Le chevalier de Maison-Rouge
XXXIII
Le lendemain
Un beau soleil venait, à travers les persiennes vertes, dorer les feuilles de trois grands rosiers placés dans des caisses de bois sur la fenêtre de Maurice.
Ces fleurs, d'autant plus précieuses à la vue que la saison commençait à fuir, embaumaient une petite salle à manger dallée, reluisante de propreté, dans laquelle, à une table servie sans profusion, mais élégamment, venaient de s'asseoir Geneviève et Maurice.
La porte était fermée, car la table supportait tout ce dont les convives avaient besoin. On comprenait qu'ils s'étaient dit:
—Nous nous servirons nous-mêmes. On entendait dans la pièce voisine remuer l'officieux, empressé comme l'ardélion de Phèdre. La chaleur et la vie des derniers beaux jours entraient par les lames entrebâillées de la jalousie, et faisaient briller comme de l'or et de l'émeraude les feuilles des rosiers caressées par le soleil. Geneviève laissa tomber de ses doigts sur son assiette le fruit doré qu'elle tenait, et, rêveuse, souriant des lèvres seulement, tandis que ses grands yeux languissaient dans la mélancolie, elle demeura ainsi silencieuse, inerte, engourdie, bien que vivante et heureuse au soleil de l'amour, comme l'étaient ces belles fleurs au soleil du ciel.
Bientôt ses yeux cherchèrent ceux de Maurice, et ils les rencontrèrent fixés sur elle: lui aussi la regardait et rêvait.
Alors elle posa son bras si doux et si blanc sur l'épaule du jeune homme, qui tressaillit; puis elle y appuya sa tête avec cette confiance et cet abandon qui sont bien plus que l'amour.
Geneviève le regardait sans lui parler et rougissait en le regardant.
Maurice n'avait qu'à incliner légèrement la tête pour appuyer ses lèvres sur les lèvres entr'ouvertes de sa maîtresse.
Il inclina la tête; Geneviève pâlit, et ses yeux se fermèrent comme les pétales de la fleur qui cache son calice aux rayons de la lumière.
Ils demeuraient ainsi endormis dans cette félicité inaccoutumée, quand le bruit aigu de la sonnette les fit tressaillir.
Ils se détachèrent l'un de l'autre.
L'officieux entra et referma mystérieusement la porte.
—C'est le citoyen Lorin, dit-il.
—Ah! ce cher Lorin, dit Maurice; je vais aller le congédier. Pardon, Geneviève. Geneviève l'arrêta.
—Congédier votre ami, Maurice! dit-elle; un ami, un ami qui vous a consolé, aidé, soutenu? Non, je ne veux pas plus chasser un tel ami de votre maison que de votre cœur; qu'il entre, Maurice, qu'il entre.
—Comment, vous permettez?... dit Maurice.
—Je le veux, dit Geneviève.
—Oh! mais vous trouvez donc que je ne vous aime pas assez, s'écria Maurice ravi de cette délicatesse, et c'est de l'idolâtrie qu'il vous faut?
Geneviève tendit son front rougissant au jeune homme; Maurice ouvrit la porte, et Lorin entra, beau comme le jour dans son costume de demi-muscadin. En apercevant Geneviève, il manifesta une surprise à laquelle succéda aussitôt un respectueux salut.
—Viens, Lorin, viens, dit Maurice, et regarde madame. Tu es détrôné, Lorin; il y a maintenant quelqu'un que je te préfère. J'eusse donné ma vie pour toi; pour elle, je ne t'apprends rien de nouveau, Lorin, pour elle, j'ai donné mon honneur.
—Madame, dit Lorin avec un sérieux qui accusait en lui une émotion bien profonde, je tâcherai d'aimer plus que vous Maurice, pour que lui ne cesse pas de m'aimer tout à fait.
—Asseyez-vous, monsieur, dit en souriant Geneviève.
—Oui, assieds-toi, dit Maurice, qui, ayant serré à droite la main de son ami, à gauche celle de sa maîtresse, venait de s'emplir le cœur de toute la félicité qu'un homme peut ambitionner sur la terre.
—Alors tu ne veux donc plus mourir? tu ne veux donc plus te faire tuer?
—Comment cela? demanda Geneviève.
—Oh! mon Dieu, dit Lorin, que l'homme est un animal versatile, et que les philosophes ont bien raison de mépriser sa légèreté! En voilà un, croiriez-vous cela, madame? qui voulait, hier au soir, se jeter à l'eau, qui déclarait qu'il n'y avait plus de félicité possible pour lui en ce monde; et voilà que je le retrouve ce matin gai, joyeux, le sourire sur les lèvres, le bonheur sur le front, la vie dans le cœur, en face d'une table bien servie; il est vrai qu'il ne mange pas, mais cela ne prouve pas qu'il en soit plus malheureux.
—Comment, dit Geneviève, il voulait faire tout cela?
—Tout cela, et bien d'autres choses encore; je vous le raconterai plus tard; mais pour le moment j'ai très faim; c'est la faute de Maurice, qui m'a fait courir tout le quartier Saint-Jacques hier au soir. Permettez que j'entame votre déjeuner, auquel vous n'avez touché ni l'un ni l'autre.
—Tiens, il a raison! s'écria Maurice avec une joie d'enfant; déjeunons. Je n'ai pas mangé, ni vous non plus, Geneviève.
Il guettait l'œil de Lorin à ce nom; mais Lorin ne sourcilla point.
—Ah çà! mais tu avais donc deviné que c'était elle! lui demanda Maurice.
—Parbleu! répondit Lorin en se coupant une large tranche de jambon blanc et rose.
—J'ai faim aussi, dit Geneviève en tendant son assiette.
—Lorin, dit Maurice, j'étais malade hier au soir.
—Tu étais plus que malade, tu étais fou.
—Eh bien! je crois que c'est toi qui es souffrant, ce matin.
—Comment cela?
—Tu n'as pas encore fait de vers.
—J'y songeais à l'instant même, dit Lorin.
Lorsqu'il siège au milieu des Grâces,
Phébus tient sa lyre à la main;
Mais de Vénus s'il suit des traces,
Phébus perd sa lyre en chemin.
—Bon! voilà toujours un quatrain, dit Maurice en riant.
—Et il faudra que tu t'en contentes, vu que nous allons causer de choses moins gaies.
—Qu'y a-t-il encore? demanda Maurice avec inquiétude.
—Il y a que je suis prochainement de garde à la Conciergerie.
—À la Conciergerie! dit Geneviève; près de la reine?
—Près de la reine... je crois que oui, madame. Geneviève pâlit; Maurice fronça le sourcil et fit un signe à Lorin. Celui-ci se coupa une nouvelle tranche de jambon, double de la première.
La reine avait, en effet, été conduite à la conciergerie, où nous allons la suivre.
XXXIV
La conciergerie
À l'angle du pont au Change et du quai aux Fleurs s'élèvent les restes du vieux palais de saint Louis, qui s'appelait, par excellence, le Palais, comme Rome s'appelait la Ville, et qui continue à garder ce nom souverain depuis que les seuls rois qui l'habitent sont les greffiers, les juges et les plaideurs.
C'est une grande et sombre maison que celle de la justice, et qui fait plus craindre qu'aimer la rude déesse. On y voit tout l'attirail et toutes les attributions de la vengeance humaine réunis en un étroit espace. Ici, les salles où l'on garde les prévenus; plus loin, celles où on les juge; plus bas, les cachots où on les enferme quand ils sont condamnés; à la porte, la petite place où on les marque du fer rouge et infamant; à cent cinquante pas de la première, l'autre place, plus grande, où on les tue, c'est-à-dire la Grève, où on achève ce qui a été ébauché au Palais.
La justice, comme on le voit, a tout sous la main. Toute cette partie d'édifices, accolés les uns aux autres, mornes, gris, percés de petites fenêtres grillées, où les voûtes béantes ressemblent à des antres grillés qui longent le quai des Lunettes, c'est la Conciergerie.
Cette prison a des cachots que l'eau de la Seine vient humecter de son noir limon; elle a des issues mystérieuses qui conduisaient autrefois au fleuve les victimes qu'on avait intérêt à faire disparaître.
Vue en 1793, la Conciergerie, pourvoyeuse infatigable de l'échafaud, la Conciergerie, disons-nous, regorgeait de prisonniers dont on faisait en une heure des condamnés. À cette époque, la vieille prison de saint Louis était bien réellement l'hôtellerie de la mort.
Sous les voûtes des portes, se balançait, la nuit, une lanterne au feu rouge, sinistre enseigne de ce lieu de douleurs.
La veille de ce jour où Maurice, Lorin et Geneviève déjeunaient ensemble, un sourd roulement avait ébranlé le pavé du quai et les vitres de la prison; puis le roulement avait cessé en face de la porte ogive; des gendarmes avaient frappé à cette porte avec la poignée de leur sabre, cette porte s'était ouverte, la voiture était entrée dans la cour, et, quand les gonds avaient tourné derrière elle, quand les verrous avaient grincé, une femme en était descendue.
Aussitôt le guichet béant devant elle l'engloutit. Trois ou quatre têtes curieuses, qui s'étaient avancées à la lueur des flambeaux pour considérer la prisonnière, et qui étaient apparues dans la demi-teinte, se plongèrent dans l'obscurité; puis on entendit quelques rires vulgaires et quelques adieux grossiers échangés entre les hommes qui s'éloignaient et qu'on entendait sans les voir.
Celle qu'on amenait ainsi était restée en dedans du premier guichet avec ses gendarmes; elle vit qu'il fallait en franchir un second; mais elle oublia que, pour passer un guichet, on doit à la fois hausser le pied et baisser la tête, car on trouve en bas une marche qui monte, et en haut une marche qui descend.
La prisonnière, encore mal habituée sans doute à l'architecture des prisons, malgré le long séjour qu'elle y avait déjà fait, oublia de baisser son front et se heurta violemment à la barre de fer.
—Vous êtes-vous fait mal, citoyenne? demanda un des gendarmes.
—Rien ne me fait plus mal à présent, répondit-elle tranquillement.
Et elle passa sans proférer aucune plainte, quoique l'on vît au-dessus du sourcil la trace presque sanglante qu'y avait laissée le contact de la barre de fer.
Bientôt on aperçut le fauteuil du concierge, fauteuil plus vénérable aux yeux des prisonniers que ne l'est aux yeux des courtisans le trône d'un roi, car le concierge d'une prison est le dispensateur des grâce, et toute grâce est importante pour un prisonnier; souvent la moindre faveur change son ciel sombre en un firmament lumineux.
Le concierge Richard, installé dans son fauteuil, que, bien convaincu de son importance, il n'avait pas quitté malgré le bruit des grilles et le roulement de la voiture qui lui annonçait un nouvel hôte, le concierge Richard prit son tabac, regarda la prisonnière, ouvrit un registre fort gros, et chercha une plume dans le petit encrier de bois noir où l'encre, pétrifiée sur les bords, conservait encore au milieu un peu de bourbeuse humidité, comme, au milieu du cratère d'un volcan, il reste toujours un peu de matière en fusion.
—Citoyen concierge, dit le chef de l'escorte, fais-nous l'écrou et vivement, car on nous attend avec impatience à la Commune.
—Oh! ce ne sera pas long, dit le concierge en versant dans son encrier quelques gouttes de vin qui restaient au fond d'un verre; on a la main faite à cela, Dieu merci! Tes noms et prénoms, citoyenne?
Et, trempant sa plume dans l'encre improvisée, il s'apprêta à écrire au bas de la page, déjà pleine aux sept huitièmes, l'écrou de la nouvelle venue; tandis que, debout derrière son fauteuil, la citoyenne Richard, femme aux regards bienveillants, contemplait, avec un étonnement presque respectueux, cette femme à l'aspect à la fois si triste, si noble et si fier, que son mari interrogeait.
—Marie-Antoinette-Jeanne-Josèphe de Lorraine, répondit la prisonnière, archiduchesse d'Autriche, reine de France.
—Reine de France? répéta le concierge en se soulevant étonné sur le bras de son fauteuil.
—Reine de France, répéta la prisonnière du même ton.
—Autrement dit, veuve Capet, dit le chef de l'escorte.
—Sous lequel de ces deux noms dois-je l'inscrire? demanda le concierge.
—Sous celui des deux que tu voudras, pourvu que tu l'inscrives vite, dit le chef de l'escorte.
Le concierge retomba sur son fauteuil, et, avec un léger tremblement, il écrivit sur son registre les prénoms, le nom et le titre que s'était donnés la prisonnière, inscriptions dont l'encre apparaît encore rougeâtre aujourd'hui sur ce registre, dont les rats de la conciergerie révolutionnaire ont grignoté la feuille à l'endroit le plus précieux.
La femme Richard se tenait toujours debout derrière le fauteuil de son mari; seulement, un sentiment de religieuse commisération lui avait fait joindre les mains.
—Votre âge? continua le concierge.
—Trente-sept ans et neuf mois, répondit la reine.
Richard se remit à écrire, puis détailla le signalement, et termina par les formules et les notes particulières.
—Bien, dit-il, c'est fait.
—Où conduit-on la prisonnière? demanda le chef de l'escorte.
Richard prit une seconde prise de tabac et regarda sa femme.
—Dame! dit celle-ci, nous n'étions pas prévenus, de sorte que nous ne savons guère...
—Cherche! dit le brigadier.
—Il y a la chambre du conseil, reprit la femme.
—Hum! c'est bien grand, murmura Richard.
—Tant mieux! si elle est grande, on pourra plus facilement y placer des gardes.
—Va pour la chambre du conseil, dit Richard; mais elle est inhabitable pour le moment, car il n'y a pas de lit.
—C'est vrai, répondit la femme, je n'y avais pas songé.
—Bah! dit un des gendarmes, on y mettra un lit demain, et demain sera bientôt venu.
—D'ailleurs, la citoyenne peut passer cette nuit, dans notre chambre; n'est-ce pas, notre homme? dit la femme Richard.
—Eh bien, et nous, donc? dit le concierge.
—Nous ne nous coucherons pas; comme l'a dit le citoyen gendarme, une nuit est bientôt passée.
—Alors, dit Richard, conduisez la citoyenne dans ma chambre.
—Pendant ce temps-là, vous préparerez notre reçu, n'est-ce pas?
—Vous le trouverez en revenant. La femme Richard prit une chandelle qui brûlait sur la table, et marcha la première. Marie-Antoinette la suivit sans mot dire, calme et pâle, comme toujours; deux guichetiers, auxquels la femme Richard fit un signe, fermèrent la marche. On montra à la reine un lit auquel la femme Richard s'empressa de mettre des draps blancs. Les guichetiers s'installèrent aux issues; puis la porte fut refermée à double tour, et Marie-Antoinette se trouva seule. Comment elle passa cette nuit, nul le sait, puisqu'elle la passa face à face avec Dieu. Ce fut le lendemain seulement que la reine fut conduite dans la chambre du conseil, quadrilatère allongé dont le guichet d'entrée donne sur un corridor de la Conciergerie, et que l'on avait coupé dans toute sa longueur par une cloison qui n'atteignait pas à la hauteur du plafond.
L'un des compartiments était la chambre des hommes de garde.
L'autre était celle de la reine.
Une fenêtre grillée de barreaux épais éclairait chacune de ces deux cellules.
Un paravent, substitué à une porte, isolait la reine de ses gardiens, et fermait l'ouverture du milieu.
La totalité de cette chambre était carrelée de briques sur champ.
Enfin les murs avaient été décorés autrefois d'un cadre de bois doré d'où pendaient encore des lambeaux de papier fleurdelisé.
Un lit dressé en face de la fenêtre, une chaise placée près du jour, tel était l'ameublement de la prison royale.
En y entrant, la reine demanda qu'on lui apportât ses livres et son ouvrage.
On lui apporta les Révolutions d'Angleterre, qu'elle avait commencées au Temple, le Voyage du jeune Anarcharsis, et sa tapisserie.
De leur côté, les gendarmes s'établirent dans la cellule voisine. L'histoire a conservé leurs noms, comme elle fait des êtres les plus infimes que la fatalité associe aux grandes catastrophes, et qui voient refléter sur eux un fragment de cette lumière que jette la foudre en brisant, soit les trônes des rois, soit les rois eux-mêmes.
Ils s'appelaient Duchesne et Gilbert.
La Commune avait désigné ces deux hommes, qu'elle connaissait pour bons patriotes, et ils devaient rester à poste fixe dans leur cellule jusqu'au jugement de Marie-Antoinette: on espérait éviter par ce moyen les irrégularités presque inévitables d'un service qui change plusieurs fois le jour, et l'on conférait une responsabilité terrible aux gardiens.
La reine fut, dès ce jour même, par la conversation de ces deux hommes, dont toutes les paroles arrivaient jusqu'à elles, lorsque aucun motif ne les forçait à baisser la voix, la reine, disons-nous, fut instruite de cette mesure; elle en ressentit à la fois de la joie et de l'inquiétude; car, si, d'un côté, elle se disait que ces hommes devaient être bien sûrs, puisqu'on les avait choisis entre tant d'hommes, d'un autre côté, elle réfléchissait que ses amis trouveraient bien plus d'occasions de corrompre deux gardiens connus et à poste fixe que cent inconnus désignés par le hasard et passant auprès d'elle à l'improviste et pour un seul jour.
La première nuit, avant de se coucher, un des deux gendarmes avait fumé selon son habitude; la vapeur du tabac glissa par les ouvertures de la cloison et vint assiéger la malheureuse reine, dont l'infortune avait irrité toutes les délicatesses au lieu de les émousser.
Bientôt elle se sentit prise de vapeurs et de nausées: sa tête s'embarrassa des pesanteurs de l'asphyxie; mais, fidèle à son système d'indomptable fierté, elle ne se plaignit point.
Tandis qu'elle veillait de cette veille douloureuse et que rien ne troublait le silence de la nuit, elle crut entendre comme un gémissement qui venait du dehors; ce gémissement était lugubre et prolongé, c'était quelque chose de sinistre et de perçant comme les bruits du vent dans les corridors déserts, quand la tempête emprunte une voix humaine pour donner la vie aux passions des éléments.
Bientôt elle reconnut que ce bruit qui l'avait fait tressaillir d'abord, que ce cri douloureux et persévérant était la plainte lugubre d'un chien hurlant sur le quai. Elle pensa aussitôt à son pauvre Black, auquel elle n'avait pas songé au moment où elle avait été enlevée du Temple, et dont elle crut reconnaître la voix. En effet, le pauvre animal, qui, par trop de vigilance, avait perdu sa maîtresse, était descendu invisible derrière elle, avait suivi sa voiture jusqu'aux grilles de la Conciergerie, et ne s'en était éloigné que parce qu'il avait failli être coupé en deux par la double lame de fer qui s'était refermée derrière elle.
Mais bientôt le pauvre animal était revenu, et, comprenant que sa maîtresse était renfermée dans ce grand tombeau de pierre, il l'appelait en hurlant, et attendait, à dix pas de la sentinelle, la caresse d'une réponse.
La reine répondit par un soupir qui fit dresser l'oreille à ses gardiens.
Mais, comme ce soupir fut le seul, et qu'aucun bruit ne lui succéda dans la chambre de Marie-Antoinette, ses gardiens se rassurèrent bientôt et retombèrent dans leur assoupissement.
Le lendemain, au point du jour, la reine était levée et habillée. Assise près de la fenêtre grillée, dont le jour, tamisé par les barreaux, descendait bleuâtre sur ses mains amaigries, elle lisait en apparence, mais sa pensée était bien loin du livre.
Le gendarme Gilbert entr'ouvrit le paravent et la regarda en silence. Marie-Antoinette entendit le cri du meuble qui se repliait sur lui-même en frôlant le parquet, mais elle ne leva point la tête.
Elle était placée de manière à ce que les gendarmes pussent voir sa tête entièrement baignée de cette lumière matinale.
Le gendarme Gilbert fit signe à son camarade de venir regarder avec lui par l'ouverture.
Duchesne se rapprocha.
—Vois donc, dit Gilbert à voix basse, comme elle est pâle; c'est effrayant! Ses yeux bordés de rouge annoncent qu'elle souffre; on dirait qu'elle a pleuré.
—Tu sais bien, dit Duchesne, que la veuve Capet ne pleure jamais; elle est trop fière pour cela.
—Alors, c'est qu'elle est malade, dit Gilbert. Puis, haussant la voix:
—Dis donc, citoyenne Capet, demanda-t-il, est-ce que tu es malade?
La reine leva lentement les yeux, et son regard se fixa clair et interrogateur sur ces deux hommes.
—Est-ce que c'est à moi que vous parlez, messieurs? demanda-t-elle d'une voix pleine de douceur, car elle avait cru remarquer une nuance d'intérêt dans l'accent de celui qui lui avait adressé la parole.
—Oui, citoyenne, c'est à toi, reprit Gilbert, et nous te demandons si tu es malade.
—Pourquoi cela?
—Parce que tu as les yeux bien rouges.
—Et que tu es bien pâle en même temps, ajouta Duchesne.
—Merci, messieurs. Non, je ne suis point malade; seulement, j'ai beaucoup souffert cette nuit.
—Ah! oui, tes chagrins.
—Non, messieurs, mes chagrins étant toujours les mêmes, et la religion m'ayant appris à les mettre aux pieds de la croix, mes chagrins ne me rendent pas plus souffrante un jour que l'autre; non, je suis malade parce que je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit.
—Ah! la nouveauté du logement, le changement de lit, dit Duchesne.
—Et puis le logement n'est pas beau, ajouta Gilbert.
—Ce n'est pas non plus cela, messieurs, dit la reine en secouant la tête. Laide ou belle, ma demeure m'est indifférente.
—Qu'est-ce donc, alors?
—Ce que c'est?
—Oui.
—Je vous demande pardon de vous le dire; mais j'ai été fort incommodée de cette odeur de tabac que monsieur exhale encore en ce moment.
En effet, Gilbert fumait, ce qui, au reste, était sa plus habituelle occupation.
—Ah! mon Dieu! s'écria-t-il tout troublé de la douceur avec laquelle la reine lui parlait. C'est cela! que ne le disais-tu, citoyenne?
—Parce que je ne me suis pas cru le droit de vous gêner dans vos habitudes, monsieur.
—Ah bien, tu ne seras plus incommodée, par moi du moins, dit Gilbert en jetant sa pipe, qui alla se briser sur le carreau; car je ne fumerai plus.
Et il se retourna, emmenant son compagnon, et refermant le paravent.
—Possible qu'on lui coupe la tête, c'est l'affaire de la nation, cela; mais à quoi bon la faire souffrir, cette femme?
Nous sommes des soldats et non pas des bourreaux comme Simon.
—C'est un peu aristocrate, ce que tu fais là, compagnon, dit Duchesne en secouant la tête.
—Qu'appelles-tu aristocrate? Voyons, explique-moi un peu cela.
—J'appelle aristocrate tout ce qui vexe la nation et qui fait plaisir à ses ennemis.
—Ainsi, selon toi, dit Gilbert, je vexe la nation parce que je ne continue pas d'enfumer la veuve Capet? Allons donc! vois-tu, moi, continua le brave homme, je me rappelle mon serment à la patrie et la consigne de mon brigadier, voilà tout. Or, ma consigne, je la sais par cœur: «Ne pas laisser évader la prisonnière, ne laisser pénétrer personne auprès d'elle, écarter toute correspondance qu'elle voudrait nouer ou entretenir et mourir à mon poste.» Voilà ce que j'ai promis et je le tiendrai. Vive la nation!
—Ce que je t'en dis, reprit Duchesne, n'est pas que je t'en veuille, au contraire; mais cela me ferait de la peine que tu te compromisses.
—Chut! voilà quelqu'un. La reine n'avait pas perdu un mot de cette conversation, quoiqu'elle eût été faite à voix basse. La captivité double l'acuité des sens. Le bruit qui avait attiré l'attention des deux gardiens était celui de plusieurs personnes qui s'approchaient de la porte. Elle s'ouvrit. Deux municipaux entrèrent suivis du concierge et de quelques guichetiers.
—Eh bien, demandèrent-ils, la prisonnière?
—Elle est là, répondirent les deux gendarmes.
—Comment est-elle logée?
—Voyez. Et Gilbert alla heurter au paravent.
—Que voulez-vous? demanda la reine.
—C'est la visite de la Commune, citoyenne Capet.
«Cet homme est bon, pensa Marie-Antoinette, et si mes amis le veulent bien...»
—C'est bon, c'est bon, dirent les municipaux en écartant Gilbert et en entrant chez la reine; il n'est pas besoin de tant de façons.
La reine ne leva point la tête, et l'on eût pu croire, à son impassibilité, qu'elle n'avait ni vu ni entendu ce qui venait de se passer, et qu'elle se croyait toujours seule.
Les délégués de la Commune observèrent curieusement tous les détails de la chambre, sondèrent les boiseries, le lit, les barreaux de la fenêtre qui donnait sur la cour des femmes, et, après avoir recommandé la plus minutieuse vigilance aux gendarmes, sortirent sans avoir adressé la parole à Marie-Antoinette et sans que celle-ci eût paru s'apercevoir de leur présence.
XXXV
La salle des Pas-Perdus
Vers la fin de cette même journée où nous avons vu les municipaux visiter avec un soin si minutieux la prison de la reine, un homme, vêtu d'une carmagnole grise, la tête couverte d'épais cheveux noirs, et, par-dessus ces cheveux noirs, d'un de ces bonnets à poil qui distinguaient alors parmi le peuple les patriotes exagérés, se promenait dans la grande salle si philosophiquement appelée la salle des Pas-Perdus, et semblait fort attentif à regarder les allants et les venants qui forment la population ordinaire de cette salle, population fort augmentée à cette époque, où les procès avaient acquis une importance majeure et où l'on ne plaidait plus guère que pour disputer sa tête aux bourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville, leur infatigable pourvoyeur.
C'était une attitude de fort bon goût que celle qu'avait prise l'homme dont nous venons d'esquisser le portrait. La société, à cette époque, était divisée en deux classes, les moutons et les loups; les uns devaient naturellement faire peur aux autres, puisque la moitié de la société dévorait l'autre moitié.
Notre farouche promeneur était de petite taille; il brandissait d'une main noire et sale un de ces gourdins qu'on appelait constitution; il est vrai que la main qui faisait voltiger cette arme terrible eût paru bien petite à quiconque se fût amusé à jouer vis-à-vis de l'étrange personnage le rôle d'inquisiteur qu'il s'était arrogé à l'égard des autres; mais personne n'eût osé contrôler, en quelque chose que ce fût, un homme d'un aspect aussi terrible.
En effet, ainsi posé, l'homme au gourdin causait une grave inquiétude à certains groupes de scribes à cahutes qui dissertaient sur la chose publique, laquelle, à cette époque, commençait à aller de mal en pis, ou de mieux en mieux, selon qu'on examinera la question au point de vue conservateur ou révolutionnaire. Ces braves gens examinaient du coin de l'œil sa longue barbe noire, son œil verdâtre enchâssé dans des sourcils touffus comme des brosses, et frémissaient à chaque fois que la promenade du terrible patriote, promenade qui comprenait la salle des Pas-Perdus dans toute sa longueur, le rapprochait d'eux.
Cette terreur leur était surtout venue de ce que, chaque fois qu'ils s'étaient avisés de s'approcher de lui ou même de le regarder trop attentivement, l'homme au gourdin avait fait retentir sur les dalles son arme pesante, qui arrachait aux pierres sur lesquelles elle retombait un son tantôt mat et sourd, tantôt éclatant et sonore. Mais ce n'étaient pas seulement les braves gens à cahutes dont nous avons parlé, et qu'on désigne généralement sous le nom de rats du Palais, qui éprouvaient cette formidable impression: c'étaient encore les différents individus qui entraient dans la salle des Pas-Perdus par sa large porte ou par quelqu'un de ses étroits vomitoires, et qui passaient avec précipitation en apercevant l'homme au gourdin, lequel continuait à faire obstinément son trajet d'un bout à l'autre de la salle, trouvant à chaque moment un prétexte de faire résonner son gourdin sur les dalles.
Si les écrivains eussent été moins effrayés et les promeneurs plus clairvoyants, ils eussent sans doute découvert que notre patriote, capricieux comme toutes les natures excentriques ou extrêmes, semblait avoir des préférences pour certaines dalles, celles, par exemple, qui, situées à peu de distance du mur de droite, et au milieu de la salle, à peu près, rendaient les sons les plus purs et les plus bruyants.
Il finit même par concentrer sa colère sur quelques dalles seulement, et c'était surtout sur les dalles du centre. Un instant même, il s'oublia jusqu'à s'arrêter pour mesurer de l'œil quelque chose comme une distance.
Il est vrai que cette absence dura peu, et qu'il reprit aussitôt la farouche expression de son regard, qu'un éclair de joie avait remplacée.
Presque au même instant, un autre patriote,—à cette époque chacun avait son opinion écrite sur son front, ou plutôt sur ses habits;—presque au même instant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de la galerie, et, sans paraître partager le moins du monde l'impression générale de terreur qu'inspirait le premier occupant, venait croiser sa promenade d'un pas à peu près égal au sien; de sorte qu'à moitié de la salle, ils se rencontrèrent.
Le nouveau venu avait, comme l'autre, un bonnet à poil, une carmagnole grise, des mains sales et un gourdin; il avait, en outre, de plus que l'autre, un grand sabre qui lui battait les mollets; mais, ce qui faisait surtout le second plus à craindre que le premier, c'est qu'autant le premier avait l'air terrible, autant le second avait l'air faux, haineux et bas.
Aussi, quoique ces deux hommes parussent appartenir à la même cause et partager la même opinion, les assistants risquèrent-ils un œil pour voir ce qui résulterait, non pas de leur rencontre, car ils ne marchaient pas précisément sur la même ligne, mais de leur rapprochement. Au premier tour, leur attente fut déçue: les deux patriotes se contentèrent d'échanger un regard, et même ce regard fit légèrement pâlir le plus petit des deux; seulement, au mouvement involontaire de ses lèvres, il était visible que cette pâleur était occasionnée, non point par un sentiment de crainte, mais de dégoût.
Et cependant, au second tour, comme si le patriote eût fait un violent effort, sa figure, si rébarbative jusque-là, s'éclaircit; quelque chose comme un sourire qui essayait d'être gracieux passa sur ses lèvres, et il appuya légèrement sa promenade à gauche, dans le but évident d'arrêter le second patriote dans la sienne.
À peu près au centre, ils se joignirent.
—Eh pardieu! c'est le citoyen Simon! dit le premier patriote.
—Lui-même! Mais que lui veux-tu, au citoyen Simon? et qui es-tu, d'abord?
—Fais donc semblant de ne me pas reconnaître!
—Je ne te reconnais pas du tout, par une excellente raison, c'est que je ne t'ai jamais vu.
—Allons donc! tu ne reconnaîtrais pas celui qui a eu l'honneur de porter la tête de la Lamballe?
Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur, s'élancèrent brûlants de la bouche du patriote à carmagnole. Simon tressaillit.
—Toi? fit-il; toi?
—Eh bien, cela t'étonne? Ah! citoyen, je te croyais plus connaisseur en ami, en fidèles!... Tu me fais de la peine.
—C'est fort bien, ce que tu as fait, dit Simon; mais je ne te connaissais pas.
—Il y a plus d'avantage à garder le petit Capet, on est plus en vue; car, moi, je te connais, et je t'estime.
—Ah! merci.
—Il n'y a pas de quoi.... Donc, tu te promènes?
—Oui, j'attends quelqu'un.... Et toi?
—Moi aussi.
—Comment donc t'appelles-tu? Je parlerai de toi au club.
—Je m'appelle Théodore.
—Et puis?
—Et puis, c'est tout; ça ne te suffit pas?
—Oh! parfaitement.... Qui attends-tu, citoyen Théodore?
—Un ami auquel je veux faire une bonne petite dénonciation.
—En vérité! Conte-moi cela.
—Une couvée d'aristocrates.
—Qui s'appellent?
—Non, vrai, je ne peux dire cela qu'à mon ami.
—Tu as tort; car voici le mien qui s'avance vers nous, et il me semble que celui-là connaît assez la procédure pour arranger tout de suite ton affaire, hein?
—Fouquier-Tinville! s'écria le premier patriote.
—Rien que cela, cher ami.
—Eh bien, c'est bon.
—Eh! oui, c'est bon.... Bonjour, citoyen Fouquier. Fouquier-Tinville, pâle, calme, ouvrant, selon son habitude, des yeux noirs enfoncés sous d'épais sourcils, venait de déboucher d'une porte latérale de la salle, son registre à la main, ses liasses sous le bras.
—Bonjour, Simon, dit-il; quoi de nouveau?
—Beaucoup de choses. D'abord, une dénonciation du citoyen Théodore, qui a porté la tête de la Lamballe. Je te le présente.
Fouquier attacha son regard intelligent sur le patriote, que cet examen troubla, malgré la tension courageuse de ses nerfs.
—Théodore, dit-il. Qui est ce Théodore?
—Moi, dit l'homme à la carmagnole.
—Tu as porté la tête de la Lamballe, toi? fit l'accusateur public avec une expression très prononcée de doute.
—Moi, rue Saint-Antoine.
—Mais j'en connais un qui s'en vante, dit Fouquier.
—Moi, j'en connais dix, reprit courageusement le citoyen Théodore; mais enfin, comme ceux-là demandent quelque chose, et que, moi, je ne demande rien, j'espère avoir la préférence.
Ce trait fit rire Simon et dérida Fouquier.
—Tu as raison, dit-il, et, si tu ne l'as pas fait, tu aurais dû le faire. Laisse-nous, je te prie; Simon a quelque chose à me dire.
Théodore s'éloigna, fort peu blessé de la franchise du citoyen accusateur public.
—Un moment, cria Simon, ne le renvoie pas comme cela; entends d'abord la dénonciation qu'il nous apporte.
—Ah! fit d'un air distrait Fouquier-Tinville, une dénonciation?
—Oui, une couvée, ajouta Simon.
—À la bonne heure, parle; de quoi s'agit-il?
—Oh! presque rien: le citoyen Maison-Rouge et quelques amis.
Fouquier fit un bond en arrière, Simon leva les bras au ciel.
—En vérité? dirent-ils tous deux ensemble.
—Pure vérité; voulez-vous les prendre?
—Tout de suite; où sont-ils?
—J'ai rencontré le Maison-Rouge rue de la Grande-Truanderie.
—Tu te trompes, il n'est pas à Paris, répliqua Fouquier.
—Je l'ai vu, te dis-je.
—Impossible. On a mis cent hommes à sa poursuite; ce n'est pas lui qui se montrerait dans les rues.
—Lui, lui, lui, fit le patriote, un grand brun, fort comme trois forts, et barbu comme un ours. Fouquier haussa les épaules avec dédain.
—Encore une sottise, dit-il; Maison-Rouge est petit, maigre, et n'a pas un poil de barbe. Le patriote laissa retomber ses bras d'un air consterné.
—N'importe, la bonne intention est réputée pour le fait. Eh bien, Simon, à nous deux; hâte-toi, l'on m'attend au greffe, voici l'heure des charrettes.
—Eh bien, rien de nouveau; l'enfant va bien.
Le patriote tournait le dos de façon à ne pas paraître indiscret, mais de façon à entendre.
—Je m'en vais si je vous gêne, dit-il.
—Adieu, dit Simon.
—Bonjour, fit Fouquier.
—Dis à ton ami que tu t'es trompé, ajouta Simon.
—Bien, je l'attends. Et Théodore s'écarta un peu et s'appuya sur son gourdin.
—Ah! le petit va bien, dit alors Fouquier; mais le moral?
—Je le pétris à volonté.
—Il parle donc?
—Quand je veux.
—Tu crois qu'il pourrait témoigner dans le procès d'Antoinette?
—Je ne le crois pas, j'en suis sûr. Théodore s'adossa au pilier, l'œil tourné vers les portes; mais cet œil était vague, tandis que les oreilles du citoyen venaient d'apparaître nues et dressées sous le vaste bonnet à poil. Peut-être ne voyait-il rien; mais, à coup sûr, il entendait quelque chose.
—Réfléchis bien, dit Fouquier, ne fais pas faire à la commission ce qu'on appelle un pas de clerc. Tu es sûr que Capet parlera?
—Il dira tout ce que je voudrai.
—Il t'a dit, à toi, ce que nous allons lui demander?
—Il me l'a dit.
—C'est important, citoyen Simon, ce que tu promets là. Cet aveu de l'enfant est mortel pour la mère.
—J'y compte, pardieu!
—On n'aura pas encore vu pareille chose, depuis les confidences que Néron faisait à Narcisse, murmura Fouquier d'une voix sombre. Encore une fois, réfléchis, Simon.
—On dirait, citoyen, que tu me prends pour une brute; tu me répètes toujours la même chose. Voyons, écoute cette comparaison; quand je mets un cuir dans l'eau, devient-il souple?
—Mais... je ne sais pas, répliqua Fouquier.
—Il devient souple. Eh bien, le petit Capet devient en mes mains aussi souple que le cuir le plus mou. J'ai mes procédés pour cela.
—Soit, balbutia Fouquier. Voilà tout ce que tu voulais dire?
—Tout.... J'oubliais: voici une dénonciation.
—Toujours! tu veux donc me surcharger de besogne?
—Il faut servir la patrie. Et Simon présenta un morceau de papier aussi noir que l'un de ces cuirs dont il parlait tout à l'heure mais moins souple assurément. Fouquier le prit et le lut.
—Encore ton citoyen Lorin; tu hais donc bien cet homme?
—Je le trouve toujours en hostilité avec la loi. Il a dit: «Adieu madame», à une femme qui le saluait d'une fenêtre, hier au soir.... Demain, j'espère te donner quelques mots sur un autre suspect: ce Maurice, qui était municipal au Temple lors de l'œillet rouge.
—Précise! précise! dit Fouquier en souriant à Simon.
Il lui tendit la main, et tourna le dos avec un empressement qui témoignait peu en faveur du cordonnier.
—Que diable veux-tu que je précise? On en a guillotiné qui en avaient fait moins.
—Eh! patience, répondit Fouquier avec tranquillité; on ne peut pas tout faire à la fois.
Et il rentra d'un pas rapide sous les guichets. Simon chercha des yeux son citoyen Théodore, pour se consoler avec lui. Il ne le vit plus dans la salle.
Il franchissait à peine la grille de l'ouest, que Théodore reparut à l'angle d'une cahute d'écrivain. L'habitant de la cahute l'accompagnait.
—À quelle heure ferme-t-on les grilles? dit Théodore à cet homme.
—À cinq heures.
—Et ensuite, que se fait-il ici?
—Rien; la salle est vide jusqu'au lendemain.
—Pas de rondes, pas de visites?
—Non, monsieur, nos baraques ferment à clef.
Ce mot de monsieur fit froncer le sourcil à Théodore, qui regarda aussitôt avec défiance autour de lui.
—La pince et les pistolets sont dans la baraque? dit-il.
—Oui, sous le tapis.
—Retourne chez nous... À propos, montre-moi encore la chambre de ce tribunal dont la fenêtre n'est pas grillée, et qui donne sur une cour près la place Dauphine.
—À gauche entre les piliers, sous la lanterne.
—Bien. Va-t'en et tiens les chevaux à l'endroit désigné!
—Oh! bonne chance, monsieur, bonne chance!... Comptez sur moi!
—Voici le bon moment... personne ne regarde... ouvre ta baraque.
—C'est fait, monsieur; je prierai pour vous!
—Ce n'est pas pour moi qu'il faut prier! Adieu. Et le citoyen Théodore, après un éloquent regard, se glissa si adroitement sous le petit toit de la baraque, qu'il disparut comme eût fait l'ombre de l'écrivain qui fermait la porte. Ce digne scribe retira sa clef de la serrure, prit des papiers sous son bras, et sortit de la vaste salle avec les rares employés que le coup de cinq heures faisait sortir des greffes comme une arrière-garde d'abeilles attardées.
XXXVI
Le citoyen Théodore
La nuit avait enveloppé de son grand voile grisâtre cette salle immense dont les malheureux échos ont pour tâche de répéter l'aigre parole des avocats et les paroles suppliantes des plaideurs.
De loin en loin, au milieu de l'obscurité, droite et immobile, une colonne blanche semblait veiller au milieu de la salle comme un fantôme protecteur de ce lieu sacré.
Le seul bruit qui se fît entendre dans cette obscurité était le grignotement et le galop quadruple des rats qui rongeaient les paperasses renfermées dans les cahutes des écrivains après avoir commencé par en ronger le bois.
On entendait bien parfois aussi le bruit d'une voiture pénétrant jusqu'à ce sanctuaire de Thémis, comme dirait un académicien, et de vagues cliquetis de clefs qui semblaient sortir de dessous terre; mais tout cela bruissait dans le lointain, et rien ne fait ressortir comme un bruit éloigné l'opacité du silence, de même que rien ne fait ressortir l'obscurité comme l'apparition d'une lumière lointaine.
Certes, il eût été saisi d'une vertigineuse terreur, celui qui, à cette heure, se fût hasardé dans la vaste salle du Palais, dont les murs étaient encore à l'extérieur rouges du sang des victimes de Septembre, dont les escaliers avaient vu, le jour même, passer vingt-cinq condamnés à mort, et dont une épaisseur de quelques pieds seulement séparait les dalles des cachots de la Conciergerie peuplés de squelettes blanchis.
Cependant, au milieu de cette nuit effrayante, au milieu de ce silence presque solennel, un faible grincement se fit entendre: la porte d'une cahute d'écrivain roula sur ses gonds criards, et une ombre, plus noire que l'ombre de la nuit, se glissa avec précaution hors de la baraque.
Alors ce patriote enragé, qu'on appelait tout bas monsieur, et qui prétendait bien haut se nommer Théodore, frôla d'un pas léger les dalles raboteuses.
Il tenait à la main droite une lourde pince de fer, et, de la gauche, il assurait dans sa ceinture un pistolet à deux coups.
—J'ai compté douze dalles à partir de l'échoppe, murmura-t-il; voyons, voici l'extrémité de la première.
Et, tout en calculant, il tâtait de la pointe du pied cette fente que le temps rend plus sensible entre chaque jointure de pierre.
—Voyons, murmura-t-il en s'arrêtant, ai-je bien pris mes mesures? serai-je assez fort, et elle, aura-t-elle assez de courage? Oh! oui, car son courage m'est assez connu. Oh! mon Dieu! quand je prendrai sa main, quand je lui dirai: «Madame, vous êtes sauvée!...»
Il s'arrêta comme écrasé sous le poids d'une pareille espérance.
—Oh! reprit-il, projet téméraire, insensé! diront les autres en s'enfonçant sous leurs couvertures, ou en se contentant d'aller rôder vêtus en laquais autour de la Conciergerie; mais c'est qu'ils n'ont pas ce que j'ai pour oser, c'est que je veux sauver non seulement la reine, mais encore et surtout la femme.
«Allons, à l'œuvre, et récapitulons.
«Lever la dalle, ce n'est rien; la laisser ouverte, là est le danger, car une ronde peut venir.... Mais jamais il ne vient de rondes. On n'a pas de soupçons, car je n'ai pas de complices, et puis que faut-il de temps à une ardeur comme la mienne pour franchir le couloir sombre? En trois minutes je suis sous sa chambre; en cinq autres minutes, je lève la pierre qui sert de foyer à la cheminée; elle m'entendra travailler, mais elle a tant de fermeté, qu'elle ne s'effrayera point! au contraire, elle comprendra que c'est un libérateur qui s'avance.... Elle est gardée par deux hommes; sans doute ces deux hommes accourront....
«Eh bien, après tout, deux hommes, dit le patriote avec un sombre sourire et regardant tour à tour l'arme qu'il avait à sa ceinture et celle qu'il tenait à sa main, deux hommes, c'est un double coup de ce pistolet, ou deux coups de cette barre de fer. Pauvres gens!... Oh! il en est mort bien d'autres, et qui n'étaient pas plus coupables.
«Allons!»
Et le citoyen Théodore appuya résolument sa pince entre la jointure des deux dalles.
Au même moment, une vive lumière glissa comme un sillon d'or sur les dalles, et un bruit répété par l'écho de la voûte fit tourner la tête au conspirateur, qui, d'un seul bond, revint se tapir dans l'échoppe.
Bientôt, des voix, affaiblies par l'éloignement, affaiblies par l'émotion que tous les hommes ressentent la nuit dans un vaste édifice, arrivèrent à l'oreille de Théodore.
Il se baissa, et, par une ouverture de l'échoppe, il aperçut d'abord un homme en costume militaire dont le grand sabre, résonnant sur les dalles, était un des bruits qui avaient attiré son attention; puis un homme en habit pistache, tenant une règle à la main et des rouleaux de papier sous le bras; puis un troisième, en grosse veste de ratine et en bonnet fourré; puis enfin un quatrième, en sabots et en carmagnole.
La grille des Merciers grinça sur ses gonds, sonores, et vint claquer sur la chaîne de fer destinée à la tenir ouverte le jour.
Les quatre hommes entrèrent.
—Une ronde, murmura Théodore. Dieu soit béni! dix minutes plus tard, j'étais perdu. Puis, avec une attention profonde, il s'appliqua à reconnaître les personnes qui composaient cette ronde.
Il en reconnut trois en effet. Celui qui marchait en tête, vêtu d'un costume de général, était Santerre; l'homme à la veste de ratine et au bonnet fourré était le concierge Richard; l'homme en sabots et en carmagnole était probablement le guichetier.
Mais il n'avait jamais vu l'homme à l'habit pistache, qui tenait une règle à la main et des papiers sous son bras.
Quel pouvait être cet homme, et que venaient faire à dix heures du soir, dans la salle des Pas-Perdus, le général de la Commune, le gardien de la Conciergerie, un guichetier et cet homme inconnu?
Le citoyen Théodore s'appuya sur un genou, tenant d'une main son pistolet tout armé, et, de l'autre, arrangeant son bonnet sur ses cheveux, que le mouvement précipité qu'il venait de faire avait beaucoup trop dérangés à leur base pour qu'ils fussent naturels.
Jusque-là, les quatre visiteurs nocturnes avaient gardé le silence, ou, du moins, les paroles qu'ils avaient prononcées n'étaient parvenues aux oreilles du conspirateur que comme un vain bruit.
Mais, à dix pas de la cachette, Santerre parla, et sa voix arriva distincte jusqu'au citoyen Théodore.
—Voyons, dit-il, nous voici dans la salle des Pas-Perdus. C'est à toi de nous guider maintenant, citoyen architecte, et de tâcher surtout que ta révélation ne soit pas une baliverne; car, vois-tu, la Révolution a fait justice de toutes ces bêtises là, et nous ne croyons pas plus aux souterrains qu'aux esprits. Qu'en dis-tu, citoyen Richard? ajouta Santerre en se tournant vers l'homme au bonnet fourré et à la veste de ratine.
—Je n'ai jamais dit qu'il n'y eût point de souterrain sous la Conciergerie, répondit celui-ci; et voici Gracchus, qui est guichetier depuis dix ans, qui, par conséquent, connaît la Conciergerie comme sa poche, et qui cependant ignore l'existence du souterrain dont parle le citoyen Giraud; cependant, comme le citoyen Giraud est architecte de la ville, il doit savoir ça mieux que nous, puisque c'est son état.
Théodore frissonna des pieds à la tête en entendant ces paroles.
—Heureusement, murmura-t-il, la salle est grande, et, avant de trouver ce qu'ils cherchent, ils chercheront deux jours au moins.
Mais l'architecte ouvrit son grand rouleau de papier, mit ses lunettes et s'agenouilla devant un plan qu'il examina aux tremblotantes clartés de la lanterne que tenait Gracchus.
—J'ai peur, dit Santerre en goguenardant, que le citoyen Giraud n'ait rêvé.
—Tu vas voir, citoyen général, dit l'architecte, tu vas voir si je suis un rêveur; attends, attends.
—Tu vois, nous attendons, dit Santerre.
—Bien, dit l'architecte. Puis calculant:
—Douze et quatre font seize, dit-il, et huit vingt-quatre, qui, divisés par six, donnent quatre; après quoi, il nous reste une demie; c'est cela, je tiens mon endroit, et, si je me trompe d'un pied, dites que je suis un ignare.
L'architecte prononça ces paroles avec une assurance qui glaça de terreur le citoyen Théodore. Santerre regardait le plan avec une sorte de respect; on voyait qu'il admirait d'autant plus qu'il ne comprenait rien.
—Suivez bien ce que je vais dire.
—Où cela? demanda Santerre.
—Sur cette carte que j'ai dressée, pardieu! Y êtes-vous? À treize pieds du mur, une dalle mobile, je l'ai marquée A. La voyez-vous?
—Certainement je vois un A, dit Santerre. Est-ce que tu crois que je ne sais pas lire?
—Sous cette dalle est un escalier, continua l'architecte; voyez, je l'ai marqué B.
—B, répéta Santerre. Je vois le B, mais je ne vois pas l'escalier. Et le général se mit à rire bruyamment de la facétie.
—Une fois la dalle levée, une fois le pied sur la dernière marche, reprit l'architecte, comptez cinquante pas de trois pieds et regardez en l'air, vous vous trouverez juste au greffe, où ce souterrain aboutit en passant sous le cachot de la reine.
—De la veuve Capet, tu veux dire, citoyen Giraud, riposta Santerre en fronçant le sourcil.
—Eh! oui, de la veuve Capet.
—C'est que tu avais dit de la reine.
—Vieille habitude.
—Et vous dites donc qu'on se trouvera sous le greffe? demanda Richard.
—Non seulement sous le greffe, mais je vous dirai dans quelle partie du greffe on se trouvera: sous le poêle.
—Tiens, c'est curieux, dit Gracchus; en effet, chaque fois que je laisse tomber une bûche en cet endroit-là, la pierre résonne.
—En vérité, si nous trouvons ce que tu dis là, citoyen architecte, j'avouerai que la géométrie est une belle chose.
—Eh bien, avoue, citoyen Santerre, car je vais te conduire à l'endroit désigné par la lettre A. Le citoyen Théodore s'enfonçait les ongles dans la chair.
—Quand j'aurai vu, quand j'aurai vu, dit Santerre; je suis comme saint Thomas, moi.
—Ah! tu dis saint Thomas?
—Ma foi, oui, comme tu as dit la reine, par habitude; mais on ne m'accusera pas de conspirer pour saint Thomas.
—Ni moi pour la reine.
Et, sur cette réponse, l'architecte prit délicatement sa règle, compta les toises, et, une fois arrêté, après qu'il parut avoir bien calculé toutes ses distances, il frappa sur une dalle.
Cette dalle était précisément la même qu'avait frappée le citoyen Théodore, dans sa furieuse colère.
—C'est ici, citoyen général, dit l'architecte.
—Tu crois, citoyen Giraud? Le patriote de l'échoppe s'oublia jusqu'à frapper violemment sa cuisse de son poing fermé, en poussant un sourd rugissement.
—J'en suis sûr, reprit Giraud; et votre expertise, combinée avec mon rapport, prouvera à la Convention que je ne me trompais pas. Oui, citoyen général, continua l'architecte avec emphase, cette dalle ouvre sur un souterrain qui aboutit au greffe, en passant sous le cachot de la veuve Capet. Levons cette dalle, descendez dans le souterrain avec moi, et je vous prouverai que deux hommes, qu'un seul même, pouvait en une nuit l'enlever, sans que personne s'en doutât.
Un murmure de frayeur et d'admiration arraché par les paroles de l'architecte parcourut tout le groupe, et vint mourir à l'oreille du citoyen Théodore, qui semblait changé en statue.
—Voilà le danger que nous courions, reprit Giraud. Eh bien, maintenant, avec une grille que je place dans le couloir souterrain, et qui le coupe par la moitié, avant qu'il arrive au cachot de la veuve Capet, je sauve la patrie.
—Oh! fit Santerre, citoyen Giraud, tu as eu là une idée sublime.
—Que l'enfer te confonde, triple sot! grommela le patriote avec un redoublement de fureur.
—Maintenant, lève la dalle, dit l'architecte au citoyen Gracchus, qui, outre sa lanterne, portait encore une pince. Le citoyen Gracchus se mit à l'œuvre, et au bout d'un instant la dalle fut levée.
Alors le souterrain apparut béant, avec l'escalier qui se perdait dans ses profondeurs, et une bouffée d'air moisi s'en échappa, épaisse comme une vapeur.
—Encore une tentative avortée! murmura le citoyen Théodore. Oh! le ciel ne veut donc pas qu'elle en échappe, et sa cause est donc une cause maudite!
XXXVII
Le citoyen Gracchus
Un instant le groupe des trois hommes resta immobile à l'orifice du souterrain, pendant que le guichetier plongeait dans l'ouverture sa lanterne, qui ne pouvait en éclairer les profondeurs.
L'architecte triomphant dominait ses trois compagnons de toute la hauteur de son génie.
—Eh bien? dit-il au bout d'un instant.
—Ma foi, oui! répondit Santerre, voilà bien le souterrain, c'est incontestable. Seulement, reste à savoir où il conduit.
—Oui, répéta Richard, reste à savoir cela.
—Eh bien, descends, citoyen Richard, et tu verras toi-même si j'ai dit la vérité.
—Il y a quelque chose de mieux à faire que d'entrer par là, dit le concierge. Nous allons retourner avec toi et le général à la Conciergerie. Là, tu lèveras la dalle du poêle, et nous verrons.
—Très bien! dit Santerre. Allons!
—Mais prends garde, reprit l'architecte, la dalle demeurée ouverte peut donner ici des idées à quelqu'un.
—Qui diable veux-tu qui vienne ici à cette heure? dit Santerre.
—D'ailleurs, reprit Richard, cette salle est déserte, et, en y laissant Gracchus, cela suffira. Reste ici, citoyen Gracchus, et nous viendrons te rejoindre par l'autre côté du souterrain.
—Soit, dit Gracchus.
—Es-tu armé? demanda Santerre.
—J'ai mon sabre et cette pince, citoyen général.
—À merveille! fais bonne garde. Dans dix minutes, nous sommes à toi.
Et tous trois, après avoir fermé la grille, s'en allèrent par la galerie des Merciers retrouver l'entrée particulière de la Conciergerie.
Le guichetier les avait regardés s'éloigner; il les avait suivis des yeux tant qu'il avait pu les voir; il les avait écoutés tant qu'il avait pu les entendre; puis, enfin, tout étant rentré dans la solitude, il posa sa lanterne à terre, s'assit les jambes pendantes dans les profondeurs du souterrain et se mit à rêver.
Les guichetiers rêvent aussi parfois; seulement, en général, on ne se donne pas la peine de chercher ce à quoi ils rêvent.
Tout à coup, et comme il était au plus profond de sa rêverie, il sentit une main s'appesantir sur son épaule.
Il se retourna, vit une figure inconnue et voulut crier; mais à l'instant même un pistolet s'appuya glacé sur son front.
Sa voix s'arrêta dans sa gorge, ses bras retombèrent inertes, ses yeux prirent l'expression la plus suppliante qu'ils purent trouver.
—Pas un mot, dit le nouveau venu, ou tu es mort.
—Que voulez-vous, monsieur? balbutia le guichetier.
Même en 93, il y avait, comme on le voit, des moments où l'on ne se tutoyait pas et où l'on oubliait de s'appeler citoyen.
—Je veux, répondit le citoyen Théodore, que tu me laisses entrer là dedans.
—Pourquoi faire?
—Que t'importe? Le guichetier regarda avec le plus profond étonnement celui qui lui faisait cette demande. Cependant, au fond de ce regard, son interlocuteur crut remarquer un éclair d'intelligence. Il abaissa son arme.
—Refuserais-tu de faire ta fortune?
—Je ne sais pas; personne ne m'a jamais fait de proposition à ce sujet.
—Eh bien, je commencerai, moi.
—Vous m'offrez de faire ma fortune, à moi?
—Oui.
—Qu'entendez-vous par une fortune?
—Cinquante mille livres en or, par exemple: l'argent est rare, et cinquante mille livres en or aujourd'hui valent un million. Eh bien, je t'offre cinquante mille livres.
—Pour vous laisser entrer là dedans?
—Oui; mais à la condition que tu y viendras avec moi et que tu m'aideras dans ce que j'y veux faire.
—Mais qu'y ferez-vous? Dans cinq minutes, ce souterrain sera rempli de soldats qui vous arrêteront.
Le citoyen Théodore fut frappé de la gravité de ces paroles.
—Peux-tu empêcher que ces soldats n'y descendent?
—Je n'ai aucun moyen; je n'en connais pas; j'en cherche inutilement.
Et l'on voyait que le guichetier réunissait toutes les perspicacités de son esprit pour trouver ce moyen, qui devait lui valoir cinquante mille livres.
—Mais demain, demanda le citoyen Théodore, pourrons-nous y entrer?
—Oui, sans doute; mais, d'ici à demain, on va poser dans ce souterrain une grille de fer qui prendra toute sa largeur, et, pour plus grande sûreté, il est convenu que cette grille sera pleine, solide, et n'aura point de porte.
—Alors il faut trouver autre chose, dit le citoyen Théodore.
—Oui, il faut trouver autre chose, dit le guichetier. Cherchons.
Comme on le voit par la façon collective dont s'exprimait le citoyen Gracchus, il y avait déjà alliance entre lui et le citoyen Théodore.
—Cela me regarde, dit Théodore. Que fais-tu à la Conciergerie?
—Je suis guichetier.
—C'est-à-dire?
—Que j'ouvre des portes et que j'en ferme.
—Tu y couches?
—Oui, monsieur.
—Tu y manges?
—Pas toujours. J'ai mes heures de récréation.
—Et alors?
—J'en profite.
—Pour quoi faire?
—Pour aller faire la cour à la maîtresse du cabaret du Puits-de-Noé, qui m'a promis de m'épouser quand je posséderais douze cents francs.
—Où est situé le cabaret du Puits-de-Noé?
—Près de la rue de la Vieille-Draperie.
—Fort bien.
—Chut, monsieur! Le patriote prêta l'oreille.
—Ah! ah! dit-il.
—Entendez-vous?
—Oui... des pas, des pas.
—Ils reviennent. Vous voyez bien que nous n'aurions pas eu le temps. Ce nous devenait de plus en plus concluant.
—C'est vrai. Tu es un brave garçon, citoyen, et tu me fais l'effet d'être prédestiné.
—À quoi?
—À être riche un jour.
—Dieu vous entende!
—Tu crois donc en Dieu?
—Quelquefois, par-ci par-là. Aujourd'hui, par exemple...
—Eh bien?
—J'y croirais volontiers.
—Crois-y donc, dit le citoyen Théodore en mettant dix louis dans la main du guichetier.
—Diable! dit celui-ci en regardant l'or à la lueur de sa lanterne. C'est donc sérieux?
—On ne peut plus sérieux.
—Que faut-il faire?
—Trouve-toi demain au Puits-de-Noé, je te dirai ce que je veux de toi. Comment t'appelles-tu?
—Gracchus.
—Eh bien, citoyen Gracchus, d'ici à demain, fais-toi chasser par le concierge Richard.
—Chasser! Et ma place?
—Comptes-tu rester guichetier avec cinquante mille francs à toi?
—Non; mais, étant guichetier et pauvre, je suis sûr de ne pas être guillotiné.
—Sûr?
—Ou à peu près; tandis qu'étant libre et riche...
—Tu cacheras ton argent et tu feras la cour à une tricoteuse, au lieu de la faire à la maîtresse du Puits-de-Noé.
—Eh bien, c'est dit.
—Demain, au cabaret.
—À quelle heure?
—À six heures du soir.
—Envolez-vous vite, les voilà.... Je dis envolez-vous, parce que je présume que vous êtes descendu à travers les voûtes.
—À demain, répéta Théodore en s'enfuyant.
En effet, il était temps; le bruit des pas et des voix se rapprochait. On voyait déjà dans le souterrain obscur briller la lueur des lumières qui s'approchaient.
Théodore courut à la porte que lui avait montrée l'écrivain dont il avait pris la cahute; il en fit sauter la serrure avec sa pince, gagna la fenêtre indiquée, l'ouvrit, se laissa glisser dans la rue, et se retrouva sur le pavé de la République.
Mais, avant d'avoir quitté la salle des Pas-Perdus, il put encore entendre le citoyen Gracchus interroger Richard, et celui-ci lui répondre:
—Le citoyen architecte avait parfaitement raison: le souterrain passe sous la chambre de la veuve Capet; c'était dangereux.
—Je le crois bien! dit Gracchus, lequel avait la conscience de dire une haute vérité. Santerre reparut à l'orifice de l'escalier.
—Et tes ouvriers, citoyen architecte? demanda-t-il à Giraud.
—Avant le jour, ils seront ici, et, séance tenante, la grille sera posée, répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs de la terre.
—Et tu auras sauvé la patrie! dit Santerre, moitié railleur, moitié sérieux.
—Tu ne crois pas dire si juste, citoyen général, murmura Gracchus.
XXXVIII
L'enfant royal
Cependant le procès de la reine avait commencé à s'instruire, comme on a pu le voir dans le chapitre précédent.
Déjà on laissait entrevoir que, par le sacrifice de cette tête illustre, la haine populaire, grondante depuis si longtemps, serait enfin assouvie.
Les moyens ne manquaient pas pour faire tomber cette tête, et cependant Fouquier-Tinville, l'accusateur mortel, avait résolu de ne pas négliger les nouveaux moyens d'accusation que Simon avait promis de mettre à sa disposition.
Le lendemain du jour où Simon et lui s'étaient rencontrés dans la salle des Pas-Perdus, le bruit des armes vint encore faire tressaillir, dans le Temple, les prisonniers qui avaient continué de l'habiter.
Ces prisonniers étaient Madame Élisabeth, madame Royale, et l'enfant qui, après avoir été appelé Majesté au berceau, n'était plus appelé que le petit Louis Capet.
Le général Hanriot, avec son panache tricolore, son gros cheval et son grand sabre, entra, suivi de plusieurs gardes nationaux, dans le donjon où languissait l'enfant royal.
À côté du général marchait un greffier de mauvaise mine, chargé d'une écritoire, d'un rouleau de papier, et s'escrimant avec une plume démesurément longue.
Derrière le scribe venait l'accusateur public. Nous avons vu, nous connaissons et nous retrouverons encore plus tard cet homme sec, jaune et froid, dont l'œil sanglant faisait frissonner le farouche Santerre lui-même dans son harnois de guerre.
Quelques gardes nationaux et un lieutenant les suivaient.
Simon, souriant d'un air faux et tenant d'une main son bonnet d'ourson et de l'autre son tire-pied, monta devant pour indiquer le chemin à la commission.
Ils arrivèrent à une chambre assez noire, spacieuse et nue, au fond de laquelle, assis sur son lit, se tenait le jeune Louis, dans un état d'immobilité parfaite.
Quand nous avons vu le pauvre enfant fuyant devant la brutale colère de Simon, il y avait encore en lui une espèce de vitalité réagissant contre les indignes traitements du cordonnier du Temple: il fuyait, il criait, il pleurait; donc, il avait peur; donc, il souffrait; donc, il espérait.
Aujourd'hui, crainte et espoir avaient disparu; sans doute la souffrance existait encore; mais, si elle existait, l'enfant martyr à qui l'on faisait, d'une façon si cruelle, payer les fautes de ses parents, l'enfant martyr la cachait au plus profond de son cœur et la voilait sous les apparences d'une complète insensibilité.
Il ne leva pas même la tête lorsque les commissaires marchèrent à lui.
Eux, sans autre préambule, prirent des sièges et s'installèrent. L'accusateur public au chevet du lit, Simon au pied, le greffier près de la fenêtre, les gardes nationaux et leur lieutenant sur le côté et un peu dans l'ombre.
Ceux d'entre les assistants qui regardaient le petit prisonnier avec quelque intérêt ou même quelque curiosité, remarquèrent la pâleur de l'enfant, son embonpoint singulier, qui n'était que de la bouffissure, et le fléchissement de ses jambes, dont les articulations commençaient à se tuméfier.
—Cet enfant est bien malade, dit le lieutenant avec une assurance qui fit retourner Fouquier-Tinville, déjà assis et prêt à interroger.
Le petit Capet leva les yeux et chercha dans la pénombre celui qui avait prononcé ces paroles, et il reconnut le même jeune homme qui, une fois déjà, avait, dans la cour du Temple, empêché Simon de le battre. Un rayonnement doux et intelligent circula dans ses prunelles d'un bleu foncé, mais ce fut tout.
—Ah! ah! c'est toi, citoyen Lorin, dit Simon appelant ainsi l'attention de Fouquier-Tinville sur l'ami de Maurice.
—Moi-même, citoyen Simon, répliqua Lorin avec son imperturbable aplomb.
Et, comme Lorin, quoique toujours prêt à faire face au danger, n'était point homme à le chercher inutilement, il profita de la circonstance pour saluer Fouquier-Tinville, qui lui rendit poliment son salut.
—Tu fais observer, je crois, citoyen, dit alors l'accusateur public, que l'enfant est malade; es-tu médecin?
—J'ai étudié la médecine, au moins, si je ne suis pas docteur.
—Eh bien, que lui trouves-tu?
—Comme symptôme de maladie? demanda Lorin.
—Oui.
—Je lui trouve les joues et les yeux bouffis, les mains pâles et maigres, les genoux tuméfiés; et, si je lui tâtais le pouls, je constaterais, j'en suis sûr, un mouvement de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix pulsations à la minute.
L'enfant parut insensible à l'énumération de ses souffrances.
—Et à quoi la science peut-elle attribuer l'état du prisonnier? demanda l'accusateur public. Lorin se gratta le bout du nez en murmurant:
Philis veut me faire parler,
Je n'en ai pas la moindre envie.
Puis, tout haut:
—Ma foi, citoyen, répliqua-t-il, je ne connais pas assez le régime du petit Capet pour te répondre.... Cependant....
Simon prêtait une oreille attentive, et riait sous cape de voir son ennemi tout près de se compromettre.
—Cependant, continua Lorin, je crois qu'il ne prend pas assez d'exercice.
—Je crois bien, le petit gueux! dit Simon, il ne veut plus marcher. L'enfant resta insensible à l'apostrophe du cordonnier.
Fouquier-Tinville se leva, vint à Lorin, et lui parla tout bas.
Personne n'entendit les paroles de l'accusateur public; mais il était évident que ces paroles avaient la forme de l'interrogation.
—Oh! oh! crois-tu cela, citoyen? C'est bien grave pour une mère...
—En tout cas, nous allons le savoir, dit Fouquier; Simon prétend le lui avoir entendu dire à lui-même, et s'est engagé à le lui faire avouer.
—Ce serait hideux, dit Lorin; mais enfin cela est possible: l'Autrichienne n'est pas exempte de péché; et, à tort ou à raison, cela ne me regarde pas.... On en a fait une Messaline; mais ne pas se contenter de cela et vouloir en faire une Agrippine, cela me parait un peu fort, je l'avoue.
—Voilà ce qui a été rapporté par Simon, dit Fouquier impassible.
—Je ne doute pas que Simon n'ait dit cela... il y a des hommes qu'aucune accusation n'effraye, même les accusations impossibles.... Mais ne trouves-tu pas, continua Lorin en regardant fixement Fouquier, ne trouves-tu pas, toi qui es un homme intelligent et probe, toi qui es un homme fort enfin, que demander à un enfant de pareils détails sur celle que les lois les plus naturelles et les plus sacrées de la nature lui ordonnent de respecter, c'est presque insulter à l'humanité tout entière dans la personne de cet enfant?
L'accusateur ne sourcilla point; il tira une note de sa poche et la fit voir à Lorin.
—La Convention m'ordonne d'informer, dit-il; le reste ne me regarde pas, j'informe.
—C'est juste, dit Lorin; et j'avoue que, si cet enfant avouait....
Et le jeune homme secoua la tête avec dégoût.
—D'ailleurs, continua Fouquier, ce n'est pas sur la seule dénonciation de Simon que nous procédons; tiens, l'accusation est publique.
Et Fouquier tira un second papier de sa poche. Celui-là, c'était un numéro de la feuille qu'on appelait le Père Duchesne, et qui, comme on le sait, était rédigée par Hébert. L'accusation, en effet, y était formulée en toutes lettres.
—C'est écrit, c'est même imprimé, dit Lorin; mais n'importe, jusqu'à ce que j'aie entendu une pareille accusation sortir de la bouche de l'enfant, je m'entends, sortir volontairement, librement, sans menaces... eh bien...
—Eh bien?...
—Eh bien, malgré Simon et Hébert, je douterais comme tu doutes toi-même.
Simon guettait impatiemment l'issue de cette conversation; le misérable ignorait le pouvoir qu'exerce sur l'homme intelligent le regard qu'il démêle dans la foule: c'est un attrait tout de sympathie ou une impression de haine subite. Parfois c'est une puissance qui repousse, parfois c'est une force qui attire, qui fait découler la pensée et dériver la personne même de l'homme jusqu'à cet autre homme de force égale ou de force supérieure qu'il reconnaît dans la foule.
Mais Fouquier avait senti le poids du regard de Lorin, et voulait être compris de cet observateur.
—L'interrogatoire va commencer, dit l'accusateur public; greffier, prends la plume.
Celui-ci venait d'écrire les préliminaires d'un procès-verbal, et attendait, comme Simon, comme Hanriot, comme tous enfin, que le colloque de Fouquier-Tinville et de Lorin eût cessé.
L'enfant seul paraissait complètement étranger à la scène dont il était le principal acteur, et avait repris ce regard atone qu'avait un instant illuminé l'éclair d'une suprême intelligence.
—Silence! dit Hanriot, le citoyen Fouquier-Tinville va interroger l'enfant.
—Capet, dit l'accusateur, sais-tu ce qu'est devenue ta mère? Le petit Louis passa d'une pâleur de marbre à une rougeur brûlante. Mais il ne répondit pas.
—M'as-tu entendu, Capet? reprit l'accusateur. Même silence.
—Oh! il entend bien, dit Simon; mais il est comme les singes, il ne veut pas répondre, de peur qu'on ne le prenne pour un homme et qu'on ne le fasse travailler.
—Réponds, Capet, dit Hanriot; c'est la commission de la Convention qui t'interroge, et tu dois obéissance aux lois. L'enfant pâlit, mais ne répondit pas.
Simon fit un geste de rage; chez ces natures brutales et stupides, la fureur est une ivresse accompagnée des hideux symptômes de l'ivresse du vin.
—Veux-tu répondre, louveteau! dit-il en lui montrant le poing.
—Tais-toi, Simon, dit Fouquier-Tinville, tu n'as pas la parole.
Ce mot, dont il avait pris l'habitude au tribunal révolutionnaire, lui échappa.
—Entends-tu, Simon, dit Lorin, tu n'as pas la parole; c'est la seconde fois qu'on te dit cela devant moi; la première, c'était quand tu accusais la fille de la mère Tison, à laquelle tu as eu le plaisir de faire couper le cou.
Simon se tut.
—Ta mère t'aimait-elle, Capet? demanda Fouquier. Même silence.
—On dit que non, continua l'accusateur.
Quelque chose comme un pâle sourire passa sur les lèvres de l'enfant.
—Mais quand je vous dis, hurla Simon, qu'il m'a dit à moi qu'elle l'aimait trop.
—Regarde, Simon, comme c'est fâcheux que le petit Capet, si bavard dans le tête-à-tête, devienne muet devant le monde, dit Lorin.
—Oh! si nous étions seuls! dit Simon.
—Oui, si vous étiez seuls, mais vous n'êtes pas seuls malheureusement. Oh! si vous étiez seuls, brave Simon, excellent patriote, comme tu rosserais le pauvre enfant, hein? Mais tu n'es pas seul, et tu n'oses pas, être infâme! devant nous autres, honnêtes gens, qui savons que les anciens, sur lesquels nous essayons de nous modeler, respectaient tout ce qui était faible; tu n'oses pas, car tu n'es pas seul, et tu n'es pas vaillant, mon digne homme, quand tu as des enfants de cinq pieds six pouces à combattre.
—Oh!... murmura Simon en grinçant des dents.
—Capet, reprit Fouquier, as-tu fait quelque confidence à Simon?
Le regard de l'enfant prit, sans se détourner, une expression d'ironie impossible à décrire.
—Sur ta mère? continua l'accusateur. Un éclair de mépris passa dans le regard.
—Réponds oui ou non, s'écria Hanriot.
—Réponds oui! hurla Simon en levant son tire-pied sur l'enfant. L'enfant frissonna, mais ne fit aucun mouvement pour éviter le coup. Les assistants poussèrent une espèce de cri de répulsion.
Lorin fit mieux, il s'élança, et, avant que le bras de Simon se fût abaissé, il le saisit par le poignet.
—Veux-tu me lâcher? vociféra Simon devenant pourpre de rage.
—Voyons, dit Fouquier, il n'y a point de mal à ce qu'une mère aime son enfant; dis-nous de quelle manière ta mère t'aimait, Capet. Cela peut lui être utile.
Le jeune prisonnier tressaillit à cette idée qu'il pouvait être utile à sa mère.
—Elle m'aimait comme une mère aime son fils, monsieur, dit-il; il n'y a pas deux manières pour les mères d'aimer leurs enfants, ni pour les enfants d'aimer leur mère.
—Et moi, petit serpent, je soutiens que tu m'as dit que ta mère...
—Tu auras rêvé cela, interrompit tranquillement Lorin; tu dois avoir souvent le cauchemar, Simon.
—Lorin! Lorin! grinça Simon.
—Eh bien, oui, Lorin; après! Il n'y a pas moyen de le battre, Lorin: c'est lui qui bat les autres quand ils sont méchants; il n'y a pas moyen de le dénoncer, car ce qu'il vient de faire en arrêtant ton bras, il l'a fait devant le général Hanriot et le citoyen Fouquier-Tinville, qui l'approuvent, et ils ne sont pas des tièdes, ceux-là! Il n'y a donc pas moyen de le faire guillotiner un peu, comme Héloïse Tison; c'est fâcheux, c'est même enrageant, mais c'est comme cela, mon pauvre Simon!
—Plus tard! plus tard! répondit le cordonnier avec son ricanement d'hyène.
—Oui, cher ami, dit Lorin; mais j'espère, avec l'aide de l'Être suprême!... ah! tu t'attendais que j'allais dire avec l'aide de Dieu? mais j'espère, avec l'aide de l'Être suprême et de mon sabre, t'avoir éventré auparavant; mais range-toi, Simon, tu m'empêches de voir.
—Brigand!
—Tais-toi! tu m'empêches d'entendre. Et Lorin écrasa Simon de son regard. Simon crispait ses poings, dont les noires bigarrures le rendaient fier; mais comme l'avait dit Lorin, il lui fallait se borner là.
—Maintenant qu'il a commencé à parler, dit Hanriot, il continuera sans doute; continue, citoyen Fouquier.
—Veux-tu répondre maintenant? demanda Fouquier. L'enfant rentra dans son silence.
—Tu vois, citoyen, tu vois! dit Simon.
—L'obstination de cet enfant est étrange, dit Hanriot, troublé malgré lui par cette fermeté toute royale.
—Il est mal conseillé, dit Lorin.
—Par qui? demanda Hanriot.
—Dame, par son patron.
—Tu m'accuses? s'écria Simon; tu me dénonces?... Ah! c'est curieux...
—Prenons-le par la douceur, dit Fouquier.
Se retournant alors vers l'enfant, qu'on eût dit complètement insensible:
—Voyons, mon enfant, dit-il, répondez à la commission nationale; n'aggravez pas votre situation en refusant des éclaircissements utiles; vous avez parlé au citoyen Simon des caresses que vous faisait votre mère, de la façon dont elle vous faisait ces caresses, de sa façon de vous aimer.
Louis promena sur l'assemblée un regard qui devint haineux en s'arrêtant sur Simon, mais il ne répondit pas.
—Vous trouvez-vous malheureux? demanda l'accusateur; vous trouvez-vous mal logé, mal nourri, mal traité? voulez-vous plus de liberté, un autre ordinaire, une autre prison, un autre gardien? voulez-vous un cheval pour vous promener? voulez-vous qu'on vous accorde la société d'enfants de votre âge?
Louis reprit le profond silence dont il n'était sorti que pour défendre sa mère.
La commission demeura interdite d'étonnement; tant de fermeté, tant d'intelligence étaient incroyables dans un enfant.
—Hein! ces rois, dit Hanriot à voix basse, quelle race! c'est comme les tigres; tout petits, ils ont de la méchanceté.
—Comment rédiger le procès-verbal? demanda le greffier embarrassé.
—Il n'y a qu'à en charger Simon, dit Lorin; il n'y a rien à écrire, cela fera son affaire à merveille.
Simon montra le poing à son implacable ennemi. Lorin se mit à rire.
—Tu ne riras point comme cela le jour où tu éternueras dans le sac, dit Simon ivre de fureur.
—Je ne sais si je te précéderai ou si je te suivrai dans la petite cérémonie dont tu me menaces, dit Lorin; mais ce que je sais, c'est que beaucoup riront le jour où ce sera ton tour. Dieux!... j'ai dit dieux au pluriel... dieux! seras-tu laid ce jour-là, Simon! tu seras hideux.
Et Lorin se retira derrière la commission avec un franc éclat de rire.
La commission n'avait plus rien à faire, elle sortit.
Quant à l'enfant, une fois délivré de ses interrogateurs, il se mit à chantonner sur son lit un petit refrain mélancolique qui était la chanson favorite de son père.
XXXIX
Le bouquet de violettes
La paix, comme on a dû le prévoir, ne pouvait habiter longtemps cette demeure si heureuse qui renfermait Geneviève et Maurice.
Dans les tempêtes qui déchaînent le vent et la foudre, le nid des colombes est agité avec l'arbre qui les recèle.
Geneviève tomba d'un effroi dans un autre; elle ne craignait plus pour Maison-Rouge, elle trembla pour Maurice.
Elle connaissait assez son mari pour savoir que, du moment où il avait disparu, il était sauvé; sûre de son salut, elle trembla pour elle-même.
Elle n'osait confier ses douleurs à l'homme le moins timide de cette époque où personne n'avait peur; mais elles apparaissaient manifestes dans ses yeux rougis et sur ses lèvres pâlissantes.
Un jour, Maurice entra doucement et sans que Geneviève, plongée dans une rêverie profonde, l'entendît entrer. Maurice s'arrêta sur le seuil, et vit Geneviève assise, immobile, les yeux fixes, ses bras inertes étendus sur ses genoux, sa tête pensive inclinée sur sa poitrine.
Il la regarda un instant avec une profonde tristesse; car tout ce qui se passait dans le cœur de la jeune femme lui fut révélé comme s'il eût pu y lire jusqu'à sa dernière pensée.
Puis, faisant un pas vers elle:
—Vous n'aimez plus la France, Geneviève, lui dit-il, avouez-le-moi. Vous fuyez jusqu'à l'air qu'on y respire, et ce n'est pas sans répugnance que vous vous approchez de la fenêtre.
—Hélas! dit Geneviève, je sais bien que je ne puis vous cacher ma pensée; vous avez deviné juste, Maurice.
—C'est pourtant un beau pays! dit le jeune homme, la vie y est importante et bien remplie aujourd'hui: cette activité bruyante de la tribune, des clubs, des conspirations, rend bien douces les heures du foyer. On aime si ardemment quand on rentre chez soi avec la crainte de ne plus aimer le lendemain, parce que le lendemain on aura cessé de vivre!
Geneviève secoua la tête.
—Pays ingrat à servir! dit-elle.
—Comment cela?
—Oui, vous qui avez tant fait pour sa liberté, n'êtes-vous pas aujourd'hui à moitié suspect?
—Mais vous, chère Geneviève, dit Maurice avec un regard ivre d'amour, vous, l'ennemie jurée de cette liberté, vous qui avez fait tant contre elle, vous dormez paisible et inviolable sous le toit du républicain; il y a compensation, comme vous voyez.
—Oui, dit Geneviève, oui; mais cela ne durera point longtemps, car ce qui est injuste ne peut durer.
—Que voulez-vous dire?
—Je veux dire que moi, c'est-à-dire une aristocrate, moi qui rêve sournoisement la défaite de votre parti et la ruine de vos idées, moi qui conspire jusque dans votre maison le retour de l'ancien régime, moi qui, reconnue, vous condamne à la mort et à la honte, selon vos opinions, du moins; moi, Maurice, je ne resterai pas ici comme le mauvais génie de la maison; je ne vous entraînerai pas à l'échafaud.
—Et où irez-vous, Geneviève?
—Où j'irai? Un jour que vous serez sorti, Maurice, j'irai me dénoncer moi-même sans dire d'où je viens.
—Oh! cria Maurice atteint jusqu'au fond du cœur, de l'ingratitude, déjà!
—Non, répondit la jeune femme en jetant ses bras au cou de Maurice; non, mon ami, de l'amour, et de l'amour le plus dévoué, je vous le jure. Je n'ai pas voulu que mon frère fût pris et tué comme un rebelle; je ne veux pas que mon amant soit pris et tué comme un traître.
—Vous ferez cela, Geneviève? s'écria Maurice.
—Aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel! répondit la jeune femme. D'ailleurs, ce n'est rien que d'avoir la crainte, j'ai le remords.
Et elle inclina sa tête comme si le remords était trop lourd à porter.
—Oh! Geneviève! dit Maurice.
—Vous comprenez bien ce que je dis et surtout ce que j'éprouve, Maurice, continua Geneviève, car ce remords, vous l'avez aussi.... Vous savez, Maurice, que je me suis donnée sans m'appartenir; que vous m'avez prise sans que j'eusse le droit de me donner.
—Assez! dit Maurice, assez!
Son front se plissa, et une sombre résolution brilla dans ses yeux si purs.
—Je vous montrerai, Geneviève, continua le jeune homme, que je vous aime uniquement. Je vous donnerai la preuve que nul sacrifice n'est au-dessus de mon amour. Vous haïssez, la France, eh bien, soit, nous quitterons la France.
Geneviève joignit les mains, et regarda son amant avec une expression d'admiration enthousiaste.
—Vous ne me trompez pas, Maurice? balbutia-t-elle.
—Quand vous ai-je trompée? demanda Maurice; est-ce le jour où je me suis déshonoré pour vous acquérir?
Geneviève rapprocha ses lèvres des lèvres de Maurice, et resta, pour ainsi dire, suspendue au cou de son amant.
—Oui, tu as raison, Maurice, dit-elle, et c'est moi qui me trompais. Ce que j'éprouve, ce n'est plus du remords; peut-être est-ce une dégradation de mon âme; mais toi, du moins, tu la comprendras, je t'aime trop pour éprouver un autre sentiment que la frayeur de te perdre. Allons bien loin, mon ami; allons là où personne ne pourra nous atteindre.
—Oh! merci! dit Maurice transporté de joie.
—Mais comment fuir? dit Geneviève tressaillant à cette horrible pensée. On n'échappe pas facilement aujourd'hui au poignard des assassins du 2 septembre, ou à la hache des bourreaux du 21 janvier.
—Geneviève! dit Maurice, Dieu nous protège. Écoute, une bonne action que j'ai voulu faire à propos de ce 2 septembre dont tu parlais tout à l'heure va porter sa récompense aujourd'hui. J'avais le désir de sauver un pauvre prêtre qui avait étudié avec moi. J'allai trouver Danton, et, sur sa demande, le comité de Salut public a signé un passeport pour ce malheureux et pour sa sœur. Ce passeport, Danton me le remit; mais le malheureux prêtre, au lieu de venir le chercher chez moi comme je le lui avais recommandé, a été s'enfermer aux Carmes: il y est mort.
—Et ce passeport? dit Geneviève.
—Je l'ai toujours; il vaut un million aujourd'hui; il vaut plus que cela, Geneviève, il vaut la vie, il vaut le bonheur!
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria la jeune femme, soyez béni!
—Maintenant, ma fortune consiste, tu le sais, en une terre que régit un vieux serviteur de la famille, patriote pur, âme loyale dans laquelle nous pouvons nous confier. Il m'en fera passer les revenus où je voudrai. En gagnant Boulogne, nous passerons chez lui.
—Où demeure-t-il donc?
—Près d'Abbeville.
—Quand partirons-nous, Maurice?
—Dans une heure.
—Il ne faut pas qu'on sache que nous partons.
—Personne ne le saura. Je cours chez Lorin; il a un cabriolet sans cheval! moi, j'ai un cheval sans voiture; nous partirons aussitôt que je serai revenu. Toi, reste ici, Geneviève, et prépare toutes choses pour ce départ. Nous avons besoin de peu de bagages: nous rachèterons ce qui nous manquera en Angleterre. Je vais donner à Scévola une commission qui l'éloigne. Lorin lui expliquera ce soir notre départ: et ce soir nous serons déjà loin.
—Mais, en route, si l'on nous arrête?
—N'avons-nous point notre passeport? Nous allons chez Hubert, c'est le nom de cet intendant. Hubert fait partie de la municipalité d'Abbeville; d'Abbeville à Boulogne, il nous accompagne et nous sauvegarde; à Boulogne, nous achèterons ou nous fréterons une barque. Je puis, d'ailleurs, passer au comité et me faire donner une mission pour Abbeville. Mais non, pas de supercherie, n'est-ce pas, Geneviève? Gagnons notre bonheur en risquant notre vie.
—Oui, oui, mon ami, et nous réussirons. Mais comme tu es parfumé ce matin, mon ami! dit la jeune femme en cachant son visage dans la poitrine de Maurice.
—C'est vrai; j'avais acheté un bouquet de violettes à ton intention, ce matin, en passant devant le Palais-Égalité; mais, en entrant ici, en te voyant si triste, je n'ai plus pensé qu'à te demander les causes de cette tristesse.
—Oh! donne-le-moi, je te le rendrai. Geneviève respira l'odeur du bouquet avec cette espèce de fanatisme que les organisations nerveuses ont presque toujours pour les parfums. Tout à coup ses yeux se mouillèrent de larmes.
—Qu'as-tu? demanda Maurice.
—Pauvre Héloïse! murmura Geneviève.
—Ah! oui, fit Maurice avec un soupir. Mais, pensons à nous, chère amie, et laissons les morts, de quelque parti qu'ils soient, dormir dans la tombe que le dévouement leur a creusée. Adieu! je pars.
—Reviens bien vite.
—En moins d'une demi-heure je suis ici.
—Mais si Lorin n'était pas chez lui?
—Qu'importe! son domestique me connaît; ne puis-je prendre chez lui tout ce qu'il me plaît, même en son absence, comme lui ferait ici?
—Bien! bien!
—Toi, ma Geneviève, prépare tout, en te bornant, comme je te le dis, au strict nécessaire; il ne faut pas que notre départ ait l'air d'un déménagement.
—Sois tranquille. Le jeune homme fit un pas vers la porte.
—Maurice! dit Geneviève.
Il se retourna, et vit la jeune femme les bras étendus vers lui.
—Au revoir! au revoir! dit-il, mon amour, et bon courage! dans une demi-heure je suis de retour ici. Geneviève demeura seule chargée, comme nous l'avons dit, des préparatifs du départ.
Ces préparatifs, elle les accomplissait avec une espèce de fièvre. Tant qu'elle resterait à Paris, elle se faisait à elle-même l'effet d'être doublement coupable. Une fois hors de France, une fois à l'étranger, il lui semblait que son crime, crime qui était plutôt celui de la fatalité que le sien, il lui semblait que son crime lui pèserait moins.
Elle allait même jusqu'à espérer que, dans la solitude et l'isolement, elle finirait par oublier qu'il existât d'autre homme que Maurice.
Ils devaient fuir en Angleterre, c'était une chose convenue. Ils auraient là une petite maison, un petit cottage bien seul, bien isolé, bien fermé à tous les yeux; ils changeraient de nom, et, de leurs deux noms, ils en feraient un seul.
Là, ils prendraient deux serviteurs qui ignoreraient complètement leur passé. Le hasard voulait que Maurice et Geneviève parlassent tous deux anglais.
Ni l'un ni l'autre ne laissait rien en France qu'il eût à regretter, si ce n'est cette mère que l'on regrette toujours, fût-elle une marâtre, et qu'on appelle la patrie.
Geneviève commença donc à disposer les objets qui étaient indispensables à leur voyage ou plutôt à leur fuite.
Elle éprouvait un plaisir indicible à distinguer des autres, parmi ces objets, ceux qui avaient la prédilection de Maurice: l'habit qui lui prenait le mieux la taille, la cravate qui seyait le mieux à son teint, les livres qu'il avait feuilletés le plus souvent.
Elle avait déjà fait son choix; déjà, dans l'attente des coffres qui devaient les renfermer, habits, linge, volumes couvraient les chaises, les canapés, le piano.
Soudain elle entendit la clef grincer dans la serrure.
—Bon! dit-elle, c'est Scévola qui rentre. Maurice ne l'aurait-il pas rencontré? Elle continua sa besogne. Les portes du salon étaient ouvertes; elle entendit l'officieux remuer dans l'antichambre.
Justement elle tenait un rouleau de musique et cherchait un lien pour l'assujettir.
—Scévola! ajouta-t-elle.
Un pas, qui allait se rapprochant, retentit dans la pièce voisine.
—Scévola! répéta Geneviève, venez, je vous prie.
—Me voici! dit une voix.
À l'accent de cette voix, Geneviève se retourna brusquement et poussa un cri terrible.
—Mon mari! s'écria-t-elle.
—Moi-même, dit avec calme Dixmer. Geneviève était sur une chaise, élevant les bras pour chercher dans une armoire un lien quelconque; elle sentit que la tête lui tournait, elle étendit les bras et se laissa aller à la renverse, souhaitant de trouver un abîme au-dessous d'elle pour s'y précipiter.
Dixmer la retint dans ses bras, et la porta sur un canapé où il l'assit.
—Eh bien, qu'avez-vous donc, ma chère? et qu'y a-t-il? demanda Dixmer; ma présence produit-elle donc sur vous un si désagréable effet?
—Je me meurs! balbutia Geneviève en se renversant en arrière et en appuyant ses deux mains sur ses yeux, pour ne pas voir la terrible apparition.
—Bon! dit Dixmer, me croyiez-vous déjà trépassé, ma chère? et vous fais-je l'effet d'un fantôme?
Geneviève regarda autour d'elle d'un air égaré, et, apercevant le portrait de Maurice, elle se laissa glisser du canapé, tomba à genoux comme pour demander assistance à cette impuissante et insensible image qui continuait de sourire.
La pauvre femme comprenait tout ce que Dixmer cachait de menaces sous le calme qu'il affectait.
—Oui, ma chère enfant, continua le tanneur, c'est bien moi; peut-être me croyiez-vous bien loin de Paris; mais non, j'y suis resté. Le lendemain du jour où j'avais quitté la maison, j'y suis retourné et j'ai vu à sa place un fort beau tas de cendres. Je me suis informé de vous, personne ne vous avait vue. Je me suis mis à votre recherche et j'ai eu beaucoup de peine à vous trouver. J'avoue que je ne vous croyais pas ici; cependant, j'en eus soupçon, puisque, comme vous le voyez, je suis venu. Mais le principal est que me voici et que vous voilà. Comment se porte Maurice? En vérité, je suis sûr que vous avez beaucoup souffert, vous si bonne royaliste, d'avoir été forcée de vivre sous le même toit qu'un républicain si fanatique.
—Mon Dieu! murmura Geneviève, mon Dieu! ayez pitié de moi!
—Après cela, continua Dixmer en regardant autour de lui, ce qui me console, ma chère, c'est que vous êtes très bien logée ici et que vous ne me paraissez pas avoir beaucoup souffert de la proscription. Moi, depuis l'incendie de notre maison et la ruine de notre fortune, j'ai erré assez à l'aventure, habitant le fond des caves, la cale des bateaux, quelquefois même les cloaques qui aboutissent à la Seine.
—Monsieur! fit Geneviève.
—Vous avez là de forts beaux fruits; moi, j'ai dû souvent me passer de dessert, étant forcé de me passer de dîner. Geneviève cacha en sanglotant sa tête dans ses mains.
—Non pas, continua Dixmer, que je manquasse d'argent; j'ai, Dieu merci, emporté sur moi une trentaine de mille francs en or, ce qui vaut aujourd'hui cinq cent mille francs; mais le moyen qu'un charbonnier, un pêcheur, ou un chiffonnier tire des louis de sa poche pour acheter un morceau de fromage ou un saucisson! Eh! mon Dieu, oui, madame; j'ai successivement adopté ces trois costumes. Aujourd'hui, pour mieux me déguiser, je suis en patriote, en exagéré, en Marseillais. Je grasseye et je jure. Dame! un proscrit ne circule pas dans Paris aussi facilement qu'une jeune et jolie femme, et je n'avais pas le bonheur de connaître une républicaine ardente qui pût me cacher à tous les yeux.
—Monsieur, monsieur, s'écria Geneviève, ayez pitié de moi! vous voyez bien que je meurs!
—D'inquiétude, je comprends cela; vous avez été fort inquiète de moi; mais, consolez-vous, me voilà; je reviens et nous ne nous quitterons plus, madame.
—Oh! vous allez me tuer! s'écria Geneviève. Dixmer la regarda avec un sourire effrayant.
—Tuer une femme innocente! Oh! madame, que dites-vous donc là? Il faut que le chagrin que vous a inspiré mon absence vous ait fait perdre l'esprit.
—Monsieur, s'écria Geneviève, monsieur, je vous demande à mains jointes de me tuer plutôt que de me torturer par de si cruelles railleries. Non, je ne suis pas innocente; oui, je suis criminelle; oui, je mérite la mort. Tuez-moi, monsieur, tuez-moi!...
—Alors, vous avouez que vous méritez la mort?
—Oui, oui.
—Et que, pour expier je ne sais quel crime dont vous vous accusez, vous subirez cette mort sans vous plaindre?
—Frappez, monsieur, je ne pousserai pas un cri; et, au lieu de la maudire, je bénirai la main qui me frappera.
—Non, madame, je ne veux pas vous frapper; cependant vous mourrez, c'est probable. Seulement, votre mort, au lieu d'être ignominieuse, comme vous pourriez le craindre, sera glorieuse à l'égal des plus belles morts. Remerciez-moi, madame, je vous punirai en vous immortalisant.
—Monsieur, que ferez-vous donc?
—Vous poursuivrez le but vers lequel nous tendions quand nous avons été interrompus dans notre route. Pour vous et pour moi, vous tomberez coupable; pour tous, vous mourrez martyre.
—Oh! mon Dieu! vous me rendez folle en me parlant ainsi. Où me conduisez-vous? où m'entraînez-vous?
—À la mort, probablement.
—Laissez-moi faire une prière alors.
—Votre prière?
—Oui.
—À qui?
—Peu vous importe! du moment que vous me tuez, je paye ma dette, et, si j'ai payé, je ne vous dois rien.
—C'est juste, dit Dixmer en se retirant dans l'autre chambre; je vous attends. Il sortit du salon.
Geneviève alla s'agenouiller devant le portrait, en serrant de ses deux mains son cœur prêt à se briser.
—Maurice, dit-elle tout bas, pardonne-moi. Je ne m'attendais pas à être heureuse, mais j'espérais pouvoir te rendre heureux. Maurice, je t'enlève un bonheur qui faisait ta vie; pardonne-moi ta mort, mon bien-aimé!
Et, coupant une boucle de ses longs cheveux, elle la noua autour du bouquet de violettes et le déposa au bas du portrait, qui parut prendre, tout insensible qu'était cette toile muette, une expression douloureuse pour la voir partir.
Du moins cela parut ainsi à Geneviève à travers ses larmes.
—Eh bien, êtes-vous prête, madame? demanda Dixmer.
—Déjà! murmura Geneviève.
—Oh! prenez votre temps, madame!... répliqua Dixmer; je ne suis pas pressé, moi! D'ailleurs, Maurice ne tardera probablement pas à rentrer, et je serais charmé de le remercier de l'hospitalité qu'il vous a donnée.
Geneviève tressaillit de terreur à cette idée que son amant et son mari pouvaient se rencontrer. Elle se releva comme mue par un ressort.
—C'est fini, monsieur, dit-elle, je suis prête! Dixmer passa le premier. La tremblante Geneviève le suivit, les yeux à moitié fermés, la tête renversée en arrière; ils montèrent dans un fiacre qui attendait à la porte; la voiture roula. Comme l'avait dit Geneviève, c'était fini.
XL
Le cabaret du Puits-de-Noé
Cet homme vêtu d'une carmagnole, que nous avons vu arpenter en long et en large la salle des Pas-Perdus, et que nous avons entendu, pendant l'expédition de l'architecte Giraud, du général Hanriot et du père Richard, échanger quelques paroles avec le guichetier resté de garde à la porte du souterrain; ce patriote enragé avec son bonnet d'ours et ses moustaches épaisses, qui s'était donné à Simon comme ayant porté la tête de la princesse de Lamballe, se trouvait le lendemain de cette soirée, si variée en émotions, vers sept heures du soir, au cabaret du Puits-de-Noé, situé, comme nous l'avons dit, au coin de la rue de la Vieille-Draperie.
Il était là, chez le marchand, ou plutôt chez la marchande de vin, au fond d'une salle noire et enfumée par le tabac et les chandelles, faisant semblant de dévorer un plat de poisson au beurre noir.
La salle où il soupait était à peu près déserte; deux ou trois habitués de la maison seulement étaient demeurés après les autres, jouissant du privilège que leur donnait leur visite quotidienne dans l'établissement.
La plupart des tables étaient vides; mais, il faut le dire en l'honneur du cabaret du Puits-de-Noé, les nappes rouges, ou plutôt violacées, révélaient le passage d'un nombre satisfaisant de convives rassasiés.
Les trois derniers convives disparurent successivement, et, vers huit heures moins un quart, le patriote se trouva seul.
Alors il éloigna, avec un dégoût des plus aristocratiques, le plat grossier dont il paraissait faire un instant auparavant ses délices, et tira de sa poche une tablette de chocolat d'Espagne, qu'il mangea lentement, et avec une expression bien différente de celle que nous lui avons vu essayer de donner à sa physionomie.
De temps en temps, tout en croquant son chocolat d'Espagne et son pain noir, il jetait sur la porte vitrée, fermée d'un rideau à carreaux blancs et rouges, des regards pleins d'une anxieuse impatience. Quelquefois il prêtait l'oreille et interrompait son frugal repas avec une distraction qui donnait fort à penser à la maîtresse de la maison, assise à son comptoir, assez près de la porte sur laquelle le patriote fixait les yeux, pour qu'elle pût, sans trop de vanité, se croire l'objet de ses préoccupations.
Enfin, la sonnette de la porte d'entrée retentit d'une certaine façon qui fit tressaillir notre homme; il reprit son poisson, sans que la maîtresse du cabaret remarquât qu'il en jetait la moitié à un chien qui le regardait faméliquement, et l'autre moitié à un chat qui lançait au chien de délicats mais meurtriers coups de griffe.
La porte au rideau rouge et blanc s'ouvrit à son tour; un homme entra, vêtu à peu près comme le patriote, à l'exception du bonnet à poil, qu'il avait remplacé par le bonnet rouge.
Un énorme trousseau de clefs pendait à la ceinture de cet homme, ceinture de laquelle tombait aussi un large sabre d'infanterie à coquille de cuivre.
—Ma soupe! ma chopine! cria cet homme en entrant dans la salle commune, sans toucher à son bonnet rouge et en se contentant de faire à la maîtresse de l'établissement un signe de tête.
Puis, avec un soupir de lassitude, il alla s'installer à la table voisine de celle où soupait notre patriote.
La maîtresse du cabaret, par suite de la déférence qu'elle portait au nouvel arrivant, se leva et alla commander elle-même les objets demandés.
Les deux hommes se tournaient le dos; l'un regardait dans la rue, l'autre vers le fond de la chambre. Pas un mot ne s'échangea entre les deux hommes tant que la maîtresse du cabaret n'eut pas complètement disparu.
Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, et qu'à la lueur d'une seule chandelle suspendue à un bout de fil de fer, dans des proportions assez savantes pour que le luminaire fût divisible entre les deux convives, quand enfin l'homme au bonnet à poil se fut aperçu, grâce à la glace placée en face de lui, que la chambre était parfaitement déserte:
—Bonsoir, dit-il à son compagnon sans se retourner.
—Bonsoir, monsieur, dit le nouveau venu.
—Eh bien, demanda le patriote avec la même indifférence affectée, où en sommes-nous?
—Eh bien, c'est fini.
—Qu'est-ce qui est fini?
—Comme nous en sommes convenus, j'ai eu des raisons avec le père Richard pour le service, j'ai prétexté ma faiblesse d'ouïe, mes éblouissements, et je me suis trouvé mal en plein greffe.
—Très bien; après?
—Après, le père Richard a appelé sa femme, et sa femme m'a frotté les tempes avec du vinaigre, ce qui m'a fait revenir.
—Bon! ensuite?
—Ensuite, comme il était convenu entre nous, j'ai dit que le manque d'air me produisait ces éblouissements, attendu que j'étais sanguin, et que le service de la Conciergerie, où il se trouve en ce moment quatre cents prisonniers, me tuait.
—Qu'ont-ils dit?
—La mère Richard m'a plaint.
—Et le père Richard?
—Il m'a mis à la porte.
—Mais ce n'est point assez qu'il t'ait mis à la porte.
—Attendez donc; alors la mère Richard, qui est une bonne femme, lui a reproché de n'avoir pas de cœur, attendu que j'étais père de famille.
—Et il a dit à cela?
—Il a dit qu'elle avait raison, mais que la première condition inhérente à l'état de guichetier était de demeurer dans la prison à laquelle il était attaché; que la République ne plaisantait pas, et qu'elle coupait le cou à ceux qui avaient des éblouissements dans l'exercice de leurs fonctions.
—Diable! fit le patriote.
—Et il n'avait pas tort, le père Richard; depuis que l'Autrichienne est là, c'est un enfer de surveillance; on y dévisage son père.
Le patriote donna son assiette à lécher au chien, qui fut mordu par le chat.
—Achevez, dit-il sans se retourner.
—Enfin, monsieur, je me suis mis à gémir, c'est-à-dire que je me sentais très mal; j'ai demandé l'infirmerie, et j'ai assuré que mes enfants mourraient de faim si ma paye m'était supprimée.
—Et le père Richard?
—Le père Richard m'a répondu que, quand on était guichetier, on ne faisait pas d'enfants.
—Mais vous avez la mère Richard pour vous, je suppose?
—Heureusement! elle a fait une scène à son mari, lui reprochant d'avoir un mauvais cœur, et le père Richard a fini par me dire: «Eh bien, citoyen Gracchus, entends-toi avec quelqu'un de tes amis qui te donnera quelque chose sur tes gages; présente-le-moi comme remplaçant et je promets de le faire accepter.» Sur quoi, je suis sorti en disant: «C'est bon, père Richard, je vais chercher.»
—Et tu as trouvé, mon brave? En ce moment, la maîtresse de l'établissement rentra, apportant au citoyen Gracchus sa soupe et sa chopine.
Ce n'était l'affaire ni de Gracchus ni du patriote, qui avaient sans doute quelques communications à se faire.
—Citoyenne, dit le guichetier, j'ai reçu une petite gratification du père Richard, de sorte que je me permettrai aujourd'hui la côtelette de porc aux cornichons et la bouteille de vin de Bourgogne; envoie ta servante me chercher l'une chez le charcutier, et va me chercher l'autre à la cave. L'hôtesse donna aussitôt ses ordres. La servante sortit par la porte de la rue, et elle sortit, elle, par la porte de la cave.
—Bien, dit le patriote, tu es un garçon intelligent.
—Si intelligent, que je ne me cache pas, malgré vos belles promesses, de quoi il retourne pour nous deux. Vous vous doutez de quoi il retourne?
—Oui, parfaitement.
—C'est notre cou à tous deux que nous jouons.
—Ne t'inquiète pas du mien.
—Ce n'est pas le vôtre non plus, monsieur, qui me cause, je l'avoue, la plus vive inquiétude.
—C'est le tien?
—Oui.
—Mais si je l'estime le double de ce qu'il vaut...
—Eh! monsieur, c'est une chose très précieuse que le cou.
—Pas le tien.
—Comment! pas le mien?
—En ce moment, du moins.
—Que voulez-vous dire?
—Je veux dire que ton cou ne vaut pas une obole, attendu que si, par exemple, j'étais un agent du comité de Salut public, tu serais guillotiné demain.
Le guichetier se retourna d'un mouvement si brusque, que le chien aboya contre lui. Il était pâle comme la mort.
—Ne te tourne pas et ne pâlis pas, dit le patriote; achève tranquillement ta soupe au contraire: je ne suis pas un agent provocateur, l'ami. Fais-moi entrer à la Conciergerie, installe-moi à ta place, donne-moi les clefs, et demain je te compte cinquante mille livres en or.
—C'est bien vrai au moins?
—Oh! tu as une fameuse caution, tu as ma tête. Le guichetier médita quelques secondes.
—Allons, dit le patriote, qui le voyait dans sa glace, allons, ne fais pas de mauvaises réflexions; si tu me dénonces, comme tu n'auras fait que ton devoir, la République ne te donnera pas un sou: si tu me sers, comme au contraire tu auras manqué à ce même devoir, et qu'il est injuste dans ce monde de faire quelque chose pour rien, je te donnerai les cinquante mille livres.
—Oh! je comprends bien, dit le guichetier, j'ai tout bénéfice à faire ce que vous demandez; mais je crains les suites...
—Les suites!... et qu'as-tu à craindre? Voyons, ce n'est pas moi qui te dénoncerai, au contraire.
—Sans doute.
—Le lendemain du jour où je suis installé, tu viens faire un tour à la Conciergerie; je te compte vingt-cinq rouleaux contenant chacun deux mille francs; ces vingt-cinq rouleaux tiendront à l'aise dans tes deux poches. Avec l'argent, je te donne une carte pour sortir de France; tu pars, et, partout où tu vas, tu es, sinon riche, du moins indépendant.
—Eh bien, c'est dit, monsieur, arrive qui arrive. Je suis un pauvre diable, moi; je ne me mêle pas de politique; la France a toujours bien marché sans moi, et ne périra pas faute de moi; si vous faites une méchante action, tant pis pour vous.
—En tout cas, dit le patriote, je ne crois pas pouvoir faire pis que l'on ne fait en ce moment.
—Monsieur me permettra de ne pas juger la politique de la Convention nationale.
—Tu es un homme admirable de philosophie et d'insouciance. Maintenant, voyons, quand me présentes-tu au père Richard?
—Ce soir, si vous voulez.
—Oui, certainement. Qui suis-je?
—Mon cousin Mardoche.
—Mardoche, soit; le nom me plaît. Quel état?
—Culottier.
—De culottier à tanneur, il n'y a que la main.
—Êtes-vous tanneur?
—Je pourrais l'être.
—C'est vrai.
—À quelle heure la présentation?
—Dans une demi-heure, si vous voulez. À neuf heures alors.
—Quand aurai-je l'argent?
—Demain.
—Vous êtes donc énormément riche?
—Je suis à mon aise.
—Un ci-devant, n'est-ce pas?
—Que t'importe!
—Avoir de l'argent, et donner son argent pour courir le risque d'être guillotiné; en vérité, il faut que les ci-devant soient bien bêtes!
—Que veux-tu! les sans-culottes ont tant d'esprit qu'il n'en reste pas aux autres.
—Chut! voilà mon vin.
—À ce soir, en face de la Conciergerie.
—Oui. Le patriote paya son écot et sortit. De la porte, on l'entendit crier de sa voix de tonnerre:
—Allons donc, citoyenne! les côtelettes aux cornichons! mon cousin Gracchus meurt de faim.
—Ce bon Mardoche! dit le guichetier en dégustant le verre de Bourgogne que venait de lui verser la cabaretière en le regardant tendrement.
XLI
Le greffier du ministère de la guerre
Le patriote était sorti, mais ne s'était pas éloigné. À travers les vitres enfumées, il guettait le guichetier, pour voir s'il n'entrerait pas en communication avec quelques-uns de ces agents de la police républicaille, l'une des meilleures qui eût jamais existé, car la moitié de la société espionnait l'autre, moins encore pour la plus grande gloire du gouvernement que pour la plus grande sûreté de sa tête.
Mais rien de ce que craignait le patriote n'arriva; à neuf heures moins quelques minutes, le guichetier se leva, prit le menton de la cabaretière et sortit.
Le patriote le rejoignit sur le quai de la Conciergerie et tous deux entrèrent dans la prison.
Dès le soir même, le marché fut conclu: le père Richard accepta le guichetier Mardoche en remplacement du citoyen Gracchus.
Deux heures avant que cette affaire s'arrangeât dans la geôle, une scène se passait dans une autre partie de la prison qui, quoique sans intérêt apparent, avait une importance non moins grande pour les principaux personnages de cette histoire.
Le greffier de la Conciergerie, fatigué de sa journée, allait plier les registres et sortir, quand un homme, conduit par la citoyenne Richard, se présenta devant son bureau.
—Citoyen greffier, dit-elle, voici votre confrère du ministère de la guerre qui vient, de la part du citoyen ministre, pour relever quelques écrous militaires.
—Ah! citoyen, dit le greffier, vous arrivez un peu tard, je pliais bagage.
—Cher confrère, pardonnez-moi, répondit le nouvel arrivant, mais nous avons tant de besogne, que nos courses ne peuvent guère se faire qu'à nos moments perdus, et nos moments perdus, à nous, ne sont guère que ceux où les autres mangent et dorment.
—S'il en est ainsi, faites, mon cher confrère; mais hâtez-vous, car, ainsi que vous le dites, c'est l'heure du souper et j'ai faim. Avez-vous vos pouvoirs?
—Les voici, dit le greffier du ministère de la guerre en exhibant un portefeuille que son confrère, tout pressé qu'il était, examina avec une scrupuleuse attention.
—Oh! tout cela est en règle, dit la femme Richard, et mon mari a déjà passé l'inspection.
—N'importe, n'importe, dit le greffier en continuant son examen.
Le greffier de la guerre attendit patiemment et en homme qui s'était attendu au strict accomplissement de ces formalités.
—À merveille, dit le greffier de la Conciergerie, et vous pouvez maintenant commencer quand vous voudrez. Avez-vous beaucoup d'écrous à relever?
—Une centaine.
—Alors, vous en avez pour plusieurs jours?
—Aussi, cher confrère, est-ce une espèce de petit établissement que je viens fonder chez vous, si vous le permettez, toutefois.
—Comment l'entendez-vous? demanda le greffier de la Conciergerie.
—C'est ce que je vous expliquerai en vous emmenant souper ce soir avec moi; vous avez faim, vous l'avez dit.
—Et je ne m'en dédis pas.
—Eh bien, vous verrez ma femme: c'est une bonne cuisinière; puis vous ferez connaissance avec moi: je suis un bon garçon.
—Ma foi, oui, vous me faites cet effet-là; cependant, cher confrère...
—Oh! acceptez sans façon les huîtres que j'achèterai en passant sur la place du Châtelet, un poulet de chez notre rôtisseur, et deux ou trois petits plats que madame Durand fait dans la perfection.
—Vous me séduisez, cher confrère, dit le greffier de la Conciergerie, ébloui par ce menu, auquel n'était pas accoutumé un greffier payé par le tribunal révolutionnaire à raison de deux livres en assignats, lesquels valaient en réalité deux francs à peine.
—Ainsi, vous acceptez?
—J'accepte.
—En ce cas, à demain le travail; pour ce soir, partons.
—Partons.
—Venez-vous?
—À l'instant; laissez-moi seulement prévenir les gendarmes qui gardent l'Autrichienne.
—Pourquoi faire les prévenez-vous?
—Afin qu'ils soient avertis que je sors et que, sachant, par conséquent, qu'il n'y a plus personne au greffe, tous les bruits leur deviennent suspects.
—Ah! fort bien; excellente précaution, ma foi?
—Vous comprenez, n'est-ce pas?
—À merveille. Allez.
Le greffier de la Conciergerie alla en effet heurter au guichet, et l'un des gendarmes ouvrit en disant:
—Qui est là?
—Moi! le greffier; vous savez, je pars. Bonsoir, citoyen Gilbert.
—Bonsoir, citoyen greffier. Et le guichet se referma. Le greffier de la guerre avait examiné toute cette scène avec la plus grande attention, et, quand la porte de la prison de la reine restait ouverte, son regard avait rapidement plongé jusqu'au fond du premier compartiment: il avait vu le gendarme Duchesne à table, et s'était, en conséquence, assuré que la reine n'avait que deux gardiens.
Il va sans dire que, lorsque le greffier de la Conciergerie se retourna, son confrère avait repris l'aspect le plus indifférent qu'il avait pu donner à sa physionomie.
Comme ils sortaient de la Conciergerie, deux hommes allaient y entrer. Ces deux hommes, qui allaient y entrer, étaient le citoyen Gracchus et son cousin Mardoche.
Le cousin Mardoche et le greffier de la guerre, chacun par un mouvement qui semblait émaner d'un sentiment pareil, enfoncèrent, en s'apercevant, l'un son bonnet à poils, l'autre son chapeau à larges bords sur les yeux.
—Quels sont ces hommes? demanda le greffier de la guerre.
—Je n'en connais qu'un: c'est un guichetier nommé Gracchus.
—Ah! fit l'autre avec une indifférence affectée, les guichetiers sortent donc à la Conciergerie?
—Ils ont leur jour. L'investigation ne fut pas poussée plus loin; les deux nouveaux amis prirent le pont au Change. Au coin de la place du Châtelet, le greffier de la guerre, selon le programme annoncé, acheta une cloyère de douze douzaines d'huîtres; puis on continua de s'avancer par le quai de Gèvres. La demeure du greffier du ministère de la guerre était fort simple: le citoyen Durand habitait trois petites pièces sur la place de Grève, dans une maison sans portier. Chaque locataire avait une clef de la porte de l'allée; et il était convenu que l'on s'avertirait quand on n'aurait pas pris cette clef avec soi, par un, deux ou trois coups de marteau, selon l'étage que l'on habitait: la personne qui en attendait une autre, et qui reconnaissait le signal, descendait alors et ouvrait la porte. Le citoyen Durand avait sa clef dans sa poche, il n'eut donc pas besoin de frapper.
Le greffier du Palais trouva madame la greffière de la guerre fort à son goût.
C'était une charmante femme, en effet, à laquelle une profonde expression de tristesse répandue sur sa physionomie, donnait à la première vue un puissant intérêt. Il est à remarquer que la tristesse est un des plus sûrs moyens de séduction des jolies femmes; la tristesse rend amoureux tous les hommes, sans exception, même les greffiers; car, quoi qu'on dise, les greffiers sont des hommes, et il n'est aucun amour-propre féroce ou aucun cœur sensible qui n'espère consoler une jolie femme affligée, et changer les roses blanches d'un teint pâle en des roses plus riantes, comme disait le citoyen Dorat.
Les deux greffiers soupèrent de fort bon appétit; il n'y a que madame Durand qui ne mangea point.
Les questions cependant marchaient de part et d'autre.
Le greffier de la guerre demandait à son confrère, avec une curiosité bien remarquable dans ces temps de drames quotidiens, quels étaient les usages du palais, les jours de jugement, les moyens de surveillance.
Le greffier du Palais, enchanté d'être écouté avec tant d'attention, répondait avec complaisance et disait les mœurs des geôliers, celles de Fouquier-Tinville, et enfin celles du citoyen Sanson, le principal acteur de cette tragédie qu'on jouait chaque soir sur la place de la Révolution.
Puis s'adressant à son collègue et à son hôte, il lui demandait à son tour des renseignements sur son ministère à lui.
—Oh! dit Durand, je suis moins bien renseigné que vous, étant un personnage infiniment moins important que vous, attendu que je suis plutôt secrétaire du greffier que titulaire de la place; je fais la besogne du greffier en chef. Obscur employé, à moi la peine, aux illustres le profit; c'est l'habitude de toutes les bureaucraties, même révolutionnaires. La terre et le ciel changeront peut-être un jour, mais les bureaux ne changeront pas.
—Eh bien, je vous aiderai, citoyen, dit le greffier du Palais, charmé du bon vin de son hôte, et surtout charmé des beaux yeux de madame Durand.
—Oh! merci, dit celui à qui cette offre gracieuse était faite; tout ce qui change les habitudes et les localités est une distraction pour un pauvre employé, et je crains plutôt de voir finir mon travail à la Conciergerie que de le voir traîner en longueur, et pourvu que chaque soir je puisse amener au greffe madame Durand, qui s'ennuierait ici...
—Je n'y vois pas d'inconvénient, dit le greffier du Palais, enchanté de l'aimable distraction que lui promettait son confrère.
—Elle me dictera les écrous, continua le citoyen Durand; et puis, de temps en temps, si vous n'avez pas trouvé le souper de ce soir trop mauvais, vous en reviendrez prendre un pareil.
—Oui; mais pas trop souvent, dit avec fatuité le greffier du Palais; car je vous avouerai que je serais grondé si je rentrais plus tard que d'habitude dans une certaine petite maison de la rue du Petit-Musc.
—Eh bien, voilà qui s'arrangera merveilleusement bien, dit Durand; n'est-ce pas, ma chère amie?
Madame Durand, fort pâle et fort triste toujours, leva les yeux sur son mari et répondit:
—Que votre volonté soit faite.
Onze heures sonnaient; il était temps de se retirer. Le greffier du Palais se leva, et prit congé de ses nouveaux amis, en leur exprimant tout le plaisir qu'il avait eu de faire connaissance avec eux et leur dîner.
Le citoyen Durand reconduisit son hôte jusque sur le palier; puis, rentrant dans la chambre:
—Allons, Geneviève, dit-il, couchez-vous. La jeune femme, sans répondre, se leva, prit une lampe et passa dans la chambre à droite. Durand, ou plutôt Dixmer, la regarda sortir, resta un instant pensif et le front sombre après son départ; puis, à son tour, il passa dans sa chambre, qui était du côté opposé.
XLII
Les deux billets
À partir de ce moment, le greffier du ministère de la guerre vint chaque soir travailler assidûment dans le bureau de son collègue du Palais; madame Durand relevait les écrous sur les registres préparés à l'avance, et Durand copiait avec ardeur.
Durand examinait tout sans paraître faire attention à rien. Il avait remarqué que chaque soir, à neuf heures, un panier de provisions apporté par Richard ou sa femme était déposé à la porte.
Au moment où le greffier disait au gendarme: «Je m'en vais, citoyen», le gendarme, soit Gilbert, soit Duchesne, sortait, prenait le panier et le portait chez Marie-Antoinette.
Pendant les trois soirées consécutives où Durand était resté plus tard à son poste, le panier aussi était resté plus tard au sien, puisque ce n'était qu'en ouvrant la porte pour dire adieu au greffier que le gendarme récoltait les provisions.
Un quart d'heure après avoir introduit le panier plein, un des deux gendarmes remettait à la porte un panier vide de la veille, le déposant à la même place où était l'autre.
Le soir du quatrième jour, c'était au commencement d'octobre, après la séance habituelle, quand le greffier du Palais se fut retiré, et quand Durand, ou plutôt Dixmer, fut resté seul avec sa femme, il laissa tomber sa plume, puis regarda autour de lui, et prêtant l'oreille avec la même attention que si sa vie en eût dépendu, il se leva vivement, et courant à pas étouffés vers la porte du guichet, il souleva la serviette qui recouvrait le panier et enfonça dans le pain tendre destiné à la prisonnière un petit étui d'argent.
Puis, pâle et tremblant de l'émotion qui, même chez la plus puissante organisation, trouble l'homme qui vient d'accomplir un acte suprême, et dont le moment a été longuement préparé et est fortement attendu, il revint prendre sa place, appuyant une main sur son front, l'autre sur son cœur.
Geneviève le regardait faire, mais sans lui adresser la parole; ordinairement, depuis que son mari l'avait reprise chez Maurice, elle attendait toujours qu'il lui parlât le premier.
Cependant, cette fois, elle rompit le silence:
—Est-ce pour ce soir? demanda-t-elle.
—Non, c'est pour demain, répondit Dixmer. Et, se levant après avoir regardé et écouté de nouveau, il ferma les registres, et, se rapprochant du guichetier, il frappa à la porte.
—Hein? fit Gilbert.
—Citoyen, dit-il, je m'en vais.
—Bien, dit le gendarme du fond de la cellule. Bonsoir.
—Bonsoir, citoyen Gilbert.
Durand entendit le grincement des verrous, il comprit que le gendarme allait ouvrir la porte, il sortit.
Dans le couloir qui conduisait de l'appartement du père Richard à la cour, il heurta un guichetier coiffé d'un bonnet à poil, et brandissant un lourd trousseau de clefs.
La peur saisit Dixmer; cet homme, brutal comme les gens de son état, allait l'interpeller, le regarder, le reconnaître peut-être. Il enfonça son chapeau, tandis que Geneviève tirait sur ses yeux la garniture de son mantelet noir.
Il se trompait.
—Ah! pardon! dit seulement le guichetier, quoique ce fût lui qui eût été heurté.
Dixmer tressaillit au son de cette voix, qui était douce et polie. Mais le guichetier était pressé sans doute, il se glissa dans le couloir, ouvrit la porte du père Richard et disparut. Dixmer continua son chemin, entraînant Geneviève.
—C'est étrange, dit-il, lorsqu'il fut dehors, que la porte se fut refermée derrière lui, et que l'impression de l'air eut rafraîchi son front brûlant.
—Oh! oui, bien étrange, murmura Geneviève. Au temps de leur intimité, les deux époux se fussent communiqué l'un à l'autre la cause de leur étonnement. Mais Dixmer enferma ses pensées dans son esprit, les combattant comme une hallucination, tandis que Geneviève se contentait, en tournant l'angle du pont au Change, de jeter un dernier regard sur le sombre Palais, où quelque chose de pareil au fantôme d'un ami perdu venait de réveiller en elle tant de souvenirs doux et amers à la fois.
Tous deux arrivèrent à la Grève sans avoir prononcé une seule parole.
Pendant ce temps, le gendarme Gilbert était sorti et s'était emparé du panier de provisions destiné à la reine. Il contenait des fruits, un poulet froid, une bouteille de vin blanc, une carafe d'eau et la moitié d'un pain de deux livres.
Gilbert leva la serviette et reconnut la disposition ordinaire des objets placés dans le panier par la citoyenne Richard. Puis, dérangeant le paravent:
—Citoyenne, dit-il tout haut, voici le souper. Marie-Antoinette rompit le pain; mais à peine ses doigts s'y étaient-ils imprimés, qu'elle sentit le froid contact de l'argent, et qu'elle comprit que ce pain renfermait quelque chose d'extraordinaire. Alors elle regarda autour d'elle, mais le gendarme s'était déjà retiré. La reine resta un instant immobile; elle calculait son éloignement progressif. Quand elle crut être certaine qu'il était allé s'asseoir près de son camarade, elle tira l'étui du pain. L'étui contenait un billet. Elle le déplia et lut ce qui suit:
«Madame, tenez-vous prête demain à l'heure où vous recevrez ce billet; car demain, à cette heure, une femme sera introduite dans le cachot de Votre Majesté. Cette femme prendra vos habits et vous donnera les siens; puis vous sortirez de la Conciergerie au bras d'un de vos plus dévoués serviteurs.
«Ne vous inquiétez pas du bruit qui se fera dans la première pièce; ne vous arrêtez ni aux cris ni aux gémissements; ne vous occupez que de passer promptement la robe et le mantelet de la femme qui doit prendre la place de Votre Majesté.»
—Un dévouement! murmura la reine; merci, mon Dieu! je ne suis donc pas, comme on le disait, un objet d'exécration pour tous.
Elle relut le billet. Alors le second paragraphe la frappa.
—» Ne vous arrêtez ni aux cris ni aux gémissements», murmura-t-elle. Oh! cela veut dire que l'on frappera mes deux gardiens, pauvres gens! qui m'ont montré tant de pitié; oh! jamais, jamais!
Elle déchira encore la seconde moitié du billet, qui était blanche, et, comme elle n'avait ni crayon ni plume pour répondre à l'ami inconnu qui s'occupait d'elle, elle prit l'épingle de son fichu et piqua dans le papier des lettres qui composèrent les mots suivants:
«Je ne puis ni ne dois accepter le sacrifice de la vie de personne en échange de la mienne. «M.-A.»
Puis elle replaça le papier dans l'étui, qu'elle enfouit dans la seconde partie du pain brisé.
Cette opération était achevée à peine, dix heures sonnaient, et la reine, tenant le morceau de pain à la main, comptait tristement les heures qui vibraient lentes et espacées, quand elle entendit à une des fenêtres, donnant sur la cour que l'on appelait la cour des femmes, un bruit strident pareil à celui que produirait un diamant grinçant sur le verre.
Ce bruit fut suivi d'un choc léger à la vitre, choc plusieurs fois répété et que couvrait avec intention la toux d'un homme. Puis, à l'angle de la vitre, apparut un petit papier roulé qui glissa lentement et tomba au pied de la muraille. Puis la reine entendit le bruit du trousseau de clefs sautillant les unes sur les autres et des pas qui s'éloignaient en retentissant sur le pavé.
Elle reconnut que la vitre venait d'être trouée à son angle, et que, par cet angle, l'homme qui s'éloignait avait glissé un papier, qui sans doute était un billet. Ce billet était à terre. La reine le couva des yeux, tout en écoutant si l'un de ses gardiens ne se rapprochait pas d'elle; mais elle les entendit qui parlaient à voix basse comme ils faisaient d'habitude, et par une espèce de convention tacite pour ne pas l'importuner. Alors elle se leva doucement, retenant son haleine, et alla ramasser le papier.
Un objet mince et dur en glissa comme d'un fourreau, et, en tombant sur la brique, résonna métalliquement. C'était une lime de la plus grande finesse, un bijou plutôt qu'un outil, un de ces ressorts d'acier avec lesquels une main, si faible et si inhabile qu'elle soit, peut couper en un quart d'heure le fer du plus épais barreau.
«Madame, disait le papier, demain à neuf heures et demie, un homme viendra causer avec les gendarmes qui vous gardent, par la fenêtre de la cour des femmes. Pendant ce temps, Votre Majesté sciera le troisième barreau de sa fenêtre, en allant de gauche à droite.... Coupez en biaisant, un quart d'heure doit suffire à Votre Majesté; puis tenez-vous prête à passer par la fenêtre.... L'avis vous vient d'un de vos plus dévoués et de vos plus fidèles sujets, lequel a consacré sa vie au service de Votre Majesté, et sera heureux de la sacrifier pour elle.»
—Oh! murmura la reine, est-ce un piège? Mais non, il me semble que je connais cette écriture; c'est la même qu'au Temple; c'est celle du chevalier de Maison-Rouge. Allons! Dieu veut peut-être que j'échappe.
Et la reine tomba à genoux et se réfugia dans la prière, ce baume souverain des prisonniers.
XLIII
Les préparatifs de Dixmer
Ce lendemain, préparé par une nuit d'insomnie, vint enfin, terrible, et, l'on peut dire sans exagération, couleur de sang.
Chaque jour, en effet, à cette époque et dans cette année, le plus beau soleil avait ses taches livides.
La reine dormit à peine et d'un sommeil sans repos; à peine avait-elle les yeux fermés, qu'il lui semblait voir du sang, qu'il lui semblait entendre pousser des cris.
Elle s'était endormie, sa lime dans sa main. Une partie de la journée fut donnée par elle à la prière. Ses gardiens la voyaient prier si souvent, qu'ils ne prirent aucune inquiétude de ce surcroît de dévotion.
De temps en temps, la prisonnière tirait de son sein la lime qui lui avait été transmise par un de ses sauveurs, et elle comparait la faiblesse de l'instrument à la force des barreaux.
Heureusement, ces barreaux n'étaient scellés dans le mur que d'un côté, c'est-à-dire par en bas.
La partie supérieure s'emboîtait dans un barreau transversal; la partie inférieure sciée, on n'avait donc qu'à tirer le barreau, et le barreau venait.
Mais ce n'étaient pas les difficultés physiques qui arrêtaient la reine: elle comprenait parfaitement que la chose était possible, et c'est cette possibilité même qui faisait de l'espérance une flamme sanglante qui éblouissait ses yeux.
Elle sentait que, pour arriver à elle, il faudrait que ses amis tuassent les hommes qui la gardaient, et elle n'eût consenti leur mort à aucun prix; ces hommes étaient les seuls qui depuis longtemps lui eussent montré quelque pitié.
D'un autre côté, au delà de ces barreaux qu'on lui disait de scier, de l'autre côté du corps de ces deux hommes qui devaient succomber en empêchant ses sauveurs d'arriver jusqu'à elle, étaient la vie, la liberté, et peut-être la vengeance, trois choses si douces, pour une femme surtout, qu'elle demandait à Dieu pardon de les désirer si ardemment.
Elle crut, au reste, remarquer que nul soupçon n'agitait ses gardiens et qu'ils n'avaient pas même la conscience du piège où l'on voulait faire tomber leur prisonnière, en supposant que le complot fût un piège.
Ces hommes simples se fussent trahis à des yeux aussi exercés que l'étaient ceux d'une femme habituée à deviner le mal à force de l'avoir souffert.
La reine renonçait donc presque entièrement à la portion de ses idées qui lui faisait examiner la double ouverture qui lui avait été faite comme un piège; mais, à mesure que la honte d'être prise dans ce piège la quittait, elle tombait dans l'appréhension plus grande encore de voir couler sous ses yeux un sang versé pour elle.
—Bizarre destinée, et sublime spectacle! murmurait-elle; deux conspirations se réunissent pour sauver une pauvre reine ou plutôt une pauvre femme prisonnière, qui n'a rien fait pour séduire ou encourager les conspirateurs, et elles vont éclater en même temps.
«Qui sait! elles ne font qu'une, peut-être. Peut-être est-ce une double mine qui doit aboutir à un seul point.
«Si je voulais, je serais donc sauvée!
«Mais une pauvre femme sacrifiée à ma place!
«Mais deux hommes tués pour que cette femme arrive jusqu'à moi!
«Dieu et l'avenir ne me pardonneraient pas.
«Impossible! impossible!...»
Mais alors passaient et repassaient dans son esprit ces grandes idées de dévouement des serviteurs pour les maîtres, et ces antiques traditions du droit des maîtres sur la vie des serviteurs; fantômes presque effacés de la royauté mourante.
—Anne d'Autriche eût accepté, se disait-elle; Anne d'Autriche eût mis au-dessus de toutes choses ce grand principe du salut des personnes royales.
«Anne d'Autriche était du même sang que moi, et presque dans la même situation que moi.
«Folie d'être venue poursuivre la royauté d'Anne d'Autriche en France!
«Aussi n'est-ce point moi qui suis venue; deux rois ont dit:
«—Il est important que deux enfants royaux qui ne se sont jamais vus, qui ne s'aimaient pas, qui ne s'aimeront peut-être jamais, soient mariés au même autel, pour aller mourir sur le même échafaud.
«Et puis, ma mort n'entraînera-t-elle pas celle du pauvre enfant qui, aux yeux de mes rares amis, est encore roi de France?
«Et, quand mon fils sera mort comme est mort mon mari, leurs deux ombres ne souriront-elles pas de pitié en me voyant, pour ménager quelques gouttes de sang vulgaire, tacher de mon sang les débris du trône de saint Louis?»
Ce fut dans ces angoisses toujours croissantes, dans cette fièvre du doute, dont les pulsations vont sans cesse redoublant, dans l'horreur de ces craintes, enfin, que la reine atteignit le soir.
Plusieurs fois elle avait examiné ses deux gardiens; jamais ils n'avaient eu l'air plus calme.
Jamais non plus les petites attentions de ces hommes grossiers mais bons ne l'avaient frappée davantage.
Quand les ténèbres se firent dans le cachot, quand retentit le pas des rondes, quand le bruit des armes et le hurlement des chiens alla éveiller l'écho des sombres voûtes, quand enfin toute la prison se révéla effrayante et sans espérances, Marie-Antoinette, domptée par la faiblesse inhérente à la nature de la femme, se leva épouvantée.
—Oh! je fuirai, dit-elle; oui, oui, je fuirai. Quand on viendra, quand on parlera, je scierai un barreau, et j'attendrai ce que Dieu et mes libérateurs ordonneront de moi. Je me dois à mes enfants, on ne les tuera pas, ou, si on les tue et que je sois libre, oh! alors au moins....
Elle n'acheva pas, ses yeux se fermèrent, sa bouche étouffa sa voix. Ce fut un rêve effrayant que celui de cette pauvre reine dans une chambre fermée de verrous et de grilles. Mais bientôt, dans son rêve toujours, grilles et verrous tombèrent; elle se vit au milieu d'une armée sombre, impitoyable; elle ordonnait à la flamme de briller, au fer de sortir du fourreau; elle se vengeait d'un peuple qui, au bout du compte, n'était pas le sien.
Pendant ce temps, Gilbert et Duchesne causaient tranquillement et préparaient leur repas du soir.
Pendant ce temps aussi, Dixmer et Geneviève entraient à la Conciergerie, et, comme d'habitude, s'installaient dans le greffe. Au bout d'une heure de cette installation, comme d'habitude encore, le greffier du Palais achevait sa tâche et les laissait seuls.
Dès que la porte se fut refermée sur son collègue, Dixmer se précipita vers le panier vide déposé à la porte en échange du panier du soir.
Il saisit le morceau de pain, le brisa et retrouva l'étui.
Le mot de la reine y était renfermé; il le lut en pâlissant.
Et comme Geneviève l'observait, il déchira le papier en mille morceaux qu'il vint jeter dans la gueule enflammée du poêle.
—C'est bien, dit-il; tout est convenu. Puis, se retournant vers Geneviève:
—Venez, madame, dit-il.
—Moi?
—Oui, il faut que je vous parle bas.
Geneviève, immobile et froide comme le marbre, fit un geste de résignation et s'approcha.
—Voici l'heure venue, madame, dit Dixmer; écoutez-moi.
—Oui, monsieur.
—Vous préférez une mort utile à votre cause, une mort qui vous fasse bénir de tout un parti et plaindre de tout un peuple, à une mort ignominieuse et toute de vengeance, n'est-ce pas?
—Oui, monsieur.
—J'eusse pu vous tuer sur place lorsque je vous ai rencontrée chez votre amant; mais un homme qui a, comme moi, consacré sa vie à une œuvre honorable et sainte, doit savoir tirer parti de ses propres malheurs en les consacrant à cette cause, c'est ce que j'ai fait, ou plutôt ce que je compte faire. Je me suis, comme vous l'avez vu, refusé le plaisir de me faire justice. J'ai aussi épargné votre amant.
Quelque chose comme un sourire fugitif mais terrible passa sur les lèvres décolorées de Geneviève.
—Mais, quant à votre amant, vous devez comprendre, vous qui me connaissez, que je n'ai attendu que pour trouver mieux.
—Monsieur, dit Geneviève, je suis prête; pourquoi donc alors ce préambule?
—Vous êtes prête?
—Oui, vous me tuez. Vous avez raison, j'attends. Dixmer regarda Geneviève et tressaillit malgré lui; elle était sublime en ce moment: une auréole l'éclairait, la plus brillante de toutes, celle qui vient de l'amour.
—Je continue, reprit Dixmer. J'ai prévenu la reine; elle attend; cependant, selon toute probabilité, elle fera quelques objections, mais vous la forcerez.
—Bien, monsieur; donnez vos ordres, et je les exécuterai.
—Tout à l'heure, continua Dixmer, je vais heurter à la porte, Gilbert va ouvrir; avec ce poignard (Dixmer ouvrit son habit et montra, en le tirant à moitié du fourreau, un poignard à double tranchant);—avec ce poignard, je le tuerai. Geneviève frissonna malgré elle. Dixmer fit un signe de la main pour lui imposer l'attention.
—Au moment où je le frappe, continua-t-il, vous vous élancez dans la seconde chambre, dans celle où est la reine. Il n'y a pas de porte, vous le savez, seulement un paravent, et vous changez d'habits avec elle, tandis que je tue le second soldat. Alors je prends le bras de la reine, et je passe le guichet avec elle.
—Fort bien, dit froidement Geneviève.
—Vous comprenez? continua Dixmer; chaque soir on vous voit avec ce mantelet de taffetas noir qui cache ce visage. Mettez votre mantelet à Sa Majesté, et drapez-le comme vous avez l'habitude de le draper vous-même.
—Je le ferai ainsi que vous le dites, monsieur.
—Il me reste maintenant à vous pardonner et à vous remercier, madame, dit Dixmer. Geneviève secoua la tête avec un froid sourire.
—Je n'ai pas besoin de votre pardon, ni de votre merci, monsieur, dit-elle en étendant la main; ce que je fais, ou plutôt ce que je vais faire, effacerait un crime, et je n'ai commis qu'une faiblesse; et encore cette faiblesse, rappelez-vous votre conduite, monsieur, vous m'avez presque forcée à la commettre. Je m'éloignais de lui, et vous me repoussiez dans ses bras; de sorte que vous êtes l'instigateur, le juge et le vengeur. C'est donc à moi de vous pardonner ma mort, et je vous la pardonne. C'est donc à moi de vous remercier, monsieur, de m'ôter la vie, puisque la vie m'eût été insupportable séparée de l'homme que j'aime uniquement, depuis cette heure surtout où vous avez brisé par votre féroce vengeance tous les liens qui m'attachaient à lui.
Dixmer s'enfonçait les ongles dans la poitrine; il voulut répondre, la voix lui manqua.
Il fit quelques pas dans le greffe.
—L'heure passerait, dit-il enfin; toute seconde a son utilité. Allons, madame, êtes-vous prête?
—Je vous l'ai dit, monsieur, répondit Geneviève avec le calme des martyrs, j'attends!
Dixmer rassembla tous ses papiers, alla voir si les portes étaient bien closes, si personne ne pouvait entrer dans le greffe; puis il voulut réitérer ses instructions à sa femme.
—Inutile, monsieur, dit Geneviève, je sais parfaitement ce que j'ai à faire.
—Alors, adieu! Et Dixmer lui tendit la main, comme si, à ce moment suprême, toute récrimination devait s'effacer devant la grandeur de la situation et la sublimité du sacrifice.
Geneviève, en frémissant, toucha du bout des doigts la main de son mari.
—Placez-vous près de moi, madame, dit Dixmer, et, aussitôt que j'aurai frappé Gilbert, passez.
—Je suis prête.
Alors, Dixmer serra dans sa main droite son large poignard, et, de la gauche, il heurta à la porte.
XLIV
Les préparatifs du chevalier de Maison-Rouge
Pendant que la scène décrite dans le chapitre précédent se passait à la porte du greffe donnant dans la prison de la reine, ou plutôt dans la première chambre occupée par les deux gendarmes, d'autres préparatifs se faisaient au côté opposé, c'est-à-dire dans la cour des femmes.
Un homme apparaissait tout à coup comme une statue de pierre qui se serait détachée de la muraille. Cet homme était suivi de deux chiens, et, tout en fredonnant le Ça ira, chanson fort à la mode à cette époque, il avait, d'un coup de trousseau de clefs qu'il tenait à la main, raclé les cinq barreaux qui fermaient la fenêtre de la reine.
La reine avait tressailli d'abord; mais, reconnaissant la chose pour un signal, elle avait aussitôt ouvert doucement sa fenêtre et s'était mise à la besogne d'une main plus expérimentée qu'on n'aurait pu le croire, car plus d'une fois, dans l'atelier de serrurerie où son royal époux s'amusait autrefois à passer une partie de ses journées, elle avait de ses doigts délicats touché des instruments pareils à celui sur lequel, à cette heure, reposaient toutes ses chances de salut.
Dès que l'homme au trousseau de clefs entendit la fenêtre de la reine s'ouvrir, il alla frapper à celle des gendarmes.
—Ah! ah! dit Gilbert en regardant à travers les carreaux, c'est le citoyen Mardoche.
—Lui-même, répondit le guichetier. Eh bien, mais, il paraît que nous faisons bonne garde?
—Comme d'habitude, citoyen porte-clefs. Il me semble que vous ne nous trouvez pas souvent en défaut.
—Ah! dit Mardoche, c'est que cette nuit la vigilance est plus nécessaire que jamais.
—Bah! dit Duchesne, qui s'était approché.
—Certainement.
—Qu'y a-t-il donc?
—Ouvrez la fenêtre, et je vous conterai cela.
—Ouvre, dit Duchesne.
Gilbert ouvrit et échangea une poignée de main avec le porte-clefs, qui s'était déjà fait l'ami des deux gendarmes.
—Qu'y a-t-il donc, citoyen Mardoche? répéta Gilbert.
—Il y a que la séance de la Convention a été un peu chaude. L'avez-vous lue?
—Non. Que s'est-il donc passé?
—Ah! il s'est passé d'abord que le citoyen Hébert a découvert une chose.
—Laquelle?
—C'est que les conspirateurs que l'on croyait morts sont vivants et très vivants.
—Ah! oui, dit Gilbert: Delessart et Thierry; j'ai entendu parler de cela; ils sont en Angleterre, les gueux.
—Et le chevalier de Maison-Rouge? dit le porte-clefs en haussant la voix de manière à ce que la reine l'entendît.
—Comment! il est en Angleterre aussi, celui-là?
—Pas du tout, il est en France, continua Mardoche en soutenant sa voix au même diapason.
—Il est donc revenu?
—Il ne l'a pas quittée.
—En voilà un qui a du front! dit Duchesne.
—C'est comme cela qu'il est.
—Eh bien, on va tâcher de l'arrêter.
—Certainement, qu'on va tâcher de l'arrêter; mais ce n'est pas chose facile, à ce qu'il paraît aussi.
En ce moment, comme la lime de la reine grinçait si fortement sur les barreaux, que le porte-clefs craignait qu'on ne l'entendît, malgré les efforts qu'il faisait pour la couvrir, il appuya le talon sur la patte d'un de ses chiens, qui poussa un hurlement de douleur.
—Ah! pauvre bête! dit Gilbert.
—Bah! dit le porte-clefs, il n'avait qu'à mettre des sabots. Veux-tu te taire, Girondin, veux-tu te taire!
—Il s'appelle Girondin, ton chien, citoyen Mardoche?
—Oui, c'est un nom que je lui ai donné comme cela.
—Et tu disais donc, reprit Duchesne, qui, prisonnier lui-même, prenait aux nouvelles tout l'intérêt qu'y prennent les prisonniers, tu disais donc?
—Ah! c'est vrai, je disais qu'alors le citoyen Hébert, en voilà un patriote! je disais que le citoyen Hébert avait fait la motion de ramener l'Autrichienne au Temple.
—Et pourquoi cela?
—Dame! parce qu'il prétend qu'on ne l'a tirée du Temple que pour la soustraire à l'inspection immédiate de la Commune de Paris.
—Oh! et puis un peu aux tentatives de ce damné Maison-Rouge, dit Gilbert; il me semble que le souterrain existe.
—C'est aussi ce que lui a répondu le citoyen Santerre; mais Hébert a dit que, du moment où l'on était prévenu, il n'y avait plus de danger; qu'on pouvait, au Temple, garder Marie-Antoinette avec la moitié des précautions qu'il faut pour la garder ici, et, de fait, c'est que le Temple est une maison autrement ferme que la Conciergerie.
—Ma foi, dit Gilbert, moi, je voudrais qu'on la reconduisît au Temple.
—Je comprends, cela t'ennuie de la garder.
—Non, cela m'attriste. Maison-Rouge toussa fortement; la lime faisait d'autant plus de bruit qu'elle mordait plus profondément le barreau de fer.
—Et qu'a-t-on décidé? demanda Duchesne quand la quinte du porte-clefs fut passée.
—Il a été décidé qu'elle resterait ici, mais que son procès lui serait fait immédiatement.
—Ah! pauvre femme! dit Gilbert. Duchesne, dont l'oreille était plus fine sans doute que celle de son collègue, ou l'attention moins fortement captivée par le récit de Mardoche, se baissa pour écouter du côté du compartiment de gauche. Le porte-clefs vit le mouvement.
—De sorte que, tu comprends, citoyen Duchesne, dit-il vivement, les tentatives des conspirateurs vont devenir d'autant plus désespérées qu'ils sauront avoir moins de temps devant eux pour les exécuter. On va doubler les gardes des prisons, attendu qu'il n'est question de rien moins que d'une irruption à force armée dans la Conciergerie; les conspirateurs tueraient tout, jusqu'à ce qu'ils pénétrassent jusqu'à la reine, jusqu'à la veuve Capet, veux-je dire.
—Ah bah! comment entreraient-ils, tes conspirateurs?
—Déguisés en patriotes, ils feraient semblant de recommencer un 2 Septembre, les gredins! et puis, une fois les portes ouvertes, bonsoir!
Il se fit un instant de silence occasionné par la stupeur des gendarmes. Le porte-clefs entendit avec une joie mêlée de terreur la lime qui continuait de grincer. Neuf heures sonnèrent. En même temps, on frappa à la porte du greffe; mais les deux gendarmes, préoccupés, ne répondirent point.
—Eh bien, nous veillerons, nous veillerons, dit Gilbert.
—Et, s'il le faut, nous mourrons à notre poste en vrais républicains, ajouta Duchesne.
«Elle doit avoir bientôt achevé», se dit à lui-même le porte-clefs en essuyant son front mouillé de sueur.
—Et vous, de votre côté, dit Gilbert, vous veillez, je présume; car on ne vous épargnerait pas plus que nous, si un événement comme celui que vous nous annoncez arrivait.
—Je crois bien, dit le porte-clefs; je passe les nuits à faire des rondes; aussi je suis sur les dents; vous autres, au moins, vous vous relayez, et vous pouvez dormir de deux nuits l'une.
En ce moment, on frappa une seconde fois à la porte du greffe. Mardoche tressaillit; tout événement, si minime qu'il fût, pouvait empêcher son projet de réussir.
—Qu'est-ce donc? demanda-t-il comme malgré lui.
—Rien, rien, dit Gilbert; c'est le greffier du ministère de la guerre qui s'en va et qui me prévient.
—Ah! fort bien, dit le porte-clefs. Mais le greffier s'obstinait à frapper.
—Bon! bon! cria Gilbert sans quitter sa fenêtre. Bonsoir!... adieu!...
—Il me semble qu'il te parle, dit Duchesne en se retournant du côté de la porte. Réponds-lui donc.... On entendit alors la voix du greffier.
—Viens donc, citoyen gendarme, disait-il; je voudrais te parler un instant.
Cette voix, tout empreinte qu'elle paraissait être d'un sentiment d'émotion qui lui ôtait son accent habituel, fit dresser l'oreille au porte-clefs, qui crut la reconnaître.
—Que veux-tu donc, citoyen Durand? demanda Gilbert.
—Je veux te dire un mot.
—Eh bien, tu me le diras demain.
—Non, ce soir; il faut que je te parle ce soir, reprit la même voix.
—Oh! murmura le porte-clefs, que va-t-il donc se passer? C'est la voix de Dixmer.
Sinistre et vibrante, cette voix semblait emprunter quelque chose de funèbre à l'écho lointain du sombre corridor. Duchesne se retourna.
—Allons, dit Gilbert, puisqu'il le veut absolument, j'y vais. Et il se dirigea vers la porte.
Le porte-clefs profita de ce moment, pendant lequel l'attention des deux gendarmes était absorbée par une circonstance imprévue. Il courut à la fenêtre de la reine.
—Est-ce fait? dit-il.
—Je suis plus qu'à moitié, répondit la reine.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-il, hâtez-vous! hâtez-vous!
—Eh bien, citoyen Mardoche, dit Duchesne, qu'es-tu donc devenu?
—Me voilà, s'écria le porte-clefs en revenant vivement à la fenêtre du premier compartiment.
Au moment même, et comme il allait reprendre sa place, un cri terrible retentit dans la prison, puis une imprécation, puis le bruit d'un sabre qui jaillit du fourreau de métal.
—Ah! scélérat! ah! brigand! cria Gilbert. Et le bruit d'une lutte se fit entendre dans le corridor. En même temps, la porte s'ouvrit, découvrant aux yeux du guichetier deux ombres se colletant dans le guichet et donnant passage à une femme, qui, repoussant Duchesne, s'élança dans le compartiment de la reine.
Duchesne, sans s'inquiéter de cette femme, courait au secours de son camarade.
Le guichetier bondit vers l'autre fenêtre; il vit la femme aux genoux de la reine; elle priait, elle suppliait la prisonnière de changer d'habits avec elle.
Il se pencha avec des yeux flamboyants, cherchant à reconnaître cette femme qu'il craignait d'avoir déjà trop reconnue. Tout à coup il poussa un cri douloureux.
—Geneviève! Geneviève! s'écria-t-il. La reine avait laissé tomber la lime et semblait anéantie. C'était encore une tentative avortée. Le guichetier saisit des deux mains et secoua d'un effort suprême le barreau de fer entamé par la lime. Mais la morsure de l'acier n'était pas assez profonde, le barreau résista. Pendant ce temps, Dixmer était parvenu à refouler Gilbert dans la prison, et il allait y entrer avec lui, quand Duchesne, pesant sur la porte, parvint à la repousser. Mais il ne put la fermer. Dixmer, désespéré, avait passé son bras entre la porte et la muraille. Au bout de ce bras était le poignard, qui, émoussé par la boucle de cuivre du ceinturon, avait glissé le long de la poitrine du gendarme, ouvrant son habit et déchirant les chairs. Les deux hommes s'encourageaient à réunir toutes leurs forces, et, en même temps, ils appelaient à l'aide. Dixmer sentit que son bras allait se briser; il appuya son épaule contre la porte, donna une violente secousse et parvint à retirer son bras meurtri.
La porte se referma avec bruit; Duchesne poussa les verrous, tandis que Gilbert donnait un tour à la clef.
Un pas résonna rapide dans le corridor, puis tout fut fini. Les deux gendarmes se regardèrent et cherchèrent autour d'eux.
Ils entendirent le bruit que faisait le faux guichetier en essayant de briser le barreau.
Gilbert se précipita dans la prison de la reine; il trouva Geneviève à ses genoux et la suppliant de changer de costume avec elle.
Duchesne saisit sa carabine et courut à la fenêtre: il vit un homme pendu aux barreaux, qu'il secouait avec rage et qu'il essayait vainement d'escalader.
Il le mit en joue.
Le jeune homme vit le canon de la carabine se baisser vers lui.
—Oh! oui, dit-il, tue-moi; tue!
Et, sublime de désespoir, il élargit sa poitrine pour défier la balle.
—Chevalier, s'écria la reine, chevalier, je vous en supplie; vivez, vivez! À la voix de Marie-Antoinette, Maison-Rouge tomba à genoux. Le coup partit; mais ce mouvement le sauva, la balle passa au-dessus de sa tête. Geneviève crut son ami tué et tomba sans connaissance sur le carreau.
Lorsque la fumée fut dissipée, il n'y avait plus personne dans la cour des femmes.
Dix minutes après, trente soldats, conduits par deux commissaires, fouillaient la Conciergerie dans ses plus inaccessibles retraites.
On ne trouva personne; le greffier avait passé calme et souriant devant le fauteuil du père Richard.
Quant au guichetier, il était sorti en criant:
—Alarme! alarme! Le factionnaire avait voulu croiser la baïonnette contre lui; mais ses chiens avaient sauté au cou du factionnaire.
Il n'y eut que Geneviève qui fut arrêtée, interrogée, emprisonnée.
XLV
Les recherches
Nous ne pouvons laisser plus longtemps dans l'oubli un des personnages principaux de cette histoire, celui qui, pendant que s'accomplissaient les événements accumulés dans le précédent chapitre, a souffert le plus de tous, et dont les souffrances méritaient le plus d'éveiller la sympathie de nos lecteurs.
Il faisait grand soleil dans la rue de la Monnaie, et les commères devisaient sur les portes aussi joyeusement que si, depuis dix mois, un nuage de sang ne semblait pas s'être arrêté sur la ville, lorsque Maurice revint avec le cabriolet qu'il avait promis d'amener.
Il laissa la bride de son cheval aux mains d'un décrotteur du parvis Saint-Eustache, et monta, le cœur rempli de joie, les marches de son escalier.
C'est un sentiment vivifiant que l'amour: il sait animer des cœurs morts à toute sensation; il peuple les déserts, il suscite aux yeux le fantôme de l'objet aimé; il fait que la voix qui chante dans l'âme de l'amant lui montre la création tout entière éclairée par le jour lumineux de l'espérance et du bonheur, et, comme, en même temps que c'est un sentiment expansif, c'est encore un sentiment égoïste, il aveugle celui qui aime pour tout ce qui n'est pas l'objet aimé.
Maurice ne vit pas ces femmes, Maurice n'entendit pas leurs commentaires; il ne voyait que Geneviève faisant les préparatifs d'un départ qui allait leur donner un bonheur durable; il n'entendait que Geneviève chantonnant distraitement sa petite chanson habituelle, et cette petite chanson bourdonnait si gracieusement à son oreille, qu'il eût juré entendre les différentes modulations de sa voix mêlées au bruit d'une serrure que l'on ferme.
Sur le palier, Maurice s'arrêta; la porte était entr'ouverte: l'habitude était qu'elle fût constamment fermée, et cette circonstance étonna Maurice. Il regarda tout autour de lui pour voir s'il n'apercevrait pas Geneviève dans le corridor; Geneviève n'y était pas. Il entra, traversa l'antichambre, la salle à manger, le salon; il visita la chambre à coucher. Antichambre, salle à manger, salon, chambre à coucher étaient solitaires. Il appela, personne ne répondit.
L'officieux était sorti, comme on sait; Maurice pensa qu'en son absence Geneviève avait eu besoin de quelque corde pour ficeler ses malles, ou de quelques provisions de voyage pour garnir la voiture, et qu'elle était descendue acheter ces objets. L'imprudence lui parut forte; mais, quoique l'inquiétude commençât à le gagner, il ne se douta encore de rien.
Maurice attendit donc en se promenant de long en large, et en se penchant de temps en temps hors de la fenêtre, par l'entrebâillement de laquelle passaient des bouffées d'air chargées de pluie.
Bientôt Maurice crut entendre un pas dans l'escalier; il écouta; ce n'était pas celui de Geneviève; il ne courut pas moins jusqu'au palier, se pencha sur la rampe et reconnut l'officieux, qui montait les degrés avec l'insouciance habituelle aux domestiques.
—Scévola! s'écria-t-il. L'officieux leva la tête.
—Ah! c'est vous, citoyen!
—Oui, c'est moi: mais où est donc la citoyenne?
—La citoyenne? demanda Scévola étonné en montant toujours.
—Sans doute. L'as-tu vue en bas?
—Non.
—Alors, redescends. Demande au concierge et informe-toi chez les voisins.
—À l'instant même. Scévola redescendit.
—Plus vite, donc! plus vite! cria Maurice; ne vois-tu pas que je suis sur des charbons ardents?
Maurice attendit cinq ou six minutes sur l'escalier; puis, ne voyant point reparaître Scévola, il entra dans l'appartement et se pencha de nouveau hors de la fenêtre; il vit Scévola entrer dans deux ou trois boutiques et sortir sans avoir rien appris de nouveau.
Impatienté, il l'appela. L'officieux leva la tête et vit à la fenêtre son maître impatient. Maurice lui fit signe de remonter.
—C'est impossible qu'elle soit sortie, se dit Maurice. Et il appela de nouveau:
—Geneviève! Geneviève!
Tout était mort. La chambre solitaire semblait même n'avoir plus d'écho.
Scévola reparut.
—Eh bien, le concierge est le seul qui l'ait vue.
—Le concierge l'a vue?
—Oui; les voisins n'en ont pas entendu parler.
—Le concierge l'a vue, dis-tu? Comment cela?
—Il l'a vue sortir.
—Elle est donc sortie?
—Il paraît.
—Seule? Il est impossible que Geneviève soit sortie seule.
—Elle n'était pas seule, citoyen, elle était avec un homme.
—Comment! avec un homme?
—À ce que dit le citoyen concierge, du moins.
—Va le chercher, il faut que je sache quel est cet homme. Scévola fit deux pas vers la porte; puis, se retournant:
—Attendez donc, dit-il en paraissant réfléchir.
—Quoi? que veux-tu? Parle, tu me fais mourir.
—C'est peut-être avec l'homme qui a couru après moi.
—Un homme a couru après toi?
—Oui.
—Pourquoi faire?
—Pour me demander la clef de votre part.
—Quelle clef, malheureux? Mais parle donc, parle donc!
—La clef de l'appartement.
—Tu as donné la clef de l'appartement à un étranger? s'écria Maurice en saisissant des deux mains l'officieux au collet.
—Mais ce n'était pas un étranger, monsieur, puisque c'était un de vos amis.
—Ah! oui, un de mes amis? Bon, c'est Lorin, sans doute. C'est cela, elle sera sortie avec Lorin.
Et Maurice, souriant dans sa pâleur, passa son mouchoir sur son front mouillé de sueur.
—Non, non, non, monsieur, ce n'est pas lui, dit Scévola. Pardieu! je connais bien M. Lorin, peut-être.
—Mais qui est-ce donc, alors?
—Vous savez bien, citoyen, c'est cet homme, celui qui est venu un jour...
—Quel jour?
—Le jour où vous étiez si triste, qui vous a emmené et qu'ensuite vous êtes revenu si gai....
Scévola avait remarqué toutes ces choses. Maurice le regarda d'un air effaré; un frisson courut par tous ses membres; puis, après un long silence:
—Dixmer? s'écria-t-il.
—Ma foi, oui, je crois que c'est cela, citoyen, dit l'officieux. Maurice chancela et alla tomber à reculons sur un fauteuil. Ses yeux se voilèrent.
—Oh! mon Dieu! murmura-t-il.
Puis, en se rouvrant, ses yeux se portèrent sur le bouquet de violettes oublié, ou plutôt laissé par Geneviève.
Il se précipita dessus, le prit, le baisa; puis, remarquant l'endroit où il était déposé:
—Plus de doute, dit-il; ces violettes... c'est son dernier adieu!
Alors Maurice se retourna; et seulement alors il remarqua que la malle était à moitié pleine, que le reste du linge était à terre ou dans l'armoire entr'ouverte.
Sans doute le linge qui était à terre était tombé des mains de Geneviève à l'apparition de Dixmer.
De ce moment il s'expliqua tout. La scène surgit vivante et terrible à ses yeux, entre ces quatre murs témoins naguère de tant de bonheur.
Jusque-là, Maurice était resté abattu, écrasé. Le réveil fut affreux, la colère du jeune homme effrayante.
Il se leva, ferma la fenêtre restée entr'ouverte, prit sur le haut de son secrétaire deux pistolets tout chargés pour le voyage, en examina l'amorce, et, voyant que l'amorce était en bon état, il mit les pistolets dans sa poche.
Puis il glissa dans sa bourse deux rouleaux de louis, que, malgré son patriotisme, il avait jugé prudent de garder au fond d'un tiroir, et, prenant à la main son sabre dans le fourreau:
—Scévola, dit-il, tu m'es attaché, je crois; tu as servi mon père et moi depuis quinze ans.
—Oui, citoyen, reprit l'officieux saisi d'effroi à l'aspect de cette pâleur marbrée et de ce tremblement nerveux que jamais il n'avait remarqué dans son maître, qui passait à bon droit pour le plus intrépide et le plus vigoureux des hommes; oui, que m'ordonnez-vous?
—Écoute! si cette dame qui demeurait ici....
Il s'interrompit; sa voix tremblait si fort en prononçant ces mots, qu'il ne put continuer.
—Si elle revient, reprit-il au bout d'un instant, reçois-la; ferme la porte derrière elle; prends cette carabine, place-toi sur l'escalier, et, sur ta tête, sur ta vie, sur ton âme, ne laisse entrer personne; si l'on veut forcer la porte, défends-la; frappe! tue! tue! et ne crains rien, Scévola, je prends tout sur moi.
L'accent du jeune homme, sa véhémente confiance électrisèrent Scévola.
—Non seulement je tuerai, dit-il, mais encore je me ferai tuer pour la citoyenne Geneviève.
—Merci.... Maintenant, écoute. Cet appartement m'est odieux, et je ne veux pas remonter ici que je ne l'aie retrouvée. Si elle a pu s'échapper, si elle est revenue, place sur ta fenêtre le grand vase du Japon avec les reines-marguerites qu'elle aimait tant. Voilà pour le jour. La nuit, mets une lanterne. Chaque fois que je passerai au bout de la rue, je serai informé; tant que je ne verrai ni lanterne ni vase, je continuerai mes recherches.
—Oh! monsieur, soyez prudent! soyez prudent! s'écria Scévola.
Maurice ne répondit même pas; il s'élança hors de la chambre, descendit l'escalier comme s'il eût eu des ailes, et courut chez Lorin.
Il serait difficile d'exprimer la stupéfaction, la colère, la rage du digne poète lorsqu'il apprit cette nouvelle; autant vaudrait recommencer les touchantes élégies que devait inspirer Oreste à Pylade.
—Ainsi tu ne sais où elle est? ne cessait-il de répéter.
—Perdue, disparue! hurlait Maurice dans un paroxysme de désespoir; il l'a tuée, Lorin, il l'a tuée!
—Eh! non, mon cher ami; non, mon bon Maurice, il ne l'a pas tuée; non, ce n'est pas après tant de jours de réflexion qu'on assassine une femme comme Geneviève; non, s'il l'avait tuée, il l'eût tuée sur la place, et il eût, en signe de sa vengeance, laissé le corps chez toi. Non, vois-tu, il s'est enfui avec elle, trop heureux d'avoir retrouvé son trésor.
—Tu ne le connais pas, Lorin, tu ne le connais pas, disait Maurice; cet homme avait quelque chose de funeste dans le regard.
—Mais non, tu te trompes; il m'a toujours fait l'effet d'un brave homme, à moi. Il l'a prise pour la sacrifier. Il se fera arrêter avec elle; on les tuera ensemble. Ah! voilà où est le danger, disait Lorin.
Et ces paroles redoublaient le délire de Maurice.
—Je la retrouverai! je la retrouverai, ou je mourrai! s'écriait-il.
—Oh! quant à cela, il est certain que nous la retrouverons, dit Lorin; seulement, calme-toi. Voyons, Maurice, mon bon Maurice, crois-moi, on cherche mal quand on ne réfléchit pas; on réfléchit mal quand on s'agite comme tu fais.
—Adieu, Lorin, adieu!
—Que fais-tu donc?
—Je m'en vais.
—Tu me quittes? pourquoi cela?
—Parce que cela ne regarde que moi seul; parce que moi seul dois risquer ma vie pour sauver celle de Geneviève.
—Tu veux mourir?
—J'affronterai tout: je veux aller trouver le président du comité de surveillance, je veux parler à Hébert, à Danton, à Robespierre; j'avouerai tout, mais il faut qu'on me la rende.
—C'est bien, dit Lorin. Et, sans ajouter un mot, il se leva, ajusta son ceinturon, se coiffa du chapeau d'uniforme, et, comme avait fait Maurice, il prit deux pistolets chargés qu'il mit dans ses poches.
—Partons, ajouta-t-il simplement.
—Mais tu te compromets! s'écria Maurice.
—Eh bien, après?
Il faut, mon cher, quand la pièce est finie,
S'en retourner en bonne compagnie.
—Où allons-nous chercher d'abord? dit Maurice.
—Cherchons d'abord dans l'ancien quartier, tu sais? vieille rue Saint-Jacques; puis guettons le Maison-Rouge; où il sera, sera sans doute Dixmer; puis rapprochons-nous des maisons de la Vieille-Corderie. Tu sais que l'on parle de transférer Antoinette au Temple! Crois-moi, des hommes comme ceux-là ne perdront qu'au dernier moment l'espoir de la sauver.
—Oui, répéta Maurice, en effet, tu as raison.... Maison-Rouge, crois-tu donc qu'il soit à Paris?
—Dixmer y est bien.
—C'est vrai, c'est vrai; ils se sont réunis, dit Maurice, à qui de vagues lueurs venaient de rendre un peu de raison.
Alors, et à partir de ce moment, les deux amis se mirent à chercher; mais ce fut en vain. Paris est grand, et son ombre est épaisse. Jamais gouffre n'a su receler plus obscurément le secret que le crime ou le malheur lui confie.
Cent fois Lorin et Maurice passèrent sur la place de Grève, cent fois ils effleurèrent la petite maison dans laquelle vivait Geneviève, surveillée sans relâche par Dixmer, comme les prêtres d'autrefois surveillaient la victime destinée au sacrifice.
De son côté, se voyant destinée à périr, Geneviève, comme toutes les âmes généreuses, accepta le sacrifice et voulut mourir sans bruit; d'ailleurs, elle redoutait moins encore pour Dixmer que pour la cause de la reine une publicité que Maurice n'eût pas manqué de donner à sa vengeance.
Elle garda donc un silence aussi profond que si la mort eût déjà fermé sa bouche.
Cependant, sans en rien dire à Lorin, Maurice avait été supplier les membres du terrible comité de Salut public; et Lorin, sans en parler à Maurice, s'était, de son côté, dévoué aux mêmes démarches.
Aussi, le même jour, une croix rouge fut tracée par Fouquier-Tinville à côté de leurs noms, et le mot SUSPECTS les réunit dans une sanglante accolade.