans le sac, je serai au premier rang, solide au poste.

Morand devint pâle comme un mort.

—Allons, allons, citoyen Maurice, dit Geneviève, allons où vous avez promis de me mener; ici, il me semble que je suis prisonnière, j'étouffe.

Maurice fit sortir Morand et Geneviève; et les sentinelles, prévenues par Lorin, les laissèrent passer sans aucune difficulté.

Il les installa dans un petit couloir de l'étage supérieur, de sorte qu'au moment où la reine, Madame Élisabeth et madame Royale devaient monter à la galerie, les augustes prisonnières ne pouvaient faire autrement que de passer devant eux.

Comme la promenade était fixée pour dix heures, et qu'il n'y avait plus que quelques minutes à attendre, Maurice, non seulement ne quitta point ses amis, mais encore, afin que le plus léger soupçon ne planât point sur cette démarche tant soit peu illégale, ayant rencontré le citoyen Agricola, il l'avait pris avec lui.

Dix heures sonnèrent.

—Ouvrez! cria du bas de la tour une voix que Maurice reconnut pour celle du général Santerre.

Aussitôt la garde prit les armes, on ferma les grilles, les factionnaires apprêtèrent leurs armes. Il y eut alors dans toute la cour un bruit de fer, de pierres et de pas qui impressionna vivement Morand et Geneviève, car Maurice les vit pâlir tous deux.

—Que de précautions pour garder trois femmes! murmura Geneviève.

—Oui, dit Morand en essayant de rire. Si ceux qui tentent de les faire évader étaient à notre place et voyaient ce que nous voyons, cela les dégoûterait du métier.

—En effet, dit Geneviève, je commence à croire qu'elles ne se sauveront pas.

—Et moi, je l'espère, répondit Maurice. Et, se penchant à ces mots sur la rampe de l'escalier:

—Attention, dit-il, voici les prisonnières.

—Nommez-les-moi, dit Geneviève, car je ne les connais pas.

—Les deux premières qui montent sont la sœur et la fille de Capet. La dernière, qui est précédée d'un petit chien, est Marie-Antoinette.

Geneviève fit un pas en avant. Mais, au contraire, Morand, au lieu de regarder, se colla contre le mur. Ses lèvres étaient plus livides et plus terreuses que la pierre du donjon. Geneviève, avec sa robe blanche et ses beaux yeux purs, semblait un ange attendant les prisonniers pour éclairer la route amère qu'ils parcouraient, et leur mettre en passant un peu de joie au cœur.

Madame Élisabeth et madame Royale passèrent après avoir jeté un regard étonné sur les étrangers; sans doute la première eut l'idée que c'étaient ceux que leur annonçaient les signes, car elle se retourna vivement vers madame Royale et lui serra la main, tout en laissant tomber son mouchoir comme pour prévenir la reine.

—Faites attention, ma sœur, dit-elle, j'ai laissé échapper mon mouchoir. Et elle continua de monter avec la jeune princesse.

La reine, dont un souffle haletant et une petite toux sèche indiquaient le malaise, se baissa pour ramasser le mouchoir qui était tombé à ses pieds; mais, plus prompt qu'elle, son petit chien s'en empara et courut le porter à Madame Élisabeth. La reine continua donc de monter, et, après quelques marches, se trouva à son tour devant Geneviève, Morand et le jeune municipal.

—Oh! des fleurs! dit-elle; il y a bien longtemps que je n'en ai vu. Que cela sent bon, et que vous êtes heureuse d'avoir des fleurs, madame!

Prompte comme la pensée qui venait de se formuler par ces paroles douloureuses, Geneviève étendit la main pour offrir son bouquet à la reine. Alors Marie-Antoinette leva la tête, la regarda, et une imperceptible rougeur parut sur son front décoloré.

Mais, par une sorte de mouvement naturel, par cette habitude d'obéissance passive au règlement, Maurice étendit la main pour arrêter le bras de Geneviève.

La reine alors demeura hésitante, et, regardant Maurice, elle le reconnut pour le jeune municipal qui avait l'habitude de lui parler avec fermeté, mais en même temps avec respect.

—Est-ce défendu, monsieur? dit-elle.

—Non, non, madame, dit Maurice. Geneviève, vous pouvez offrir votre bouquet.

—Oh! merci, merci, monsieur! s'écria la reine avec une vive reconnaissance.

Et, saluant avec une gracieuse affabilité Geneviève, Marie-Antoinette avança une main amaigrie, et cueillit au hasard un œillet dans la masse des fleurs.

—Mais prenez tout, madame, prenez, dit timidement Geneviève.

—Non, dit la reine avec un sourire charmant; ce bouquet vient peut-être d'une personne que vous aimez, et je ne veux point vous en priver.

Geneviève rougit, et cette rougeur fit sourire la reine.

—Allons, allons, citoyenne Capet, dit Agricola, il faut continuer votre chemin.

La reine salua et continua de monter; mais, avant de disparaître, elle se retourna encore en murmurant:

—Que cet œillet sent bon et que cette femme est jolie!

—Elle ne m'a pas vu, murmura Morand, qui, presque agenouillé dans la pénombre du corridor, n'avait effectivement point frappé les regards de la reine.

—Mais, vous, vous l'avez bien vue, n'est-ce pas, Morand? n'est-ce pas, Geneviève? dit Maurice doublement heureux, d'abord du spectacle qu'il avait procuré à ses amis, et ensuite du plaisir qu'il venait de faire à si peu de frais à la malheureuse prisonnière.

—Oh! oui, oui, dit Geneviève, je l'ai bien vue, et, maintenant, quand je vivrais cent ans, je la verrais toujours.

—Et comment la trouvez-vous?

—Bien belle.

—Et vous, Morand? Morand joignit les mains sans répondre.

—Dites donc, demanda tout bas et en riant Maurice à Geneviève, est-ce que ce serait de la reine que Morand est amoureux?

Geneviève tressaillit; mais, se remettant aussitôt:

—Ma foi, répondit-elle en riant à son tour, cela en a en vérité l'air.

—Eh bien, vous ne me dites pas comment vous l'avez trouvée, Morand, insista Maurice.

—Je l'ai trouvée bien pâle, répondit-il. Maurice reprit le bras de Geneviève et la fit descendre vers la cour. Dans l'escalier sombre, il lui sembla que Geneviève lui baisait la main.

—Eh bien, dit Maurice, que veut dire cela, Geneviève?

—Cela veut dire, Maurice, que je n'oublierai jamais que, pour un caprice de moi, vous avez risqué votre tête.

—Oh! dit Maurice, voilà de l'exagération, Geneviève. De vous à moi, vous savez que la reconnaissance n'est pas le sentiment que j'ambitionne.

Geneviève lui pressa doucement le bras. Morand suivait en trébuchant.

On arriva dans la cour. Lorin vint reconnaître les deux visiteurs et les fit sortir du Temple. Mais, avant de le quitter. Geneviève fit promettre à Maurice de venir dîner vieille rue Saint-Jacques, le lendemain.


XXII

Simon le censeur

Maurice s'en revint à son poste le cœur tout plein d'une joie presque céleste: il trouva la femme Tison qui pleurait.

—Et qu'avez-vous donc encore, la mère? demanda-t-il.

—J'ai que je suis furieuse, répondit la geôlière.

—Et pourquoi?

—Parce que tout est injustice pour les pauvres gens dans ce monde.

—Mais enfin?...

—Vous êtes riche, vous; vous êtes bourgeois; vous venez ici pour un jour seulement, et l'on vous permet de vous y faire visiter par de jolies femmes qui donnent des bouquets à l'Autrichienne; et moi qui niche perpétuellement dans le colombier, on me défend de voir ma pauvre Sophie.

Maurice lui prit la main et y glissa un assignat de dix livres.

—Tenez, bonne Tison, lui dit-il, prenez cela et ayez courage. Eh! mon Dieu! l'Autrichienne ne durera pas toujours.

—Un assignat de dix livres, fit la geôlière, c'est gentil de votre part; mais j'aimerais mieux une papillote qui eût enveloppé les cheveux de ma pauvre fille.

Elle achevait ces mots quand Simon, qui montait, les entendit, et vit la geôlière serrer dans sa poche l'assignat que lui avait donné Maurice.

Disons dans quelle disposition d'esprit était Simon.

Simon venait de la cour, où il avait rencontré Lorin. Il y avait décidément antipathie entre ces deux hommes.

Cette antipathie était beaucoup moins motivée par la scène violente que nous avons déjà mise sous les yeux de nos lecteurs, que par la différence des races, source éternelle de ces inimitiés ou de ces penchants que l'on appelle les mystères, et qui cependant s'expliquent si bien.

Simon était laid, Lorin était beau; Simon était sale, Lorin sentait bon; Simon était républicain fanfaron, Lorin était un de ces patriotes ardents qui, pour la Révolution, n'avaient fait que des sacrifices; et puis, s'il eût fallu en venir aux coups, Simon sentait instinctivement que le poing du muscadin lui eût, non moins élégamment que Maurice, décerné un châtiment plébéien.

Simon, en apercevant Lorin, s'était arrêté court et avait pâli.

—C'est donc encore ce bataillon-là qui monte la garde? grogna-t-il.

—Eh bien, après? répondit un grenadier à qui l'apostrophe déplut. Il me semble qu'il en vaut bien un autre.

Simon tira un crayon de la poche de sa carmagnole et feignit de prendre une note sur une feuille de papier presque aussi noire que ses mains.

—Eh! dit Lorin, tu sais donc écrire, Simon, depuis que tu es le précepteur de Capet? Voyez, citoyens; ma parole d'honneur, il note; c'est Simon le censeur.

Et un éclat de rire universel, parti des rangs des jeunes gardes nationaux, presque tous jeunes gens lettrés, hébéta pour ainsi dire le misérable savetier.

—Bon, bon, dit-il, en grinçant des dents et en blêmissant de colère; on dit que tu as laissé entrer des étrangers dans le donjon, et cela sans permission de la Commune. Bon, bon, je vais faire dresser procès-verbal par le municipal.

—Au moins celui-là sait écrire, répondit Lorin; c'est Maurice, Maurice poing de fer, connais-tu? En ce moment justement, Morand et Geneviève sortaient.

À cette vue, Simon s'élança dans le donjon, juste au moment où, comme nous l'avons dit, Maurice donnait à la femme Tison un assignat de dix livres comme consolation.

Maurice ne fit pas attention à la présence de ce misérable, dont il s'éloignait d'ailleurs par instinct toutes les fois qu'il le trouvait sur sa route, comme on s'éloigne d'un reptile venimeux ou dégoûtant.

—Ah çà! dit Simon à la femme Tison, qui s'essuyait les yeux avec son tablier, tu veux donc absolument te faire guillotiner, citoyenne?

—Moi! dit la femme Tison; et pourquoi cela?

—Comment! tu reçois de l'argent des municipaux pour faire entrer les aristocrates chez l'Autrichienne!

—Moi? dit la femme Tison. Tais-toi, tu es fou.

—Ce sera consigné au procès-verbal, dit Simon avec emphase.

—Allons donc, ce sont les amis du municipal Maurice, un des meilleurs patriotes qui existent.

—Des conspirateurs, te dis-je; la Commune sera informée d'ailleurs, elle jugera.

—Allons, tu vas me dénoncer, espion de police?

—Parfaitement, à moins que tu ne dénonces toi-même.

—Mais quoi dénoncer? que veux-tu que je dénonce?

—Ce qui s'est passé, donc.

—Mais puisqu'il ne s'est rien passé.

—Où étaient-ils, les aristocrates?

—Là, sur l'escalier.

—Quand la veuve Capet est montée à la tour?

—Oui.

—Et ils se sont parlé?

—Ils se sont dit deux mots.

—Deux mots, tu vois; d'ailleurs, ça sent l'aristocrate, ici.

—C'est-à-dire que ça sent l'œillet.

—L'œillet! pourquoi l'œillet?

—Parce que la citoyenne en avait un bouquet qui embaumait.

—Quelle citoyenne?

—Celle qui regardait passer la reine.

—Tu vois bien, tu dis la reine, femme Tison; la fréquentation des aristocrates te perd. Eh bien, sur quoi donc est-ce que je marche là? continua Simon en se baissant.

—Eh! justement, dit la femme Tison, c'est une fleur... un œillet; il sera tombé des mains de la citoyenne Dixmer, quand Marie-Antoinette en a pris un dans son bouquet.

—La femme Capet a pris une fleur dans le bouquet de la citoyenne Dixmer? dit Simon.

—Oui, et c'est moi-même qui le lui ai donné, entends-tu? dit d'une voix menaçante Maurice, qui écoutait ce colloque depuis quelques instants et que ce colloque impatientait.

—C'est bien, c'est bien, on voit ce qu'on voit, et on sait ce qu'on dit, grogna Simon, qui tenait toujours à la main l'œillet froissé par son large pied.

—Et moi, reprit Maurice, je sais une chose et je vais te la dire, c'est que tu n'as rien à faire dans le donjon et que ton poste de bourreau est là-bas près du petit Capet, que tu ne battras pas cependant aujourd'hui, attendu que je suis là et que je te le défends.

—Ah! tu menaces et tu m'appelles bourreau! s'écria Simon en écrasant la fleur entre ses doigts; ah! nous verrons s'il est permis aux aristocrates.... Eh bien, qu'est-ce donc que cela?

—Quoi? demanda Maurice.

—Ce que je sens dans l'œillet, donc! Ah! ah! Et, aux yeux de Maurice stupéfait, Simon tira du calice de la fleur un petit papier roulé avec un soin exquis et qui avait été artistement introduit au centre de son épais panache.

—Oh! s'écria Maurice à son tour, qu'est-ce que cela, mon Dieu?

—Nous le saurons, nous le saurons, dit Simon en s'approchant de la lucarne. Ah! ton ami Lorin dit que je ne sais pas lire? Eh bien, tu vas voir.

Lorin avait calomnié Simon; il savait lire l'imprimé dans tous les caractères, et l'écriture quand elle était d'une certaine grosseur. Mais le billet était minuté si fin, que Simon fut obligé de recourir à ses lunettes. Il posa en conséquence le billet sur la lucarne et se mit à faire l'inventaire de ses poches; mais comme il était au milieu de ce travail, le citoyen Agricola ouvrit la porte de l'antichambre qui était juste en face de la petite fenêtre, et un courant d'air s'établit qui enleva le papier léger comme une plume; de sorte que, quand Simon, après une exploration d'un instant, eut découvert ses lunettes, et, après les avoir mises sur son nez, se retourna, il chercha inutilement le papier; le papier avait disparu.

Simon poussa un rugissement.

—Il y avait un papier, s'écria-t-il; il y avait un papier; mais gare à toi, citoyen municipal, car il faudra bien qu'il se retrouve.

Et il descendit rapidement, laissant Maurice abasourdi. Dix minutes après, trois membres de la Commune entraient dans le donjon. La reine était encore sur la terrasse, et l'ordre avait été donné de la laisser dans la plus parfaite ignorance de ce qui venait de se passer. Les membres de la Commune se firent conduire près d'elle. Le premier objet qui frappa leurs yeux fut l'œillet rouge qu'elle tenait encore à la main. Ils se regardèrent surpris, et, s'approchant d'elle:

—Donnez-nous cette fleur, dit le président de la députation.

La reine, qui ne s'attendait pas à cette irruption, tressaillit et hésita.

—Rendez cette fleur, madame, s'écria Maurice avec une sorte de terreur, je vous en prie.

La reine tendit l'œillet demandé. Le président le prit et se retira, suivi de ses collègues, dans une salle voisine pour faire la perquisition et dresser le procès-verbal. On ouvrit la fleur, elle était vide. Maurice respira.

—Un moment, un moment, dit l'un des membres, le cœur de l'œillet a été enlevé. L'alvéole est vide, c'est vrai; mais dans cette alvéole un billet bien certainement a été renfermé.

—Je suis prêt, dit Maurice, à fournir toutes les explications nécessaires; mais, avant tout, je demande à être arrêté.

—Nous prenons acte de ta proposition, dit le président, mais nous n'y faisons pas droit. Tu es connu pour un bon patriote, citoyen Lindey.

—Et je réponds, sur ma vie, des amis que j'ai eu l'imprudence d'amener avec moi.

—Ne réponds de personne, dit le procureur. On entendit un grand remue-ménage dans les cours. C'était Simon, qui, après avoir cherché inutilement le petit billet enlevé par le vent, était allé trouver Santerre et lui avait raconté la tentative d'enlèvement de la reine avec tous les accessoires que pouvaient prêter à un pareil enlèvement les charmes de son imagination. Santerre était accouru; on investissait le Temple et l'on changeait la garde, au grand dépit de Lorin, qui protestait contre cette offense faite à son bataillon.

—Ah! méchant savetier, dit-il à Simon en le menaçant de son sabre, c'est à toi que je dois cette plaisanterie; mais, sois tranquille, je te la revaudrai.

—Je crois plutôt que c'est toi qui payeras tout ensemble à la nation, dit le cordonnier en se frottant les mains.

—Citoyen Maurice, dit Santerre, tiens-toi à la disposition de la Commune, qui t'interrogera.

—Je suis à tes ordres, commandant; mais j'ai déjà demandé à être arrêté et je le demande encore.

—Attends, attends, murmura sournoisement Simon; puisque tu y tiens si fort, nous allons tâcher de faire ton affaire.

Et il alla retrouver la femme Tison.


XXIII

La déesse Raison

On chercha pendant toute la journée dans la cour, dans le jardin et dans les environs le petit papier qui causait toute cette rumeur et qui, on n'en doutait plus, renfermait tout un complot.

On interrogea la reine après l'avoir séparée de sa sœur et de sa fille; mais elle ne répondit rien, sinon qu'elle avait, sur l'escalier, rencontré une jeune femme portant un bouquet, et qu'elle s'était contentée d'y cueillir une fleur.

Encore n'avait-elle cueilli cette fleur que du consentement du municipal Maurice.

Elle n'avait rien autre chose à dire, c'était la vérité dans toute sa simplicité et dans toute sa force.

Tout fut rapporté à Maurice lorsque son tour vint, et il appuya la déposition de la reine comme franche et exacte.

—Mais, dit le président, il y avait un complot, alors?

—C'est impossible, dit Maurice; c'est moi, qui en dînant chez madame Dixmer, lui avais proposé de lui faire voir la prisonnière, qu'elle n'avait jamais vue. Mais il n'y avait rien de fixé pour le jour ni pour le moyen.

—Mais on s'était muni de fleurs, dit le président; ce bouquet avait été fait d'avance?

—Pas du tout, c'est moi-même qui ai acheté ces fleurs à une bouquetière qui est venue nous les offrir au coin de la rue des Vieilles-Audriettes.

—Mais, au moins, cette bouquetière t'a présenté le bouquet?

—Non, citoyen, je l'ai choisi moi-même entre dix ou douze; il est vrai que j'ai choisi le plus beau.

—Mais on a pu, pendant le chemin, y glisser ce billet?

—Impossible, citoyen. Je n'ai pas quitté une minute madame Dixmer, et, pour faire l'opération que vous dites dans chacune des fleurs, car remarquez que chacune des fleurs, à ce que dit Simon, devait renfermer un billet pareil, il eût fallu au moins une demi-journée.

—Mais enfin, ne peut-on avoir glissé parmi ces fleurs deux billets préparés?

—C'est devant moi que la prisonnière en a pris un au hasard, après avoir refusé tout le bouquet.

—Alors, à ton avis, citoyen Lindey, il n'y a donc pas de complot?

—Si fait, il y a complot, reprit Maurice, et je suis le premier, non seulement à le croire, mais à l'affirmer; seulement, ce complot ne vient point de mes amis. Cependant, comme il ne faut pas que la nation soit exposée à aucune crainte, j'offre une caution et je me constitue prisonnier.

—Pas du tout, répondit Santerre; est-ce qu'on agit ainsi avec des éprouvés comme toi? Si tu te constituais prisonnier pour répondre de tes amis, je me constituerais prisonnier pour répondre de toi. Ainsi la chose est simple, il n'y a pas de dénonciation positive, n'est-ce pas? Nul ne saura ce qui s'est passé. Redoublons de surveillance, toi surtout, et nous arriverons à connaître le fond des choses en évitant la publicité.

—Merci, commandant, dit Maurice, mais je vous répondrai ce que vous répondriez à ma place. Nous ne devons pas en rester là et il nous faut retrouver la bouquetière.

—La bouquetière est loin; mais, sois tranquille, on la cherchera. Toi, surveille tes amis; moi, je surveillerai les correspondances de la prison.

On n'avait point songé à Simon, mais Simon avait son projet.

Il arriva sur la fin de la séance que vous venons de raconter, pour demander des nouvelles, et il apprit la décision de la Commune.

—Ah! il ne faut qu'une dénonciation en règle, dit-il, pour faire l'affaire; attendez cinq minutes et je l'apporte.

—Qu'est-ce donc? demanda le président.

—C'est, répondit le prisonnier, la courageuse citoyenne Tison qui dénonce les menées sourdes du partisan de l'aristocratie, Maurice, et les ramifications d'un autre faux patriote de ses amis nommé Lorin.

—Prends garde, prends garde, Simon! Ton zèle pour la nation t'égare peut-être, dit le président; Maurice Lindey et Hyacinthe Lorin sont des éprouvés.

—On verra ça au tribunal, répliqua Simon.

—Songez-y bien, Simon, ce sera un procès scandaleux pour tous les bons patriotes.

—Scandaleux ou non, qu'est-ce que ça me fait, à moi? Est-ce que je crains le scandale, moi? On saura au moins toute la vérité sur ceux qui trahissent.

—Ainsi tu persistes à dénoncer au nom de la femme Tison?

—Je dénoncerai moi-même ce soir aux Cordeliers, et toi-même avec les autres, citoyen président, si tu ne veux pas décréter d'arrestation le traître Maurice.

—Eh bien, soit, dit le président, qui, selon l'habitude de ce malheureux temps, tremblait devant celui qui criait le plus haut. Eh bien, soit, on l'arrêtera.

Pendant que cette décision était rendue contre lui, Maurice était retourné au Temple où l'attendait un billet ainsi conçu:

«Notre garde étant violemment interrompue, je ne pourrai, selon toute probabilité, te revoir que demain matin: viens déjeuner avec moi; tu me mettras au courant, en déjeunant, des trames et des conspirations découvertes par maître Simon.

On prétend que Simon dépose
Que tout le mal vient d'un œillet;
De mon côté, sur ce méfait,
Je vais interroger la rose.

Et demain, à mon tour, je te dirai ce qu'Arthémise m'aura répondu.

«Ton ami,

«LORIN.»

«Rien de nouveau, répondit Maurice; dors en paix cette nuit et déjeune sans moi demain, attendu que, vu les incidents de la journée, je ne sortirai probablement pas avant midi.

«Je voudrais être le zéphyr pour avoir le droit d'envoyer un baiser à la rose dont tu parles.

«Je te permets de siffler ma prose comme je siffle tes vers.

«Ton ami,

«MAURICE.

«P.-S.—Je crois, au reste, que la conspiration n'était qu'une fausse alarme.»

Lorin était, en effet, sorti vers onze heures, avant tout son bataillon, grâce à la motion brutale du cordonnier.

Il s'était consolé de cette humiliation avec un quatrain, et, ainsi qu'il le disait dans ce quatrain, il était allé chez Arthémise.

Arthémise fut enchantée de voir arriver Lorin. Le temps était magnifique, comme nous l'avons dit; elle proposa, le long des quais, une promenade qui fut acceptée.

Ils avaient suivi le port au charbon tout en causant politique, Lorin racontant son expulsion du Temple et cherchant à deviner quelles circonstances avaient pu la provoquer, quand, en arrivant à la hauteur de la rue des Barres, ils aperçurent une bouquetière qui, comme eux, remontait la rive droite de la Seine.

—Ah! citoyen Lorin, dit Arthémise, tu vas, je l'espère bien, me donner un bouquet.

—Comment donc! dit Lorin, deux si la chose vous est agréable.

Et tous deux doublèrent le pas pour joindre la bouquetière, qui elle-même suivait son chemin d'un pas fort rapide.

En arrivant au pont Marie, la jeune fille s'arrêta et, se penchant au-dessus du parapet, vida sa corbeille dans la rivière.

Les fleurs, séparées, tourbillonnèrent un instant dans l'air. Les bouquets, entraînés par leur pesanteur, tombèrent plus rapidement; puis bouquets et fleurs, surnageant à la surface, suivirent le cours de l'eau.

—Tiens! dit Arthémise en regardant la bouquetière qui faisait un si étrange commerce, on dirait... mais oui... mais non... mais si.... Ah! que c'est bizarre!

La bouquetière mit un doigt sur ses lèvres comme pour prier Arthémise de garder le silence et disparut.

—Qu'est-ce donc? dit Lorin; connaissez-vous cette mortelle, déesse?

—Non. J'avais cru d'abord.... Mais certainement je me suis trompée.

—Cependant elle vous a fait signe, insista Lorin.

—Pourquoi donc est-elle bouquetière ce matin? se demanda Arthémise en s'interrogeant elle-même.

—Vous avouez donc que vous la connaissez, Arthémise? demanda Lorin.

—Oui, répondit Arthémise, c'est une bouquetière à laquelle j'achète quelquefois.

—Dans tous les cas, dit Lorin, cette bouquetière a de singulières façons de débiter sa marchandise.

Et tous deux, après avoir regardé une dernière fois les fleurs, qui avaient déjà atteint le pont de bois et reçu une nouvelle impulsion du bras de la rivière qui passe sous ses arches, continuèrent leur route vers la Rapée, où ils comptaient dîner en tête à tête.

L'incident n'eut point de suite pour le moment. Seulement, comme il était étrange et présentait un certain caractère mystérieux, il se grava dans l'imagination poétique de Lorin.

Cependant la dénonciation de la femme Tison, dénonciation portée contre Maurice et Lorin, soulevait un grand bruit au club des Jacobins, et Maurice reçut au Temple l'avis de la Commune que sa liberté était menacée par l'indignation publique. C'était une invitation au jeune municipal de se cacher s'il était coupable. Mais, fort de sa conscience, Maurice resta au Temple, et on le trouva à son poste lorsqu'on vint pour l'arrêter.

À l'instant même, Maurice fut interrogé. Tout en demeurant dans la ferme résolution de ne mettre en cause aucun des amis dont il était sûr, Maurice, qui n'était pas homme à se sacrifier ridiculement par le silence comme un héros de roman, demanda la mise en cause de la bouquetière. Il était cinq heures du soir lorsque Lorin rentra chez lui; il apprit à l'instant même l'arrestation de Maurice et la demande que celui-ci avait faite.

La bouquetière du pont Marie jetant ses fleurs dans la Seine lui revint aussitôt à l'esprit: ce fut une révélation subite. Cette bouquetière étrange, cette coïncidence des quartiers, ce demi-aveu d'Arthémise, tout lui criait instinctivement que là était l'explication du mystère dont Maurice demandait la révélation.

Il bondit hors de sa chambre, descendit les quatre étages comme s'il eût eu des ailes et courut chez la déesse Raison qui brodait des étoiles d'or sur une robe de gaze bleue.

C'était sa robe de divinité.

—Trêve d'étoiles, chère amie, dit Lorin. On a arrêté Maurice ce matin, et probablement je serai arrêté ce soir.

—Maurice arrêté?

—Eh! mon Dieu, oui. Dans ce temps-ci, rien de plus commun que les grands événements; on n'y fait pas attention parce qu'ils vont par troupes, voilà tout. Or, presque tous ces grands événements arrivent à propos de futilités. Ne négligeons pas les futilités. Quelle était cette bouquetière que nous avons rencontrée ce matin, chère amie?

Arthémise tressaillit.

—Quelle bouquetière?

—Eh! pardieu! celle qui jetait avec tant de prodigalité ses fleurs dans la Seine.

—Eh! mon Dieu! dit Arthémise, cet événement est-il donc si grave que vous y reveniez avec une pareille insistance?

—Si grave, chère amie, que je vous prie de répondre à l'instant même à ma question.

—Mon ami, je ne le puis.

—Déesse, rien ne vous est impossible.

—Je suis engagée d'honneur à garder le silence.

—Et moi, je suis engagé d'honneur à vous faire parler.

—Mais pourquoi insistez-vous ainsi?

—Pour que... corbleu! pour que Maurice n'ait pas le cou coupé.

—Ah! mon Dieu! Maurice guillotiné! s'écria la jeune femme effrayée.

—Sans vous parler de moi, qui, en vérité, n'ose pas répondre d'avoir encore ma tête sur mes épaules.

—Oh! non, non, dit Arthémise, ce serait la perdre infailliblement.

En ce moment, l'officieux de Lorin se précipita dans la chambre d'Arthémise.

—Ah! citoyen, s'écria-t-il, sauve-toi, sauve-toi!

—Et pourquoi cela? demanda Lorin.

—Parce que les gendarmes se sont présentés chez toi, et que, tandis qu'ils enfonçaient la porte, j'ai gagné la maison voisine par les toits, et j'accours te prévenir.

Arthémise jeta un cri terrible. Elle aimait réellement Lorin.

—Arthémise, dit Lorin en se posant, mettez-vous la vie d'une bouquetière en comparaison avec celle de Maurice et celle de votre amant? S'il en est ainsi, je vous déclare que je cesse de vous tenir pour la déesse Raison, et que je vous proclame la déesse Folie.

—Pauvre Héloïse! s'écria l'ex-danseuse de l'Opéra, ce n'est point ma faute si je te trahis.

—Bien! bien! chère amie, dit Lorin en présentant un papier à Arthémise. Vous m'avez déjà gratifié du nom de baptême; donnez-moi maintenant le nom de famille et l'adresse.

—Oh! l'écrire, jamais, jamais! s'écria Arthémise; vous le dire, à la bonne heure.

—Dites-le donc, et soyez tranquille, je ne l'oublierai pas. Et Arthémise donna de vive voix le nom et l'adresse de la fausse bouquetière à Lorin. Elle s'appelait Héloïse Tison et demeurait rue des Nonandières, 24.

À ce nom, Lorin jeta un cri et s'enfuit à toutes jambes.

Il n'était pas au bout de la rue, qu'une lettre arrivait chez Arthémise. Cette lettre ne contenait que ces trois lignes:

«Pas un mot sur moi, chère amie; la révélation de mon nom me perdrait infailliblement.... Attends à demain pour me nommer, car ce soir j'aurai quitté Paris.

«Ton HÉLOÏSE.»

—Oh! mon Dieu! s'écria la future déesse, si j'avais pu deviner cela, j'eusse attendu jusqu'à demain.

Et elle s'élança vers la fenêtre pour rappeler Lorin, s'il était encore temps; mais il avait disparu.


XXIV

La mère et la fille

Nous avons déjà dit qu'en quelques heures la nouvelle de cet événement s'était répandue dans tout Paris. En effet, il y avait à cette époque des indiscrétions bien faciles à comprendre de la part d'un gouvernement dont la politique se nouait et se dénouait dans la rue.

La rumeur gagna donc, terrible et menaçante, la vieille rue Saint-Jacques, et, deux heures après l'arrestation de Maurice, on y apprenait cette arrestation.

Grâce à l'activité de Simon, les détails du complot avaient promptement jailli hors du Temple; seulement, comme chacun brodait sur le fond, la vérité arriva quelque peu altérée chez le maître tanneur; il s'agissait, disait-on, d'une fleur empoisonnée qu'on aurait fait passer à la reine, et à l'aide de laquelle l'Autrichienne devait endormir ses gardes pour sortir du Temple; en outre, à ces bruits s'étaient joints certains soupçons sur la fidélité du bataillon congédié la veille par Santerre; de sorte qu'il y avait déjà plusieurs victimes désignées à la haine du peuple.

Mais, vieille rue Saint-Jacques, on ne se trompait point, et pour cause, sur la nature de l'événement, et Morand d'un côté, et Dixmer de l'autre, sortirent aussitôt, laissant Geneviève en proie au plus violent désespoir.

En effet, s'il arrivait malheur à Maurice, c'était Geneviève qui était la cause de ce malheur. C'était elle qui avait conduit par la main l'aveugle jeune homme jusque dans le cachot où il était renfermé et duquel il ne sortirait, selon toute probabilité, que pour marcher à l'échafaud.

Mais, en tout cas, Maurice ne payerait pas de sa tête son dévouement au caprice de Geneviève. Si Maurice était condamné, Geneviève allait s'accuser elle-même au tribunal, elle avouait tout. Elle assumait la responsabilité sur elle, bien entendu, et, aux dépens de sa vie, elle sauvait Maurice.

Geneviève, au lieu de frémir à cette pensée de mourir pour Maurice, y trouvait, au contraire, une amère félicité.

Elle aimait le jeune homme, elle l'aimait plus qu'il ne convenait à une femme qui ne s'appartenait pas. C'était pour elle un moyen de reporter à Dieu son âme pure et sans tache comme elle l'avait reçue de lui.

En sortant de la maison, Morand et Dixmer s'étaient séparés. Dixmer s'achemina vers la rue de la Corderie, et Morand courut à la rue des Nonandières. En arrivant au bout du pont Marie, ce dernier aperçut cette foule d'oisifs et de curieux qui stationnent à Paris pendant ou après un événement sur la place où cet événement a eu lieu, comme les corbeaux stationnent sur un champ de bataille.

À cette vue, Morand s'arrêta tout court; les jambes lui manquaient, il fut forcé de s'appuyer au parapet du pont.

Enfin il reprit, après quelques secondes, cette puissance merveilleuse que, dans les grandes circonstances, il avait sur lui-même, se mêla aux groupes, interrogea et apprit que, dix minutes auparavant, on venait d'enlever, rue des Nonandières, 24, une jeune femme coupable bien certainement du crime dont elle avait été accusée, puisqu'on l'avait surprise occupée à faire ses paquets.

Morand s'informa du club dans lequel la pauvre fille devait être interrogée. Il apprit que c'était devant la section mère qu'elle avait été conduite, et il s'y rendit aussitôt.

Le club regorgeait de monde. Cependant, à force de coups de coude et de coups de poing, Morand parvint à se glisser dans une tribune. La première chose qu'il aperçut, fut la haute taille, la noble figure, la mine dédaigneuse de Maurice, debout au banc des accusés, et écrasant de son regard Simon, qui pérorait.

—Oui, citoyens, criait Simon, oui, la citoyenne Tison accuse le citoyen Lindey et le citoyen Lorin. Le citoyen Lindey parle d'une bouquetière sur laquelle il veut rejeter son crime; mais je vous en préviens d'avance, la bouquetière ne se retrouvera point; c'est un complot formé par une société d'aristocrates qui se rejettent la balle les uns aux autres, comme des lâches qu'ils sont. Vous avez bien vu que le citoyen Lorin avait décampé de chez lui quand on s'y est présenté. Eh bien, il ne se rencontrera pas plus que la bouquetière.

—Tu en as menti, Simon, dit une voix furieuse; il se retrouvera, car le voici. Et Lorin fit irruption dans la salle.

—Place à moi! cria-t-il en bousculant les spectateurs; place! Et il alla se ranger auprès de Maurice.

Cette entrée de Lorin, faite tout naturellement, sans manières, sans emphase, mais avec toute la franchise et toute la vigueur inhérentes au caractère du jeune homme, produisit le plus grand effet sur les tribunes, qui se mirent à applaudir et à crier bravo!

Maurice se contenta de sourire et de tendre la main à son ami, en homme qui s'était dit à lui-même: «Je suis sûr de ne pas demeurer longtemps seul au banc des accusés.»

Les spectateurs regardaient avec un intérêt visible ces deux beaux jeunes gens, qu'accusait, comme un démon jaloux de la jeunesse et de la beauté, l'immonde cordonnier du Temple.

Celui-ci s'aperçut de la mauvaise impression qui commençait à s'appesantir sur lui. Il résolut de frapper le dernier coup.

—Citoyens, hurla-t-il, je demande que la généreuse citoyenne Tison soit entendue, je demande qu'elle parle, je demande qu'elle accuse.

—Citoyens, dit Lorin, je demande qu'auparavant, la jeune bouquetière qui vient d'être arrêtée et qu'on va sans doute amener devant vous, soit entendue.

—Non, dit Simon, c'est encore quelque faux témoin, quelque partisan des aristocrates; d'ailleurs, la citoyenne Tison brûle du désir d'éclairer la justice.

Pendant ce temps, Morin parlait à Maurice.

—Oui, crièrent les tribunes, oui, la déposition de la femme Tison; oui, oui, qu'elle dépose!

—La citoyenne Tison est-elle dans la salle? demanda le président.

—Sans doute qu'elle y est, s'écria Simon. Citoyenne Tison, dis donc que tu es là.

—Me voilà, mon président, dit la geôlière; mais, si je dépose, me rendra-t-on ma fille?

—Ta fille n'a rien à voir dans l'affaire qui nous occupe, dit le président; dépose d'abord, et puis ensuite adresse-toi à la Commune pour redemander ton enfant.

—Entends-tu? le citoyen président t'ordonne de déposer, cria Simon; dépose donc tout de suite.

—Un instant, dit, en se retournant vers Maurice, le président étonné du calme de cet homme ordinairement si fougueux, un instant! Citoyen municipal, n'as-tu rien à dire d'abord?

—Non, citoyen président; sinon qu'avant d'appeler lâche et traître un homme tel que moi, Simon aurait mieux fait d'attendre qu'il fût mieux instruit.

—Tu dis, tu dis? répéta Simon avec cet accent railleur de l'homme du peuple particulier à la plèbe parisienne.

—Je dis, Simon, reprit Maurice avec plus de tristesse que de colère, que tu seras cruellement puni tout à l'heure quand tu vas voir ce qui va arriver.

—Et que va-t-il donc arriver? demanda Simon.

—Citoyen président, reprit Maurice sans répondre à son hideux accusateur, je me joins à mon ami Lorin pour te demander que la jeune fille qui vient d'être arrêtée soit entendue avant qu'on fasse parler cette pauvre femme, à qui l'on a sans doute soufflé sa déposition.

—Entends-tu, citoyenne, cria Simon, entends-tu? on dit là-bas que tu es un faux témoin!

—Moi, un faux témoin? dit la femme Tison. Ah! tu vas voir; attends, attends.

—Citoyen, dit Maurice, ordonne à cette malheureuse de se taire.

—Ah! tu as peur, cria Simon, tu as peur! Citoyen président, je requiers la déposition de la citoyenne Tison.

—Oui, oui, la déposition! crièrent les tribunes.

—Silence! cria le président; voici la Commune qui revient. En ce moment, en entendit une voiture qui roulait au dehors, avec un grand bruit d'armes et de hurlements. Simon se retourna inquiet vers la porte.

—Quitte la tribune, lui dit le président, tu n'as plus la parole. Simon descendit.

En ce moment, des gendarmes entrèrent avec un flot de curieux, bientôt refoulé, et une femme fut poussée vers le prétoire.

—Est-ce elle? demanda Lorin à Maurice.

—Oui, oui, c'est elle, dit celui-ci. Oh! la malheureuse femme, elle est perdue!

—La bouquetière! la bouquetière! murmurait-on des tribunes, que la curiosité agitait; c'est la bouquetière.

—Je demande, avant toute chose, la déposition de la femme Tison, hurla le cordonnier; tu lui avais ordonné de déposer, président, et tu vois qu'elle ne dépose pas.

La femme Tison fut appelée et entama une dénonciation terrible, circonstanciée. Selon elle, la bouquetière était coupable, il est vrai; mais Maurice et Lorin étaient ses complices.

Cette dénonciation produisit un effet visible sur le public. Cependant Simon triomphait.

—Gendarmes, amenez la bouquetière, cria le président.

—Oh! c'est affreux! murmura Morand en cachant sa tête entre ses deux mains.

La bouquetière fut appelée, et se plaça au bas de la tribune, vis-à-vis de la femme Tison, dont le témoignage venait de rendre capital le crime dont on l'accusait.

Alors elle releva son voile.

—Héloïse! s'écria la femme Tison; ma fille... toi ici?...

—Oui, ma mère, répondit doucement la jeune femme.

—Et pourquoi es-tu entre deux gendarmes?

—Parce que je suis accusée, ma mère.

—Toi... accusée? s'écria la femme Tison avec angoisse; et par qui?

—Par vous, ma mère. Un silence effrayant, silence de mort, vint s'abattre tout à coup sur ces masses bruyantes, et le sentiment douloureux de cette horrible scène étreignit tous les cœurs.

—Sa fille! chuchotèrent des voix basses et comme dans le lointain, sa fille, la malheureuse!

Maurice et Lorin regardaient l'accusatrice et l'accusée avec un sentiment de profonde commisération et de douleur respectueuse.

Simon, tout en désirant voir la fin de cette scène, dans laquelle il espérait que Maurice et Lorin demeureraient compromis, essayait de se soustraire aux regards de la femme Tison, qui roulait autour d'elle un œil égaré.

—Comment t'appelles-tu, citoyenne? dit le président, ému lui-même, à la jeune fille calme et résignée.

—Héloïse Tison, citoyen.

—Quel âge as-tu?

—Dix-neuf ans.

—Où demeures-tu?

—Rue des Nonandières, n° 24.

—Est-ce toi qui as vendu au citoyen municipal Lindey, que voici sur ce banc, un bouquet d'œillets ce matin?

La fille Tison se tourna vers Maurice, et, après l'avoir regardé:

—Oui, citoyen, c'est moi, dit-elle.

La femme Tison regardait elle-même sa fille avec des yeux dilatés par l'épouvante.

—Sais-tu que chacun de ces œillets contenait un billet adressé à la veuve Capet?

—Je le sais, répondit l'accusée.

Un mouvement d'horreur et d'admiration se répandit dans la salle.

—Pourquoi offrais-tu ces œillets au citoyen Maurice?

—Parce que je lui voyais l'écharpe municipale, et que je me doutais qu'il allait au Temple.

—Quels sont tes complices?

—Je n'en ai pas.

—Comment! tu as fait le complot à toi toute seule?

—Si c'est un complot, je l'ai fait à moi toute seule.

—Mais le citoyen Maurice savait-il...?

—Que ces fleurs continssent des billets?

—Oui.

—Le citoyen Maurice est municipal; le citoyen Maurice pouvait voir la reine en tête à tête, à toute heure du jour et de la nuit. Le citoyen Maurice, s'il eût eu quelque chose à dire à la reine, n'avait pas besoin d'écrire, puisqu'il pouvait parler.

—Et tu ne connaissais pas le citoyen Maurice?

—Je l'avais vu venir au Temple au temps où j'y étais avec ma pauvre mère; mais je ne le connaissais pas autrement que de vue!

—Vois-tu, misérable! s'écria Lorin en menaçant du poing Simon, qui, baissant la tête, atterré de la tournure que prenaient les affaires, essayait de fuir inaperçu. Vois-tu ce que tu as fait?

Tous les regards se tournèrent vers Simon avec un sentiment de parfaite indignation. Le président continua:

—Puisque c'est toi qui as remis le bouquet, puisque tu savais que chaque fleur contenait un papier, tu dois savoir aussi ce qu'il y avait d'écrit sur ce papier!

—Sans doute, je le sais.

—Eh bien, alors, dis-nous ce qu'il y avait sur ce papier?

—Citoyen, dit avec fermeté la jeune fille, j'ai dit tout ce que je pouvais et surtout tout ce que je voulais dire.

—Et tu refuses de répondre?

—Oui.

—Tu sais à quoi tu t'exposes?

—Oui.

—Tu espères peut-être en ta jeunesse, en ta beauté?

—Je n'espère qu'en Dieu.

—Citoyen Maurice Lindey, dit le président, citoyen Hyacinthe Lorin, vous êtes libres; la Commune reconnaît votre innocence et rend justice à votre civisme. Gendarmes, conduisez la citoyenne Héloïse à la prison de la section.

À ces paroles, la femme Tison sembla se réveiller, jeta un effroyable cri, et voulut se précipiter pour embrasser une fois encore sa fille; mais les gendarmes l'en empêchèrent.

—Je vous pardonne, ma mère, cria la jeune fille pendant qu'on l'entraînait.

La femme Tison poussa un rugissement sauvage, et tomba comme morte.

—Noble fille! murmura Morand avec une douloureuse émotion.


XXV

Le billet

À la suite des événements que nous venons de raconter, une dernière scène vint se joindre comme complément de ce drame qui commençait à se dérouler dans ces sombres péripéties.

La femme Tison, foudroyée par ce qui venait de se passer, abandonnée de ceux qui l'avaient escortée, car il y a quelque chose d'odieux, même dans le crime involontaire, et c'est un crime bien grand que celui d'une mère qui tue son enfant, fût-ce même par excès de zèle patriotique, la femme Tison, après être demeurée quelque temps dans une immobilité absolue, releva la tête, regarda autour d'elle, égarée, et, se voyant seule, poussa un cri et s'élança vers la porte.

À la porte, quelques curieux, plus acharnés que les autres, stationnaient encore; ils s'écartèrent dès qu'ils la virent, en se la montrant du doigt et en se disant les uns aux autres:

—Vois-tu cette femme? C'est celle qui a dénoncé sa fille. La femme Tison poussa un cri de désespoir et s'élança dans la direction du Temple. Mais, arrivée au tiers de la rue Michel-le-Comte, un homme vint se placer devant elle, et, lui barrant le chemin en se cachant la figure dans son manteau:

—Tu es contente, lui dit-il, tu as tué ton enfant.

—Tué mon enfant? tué mon enfant? s'écria la pauvre mère. Non, non, il n'est pas possible.

—Cela est ainsi, cependant, car ta fille est arrêtée.

—Et où l'a-t-on conduite?

—À la Conciergerie; de là, elle partira pour le tribunal révolutionnaire, et tu sais ce que deviennent ceux qui y vont.

—Rangez-vous, dit la femme Tison, et laissez-moi passer.

—Où vas-tu?

—À la Conciergerie.

—Qu'y vas-tu faire?

—La voir encore.

—On ne te laissera pas entrer.

—On me laissera bien coucher sur la porte, vivre là, dormir là. J'y resterai jusqu'à ce qu'elle sorte, et je la verrai au moins encore une fois.

—Si quelqu'un te promettait de te rendre ta fille?

—Que dites-vous?

—Je te demande, en supposant qu'un homme te promît de te rendre ta fille, si tu ferais ce que cet homme te dirait de faire?

—Tout pour ma fille! tout pour mon Héloïse! s'écria la femme en se tordant les bras avec désespoir. Tout, tout, tout!

—Écoute, reprit l'inconnu, c'est Dieu qui te punit.

—Et de quoi?

—Des tortures que tu as infligées à une pauvre mère comme toi.

—De qui voulez-vous parler? Que voulez-vous dire?

—Tu as souvent conduit la prisonnière à deux doigts du désespoir où tu marches toi-même en ce moment, par tes révélations et tes brutalités, Dieu te punit en conduisant à la mort cette fille que tu aimais tant.

—Vous avez dit qu'il y avait un homme qui pouvait la sauver; où est cet homme? que veut-il? que demande-t-il?

—Cet homme veut que tu cesses de persécuter la reine, que tu lui demandes pardon des outrages que tu lui as faits, et qui, si tu t'aperçois que cette femme, qui, elle aussi, est une mère qui souffre, qui pleure, qui se désespère, par une circonstance impossible, par quelque miracle du ciel, est sur le point de se sauver, au lieu de t'opposer à sa fuite, tu y aides de tout ton pouvoir.

—Écoute, citoyen, dit la femme Tison, c'est toi, n'est-ce pas, qui es cet homme?

—Eh bien?

—C'est toi qui promets de sauver ma fille? L'inconnu se tut.

—Me le promets-tu? t'y engages-tu? me le jures-tu? Réponds!

—Écoute. Tout ce qu'un homme peut faire pour sauver une femme, je le ferai pour sauver ton enfant.

—Il ne peut pas la sauver! s'écria la femme Tison en poussant des hurlements; il ne peut pas la sauver. Il mentait lorsqu'il promettait de la sauver.

—Fais ce que tu pourras pour la reine, je ferai ce que je pourrai pour ta fille.

—Que m'importe la reine, à moi? C'est une mère qui a une fille, voilà tout. Mais, si l'on coupe le cou à quelqu'un, ce ne sera pas à sa fille, ce sera à elle. Qu'on me coupe le cou, et qu'on sauve ma fille. Qu'on me mène à la guillotine, à la condition qu'il ne tombera pas un seul cheveu de sa tête, et j'irai à la guillotine en chantant:

Ah! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne...

Et la femme Tison se mit à chanter avec une voix effrayante; puis, tout à coup, elle interrompit son chant par un grand éclat de rire.

L'homme au manteau parut lui-même effrayé de ce commencement de folie et fit un pas en arrière.

—Oh! tu ne t'éloigneras pas comme cela, dit la femme Tison au désespoir, et en le retenant par son manteau; on ne vient pas dire à une mère: «Fais cela et je sauverai ton enfant», pour lui dire après cela: «Peut-être.» La sauveras-tu?

—Oui.

—Quand cela?

—Le jour où on la conduira de la Conciergerie à l'échafaud.

—Pourquoi attendre? pourquoi pas cette nuit, ce soir, à l'instant même?

—Parce que je ne puis pas.

—Ah! tu vois bien, tu vois bien, s'écria la femme Tison, tu vois bien que tu ne peux pas; mais, moi, je peux.

—Que peux-tu?

—Je peux persécuter la prisonnière, comme tu l'appelles; je peux surveiller la reine, comme tu dis, aristocrate que tu es! je puis entrer à toute heure, jour et nuit, dans la prison, et je ferai tout cela. Quant à ce qu'elle se sauve, nous verrons. Ah! nous verrons bien, puisqu'on ne veut pas sauver ma fille, si elle doit se sauver, elle. Tête pour tête, veux-tu? Madame Veto a été reine, je le sais bien; Héloïse Tison n'est qu'une pauvre fille, je le sais bien; mais sur la guillotine nous sommes tous égaux.

—Eh bien, soit! dit l'homme au manteau; sauve-la, je la sauverai.

—Jure.

—Je le jure.

—Sur quoi?

—Sur ce que tu voudras.

—As-tu une fille?

—Non.

—Eh bien, dit la femme Tison en laissant tomber ses deux bras avec découragement, sur quoi veux-tu jurer alors?

—Écoute, je te jure sur Dieu.

—Bah! répondit la femme Tison; tu sais bien qu'ils ont défait l'ancien, et qu'ils n'ont pas encore fait le nouveau.

—Je te jure sur la tombe de mon père.

—Ne jure pas par une tombe, cela lui porterait malheur.... Oh! mon Dieu, mon Dieu! quand je pense que, dans trois jours peut-être, moi aussi, je jurerai par la tombe de ma fille! Ma fille! ma pauvre Héloïse! s'écria la femme Tison avec un tel éclat, qu'à sa voix, déjà retentissante, plusieurs fenêtres s'ouvrirent.

À la vue de ces fenêtres qui s'ouvraient, un autre homme sembla se détacher de la muraille et s'avança vers le premier.

—Il n'y a rien à faire avec cette femme, dit le premier au second, elle est folle.

—Non, elle est mère, dit celui-ci. Et il entraîna son compagnon. En les voyant s'éloigner, la femme Tison sembla revenir à elle.

—Où allez-vous? s'écria-t-elle; allez-vous sauver Héloïse? Attendez-moi, alors, je vais avec vous. Attendez-moi, mais attendez-moi donc!

Et la pauvre mère les poursuivit en hurlant; mais, au coin de la rue la plus proche, elle les perdit de vue. Et ne sachant plus de quel côté tourner, elle demeura un instant indécise, regardant de tous côtés; et se voyant seule dans la nuit et dans le silence, ce double symbole de la mort, elle poussa un cri déchirant et tomba sans connaissance sur le pavé.

Dix heures sonnèrent. Pendant ce temps, et comme cette même heure retentissait à l'horloge du Temple, la reine, assise dans cette chambre que nous connaissons, près d'une lampe fumeuse, entre sa sœur et sa fille, et cachée aux regards des municipaux par madame Royale, qui, faisant semblant de l'embrasser, relisait un petit billet écrit sur le papier le plus mince qu'on avait pu trouver, avec une écriture si fine qu'à peine si ses yeux, brûlés par les larmes, avaient conservé la force de la déchiffrer. Le billet contenait ce qui suit:

«Demain, mardi, demandez à descendre au jardin, ce que l'on vous accordera sans difficulté aucune, attendu que l'ordre est donné de vous accorder cette faveur aussitôt que vous la demanderez. Après avoir fait trois ou quatre tours, feignez d'être fatiguée, approchez-vous de la cantine, et demandez à la femme Plumeau la permission de vous asseoir chez elle. Là, au bout d'un instant, feignez de vous trouver plus mal et de vous évanouir. Alors on fermera les portes pour qu'on puisse vous porter du secours, et vous resterez avec Madame Élisabeth et madame Royale. Aussitôt la trappe de la cave s'ouvrira; précipitez-vous, avec votre sœur et votre fille, par cette ouverture, et vous êtes sauvées toutes trois.»

—Mon Dieu! dit madame Royale, notre malheureuse destinée se lasserait-elle?

—Ou ce billet ne serait-il qu'un piège? reprit Madame Élisabeth.

—Non, non, dit la reine; ces caractères m'ont toujours révélé la présence d'un ami mystérieux, mais bien brave et bien fidèle.

—C'est du chevalier? demanda madame Royale.

—De lui-même, répondit la reine. Madame Élisabeth joignit les mains.

—Relisons le billet chacune de notre côté tout bas, reprit la reine, afin que, si l'une de nous oubliait une chose, l'autre s'en souvînt.

Et toutes trois relurent des yeux; mais, comme elles achevaient cette lecture, elles entendirent la porte de leur chambre rouler sur ses gonds. Les deux princesses se retournèrent: la reine seule resta comme elle était; seulement, par un mouvement presque insensible, elle porta le petit billet à ses cheveux et le glissa dans sa coiffure.

C'était un des municipaux qui ouvrait la porte.

—Que voulez-vous, monsieur? demandèrent ensemble Madame Élisabeth et madame Royale.

—Hum! dit le municipal, il me semble que vous vous couchez bien tard ce soir...

—Y a-t-il donc, dit la reine en se retournant avec sa dignité ordinaire, un nouvel arrêté de la Commune qui décide à quelle heure je me mettrai au lit?

—Non, citoyenne, dit le municipal; mais, si c'est nécessaire, on en fera un.

—En attendant, monsieur, dit Marie-Antoinette, respectez, je ne vous dirai pas la chambre d'une reine, mais celle d'une femme.

—En vérité, grommela le municipal, ces aristocrates parlent toujours comme s'ils étaient quelque chose.

Mais, en attendant, soumis par cette dignité hautaine dans la prospérité, mais que trois ans de souffrance avaient faite calme, il se retira.

Un instant après, la lampe s'éteignit, et, comme d'habitude, les trois femmes se déshabillèrent dans les ténèbres, faisant de l'obscurité un voile à leur pudeur.

Le lendemain, à neuf heures du matin, la reine, après avoir relu, enfermée dans les rideaux de son lit, le billet de la veille, afin de ne s'écarter en rien des instructions qui y étaient portées, après l'avoir déchiré et réduit en morceaux presque impalpables, s'habilla dans ses rideaux, et, réveillant sa sœur, passa chez sa fille.

Un instant après, elle sortit et appela les municipaux de garde.

—Que veux-tu, citoyenne? demanda l'un d'eux paraissant sur la porte, tandis que l'autre ne se dérangeait pas même de son déjeuner pour répondre à l'appel royal.

—Monsieur, dit Marie-Antoinette, je sors de la chambre de ma fille, et la pauvre enfant est, en vérité, bien malade. Ses jambes sont enflées et douloureuses, car elle fait trop peu d'exercice. Or, vous le savez, monsieur, c'est moi qui l'ai condamnée à cette inaction; j'étais autorisée à descendre me promener au jardin; mais, comme il me fallait passer devant la porte de la chambre que mon mari habitait de son vivant, au moment de passer devant cette porte, le cœur m'a failli, je n'ai pas eu la force et je suis remontée, me bornant à la promenade de la terrasse.

«Maintenant cette promenade est insuffisante à la santé de ma pauvre enfant. Je vous prie donc, citoyen municipal, de réclamer en mon nom, auprès du général Santerre, l'usage de cette liberté qui m'avait été accordée; je vous en serai reconnaissante.

La reine avait prononcé ces mots avec un accent si doux et si digne à la fois, elle avait si bien évité toute qualification qui pouvait blesser la pruderie républicaine de son interlocuteur, que celui-ci, qui s'était présenté à elle couvert, comme c'était l'habitude de la plupart de ces hommes, souleva peu à peu son bonnet rouge de dessus sa tête, et, lorsqu'elle eut achevé, la salua en disant:

—Soyez tranquille, madame, on demandera au citoyen général la permission que vous désirez.

Puis, en se retirant, comme pour se convaincre lui-même qu'il cédait à l'équité et non à la faiblesse:

—C'est juste, répéta-t-il; au bout du compte, c'est juste.

—Qu'est-ce qui est juste? demanda l'autre municipal.

—Que cette femme promène sa fille qui est malade.

—Après?... que demande-t-elle?

—Elle demande à descendre et à se promener une heure dans le jardin.

—Bah! dit l'autre, qu'elle demande à aller à pied du Temple à la place de la Révolution, ça la promènera.

La reine entendit ces mots et pâlit; mais elle puisa dans ces mots un nouveau courage pour le grand événement qui se préparait.

Le municipal acheva son déjeuner et descendit. De son côté, la reine demanda à faire le sien dans la chambre de sa fille, ce qui lui fut accordé.

Madame Royale, pour confirmer le bruit de sa maladie, resta couchée, et Madame Élisabeth et la reine demeurèrent près de son lit.

À onze heures, Santerre arriva. Son arrivée fut, comme à l'ordinaire, annoncée par les tambours qui battirent aux champs, et par l'entrée du nouveau bataillon et des nouveaux municipaux qui venaient relever ceux dont la garde finissait.

Quand Santerre eut inspecté le bataillon sortant et le bataillon entrant, lorsqu'il eut fait parader son lourd cheval aux membres trapus dans la cour du Temple, il s'arrêta un instant: c'était le moment où ceux qui avaient à lui parler lui adressaient leurs réclamations, leur dénonciations ou leurs demandes.

Le municipal profita de cette halte pour s'approcher de lui.

—Que veux-tu? lui dit brusquement Santerre.

—Citoyen, dit le municipal, je viens te dire de la part de la reine...

—Qu'est-ce que cela, la reine? demanda Santerre.

—Ah! c'est vrai, dit le municipal, étonné lui-même de s'être laissé entraîner.

—Qu'est-ce que je dis donc là, moi? Est-ce que je suis fou? Je viens te dire de la part de madame Veto...

—À la bonne heure, dit Santerre, comme cela je comprends. Eh bien, que viens-tu me dire? Voyons.

—Je viens te dire que la petite Veto est malade, à ce qu'il paraît, faute d'air et de mouvement.

—Eh bien, faut-il encore s'en prendre de cela à la nation? La nation lui avait permis la promenade dans le jardin, elle l'a refusée; bonsoir!

—C'est justement cela, elle se repent maintenant, et elle demande si tu veux permettre qu'elle descende.

—Il n'y a pas de difficulté à cela. Vous entendez, vous autres, dit Santerre en s'adressant à tout le bataillon, la veuve Capet va descendre pour se promener dans le jardin. La chose lui est accordée par la nation; mais prenez garde qu'elle ne se sauve par-dessus les murs, car, si cela arrive, je vous fais couper la tête à tous.

Un éclat de rire homérique accueillit la plaisanterie du citoyen général.

—Et maintenant que vous voilà prévenus, dit Santerre, adieu. Je vais à la Commune. Il paraît qu'on vient de rejoindre Roland et Barbaroux, et qu'il s'agit de leur délivrer un passeport pour l'autre monde.

C'était cette nouvelle qui mettait le citoyen général de si plaisante humeur.

Santerre partit au galop.

Le bataillon qui descendait la garde sortait derrière lui.

Enfin, les municipaux cédèrent la place aux nouveaux venus, lesquels avaient reçu les instructions de Santerre relativement à la reine.

L'un des municipaux monta près de Marie-Antoinette, et lui annonça que le général faisait droit à sa demande.

«Oh! pensa-t-elle en regardant le ciel à travers sa fenêtre, votre colère se reposerait-elle, Seigneur, et votre droite terrible serait-elle lasse de s'appesantir sur nous?»

—Merci, monsieur, dit-elle au municipal avec ce charmant sourire qui perdit Barnave et rendit tant d'hommes insensés, merci!

Puis, se retournant vers son petit chien, qui sautait après elle tout en marchant sur les pattes de derrière, car il comprenait aux regards de sa maîtresse qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire:

—Allons, Black, dit-elle, nous allons nous promener. Le petit chien se mit à japper et à bondir, et, après avoir bien regardé le municipal, comprenant sans doute que c'était de cet homme que venait la nouvelle qui rendait sa maîtresse joyeuse, il s'approcha de lui tout en rampant, en faisant frétiller sa longue queue soyeuse, et se hasarda jusqu'à le caresser.

Cet homme, qui, peut-être, fût resté insensible aux prières de la reine, se sentit tout ému aux caresses du chien.

—Rien que pour cette petite bête, citoyenne Capet, vous eussiez dû sortir plus souvent, dit-il. L'humanité commande que l'on ait soin de toutes les créatures.

—À quelle heure sortirons-nous, monsieur? demanda la reine. Ne pensez-vous pas que le grand soleil nous ferait du bien?

—Vous sortirez quand vous voudrez, dit le municipal; il n'y a pas de recommandation particulière à ce sujet. Cependant, si vous voulez sortir à midi, comme c'est le moment où l'on change les factionnaires, cela fera moins de mouvement dans la tour.

—Eh bien, à midi, soit, dit la reine en appuyant la main sur son cœur pour en comprimer les battements.

Et elle regarda cet homme qui semblait moins dur que ses confrères, et qui, peut-être, pour prix de sa condescendance aux désirs de la prisonnière, allait perdre la vie dans la lutte que méditaient les conjurés.

Mais aussi, en ce moment où une certaine compassion allait amollir le cœur de la femme, l'âme de la reine se réveilla. Elle songea au 10 août et aux cadavres de ses amis jonchant les tapis de son palais; elle songea au 2 septembre et à la tête de la princesse de Lamballe surgissant au bout d'une pique devant ses fenêtres; elle songea au 21 janvier et à son mari mourant sur un échafaud, au bruit des tambours qui éteignaient sa voix; enfin, elle songea à son fils, pauvre enfant dont plus d'une fois elle avait, sans pouvoir lui porter secours, entendu de sa chambre les cris de douleur, et son cœur s'endurcit.

—Hélas! murmura-t-elle, le malheur est comme le sang des hydres antiques: il féconde des moissons de nouveaux malheurs!


XXVI

Black

Le municipal sortit pour appeler ses collègues et prendre lecture du procès-verbal laissé par les municipaux sortants.

La reine resta seule avec sa sœur et sa fille.

Toutes trois se regardèrent.

Madame Royale se jeta dans les bras de la reine et la tint embrassée.

Madame Élisabeth s'approcha de sa sœur et lui tendit la main.

—Prions Dieu, dit la reine; mais prions bas, afin que personne ne se doute que nous prions.

Il y a des époques fatales où la prière, cet hymne naturel que Dieu a mis au fond du cœur de l'homme, devient suspecte aux yeux des hommes, car la prière est un acte d'espoir ou de reconnaissance. Or, aux yeux de ses gardiens, l'espoir ou la reconnaissance était une cause d'inquiétude, puisque la reine ne pouvait espérer qu'une seule chose, la fuite; puisque la reine ne pouvait remercier Dieu que d'une seule chose, de lui en avoir donné les moyens.

Cette prière mentale achevée, toutes trois demeurèrent sans prononcer une parole. Onze heures sonnèrent, puis midi.

Au moment où le dernier coup retentissait sur le timbre de bronze, un bruit d'armes commença d'emplir l'escalier en spirale et de monter jusqu'à la reine.

—Ce sont les sentinelles qu'on relève, dit-elle. On va venir nous chercher. Elle vit que sa sœur et sa fille pâlissaient.

—Courage! dit-elle en pâlissant elle-même.

—Il est midi, cria-t-on d'en bas; faites descendre les prisonnières.

—Nous voici, messieurs, répondit la reine, qui, avec un sentiment presque mêlé de regret, embrassa d'un dernier coup d'œil et salua d'un dernier regard les murs noirs et les meubles, sinon grossiers, du moins bien simples, compagnons de sa captivité.

Le premier guichet s'ouvrit: il donnait sur le corridor. Le corridor était sombre, et, dans cette obscurité, les trois captives pouvaient dissimuler leur émotion. En avant, courait le petit Black; mais, lorsqu'on fut arrivé au second guichet, c'est-à-dire à cette porte dont Marie-Antoinette essayait de détourner les yeux, le fidèle animal vint coller son museau sur les clous à large tête, et, à la suite de plusieurs petits cris plaintifs, fit entendre un gémissement douloureux et prolongé. La reine passa vite sans avoir la force de rappeler son chien, et en cherchant le mur pour s'appuyer.

Après avoir fait quelques pas, les jambes manquèrent à la reine, et elle fut forcée de s'arrêter. Sa sœur et sa fille se rapprochèrent d'elle, et, un instant, les trois femmes demeurèrent immobiles, formant un groupe douloureux, la mère tenant son front appuyé sur la tête de madame Royale.

Le petit Black vint la rejoindre.

—Eh bien, cria la voix, descend-elle ou ne descend-elle pas?

—Nous voici, dit le municipal, qui était resté debout, respectant cette douleur si grande dans sa simplicité.

—Allons! dit la reine. Et elle acheva de descendre. Lorsque les prisonnières furent arrivées au bas de l'escalier tournant, en face de la dernière porte sous laquelle le soleil traçait de larges bandes de lumière dorée, le tambour fit entendre un roulement qui appelait la garde, puis il y eut un grand silence provoqué par la curiosité, et la lourde porte s'ouvrit lentement en roulant sur ses gonds criards.

Une femme était assise à terre, ou plutôt couchée dans l'angle de la borne contiguë à cette porte. C'était la femme Tison, que la reine n'avait pas vue depuis vingt-quatre heures, absence qui, plusieurs fois dans la soirée de la veille et dans la matinée du jour où l'on se trouvait, avait suscité son étonnement.

La reine voyait déjà le jour, les arbres, le jardin, et, au delà de la barrière qui fermait ce jardin, son œil avide allait chercher la petite hutte de la cantine où ses amis l'attendaient sans doute, lorsque, au bruit de ses pas, la femme Tison écarta ses mains, et la reine vit un visage pâle et brisé sous ses cheveux grisonnants.

Le changement était si grand, que la reine s'arrêta étonnée.

Alors, avec cette lenteur des gens chez lesquels la raison est absente, elle vint s'agenouiller devant cette porte, fermant le passage à Marie-Antoinette.

—Que voulez-vous, bonne femme? demanda la reine.

—Il a dit qu'il fallait que vous me pardonniez.

—Qui cela? demanda la reine.

—L'homme au manteau, répliqua la femme Tison.

La reine regarda Madame Élisabeth et sa fille avec étonnement.

—Allez, allez, dit le municipal, laissez passer la veuve Capet; elle a la permission de se promener dans le jardin.

—Je le sais bien, dit la vieille; c'est pour cela que je suis venue l'attendre ici: puisqu'on n'a pas voulu me laisser monter, et que je devais lui demander pardon, il fallait bien que je l'attendisse.

—Pourquoi donc n'a-t-on pas voulu vous laisser monter? demanda la reine. La femme Tison se mit à rire.

—Parce qu'ils prétendent que je suis folle! dit-elle. La reine la regarda, et elle vit, en effet, dans les yeux égarés de cette malheureuse reluire un reflet étrange, cette lueur vague qui indique l'absence de la pensée.

—Oh! mon Dieu! dit-elle, pauvre femme! que vous est-il donc arrivé?

—Il m'est arrivé... vous ne savez donc pas? dit la femme; mais si... vous le savez bien, puisque c'est pour vous qu'elle est condamnée...

—Qui?

—Héloïse.

—Votre fille?

—Oui, elle... ma pauvre fille!

—Condamnée... mais par qui? comment? pourquoi?

—Parce que c'est elle qui a vendu le bouquet...

—Quel bouquet?

—Le bouquet d'œillets.... Elle n'est pourtant pas bouquetière, reprit la femme Tison, comme si elle cherchait à rappeler ses souvenirs; comment a-t-elle donc pu vendre ce bouquet?

La reine frémit. Un lien invisible rattachait cette scène à la situation présente; elle comprit qu'il ne fallait point perdre de temps dans un dialogue inutile.

—Ma bonne femme, dit-elle, je vous en prie, laissez-moi passer; plus tard, vous me conterez tout cela.

—Non, tout de suite; il faut que vous me pardonniez; il faut que je vous aide à fuir pour qu'il sauve ma fille. La reine devint pâle comme une morte.

—Mon Dieu! murmura-t-elle en levant les yeux au ciel. Puis, se retournant vers le municipal:

—Monsieur, dit-elle, ayez la bonté d'écarter cette femme; vous voyez bien qu'elle est folle.

—Allons, allons, la mère, dit le municipal, décampons. Mais la femme Tison se cramponna à la muraille.

—Non, reprit-elle, il faut qu'elle me pardonne pour qu'il sauve ma fille.

—Mais qui cela?

—L'homme au manteau.

—Ma sœur, dit Madame Élisabeth, adressez-lui quelques paroles de consolation.

—Oh! bien volontiers, dit la reine. En effet, je crois que ce sera le plus court. Puis, se retournant vers la folle:

—Bonne femme, que désirez-vous? Dites.

—Je désire que vous me pardonniez tout ce que je vous ai fait souffrir par les injures que je vous ai dites, par les dénonciations que j'ai faites, et que, quand vous verrez l'homme au manteau, vous lui ordonniez de sauver ma fille, puisqu'il fait tout ce que vous voulez.

—Je ne sais ce que vous entendez dire par l'homme au manteau, répondit la reine; mais, s'il ne s'agit, pour tranquilliser votre conscience, que d'obtenir de moi le pardon des offenses que vous croyez m'avoir faites, oh! du fond du cœur, pauvre femme! je vous pardonne bien sincèrement; et puissent ceux que j'ai offensés me pardonner de même!

—Oh! s'écria la femme Tison avec un intraduisible accent de joie, il sauvera donc ma fille, puisque vous m'avez pardonné. Votre main, madame, votre main.

La reine, étonnée, tendit, sans y rien comprendre, sa main, que la femme Tison saisit avec ardeur, et sur laquelle elle appuya ses lèvres.

En ce moment, la voix enrouée d'un colporteur se fit entendre dans la rue du Temple.

—Voilà, cria-t-il, le jugement et l'arrêt qui condamnent la fille Héloïse Tison à la peine de mort pour crime de conspiration!

À peine ces paroles eurent-elles frappé les oreilles de la femme Tison, que sa figure se décomposa, qu'elle se releva sur un genou et qu'elle étendit les bras pour fermer le passage à la reine.

—Oh! mon Dieu! murmura la reine, qui n'avait pas perdu un mot de la terrible annonce.

—Condamnée à la peine de mort? s'écria la mère; ma fille condamnée? mon Héloïse perdue? Il ne l'a donc pas sauvée et ne peut donc pas la sauver? il est donc trop tard?... Ah!...

—Pauvre femme, dit la reine, croyez que je vous plains.

—Toi? dit-elle, et ses yeux s'injectèrent de sang. Toi, tu me plains? Jamais! jamais!

—Vous vous trompez, je vous plains de tout mon cœur; mais laissez-moi passer.

—Te laisser passer! La femme Tison éclata de rire.

—Non, non! je te laissais fuir parce qu'il m'avait dit que, si je te demandais pardon et que si je te laissais fuir, ma fille serait sauvée; mais, puisque ma fille va mourir, tu ne te sauveras pas.

—À moi, messieurs! venez à mon aide, s'écria la reine. Mon Dieu! mon Dieu! mais vous voyez bien que cette femme est folle.

—Non, je ne suis pas folle, non; je sais ce que je dis, s'écria la femme Tison. Voyez-vous, c'est vrai, il y avait une conspiration; c'est Simon qui l'a découverte, c'est ma fille, ma pauvre fille, qui a vendu le bouquet. Elle l'a avoué devant le tribunal révolutionnaire... un bouquet d'œillets... il y avait des papiers dedans.

—Madame, dit la reine, au nom du ciel! On entendit de nouveau la voix du crieur qui répétait:

—Voilà le jugement et l'arrêt qui condamnent la fille Héloïse Tison à la peine de mort pour crime de conspiration!

—L'entends-tu? hurla la folle, autour de laquelle se groupaient les gardes nationaux; l'entends-tu, condamnée à mort? C'est pour toi, pour toi, qu'on va tuer ma fille, entends-tu, pour toi, l'Autrichienne?

—Messieurs, dit la reine, au nom du ciel! si vous ne voulez pas me débarrasser de cette pauvre folle, laissez-moi du moins remonter; je ne puis supporter les reproches de cette femme: tout injustes qu'ils sont, ils me brisent.

Et la reine détourna la tête en laissant échapper un douloureux sanglot.

—Oui, oui, pleure, hypocrite! cria la folle; ton bouquet lui coûte cher.... D'ailleurs, elle devait s'en douter; c'est ainsi que meurent tous ceux qui te servent. Tu portes malheur, l'Autrichienne: on a tué tes amis, ton mari, tes défenseurs; enfin, on tue ma fille. Quand donc te tuera-t-on à ton tour pour que personne ne meure plus pour toi?

Et la malheureuse hurla ces dernières paroles en les accompagnant d'un geste de menace.

—Malheureuse! hasarda Madame Élisabeth, oublies-tu que celle à qui tu parles est la reine?

—La reine, elle?... la reine? répéta la femme Tison, dont la démence s'exaltait d'instant en instant; si c'est la reine, qu'elle défende aux bourreaux de tuer ma fille... qu'elle fasse grâce à ma pauvre Héloïse... les rois font grâce.... Allons, rends-moi mon enfant, et je te reconnaîtrai pour la reine.... Jusque-là, tu n'es qu'une femme, et une femme qui porte malheur, une femme qui tue!...

—Ah! par pitié, madame, s'écria Marie-Antoinette, voyez ma douleur, voyez mes larmes.

Et Marie-Antoinette essaya de passer, non plus dans l'espérance de fuir, mais machinalement, mais pour échapper à cette effroyable obsession.

—Oh! tu ne passeras pas, hurla la vieille; tu veux fuir, madame Veto... je le sais bien, l'homme au manteau me l'a dit; tu veux aller rejoindre les Prussiens... mais tu ne fuiras pas, continua-t-elle en se cramponnant à la robe de la reine; je t'en empêcherai, moi! À la lanterne, madame Veto! Aux armes, citoyens! Marchons... qu'un sang impur....

Et, les bras tordus, les cheveux gris épars, le visage pourpre, les yeux noyés dans le sang, la malheureuse tomba renversée en déchirant le lambeau de la robe à laquelle elle était cramponnée.

La reine, éperdue, mais débarrassée au moins de l'insensée, allait fuir du côté du jardin, quand, tout à coup, un cri terrible, mêlé d'aboiements et accompagné d'une rumeur étrange, vint tirer de leur stupeur les gardes nationaux qui, attirés par cette scène, entouraient Marie-Antoinette.

—Aux armes! aux armes! trahison! criait un homme que la reine reconnut à sa voix pour le cordonnier Simon.

Près de cet homme qui, le sabre en main, gardait le seuil de la hutte, le petit Black aboyait avec fureur.

—Aux armes, tout le poste! cria Simon; nous sommes trahis; faites entrer l'Autrichienne. Aux armes! aux armes!

Un officier accourut. Simon lui parla, lui montrant, avec des yeux enflammés, l'intérieur de la cabine. L'officier cria à son tour:

—Aux armes!

—Black! Black! appela la reine en faisant quelques pas en avant. Mais le chien ne lui répondit pas et continua d'aboyer avec fureur.

Les gardes nationaux coururent aux armes, et se précipitèrent vers la cabine, tandis que les municipaux s'emparaient de la reine, de sa sœur et de sa fille, et forçaient les prisonnières à repasser le guichet, qui se referma derrière elles.

—Apprêtez vos armes! crièrent les municipaux aux sentinelles. Et l'on entendit le bruit des fusils qu'on armait.

—C'est là, c'est là, sous la trappe, criait Simon. J'ai vu remuer la trappe, j'en suis sûr. D'ailleurs, le chien de l'Autrichienne, un bon petit chien qui n'était pas du complot, lui, a jappé contre les conspirateurs, qui sont probablement dans la cave. Eh! tenez, il jappe encore.

En effet, Black, animé par les cris de Simon, redoubla ses aboiements.

L'officier saisit l'anneau de la trappe. Deux grenadiers des plus vigoureux, voyant qu'il ne pouvait venir à bout de la soulever, l'y aidèrent, mais sans plus de succès.

—Vous voyez bien qu'ils retiennent la trappe en dedans, dit Simon. Feu! à travers la trappe, mes amis! feu!

—Eh! cria madame Plumeau, vous allez casser mes bouteilles.

—Feu! répéta Simon, feu!

—Tais-toi, braillard! dit l'officier. Et vous, apportez des haches et entamez les planches. Maintenant, qu'un peloton se tienne prêt. Attention! et feu dans la trappe aussitôt qu'elle sera ouverte.

Un gémissement des ais et un soubresaut subit annoncèrent aux gardes nationaux qu'un mouvement intérieur venait de s'opérer. Bientôt après, on entendit un bruit souterrain qui ressemblait à une herse de fer qui se ferme.

—Courage! dit l'officier aux sapeurs qui accouraient. La hache entama les planches. Vingt canons de fusil s'abaissèrent dans la direction de l'ouverture, qui s'élargissait de seconde en seconde. Mais, par l'ouverture, on ne vit personne. L'officier alluma une torche et la jeta dans la cave; la cave était vide.

On souleva la trappe, qui, cette fois, céda sans présenter la moindre résistance.

—Suivez-moi, s'écria l'officier en se précipitant bravement dans l'escalier.

—En avant! en avant! crièrent les gardes nationaux en s'élançant à la suite de leur officier.

—Ah! femme Plumeau, dit Tison, tu prêtes ta cave aux aristocrates!

Le mur était défoncé. Des pas nombreux avaient foulé le sol humide, et un conduit de trois pieds de large et de cinq pieds de haut, pareil au boyau d'une tranchée, s'enfonçait dans la direction de la rue de la Corderie.

L'officier s'aventura dans cette ouverture, décidé à poursuivre les aristocrates jusque dans les entrailles de la terre; mais, à peine eut-il fait trois ou quatre pas, qu'il fut arrêté par une grille de fer.

—Halte! dit-il à ceux qui le poussaient par derrière, on ne peut pas aller plus loin, il y a empêchement physique.

—Eh bien, dirent les municipaux, qui, après avoir renfermé les prisonnières, accouraient pour avoir des nouvelles, qu'y a-t-il? Voyons?

—Parbleu! dit l'officier en reparaissant, il y a conspiration; les aristocrates voulaient enlever la reine pendant sa promenade, et probablement qu'elle était de connivence avec eux.

—Peste! cria le municipal. Que l'on coure après le citoyen Santerre, et qu'on prévienne la Commune.

—Soldats, dit l'officier, restez dans cette cave, et tuez tout ce qui se présentera.

Et l'officier, après avoir donné cet ordre, remonta pour faire son rapport.

—Ah! ah! criait Simon en se frottant les mains. Ah! ah! dira-t-on encore que je suis fou? Brave Black! Black est un fameux patriote, Black a sauvé la République. Viens ici, Black, viens!

Et le brigand, qui avait fait les yeux doux au pauvre chien, lui lança, quand il fut proche de lui, un coup de pied qui l'envoya à vingt pas.

—Oh! je t'aime, Black! dit-il; tu feras couper le cou à ta maîtresse. Viens ici, Black, viens!

Mais, au lieu d'obéir, cette fois, Black reprit en criant le chemin du donjon.


XXVII

Le muscadin

Il y avait deux heures, à peu près, que les événements que nous venons de raconter étaient accomplis.

Lorin se promenait dans la chambre de Maurice, tandis qu'Agésilas cirait les bottes de son maître dans l'antichambre; seulement, pour la plus grande commodité de la conversation, la porte était demeurée ouverte, et, dans le parcours qu'il accomplissait, Lorin s'arrêtait devant cette porte et adressait des questions à l'officieux.

—Et tu dis, citoyen Agésilas, que ton maître est parti ce matin?

—Oh! mon Dieu, oui.

—À son heure ordinaire?

—Dix minutes plus tôt, dix minutes plus tard, je ne saurais trop dire.

—Et tu ne l'as pas revu depuis?

—Non, citoyen.

Lorin reprit sa promenade et fit en silence trois à quatre tours, puis s'arrêtant de nouveau:

—Avait-il son sabre? demanda-t-il.

—Oh! quand il va à la section, il l'a toujours.

—Et tu es sûr que c'est à la section qu'il est allé?

—Il me l'a dit du moins.

—En ce cas, je vais le rejoindre, dit Lorin. Si nous nous croisions, tu lui diras que je suis venu et que je vais revenir.

—Attendez, dit Agésilas.

—Quoi?

—J'entends son pas dans l'escalier.

—Tu crois?

—J'en suis sûr. En effet, presque au même instant, la porte de l'escalier s'ouvrit et Maurice entra.

Lorin jeta sur celui-ci un coup d'œil rapide, et voyant que rien en lui ne paraissait extraordinaire:

—Ah! te voilà enfin! dit Lorin; je t'attends depuis deux heures.

—Tant mieux, dit Maurice en souriant, cela t'aura donné du temps pour préparer les distiques et les quatrains.

—Ah! mon cher Maurice, dit l'improvisateur, je n'en fais plus.

—De distiques et de quatrains?

—Non.

—Bah! mais le monde va donc finir?

—Maurice, mon ami, je suis triste.

—Toi, triste?

—Je suis malheureux.

—Toi, malheureux?

—Oui, que veux-tu? j'ai des remords.

—Des remords?

—Eh! mon Dieu, oui, dit Lorin, toi ou elle, mon cher, il n'y avait pas de milieu. Toi ou elle, tu sens bien que je n'ai pas hésité; mais, vois-tu, Arthémise est au désespoir, c'était son amie.

—Pauvre fille!

—Et comme c'est elle qui m'a donné son adresse...

—Tu aurais infiniment mieux fait de laisser les choses suivre leur cours.

—Oui, et c'est toi qui, à cette heure, serais condamné à sa place. Puissamment raisonné, cher ami. Et moi qui venais te demander un conseil! Je te croyais plus fort que cela.

—Voyons, n'importe, demande toujours.

—Eh bien, comprends-tu? Pauvre fille, je voudrais tenter quelque chose pour la sauver. Si je donnais ou si je recevais pour elle quelque bonne torgnole, il me semble que cela me ferait du bien.

—Tu es fou, Lorin, dit Maurice en haussant les épaules.

—Voyons, si je faisais une démarche auprès du tribunal révolutionnaire?

—Il est trop tard, elle est condamnée.

—En vérité, dit Lorin, c'est affreux de voir périr ainsi cette jeune femme.

—D'autant plus affreux que c'est mon salut qui a entraîné sa mort. Mais, après tout, Lorin, ce qui doit nous consoler, c'est qu'elle conspirait.

—Eh! mon Dieu, est-ce que tout le monde ne conspire pas, peu ou beaucoup, par le temps qui court? Elle a fait comme tout le monde. Pauvre femme!

—Ne la plains pas trop, ami, et surtout ne la plains pas trop haut, dit Maurice, car nous portons une partie de sa peine. Crois-moi, nous ne sommes pas si bien lavés de l'accusation de complicité qu'elle n'ait fait tache. Aujourd'hui, à la section, j'ai été appelé girondin par le capitaine des chasseurs de Saint-Leu, et tout à l'heure, il m'a fallu lui donner un coup de sabre pour lui prouver qu'il se trompait.

—C'est donc pour cela que tu rentres si tard?

—Justement.

—Mais pourquoi ne m'as-tu pas averti?

—Parce que, dans ces sortes d'affaires, tu ne peux te contenir; il fallait que cela se terminât tout de suite, afin que la chose ne fît pas de bruit. Nous avons pris chacun de notre côté ceux que nous avions sous la main.

—Et cette canaille-là t'avait appelé girondin, toi, Maurice, un pur?...

—Eh! mordieu! oui; c'est ce qui te prouve, mon cher, qu'encore une aventure pareille et nous sommes impopulaires; car, tu sais, Lorin, quel est, aux jours où nous vivons, le synonyme d'impopulaire: c'est suspect.

Je sais bien, dit Lorin, et ce mot-là fait frissonner les plus braves; n'importe... il me répugne de laisser aller la pauvre Héloïse à la guillotine sans lui demander pardon.

—Enfin, que veux-tu?

—Je voudrais que tu restasses ici, Maurice, toi qui n'as rien à te reprocher à son égard. Moi, vois-tu, c'est autre chose; puisque je ne puis rien de plus pour elle, j'irai sur son passage, je veux y aller, ami Maurice, tu me comprends, et pourvu qu'elle me tende la main!...

—Je t'accompagnerai alors, dit Maurice.

—Impossible, mon ami, réfléchis donc: tu es municipal, tu es secrétaire de section, tu as été mis en cause, tandis que, moi, je n'ai été que ton défenseur; on te croirait coupable, reste donc; moi, c'est autre chose, je ne risque rien et j'y vais.

Tout ce que disait Lorin était si juste, qu'il n'y avait rien à répondre. Maurice, échangeant un seul signe avec la fille Tison marchant à l'échafaud, dénonçait lui-même sa complicité.

—Va donc, lui dit-il, mais sois prudent. Lorin sourit, serra la main de Maurice et partit. Maurice ouvrit sa fenêtre et lui envoya un triste adieu. Mais, avant que Lorin eût tourné le coin de la rue, plus d'une fois il s'y était remis pour le regarder encore, et, chaque fois, attiré par une espèce de sympathie magnétique, Lorin se retourna pour le regarder en souriant. Enfin, lorsqu'il eut disparu au coin du quai, Maurice referma la fenêtre, se jeta dans un fauteuil, et tomba dans une de ces somnolences qui, chez les caractères forts et pour les organisations nerveuses, sont les pressentiments de grands malheurs, car ils ressemblent au calme précurseur de la tempête. Il ne fut tiré de cette rêverie, ou plutôt de cet assoupissement, que par l'officieux, qui, au retour d'une commission faite à l'extérieur, rentra avec cet air éveillé des domestiques qui brûlent de débiter au maître les nouvelles qu'ils viennent de recueillir.

Mais, voyant Maurice préoccupé, il n'osa le distraire, et se contenta de passer et repasser sans motifs, mais avec obstination devant lui.

—Qu'y a-t-il donc? demanda Maurice négligemment; parle, si tu as quelque chose à me dire.

—Ah! citoyen, encore une fameuse conspiration, allez! Maurice fit un mouvement d'épaules.

—Une conspiration qui fait dresser les cheveux sur la tête, continua Agésilas.

—Vraiment! répondit Maurice en homme accoutumé aux trente conspirations quotidiennes de cette époque.

—Oui, citoyen, reprit Agésilas; c'est à faire frémir, voyez-vous! Rien que d'y penser, cela donne la chair de poule aux bons patriotes.

—Voyons cette conspiration? dit Maurice.

—L'Autrichienne a manqué de s'enfuir.

—Bah! dit Maurice commençant à prêter une attention plus réelle.

—Il paraît, dit Agésilas, que la veuve Capet avait des ramifications avec la fille Tison, que l'on va guillotiner aujourd'hui. Elle ne l'a pas volé; la malheureuse!

—Et comment la reine avait-elle des relations avec cette fille? demanda Maurice, qui sentait perler la sueur sur son front.

—Par un œillet. Imaginez-vous, citoyen, qu'on lui a fait passer le plan de la chose dans un œillet.

—Dans un œillet!... Et qui cela?

—M. le chevalier... de... attendez donc... c'est pourtant un nom fièrement connu... mais, moi, j'oublie tous ces noms....

Un chevalier de Château... que je suis bête! il n'y a plus de châteaux... un chevalier de Maison...

—Maison-Rouge?

—C'est cela.

—Impossible.

—Comment, impossible? Puisque je vous dis qu'on a trouvé une trappe, un souterrain, des carrosses.

—Mais non, c'est qu'au contraire tu n'as rien dit encore de tout cela.

—Ah bien, je vais vous le dire alors.

—Dis; si c'est un conte, il est beau du moins.

—Non, citoyen, ce n'est pas un conte, tant s'en faut, et la preuve, c'est que je le tiens du citoyen portier. Les aristocrates ont creusé une mine; cette mine partait de la rue de la Corderie, et allait jusque dans la cave de la cantine de la citoyenne Plumeau, et même elle a failli être compromise de complicité, la citoyenne Plumeau. Vous la connaissez, j'espère?

—Oui, dit Maurice; mais après?

—Eh bien, la veuve Capet devait se sauver par ce souterrain-là. Elle avait déjà le pied sur la première marche, quoi! C'est le citoyen Simon qui l'a rattrapée par sa robe. Tenez, on bat la générale dans la ville, et le rappel dans les sections; entendez-vous le tambour, là? On dit que les Prussiens sont à Dammartin, et qu'ils ont poussé des reconnaissances jusqu'aux frontières.

Au milieu de ce flux de paroles, du vrai et du faux, du possible et de l'absurde, Maurice saisit à peu près le fil conducteur. Tout partait de cet œillet donné sous ses yeux à la reine, et acheté par lui à la malheureuse bouquetière. Cet œillet contenait le plan d'une conspiration qui venait d'éclater, avec les détails plus ou moins vrais que rapportait Agésilas.

En ce moment le bruit du tambour se rapprocha, et Maurice entendit crier dans la rue:

—Grande conspiration découverte au Temple par le citoyen Simon! Grande conspiration en faveur de la veuve Capet découverte au Temple!

—Oui, oui, dit Maurice, c'est bien ce que je pense. Il y a du vrai dans tout cela. Et Lorin qui, au milieu de cette exaltation populaire, va peut-être tendre la main à cette fille et se faire mettre en morceaux....

Maurice prit son chapeau, agrafa la ceinture de son sabre, et en deux bonds fut dans la rue.

—Où est-il? demanda Maurice. Sur le chemin de la Conciergerie sans doute. Et il s'élança vers le quai.

À l'extrémité du quai de la Mégisserie, des piques et des baïonnettes, surgissant du milieu d'un rassemblement, frappèrent ses regards. Il lui sembla distinguer au milieu du groupe un habit de garde national et dans le groupe des mouvements hostiles. Il courut, le cœur serré, vers le rassemblement qui encombrait le bord de l'eau.

Ce garde national pressé par la cohorte des Marseillais était Lorin; Lorin pâle, les lèvres serrées, l'œil menaçant, la main sur la poignée de son sabre, mesurant la place des coups qu'il se préparait à porter.

À deux pas de Lorin était Simon. Ce dernier, riant d'un rire féroce, désignait Lorin aux Marseillais et à la populace en disant:

—Tenez, tenez! vous voyez bien celui-là, c'en est un que j'ai fait chasser du Temple hier comme aristocrate; c'en est un de ceux qui favorisent les correspondances dans les œillets. C'est le complice de la fille Tison, qui va passer tout à l'heure. Eh bien, le voyez-vous, il se promène tranquillement sur le quai, tandis que sa complice va marcher à la guillotine; et peut-être même qu'elle était plus que sa complice, que c'était sa maîtresse, et qu'il était venu ici pour lui dire adieu ou pour essayer de la sauver.

Lorin n'était pas homme à en entendre davantage. Il tira son sabre hors du fourreau.

En même temps la foule s'ouvrit devant un homme qui donnait tête baissée dans le groupe, et dont les larges épaules renversèrent trois ou quatre spectateurs qui se préparaient à devenir acteurs.

—Sois heureux, Simon, dit Maurice. Tu regrettais sans doute que je ne fusse point là, avec mon ami pour faire ton métier de dénonciateur en grand. Dénonce, Simon, dénonce, me voilà.

—Ma foi, oui, dit Simon avec son hideux ricanement, et tu arrives à propos. Celui-là, dit-il, c'est le beau Maurice Lindey, qui a été accusé en même temps que la fille Tison, et qui s'en est tiré parce qu'il est riche, lui.

—À la lanterne! à la lanterne! crièrent les Marseillais.

—Oui-da! essayez donc un peu, dit Maurice.

Et il fit un pas en avant et piqua, comme pour s'essayer, au milieu du front d'un des plus ardents égorgeurs que le sang aveugla aussitôt.

—Au meurtre! s'écria celui-ci. Les Marseillais abaissèrent les piques, levèrent les haches, armèrent les fusils; la foule s'écarta effrayée, et les deux amis restèrent isolés et exposés comme une double cible à tous les coups. Ils se regardèrent avec un dernier et sublime sourire, car ils s'attendaient à être dévorés par ce tourbillon de fer et de flamme qui les menaçait, quand tout à coup la porte de la maison à laquelle ils s'adossaient s'ouvrit et un essaim de jeunes gens en habit, de ceux qu'on appelait les muscadins, armés tous d'un sabre et ayant chacun une paire de pistolets à la ceinture, fondit sur les Marseillais et engagea une mêlée terrible.

—Hourra! crièrent ensemble Lorin et Maurice ranimés par ce secours, et sans réfléchir qu'en combattant dans les rangs des nouveaux venus, ils donnaient raison aux accusations de Simon. Hourra!

Mais, s'ils ne pensaient pas à leur salut, un autre y pensa pour eux. Un petit jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, à l'œil bleu, maniant avec une adresse, et une ardeur infinies, un sabre de sapeur qu'on eût cru que sa main de femme ne pouvait soulever, s'apercevant que Maurice et Lorin, au lieu de fuir par la porte qu'il semblait avoir laissée ouverte avec intention, combattaient à ses côtés, se retourna en leur disant tout bas:

—Fuyez par cette porte; ce que nous venons faire ici ne vous regarde pas, et vous vous compromettez inutilement.

Puis tout à coup, en voyant que les deux amis hésitaient:

—Arrière! cria-t-il à Maurice, pas de patriotes avec nous; municipal Lindey, nous sommes des aristocrates, nous.

À ce nom, à cette audace qu'avait un homme d'accuser une qualité qui, à cette époque-là, valait sentence de mort, la foule poussa un grand cri.

Mais le jeune homme blond et trois ou quatre de ses amis, sans s'effrayer de ce cri, poussèrent Maurice et Lorin dans l'allée, dont ils refermèrent la porte derrière eux; puis ils revinrent se jeter dans la mêlée, qui était encore augmentée par l'approche de la charrette.

Maurice et Lorin, si miraculeusement sauvés, se regardèrent étonnés, éblouis.

Cette issue semblait ménagée exprès; ils entrèrent dans une cour, et au fond de cette cour trouvèrent une petite porte dérobée qui donnait sur la rue Saint-Germain-l'Auxerrois.

À ce moment, du pont au Change déboucha un détachement de gendarmes qui eut bientôt balayé le quai, quoique de la rue transversale où se tenaient les deux amis, on entendît pendant un instant une lutte acharnée.

Ils précédaient la charrette qui conduisait à la guillotine la pauvre Héloïse.

—Au galop! cria une voix; au galop! La charrette partit au galop. Lorin aperçut la malheureuse jeune fille, debout, le sourire sur les lèvres et l'œil fier. Mais il ne put même échanger un geste avec elle; elle passa sans le voir auprès d'un tourbillon de peuple qui criait:

—À mort, l'aristocrate! À mort! Et le bruit s'éloigna décroissant et gagnant les Tuileries.

En même temps, la petite porte par où étaient sortis Maurice et Lorin se rouvrit, et trois ou quatre muscadins, les habits déchirés et sanglants, sortirent. C'était probablement tout ce qui restait de la petite troupe.

Le jeune homme blond sortit le dernier.

—Hélas! dit-il, cette cause est donc maudite!

Et, jetant son sabre ébréché et sanglant, il s'élança vers la rue des Lavandières.


XXVIII

Le chevalier de Maison-Rouge

Maurice se hâta de rentrer à la section pour y porter plainte contre Simon.

Il est vrai qu'avant de se séparer de Maurice, Lorin avait trouvé un moyen plus expéditif: c'était de rassembler quelques Thermopyles, d'attendre Simon à sa première sortie du Temple, et de le tuer en bataille rangée.

Mais Maurice s'était formellement opposé à ce plan.

—Tu es perdu, lui dit-il, si tu en viens aux voies de fait. Écrasons Simon, mais écrasons-le par la légalité. Ce doit être chose facile à des légistes.

En conséquence, le lendemain matin, Maurice se rendit à la section et formula sa plainte.

Mais il fut bien étonné quand à la section le président fit la sourde oreille, se récusant, disant qu'il ne pouvait prendre parti entre deux bons citoyens animés tous deux de l'amour de la patrie.

—Bon! dit Maurice, je sais maintenant ce qu'il faut faire pour mériter la réputation de bon citoyen. Ah! ah! rassembler le peuple pour assassiner un homme qui vous déplaît, vous appelez cela être animé de l'amour de la patrie? Alors j'en reviens au sentiment de Lorin, que j'ai eu le tort de combattre. À partir d'aujourd'hui, je vais faire du patriotisme, comme vous l'entendez, et j'expérimenterai sur Simon.

—Citoyen Maurice, répondit le président, Simon a peut-être moins de torts que toi dans cette affaire; il a découvert une conspiration, sans y être appelé par ses fonctions, là où tu n'as rien vu, toi dont c'était le devoir de la découvrir; de plus, tu as des connivences de hasard ou d'intention,—lesquelles? nous n'en savons rien,—mais tu en as avec les ennemis de la nation.

—Moi! dit Maurice. Ah! voilà du nouveau, par exemple; et avec qui donc, citoyen président?

—Avec le citoyen Maison-Rouge.

—Moi? dit Maurice stupéfait; moi, j'ai des connivences avec le chevalier de Maison-Rouge? Je ne le connais pas, je ne l'ai jamais...

—On t'a vu lui parler.

—Moi?

—Lui serrer la main.

—Moi?

—Oui.

—Où cela? quand cela?... Citoyen président, dit Maurice emporté par la conviction de son innocence, tu en as menti.

—Ton zèle pour la patrie t'emporte un peu loin, citoyen Maurice, dit le président, et tu seras fâché tout à l'heure de ce que tu viens de dire, quand je te donnerai la preuve que je n'ai avancé que la vérité. Voici trois rapports différents qui t'accusent.

—Allons donc! dit Maurice; est-ce que vous pensez que je suis assez niais pour croire à votre chevalier de Maison-Rouge?

—Et pourquoi n'y croirais-tu pas?

—Parce que c'est un spectre de conspirateur avec lequel vous tenez toujours une conspiration prête pour englober vos ennemis.

—Lis les dénonciations.

—Je ne lirai rien, dit Maurice: je proteste que je n'ai jamais vu le chevalier de Maison-Rouge, et que je ne lui ai jamais parlé. Que celui qui ne croira pas à ma parole d'honneur vienne me le dire, je sais ce que j'aurais à lui répondre.

Le président haussa les épaules; Maurice, qui ne voulait être en reste avec personne, en fit autant.

Il y eut quelque chose de sombre et de réservé pendant le reste de la séance.

Après la séance, le président, qui était un brave patriote élevé au premier rang du district par le suffrage de ses concitoyens, s'approcha de Maurice et lui dit:

—Viens, Maurice, j'ai à te parler. Maurice suivit le président, qui le conduisit dans un petit cabinet attenant à la chambre des séances.

Arrivé là, il le regarda en face, et, lui posant la main sur l'épaule:

—Maurice, lui dit-il, j'ai connu, j'ai estimé ton père, ce qui fait que je t'estime et que je t'aime. Maurice, crois-moi, tu cours un grand danger en te laissant aller au manque de foi, première décadence d'un esprit vraiment révolutionnaire.

Maurice, mon ami, dès qu'on perd la foi, on perd la fidélité. Tu ne crois pas aux ennemis de la nation: de là vient que tu passes près d'eux sans les voir, et que tu deviens l'instrument de leurs complots sans t'en douter.

—Que diable! citoyen, dit Maurice, je me connais, je suis homme de cœur, zélé patriote; mais mon zèle ne me rend pas fanatique: voilà vingt conspirations prétendues que la République signe toutes du même nom. Je demande, une fois pour toutes, à voir l'éditeur responsable.

—Tu ne crois pas aux conspirateurs, Maurice, dit le président; eh bien, dis-moi, crois-tu à l'œillet rouge pour lequel on a guillotiné hier la fille Tison?

Maurice tressaillit.

—Crois-tu au souterrain pratiqué dans le jardin du Temple et communiquant de la cave de la citoyenne Plumeau à certaine maison de la rue de la Corderie?

—Non, dit Maurice.

—Alors, fais comme Thomas l'apôtre, va voir.

—Je ne suis pas de garde au Temple, et l'on ne me laissera pas entrer.

—Tout le monde peut entrer au Temple maintenant.

—Comment cela?

—Lis ce rapport; puisque tu es si incrédule, je ne procéderai plus que par pièces officielles.

—Comment! s'écria Maurice lisant le rapport, c'est à ce point?

—Continue.

—On transporte la reine à la Conciergerie?

—Eh bien? répondit le président.

—Ah! ah! fit Maurice.

—Crois-tu que ce soit sur un rêve, sur ce que tu appelles une imagination, sur une billevesée, que le comité de Salut public ait adopté une si grave mesure?

—Cette mesure a été adoptée, mais elle ne sera pas exécutée, comme une foule de mesures que j'ai vu prendre, et voilà tout...

—Lis donc jusqu'au bout, dit le président. Et il lui présenta un dernier papier.

—Le récépissé de Richard, le geôlier de la Conciergerie! s'écria Maurice.

—Elle y a été écrouée à deux heures. Cette fois, Maurice demeura pensif.

—La Commune, tu le sais, continua le président, agit dans des vues profondes. Elle s'est creusé un sillon large et droit; ses mesures ne sont pas des enfantillages, et elle a mis en exécution ce principe de Cromwell: «Il ne faut frapper les rois qu'à la tête.» Lis cette note secrète du ministre de la police.

Maurice lut: «Attendu que nous avons la certitude que le ci-devant chevalier de Maison-Rouge est à Paris; qu'il y a été vu en différents endroits; qu'il a laissé des traces de son passage en plusieurs complots heureusement déjoués, j'invite tous les chefs de section à redoubler de surveillance.»

—Eh bien? demanda le président.

—Il faut que je te croie, citoyen président, s'écria Maurice. Et il continua:

«Signalement du chevalier de Maison-Rouge: cinq pieds trois pouces, cheveux blonds, yeux bleus, nez droit, barbe châtaine, menton rond, voix douce, mains de femme.

«Trente-cinq à trente-six ans.»

Au signalement, une lueur étrange passa à travers l'esprit de Maurice; il songea à ce jeune homme qui commandait la troupe de muscadins qui les avait sauvés la veille, Lorin et lui, et qui frappait si résolument sur les Marseillais avec son sabre de sapeur.

—Mordieu! murmura Maurice, serait-ce lui? En ce cas, la dénonciation qui dit qu'on m'a vu lui parler ne serait point fausse. Seulement, je ne me rappelle pas lui avoir serré la main.

—Eh bien, Maurice, demanda le président, que dites-vous de cela maintenant, mon ami?

—Je dis que je vous crois, répondit Maurice en méditant avec tristesse, car, depuis quelque temps, sans savoir quelle mauvaise influence attristait sa vie, il voyait toutes choses s'assombrir autour de lui.

—Ne joue pas ainsi ta popularité, Maurice, continua le président. La popularité, aujourd'hui, c'est la vie; l'impopularité, prends-y garde, c'est le soupçon de trahison, et le citoyen Lindey ne peut pas être soupçonné d'être un traître.

Maurice n'avait rien à répondre à une doctrine qu'il sentait bien être la sienne. Il remercia son vieil ami et quitta la section.

—Ah! murmura-t-il, respirons un peu; c'est trop de soupçons et de luttes. Allons droit au repos, à l'innocence et à la joie; allons à Geneviève.

Et Maurice prit le chemin de la vieille rue Saint-Jacques.

Lorsqu'il arriva chez le maître tanneur, Dixmer et Morand soutenaient Geneviève, en proie à une violente attaque de nerfs.

Aussi, au lieu de lui laisser l'entrée libre, comme d'habitude, un domestique lui barra-t-il le passage.

—Annonce-moi toujours, dit Maurice inquiet, et si Dixmer ne peut pas me recevoir en ce moment, je me retirerai. Le domestique entra dans le petit pavillon, tandis que lui, Maurice, demeurait dans le jardin.

Il lui sembla qu'il se passait quelque chose d'étrange dans la maison. Les ouvriers tanneurs n'étaient point à leur ouvrage, et traversaient le jardin d'un air inquiet.

Dixmer revint lui-même jusqu'à la porte.

—Entrez, dit-il, cher Maurice, entrez; vous n'êtes pas de ceux pour qui la porte est fermée.

—Mais qu'y a-t-il donc? demanda le jeune homme.

—Geneviève est souffrante, dit Dixmer; plus que souffrante, car elle délire.

—Ah! mon Dieu! s'écria le jeune homme, ému de retrouver là encore le trouble et la souffrance. Qu'a-t-elle donc?

—Vous savez, mon cher, reprit Dixmer, aux maladies des femmes, personne ne connaît rien, et surtout le mari.

Geneviève était renversée sur une espèce de chaise longue. Près d'elle était Morand, qui lui faisait respirer des sels.

—Eh bien? demanda Dixmer.

—Toujours la même chose, reprit Morand.

—Héloïse! Héloïse! murmura la jeune femme à travers ses lèvres blanches et ses dents serrées.

—Héloïse! répéta Maurice avec étonnement.

—Eh! mon Dieu, oui, reprit vivement Dixmer, Geneviève a eu le malheur de sortir hier et de voir passer cette malheureuse charrette avec une pauvre fille, nommée Héloïse, que l'on conduisait à la guillotine. Depuis ce moment-là, elle a eu cinq ou six attaques de nerfs, et ne fait que répéter ce nom.

—Ce qui l'a frappée surtout, c'est qu'elle a reconnu dans cette fille la bouquetière qui lui a vendu les œillets que vous savez.

—Certainement que je sais, puisqu'ils ont failli me faire couper le cou.

—Oui, nous avons su tout cela, cher Maurice, et croyez bien que nous avons été on ne peut plus effrayés; mais Morand était à la séance, et il vous a vu sortir en liberté.

—Silence! dit Maurice; la voilà qui parle encore, je crois.

—Oh! des mots entrecoupés, inintelligibles, reprit Dixmer.

—Maurice! murmura Geneviève; ils vont tuer Maurice. À lui! chevalier, à lui! Un silence profond succéda à ces paroles.

—Maison-Rouge, murmura encore Geneviève; Maison-Rouge!

Maurice sentit comme un éclair de soupçon; mais ce n'était qu'un éclair. D'ailleurs, il était trop ému de la souffrance de Geneviève pour commenter ces quelques paroles.

—Avez-vous appelé un médecin? demanda-t-il.

—Oh! ce ne sera rien, reprit Dixmer; un peu de délire, voilà tout.

Et il serra si violemment le bras de sa femme, que Geneviève revint à elle et ouvrit, en jetant un léger cri, ses yeux qu'elle avait constamment tenus fermés jusque-là.

—Ah! vous voilà tous, dit-elle, et Maurice avec vous. Oh! je suis heureuse de vous voir, mon ami; si vous saviez comme j'ai....

Elle se reprit:

—.... Comme nous avons souffert depuis deux jours!

—Oui, dit Maurice, nous voilà tous; rassurez-vous donc et ne vous faites plus de terreurs pareilles. Il y a surtout un nom, voyez-vous, qu'il faudrait vous déshabituer de prononcer, attendu qu'en ce moment il n'est pas en odeur de sainteté.

—Et lequel? demanda vivement Geneviève.

—C'est celui du chevalier de Maison-Rouge.

—J'ai nommé le chevalier de Maison-Rouge, moi? dit Geneviève épouvantée.

—Sans doute, répondit Dixmer avec un rire forcé; mais, vous comprenez, Maurice, il n'y a rien là d'étonnant, puisqu'on dit publiquement qu'il était complice de la fille Tison, et que c'est lui qui a dirigé la tentative d'enlèvement qui, par bonheur, a échoué hier.

—Je ne dis pas qu'il y a quelque chose d'étonnant à cela, répondit Maurice; je dis seulement qu'il n'a qu'à se bien cacher.

—Qui? demanda Dixmer.

—Le chevalier de Maison-Rouge, parbleu! La Commune le cherche, et ses limiers ont le nez fin.

—Pourvu qu'on l'arrête, dit Morand, avant qu'il accomplisse quelque nouvelle entreprise qui réussira mieux que la dernière.

—En tout cas, dit Maurice, ce ne sera pas en faveur de la reine.

—Et pourquoi cela? demanda Morand.

—Parce que la reine est désormais à l'abri de ses coups de main.

—Et où est-elle donc? demanda Dixmer.

—À la Conciergerie, répondit Maurice; on l'y a transférée cette nuit.

Dixmer, Morand et Geneviève poussèrent un cri que Maurice prit pour une exclamation de surprise.

—Ainsi, vous voyez, continua-t-il, adieu les plans du chevalier de la reine! La Conciergerie est plus sûre que le Temple.

Morand et Dixmer échangèrent un regard qui échappa à Maurice.

—Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, voilà encore madame Dixmer qui pâlit.

—Geneviève, dit Dixmer à sa femme, il faut te mettre au lit, mon enfant; tu souffres. Maurice comprit qu'on le congédiait; il baisa la main de Geneviève et sortit. Morand sortit avec lui et l'accompagna jusqu'à la vieille rue Saint-Jacques.

Là, il le quitta pour aller dire quelques mots à une espèce de domestique qui tenait un cheval tout sellé.

Maurice était si préoccupé, qu'il ne demanda pas même à Morand, auquel d'ailleurs il n'avait pas adressé un mot depuis qu'ils étaient sortis ensemble de la maison, qui était cet homme et que faisait là ce cheval.

Il prit la rue des Fossés-Saint-Victor et gagna les quais.

—C'est étrange, se disait-il tout en marchant. Est-ce mon esprit qui s'affaiblit? sont-ce les événements qui prennent de la gravité? mais tout m'apparaît grossi comme à travers un microscope.

Et, pour retrouver un peu de calme, Maurice présenta son front à la brise du soir, et s'appuya sur le parapet du pont.


XXIX

La patrouille

Comme il achevait en lui-même cette réflexion, tout en regardant l'eau couler avec cette attention mélancolique dont on retrouve les symptômes chez tout Parisien pur, Maurice, appuyé au parapet du pont, entendit une petite troupe qui venait à lui d'un pas égal, comme pourrait être celui d'une patrouille.

Il se retourna; c'était une compagnie de la garde nationale qui arrivait par l'autre extrémité. Au milieu de l'obscurité, Maurice crut reconnaître Lorin.

C'était lui, en effet. Dès qu'il l'aperçut, il courut à lui les bras ouverts:

—Enfin, s'écria Lorin, c'est toi. Morbleu! ce n'est pas sans peine que l'on te rejoint;

Mais, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle.

Cette fois, tu ne te plaindras pas, j'espère; je te donne du Racine au lieu de te donner du Lorin.

—Que viens-tu donc faire par ici en patrouille? demanda Maurice que tout inquiétait.

—Je suis chef d'expédition, mon ami; il s'agit de rétablir sur sa base primitive notre réputation ébranlée. Puis, se retournant vers sa compagnie:

—Portez armes! présentez armes! haut les armes! dit-il. Là, mes enfants, il ne fait pas encore nuit assez noire. Causez de vos petites affaires, nous allons causer des nôtres.

Puis, revenant à Maurice:

—J'ai appris aujourd'hui à la section deux grandes nouvelles, continua Lorin.

—Lesquelles?

—La première, c'est que nous commençons à être suspects, toi et moi.

—Je le sais. Après?

—Ah! tu le sais?

—Oui.

—La seconde, c'est que toute la conspiration à l'œillet a été conduite par le chevalier de Maison-Rouge.

—Je le sais encore.

—Mais ce que tu ne sais pas, c'est que la conspiration de l'œillet rouge et celle du souterrain ne faisaient qu'une seule conspiration.

—Je le sais encore.

—Alors passons à une troisième nouvelle; tu ne la sais pas, celle-là, j'en suis sûr. Nous allons prendre ce soir le chevalier de Maison-Rouge.

—Prendre le chevalier de Maison-Rouge?

—Oui.

—Tu t'es donc fait gendarme?

—Non; mais je suis patriote. Un patriote se doit à sa patrie. Or, ma patrie est abominablement ravagée par ce chevalier de Maison-Rouge, qui fait complots sur complots. Or, la patrie m'ordonne, à moi qui suis un patriote, de la débarrasser du susdit chevalier de Maison-Rouge qui la gêne horriblement, et j'obéis à la patrie.

—C'est égal, dit Maurice, il est singulier que tu te charges d'une pareille commission.

—Je ne m'en suis pas chargé, on m'en a chargé; mais, d'ailleurs, je dois dire que je l'eusse briguée, la commission. Il nous faut un coup éclatant pour nous réhabiliter, attendu que notre réhabilitation, c'est non seulement la sécurité de notre existence, mais encore le droit de mettre à la première occasion six pouces de lame dans le ventre de cet affreux Simon.

—Mais comment a-t-on su que c'était le chevalier de Maison-Rouge qui était à la tête de la conspiration du souterrain?

—Ce n'est pas encore bien sûr, mais on le présume.

—Ah! vous procédez par induction?

—Nous procédons par certitude.

—Comment arranges-tu tout cela? Voyons; car enfin...

—Écoute bien.

—Je t'écoute.

—À peine ai-je entendu crier: «Grande conspiration découverte par le citoyen Simon...» (cette canaille de Simon! il est partout, ce misérable!), que j'ai voulu juger de la vérité par moi-même. Or, on parlait d'un souterrain.

—Existe-t-il?

—Oh! il existe, je l'ai vu.—Vu, de mes deux yeux vu, ce qui s'appelle vu.—Tiens, pourquoi ne siffles-tu pas?

—Parce que c'est du Molière, et que, je te l'avoue d'ailleurs, les circonstances me paraissent un peu graves pour plaisanter.

—Eh bien, de quoi plaisantera-t-on, alors, si l'on ne plaisante pas des choses graves?

—Tu dis donc que tu as vu...

—Le souterrain.... Je répète que j'ai vu le souterrain, que je l'ai parcouru, et qu'il correspondait de la cave de la citoyenne Plumeau à une maison de la rue de la Corderie, à la maison n° 12 ou 14, je ne me le rappelle plus bien.

—Vrai! Lorin, tu l'as parcouru?...

—Dans toute sa longueur, et, ma foi! je t'assure que c'était un boyau fort joliment taillé; de plus, il était coupé par trois grilles en fer, que l'on a été obligé de déchausser les unes après les autres; mais qui, dans le cas où les conjurés auraient réussi, leur eussent donné tout le temps, en sacrifiant trois ou quatre des leurs, de mettre madame veuve Capet en lieu de sûreté. Heureusement, il n'en est pas ainsi, et cet affreux Simon a encore découvert celle-là.

—Mais il me semble, dit Maurice, que ceux qu'on aurait dû arrêter d'abord étaient les habitants de cette maison de la rue de la Corderie.

—C'est ce que l'on aurait fait aussi si l'on n'eût pas trouvé la maison parfaitement dénuée de locataires.

—Mais enfin, cette maison appartient à quelqu'un?

—Oui, à un nouveau propriétaire, mais personne ne le connaissait; on savait que la maison avait changé de maître depuis quinze jours ou trois semaines, voilà tout. Les voisins avaient bien entendu du bruit; mais, comme la maison était vieille, ils avaient cru qu'on travaillait aux réparations. Quant à l'autre propriétaire, il avait quitté Paris. J'arrivai sur ces entrefaites.

«—Pour Dieu! dis-je à Santerre en le tirant à part, vous êtes tous bien embarrassés.

«—C'est vrai, répondit-il, nous le sommes.

«—Cette maison a été vendue, n'est-ce pas?

«—Oui.

«—Il y a quinze jours?

«—Quinze jours ou trois semaines.

«—Vendue par-devant notaire?

«—Oui.

«—Eh bien, il faut chercher chez tous les notaires de Paris, savoir lequel a vendu cette maison et se faire communiquer l'acte. On verra dessus le nom et le domicile de l'acheteur.

«—À la bonne heure! c'est un conseil cela, dit Santerre; et voilà pourtant un homme qu'on accuse d'être un mauvais patriote. Lorin, Lorin! je te réhabiliterai, ou le diable me brûle.

«Bref, continua Lorin, ce qui fut dit fut fait. On chercha le notaire, on retrouva l'acte, et, sur l'acte, le nom et le domicile du coupable. Alors Santerre m'a tenu parole, il m'a désigné pour l'arrêter.

—Et cet homme, c'était le chevalier de Maison-Rouge?

—Non pas, son complice seulement, c'est-à-dire probablement.

—Mais alors comment dis-tu que vous allez arrêter le chevalier de Maison-Rouge?

—Nous allons les arrêter tous ensemble.

—D'abord, connais-tu ce chevalier de Maison-Rouge?

—À merveille.

—Tu as donc son signalement?

—Parbleu! Santerre me l'a donné. Cinq pieds deux ou trois pouces, cheveux blonds, yeux bleus, nez droit, barbe châtaine; d'ailleurs, je l'ai vu.

—Quand?

—Aujourd'hui même.

—Tu l'as vu?

—Et toi aussi. Maurice tressaillit.

—Ce petit jeune homme blond qui nous a délivrés ce matin, tu sais, celui qui commandait la troupe des muscadins, qui tapait si dur.

—C'était donc lui? demanda Maurice.

—Lui-même. On l'a suivi et on l'a perdu dans les environs du domicile de notre propriétaire de la rue de la Corderie; de sorte qu'on présume qu'ils logent ensemble.

—En effet, c'est probable.

—C'est sûr.

—Mais il me semble, Lorin, ajouta Maurice, que, si tu arrêtes ce soir celui qui nous a sauvés ce matin, tu manques quelque peu de reconnaissance.

—Allons donc! dit Lorin. Est-ce que tu crois qu'il nous a sauvés pour nous sauver?

—Et pourquoi donc?

—Pas du tout. Ils étaient embusqués là pour enlever la pauvre Héloïse Tison quand elle passerait. Nos égorgeurs les gênaient, ils sont tombés sur nos égorgeurs. Nous avons été sauvés par contrecoup. Or, comme tout est dans l'intention, et que l'intention n'y était pas, je n'ai pas à me reprocher la plus petite ingratitude. D'ailleurs, vois-tu, Maurice, le point capital c'est la nécessité; et il y a nécessité à ce que nous nous réhabilitions par un coup d'éclat. J'ai répondu de toi.

—À qui?

—À Santerre; il sait que tu commandes l'expédition.

—Comment cela? «—Es-tu sûr d'arrêter les coupables? a-t-il dit. «—Oui, ai-je répondu, si Maurice en est. «—Mais es-tu sûr de Maurice? Depuis quelque temps il tiédit. «—Ceux qui disent cela se trompent. Maurice ne tiédit pas plus que moi. «—Et tu en réponds? «—Comme de moi-même. «Alors j'ai passé chez toi, mais je ne t'ai pas trouvé; j'ai pris ensuite ce chemin, d'abord parce que c'était le mien, et ensuite parce que c'était celui que tu prends d'ordinaire; enfin, je t'ai rencontré, te voilà: en avant, marche!

La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière...

—Mon cher Lorin, j'en suis désespéré, mais je ne me sens pas le moindre goût pour cette expédition; tu diras que tu ne m'as pas rencontré.

—Impossible! tous nos hommes t'ont vu.

—Eh bien, tu diras que tu m'as rencontré et que je n'ai pas voulu être des vôtres.

—Impossible encore.

—Et pourquoi cela?

—Parce que, cette fois, tu ne seras pas un tiède, mais un suspect.... Et tu sais ce qu'on en fait, des suspects: on les conduit sur la place de la Révolution et on les invite à saluer la statue de la Liberté; seulement, au lieu de saluer avec le chapeau, ils saluent avec la tête.

—Eh bien, Lorin, il arrivera ce qu'il pourra; mais en vérité, cela te paraîtra sans doute étrange, ce que je vais te dire là?

Lorin ouvrit de grands yeux et regarda Maurice.

—Eh bien, reprit Maurice, je suis dégoûté de la vie.... Lorin éclata de rire.

—Bon! dit-il; nous sommes en bisbille avec notre bien-aimée, et cela nous donne des idées mélancoliques. Allons, bel Amadis! redevenons un homme, et de là nous passerons au citoyen; moi, au contraire, je ne suis jamais meilleur patriote que lorsque je suis en brouille avec Arthémise. À propos, Sa Divinité la déesse Raison te dit des millions de choses gracieuses.

—Tu la remercieras de ma part. Adieu, Lorin.

—Comment, adieu?

—Oui, je m'en vais.

—Où vas-tu?

—Chez moi, parbleu!

—Maurice, tu te perds.

—Je m'en moque.

—Maurice, réfléchis, ami, réfléchis.

—C'est fait.

—Je ne t'ai pas tout répété...

—Tout, quoi?

—Tout ce que m'avait dit Santerre.

—Que t'a-t-il dit?

—Quand je t'ai demandé comme chef de l'expédition, il m'a dit: «—Prends garde!

«—À qui? «—À Maurice.

—À moi?

—Oui. «Maurice, a-t-il ajouté, va bien souvent dans ce quartier-là.»

—Dans quel quartier?

—Dans celui de Maison-Rouge.

—Comment! s'écria Maurice, c'est par ici qu'il se cache?

—On le présume, du moins, puisque c'est par ici que loge son complice présumé, l'acheteur de la maison de la rue de la Corderie.

—Faubourg Victor? demanda Maurice.

—Oui, faubourg Victor.

—Et dans quelle rue du faubourg?

—Dans la vieille rue Saint-Jacques.

—Ah! mon Dieu! murmura Maurice ébloui comme par un éclair. Et il porta sa main à ses yeux.

Puis, au bout d'un instant, et comme si pendant cet instant il avait appelé tout son courage:

—Son état? dit-il.

—Maître tanneur.

—Et son nom?

—Dixmer.

—Tu as raison, Lorin, dit Maurice comprimant jusqu'à l'apparence de l'émotion par la force de sa volonté; je vais avec vous.

—Et tu fais bien. Es-tu armé?

—J'ai mon sabre, comme toujours.

—Prends encore ces deux pistolets.

—Et toi?

—Moi, j'ai ma carabine. Portez armes! armes bras! en avant, marche!

La patrouille se remit en marche, accompagnée de Maurice, qui marchait près de Lorin, et précédée d'un homme vêtu de gris qui la dirigeait; c'était l'homme de la police.

De temps en temps on voyait se détacher des angles des rues ou des portes des maisons une espèce d'ombre qui venait échanger quelques paroles avec l'homme vêtu de gris; c'étaient des surveillants.

On arriva à la ruelle. L'homme gris n'hésita pas un seul instant; il était bien renseigné: il prit la ruelle.

Devant la porte du jardin par laquelle on avait fait entrer Maurice garrotté, il s'arrêta.

—C'est ici, dit-il.

—C'est ici, quoi? demanda Lorin.

—C'est ici que nous trouverons les deux chefs.

Maurice s'appuya au mur; il lui sembla qu'il allait tomber à la renverse.

—Maintenant, dit l'homme gris, il y a trois entrées: l'entrée principale, celle-ci, et une entrée qui donne dans un pavillon. J'entrerai avec six ou huit hommes par l'entrée principale; gardez cette entrée-ci avec quatre ou cinq hommes, et mettez trois hommes sûrs à la sortie du pavillon.

—Moi, dit Maurice, je vais passer par-dessus le mur et je veillerai dans le jardin.

—À merveille, dit Lorin, d'autant plus que, de l'intérieur, tu nous ouvriras la porte.

—Volontiers, dit Maurice. Mais n'allez pas dégarnir le passage et venir sans que je vous appelle. Tout ce qui se passera dans l'intérieur, je le verrai du jardin.

—Tu connais donc la maison? demanda Lorin.

—Autrefois, j'ai voulu l'acheter.

Lorin embusqua ses hommes dans les angles des haies, dans les encoignures des portes, tandis que l'agent de police s'éloignait avec huit ou dix gardes nationaux pour forcer, comme il l'avait dit, l'entrée principale.

Au bout d'un instant, le bruit de leurs pas s'était éteint sans avoir, dans ce désert, éveillé la moindre attention.

Les hommes de Maurice étaient à leur poste et s'effaçaient de leur mieux. On eût juré que tout était tranquille et qu'il ne se passait rien d'extraordinaire dans la vieille rue Saint-Jacques.

Maurice commença donc d'enjamber le mur.

—Attends, dit Lorin.

—Quoi?

—Et le mot d'ordre.

—C'est juste.

Oeillet et souterrain. Arrête tous ceux qui ne te diront pas ces deux mots. Laisse passer tous ceux qui te les diront. Voilà la consigne.

—Merci, dit Maurice. Et il sauta du haut du mur dans le jardin.


XXX

Oeillet et souterrain

Le premier coup avait été terrible, et il avait fallu à Maurice toute la puissance qu'il avait sur lui-même pour cacher à Lorin le bouleversement qui s'était fait dans toute sa personne; mais, une fois dans le jardin, une fois seul, une fois dans le silence de la nuit, son esprit devint plus calme, et ses idées, au lieu de rouler désordonnées dans son cerveau, se présentèrent à son esprit et purent être commentées par sa raison.

Quoi! cette maison que Maurice avait si souvent visitée avec le plaisir le plus pur, cette maison dont il avait fait son paradis sur la terre, n'était qu'un repaire de sanglantes intrigues! Tout ce bon accueil fait à son ardente amitié, c'était de l'hypocrisie; tout cet amour de Geneviève, c'était de la peur!

On connaît la distribution de ce jardin, où plus d'une fois nos lecteurs ont suivi nos jeunes gens. Maurice se glissa de massif en massif jusqu'à ce qu'il fût abrité contre les rayons de la lune par l'ombre de cette espèce de serre dans laquelle il avait été enfermé le premier jour où il avait pénétré dans la maison.

Cette serre était en face du pavillon qu'habitait Geneviève.

Mais, ce soir-là, au lieu d'éclairer isolée et immobile la chambre de la jeune femme, la lumière se promenait d'une fenêtre à l'autre. Maurice aperçut Geneviève à travers un rideau soulevé à moitié par accident; elle entassait à la hâte des effets dans un portemanteau, et il vit avec étonnement briller des armes dans ses mains.

Il se souleva sur une borne afin de mieux plonger ses regards dans la chambre. Un grand feu brillait dans l'âtre et attira son attention; c'étaient des papiers que Geneviève brûlait.

En ce moment une porte s'ouvrit, et un jeune homme entra chez Geneviève.

La première idée de Maurice fut que cet homme était Dixmer.

La jeune femme courut à lui, saisit ses mains, et tous deux se tinrent un instant en face l'un de l'autre, paraissant en proie à une vive émotion. Quelle était cette émotion? Maurice ne pouvait le deviner, le bruit de leurs paroles n'arrivait pas jusqu'à lui.

Mais tout à coup Maurice mesura sa taille des yeux.

—Ce n'est pas Dixmer, murmura-t-il. En effet, celui qui venait d'entrer était mince et de petite taille; Dixmer était grand et fort. La jalousie est un actif stimulant; en une minute Maurice avait supputé la taille de l'inconnu à une ligne près, et analysé la silhouette du mari.

—Ce n'est pas Dixmer, murmura-t-il, comme s'il eût été obligé de se le redire à lui-même pour être convaincu de la perfidie de Geneviève.

Il se rapprocha de la fenêtre, mais plus il se rapprochait moins il voyait: son front était en feu.

Son pied heurta une échelle; la fenêtre avait sept ou huit pieds de hauteur: il prit l'échelle et alla la dresser contre la muraille.

Il monta, colla son œil à la fente du rideau.

L'inconnu de la chambre de Geneviève était un jeune homme de vingt-sept ou vingt-huit ans, à l'œil bleu, à la tournure élégante; il tenait les mains de la jeune femme, et lui parlait tout en essuyant les larmes qui voilaient le charmant regard de Geneviève.

Un léger bruit que fit Maurice amena le jeune homme à tourner la tête du côté de la fenêtre.

Maurice retint un cri de surprise: il venait de reconnaître son sauveur mystérieux de la place du Châtelet.

En ce moment Geneviève retira ses mains de celles de l'inconnu. Geneviève s'avança vers la cheminée, et s'assura que tous les papiers étaient consumés.

Maurice ne put se contenir davantage; toutes les terribles passions qui torturent l'homme, l'amour, la vengeance, la jalousie, lui étreignaient le cœur de leurs dents de feu. Il saisit son temps, repoussa violemment la croisée mal fermée et sauta dans la chambre.

Au même instant deux pistolets se posèrent sur sa poitrine.

Geneviève s'était retournée au bruit; elle resta muette en apercevant Maurice.

—Monsieur, dit froidement le jeune républicain à celui qui tenait deux fois sa vie au bout de ces armes, monsieur, vous êtes le chevalier de Maison-Rouge?

—Et quand cela serait? répondit le chevalier.

—Oh! c'est que si cela est, vous êtes un homme brave et par conséquent un homme calme, et je vais vous dire deux mots.

—Parlez, dit le chevalier sans détourner ses pistolets.

—Vous pouvez me tuer, mais vous ne me tuerez pas avant que j'aie poussé un cri, ou plutôt je ne mourrai pas sans l'avoir poussé. Si je pousse ce cri, mille hommes qui cernent cette maison l'auront réduite en cendres avant dix minutes. Ainsi abaissez vos pistolets, et écoutez ce que je vais dire à madame.

—À Geneviève? dit le chevalier.

—À moi? murmura la jeune femme.

—Oui, à vous.

Geneviève, plus pâle qu'une statue, saisit le bras de Maurice; le jeune homme la repoussa.

—Vous savez ce que vous m'avez affirmé, madame, dit Maurice avec un profond mépris. Je vois maintenant que vous avez dit vrai. En effet, vous n'aimez pas M. Morand.

—Maurice, écoutez-moi! s'écria Geneviève.

—Je n'ai rien à entendre, madame, dit Maurice. Vous m'avez trompé; vous avez brisé d'un seul coup tous les liens qui scellaient mon cœur au vôtre. Vous avez dit que vous n'aimiez pas M. Morand, mais vous ne m'avez pas dit que vous en aimiez un autre.

—Monsieur, dit le chevalier, que parlez-vous de Morand, ou plutôt de quel Morand parlez-vous?

—De Morand le chimiste.

—Morand le chimiste est devant vous. Morand le chimiste et le chevalier de Maison-Rouge ne font qu'un.

Et allongeant la main vers une table voisine, il eut en un instant coiffé cette perruque noire qui l'avait si longtemps rendu méconnaissable aux yeux du jeune républicain.

—Ah! oui, dit Maurice avec un redoublement de dédain; oui, je comprends, ce n'est pas Morand que vous aimiez, puisque Morand n'existait pas; mais le subterfuge, pour en être plus adroit, n'en est pas moins méprisable.

Le chevalier fit un mouvement de menace.

—Monsieur, continua Maurice, veuillez me laisser causer un instant avec madame; assistez même à la causerie, si vous voulez; elle ne sera pas longue, je vous en réponds.

Geneviève fit un mouvement pour inviter Maison-Rouge à prendre patience.

—Ainsi, continua Maurice, ainsi, vous, Geneviève, vous m'avez rendu la risée de mes amis! l'exécration des miens! Vous m'avez fait servir, aveugle que j'étais, à tous vos complots! vous avez tiré de moi l'utilité que l'on tire d'un instrument! Écoutez: c'est une action infâme! mais vous en serez punie, madame! car monsieur que voici va me tuer sous vos yeux! Mais avant cinq minutes, il sera là, lui aussi, gisant à vos pieds, ou, s'il vit, ce sera pour porter sa tête sur un échafaud.

—Lui mourir! s'écria Geneviève; lui porter sa tête sur l'échafaud! Mais vous ne savez donc pas, Maurice, que lui c'est mon protecteur, celui de ma famille; que je donnerais ma vie pour la sienne; que s'il meurt je mourrai, et que si vous êtes mon amour, vous, lui est ma religion?

—Ah! dit Maurice, vous allez peut-être continuer de dire que vous m'aimez. En vérité, les femmes sont trop faibles et trop lâches.

Puis, se retournant:

—Allons, monsieur, dit-il au jeune royaliste, il faut me tuer ou mourir.

—Pourquoi cela?

—Parce que si vous ne me tuez pas, je vous arrête. Maurice étendit la main pour le saisir au collet.

—Je ne vous disputerai pas ma vie, dit le chevalier de Maison-Rouge, tenez! Et il jeta ses armes sur un fauteuil.

—Et pourquoi ne me disputerez-vous pas votre vie?

—Parce que ma vie ne vaut pas le remords que j'éprouverais de tuer un galant homme; et puis surtout, surtout parce que Geneviève vous aime.

—Ah! s'écria la jeune femme en joignant les mains; ah! que vous êtes toujours bon, grand, loyal et généreux, Armand!

Maurice les regardait tous deux avec un étonnement presque stupide.

—Tenez, dit le chevalier, je rentre dans ma chambre; je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est point pour fuir, mais pour cacher un portrait.

Maurice porta vivement les yeux vers celui de Geneviève; il était à sa place.

Soit que Maison-Rouge eût deviné la pensée de Maurice, soit qu'il eût voulu pousser au comble la générosité:

—Allons, dit-il, je sais que vous êtes républicain; mais je sais que vous êtes en même temps un cœur pur et loyal. Je me confierai à vous jusqu'à la fin: regardez!

Et il tira de sa poitrine une miniature qu'il montra à Maurice: c'était le portrait de la reine. Maurice baissa la tête et appuya la main sur son front.

—J'attends vos ordres, monsieur, dit Maison-Rouge; si vous voulez mon arrestation, vous frapperez à cette porte quand il sera temps que je me livre. Je ne tiens plus à la vie, du moment où cette vie n'est plus soutenue par l'espérance de sauver la reine.

Le chevalier sortit sans que Maurice fît un seul geste pour le retenir. À peine fut-il hors de la chambre que Geneviève se précipita aux pieds du jeune homme.

—Pardon, dit-elle, pardon, Maurice, pour tout le mal que je vous ai fait; pardon pour mes tromperies, pardon au nom de mes souffrances et de mes larmes, car, je vous le jure, j'ai bien pleuré, j'ai bien souffert. Ah! mon mari est parti ce matin; je ne sais où il est allé, et peut-être ne le reverrai-je plus; et maintenant un seul ami me reste, non pas un ami, un frère, et vous allez le faire tuer. Pardon, Maurice! pardon!

Maurice releva la jeune femme.

—Que voulez-vous? dit-il, il y a de ces fatalités-là; tout le monde joue sa vie à cette heure; le chevalier de Maison-Rouge a joué comme les autres, mais il a perdu; maintenant il faut qu'il paye.

—C'est-à-dire qu'il meure, si je vous comprends bien.

—Oui.

—Il faut qu'il meure, et c'est vous qui me dites cela?

—Ce n'est pas moi, Geneviève, c'est la fatalité.

—La fatalité n'a pas dit son dernier mot dans cette affaire, puisque vous pouvez le sauver, vous.

—Aux dépens de ma parole, et par conséquent de mon honneur. Je comprends, Geneviève.

—Fermez les yeux, Maurice, voilà tout ce que je vous demande, et jusqu'où la reconnaissance d'une femme peut aller, je vous promets que la mienne y montera.

—Je fermerais inutilement les yeux, madame; il y a un mot d'ordre donné, un mot d'ordre, sans lequel personne ne peut sortir, car je vous le répète, la maison est cernée.

—Et vous le savez?

—Sans doute que je le sais.

—Maurice!

—Eh bien?

—Mon ami, mon cher Maurice, ce mot d'ordre, dites-le-moi, il me le faut.

—Geneviève! s'écria Maurice, Geneviève! mais qui donc êtes-vous pour venir me dire: «Maurice, au nom de l'amour que j'ai pour toi, sois sans parole, sois sans honneur, trahis ta cause, renie tes opinions»? Que m'offrez-vous, Geneviève, en échange de tout cela, vous qui me tentez ainsi?

—Oh! Maurice, sauvez-le, sauvez-le d'abord, et ensuite demandez-moi la vie.

—Geneviève, répondit Maurice d'une voix sombre, écoutez-moi: j'ai un pied dans le chemin de l'infamie; pour y descendre tout à fait, je veux avoir au moins une bonne raison contre moi-même; Geneviève, jurez-moi que vous n'aimez pas le chevalier de Maison-Rouge...

—J'aime le chevalier de Maison-Rouge comme une sœur, comme une amie, pas autrement, je vous le jure!

—Geneviève, m'aimez-vous?

—Maurice, je vous aime, aussi vrai que Dieu m'entend.

—Si je fais ce que vous me demandez, abandonnerez-vous parents, amis, patrie, pour fuir avec le traître?

—Maurice! Maurice!

—Elle hésite... oh! elle hésite! Et Maurice se rejeta en arrière avec toute la violence du dédain.

Geneviève, qui s'était appuyée à lui, sentit tout à coup son appui manquer, elle tomba sur ses genoux.

—Maurice, dit-elle en se renversant en arrière et en tordant ses mains jointes; Maurice, tout ce que tu voudras, je te le jure; ordonne, j'obéis.

—Tu seras à moi, Geneviève?

—Quand tu l'exigeras.

—Jure sur le Christ! Geneviève étendit le bras:

—Mon Dieu! dit-elle, vous avez pardonné à la femme adultère, j'espère que vous me pardonnerez.

Et de grosses larmes roulèrent sur ses joues, et tombèrent sur ses longs cheveux épars et flottants sur sa poitrine.

—Oh! pas ainsi, ne jurez pas ainsi, dit Maurice, ou je n'accepte pas votre serment.

—Mon Dieu! reprit-elle, je jure de consacrer ma vie à Maurice, de mourir avec lui, et, s'il le faut, pour lui, s'il sauve mon ami, mon protecteur, mon frère, le chevalier de Maison-Rouge.

—C'est bien; il sera sauvé, dit Maurice. Il alla vers la chambre.

—Monsieur, dit-il, revêtez le costume du tanneur Morand. Je vous rends votre parole, vous êtes libre.

—Et vous, madame, dit-il à Geneviève, voilà les deux mots de passe: œillet et souterrain.

Et comme s'il eût eu horreur de rester dans la chambre où il avait prononcé ces deux mots qui le faisaient traître, il ouvrit la fenêtre et sauta de la chambre dans le jardin.


XXXI

Perquisition

Maurice avait repris son poste dans le jardin, en face de la croisée de Geneviève: seulement cette croisée s'était éteinte, Geneviève étant rentrée chez le chevalier de Maison-Rouge.

Il était temps que Maurice quittât la chambre, car à peine avait-il atteint l'angle de la serre, que la porte du jardin s'ouvrit, et l'homme gris parut, suivi de Lorin et de cinq ou six grenadiers.

—Eh bien? demanda Lorin.

—Vous le voyez, dit Maurice, je suis à mon poste.

—Personne n'a tenté de forcer la consigne? dit Lorin.

—Personne, répondit Maurice, heureux d'échapper à un mensonge par la manière dont la demande avait été posée; personne! Et vous, qu'avez-vous fait?

—Nous, nous avons acquis la certitude que le chevalier de Maison-Rouge est entré dans la maison, il y a une heure, et n'en est pas sorti depuis, répondit l'homme de la police.

—Et vous connaissez sa chambre? dit Lorin.

—Sa chambre n'est séparée de la chambre de la citoyenne Dixmer que par un corridor.

—Ah! ah! dit Lorin.

—Pardieu, il n'y avait pas besoin de séparation du tout; il paraît que ce chevalier de Maison-Rouge est un gaillard.

Maurice sentit le sang lui monter à la tête; il ferma les yeux et vit mille éclairs intérieurs.

—Eh bien! mais... et le citoyen Dixmer, que disait-il de cela? demanda Lorin.

—Il trouvait que c'était bien de l'honneur pour lui.

—Voyons? dit Maurice d'une voix étranglée, que décidons-nous?

—Nous décidons, dit l'homme de la police, que nous allons le prendre dans sa chambre, et peut-être même dans son lit.

—Il ne se doute donc de rien?

—De rien absolument.

—Quelle est la disposition du terrain? demanda Lorin.

—Nous en avons un plan parfaitement exact, dit l'homme gris: un pavillon situé à l'angle du jardin, le voilà; on monte quatre marches, les voyez-vous d'ici? on se trouve sur un palier; à droite, la porte de l'appartement de la citoyenne Dixmer: c'est sans doute celui dont nous voyons la fenêtre. En face de la fenêtre, au fond, une porte donnant sur le corridor, et, dans ce corridor, la porte de la chambre du traître.

—Bien, voilà une topographie un peu soignée, dit Lorin: avec un plan comme celui-là on peut marcher les yeux bandés, à plus forte raison les yeux ouverts. Marchons donc.

—Les rues sont-elles bien gardées? demanda Maurice avec un intérêt que tous les assistants attribuèrent naturellement à la crainte que le chevalier ne s'échappât.

—Les rues, les passages, les carrefours, tout, dit l'homme gris; je défie qu'une souris passe si elle n'a point le mot d'ordre.

Maurice frissonna; tant de précautions prises lui faisaient craindre que sa trahison ne fût inutile à son bonheur.

—Maintenant, dit l'homme gris, combien demandez-vous d'hommes pour arrêter le chevalier?

—Combien d'hommes? dit Lorin, j'espère bien que Maurice et moi nous suffirons; n'est-ce pas, Maurice?

—Oui, balbutia celui-ci, certainement que nous suffirons.

—Écoutez, dit l'homme de la police, pas de forfanteries inutiles; tenez-vous à le prendre?

—Morbleu! si nous y tenons, s'écria Lorin, je le crois bien! N'est-ce pas, Maurice, qu'il faut que nous le prenions?

Lorin appuya sur ce mot. Il l'avait dit, un commencement de soupçons commençait à planer sur eux, et il ne fallait pas laisser le temps aux soupçons, lesquels marchaient si vite à cette époque-là, de prendre une plus grande consistance; or, Lorin comprenait que personne n'oserait douter du patriotisme de deux hommes qui seraient parvenus à prendre le chevalier de Maison-Rouge.

—Eh bien! dit l'homme de la police, si vous y tenez réellement, prenons plutôt avec nous trois hommes que deux, quatre que trois; le chevalier couche toujours avec une épée sous son traversin et deux pistolets sur sa table de nuit.

—Eh morbleu! dit un des grenadiers de la compagnie de Lorin, entrons tous, pas de préférence pour personne; s'il se rend, nous le mettrons en réserve pour la guillotine; s'il résiste, nous l'écharperons.

—Bien dit, fit Lorin; en avant! Passons-nous par la porte ou par la fenêtre?

—Par la porte, dit l'homme de la police; peut-être, par hasard, la clef y est-elle; tandis que si nous entrons par la fenêtre, il faudra casser quelques carreaux, et cela ferait du bruit.

—Va pour la porte, dit Lorin; pourvu que nous entrions, peu m'importe par où. Allons, sabre en main, Maurice. Maurice tira machinalement son sabre hors du fourreau.

La petite troupe s'avança vers le pavillon. Comme l'homme gris avait indiqué que cela devait être, on rencontra les premières marches du perron, puis l'on se trouva sur le palier, puis dans le vestibule.

—Ah! s'écria Lorin joyeux, la clef est sur la porte. En effet, il avait étendu la main dans l'ombre, et, comme il l'avait dit, il avait du bout des doigts senti le froid de la clef.

—Allons, ouvre donc, citoyen lieutenant, dit l'homme gris. Lorin fit tourner avec précaution la clef dans la serrure; la porte s'ouvrit. Maurice essuya de sa main son front humide de sueur.

—Nous y voilà, dit Lorin.

—Pas encore, fit l'homme gris. Si nos renseignements topographiques sont exacts, nous sommes ici dans l'appartement de la citoyenne Dixmer.

—Nous pouvons nous en assurer, dit Lorin; allumons des bougies, il reste du feu dans la cheminée.

—Allumons des torches, dit l'homme gris; les torches ne s'éteignent pas comme les bougies.

Et il prit des mains d'un grenadier deux torches qu'il alluma au foyer mourant. Il en mit une à la main de Maurice, l'autre à la main de Lorin.

—Voyez-vous, dit-il, je ne me trompais pas: voici la porte qui donne dans la chambre à coucher de la citoyenne Dixmer, voilà celle qui donne sur le corridor.

—En avant! dans le corridor, dit Lorin. On ouvrit la porte du fond, qui n'était pas plus fermée que la première, et l'on se trouva en face de la porte de l'appartement du chevalier. Maurice avait vingt fois vu cette porte, et n'avait jamais demandé où elle allait; pour lui, le monde se concentrait dans la chambre où le recevait Geneviève.

—Oh! oh! dit Lorin à voix basse, ici nous changeons de thèse; plus de clef et porte close.

—Mais, demanda Maurice, pouvant parler à peine, êtes-vous bien sûr que ce soit là?

—Si le plan est exact, ce doit être là, répondit l'homme de la police; d'ailleurs, nous allons bien le voir. Grenadiers, enfoncez la porte; et vous, citoyens, tenez-vous prêts, aussitôt la porte enfoncée, à vous précipiter dans la chambre.

Quatre hommes, désignés par l'envoyé de la police, levèrent la crosse de leur fusil, et, sur un signe de celui qui conduisait l'entreprise, frappèrent un seul et même coup: la porte vola en éclats.

—Rends-toi, ou tu es mort! s'écria Lorin en s'élançant dans la chambre.

Personne ne répondit: les rideaux du lit étaient fermés.

—La ruelle! gare la ruelle! dit l'homme de la police, en joue, et au premier mouvement des rideaux, faites feu.

—Attendez, dit Maurice, je vais les ouvrir. Et, sans doute dans l'espérance que Maison-Rouge était caché derrière les rideaux, et que le premier coup de poignard ou de pistolet serait pour lui, Maurice se précipita vers les courtines, qui glissèrent en criant le long de leur tringle. Le lit était vide.

—Mordieu! dit Lorin, personne!

—Il se sera échappé, balbutia Maurice.

—Impossible, citoyens! impossible! s'écria l'homme gris; je vous dis qu'on l'a vu rentrer il y a une heure, que personne ne l'a vu sortir, et que toutes les issues sont gardées.

Lorin ouvrait les portes des cabinets et des armoires et regardait partout, là même où il était matériellement impossible qu'un homme pût se cacher.

—Personne! cependant; vous le voyez bien, personne!

—Personne! répéta Maurice avec une émotion facile à comprendre; vous le voyez, en effet, il n'y a personne.

—Dans la chambre de la citoyenne Dixmer, dit l'homme de la police; peut-être y est-il?

—Oh! dit Maurice, respectez la chambre d'une femme.

—Comment donc, dit Lorin, certainement qu'on la respectera, et la citoyenne Dixmer aussi; mais on la visitera.

—La citoyenne Dixmer? dit un des grenadiers, enchanté de placer là une mauvaise plaisanterie.

—Non, dit Lorin, la chambre seulement.

—Alors, dit Maurice, laissez-moi passer le premier.

—Passe, dit Lorin; tu es capitaine: à tout seigneur tout honneur.

On laissa deux hommes pour garder la pièce que l'on venait de quitter; puis l'on revint dans celle où l'on avait allumé les torches.

Maurice s'approcha de la porte donnant dans la chambre à coucher de Geneviève. C'était la première fois qu'il allait y entrer. Son cœur battait avec violence. La clef était à la porte. Maurice porta la main sur la clef, mais il hésita.

—Eh bien, dit Lorin, ouvre donc!

—Mais, dit Maurice, si la citoyenne Dixmer est couchée?

—Nous regarderons dans son lit, sous son lit, dans sa cheminée et dans ses armoires, dit Lorin; après quoi, s'il n'y a personne qu'elle, nous lui souhaiterons une bonne nuit.

—Non pas, dit l'homme de la police, nous l'arrêterons; la citoyenne Geneviève Dixmer était une aristocrate qui a été reconnue complice de la fille Tison et du chevalier de Maison-Rouge.

—Ouvre alors, dit Maurice en lâchant la clef, je n'arrête pas les femmes.

L'homme de la police regarda Maurice de travers, et les grenadiers murmurèrent entre eux.

—Oh! oh! dit Lorin, vous murmurez? Murmurez donc pour deux pendant que vous y êtes, je suis de l'avis de Maurice.

Et il fit un pas en arrière.

L'homme gris saisit la clef, tourna vivement, la porte céda; les soldats se précipitèrent dans la chambre.

Deux bougies brûlaient sur une petite table, mais la chambre de Geneviève, comme celle du chevalier de Maison-Rouge, était inhabitée.

—Vide! s'écria l'homme de la police.

—Vide! répéta Maurice en pâlissant; où est-elle donc? Lorin regarda Maurice avec étonnement.

—Cherchons, dit l'homme de la police. Et, suivi des miliciens, il se mit à fouiller la maison depuis les caves jusqu'aux ateliers. À peine eurent-ils le dos tourné, que Maurice, qui les avait suivis impatiemment des yeux, s'élança à son tour dans la chambre, ouvrant les armoires qu'il avait déjà ouvertes, et appelant d'une voix pleine d'anxiété:

—Geneviève! Geneviève! Mais Geneviève ne répondit point, la chambre était bien réellement vide. Alors Maurice, à son tour, se mit à fouiller la maison avec une espèce de frénésie. Serres, hangars, dépendances, il visita tout, mais inutilement. Soudain l'on entendit un grand bruit; une troupe d'hommes armés se présenta à la porte, échangea le mot de passe avec la sentinelle, envahit le jardin et se répandit dans la maison. À la tête de ce renfort brillait le panache enfumé de Santerre.

—Eh bien! dit-il à Lorin, où est le conspirateur?

—Comment! où est le conspirateur?

—Oui. Je vous demande ce que vous en avez fait?

—Je vous le demanderai à vous-même: votre détachement, s'il a bien gardé les issues, doit l'avoir arrêté, puisqu'il n'était plus dans la maison quand nous y sommes entrés.

—Que dites-vous là? s'écria le général furieux, vous l'avez donc laissé échapper?

—Nous n'avons pu le laisser échapper, puisque nous ne l'avons jamais tenu.

—Alors, je n'y comprends plus rien, dit Santerre.

—À quoi?

—À ce que vous m'avez fait dire par votre envoyé.

—Nous vous avons envoyé quelqu'un, nous?

—Sans doute. Cet homme à habit brun, à cheveux noirs, à lunettes vertes, qui est venu nous prévenir de votre part que vous étiez sur le point de vous emparer de Maison-Rouge, mais qu'il se défendait comme un lion; sur quoi, je suis accouru.

—Un homme à habit brun, à cheveux noirs, à lunettes vertes? répéta Lorin.

—Sans doute, tenant une femme au bras.

—Jeune, jolie? s'écria Maurice en s'élançant vers le général.

—Oui, jeune et jolie.

—C'était lui et la citoyenne Dixmer.

—Qui lui?

—Maison-Rouge.... Oh! misérable que je suis de ne pas les avoir tués tous les deux!

—Allons, allons, citoyen Lindey, dit Santerre, on les rattrapera.

—Mais comment diable les avez-vous laissés passer? demanda Lorin.

—Pardieu! dit Santerre, je les ai laissés passer parce qu'ils avaient le mot de passe.

—Ils avaient le mot de passe! s'écria Lorin; mais il y a donc un traître parmi nous?

—Non, non, citoyen Lorin, dit Santerre, on vous connaît, et l'on sait bien qu'il n'y a pas de traîtres parmi vous. Lorin regarda tout autour de lui, comme pour chercher ce traître dont il venait de proclamer la présence. Il rencontra le front sombre et l'œil vacillant de Maurice.

—Oh! murmura-t-il, que veut dire ceci?

—Cet homme ne peut être bien loin, dit Santerre; fouillons les environs; peut-être sera-t-il tombé dans quelque patrouille qui aura été plus habile que nous et qui ne s'y sera point laissé prendre.

—Oui, oui, cherchons, dit Lorin.

Et il saisit Maurice par le bras; et, sous prétexte de chercher, il l'entraîna hors du jardin.

—Oui, cherchons, dirent les soldats; mais, avant de chercher....

Et l'un d'eux jeta sa torche sous un hangar tout bourré de fagots et de plantes sèches.

—Viens, dit Lorin, viens. Maurice n'opposa aucune résistance. Il suivit Lorin comme un enfant; tous deux coururent jusqu'au pont sans se parler davantage; là, ils s'arrêtèrent, Maurice se retourna.

Le ciel était rouge à l'horizon du faubourg, et l'on voyait monter au-dessus des maisons de nombreuses étincelles.


XXXII

La foi jurée

Maurice frissonna, il étendit la main vers la rue Saint-Jacques.

—Le feu! dit-il, le feu!

—Eh bien! oui, dit Lorin, le feu; après?

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! si elle était revenue?

—Qui cela?

—Geneviève.

—Geneviève, c'est madame Dixmer, n'est-ce pas?

—Oui, c'est elle.

—Il n'y a point de danger qu'elle soit revenue, elle n'était point partie pour cela.

—Lorin, il faut que je la retrouve, il faut que je me venge.

—Oh! oh! dit Lorin.

—Tu m'aideras à la retrouver, n'est-ce pas, Lorin?

—Pardieu! ce ne sera pas difficile.

—Et comment?

—Sans doute, si tu t'intéresses, autant que je puis le croire, au sort de la citoyenne Dixmer; tu dois la connaître, et la connaissant, tu dois savoir quels sont ses amis les plus familiers; elle n'aura pas quitté Paris, ils ont tous la rage d'y rester; elle s'est réfugiée chez quelque confidente, et demain matin tu recevras par quelque Rose ou quelque Marton un petit billet à peu près conçu en ces termes:

Amour, tyran des dieux et des mortels,
Ce n'est plus de l'encens qu'il faut sur tes autels.
Si Mars veut revoir Cythérée,
Qu'il emprunte à la Nuit son écharpe azurée.

Et qu'il se présente chez le concierge, telle rue, tel numéro, en demandant madame Trois-Étoiles; voilà. Maurice haussa les épaules; il savait bien que Geneviève n'avait personne chez qui se réfugier.

—Nous ne la retrouverons pas, murmura-t-il.

—Permets-moi de te dire une chose, Maurice, dit Lorin.

—Laquelle?

—C'est que ce ne serait peut-être pas un si grand malheur que nous ne la retrouvassions pas.

—Si nous ne la retrouvons pas, Lorin, dit Maurice, j'en mourrai.

—Ah diable! dit le jeune homme, c'est donc de cet amour là que tu as failli mourir?

—Oui, répondit Maurice. Lorin réfléchit un instant.

—Maurice, dit-il, il est quelque chose comme onze heures, le quartier est désert, voici là un banc de pierre qui semble placé exprès pour recevoir deux amis. Accorde-moi la faveur d'un entretien particulier, comme on disait sous l'ancien régime. Je te donne ma parole que je ne parlerai qu'en prose. Maurice regarda autour de lui et alla s'asseoir auprès de son ami.

—Parle, dit Maurice, en laissant tomber dans sa main son front alourdi.

—Écoute, cher ami, sans exorde, sans périphrase, sans commentaire, je te dirai une chose, c'est que nous nous perdons, ou plutôt que tu nous perds.

—Comment cela? demanda Maurice.

—Il y a, tendre ami, reprit Lorin, certain arrêté du comité de Salut public qui déclare traître à la patrie quiconque entretient des relations avec les ennemis de ladite patrie. Hein! connais-tu cet arrêté?

—Sans doute, répondit Maurice.

—Tu le connais?

—Oui.

—Eh bien! il me semble que tu n'es pas mal traître à la patrie. Qu'en dis-tu? comme dit Manlius.

—Lorin!

—Sans doute; à moins que tu ne regardes toutefois comme idolâtrant la patrie ceux qui donnent le logement, la table et le lit à M. le chevalier de Maison-Rouge, lequel n'est pas un exalté républicain, à ce que je suppose, et n'est point accusé pour le moment d'avoir fait les journées de Septembre.

—Ah! Lorin! fit Maurice en poussant un soupir.

—Ce qui fait, continua le moraliste, que tu me parais avoir été ou être encore un peu trop ami de l'ennemi de la patrie. Allons, allons, ne te révolte pas, cher ami; tu es comme feu Encelades, et tu remuerais une montagne quand tu te retournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas, et avoue tout bonnement que tu n'es plus un zélé.

Lorin avait prononcé ces mots avec toute la douceur dont il était capable, et en glissant dessus avec un artifice tout à fait cicéronien.

Maurice se contenta de protester par un geste.

Mais le geste fut déclaré comme non avenu, et Lorin continua:

—Oh! si nous vivions dans une de ces températures de serre chaude, température honnête, où, selon les règles de la botanique, le baromètre marque invariablement seize degrés, je te dirais, mon cher Maurice, c'est élégant, c'est comme il faut; soyons un peu aristocrates, de temps en temps, cela fait bien et cela sent bon; mais nous cuisons aujourd'hui dans trente-cinq à quarante degrés de chaleur! la nappe brûle, de sorte que l'on n'est que tiède; par cette chaleur-là on semble froid; lorsqu'on est froid on est suspect; tu sais cela, Maurice; et quand on est suspect, tu as trop d'intelligence, mon cher Maurice, pour ne pas savoir ce qu'on est bientôt, ou plutôt ce qu'on n'est plus.

—Eh bien! donc, alors qu'on me tue et que cela finisse, s'écria Maurice; aussi bien je suis las de la vie.

—Depuis un quart d'heure, dit Lorin; en vérité, il n'y a pas encore assez longtemps pour que je te laisse faire sur ce point-là à ta volonté; et puis, lorsqu'on meurt aujourd'hui, tu comprends, il faut mourir républicain, tandis que toi tu mourrais aristocrate.

—Oh! oh! s'écria Maurice dont le sang commençait à s'enflammer par l'impatiente douleur qui résultait de la conscience de sa culpabilité; oh! oh! tu vas trop loin, mon ami.

—J'irai plus loin encore, car je te préviens que si tu te fais aristocrate...

—Tu me dénonceras?

—Fi donc! non, je t'enfermerai dans une cave, et je te ferai chercher au son du tambour comme un objet égaré; puis je proclamerai que les aristocrates, sachant ce que tu leur réservais, t'ont séquestré, martyrisé, affamé; de sorte que, comme le prévôt Élie de Beaumont, M. Latude et autres, lorsqu'on te retrouvera tu seras couronné publiquement de fleurs par les dames de la Halle et les chiffonniers de la section Victor. Dépêche-toi donc de redevenir un Aristide, ou ton affaire est claire.

—Lorin, Lorin, je sens que tu as raison, mais je suis entraîné, je glisse sur la pente. M'en veux-tu donc parce que la fatalité m'entraîne?

—Je ne t'en veux pas, mais je te querelle. Rappelle-toi un peu les scènes que Pylade faisait journellement à Oreste, scènes qui prouvent victorieusement que l'amitié n'est qu'un paradoxe, puisque ces modèles des amis se disputaient du matin au soir.

—Abandonne-moi, Lorin, tu feras mieux.

—Jamais!

—Alors, laisse-moi aimer, être fou à mon aise, être criminel peut-être, car, si je la revois, je sens que je la tuerai.

—Ou que tu tomberas à ses genoux. Ah! Maurice! Maurice amoureux d'une aristocrate, jamais je n'eusse cru cela. Te voilà comme ce pauvre Osselin avec la marquise de Charny.

—Assez, Lorin, je t'en supplie!

—Maurice, je te guérirai, ou le diable m'emporte. Je ne veux pas que tu gagnes à la loterie de sainte guillotine, moi, comme dit l'épicier de la rue des Lombards. Prends garde, Maurice, tu vas m'exaspérer. Maurice, tu vas faire de moi un buveur de sang. Maurice, j'éprouve le besoin de mettre le feu à l'île Saint-Louis; une torche, un brandon!

Mais non, ma peine est inutile.
À quoi bon demander une torche, un flambeau?
Ton feu, Maurice, est assez beau
Pour embraser ton âme, et ces lieux, et la ville.

Maurice sourit malgré lui.

—Tu sais qu'il était convenu que nous ne parlerions qu'en prose? dit-il.

—Mais c'est qu'aussi tu m'exaspères avec ta folie, dit Lorin; c'est qu'aussi.... Tiens, viens boire, Maurice; devenons ivrognes, faisons des motions, étudions l'économie politique; mais, pour l'amour de Jupiter, ne soyons pas amoureux, n'aimons que la liberté.

—Ou la Raison.

—Ah! c'est vrai, la déesse te dit bien des choses, et te trouve un charmant mortel.

—Et tu n'es pas jaloux?

—Maurice, pour sauver un ami, je me sens capable de tous les sacrifices.

—Merci, mon pauvre Lorin, et j'apprécie ton dévouement; mais le meilleur moyen de me consoler, vois-tu, c'est de me saturer de ma douleur. Adieu, Lorin; va voir Arthémise.

—Et toi, où vas-tu?

—Je rentre chez moi. Et Maurice fit quelques pas vers le pont.

—Tu demeures donc du côté de la rue vieille Saint-Jacques, maintenant?

—Non, mais il me plaît de prendre par là.

—Pour revoir encore une fois le lieu qu'habitait ton inhumaine?

—Pour voir si elle n'est pas revenue où elle sait que je l'attends. Ô Geneviève! Geneviève! je ne t'aurais pas crue capable d'une pareille trahison!

—Maurice, un tyran qui connaissait bien le beau sexe, puisqu'il est mort pour l'avoir trop aimé, disait:

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s'y fie.

Maurice poussa un soupir, et les deux amis reprirent le chemin de la vieille rue Saint-Jacques.

À mesure que les deux amis approchaient, ils distinguaient un grand bruit, ils voyaient s'augmenter la lumière, ils entendaient ces chants patriotiques, qui, au grand jour, en plein soleil, dans l'atmosphère du combat, semblaient des hymnes héroïques, mais qui, la nuit, à la lueur de l'incendie, prenaient l'accent lugubre d'une ivresse de cannibale.

—Oh! mon Dieu! mon Dieu! disait Maurice oubliant que Dieu était aboli.

Et il allait toujours, la sueur au front. Lorin le regardait aller, et murmurait entre ses dents:

Amour, amour, quand tu nous tiens:
On peut bien dire adieu prudence.

Tout Paris semblait se porter vers le théâtre des événements que nous venons de raconter. Maurice fut obligé de traverser une haie de grenadiers, les rangs des sectionnaires, puis les bandes pressées de cette populace toujours furieuse, toujours éveillée, qui, à cette époque, courait en hurlant de spectacle en spectacle.

À mesure qu'il approchait, Maurice, dans son impatience furieuse, hâtait le pas. Lorin le suivait avec peine, mais il l'aimait trop pour le laisser seul en pareil moment.

Tout était presque fini: le feu s'était communiqué du hangar, où le soldat avait jeté sa torche enflammée, aux ateliers construits en planches assemblées de façon à laisser de grands jours pour la circulation de l'air; les marchandises avaient brûlé; la maison commençait à brûler elle-même.

—Oh! mon Dieu! se dit Maurice, si elle était revenue, si elle se trouvait dans quelque chambre enveloppée par le cercle de flammes, m'attendant, m'appelant....

Et Maurice, à demi insensé de douleur, aimant mieux croire à la folie de celle qu'il aimait qu'à sa trahison, Maurice donna tête baissée au milieu de la porte qu'il entrevoyait dans la fumée.

Lorin le suivait toujours: il l'eût suivi en enfer.

Le toit brûlait, le feu commençait à se communiquer à l'escalier.

Maurice, haletant, visita tout le premier, le salon, la chambre de Geneviève, la chambre du chevalier de Maison-Rouge, les corridors, appelant d'une voix étranglée:

—Geneviève! Geneviève! Personne ne répondit. En revenant dans la première pièce, les deux amis virent des bouffées de flammes qui commençaient à entrer par la porte. Malgré les cris de Lorin, qui lui montrait la fenêtre, Maurice passa au milieu de la flamme.

Puis il courut à la maison, traversa sans s'arrêter à rien la cour jonchée de meubles brisés, retrouva la salle à manger, le salon de Dixmer, le cabinet du chimiste Morand; tout cela plein de fumée, de débris, de vitres cassées; le feu venait d'atteindre aussi cette partie de la maison, et commençait à la dévorer.

Maurice fit comme il venait de faire du pavillon. Il ne laissa pas une chambre sans l'avoir visitée, un corridor sans l'avoir parcouru. Il descendit jusqu'aux caves. Peut-être Geneviève, pour fuir l'incendie, s'était-elle réfugiée là.

Personne.

—Morbleu! dit Lorin, tu vois bien que personne ne tiendrait ici, à l'exception des salamandres, et ce n'est point cet animal fabuleux que tu cherches. Allons, viens; nous demanderons, nous nous informerons aux assistants; quelqu'un peut-être l'a-t-il vue.

Il eût fallu bien des forces réunies pour conduire Maurice hors de la maison; l'Espérance l'entraîna par un de ses cheveux.

Alors commencèrent les investigations; ils visitèrent les environs, arrêtant les femmes qui passaient, fouillant les allées, mais sans résultat. Il était une heure du matin; Maurice, malgré sa vigueur athlétique, était brisé de fatigue: il renonça enfin à ses courses, à ses ascensions, à ses conflits perpétuels avec la foule.

Un fiacre passait; Lorin l'arrêta.

—Mon cher, dit-il à Maurice, nous avons fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour retrouver ta Geneviève; nous nous sommes éreintés; nous nous sommes roussis; nous nous sommes gourmés pour elle. Cupidon, si exigeant qu'il soit, ne peut exiger davantage d'un homme qui est amoureux, et surtout d'un homme qui ne l'est pas; montons en fiacre, et rentrons chacun chez nous.

Maurice ne répondit point et se laissa faire. On arriva à la porte de Maurice sans que les deux amis eussent échangé une seule parole.

Au moment où Maurice descendait, on entendit une fenêtre de l'appartement de Maurice se refermer.

—Ah! bon! dit Lorin, on t'attendait, me voilà plus tranquille. Frappe maintenant. Maurice frappa, la porte s'ouvrit.

—Bonsoir! dit Lorin, demain matin attends-moi pour sortir.

—Bonsoir! dit machinalement Maurice. Et la porte se referma derrière lui.

Sur les premières marches de l'escalier il rencontra son officieux.

—Oh! citoyen Lindey, s'écria celui-ci, quelle inquiétude vous nous avez donnée! Le mot nous frappa Maurice.

—À vous? dit-il.

—Oui, à moi et à la petite dame qui vous attend.

—La petite dame! répéta Maurice, trouvant le moment mal choisi pour correspondre au souvenir que lui donnait sans doute quelqu'une de ses anciennes amies; tu fais bien de me dire cela, je vais coucher chez Lorin.

—Oh! impossible; elle était à la fenêtre, elle vous a vu descendre, et s'est écriée: «Le voilà!»

—Eh! que m'importe qu'elle sache que c'est moi; je n'ai pas le cœur à l'amour. Remonte, et dis à cette femme qu'elle s'est trompée.

L'officieux fit un mouvement pour obéir, mais il s'arrêta.

—Ah! citoyen, dit-il, vous avez tort: la petite dame était déjà bien triste, ma réponse va la mettre au désespoir.

—Mais enfin, dit Maurice, quelle est cette femme?

—Citoyen, je n'ai pas vu son visage; elle est enveloppée d'une mante, et elle pleure; voilà ce que je sais.

—Elle pleure! dit Maurice.

—Oui, mais bien doucement, en étouffant ses sanglots.

—Elle pleure, répéta Maurice. Il y a donc quelqu'un au monde qui m'aime assez pour s'inquiéter à ce point de mon absence?

Et il monta lentement derrière l'officieux.

—Le voici, citoyenne, le voici! cria celui-ci en se précipitant dans la chambre. Maurice entra derrière lui.

Il vit alors dans le coin du salon une forme palpitante qui se cachait le visage sous des coussins, une femme qu'on eût cru morte sans le gémissement convulsif qui la faisait tressaillir.

Il fit signe à l'officieux de sortir. Celui-ci obéit et referma la porte. Alors Maurice courut à la jeune femme, qui releva la tête.

—Geneviève! s'écria le jeune homme, Geneviève chez moi! suis-je donc fou, mon Dieu?

—Non, vous avez toute votre raison, mon ami, répondit la jeune femme. Je vous ai promis d'être à vous si vous sauviez le chevalier de Maison-Rouge. Vous l'avez sauvé, me voici! Je vous attendais.

Maurice se méprit au sens de ces paroles; il recula d'un pas et, regardant tristement la jeune femme:

—Geneviève, dit-il doucement, Geneviève, vous ne m'aimez donc pas?

Le regard de Geneviève se voila de larmes; elle détourna la tête et, s'appuyant sur le dossier du sofa, elle éclata en sanglots.

—Hélas! dit Maurice, vous voyez bien que vous ne m'aimez plus, et non seulement vous ne m'aimez plus, Geneviève, mais il faut que vous éprouviez une espèce de haine contre moi pour vous désespérer ainsi.

Maurice avait mis tant d'exaltation et de douleur dans ces derniers mots, que Geneviève se redressa et lui prit la main.

—Mon Dieu, dit-elle, celui qu'on croyait le meilleur sera donc toujours égoïste!

—Égoïste, Geneviève, que voulez-vous dire?

—Mais vous ne comprenez donc pas ce que je souffre? Mon mari en fuite, mon frère proscrit, ma maison en flammes, tout cela dans une nuit, et puis cette horrible scène entre vous et le chevalier!

Maurice l'écoutait avec ravissement, car il était impossible, même à la passion la plus folle, de ne pas admettre que de telles émotions accumulées puissent amener à l'état de douleur où Geneviève se trouvait.

—Ainsi vous êtes venue, vous voilà, je vous tiens, vous ne me quitterez plus! Geneviève tressaillit.

—Où serais-je allée? répondit-elle avec amertume. Ai-je un asile, un abri, un protecteur autre que celui qui a mis un prix à sa protection? oh! furieuse et folle, j'ai franchi le pont Neuf, Maurice, et en passant je me suis arrêtée pour voir l'eau sombre bruire à l'angle des arches, cela m'attirait, me fascinait. Là, pour toi, me disais-je, pauvre femme, là est un abri; là est un repos inviolable; là est l'oubli.

—Geneviève, Geneviève! s'écria Maurice, vous avez dit cela?... Mais vous ne m'aimez donc pas?

—Je l'ai dit, répondit Geneviève à voix basse; je l'ai dit et je suis venue. Maurice respira et se laissa glisser à ses pieds.

—Geneviève, murmura-t-il, ne pleurez plus. Geneviève, consolez-vous de tous vos malheurs, puisque vous m'aimez. Geneviève, au nom du ciel, dites-moi que ce n'est point la violence de mes menaces qui vous a amenée ici. Dites-moi que, quand même vous ne m'eussiez pas vu ce soir, en vous trouvant seule, isolée, sans asile, vous y fussiez venue, et acceptez le serment que je vous fais de vous délier du serment que je vous ai forcée de faire.

Geneviève abaissa sur le jeune homme un regard empreint d'une ineffable reconnaissance.

—Généreux! dit-elle. Oh! mon Dieu, je vous remercie, il est généreux!

—Écoutez, Geneviève, dit Maurice, Dieu que l'on chasse ici de ses temples, mais que l'on ne peut chasser de nos cœurs où il a mis l'amour, Dieu a fait cette soirée lugubre en apparence, mais étincelante au fond de joies et de félicités. Dieu vous a conduite à moi, Geneviève, il vous a mise entre mes bras, il vous parle par mon souffle. Dieu, enfin, Dieu veut récompenser ainsi tant de souffrances que nous avons endurées, tant de vertus que nous avons déployées en combattant cet amour qui semblait illégitime, comme si un sentiment si longtemps pur et toujours si profond pouvait être un crime. Ne pleurez donc plus, Geneviève! Geneviève, donnez-moi votre main. Voulez-vous être chez un frère, voulez-vous que ce frère baise avec respect le bas de votre robe, s'éloigne les mains jointes et franchisse le seuil sans retourner la tête? Eh bien! dites un mot, faites un signe, et vous allez me voir m'éloigner, et vous serez seule, libre et en sûreté comme une vierge dans une église. Mais au contraire, ma Geneviève adorée, voulez-vous vous souvenir que je vous ai tant aimée que j'ai failli en mourir, que pour cet amour que vous pouvez faire fatal ou heureux, j'ai trahi les miens, que je me suis rendu odieux et vil à moi-même; voulez-vous songer à tout ce que l'avenir nous garde de bonheur; à la force et à l'énergie qu'il y a dans notre jeunesse et dans notre amour pour défendre ce bonheur qui commence contre quiconque voudrait l'attaquer! Oh! Geneviève, toi, tu es un ange de bonté, veux-tu, dis? veux-tu rendre un homme si heureux qu'il ne regrette plus la vie et qu'il ne désire plus le bonheur éternel? Alors, au lieu de me repousser, souris-moi, ma Geneviève, laisse-moi appuyer ta main sur mon cœur, penche-toi vers celui qui t'aspire de toute sa puissance, de tous ses vœux, de toute son âme; Geneviève, mon amour, ma vie, Geneviève, ne reprends pas ton serment!

Le cœur de la jeune femme se gonflait à ces douces paroles: la langueur de l'amour, la fatigue de ses souffrances passées épuisaient ses forces; les larmes ne revenaient plus à ses yeux, et cependant les sanglots soulevaient encore sa poitrine brûlante.

Maurice comprit qu'elle n'avait plus de courage pour résister, il la saisit dans ses bras. Alors elle laissa tomber sa tête sur son épaule, et ses longs cheveux se dénouèrent sur les joues ardentes de son amant.

En même temps Maurice sentit bondir sa poitrine, soulevée encore comme les vagues après l'orage.

—Oh! tu pleures, Geneviève, lui dit-il avec une profonde tristesse, tu pleures. Oh! rassure-toi. Non, non, jamais je n'imposerai l'amour à une douleur dédaigneuse. Jamais mes lèvres ne se souilleront d'un baiser qu'empoisonnera une seule larme de regret.

Et il desserra l'anneau vivant de ses bras, il écarta son front de celui de Geneviève et se détourna lentement.

Mais aussitôt, par une de ces réactions si naturelles à la femme qui se défend et qui désire tout en se défendant, Geneviève jeta au cou de Maurice ses bras tremblants, l'étreignit avec violence et colla sa joue glacée et humide encore des larmes qui venaient de se tarir sur la joue ardente du jeune homme.

—Oh! murmura-t-elle, ne m'abandonne pas, Maurice, car je n'ai plus que toi au monde.


Chargement de la publicité...