Le Collier de la Reine, Tome II
Chapitre LX
Marie-Antoinette reine, Jeanne de La Motte femme
Le courrier qu'on expédia à Paris, à madame de La Motte, trouva la comtesse, ou plutôt ne la trouva pas chez le cardinal de Rohan.
Jeanne était allée rendre visite à Son Éminence; elle y avait dîné, elle y soupait, et s'entretenait avec lui de cette restitution malencontreuse, quand le courrier vint demander si la comtesse se trouvait chez monsieur de Rohan.
Le suisse, en habile homme, répondit que Son Éminence était sortie, et que madame de La Motte n'était pas à l'hôtel, mais que rien n'était plus aisé que de lui faire dire ce dont la reine avait chargé son messager, attendu qu'elle viendrait probablement le soir à l'hôtel.
—Qu'elle se rende à Versailles le plus vite qu'il se pourra, dit le coureur, et il partit ayant semé le même avis dans tous les domiciles présumés de la nomade comtesse.
Mais à peine le messager fut-il parti, que le suisse, faisant sa commission sans aller bien loin, envoya sa femme prévenir madame de La Motte chez monsieur de Rohan, où les deux associés philosophaient à loisir sur l'instabilité des grosses sommes d'argent.
La comtesse, à l'avertissement, comprit qu'il y avait urgence à partir. Elle demanda deux bons chevaux au cardinal, qui l'installa lui-même dans une berline sans armoiries, et tandis qu'il faisait force commentaires sur ce message, la comtesse roulait si bien qu'en une heure elle arrivait devant le château.
Quelqu'un l'attendait qui l'introduisit sans retard auprès de Marie-Antoinette.
La reine était retirée dans sa chambre. Le service de nuit tout fait: plus une femme dans l'appartement, excepté madame de Misery, qui lisait dans le petit boudoir.
Marie-Antoinette brodait ou feignait de broder, prêtant une oreille inquiète à tous les bruits du dehors, lorsque Jeanne se précipita au-devant d'elle.
—Ah! s'écria la reine, vous voici, tant mieux. Une nouvelle... comtesse.
—Bonne! madame?
—Jugez-en. Le roi a refusé les cinq cent mille livres.
—À monsieur de Calonne?
—À tout le monde. Le roi ne veut plus me donner d'argent. Ces choses là n'arrivent qu'à moi.
—Mon Dieu! murmura la comtesse.
—C'est à ne pas croire, n'est-ce pas, comtesse? Refuser, biffer l'ordonnance déjà faite. Enfin, ne parlons plus de ce qui est mort. Vous allez vite retourner à Paris.
—Oui, madame.
—Et dire au cardinal, puisqu'il a mis tant de dévouement à me faire plaisir, que j'accepte ses cinq cent mille livres jusqu'au prochain trimestre. C'est égoïste de ma part, comtesse! mais il le faut... j'abuse.
—Eh! madame, murmura Jeanne, nous sommes perdues, monsieur le cardinal n'a plus d'argent.
La reine fit un bond, comme si elle venait d'être blessée ou insultée.
—Plus... d'argent... balbutia-t-elle.
—Madame, une créance sur laquelle ne comptait plus monsieur de Rohan lui est revenue. C'était une dette d'honneur, il a payé.
—Cinq cent mille livres?
—Oui, madame.
—Mais....
—Son dernier argent.... Plus de ressources!
La reine s'arrêta comme étourdie par ce malheur.
—Je suis bien éveillée, n'est-ce pas? dit-elle. C'est bien à moi qu'arrivent tous ces mécomptes? Comment savez-vous cela, comtesse, que monsieur de Rohan n'a plus d'argent?
—Il me contait ce désastre, il y a une heure et demie, madame. Ce désastre est d'autant moins réparable que les cinq cent mille livres étaient ce qu'on appelle le fond du tiroir.
La reine appuya son front sur ses deux mains.
—Il faut prendre un parti, dit-elle.
«Que va faire la reine?» pensa Jeanne.
—Voyez-vous, comtesse, c'est une leçon terrible, qui me punira d'avoir fait en cachette du roi une action de médiocre importance, de médiocre ambition ou de mesquine coquetterie. Je n'avais aucun besoin de ce collier, avouez-le?
—C'est vrai, madame, mais si une reine ne consultait que ses besoins et ses goûts....
—Je veux consulter avant tout ma tranquillité, le bonheur de ma maison. Il ne fallait rien moins que ce premier échec pour me prouver à combien d'ennuis j'allais m'exposer, combien était féconde en disgrâces la route que j'avais choisie, j'y renonce. Allons franchement, allons librement, allons simplement.
—Madame!
—Et pour commencer, sacrifions notre vanité sur l'autel du devoir, comme dirait monsieur Dorat.
Puis, avec un soupir:
—Ah! ce collier était bien beau, cependant, murmura-t-elle.
—Il l'est encore, madame, et c'est de l'argent vivant, ce collier.
—Dès à présent, il n'est plus qu'un tas de pierres pour moi. Les pierres, on en fait, quand on a joué avec elles, ce que font les enfants après la partie de marelle, on les jette, on les oublie.
—Que veut dire la reine?
—La reine veut dire, chère comtesse, que vous allez reprendre l'écrin apporté... par monsieur de Rohan... le reporter aux joailliers Bœhmer et Bossange.
—Le leur rendre?
—Précisément.
—Mais, madame, Votre Majesté a donné deux cent cinquante mille livres d'arrhes.
—C'est encore deux cent cinquante mille livres que je gagne, comtesse; me voilà d'accord avec les comptes du roi.
—Madame! madame! s'écria la comtesse, perdre ainsi un quart de million! Car il peut arriver que les joailliers fassent des difficultés pour rendre des fonds dont ils auraient disposé.
—J'y compte et leur abandonne les arrhes, à condition que le marché sera rompu. Depuis que j'entrevois ce but, comtesse, je me sens plus légère. Avec ce collier sont venus s'installer ici les soucis, les chagrins, les craintes, les soupçons. Jamais ces diamants n'auraient eu assez de feux pour sécher toutes les larmes que je sens peser en nuages sur moi. Comtesse, emportez-moi cet écrin tout de suite. Les joailliers font là une bonne affaire. Deux cent cinquante mille livres de pot-de-vin, c'est un bénéfice; c'est le bénéfice qu'ils faisaient sur moi, et, de plus, ils ont le collier. Je pense qu'ils ne se plaindront pas, et que nul n'en saura rien.
«Le cardinal n'a agi qu'en vue de me faire plaisir. Vous lui direz que mon plaisir est de n'avoir plus ce collier, et s'il est homme d'esprit, il me comprendra; s'il est bon prêtre, il m'approuvera et m'affermira dans mon sacrifice.»
En disant ces mots, la reine tendait à Jeanne l'écrin fermé. Celle-ci le repoussa doucement.
—Madame, dit-elle, pourquoi ne pas essayer d'obtenir encore un délai?
—Demander... non!
—J'ai dit obtenir, madame.
—Demander, c'est s'humilier, comtesse; obtenir, c'est être humiliée. Je concevrais peut-être qu'on s'humiliât pour une personne aimée, pour sauver une créature vivante, fût-ce son chien; mais pour avoir le droit de garder ces pierres qui brûlent comme le charbon allumé sans être plus lumineuses et aussi durables, oh! comtesse, voilà ce que nul conseil ne pourra jamais me décider à accepter. Jamais! Emportez l'écrin, ma chère, emportez!
—Mais songez, madame, au bruit que ces joailliers vont faire, par politesse, au moins, et pour vous plaindre. Votre refus sera aussi compromettant que l'eût été votre acquiescement. Tout le public saura que vous avez eu les diamants en votre pouvoir.
—Nul ne saura rien. Je ne dois plus rien à ces joailliers; je ne les recevrai plus; c'est bien le moins qu'ils se taisent pour mes deux cent cinquante mille livres; et mes ennemis, au lieu de dire que j'achète des diamants un million et demi, diront seulement que je jette mon argent dans le commerce. C'est moins désagréable. Emportez, comtesse, emportez, et remerciez bien monsieur de Rohan pour sa bonne grâce et sa bonne volonté.
Et par un mouvement impérieux, la reine remit l'écrin à Jeanne, qui ne sentit pas ce poids entre ses mains sans une certaine émotion.
—Vous n'avez pas de temps à perdre, poursuivit la reine; moins les joailliers auront d'inquiétude, plus nous serons assurées du secret; repartez vite, et que nul ne voie l'écrin. Touchez d'abord chez vous, dans la crainte qu'une visite chez Bœhmer à cette heure n'éveille les soupçons de la police, qui certainement s'occupe de ce qu'on fait chez moi; puis, quand votre retour aura dépisté les espions, rendez-vous chez les joailliers, et rapportez-moi un reçu d'eux.
—Oui, madame, il en sera fait ainsi, puisque vous le voulez.
Elle serra l'écrin sous son mantelet, ayant soin que rien ne trahît le volume de la boîte, et monta en carrosse avec tout le zèle que réclamait l'auguste complice de son action.
D'abord, pour obéir, elle se fit conduire chez elle, et renvoya le carrosse chez monsieur de Rohan, afin de ne rien dévoiler du secret au cocher qui l'avait conduite. Ensuite, elle se fit déshabiller pour prendre un costume moins élégant, plus propre à cette course nocturne.
Sa femme de chambre l'habilla rapidement et observa qu'elle était pensive et distraite durant cette opération, ordinairement honorée de toute l'attention d'une femme de cour.
Jeanne réellement ne songeait pas à sa toilette, elle se laissait faire, elle tendait sa réflexion vers une idée étrange inspirée par l'occasion.
Elle se demandait si le cardinal ne commettait pas une grande faute en laissant la reine rendre cette parure, et si la faute commise n'allait pas devenir un amoindrissement pour la fortune que monsieur de Rohan rêvait et pouvait se flatter d'atteindre, participant aux petits secrets de la reine.
Agir selon l'ordre de Marie-Antoinette sans consulter monsieur de Rohan, n'était-ce pas manquer aux premiers devoirs de l'association? Fût-il à bout de toutes ressources, le cardinal n'aimerait-il pas mieux se vendre lui-même que de laisser la reine privée d'un objet qu'elle avait convoité?
«Je ne puis faire autrement, se dit Jeanne, que de consulter le cardinal.
«Quatorze cent mille livres! ajouta-t-elle dans sa pensée; jamais il n'aura quatorze cent mille livres!»
Puis, tout à coup, se tournant vers sa femme de chambre:
—Sortez, Rose, dit-elle.
La femme de chambre obéit et madame de La Motte continua son monologue mental.
«Quelle somme! quelle fortune! quelle radieuse vie, et comme toute la félicité, tout l'éclat que procure une pareille somme sont bien représentés par ce petit serpent en pierres qui flamboie dans l'écrin que voici.»
Elle ouvrit l'écrin et se brûla les yeux au contact de ces ruisselantes flammes. Elle tira le collier du satin, le roula dans ses doigts, l'enferma dans ses deux petites mains en disant:
—Quatorze cent mille livres qui tiennent là-dedans, car ce collier vaut quatorze cent mille livres argent réel, et les joailliers le paieraient ce prix encore aujourd'hui.
Étrange destinée qui permet à la petite Jeanne de Valois, mendiante et obscure, de toucher de sa main la main d'une reine, la première du monde, et de posséder dans ses mains aussi, pour une heure il est vrai, quatorze cent mille livres, une somme qui ne marche jamais seule en ce monde, et que l'on fait toujours escorter par des gardiens armés ou par des garanties qui ne peuvent être moindres en France que celles d'un cardinal et d'une reine.
«Tout cela dans mes dix doigts!... Comme c'est lourd et comme c'est léger!
«Pour emporter en or, précieux métal, l'équivalent de cet écrin, j'aurais besoin de deux chevaux; pour l'emporter en billets de caisse... et les billets de caisse sont-ils toujours payés? ne faut-il pas signer, contrôler? Et puis un billet, c'est du papier: le feu, l'air, l'eau le détruisent. Un billet de caisse n'a pas de cours dans tous les pays; il trahit son origine, il décèle le nom de son auteur, le nom de son porteur. Un billet de caisse après un certain temps perd une partie de sa valeur ou sa valeur entière. Les diamants, au contraire, sont la dure matière qui résiste à tout, et que tout homme connaît, apprécie, admire et achète, à Londres, à Berlin, à Madrid, au Brésil même. Tous comprennent un diamant, un diamant surtout de la taille et de l'eau qu'on trouve dans ceux-ci! Qu'ils sont beaux! Qu'ils sont admirables! Quel ensemble et quel détail! Chacun d'eux détaché vaut peut-être plus, proportions gardées, qu'ils ne valent tous ensemble!
«Mais à quoi vais-je penser, dit-elle, tout à coup; vite prenons le parti soit d'aller trouver le cardinal, soit de rendre le collier à Bœhmer, ainsi que m'en a chargé la reine.»
Elle se leva, tenant toujours dans sa main les diamants qui s'échauffaient et resplendissaient.
«Ils vont donc rentrer chez le froid bijoutier, qui les pèsera et les polira de sa brosse. Eux qui pouvaient briller sur le sein de Marie-Antoinette.... Bœhmer se récriera d'abord, puis se rassurera en songeant qu'il a le bénéfice et conserve la marchandise. Ah! j'oubliais! dans quelle forme faut-il que je fasse rédiger le reçu du joaillier? C'est grave; oui, il y a dans cette rédaction beaucoup de diplomatie à faire. Il faut que l'écrit n'engage, ni Bœhmer, ni la reine, ni le cardinal, ni moi.
«Je ne rédigerai jamais seule un pareil acte. J'ai besoin d'un conseil.
«Le cardinal.... Oh! non. Si le cardinal m'aimait plus ou s'il était plus riche et qu'il me donnât les diamants...»
Elle s'assit sur son sofa, les diamants roulés autour de sa main, la tête brûlante, pleine de pensées confuses et qui parfois l'épouvantaient et qu'elle repoussait avec une énergie fiévreuse.
Soudain son œil devint plus calme, plus fixe, plus arrêté sur une image de pensée uniforme; elle ne s'aperçut pas que les minutes passaient, que tout prenait en elle un aplomb désormais inébranlable; que pareille à ces nageurs qui ont posé le pied dans la vase des fleuves, chaque mouvement qu'elle faisait pour se dégager la plongeait plus avant. Une heure se passa dans cette muette et profonde contemplation d'un but mystérieux.
Après quoi elle se leva lentement, pâlie comme la prêtresse par l'inspiration, et sonna sa femme de chambre.
Il était deux heures du matin.
—Trouvez-moi un fiacre, dit-elle, ou une brouette s'il n'y a plus de voiture.
La servante trouva un fiacre qui dormait dans la vieille rue du Temple.
Madame de La Motte monta seule et renvoya sa camériste.
Dix minutes après, le fiacre s'arrêtait à la porte du pamphlétaire Réteau de Villette.
Chapitre LXI
Le reçu de Bœhmer et la reconnaissance de la reine
Le résultat de cette visite nocturne faite au pamphlétaire Réteau de Villette apparut seulement le lendemain, et voici de quelle façon:
À sept heures du matin, madame de La Motte fit parvenir à la reine une lettre qui contenait le reçu des joailliers. Cette pièce importante était ainsi conçue:
«Nous soussignés, reconnaissons avoir repris en possession le collier de diamants primitivement vendu à la reine moyennant une somme de seize cent mille livres, les diamants n'ayant pas agréé à Sa Majesté, qui nous a dédommagés de nos démarches et de nos déboursés par l'abandon d'une somme de deux cent cinquante mille livres, versée en nos mains.
«Signé: BŒHMER ET BOSSANGE»
La reine, alors tranquille sur l'affaire qui l'avait tourmentée trop longtemps, enferma le reçu dans son chiffonnier et n'y pensa plus.
Mais, par une étrange contradiction, avec ce billet, les joailliers Bœhmer et Bossange reçurent deux jours après la visite du cardinal de Rohan, qui avait conservé, lui, quelques inquiétudes sur le paiement du premier solde convenu entre les vendeurs et la reine.
Monsieur de Rohan trouva Bœhmer dans sa maison du quai de l'école. Depuis le matin, échéance de ce premier terme, s'il y eût eu retard ou refus, l'alarme devait être au camp des joailliers.
Mais tout, au contraire, dans la maison de Bœhmer, respirait le calme, et monsieur de Rohan fut heureux de trouver bon visage aux valets, dos rond et queue frétillante au chien du logis. Bœhmer reçut son client illustre avec l'épanchement de la satisfaction.
—Eh bien! dit le premier, c'était aujourd'hui le terme du paiement. La reine a donc payé?
—Monseigneur, non, répondit Bœhmer. Sa Majesté n'a pu donner d'argent. Vous savez que monsieur de Calonne s'est vu refuser par le roi. Tout le monde en parle.
—Oui, tout le monde en parle, Bœhmer, et c'est justement ce refus qui m'amène.
—Mais, continua le joaillier, Sa Majesté est excellente et de bonne volonté. N'ayant pu payer, elle a garanti la dette, et nous n'en demandons pas davantage.
—Ah! tant mieux, s'écria le cardinal; garanti la dette, dites-vous? c'est très bien; mais... comment?
—De la façon la plus simple et la plus délicate, répliqua le joaillier, d'une façon toute royale.
—Par l'entremise de cette spirituelle comtesse, peut-être?
—Non, monseigneur, non. Madame de La Motte n'a pas même paru, et voilà ce qui nous a beaucoup flattés, monsieur Bossange et moi.
—Pas paru! la comtesse n'a pas paru?... Croyez bien qu'elle est pour quelque chose cependant dans ceci, monsieur Bœhmer. Toute bonne inspiration doit émaner de la comtesse. Je n'ôte rien à Sa Majesté, vous comprenez.
—Monseigneur va juger si Sa Majesté a été délicate et bonne pour nous. Des bruits s'étaient répandus sur le refus du roi pour l'ordonnancement des cinq cent mille livres; nous autres nous écrivîmes à madame de La Motte.
—Quand cela?
—Hier, monseigneur.
—Que répondit-elle?
—Votre Éminence n'en sait rien? dit Bœhmer avec une imperceptible nuance de respectueuse familiarité.
—Non, voilà trois jours que je n'ai eu l'honneur de voir madame la comtesse, repartit le prince en vrai prince.
—Eh bien! monseigneur, madame de La Motte répondit ce seul mot: Attendez!
—Par écrit?
—Non, monseigneur, de vive voix. Notre lettre priait madame de La Motte de vous demander une audience, et de prévenir la reine que le paiement approchait.
—Le mot attendez était tout naturel, repartit le cardinal.
—Nous attendîmes donc, monseigneur, et hier au soir nous reçûmes de la reine, par un courrier très mystérieux, une lettre.
—Une lettre? À vous, Bœhmer?
—Ou plutôt une reconnaissance en bonne forme, monseigneur.
—Voyons! fit le cardinal.
—Oh! je vous la montrerais, si nous ne nous étions juré, mon associé et moi, de ne la faire voir à personne.
—Et pourquoi?
—Parce que cette réserve nous est imposée par la reine elle-même, monseigneur; jugez-en, Sa Majesté nous recommande le secret.
—Ah! c'est différent, vous êtes très heureux, vous messieurs les bijoutiers, d'avoir des lettres de la reine.
—Pour treize cent cinquante mille livres, monseigneur, dit le joaillier en ricanant, on peut avoir....
—Dix millions, et cent millions ne paient pas de certaines choses, monsieur, repartit sévèrement le prélat. Enfin, vous êtes bien garantis?
—Autant que possible, monseigneur.
—La reine reconnaît la dette?
—Bien et dûment.
—Et s'engage à payer....
—Dans trois mois cinq cent mille livres; le reste dans le semestre.
—Et... les intérêts?
—Oh! monseigneur, un mot de Sa Majesté les garantit. Faisons, ajoute Sa Majesté avec bonté, faisons cette affaire entre nous; entre nous, Votre Excellence comprend bien la recommandation; vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Et elle signe! Dès à présent, voyez-vous, monseigneur, c'est pour mon associé comme pour moi une affaire d'honneur.
—Me voilà quitte envers vous, monsieur Bœhmer, dit le cardinal charmé; à bientôt une autre affaire.
—Quand Votre Excellence daignera nous honorer de sa confiance.
—Mais remarquez encore en ceci la main de cette aimable comtesse....
—Nous sommes bien reconnaissants à madame de La Motte, monseigneur, et nous sommes convenus, monsieur Bossange et moi, de reconnaître ses bontés, quand le collier, payé intégralement, nous aura été remis en argent comptant.
—Chut! chut! fit le cardinal, vous ne m'avez pas compris.
Et il regagna son carrosse, escorté par les respects de toute la maison.
On peut maintenant lever le masque. Pour personne le voile n'est resté sur la statue. Ce que Jeanne de La Motte a fait contre sa bienfaitrice, chacun l'a compris en la voyant emprunter la plume du pamphlétaire Réteau de Villette. Plus d'inquiétude chez les joailliers, plus de scrupules chez la reine, plus de doute chez le cardinal. Trois mois sont donnés à la perpétration du vol et du crime; dans ces trois mois, les fruits sinistres auront mûri assez pour que la main scélérate les cueille.
Jeanne retourna chez monsieur de Rohan, qui lui demanda comment s'y était prise la reine pour assoupir ainsi les exigences des joailliers.
Madame de La Motte répondit que la reine avait fait aux joailliers une confidence; que le secret était recommandé; qu'une reine qui paie a déjà trop besoin de se cacher, mais qu'elle s'y trouve bien autrement forcée encore quand elle demande du crédit.
Le cardinal convint qu'elle avait raison, et en même temps il demanda si on se souvenait encore de ses bonnes intentions.
Jeanne fit un tel tableau de la reconnaissance de la reine, que monsieur de Rohan fut enthousiasmé bien plus comme galant que comme sujet; bien plus dans son orgueil que dans son dévouement.
Jeanne, en menant cette conversation à son but, avait résolu de rentrer paisiblement chez elle, de s'aboucher avec un marchand de pierreries, de vendre pour cent mille écus de diamants, et de gagner l'Angleterre ou la Russie, pays libres, dans lesquels elle vivrait richement avec cette somme pendant cinq à six années, au bout desquelles, sans pouvoir être inquiétée, elle commencerait à vendre avantageusement, en détail, le reste des diamants.
Mais tout ne réussit pas à ses souhaits. Aux premiers diamants qu'elle fit voir à deux experts, la surprise des Argus et leurs réserves effrayèrent la vendeuse. L'un offrait des sommes méprisables, l'autre s'extasiait devant les pierres en disant qu'il n'en avait jamais vu de semblables, sinon dans le collier de Bœhmer.
Jeanne s'arrêta. Un pas de plus elle était trahie. Elle comprit que l'imprudence en pareil cas, c'était la ruine, que la ruine c'était un pilori et une prison perpétuelle. Serrant les diamants dans la plus profonde de ses cachettes, elle résolut de se munir d'armes défensives si solides, d'armes offensives si acérées, qu'en cas de guerre, ceux-là fussent vaincus d'avance qui se présenteraient au combat.
Louvoyer entre les désirs du cardinal, qui chercherait toujours à savoir, entre les indiscrétions de la reine, qui se vanterait toujours d'avoir refusé, c'était un danger terrible. Un mot échangé entre la reine et le cardinal, et tout se découvrait. Jeanne se réconforta en songeant que le cardinal, amoureux de la reine, avait comme tous les amoureux un bandeau sur le front, et par conséquent tomberait dans tous les pièges que la ruse lui tendrait sous une ombre d'amour.
Mais ce piège, il fallait qu'une main habile le présentât de façon à y prendre les deux intéressés. Il fallait que si la reine découvrait le vol, elle n'osât se plaindre, que si le cardinal découvrait la fourbe, il se sentît perdu. C'était un coup de maître à jouer contre deux adversaires qui, d'avance, avaient toute la galerie pour eux.
Jeanne ne recula pas. Elle était de ces natures intrépides qui poussent le mal jusqu'à l'héroïsme, le bien jusqu'au mal. Une seule pensée la préoccupa dès ce moment, celle d'empêcher une entrevue du cardinal et de la reine.
Tant qu'elle, Jeanne, serait entre eux, rien n'était perdu; si, en arrière d'elle, ils échangeaient un mot, ce mot ruinait chez Jeanne la fortune de l'avenir, échafaudée sur l'innocuité du passé.
«Ils ne se verront plus, dit-elle. Jamais.
«Cependant, objectait-elle, le cardinal voudra revoir la reine; il y tentera.
«N'attendons pas, pensa la rusée, qu'il y tente; inspirons-lui-en l'idée. Qu'il veuille la voir; qu'il la demande; qu'il se compromette en le demandant.
«Oui, mais s'il n'y a que lui de compromis?»
Et cette pensée la jetait dans une perplexité douloureuse.
«Lui seul étant compromis, la reine avait son recours; elle parle si haut, la reine; elle sait si bien arracher un masque aux fourbes!
«Que faire? Pour que la reine ne puisse accuser, il faut qu'elle ne puisse ouvrir la bouche; pour fermer cette bouche noble et courageuse, il faut en comprimer les ressorts par l'initiative d'une accusation.
«Celui-là n'ose, devant un tribunal, accuser son valet d'avoir volé, qui peut être convaincu par son valet d'un crime aussi déshonorant que le vol. Que monsieur de Rohan soit compromis par rapport à la reine, il est presque sûr que la reine sera compromise quant à monsieur de Rohan.
«Mais que le hasard n'aille pas rapprocher ces deux êtres intéressés à découvrir le secret.»
Jeanne recula tout d'abord devant l'énormité du rocher qu'elle suspendait sur sa tête. Vivre ainsi, haletante, effarée, sous la menace d'une pareille chute.
Oui, mais comment échapper à cette angoisse? Par la fuite! par l'exil, par le transport en pays étranger des diamants du collier de la reine.
S'enfuir! chose aisée. Une bonne chaise se procure en dix heures; l'espace d'un de ces bons sommeils de Marie-Antoinette; l'intervalle que met le cardinal entre un souper avec des amis et son lever du lendemain. Que la grande route se développe devant Jeanne; qu'elle offre ses pavés infinis aux pieds brûlants des chevaux, cela suffit. Jeanne sera libre, saine, sauve en dix heures.
Mais quel scandale! quelle honte! Disparue quoique libre; en sûreté quoique proscrite; Jeanne n'est plus une femme de qualité, c'est une voleuse, une contumace, que la justice n'atteint pas, mais qu'elle désigne, que le fer du bourreau ne brûle pas, elle est trop loin, mais que l'opinion dévore et broie.
Non. Elle ne s'enfuira pas. Le comble de l'audace et le comble de l'habileté sont comme les deux sommets de l'Atlas, qui ressemblent aux jumeaux de la terre. L'un mène à l'autre; l'un vaut l'autre. Qui voit l'un, voit l'autre.
Jeanne résolut de payer d'audace et de rester. Elle résolut cela surtout quand elle eut entrevu la possibilité de créer, entre le cardinal et la reine, une solidarité de terreur pour le jour où l'un ou l'autre voudrait s'apercevoir qu'un vol avait été commis dans leur intimité.
Jeanne s'était demandé combien, en deux ans, rapporterait la faveur de la reine et l'amour du cardinal; elle avait évalué le revenu de ces deux bonheurs à cinq ou six cent mille livres, après lesquelles le dégoût, la disgrâce, l'abandon, viendraient faire expier la faveur, la vogue et l'engouement.
«Je gagne à mon plan sept à huit cent mille livres», se dit la comtesse.
On verra comment cette âme profonde fraya la route tortueuse qui devait aboutir à la honte pour elle, au désespoir pour les autres.
«Rester à Paris, résuma la comtesse, faire ferme en assistant à tout le jeu des deux acteurs; ne leur laisser jouer que le rôle utile à mes intérêts; choisir parmi les bons moments un moment favorable pour la fuite; que ce soit une commission donnée par la reine; que ce soit une véritable disgrâce qu'on saisirait au bond.
«Empêcher le cardinal de jamais communiquer avec Marie-Antoinette.
«Voilà surtout la difficulté, puisque monsieur de Rohan est amoureux, qu'il est prince, qu'il a droit d'entrer chez Sa Majesté plusieurs fois l'année, et que la reine, coquette, avide d'hommages, reconnaissante d'ailleurs envers le cardinal, ne se sauvera pas si on la recherche.
«Ce moyen de séparer les deux augustes personnages, les événements le fourniront. On aidera les événements.
«Rien ne serait aussi bon, aussi adroit que d'exciter chez la reine l'orgueil qui couronne la chasteté. Nul doute qu'une avance un peu vive du cardinal ne blesse la femme fine et susceptible. Les natures semblables à celles de la reine aiment les hommages, mais redoutent et repoussent les attaques.
«Oui, le moyen est infaillible. En conseillant à monsieur de Rohan de se déclarer librement, on opérera sur l'esprit de Marie-Antoinette un mouvement de dégoût, d'antipathie, qui éloignera pour jamais, non pas le prince de la princesse, mais l'homme de la femme, le mâle de la femelle. Par cette raison, l'on aura pris des armes contre le cardinal, dont on paralysera toutes les manœuvres au grand jour des hostilités.
«Soit. Mais encore une fois, si l'on rend le cardinal antipathique à la reine, on n'agit que sur le cardinal: on laisse rayonner la vertu de la reine, c'est-à-dire qu'on affranchit cette princesse, et qu'on lui donne cette liberté de langage qui facilite toute accusation et lui donne le poids de l'autorité.
«Ce qu'il faut, c'est une preuve contre monsieur de Rohan et contre la reine; c'est une épée à double tranchant qui blesse à droite et à gauche, qui blesse en sortant du fourreau, qui blesse en coupant le fourreau lui-même.
«Ce qu'il faut, c'est une accusation qui fasse pâlir la reine, qui fasse rougir le cardinal, qui, accréditée, lave de tout soupçon étranger Jeanne, confidente des deux principaux coupables. Ce qu'il faut, c'est une combinaison derrière laquelle, retranchée en temps et lieu, Jeanne puisse dire: Ne m'accusez pas ou je vous accuse, ne me perdez pas ou je vous perds. Laissez-moi la fortune, je vous laisserai l'honneur.
«Cela vaut qu'on le cherche, pensa la perfide comtesse, et je le chercherai. Mon temps m'est payé à partir d'aujourd'hui.»
En effet, madame de La Motte s'enfonça dans de bons coussins, s'approcha de sa fenêtre, brûlée par le doux soleil, et en présence de Dieu, avec le flambeau de Dieu, elle chercha.
Chapitre LXII
La prisonnière
Pendant ces agitations de la comtesse, pendant sa rêverie, une scène d'un autre ordre se passait dans la rue Saint-Claude, en face de la maison habitée par Jeanne.
Monsieur de Cagliostro, on se le rappelle, avait logé dans l'ancien hôtel de Balsamo la fugitive Oliva, poursuivie par la police de monsieur de Crosne.
Mademoiselle Oliva, fort inquiète, avait accepté avec joie cette occasion de fuir à la fois la police et Beausire; elle vivait donc, retirée, cachée, tremblante, dans cette demeure mystérieuse, qui avait abrité tant de drames terribles, plus terribles, hélas! que l'aventure tragi-comique de mademoiselle Nicole Legay.
Cagliostro l'avait comblée de soins et de prévenances: il semblait doux à la jeune femme d'être protégée par ce grand seigneur, qui ne demandait rien, mais qui semblait espérer beaucoup.
Seulement qu'espérait-il? voilà ce que se demandait inutilement la recluse.
Pour mademoiselle Oliva, monsieur de Cagliostro, cet homme qui avait dompté Beausire, et triomphé des agents de police, était un dieu sauveur. C'était aussi un amant bien épris, puisqu'il respectait.
Car l'amour-propre d'Oliva ne lui permettait pas de croire que Cagliostro eût sur elle d'autre vue que d'en faire un jour sa maîtresse.
C'est une vertu, pour les femmes qui n'en ont plus, que de croire qu'on puisse les aimer respectueusement. Ce cœur est bien flétri, bien aride, bien mort, qui ne compte plus sur l'amour et sur le respect qui suit l'amour.
Oliva se mit donc à faire des châteaux en Espagne du fond de son manoir de la rue Saint-Claude, châteaux chimériques où ce pauvre Beausire, faut-il l'avouer, trouvait bien rarement sa place.
Quand le matin, parée de tous les agréments dont Cagliostro avait meublé ses cabinets de toilette, elle jouait à la grande dame, et repassait les nuances du rôle de Célimène, elle ne vivait que pour cette heure du jour à laquelle Cagliostro venait deux fois la semaine s'informer si elle supportait facilement la vie.
Alors, dans son beau salon, au milieu d'un luxe réel et d'un luxe intelligent, la petite créature enivrée s'avouait à elle-même que tout dans sa vie passée avait été déception, erreur, que contrairement à l'assertion du moraliste: La vertu fait le bonheur, c'était le bonheur qui fait immanquablement la vertu.
Malheureusement il manquait dans la composition de ce bonheur un élément indispensable, pour que le bonheur durât.
Oliva était heureuse, mais Oliva s'ennuyait.
Livres, tableaux, instruments de musique ne l'avaient pas distraite suffisamment. Les livres n'étaient pas assez libres, ou ceux qui l'étaient avaient été lus trop vite. Les tableaux sont toujours la même chose quand on les a regardés une fois—c'est Oliva qui juge et non pas nous—, et les instruments de musique n'ont qu'un cri, et jamais une voix pour la main ignorante qui les sollicite.
Il faut le dire, Oliva ne tarda pas à s'ennuyer cruellement de son bonheur, et souvent elle eut des regrets mouillés de larmes pour ces bonnes petites matinées passées à la fenêtre de la rue Dauphine, alors que, magnétisant la rue de ses regards, elle faisait lever la tête à tous les passants.
Et quelles douces promenades dans le quartier Saint-Germain, quand la mule coquette, élevant sur ses talons de deux pouces un pied d'une cambrure voluptueuse, chaque pas de la belle marcheuse était un triomphe, et arrachait aux admirateurs un petit cri, soit de crainte lorsqu'elle glissait, soit de désir quand après le pied se montrait la jambe.
Voilà ce que pensait Nicole enfermée. Il est vrai que les agents de monsieur le lieutenant de police étaient gens redoutables, il est vrai que l'hôpital, dans lequel les femmes s'éteignent dans une captivité sordide, ne valait pas l'emprisonnement éphémère et splendide de la rue Saint-Claude. Mais à quoi servirait-il d'être femme et d'avoir le droit de caprice, si l'on ne s'insurgeait pas parfois contre le bien, pour le changer en mal, au moins en rêve?
Et puis tout devient bientôt noir à qui s'ennuie. Nicole regretta Beausire, après avoir regretté sa liberté. Avouons que rien ne change dans le monde des femmes, depuis le temps où les filles de Judas s'en allaient, la veille d'un mariage d'amour, pleurer leur virginité sur la montagne.
Nous en sommes arrivé à un jour de deuil et d'agacement dans lequel Oliva, privée de toute société, de toute vue, depuis deux semaines, entrait dans la plus triste période du mal d'ennui.
Ayant tout épuisé, n'osant se montrer aux fenêtres ni sortir, elle commençait à perdre l'appétit de l'estomac, mais non celui de l'imagination, lequel redoublait, au contraire, au fur et à mesure que l'autre diminuait.
C'est à ce moment d'agitation morale, qu'elle reçut la visite, inattendue ce jour-là, de Cagliostro.
Il entra comme il en avait l'habitude, par la porte basse de l'hôtel, et vint, par le petit jardin nouvellement tracé dans les cours, heurter aux volets de l'appartement occupé par Oliva.
Quatre coups, frappés à intervalles convenus entre eux, étaient le signal arrêté d'avance pour que la jeune femme tirât le verrou qu'elle avait cru devoir demander comme sûreté entre elle et un visiteur muni de clefs.
Oliva ne pensait pas que les précautions fussent inutiles pour bien conserver une vertu qu'en certaines occasions elle trouvait pesante.
Au signal donné par Cagliostro, elle ouvrit ses verrous avec une rapidité qui témoignait de son besoin d'avoir une conférence.
Vive comme une grisette parisienne, elle s'élança au-devant des pas du noble geôlier, pour le caresser, et d'une voix irritée, rauque, saccadée:
—Monsieur, s'écria-t-elle, je m'ennuie, sachez cela.
Cagliostro la regarda avec un léger mouvement de tête.
—Vous vous ennuyez, dit-il en refermant la porte, hélas! ma chère enfant, c'est un vilain mal.
—Je me déplais ici. J'y meurs.
—Vraiment!
—Oui, j'ai de mauvaises pensées.
—Là! là! fit le comte, en la calmant comme il eût calmé un épagneul, si vous n'êtes pas bien chez moi, ne m'en veuillez pas trop. Gardez toute votre colère pour monsieur le lieutenant de police, qui est votre ennemi.
—Vous m'exaspérez avec votre sang-froid, monsieur, dit Oliva. J'aime mieux de bonnes colères que des douceurs pareilles; vous trouvez le moyen de me calmer, et cela me rend folle de rage.
—Avouez, mademoiselle, que vous êtes injuste, répondit Cagliostro en s'asseyant loin d'elle, avec cette affectation de respect ou d'indifférence qui lui réussissait si bien auprès d'Oliva.
—Vous en parlez bien à votre aise, vous, dit-elle; vous allez, vous venez, vous respirez; votre vie se compose d'une quantité de plaisirs que vous choisissez; moi, je végète dans l'espace que vous m'avez limité; je ne respire pas, je tremble. Je vous préviens, monsieur, que votre assistance m'est inutile, si elle ne m'empêche pas de mourir.
—Mourir! vous! dit le comte en souriant, allons donc!
—Je vous dis que vous vous conduisez fort mal envers moi, vous oubliez que j'aime profondément, passionnément quelqu'un.
—Monsieur Beausire?
—Oui, Beausire. Je l'aime, vous dis-je. Je ne vous l'ai jamais caché, je suppose. Vous n'avez pas été vous figurer que j'oublierais mon cher Beausire?
—Je l'ai si peu supposé, mademoiselle, que je me suis mis en quatre pour avoir de ses nouvelles, et que je vous en apporte.
—Ah! fit Oliva.
—Monsieur de Beausire, continua Cagliostro, est un charmant garçon.
—Parbleu! fit Oliva qui ne voyait pas où on la menait.
—Jeune et joli.
—N'est-ce pas?
—Plein d'imagination.
—De feu... un peu brutal pour moi. Mais... qui aime bien, châtie bien.
—Vous parlez d'or. Vous avez autant de cœur que d'esprit, et d'esprit que de beauté: et moi qui sais cela, moi qui m'intéresse à tout amour de ce monde—c'est une manie—, j'ai songé à vous rapprocher de monsieur de Beausire.
—Ce n'était pas votre idée, il y a un mois, dit Oliva en souriant d'un air contraint.
—Écoutez donc, ma chère enfant, tout galant homme qui voit une jolie personne cherche à lui plaire quand il est libre comme je le suis. Cependant, vous m'avouerez que si je vous ai fait un doigt de cour, cela n'a pas duré longtemps, hein?
—C'est vrai, répliqua Oliva du même ton; un quart d'heure au plus.
—C'était bien naturel que je me désistasse, voyant combien vous aimiez monsieur de Beausire.
—Oh! ne vous moquez pas de moi.
—Non, sur l'honneur! vous m'avez résisté si bien.
—Oh! n'est-ce pas? s'écria Oliva, enchantée d'avoir été prise en flagrant délit de résistance. Oui, avouez que j'ai résisté.
—C'était la suite de votre amour, dit flegmatiquement Cagliostro.
—Mais le vôtre, à vous, riposta Oliva, il n'était guère tenace, alors.
—Je ne suis ni assez vieux, ni assez laid, ni assez sot, ni assez pauvre, pour supporter ou les refus, ou les chances d'une défaite, mademoiselle; vous eussiez toujours préféré monsieur de Beausire à moi, je l'ai senti et j'ai pris mon parti.
—Oh! que non pas, dit la coquette; non pas! Cette fameuse association que vous m'avez proposée, vous savez bien, ce droit de me donner le bras, de me visiter, de me courtiser en tout bien tout honneur, est-ce que ce n'était point un petit reste d'espoir?
Et en disant ces mots, la perfide brûlait de ses yeux trop longtemps oisifs le visiteur, qui était venu se prendre au piège.
—Je l'avoue, répondit Cagliostro, vous êtes d'une pénétration à laquelle rien ne résiste.
Et il feignit de baisser les yeux pour n'être pas dévoré par le double jet de flamme qui jaillissait des regards d'Oliva.
—Revenons à Beausire, dit-elle, piquée de l'immobilité du comte; que fait-il, où est-il, ce cher ami?
Alors Cagliostro, la regardant avec un reste de timidité:
—Je disais que j'eusse voulu vous réunir à lui, continua-t-il.
—Non, vous ne disiez pas cela, murmura-t-elle avec dédain; mais puisque vous me le dites, je le prends pour dit. Continuez. Pourquoi ne l'avez-vous pas amené, c'eût été charitable. Il est libre, lui....
—Parce que, répondit Cagliostro, sans s'étonner de cette ironie, monsieur de Beausire, qui est comme vous, qui a trop d'esprit, s'est fait aussi une petite affaire avec la police.
—Aussi! s'écria Oliva en pâlissant; car cette fois elle sentait le tuf de la vérité.
—Aussi, répéta poliment Cagliostro.
—Qu'a-t-il fait?... balbutia la jeune femme.
—Une charmante espièglerie, un tour de passe infiniment ingénieux; j'appelle cela une drôlerie; mais les gens moroses, monsieur de Crosne, par exemple, vous savez combien il est lourd, ce monsieur de Crosne; eh bien! ils appellent cela un vol.
—Un vol! s'écria Oliva épouvantée; mon Dieu!
—Un joli vol, par exemple; ce qui prouve combien ce pauvre Beausire a le goût des belles choses.
—Monsieur... monsieur... il est arrêté?
—Non, mais il est signalé.
—Vous me jurez qu'il n'est point arrêté, qu'il ne court aucun risque?
—Je puis bien vous jurer qu'il n'est point arrêté; mais, quant au second point, vous n'aurez pas ma parole. Vous sentez bien, ma chère enfant, que lorsqu'on est signalé, on est suivi, ou recherché du moins, et qu'avec sa figure, avec sa tournure, avec toutes ses qualités bien connues, monsieur de Beausire, s'il se montrait, serait tout de suite dépisté par les limiers. Songez donc un peu à ce coup de filet que ferait monsieur de Crosne. Prendre vous par monsieur de Beausire, et monsieur de Beausire par vous.
—Oh! oui, oui, il faut qu'il se cache! Pauvre garçon! Je vais me cacher aussi. Faites-moi fuir hors de France, monsieur. Tâchez de me rendre ce service; parce qu'ici, voyez-vous, enfermée, étouffée, je ne résisterais pas au désir de faire un jour où l'autre quelque imprudence.
—Qu'appelez-vous imprudence, ma chère demoiselle?
—Mais... me montrer, me donner un peu d'air.
—N'exagérez pas, ma bonne amie; vous êtes déjà toute pâle, et vous finiriez par perdre votre belle santé. Monsieur de Beausire ne vous aimerait plus. Non; prenez autant d'air que vous voudrez, régalez-vous de voir passer quelques figures humaines.
—Allons! s'écria Oliva, voici que vous êtes dépité contre moi, et que vous allez aussi m'abandonner. Je vous gêne peut-être?
—Moi? vous êtes folle? Pourquoi me gêneriez-vous? dit-il d'un sérieux de glace.
—Parce que... un homme qui a du goût pour une femme, un homme aussi considérable que vous, un seigneur aussi beau que vous l'êtes, a le droit de s'irriter, de se dégoûter même, si une folle comme moi le rebute. Oh! ne me quittez pas, ne me perdez pas, ne me prenez pas en haine, monsieur!
Et la jeune femme, aussi effrayée qu'elle avait été coquette, vint passer son bras autour du cou de Cagliostro.
—Pauvre petite! dit celui-ci en déposant un chaste baiser sur le front d'Oliva; comme elle a peur. N'ayez pas de moi si méchante opinion, ma fille. Vous couriez un danger, je vous ai rendu service; j'avais des idées sur vous, j'en suis revenu, mais voilà tout. Je n'ai pas plus de haine à vous témoigner que vous n'avez de reconnaissance à m'offrir. J'ai agi pour moi, vous avez agi pour vous, nous sommes quittes.
—Oh! monsieur, que de bonté, quelle généreuse personne vous faites!
Et Oliva mit deux bras au lieu d'un sur les épaules de Cagliostro.
Mais celui-ci la regardant avec sa tranquillité habituelle:
—Vous voyez bien, Oliva, dit-il, maintenant vous m'offririez votre amour, je....
—Eh bien! fit-elle toute rouge.
—Vous m'offririez votre adorable personne, je refuserais, tant j'aime à n'inspirer que des sentiments vrais, purs et dégagés de tout intérêt. Vous m'avez cru intéressé, vous êtes tombée en ma dépendance. Vous vous croyez engagée; je vous croirais plus reconnaissante que sensible, plus effrayée qu'amoureuse: restons comme nous sommes. J'accomplis en cela votre désir. Je préviens toutes vos délicatesses.
Oliva laissa tomber ses beaux bras et s'éloigna honteuse, humiliée, dupe de cette générosité de Cagliostro sur laquelle elle n'avait pas compté.
—Ainsi, dit le comte, ainsi ma chère Oliva, c'est convenu, vous me garderez comme un ami, vous aurez toute confiance en moi; vous userez de ma maison, de ma bourse et de mon crédit, et....
—Et je me dirai, fit Oliva, qu'il y a des hommes en ce monde bien supérieurs à tous ceux que j'ai connus.
Elle prononça ces mots avec un charme et une dignité qui gravèrent un trait sur cette âme de bronze dont le corps s'était autrefois appelé Balsamo.
«Toute femme est bonne, pensa-t-il, quand on a touché en elle la corde qui correspond au cœur.»
Puis se rapprochant de Nicole:
—À partir de ce soir, vous habiterez le dernier étage de l'hôtel. C'est un appartement composé de trois pièces placées en observatoire au-dessus du boulevard et de la rue Saint-Claude. Les fenêtres donnent sur Ménilmontant et sur Belleville. Quelques personnes pourront vous y voir. Ce sont des voisins paisibles, ne les craignez pas. Braves gens sans relations, sans soupçons de ce que vous pouvez être. Laissez-vous voir par eux, sans vous exposer toutefois, et surtout sans jamais vous montrer aux passants, car la rue Saint-Claude est parfois explorée par les agents de monsieur de Crosne; au moins là vous aurez du soleil.
Oliva frappa joyeusement dans ses mains.
—Voulez-vous que je vous y conduise? dit Cagliostro.
—Ce soir?
—Mais sans doute, ce soir. Est-ce que cela vous gêne?
Oliva regarda profondément Cagliostro. Un vague espoir rentra dans son cœur, ou plutôt dans sa tête vaine et pervertie.
—Allons, dit-elle.
Le comte prit une lanterne dans l'antichambre, ouvrit lui-même plusieurs portes, et gravissant un escalier, parvint, suivit d'Oliva, au troisième étage, dans l'appartement qu'il avait désigné.
Elle trouva le logis tout meublé, tout fleuri, tout habitable.
—On dirait que j'étais attendue ici, s'écria-t-elle.
—Non pas vous, dit le comte, mais moi, qui aime la vue de ce pavillon et qui souvent y couche.
Le regard d'Oliva prit les teintes fauves et fulgurantes qui viennent iriser parfois les prunelles des chats.
Un mot naissait sur ses lèvres; Cagliostro l'arrêta par ces paroles:
—Rien ne vous manquera ici, votre femme de chambre sera près de vous dans un quart d'heure. Bonsoir, mademoiselle.
Et il disparut, après avoir fait une grande révérence mitigée par un gracieux sourire.
La pauvre prisonnière tomba assise, consternée, anéantie sur le lit, tout prêt, qui attendait dans une élégante alcôve.
—Je ne comprends absolument rien à ce qui m'arrive, murmura-t-elle en suivant des yeux cet homme réellement incompréhensible pour elle.
Chapitre LXIII
L'observatoire
Oliva se mit au lit après le départ de la femme de chambre que lui envoyait Cagliostro.
Elle dormit peu, les pensées de toute nature qui naissaient de son entretien avec le comte ne lui donnèrent que rêves éveillés, inquiétudes somnolentes; on n'est plus heureux de longtemps quand on est trop riche ou trop tranquille, après avoir été trop pauvre ou trop agité.
Oliva plaignit Beausire, elle admira le comte qu'elle ne comprenait pas, elle ne le croyait plus timide, elle ne le soupçonnait pas insensible. Elle eut fort peur d'être troublée par quelque sylphe durant son sommeil, et les moindres bruits du parquet lui causèrent l'agitation connue de toute héroïne de roman, qui couche dans la tour du Nord.
Avec l'aube s'enfuirent ces terreurs qui n'étaient pas sans charme.... Nous qui ne craignons pas d'inspirer des soupçons à monsieur Beausire, nous pouvons hasarder que Nicole n'entrevit pas l'heure de la parfaite sécurité sans un petit reste de dépit coquet. Nuance intraduisible pour tout pinceau qui n'a pas signé: Watteau—pour toute plume qui n'a pas signé: Marivaux ou Crébillon fils.
Au jour, elle se permit de dormir, savourant la volupté d'absorber dans sa chambre fleurie les rayons pourprés du soleil levant, de voir les oiseaux courir sur la petite terrasse de cette fenêtre, où leurs ailes frôlaient avec des bruits charmants les feuilles des rosiers et les fleurs des jasmins d'Espagne.
Et ce fut tard, bien tard, qu'elle se leva, quand deux ou trois heures d'un sommeil suave eurent posé sur ses paupières, quand bercée entre les bruits de la rue et les engourdissements veloutés du repos, elle se sentit assez forte pour rechercher le mouvement, trop forte pour demeurer gisante et oisive.
Alors, elle courut tous les coins de cet appartement nouveau, dans lequel cet incompréhensible sylphe n'avait pas même, l'ignorant qu'il était, pu trouver une trappe, pour venir glisser autour du lit en battant des ailes, et cependant les sylphes en ce temps-là, grâce au Comte de Gabalis, n'avaient rien perdu de leur innocente réputation.
Oliva surprit les richesses de son logis dans la simplicité de l'imprévu. Ce ménage de femme avait commencé par être un mobilier d'homme. On y trouvait tout ce qui peut faire aimer la vie, on y trouvait surtout le grand jour et le grand air, qui changeraient les cachots en jardins, si jamais l'air et le jour pénétraient dans une prison.
Dire la joie enfantine, c'est-à-dire parfaite, avec laquelle Oliva courut à la terrasse, se coucha sur les dalles, au milieu des fleurs et des mousses, semblable à une couleuvre qui sort du nid, nous le ferions certainement si nous n'avions pas à peindre ses étonnements chaque fois qu'un mouvement lui découvrait un nouveau spectacle.
D'abord couchée comme nous venons de le dire, afin de ne pas être vue du dehors, elle regarda entre les barreaux du balcon les cimes des arbres des boulevards, les maisons du quartier Popincourt et les cheminées, océan brumeux dont les vagues inégales s'étageaient à sa droite.
Inondée de soleil, l'oreille tendue au bruit des carrosses roulant, un peu rares il est vrai, mais enfin roulant sur le boulevard, elle demeura ainsi très heureuse pendant deux heures. Elle déjeuna même du chocolat que lui servit sa femme de chambre et lut une gazette avant d'avoir songé à regarder dans la rue.
C'était un dangereux plaisir.
Les limiers de monsieur de Crosne, ces chiens humains qui chassent le nez en l'air, pouvaient la voir. Quel épouvantable réveil après un sommeil si doux!
Mais cette position horizontale ne pouvait durer, toute bonne qu'elle fût. Nicole se haussa sur un coude.
Et alors elle vit les noyers de Ménilmontant, les grands arbres du cimetière, les myriades de maisons de toutes couleurs qui montaient au revers du coteau depuis Charonne jusqu'aux buttes Chaumont, dans des bouquets de verdure, ou sur les tranches gypseuses des falaises, revêtues de bruyères et de chardons.
Çà et là, dans les chemins, grêles rubans ondulant au col de ces montagnettes, dans les sentes des vignes, sur les routes blanches, se dessinaient de petits êtres vivants, paysans trottant sur leurs ânes, enfants penchés sur le champ que l'on sarcle, vigneronnes découvrant le raisin au soleil. Cette rusticité charma Nicole, qui avait toujours soupiré après la belle campagne de Taverney, depuis qu'elle avait quitté cette campagne pour ce Paris tant désiré.
Elle finit pourtant par se rassasier de la campagne, et comme elle avait pris une position commode et sûre dans ses fleurs, comme elle savait voir sans risquer d'être vue, elle abaissa ses regards de la montagne à la vallée, de l'horizon lointain aux maisons d'en face.
Partout, c'est-à-dire dans l'espace que peuvent embrasser trois maisons, Oliva trouva les fenêtres closes ou peu avenantes. Ici trois étages habités par de vieux rentiers accrochant des cages au-dehors, ou nourrissant des chats à l'intérieur; là, quatre étages dont l'Auvergnat, supérieur habitant, arrivait seul à portée de la vue, les autres locataires paraissant être absents, partis pour une campagne quelconque. Enfin, un peu sur la gauche, à la troisième maison, des rideaux de soie jaune, des fleurs, et comme pour meubler ce bien-être, un fauteuil moelleux, qui semblait près de la fenêtre attendre son rêveur ou sa rêveuse.
Oliva crut distinguer dans cette chambre, dont le soleil faisait ressortir la noire obscurité, comme une ombre ambulante à mouvements réguliers.
Elle borna là son impatience, se cacha mieux encore qu'elle n'avait fait jusque-là, et appelant sa femme de chambre, entama une conversation avec elle pour varier les plaisirs de la solitude par ceux de la société d'une créature pensante et parlante surtout.
Mais la femme de chambre fut réservée, contre toutes les traditions. Elle voulut bien expliquer à sa maîtresse Belleville, Charonne et le Père-Lachaise. Elle dit le nom des églises de Saint-Ambroise et de Saint-Laurent; elle démontra la courbe du boulevard et son inclinaison vers la rive droite de la Seine; mais quand la question tomba sur les voisins, la femme de chambre ne trouva pas une parole: elle ne les connaissait pas plus que sa maîtresse.
L'appartement clair-obscur, aux rideaux de soie jaune, ne fut pas expliqué à Oliva. Rien sur l'ombre ambulante, rien sur le fauteuil.
Si Oliva n'eut pas la satisfaction de connaître sa voisine d'avance, au moins put-elle se promettre de faire sa connaissance par elle-même. Elle renvoya la trop discrète servante pour se livrer sans témoin à son exploration.
L'occasion ne tarda pas à se présenter. Les voisins commencèrent à ouvrir leurs portes, à faire leur sieste après le repas, à s'habiller pour la promenade de la Place-Royale ou du Chemin-Vert.
Oliva les compta. Ils étaient six, bien assortis dans leur dissemblance, comme il convient à des gens qui ont choisi la rue Saint-Claude pour leur demeure.
Oliva passa une partie de la journée à voir leurs gestes, à étudier leurs habitudes. Elle les passa tous en revue, à l'exception de cette ombre agitée qui, sans montrer son visage, était venue s'ensevelir dans le fauteuil près de la fenêtre, et s'absorbait dans une immobile rêverie.
C'était une femme. Elle avait abandonné sa tête à sa coiffeuse, qui, pendant une heure et demie, avait bâti sur le crâne et les tempes un de ces édifices babyloniens dans lesquels entraient les minéraux, les végétaux, dans lesquels fussent entrés des animaux, si Léonard s'en fût mêlé, et si une femme de cette époque eût consenti à faire de sa tête une arche de Noé avec ses habitants.
Puis, cette femme coiffée, poudrée, blanche d'ajustements et de dentelles, s'était réinstallée dans son fauteuil, le col étagé par des oreillers assez durs pour que cette partie du corps soutînt l'équilibre du corps entier, et permît au monument de la chevelure de demeurer intact, sans souci des tremblements de terre qui pouvaient agiter la base.
Cette femme immobile ressemblait à ces dieux indiens calés sur leurs sièges, l'œil fixe, grâce à la fixité de la pensée, roulant seul dans son orbite. Selon les besoins du corps ou les caprices de l'esprit, sentinelle et bon serviteur actif, il faisait à lui seul tout le service de l'idole.
Oliva remarqua combien cette dame, ainsi coiffée, était jolie. Combien son pied, posé sur le bord de la fenêtre et balancé dans une petite mule de satin rose, était délicat et spirituel. Elle admira le tour du bras, et celui de la gorge qui repoussait le corset et le peignoir.
Mais ce qui la frappa par-dessus tout, ce fut cette profondeur de la pensée toujours tendue vers un but invisible et vague, pensée tellement impérieuse, qu'elle condamnait le corps tout entier à l'immobilité, qu'elle l'annihilait par sa volonté.
Cette femme, que nous avons reconnue et qu'Oliva ne pouvait reconnaître, ne soupçonnait pas qu'on pût la voir. En face de ses fenêtres, jamais fenêtre ne s'était ouverte. L'hôtel de monsieur de Cagliostro n'avait jamais, en dépit des fleurs que Nicole avait trouvées, des oiseaux qu'elle avait vus voler, découvert ses secrets à sa personne, et à part les peintres qui l'avaient restauré, nul vivant ne s'était fait voir à la fenêtre.
Pour expliquer ce phénomène contredit par la prétendue habitation de Cagliostro dans le pavillon, un mot suffira. Le comte avait, pendant la soirée, fait préparer ce logement pour Oliva, comme il l'eût fait disposer pour lui. Il s'était pour ainsi dire menti à lui-même, tant ses ordres avaient été bien exécutés.
La dame à la belle coiffure restait donc ensevelie dans ses pensées; Oliva se figura que cette belle personne, rêvant ainsi, rêvait à ses amours traversées.
Sympathie dans la beauté, sympathie dans la solitude, dans l'âge, dans l'ennui, que de liens pour attacher l'une à l'autre deux âmes qui peut-être se cherchaient, grâce aux combinaisons mystérieuses, irrésistibles et intraduisibles du Destin.
Dès qu'elle eut vu cette solitaire pensive, Oliva n'en put détacher ses yeux.
Il y avait une sorte de pureté morale dans cette attraction de la femme vers la femme. Ces délicatesses sont plus communes qu'on ne croit généralement parmi ces malheureuses créatures dont le corps est devenu l'agent principal dans les fonctions de la vie.
Pauvres exilées du paradis spirituel, elles regrettent les jardins perdus et les anges souriants qui se cachent sous les mystiques ombrages.
Oliva crut voir une sœur de son âme dans la belle recluse. Elle construisit un roman pareil à son roman, se figurant, la naïve fille, qu'on ne pouvait être jolie, élégante, et demeurer perdue rue Saint-Claude sans avoir quelque grave inquiétude au fond de son cœur.
Quand elle eut bien forgé d'airain et de diamant sa fable romanesque, Oliva, comme toutes les natures exceptionnelles, se laissa enlever par sa féerie; elle prit des ailes pour courir dans l'espace au-devant de sa compagne, à qui, dans son impatience, elle eût voulu voir pousser des ailes pareilles aux siennes.
Mais la dame au monument ne bougeait pas, elle semblait sommeiller sur son siège. Deux heures s'étaient écoulées sans qu'elle eût oscillé d'un degré.
Oliva se désespérait. Elle n'eût pas fait pour Adonis ou pour Beausire le quart des avances qu'elle fit pour l'inconnue.
De guerre lasse, et passant de la tendresse à la haine, elle ouvrit et referma dix fois sa croisée; dix fois elle effaroucha les oiseaux dans les feuillages, et fit des gestes télégraphiques tellement compromettants, que le plus obtus des instruments de monsieur de Crosne, s'il eût passé sur le boulevard ou dans le bout de la rue Saint-Claude, n'eût pas manqué de les apercevoir et de s'en préoccuper.
Enfin, Nicole arriva à se persuader que la dame aux belles nattes avait bien vu tous ses gestes, compris tous ses signaux, mais qu'elle les méprisait; qu'elle était vaine ou qu'elle était idiote. Idiote! avec des yeux si fins, si spirituels, avec un pied si mobile, une main si inquiète! Impossible.
Vaine, oui; vaine comme pouvait l'être à cette époque une femme de la grande noblesse envers une bourgeoise.
Oliva, démêlant dans la physionomie de la jeune femme tous les caractères de l'aristocratie, conclut qu'elle était orgueilleuse et impossible à émouvoir.
Elle renonça.
Tournant le dos avec une bouderie charmante, elle se remit au soleil, cette fois le soleil couchant, pour reprendre la société de ses fleurs, complaisantes compagnes qui, nobles aussi, élégantes aussi, poudrées aussi, coquettes aussi comme les plus grandes dames, se laissent cependant toucher, respirer, et rendent en parfum, en fraîcheur et en frissonnants contacts, le baiser d'ami ou le baiser d'amour.
Nicole ne réfléchissait pas que cette prétendue orgueilleuse était Jeanne de Valois, comtesse de La Motte, qui, depuis la veille, cherchait une idée.
Que cette idée avait pour but d'empêcher Marie-Antoinette et le cardinal de Rohan de se voir.
Qu'un intérêt plus grand encore exigeait que le cardinal, tout en ne voyant plus la reine dans le particulier, crût fermement qu'il la voyait toujours et que, par conséquent, il se contentât de cette vision et cessât de réclamer la vue réelle.
Idées graves, bien légitimes excuses de cette préoccupation d'une jeune femme à ne pas remuer la tête pendant deux mortelles heures.
Si Nicole eût su tout cela, elle ne se fût pas, de colère, réfugiée au milieu de ses fleurs.
Et elle n'eût pas, en s'y plaçant, chassé hors du balcon un pot de fraxinelles qui alla tomber dans la rue déserte avec un fracas épouvantable.
Oliva, effrayée, regarda vite quel dégât elle avait pu causer.
La dame préoccupée se réveilla au bruit, vit le pot sur le pavé, remonta de l'effet à la cause, c'est-à-dire que ses yeux remontèrent du pavé de la rue à la terrasse de l'hôtel.
Et elle vit Oliva.
En la voyant, elle poussa un cri sauvage, un cri de terreur, un cri qui se termina par un mouvement rapide de tout ce corps si raide et si glacé naguère.
Les yeux d'Oliva et ceux de cette dame se rencontrèrent enfin, s'interrogèrent, se pénétrèrent les uns les autres.
Jeanne s'écria d'abord:
—La reine!
Puis, tout à coup, joignant les mains et fronçant le sourcil sans oser remuer, de peur de faire fuir la vision étrange:
—Oh! murmura-t-elle, je cherchais un moyen, le voilà!
En ce moment, Oliva entendit du bruit derrière elle, et se retourna vivement.
Le comte était dans sa chambre; il avait remarqué l'échange des reconnaissances.
—Elles se sont vues! dit-il.
Oliva quitta brusquement le balcon.
Chapitre LXIV
Les deux voisines
À partir de ce moment où les deux femmes s'étaient aperçues, Oliva, déjà fascinée par la grâce de sa voisine, n'affecta plus de la dédaigner; et, se tournant avec précaution au milieu de ses fleurs, elle répondit par des sourires aux sourires qu'on lui adressait.
Cagliostro, en la visitant, n'avait pas manqué de lui recommander la circonspection la plus grande.
—Surtout, avait-il dit, ne voisinez pas.
Ce mot était tombé comme un grêlon sinistre sur la tête d'Oliva, qui déjà se faisait une douce occupation des gestes et des saluts de la voisine.
Ne pas voisiner, c'était tourner le dos à cette charmante femme, dont l'œil était si brillant et si doux, dont chaque mouvement renfermait une séduction, c'était renoncer à entretenir un commerce télégraphique sur la pluie et le beau temps, c'était rompre avec une amie. Car l'imagination d'Oliva courait à ce point, que Jeanne était déjà pour elle un objet curieux et cher.
La sournoise répondit à son protecteur qu'elle se garderait bien de lui désobéir, et qu'elle n'entreprendrait aucun commerce avec le voisinage. Mais il ne fut pas sitôt parti, qu'elle s'arrangea sur le balcon de manière à absorber toute l'attention de sa voisine.
Celle-ci, on peut le croire, ne demandait pas mieux, car aux premières avances qui lui furent faites, elle répondit par des saluts et par des baisers jetés du doigt.
Oliva correspondit de son mieux à ces aimables avances; elle remarqua que l'inconnue ne quittait plus la fenêtre; et que toujours attentive à envoyer soit un adieu quand elle sortait, soit un bonjour quand elle rentrait, elle semblait avoir concentré toutes ses facultés aimantes sur le balcon d'Oliva.
Un pareil état de choses devait être suivi promptement d'une tentative de rapprochement.
Voici ce qui arriva:
Cagliostro, en venant voir Oliva deux jours après, se plaignit d'une visite qui aurait été rendue à l'hôtel par une personne inconnue.
—Comment cela? fit Oliva un peu rougissante.
—Oui, répondit le comte, une dame très jolie, jeune, élégante, s'est présentée, a parlé à un valet attiré par son insistance à sonner. Elle a demandé à cet homme qui pouvait être une jeune personne habitant le pavillon du troisième, votre appartement, ma chère. Cette femme vous désignait assurément. Elle voulait vous voir. Elle vous connaît donc; elle a donc sur vous des vues; vous êtes donc découverte? Prenez garde, la police a des espions femmes comme des agents hommes, et je vous préviens que je ne pourrai refuser de vous rendre si monsieur de Crosne vous demande à moi.
Oliva, au lieu de s'effrayer, reconnut vite le portrait de sa voisine, elle lui sut un gré infini de sa prévenance, et bien résolue de l'en remercier par tous les moyens en son pouvoir, elle dissimula au comte.
—Vous ne tremblez pas? dit Cagliostro.
—Personne ne m'a vue, répliqua Nicole.
—Alors ce n'est pas vous qu'on voulait voir?
—Je ne le pense pas.
—Cependant, pour deviner qu'il y a une femme dans ce pavillon.... Ah! prenez garde, prenez garde.
—Eh! monsieur le comte, dit Oliva, comment pourrais-je craindre? Si l'on m'a vue, ce que je ne crois pas, on ne me verra plus, et si l'on me revoyait, ce serait de loin, car la maison est impénétrable, n'est-ce pas?
—Impénétrable, c'est le mot, répondit le comte, car à moins d'escalader la muraille, ce qui n'est pas aisé, ou bien d'ouvrir la petite porte d'entrée avec une clef comme la mienne, ce qui n'est pas très facile, attendu que je ne la quitte pas....
En disant ces mots, il montrait la clef qui lui servait à entrer par la porte basse.
—Or, continua-t-il, comme je n'ai pas d'intérêt à vous perdre, je ne prêterai la clef à personne; et comme vous n'auriez aucun bénéfice à tomber aux mains de monsieur de Crosne, vous ne laisserez pas escalader votre muraille. Ainsi, chère enfant, vous êtes prévenue, arrangez vos affaires comme il vous plaira.
Oliva se répandit en protestations de tout genre, et se hâta d'éconduire le comte, qui n'insista pas trop pour demeurer.
Le lendemain, dès six heures du matin, elle était à son balcon, humant l'air pur des coteaux voisins, et dardant un œil curieux sur les fenêtres closes de sa courtoise amie.
Celle-ci, d'ordinaire éveillée à peine vers les onze heures, se montra dès qu'Oliva parut. On eût dit qu'elle-même guettait derrière les rideaux l'occasion de se faire voir.
Les deux femmes se saluèrent, et Jeanne, s'avançant hors de la fenêtre, regarda partout si quelqu'un pouvait l'entendre.
Nul ne parut. Non seulement la rue, mais les fenêtres des maisons étaient désertes.
Elle mit alors ses deux mains sur sa bouche en guise de porte-voix, et, de cette intonation vibrante et soutenue qui n'est pas un cri, mais qui porte plus loin que l'éclat de la voix, elle dit à Oliva:
—J'ai voulu vous rendre visite, madame.
—Chut! fit Oliva en se reculant avec effroi.
Et elle appliqua un doigt sur ses lèvres.
Jeanne, à son tour, fit le plongeon derrière ses rideaux, croyant à la présence de quelque indiscret; mais presque aussitôt elle reparut, rassurée par le sourire de Nicole.
—On ne peut donc vous voir? reprit-elle.
—Hélas! fit Oliva du geste.
—Attendez, répliqua Jeanne. Peut-on vous adresser des lettres?
—Oh! non, s'écria Oliva épouvantée.
Jeanne réfléchit quelques moments.
Oliva, pour la remercier de sa tendre sollicitude, lui envoya un charmant baiser que Jeanne rendit double; après quoi, fermant sa fenêtre, elle sortit.
Oliva se dit que l'amie avait trouvé quelque nouvelle ressource, son imagination éclatant dans son dernier regard.
Jeanne rentra en effet deux heures après; le soleil était dans toute sa force; le petit pavé de la rue brûlait comme le sable d'Espagne pendant le fuego.
Oliva vit apparaître sa voisine à sa fenêtre avec une arbalète. Jeanne, en riant, fit signe à Oliva de s'écarter.
Celle-ci obéit, en riant comme sa compagne, et se réfugia contre son volet.
Jeanne, visant avec soin, lança une petite balle de plomb, qui malheureusement, au lieu de franchir le balcon, vint heurter un des barreaux de fer et tomba dans la rue.
Oliva poussa un cri de désappointement. Jeanne, après avoir haussé les épaules avec colère, chercha un moment des yeux son projectile dans la rue, puis disparut pendant quelques minutes.
Oliva, penchée, regardait du balcon en bas; une sorte de chiffonnier passa, cherchant à droite et à gauche: vit-il ou ne vit-il pas cette balle dans le ruisseau? Oliva n'en sut rien; elle se cacha pour n'être pas vue elle-même.
Le second effort de Jeanne fut plus heureux.
Son arbalète lança fidèlement, au-delà du balcon dans la chambre de Nicole, une seconde balle, autour de laquelle était roulé un billet conçu en ces termes:
«Vous m'intéressez, toute belle dame. Je vous trouve charmante et vous aime rien qu'à vous voir. Vous êtes donc prisonnière? Savez-vous que j'ai en vain essayé de vous visiter? L'enchanteur qui vous garde à vue me laissera-t-il jamais approcher de vous pour vous dire ce que je ressens de sympathie pour une pauvre victime de la tyrannie des hommes?
«J'ai, comme vous voyez, l'imagination pour servir mes amitiés. Voulez-vous être mon amie? Il paraît que vous ne pouvez sortir, vous; mais vous pouvez écrire, sans doute, et, comme moi je sors quand je veux, attendez que je passe sous votre balcon, et jetez-moi votre réponse.
«S'il arrivait que le jeu de l'arbalète fût dangereux et qu'on le découvrît, adoptons un moyen de correspondre plus facilement. Laissez pendre du haut de votre balcon, à la brune, un peloton de fil; attachez-y votre billet. J'y attacherai le mien que vous remonterez sans être vue.
«Songez que si vos yeux ne sont pas menteurs, je compte sur un peu de cette amitié que vous m'avez inspirée, et qu'à nous deux nous vaincrons l'univers.
«Votre amie
«P.-S. Avez-vous vu quelqu'un ramasser mon premier billet?»
Jeanne ne signait pas; elle avait même complètement déguisé son écriture.
Oliva tressaillit de joie en recevant le billet. Elle y répondit par les lignes suivantes:
«Je vous aime comme vous m'aimez. Je suis en effet une victime de la méchanceté des hommes. Mais celui qui me retient ici est un protecteur, et non un tyran. Il vient me visiter secrètement une fois par jour. Je vous expliquerai tout cela plus tard. J'aime mieux le billet remonté au bout d'un fil que l'arbalète.
«Hélas! non, je ne puis sortir: je suis sous clef; mais c'est pour mon bien. Oh! que j'aurais de choses à vous dire, si j'avais jamais le bonheur de causer avec vous. Il y a tant de détails qu'on ne peut écrire!
«Votre premier billet n'a été ramassé par personne, sinon par un vilain chiffonnier qui passait; mais ces gens-là ne savent pas lire, et pour eux du plomb est du plomb.
«Votre amie,
«OLIVA LEGAY»
Oliva signait de toutes ses forces.
Elle fit à la comtesse le geste de dévider un fil; puis, attendant que le soir fût venu, elle laissa rouler la pelote en bas dans la rue.
Jeanne était sous le balcon, attrapa le fil et ôta le billet, tous mouvements que sa correspondante perçut par le moyen du fil conducteur, et elle rentra chez elle pour lire.
Une demi-heure après, elle attachait au bienheureux cordon un billet contenant ces mots:
«On fait tout ce qu'on veut. Vous n'êtes pas gardée à vue, puisque je vous vois toujours seule. Donc, vous devez avoir toute liberté pour recevoir les gens, ou plutôt pour sortir vous-même. Comment votre maison ferme-t-elle? Avec une clef? Qui a cette clef? l'homme qui vient vous visiter, n'est-ce pas? Cette clef, la garde-t-il si opiniâtrement que vous ne puissiez la dérober ou en prendre l'empreinte? Il ne s'agit pas de mal faire; il s'agit de vous procurer quelques heures de liberté, de douces promenades au bras d'une amie qui vous consolera de tous vos malheurs, et vous rendra plus que vous n'avez perdu. Il s'agit même, si vous le voulez absolument, de la liberté tout entière. Nous traiterons ce sujet dans tous ses détails dans la première entrevue que nous aurons.»
Oliva dévora ce billet. Elle sentit monter à sa joue la fièvre de l'indépendance, à son cœur la volupté du fruit défendu.
Elle avait remarqué que le comte, chaque fois qu'il entrait chez elle, lui apportait soit un livre, soit un bijou, déposait sa petite lanterne sourde sur un chiffonnier, sa clef sur la lanterne.
Oliva prépara d'avance un morceau de cire pétrie, sur lequel elle prit l'empreinte de sa clef dès la première visite de Cagliostro.
Celui-ci ne tourna pas la tête une seule fois; tandis qu'elle accomplissait cette opération, il regardait au balcon les fleurs nouvellement écloses. Oliva put donc sans inquiétude mener à bien son projet.
Le comte parti, Oliva fit descendre dans une boîte l'empreinte de la clef, que Jeanne reçut avec un petit billet.
Et dès le lendemain, vers midi, l'arbalète, moyen extraordinaire et expéditif, moyen qui était à la correspondance par le fil ce que le télégraphe est au courrier à cheval, l'arbalète lança un billet ainsi conçu:
«Ma toute chère, ce soir à onze heures, quand votre jaloux sera parti, vous descendrez, vous tirerez les verrous, et vous vous trouverez dans les bras de celle qui se dit votre tendre amie.»
Oliva frissonna de joie plus qu'elle n'avait jamais fait aux plus tendres billets de Gilbert, dans le printemps des premières amours et des premiers rendez-vous.
Elle descendit à onze heures sans avoir remarqué aucun soupçon chez le comte. Elle trouva en bas Jeanne qui l'étreignit tendrement, la fit monter dans un carrosse arrêté au boulevard et, tout étourdie, toute palpitante, toute enivrée, fit avec son amie une promenade de deux heures, pendant lesquelles secrets, baisers, projets d'avenir s'échangèrent sans relâche entre les deux compagnes.
Jeanne conseilla la première à Oliva de rentrer, pour n'éveiller aucun soupçon chez son protecteur. Elle venait d'apprendre que ce protecteur était Cagliostro. Elle redoutait le génie de cet homme, et ne voyait de sûreté pour ses plans que dans le plus profond mystère.
Oliva s'était livrée sans réserve: Beausire, la police, elle avait tout avoué.
Jeanne s'était donnée pour une fille de qualité, vivant avec un amant à l'insu de sa famille.
L'une savait tout, l'autre ignorait tout; telle était l'amitié jurée entre ces deux femmes.
À dater de ce jour, elles n'eurent plus besoin de l'arbalète, ni même du fil, Jeanne avait sa clef. Elle faisait descendre Oliva selon son caprice.
Un souper fin, une furtive promenade étaient les appâts auxquels Oliva se laissait toujours prendre.
—Monsieur de Cagliostro ne découvre-t-il rien? demandait Jeanne, inquiète parfois.
—Lui! en vérité, je lui dirais qu'il ne voudrait pas me croire, répondait Oliva.
Huit jours de ces escapades nocturnes firent une habitude, un besoin et bien plus un plaisir. Au bout de huit jours, le nom de Jeanne se trouvait sur les lèvres d'Oliva bien plus souvent que ne s'y était jamais trouvé celui de Gilbert et celui de Beausire.
Chapitre LXV
Le rendez-vous
À peine monsieur de Charny était-il arrivé dans ses terres, et renfermé chez lui après les premières visites, que le médecin lui ordonna de ne plus recevoir personne, et de garder l'appartement, consigne qui fut exécutée avec une telle rigueur, que pas un habitant du canton n'aperçut plus le héros de ce combat naval qui avait fait tant de bruit par toute la France, et que les jeunes filles essayaient toutes de voir, parce qu'il était notoirement brave, et qu'on le disait beau.
Charny n'était pourtant pas aussi malade de corps qu'on le disait. Il n'avait de mal qu'au cœur et à la tête, mais quel mal, bon Dieu! une douleur aiguë, incessante, impitoyable, la douleur d'un souvenir qui brûlait, la douleur d'un regret qui déchirait.
L'amour n'est qu'une nostalgie: l'absent pleure un paradis idéal, au lieu de pleurer une patrie matérielle, et encore, peut-on admettre, si friand que l'on soit de poésie, que la femme bien-aimée ne soit pas un paradis un peu plus matériel que celui des anges.
Monsieur de Charny n'y tint pas trois jours. Furieux de voir tous ses rêves déflorés par l'impossibilité, effacés par l'espace, il fit courir par tout le canton l'ordonnance du médecin que nous avons rapportée; puis, confiant la garde de ses portes à un serviteur éprouvé, Olivier partit la nuit de son manoir, sur un cheval bien doux et bien rapide. Il était à Versailles huit heures après, louant une petite maison derrière le parc par l'entremise de son valet de chambre.
Cette maison, abandonnée depuis la mort tragique d'un des gentilshommes de la louveterie qui s'y était coupé la gorge, convenait admirablement à Charny qui voulait s'y cacher mieux que dans ses terres.
Elle était meublée proprement, avait deux portes, l'une sur une rue déserte, l'autre sur l'allée de ronde du parc; et des fenêtres du midi, Charny pouvait plonger dans les allées des Charmilles, car les fenêtres, ouvrant leurs volets entourés de vignes et de lierre, n'étaient que des portes à la hauteur d'un rez-de-chaussée peu élevé pour quiconque eût voulu sauter dans le parc royal.
Cette vicinité, déjà bien rare alors, était le privilège accordé à un inspecteur des chasses pour que, sans se déranger, il pût surveiller les daims et les faisans de Sa Majesté.
On se représentait, rien qu'à voir ces fenêtres joyeusement encadrées dans la verdure vigoureuse, le louvetier mélancolique accoudé, un soir d'automne, sur celle du milieu, tandis que les biches, faisant craquer leurs jambes grêles sur les feuilles sèches, se jouaient au fond des couverts, sous un fauve rayon du soleil couchant.
Cette solitude plut à Charny avant toutes les autres. Était-ce par amour du paysage? nous le verrons bientôt.
Une fois qu'il fut installé, que tout fut bien clos, que son valet eut éteint les curiosités respectueuses du voisinage, Charny, oublié comme il oubliait, commença une vie dont l'idée seule fera tressaillir quiconque a, dans son passage sur la terre, aimé ou entendu parler de l'amour.
En moins de quinze jours, il connut toutes les habitudes du château, celles des gardes, il connut les heures auxquelles l'oiseau vient boire dans les mares, auxquelles le daim passe en allongeant sa tête effarée. Il sut les bons moments du silence, ceux des promenades de la reine ou de ses dames, l'instant des rondes; il vécut en un mot de loin avec ceux qui vivaient dans ce Trianon, temple de ses adorations insensées.
Comme la saison était belle, comme les nuits douces et parfumées donnaient plus de liberté à ses yeux et plus de vague rêverie à son âme, il en passait une partie sous les jasmins de sa fenêtre à épier les bruits lointains qui venaient du palais, à suivre par les trouées du feuillage le jeu des lumières mises en mouvement jusqu'à l'heure du coucher.
Bientôt la fenêtre ne lui suffit plus. Il était trop éloigné de ce bruit et de ces lumières. Il sauta de sa maison en bas sur le gazon, bien certain de ne rencontrer, à cette heure, ni chiens, ni gardes, et il chercha la délicieuse, la périlleuse volupté d'aller jusqu'à la lisière du taillis, sur la limite qui sépare l'ombre épaisse du clair de lune splendide, pour interroger de là ces silhouettes qui passaient noires et pâles derrière les rideaux blancs de la reine.
De cette façon, il la voyait tous les jours sans qu'elle le sût.
Il savait la reconnaître à un quart de lieue, alors que, marchant avec ses dames ou avec quelque gentilhomme de ses amis, elle jouait avec l'ombrelle chinoise qui abritait son large chapeau garni de fleurs.
Nulle démarche, nulle attitude ne pouvait lui donner le change. Il savait par cœur toutes les robes de la reine et devinait, au milieu des feuilles, le grand fourreau vert à bandes d'un noir moiré qu'elle faisait onduler par un mouvement de corps chastement séducteur.
Et quand la vision avait disparu, quand le soir chassant les promeneurs lui avait permis d'aller guetter, jusqu'aux statues du péristyle, les dernières oscillations de cette ombre aimée, Charny revenait à sa fenêtre, regardait de loin, par une percée qu'il avait su faire à la futaie, la lumière brillant aux vitres de la reine, puis la disparition de cette lumière, et alors il vivait de souvenir et d'espoir, comme il venait de vivre de surveillance et d'admiration.
Un soir qu'il était rentré, que deux heures avaient passé sur son dernier adieu donné à l'ombre absente, que la rosée tombant des étoiles commençait à distiller ses perles blanches sur les feuilles du lierre, Charny allait quitter sa fenêtre et se mettre au lit, lorsque le bruit d'une serrure grinça timidement à son oreille; il revint à son observatoire et écouta.
L'heure était avancée, minuit sonnait encore aux paroisses les plus éloignées de Versailles, Charny s'étonna d'entendre un bruit auquel il n'était pas accoutumé.
Cette serrure rebelle était celle d'une petite porte du parc, située à vingt-cinq pas environ de la maison d'Olivier, et qui jamais ne s'ouvrait, sinon dans les jours de grande chasse pour le passage des paniers de gibier.
Charny remarqua que ceux qui ouvraient cette porte ne parlaient pas; ils refermèrent les verrous et entrèrent dans l'allée qui passait sous les fenêtres de sa maison.
Les taillis, les pampres pendants dissimulaient assez volets et murailles pour qu'en passant on ne les aperçût pas.
D'ailleurs, ceux qui marchaient là baissaient la tête et hâtaient le pas. Charny les distingua confusément dans l'ombre. Seulement, au bruit des jupes flottantes, il reconnut deux femmes dont les mantelets de soie frissonnaient le long des ramées.
Ces femmes, en tournant la grande allée située en face la fenêtre de Charny, furent enveloppées par le rayon plus libre de la lune, et Olivier faillit pousser un cri de surprise joyeuse en reconnaissant la tournure et la coiffure de Marie-Antoinette, comme aussi le bas de son visage éclairé, malgré le reflet sombre de la passe du chapeau. Elle tenait une belle rose à la main.
Le cœur tout palpitant, Charny se laissa glisser dans le parc du haut de sa fenêtre. Il courut sur l'herbe pour ne pas faire de bruit, se cachant derrière les plus gros arbres, et suivant du regard les deux femmes, dont la course se ralentissait à chaque minute.
Que devait-il faire? La reine avait une compagne; elle ne courait aucun danger. Oh! que n'était-elle seule, il eût bravé les tortures pour s'approcher et lui dire à genoux: «Je vous aime!» Oh! que n'était-elle menacée par quelque péril immense, il eût jeté sa vie pour sauver cette précieuse vie.
Comme il pensait à tout cela en rêvant mille folles tendresses, les deux promeneuses s'arrêtèrent soudain; l'une, la plus petite, dit quelques mots bas à sa compagne et la quitta.
La reine demeura seule; on voyait l'autre dame hâter sa marche vers un but que Charny ne devinait pas encore. La reine, battant le sable avec son petit pied, s'adossait à un arbre et s'enveloppait dans sa mante, de façon à couvrir même sa tête avec le capuchon qui, l'instant d'avant, ondoyait en larges plis soyeux sur son épaule.
Quand Charny la vit seule et ainsi rêveuse, il fit un bond comme pour aller tomber à ses genoux.
Mais il réfléchit que trente pas au moins le séparaient d'elle; qu'avant qu'il eût franchi ces trente pas, elle le verrait, et, ne le reconnaissant pas, prendrait peur; qu'elle crierait ou fuirait; que ses cris attireraient sa compagne d'abord, puis quelques gardes; qu'on fouillerait le parc; qu'on découvrirait l'indiscret au moins, la retraite peut-être, et que c'en était fait à jamais du secret, du bonheur et de l'amour.
Il sut s'arrêter et il fit bien, car à peine eut-il réprimé cet élan irrésistible que la compagne de la reine reparut et ne revint pas seule.
Charny vit derrière elle, à deux pas, marcher un homme de belle taille, enseveli sous un large chapeau, perdu sous un vaste manteau.
Cet homme, dont l'aspect fit trembler de haine et de jalousie monsieur de Charny, ne s'avançait pas comme un triomphateur. Chancelant, traînant le pied avec hésitation, il semblait marcher à tâtons dans la nuit, comme s'il n'eût pas eu pour guide la compagne de la reine, pour but la reine elle-même, blanche et droite sous son arbre.
Dès qu'il aperçut Marie-Antoinette, ce tremblement que Charny avait remarqué en lui ne fit qu'augmenter. L'inconnu retira son chapeau et en balaya la terre pour ainsi dire. Il continuait à s'avancer. Charny le vit entrer dans l'épaisseur de l'ombre; il salua profondément et à plusieurs reprises.
Cependant la surprise de Charny s'était changée en stupeur. De la stupeur il allait bientôt passer à une autre émotion bien autrement douloureuse. Que venait faire la reine dans le parc à une heure aussi avancée? Qu'y venait faire cet homme? Pourquoi cet homme avait-il attendu, caché? Pourquoi la reine l'avait-elle envoyé quérir par sa compagne au lieu d'aller elle-même à lui?
Charny faillit perdre la tête. Il se souvint pourtant que la reine s'occupait de politique mystérieuse, qu'elle nouait souvent des intrigues avec les cours allemandes, relations dont le roi était jaloux et qu'il défendait sévèrement.
Peut-être ce cavalier mystérieux était-il un courrier de Schönbrunn ou de Berlin, quelque gentilhomme porteur d'un message secret, une de ces figures allemandes comme Louis XVI n'en voulait plus voir à Versailles, depuis que l'empereur Joseph II s'était permis de venir faire en France un cours de philosophie et de politique critique à l'usage de son beau-frère le roi Très Chrétien.
Cette idée, semblable au bandeau de glace que le médecin applique sur un front brûlant de fièvre, rafraîchit ce pauvre Olivier, lui rendit l'intelligence, et calma le délire de sa première colère. La reine, d'ailleurs, gardait une pose pleine de décence et même de dignité.
La compagne, placée à trois pas, inquiète, attentive, guetteuse comme les amies ou les duègnes des parties carrées de Watteau, dérangeait bien par son anxiété complaisante les visées toutes chastes de monsieur de Charny. Mais il est aussi dangereux d'être surprise en rendez-vous politique qu'il est honteux d'être surprise en rendez-vous d'amour. Et rien ne ressemble plus à un homme amoureux qu'un conspirateur. Tous deux ont même manteau, même susceptibilité d'oreille, même incertitude dans les jambes.
Charny n'eut pas beaucoup de temps pour approfondir ces réflexions; la suivante se dérangea et rompit l'entretien. Le cavalier fit un mouvement comme pour se prosterner; il recevait sans doute son congé après l'audience.
Charny s'effaça derrière son gros arbre. Assurément, le groupe, en se séparant, allait passer par fractions devant lui. Retenir son souffle, prier les gnomes et les sylphes d'éteindre tous les échos, soit de la terre, soit du ciel, c'était la seule chose qui lui restait à faire.
En ce moment il crut voir un objet de nuance claire glisser le long de la mante royale; le gentilhomme s'inclina vivement jusque sur l'herbe, puis se releva d'un mouvement respectueux et s'enfuit, car il serait impossible de qualifier autrement la rapidité de son départ.
Mais il fut arrêté dans sa course par la compagne de la reine, qui l'appela d'un petit cri, et, lorsqu'il se fut arrêté, lui jeta à demi-voix le mot:
—Attendez.
C'était un cavalier fort obéissant, car il s'arrêta à l'instant même et attendit.
Charny vit alors les deux femmes passer, en se tenant le bras, à deux pas de sa cachette; l'air déplacé par la robe de la reine fit onduler les tiges de gazon presque sous les mains de Charny.
Il sentit les parfums qu'il avait accoutumé d'adorer chez la reine: cette verveine mêlée au réséda; double ivresse pour ses sens et pour son souvenir.
Les femmes passèrent et disparurent.
Puis, quelques minutes après, vint l'inconnu, dont le jeune homme ne s'était plus occupé pendant tout le trajet que fit la reine jusqu'à la porte; il baisait avec passion, avec folie, une rose toute fraîche, tout embaumée, qui certainement était celle dont Charny avait remarqué la beauté quand la reine était entrée dans le parc, et que tout à l'heure il venait de voir tomber des mains de sa souveraine.
Une rose, un baiser sur cette rose! S'agissait-il d'ambassade et de secrets d'État?
Charny faillit perdre la raison. Il allait s'élancer sur cet homme et lui arracher cette fleur, quand la compagne de la reine reparut et cria:
—Venez, monseigneur!
Charny crut à la présence de quelque prince du sang, et s'appuya contre l'arbre pour ne pas se laisser tomber à demi mort sur le gazon.
L'inconnu se lança du côté d'où venait la voix et disparut avec la dame.
Chapitre LXVI
La main de la reine
Quand Charny fut rentré dans sa maison, tout meurtri de ce coup terrible, il ne trouva plus de forces contre le nouveau malheur qui le frappait.
Ainsi la Providence l'avait ramené à Versailles, lui avait donné cette cachette précieuse, uniquement pour servir sa jalousie et le mettre sur les traces d'un crime commis par la reine au mépris de toute probité conjugale, de toute dignité royale, de toute fidélité d'amour.
À n'en pas douter, l'homme ainsi reçu dans le parc était un nouvel amant. Charny, dans la fièvre de la nuit, dans le délire de son désespoir, essaya en vain de se persuader que l'homme qui avait reçu la rose était un ambassadeur, et que la rose n'était rien qu'un gage de convention secrète, destiné à remplacer une lettre trop compromettante.
Rien ne put prévaloir contre le soupçon. Il ne resta plus au malheureux Olivier que d'examiner sa conduite à lui-même et de se demander pourquoi, en présence d'un pareil malheur, il était demeuré si complètement passif.
Avec un peu de réflexion, rien n'était plus facile que de comprendre l'instinct qui avait commandé cette passivité.
Dans les plus violentes crises de la vie, l'action jaillit momentanément du fond de la nature humaine, et cet instinct qui a donné l'impulsion n'est autre chose, chez les hommes bien organisés, qu'une combinaison de l'habitude et de la réflexion poussée à son plus haut degré de vitesse et d'opportunité. Si Charny n'avait pas agi, c'est que les affaires de la souveraine ne le regardaient point; c'est qu'en montrant sa curiosité, il montrait son amour; c'est qu'en compromettant la reine, il se trahissait, et que c'est une mauvaise posture auprès des traîtres qu'on veut convaincre que la trahison par réciproque.
S'il n'avait pas agi, c'est que, pour aborder un homme honoré de la confiance royale, il fallait risquer de tomber dans une querelle odieuse, de mauvais goût, dans une sorte de guet-apens que la reine n'eût jamais pardonné.
Enfin, le mot monseigneur, lancé à la fin par la complaisante compagne, était comme l'avertissement salutaire, bien qu'un peu tardif, qui eût sauvé Charny en lui dessillant les yeux au plus fort de sa fureur. Que fût-il devenu, si, l'épée à la main, contre cet homme, l'eut entendu appeler monseigneur? Et quel poids ne prenait pas sa faute en tombant d'une si grande hauteur?
Telles furent les pensées qui absorbèrent Charny durant toute la nuit et la première moitié du jour suivant. Une fois que midi eut sonné, la veille ne fut plus rien pour lui. Il ne resta plus que l'attente fiévreuse, dévorante, de la nuit pendant laquelle d'autres révélations allaient peut-être se produire.
Avec quelle anxiété le pauvre Charny se plaça-t-il à cette fenêtre, devenue la demeure unique, le cadre infranchissable de sa vie. À le considérer sous ces pampres, derrière les trous percés dans le volet, car il craignait de laisser voir que sa maison fût habitée; à le considérer, disons-nous, dans ce quadrilatère de chêne et de verdure, n'eût-on pas dit un de ces vieux portraits cachés sous les rideaux que jettent aux aïeux, dans les anciens manoirs, la pieuse sollicitude des familles?
Le soir vint, apportant à notre guetteur ardent les sombres désirs et les folles pensées.
Les bruits ordinaires lui parurent avoir des significations nouvelles. Il aperçut dans le lointain la reine qui traversait le perron avec quelques flambeaux portés devant elle. L'attitude de la reine lui sembla être pensive, incertaine, tout agitée de l'agitation de la nuit.
Peu à peu s'éteignirent toutes les lumières du service; le parc, silencieux, s'emplit de silence et de fraîcheur. Ne dirait-on pas que les arbres et les fleurs, qui se fatiguent le jour à s'épanouir pour plaire aux regards et caresser les passants, travaillent à réparer la nuit, quand nul ne les voit ni ne les touche, leur fraîcheur, leur parfum et leur souplesse? C'est qu'en effet les bois et les plantes dorment comme nous.
Charny avait bien retenu l'heure du rendez-vous de la reine. Minuit sonna.
Le cœur de Charny faillit se briser dans sa poitrine. Il appuya sa chair sur la balustrade de la fenêtre pour étouffer les battements qui devenaient hauts et bruyants. Bientôt, se disait-il, la porte s'ouvrira, les verrous grinceront.
Rien ne troubla la paix du bois.
Charny s'étonna alors de penser pour la première fois que deux jours de suite les mêmes événements n'arrivent pas. Que rien n'était obligatoire en cet amour, sinon l'amour lui-même, et que ceux-là seraient bien imprudents qui, prenant des habitudes aussi fortes, ne pourraient passer deux jours sans se voir.
«Secret aventuré, pensa Charny, quand la folie s'en mêle.»
Oui, c'était une vérité incontestable, la reine ne répéterait pas le lendemain l'imprudence de la veille.
Tout à coup les verrous crièrent, et la petite porte s'ouvrit.
Une pâleur mortelle envahit les joues d'Olivier, lorsqu'il aperçut les deux femmes dans le costume de la nuit précédente.
—Faut-il qu'elle soit éprise! murmura-t-il.
Les deux dames firent la même manœuvre qu'elles avaient faite la veille, et passèrent sous la fenêtre de Charny en hâtant le pas.
Lui, comme la veille, sauta en bas dès qu'elles furent assez loin pour ne pas l'entendre; et tout en marchant derrière chaque arbre un peu gros, il se jura d'être prudent, fort, impassible; de ne point oublier qu'il était le sujet, qu'elle était la reine; qu'il était un homme, c'est-à-dire obligé au respect; qu'elle était une femme, c'est-à-dire en droit d'exiger des égards.
Et comme il se défiait de son caractère fougueux, explosible, il jeta son épée derrière une touffe de mauves qui entourait un marronnier.
Cependant les deux dames étaient arrivées au même endroit que la veille. Comme la veille aussi, Charny reconnut la reine, et celle-ci s'enveloppa le front de sa calèche, tandis que l'officieuse amie allait chercher dans sa cachette l'inconnu qu'on appelait monseigneur.
Cette cachette, quelle était-elle? Voilà ce que se demanda Charny. Il y avait bien, dans la direction que prit la complaisante, la salle des bains d'Apollon, défendue par les hautes charmilles et l'ombre de ses pilastres de marbre; mais comment l'étranger pouvait-il se cacher là? Par où entrait-il?
Charny se rappela que de ce côté du parc existait une petite porte semblable à celle que les dames ouvraient pour venir au rendez-vous. L'inconnu avait sans doute une clef de cette porte. Il se glissait par là jusque sous le couvert des bains d'Apollon, et là attendait qu'on vînt le chercher.
Tout était fixé de cette façon; puis, c'était par la même petite porte que s'enfuyait monseigneur après son colloque avec la reine.
Charny, au bout de quelques minutes, aperçut le manteau et le chapeau qu'il avait distingués la veille.
Cette fois l'inconnu ne marchait plus vers la reine avec la même réserve respectueuse: il venait à grands pas, n'osant pas courir; mais, marchant plus vite, il eût couru.
La reine, adossée à son grand arbre, s'assit sur le manteau que le nouveau Raleigh étendit pour elle, et tandis que l'amie vigilante faisait le guet, comme la veille, l'amoureux seigneur, s'agenouillant sur la mousse, commença à causer avec une rapidité passionnée.
La reine baissait la tête, en proie à une mélancolie amoureuse. Charny n'entendait pas les paroles mêmes du cavalier, mais l'air des paroles était empreint de poésie et d'amour. Chacune des intonations pouvait se traduire par une protestation ardente.
La reine ne répondait rien. Cependant l'inconnu redoublait la caresse de ses discours, parfois il semblait à Charny, au misérable Charny, que la parole, enveloppée dans ce frissonnement harmonieux, allait éclater intelligible, et qu'alors il mourrait de rage et de jalousie. Mais, rien, rien. Au moment où la voix s'éclaircissait, un geste significatif de la compagne, aux écoutes, forçait l'orateur passionné à baisser le diapason de ses élégies.
La reine gardait un silence obstiné.
L'autre, entassant prières sur prières, ce que Charny devinait à la mélodie vibrante de ses inflexions, n'obtenait que le doux consentement du silence, insuffisante faveur pour les lèvres ardentes qui ont commencé à boire l'amour.
Mais soudain la reine laissa échapper quelques mots. Il faut le croire du moins. Paroles bien étouffées, bien éteintes, parce que l'inconnu seul put les entendre; mais à peine les eut-il entendues, que, dans l'excès de son ravissement, il s'écria de façon à se faire entendre lui-même:
—Merci, ô merci, ma douce Majesté! Ainsi donc, à demain.
La reine cacha entièrement son visage, déjà si bien caché.
Charny sentit une sueur glacée, la sueur de la mort, descendre lentement sur ses tempes en gouttes pesantes.
L'inconnu venait de voir les deux mains de la reine s'étendre vers lui. Il les saisit dans les siennes en y déposant un baiser si long et si tendre, que Charny connut pendant sa durée la souffrance de tous les supplices que la féroce humanité a dérobés aux barbaries infernales.
Ce baiser donné, la reine se leva vivement, et saisit le bras de sa compagne.
Toutes deux s'enfuirent en passant, comme la veille, auprès de Charny.
L'inconnu fuyant de son côté, Charny, qui n'avait pu quitter le sol où le tenait enchaîné la prostration d'une douleur indicible, Charny perçut vaguement le bruit simultané de deux portes qui se refermaient.
Nous n'essaierons pas de dépeindre la situation dans laquelle se trouva Charny après cette horrible découverte.
La nuit se passa pour lui en courses furieuses dans le parc, dans les allées, auxquelles il reprochait avec désespoir leur criminelle complicité.
Charny, fou pendant quelques heures, ne retrouva sa raison qu'en heurtant dans sa course aveugle l'épée qu'il avait jetée pour n'avoir pas la tentation de s'en servir.
Cette lame, qui embarrassa ses pieds et causa sa chute, le rappela tout d'un coup au sentiment de sa force comme à celui de sa dignité. Un homme qui sent une épée dans sa main ne peut plus, s'il est encore fou, que se percer de cette épée ou en percer qui l'offense; il n'a plus le droit d'être faible ni d'avoir peur.
Charny redevint ce qu'il était toujours, un esprit solide, un corps vigoureux. Il discontinua les courses insensées pendant lesquelles il se heurtait aux arbres, et marcha droit et en silence dans l'allée encore sillonnée par les pas des deux femmes et de l'inconnu.
Il alla visiter la place où la reine s'était assise. Les mousses, encore foulées, révélaient à Charny son malheur et le bonheur d'un autre! Au lieu de gémir, au lieu de laisser les fumées de la colère monter de nouveau à son front, Olivier se mit à réfléchir sur la nature de cet amour caché, et sur la qualité de la personne qui l'inspirait.
Il alla explorer les pas de ce seigneur avec la froide attention qu'il eût mise à examiner les passées d'une bête fauve. Il reconnut la porte derrière les bains d'Apollon. Il vit, en gravissant le chaperon du mur, des pieds de cheval et beaucoup de ravage dans l'herbe.
«Il vient par là! Il vient, non de Versailles, mais de Paris, songea Olivier. Il vient seul, et demain il reviendra, puisqu'on lui a dit: À demain.
«Jusqu'à demain dévorons silencieusement, non plus les larmes qui coulent de mes yeux, mais le sang qui coule à flots de mon cœur.
«Demain sera le dernier jour de ma vie, sinon je suis un lâche et je n'ai jamais aimé.
«Allons, allons, fit-il en frappant doucement sur son cœur, comme le cavalier frappe sur le col de son coursier qui s'emporte, allons, du calme, de la force, puisque l'épreuve n'est pas terminée encore.»
Cela dit, il jeta un dernier regard autour de lui, détourna les yeux du château, dans lequel il redoutait de voir éclairée la fenêtre de la perfide reine; car cette lumière eût été un mensonge, une tache de plus.
En effet, la fenêtre éclairée ne signifie-t-elle pas chambre habitée? Et pourquoi mentir ainsi quand on a le droit de l'impudeur et du déshonneur, quand on a si peu de distance à franchir entre la honte cachée et le scandale public?
La fenêtre de la reine était éclairée.
«Faire croire qu'elle est chez elle quand elle court le parc en compagnie d'un amant! Vraiment, c'est de la chasteté en pure perte, fit Charny, qui saccada ses paroles d'une ironie amère.
«Elle est trop bonne, cette reine, de dissimuler ainsi avec nous. Il est vrai peut-être qu'elle craint de contrarier son mari.»
Et Charny, s'enfonçant les ongles dans les chairs, reprit à pas mesurés le chemin de sa maison.
—Ils ont dit: À demain, ajouta-t-il après avoir franchi le balcon. Oui, à demain!... pour tout le monde, car demain, nous serons quatre au rendez-vous, madame!
Chapitre LXVII
Femme et reine
Le lendemain amena mêmes péripéties. La porte s'ouvrit au dernier coup de minuit. Les deux femmes parurent.
C'était, comme dans le conte arabe, cette assiduité des génies obéissant aux talismans à heures fixes.
Charny avait pris toutes ses résolutions; il voulait reconnaître ce soir-là le personnage heureux que favorisait la reine.
Fidèle à ses habitudes, bien qu'elles ne fussent pas invétérées, il marcha se cachant derrière les taillis; mais, lorsqu'il fut arrivé à l'endroit où, depuis deux jours, la rencontre des amants avait lieu, il n'y trouva personne.
La compagne de la reine entraînait Sa Majesté vers les bains d'Apollon.
Une horrible anxiété, une toute nouvelle souffrance terrassa Charny. Dans son innocente probité, il ne s'était pas imaginé que le crime pût aller jusque-là.
La reine, souriant et chuchotant, marcha vers le sombre asile au seuil duquel l'attendait, les bras ouverts, le gentilhomme inconnu.
Elle entra, tendant aussi les bras. La grille de fer se referma sur elle.
La complice demeura en dehors, appuyée sur un cippe brisé tout moelleux de feuillages.
Charny avait mal calculé ses forces. Elles ne pouvaient résister à un semblable choc. Au moment où, dans sa rage, il allait se précipiter sur la confidente de la reine pour la démasquer, la reconnaître, l'injurier, l'étouffer peut-être, le sang afflua comme un torrent vainqueur à ses tempes, à sa gorge, et l'étouffa.
Il tomba sur les mousses en râlant un faible soupir, qui alla troubler une seconde la tranquillité de cette sentinelle placée aux portes des bains d'Apollon.
Une hémorragie intérieure, causée par sa blessure qui s'était rouverte, l'étouffait.
Charny fut rappelé à la vie par le froid de la rosée, par l'humidité de la terre, par l'impression vivace de sa propre douleur.
Il se releva en trébuchant, reconnut les lieux, sa situation, se souvint et chercha.
La sentinelle avait disparu, nul bruit ne se faisait entendre. Une horloge qui sonna deux heures dans Versailles lui apprit que son évanouissement avait été bien long.
Sans aucun doute, l'affreuse vision avait dû disparaître: reine, amant, suivante avaient eu le temps de fuir. Charny put s'en convaincre en regardant par-dessus le mur les traces récentes du départ d'un cavalier.
Ces vestiges, et les brisures de quelques branches aux environs de la grille des bains d'Apollon, composaient toute la conviction du pauvre Charny.
La nuit fut un long délire. Au matin, il ne s'était pas calmé.
Pâle comme un mort, vieilli de dix années, il appela son valet de chambre et se fit habiller de velours noir, comme un riche du tiers état.
Sombre, muet, absorbant toutes ses douleurs, il s'achemina vers le château de Trianon au moment où la garde venait d'être relevée, c'est-à-dire vers dix heures.
La reine sortait de la chapelle où elle venait d'entendre la messe.
Sur son passage se baissaient respectueusement les têtes et les épées.
Charny vit quelques femmes rouges de dépit en trouvant que la reine était belle.
Belle, en effet, avec ses beaux cheveux relevés sur ses tempes. Sa figure aux traits fins, sa bouche souriante, ses yeux fatigués, mais brillants d'une douce clarté.
Tout à coup, elle aperçut Charny à l'extrémité de la haie. Elle rougit et poussa un cri de surprise.
Charny ne baissa pas la tête. Il continua de regarder cette reine, qui lut dans son regard un nouveau malheur. Elle vint à lui.
—Je vous croyais dans vos terres, dit-elle sévèrement, monsieur de Charny.
—J'en suis revenu, madame, dit-il dans un accent bref et presque impoli.
Elle s'arrêta stupéfaite; elle à qui jamais une nuance n'échappait.
Après cet échange de regards et de paroles presque hostiles, elle se tourna du côté des femmes.
—Bonjour, comtesse, dit-elle avec amitié à madame de La Motte.
Et elle lui fit un clignement d'yeux tout familier.
Charny tressaillit. Il regarda plus attentivement.
Jeanne, inquiète de cette affectation, détourna la tête.
Charny la suivit comme eût fait un fou, jusqu'à ce qu'elle lui eût montré encore une fois son visage.
Puis il tourna autour d'elle en étudiant sa démarche.
La reine, saluant à droite et à gauche, suivait pourtant ce manège des deux observateurs.
«Aurait-il perdu la tête? pensa-t-elle. Pauvre garçon!»
Et elle revint à lui.
—Comment vous trouvez-vous, monsieur de Charny? dit-elle d'une voix suave.
—Très bien, madame, mais, Dieu merci! moins bien que Votre Majesté.
Et il salua de façon à épouvanter la reine plus qu'il ne l'avait surprise.
—Il y a quelque chose, dit Jeanne attentive.
—Où logez-vous donc à présent? reprit la reine.
—À Versailles, madame, dit Olivier.
—Depuis combien de temps?
—Depuis trois nuits, répondit le jeune homme en appuyant du regard, du geste et de la voix sur les mots.
La reine ne manifesta aucune émotion; Jeanne tressaillit.
—Est-ce que vous n'avez pas quelque chose à me dire? demanda la reine à Charny avec une douceur angélique.
—Oh! madame, répliqua celui-ci, j'aurais trop de choses à dire à Votre Majesté.
—Venez! fit-elle brusquement.
«Veillons», pensa Jeanne.
La reine, à grands pas, marcha vers ses appartements. Chacun la suivit non moins agité qu'elle. Ce qui parut providentiel à madame de La Motte, ce fut que Marie-Antoinette, pour éviter de paraître chercher un tête-à-tête, engagea quelques personnes à la suivre.
Au milieu de ces personnes se glissa Jeanne.
La reine arriva dans son appartement et congédia madame de Misery et tout son service.
Il faisait un temps doux et voilé, le soleil ne perçait pas les nuages, mais il faisait filtrer sa chaleur et sa lumière au travers de leurs épaisses fourrures blanches et bleues.
La reine ouvrit la fenêtre qui donnait sur une petite terrasse; elle s'établit devant son chiffonnier chargé de lettres. Elle attendit.
Peu à peu, les personnes qui l'avaient suivie comprirent son désir d'être seule, et s'éloignèrent.
Charny, impatient, dévoré par la colère, froissait son chapeau dans ses mains.
—Parlez! parlez! dit la reine; vous paraissez bien troublé, monsieur.
—Comment commencerai-je? dit Charny, qui pensait tout haut; comment oserai-je accuser l'honneur, accuser la foi, accuser la majesté?
—Plaît-il? s'écria Marie-Antoinette en se retournant vivement avec un flamboyant regard.
—Et cependant, je ne dirai pas ce que j'ai vu! continua Charny.
La reine se leva.
—Monsieur, dit-elle froidement, il est bien matin pour que je vous croie ivre; et pourtant vous avez une attitude qui convient mal aux gentilshommes à jeun.
Elle s'attendait à le voir écrasé par cette méprisante apostrophe; mais lui, immobile:
—Au fait, dit-il, qu'est-ce qu'une reine? Une femme. Et moi, que suis-je? Un homme aussi bien qu'un sujet.
—Monsieur!
—Madame, n'embrouillons point ce que j'ai à vous dire par une colère qui aboutirait à la folie. Je crois vous avoir prouvé que j'avais du respect pour la majesté royale; je crains d'avoir prouvé que j'avais un amour insensé pour la personne de la reine. Ainsi, faites votre choix: à laquelle des deux, de la reine ou de la femme, voulez-vous que cet adorateur jette une accusation d'opprobre et de déloyauté?
—Monsieur de Charny, s'écria la reine en pâlissant et en marchant vers le jeune homme, si vous ne sortez pas d'ici, je vous ferai chasser par mes gardes.
—Je vais donc vous dire, avant d'être chassé, pourquoi vous êtes une reine indigne et une femme sans honneur! s'écria Charny ivre de fureur. Depuis trois nuits, je vous suis dans votre parc!
Au lieu de la voir bondir, comme il l'espérait, sous ce coup terrible, Charny vit la reine lever la tête et s'approcher:
—Monsieur de Charny, dit-elle en lui prenant la main, vous êtes dans un état qui me fait pitié; prenez garde, vos yeux étincellent, votre main tremble, la pâleur est sur vos joues, tout votre sang afflue au cœur Vous souffrez, voulez-vous que j'appelle?
—Je vous ai vue! répéta-t-il froidement, vue avec cet homme quand vous lui avez donné la rose; vue quand il vous a baisé les mains; vue quand, avec lui, vous êtes entrée dans les bains d'Apollon.
La reine passa une main sur son front, comme pour s'assurer qu'elle ne dormait pas.
—Voyons, dit-elle, asseyez-vous, car vous allez tomber si je ne vous retiens; asseyez-vous, vous dis-je.
Charny se laissa tomber en effet sur un fauteuil, la reine s'assit auprès de lui sur un tabouret; puis, lui tenant les deux mains et le regardant jusqu'au fond de l'âme:
—Soyez calme, dit-elle, apaisez le cœur et la tête, et répétez-moi ce que vous venez de me dire.
—Oh! voulez-vous me tuer! murmura le malheureux.
—Laissez, que je vous questionne. Depuis quand êtes-vous revenu de vos terres?
—Depuis quinze jours.
—Où logez-vous?
—Dans la maison du louvetier, que j'ai louée exprès.
—Ah! oui, la maison du suicide, aux limites du parc?
Charny affirma du geste.
—Vous parlez d'une personne que vous auriez vue avec moi?
—Je parle d'abord de vous, que j'ai vue.
—Où cela?
—Dans le parc.
—À quelle heure? Quel jour?
—À minuit, mardi, pour la première fois.
—Vous m'avez vue?
—Comme je vous vois, et j'ai vu aussi celle qui vous accompagnait.
—Quelqu'un m'accompagnait? Reconnaîtriez-vous cette personne?
—Tout à l'heure, il m'avait semblé la voir ici; mais je n'oserais affirmer. La tournure seulement ressemble; quant au visage, on le cache quand on a de ces crimes à commettre.
—Bien! dit la reine avec calme; vous n'avez pas reconnu ma compagne, mais moi....
—Oh! vous, madame, je vous ai vue.... Tenez... est-ce que je ne vous vois pas?
Elle frappa du pied avec anxiété.
—Et... ce compagnon, dit-elle, celui à qui j'ai donné une rose... car vous m'avez vue donner une rose.
—Oui: ce cavalier, jamais je ne l'ai pu joindre.
—Vous le connaissez, pourtant?
—On l'appelle monseigneur; c'est tout ce que je sais.
La reine frappa son front avec une fureur concentrée.
—Poursuivez, dit-elle; mardi, j'ai donné une rose... et mercredi?...
—Mercredi, vous avez donné vos deux mains à baiser.
—Oh! murmura-t-elle en se mordant les mains.... Enfin, jeudi, hier?...
—Hier, vous avez passé une heure et demie dans la grotte d'Apollon avec cet homme, où votre compagne vous avait laissés seuls.
La reine se leva impétueusement.
—Et... vous... m'avez vue? dit-elle en saccadant chaque syllabe.
Charny leva une main au ciel pour jurer.
—Oh!... gronda la reine, emportée à son tour par la fureur... il le jure!
Charny répéta solennellement son geste accusateur.
—Moi? moi? dit la reine en se frappant le sein, moi, vous m'avez vue?
—Oui, vous, mardi, vous portiez votre robe verte à raies moirées d'or; mercredi, votre robe à grands ramages bleus et rouille. Hier, hier, la robe de soie feuille-morte dont vous étiez vêtue lorsque je vous ai baisé la main pour la première fois! C'est vous, c'est bien vous! Je meurs de douleur et de honte en vous disant: Sur ma vie! sur mon honneur! sur mon Dieu! c'était vous, madame; c'était vous!
La reine se mit à marcher à grands pas sur la terrasse, peu soucieuse de laisser voir son agitation étrange aux spectateurs qui, d'en bas, la dévoraient des yeux.
—Si je faisais un serment, dit-elle... si je jurais aussi par mon fils, par mon Dieu!... J'ai un Dieu comme vous, moi!... Non, il ne me croit pas!... Il ne me croirait pas!
Charny baissa la tête.
—Insensé! ajouta la reine en lui secouant la main avec énergie; et elle l'entraîna de la terrasse dans sa chambre.
«C'est donc une bien rare volupté que celle d'accuser une femme innocente, irréprochable; c'est donc un honneur bien éclatant que celui de déshonorer une reine.... Me crois-tu, quand je te dis que ce n'est pas moi que tu as vue? Me crois-tu quand je te jure sur le Christ que, depuis trois jours, je ne suis pas sortie après quatre heures du soir? Veux-tu que je te fasse prouver par mes femmes, par le roi, qui m'a vue ici, que je ne pouvais être ailleurs? Non... non... il ne me croit pas! il ne me croit pas!
—J'ai vu! répliqua froidement Charny.
—Oh! s'écria tout à coup la reine, je sais, je sais! Est-ce que déjà cette atroce calomnie ne m'a pas été jetée à la face? Est-ce qu'on ne m'a pas vue au bal de l'Opéra, scandalisant la cour? Est-ce qu'on ne m'a pas vue chez Mesmer, en extase, scandalisant les curieux et les filles de joie?... Vous le savez bien, vous qui vous êtes battu pour moi!
—Madame, en ce temps-là, je me suis battu parce que je n'y croyais pas. Aujourd'hui, je me battrais parce que j'y crois.
La reine leva au ciel ses bras raidis par le désespoir, deux larmes brûlantes roulèrent de ses joues sur son sein!
—Mon Dieu! dit-elle, envoyez-moi une pensée qui me sauve. Je ne veux pas que celui-là me méprise, ô mon Dieu!
Charny se sentit remué jusqu'au fond du cœur par cette simple et vigoureuse prière. Il cacha ses yeux dans ses deux mains.
La reine garda un instant le silence; puis après avoir réfléchi:
—Monsieur, dit-elle, vous me devez une réparation. Voici celle que j'exige de vous: trois nuits de suite vous m'avez vue dans mon parc la nuit, en compagnie d'un homme. Vous saviez pourtant qu'on a déjà abusé de la ressemblance; qu'une femme, je ne sais laquelle, a dans le visage et la démarche quelque chose de commun avec moi, moi, malheureuse reine; mais puisque vous aimez mieux croire que c'est moi qui courais ainsi la nuit; puisque vous direz que c'est moi, retournez dans le parc à la même heure; retournez-y avec moi. Si c'est moi que vous avez vue hier, forcément vous ne me verrez plus aujourd'hui, puisque je serai près de vous. Si c'est une autre, pourquoi ne la reverrions-nous pas ensemble? Et si nous la voyons.... Ah! monsieur, regretterez-vous tout ce que vous venez de me faire souffrir?
Charny serrant son cœur de ses deux mains:
—Vous faites trop pour moi, madame, murmura-t-il; je mérite la mort: ne m'écrasez pas de votre bonté.
—Oh! je vous écraserai avec des preuves, dit la reine. Pas un mot à qui que ce soit. Ce soir, à dix heures, attendez seul à la porte de la louveterie ce que j'aurai décidé pour vous convaincre. Allez, monsieur, et ne laissez rien paraître au-dehors.
Charny s'agenouilla sans dire un mot, et sortit.
Au bout du deuxième salon, il passa involontairement sous le regard de Jeanne, qui le couvait des yeux, et qui, au premier appel de la reine, se tint prête à entrer chez Sa Majesté avec tout le monde.
Chapitre LXVIII
Femme et démon
Jeanne avait remarqué le trouble de Charny, la sollicitude de la reine, l'empressement de tous deux à lier conversation.
Pour une femme de la force de Jeanne, c'en était plus qu'il n'en fallait pour deviner beaucoup de choses; nous n'avons pas besoin d'ajouter ce que tout le monde a compris déjà.
Après la rencontre ménagée par Cagliostro entre madame de La Motte et Oliva, la comédie des trois dernières nuits peut se passer de commentaires.
Jeanne, rentrée auprès de la reine, écouta, observa; elle voulait démêler sur le visage de Marie-Antoinette les preuves de ce qu'elle soupçonnait.
Mais la reine était habituée depuis quelque temps à se défier de tout le monde. Elle ne laissa rien paraître. Jeanne en fut donc réduite aux conjectures.
Déjà elle avait commandé à un de ses laquais de suivre monsieur de Charny. Le valet revint, annonçant que monsieur le comte avait disparu dans une maison au bout du parc, auprès des charmilles.
Plus de doute, pensa Jeanne, cet homme est un amoureux qui a tout vu. Elle entendit la reine dire à madame de Misery:
—Je me sens bien faible, ma chère Misery, et je me coucherai ce soir à huit heures.
Comme la dame d'honneur insistait:
—Je ne recevrai personne, ajouta la reine.
«C'est assez clair, se dit Jeanne: folle serait qui ne comprendrait pas.»
La reine, en proie aux émotions de la scène qu'elle avait eue avec Charny, ne tarda pas à congédier toute sa suite. Jeanne s'en applaudit pour la première fois depuis son entrée à la cour.
—Les cartes sont brouillées, dit-elle; à Paris! Il est temps de défaire ce que j'ai fait.
Et elle partit aussitôt de Versailles.
Conduite chez elle, rue Saint-Claude, elle y trouva un superbe cadeau d'argenterie que le cardinal avait envoyé le matin même.
Quand elle eut donné à ce présent un coup d'œil indifférent, quoiqu'il fût de prix, elle regarda derrière le rideau chez Oliva, dont les fenêtres n'étaient pas encore ouvertes. Oliva dormait, fatiguée sans doute; il faisait très chaud ce jour-là.
Jeanne se fit conduire chez le cardinal qu'elle trouva radieux, bouffi, insolent de joie et d'orgueil; assis devant son riche bureau, chef-d'œuvre de Boule, il déchirait et récrivait sans se lasser une lettre qui commençait toujours de même et ne finissait jamais.
À l'annonce que fit le valet de chambre, monseigneur le cardinal s'écria:
—Chère comtesse....
Et il s'élança au-devant d'elle.
Jeanne reçut les baisers dont le prélat couvrit ses bras et ses mains. Elle se plaça commodément pour soutenir du mieux possible la conversation.
Monseigneur débuta par des protestations de reconnaissance, qui ne manquaient pas d'une éloquente sincérité.
Jeanne l'interrompit.
—Savez-vous, dit-elle, que vous êtes un délicat amant, monseigneur, et que je vous remercie?
—Pourquoi?
—Ce n'est pas pour le charmant cadeau que vous m'avez fait remettre ce matin; c'est pour la précaution que vous avez eue de ne pas me l'envoyer dans la petite maison. Vrai, c'est délicat. Votre cœur ne se prostitue pas, il se donne.
—À qui parlera-t-on de délicatesse, si ce n'est à vous, répliqua le cardinal.
—Vous n'êtes pas un homme heureux, fit Jeanne; vous êtes un dieu triomphant.
—Je l'avoue, et le bonheur m'effraie; il me gêne; il me rend insupportable la vue des autres hommes. Je me rappelle cette fable païenne du Jupiter fatigué de ses rayons.
Jeanne sourit.
—Vous venez de Versailles? dit-il avidement.
—Oui.
—Vous... l'avez vue?
—Je... la quitte.
—Elle... n'a... rien dit?
—Eh! que voulez-vous qu'elle dise?
—Pardonnez; ce n'est plus de la curiosité, c'est de la rage.
—Ne me demandez rien.
—Oh! comtesse.
—Non, vous dis-je.
—Comme vous annoncez cela! On croirait, à vous voir, que vous apportez une mauvaise nouvelle.
—Monseigneur, ne me faites pas parler.
—Comtesse! comtesse!...
Et le cardinal pâlit.
—Un trop grand bonheur, dit-il, ressemble au point culminant d'une roue de fortune; à côté de l'apogée, il y a le commencement du déclin. Mais ne me ménagez point, s'il y a du malheur; il n'y en a point... n'est-ce pas?
—J'appellerai cela, au contraire, monseigneur, un bien grand bonheur, répliqua Jeanne.
—Cela!... quoi cela?... que voulez-vous dire?... quelle chose est un bonheur?
—N'avoir pas été découvert, dit sèchement Jeanne.
—Oh!... Et il se mit à sourire. Avec des précautions, avec l'intelligence de deux cœurs et d'un esprit....
—Un esprit et deux cœurs, monseigneur, n'empêchent jamais des yeux de voir dans les feuillages.
—On a vu! s'écria monsieur de Rohan effrayé.
—J'ai tout lieu de le croire.
—Alors... si l'on a vu, on a reconnu?
—Oh! pour cela, monseigneur, vous n'y pensez pas; si l'on avait reconnu, si se secret était au pouvoir de quelqu'un, Jeanne de Valois serait déjà au bout du monde, et vous, vous devriez être mort.
—C'est vrai. Toutes ces réticences, comtesse, me brûlent à petit feu. On a vu, soit. Mais on a vu des gens se promener dans un parc. Est-ce que cela n'est pas permis?
—Demandez au roi.
—Le roi sait!
—Encore un coup, si le roi savait, vous seriez à la Bastille, moi à l'hôpital. Mais comme un malheur évité vaut deux bonheurs promis, je vous viens dire de ne pas tenter Dieu encore une fois.
—Plaît-il? s'écria le cardinal; que signifient vos paroles, chère comtesse?
—Ne les comprenez-vous pas?
—J'ai peur.
—Moi, j'aurais peur si vous ne me rassuriez.
—Que faut-il faire pour cela?
—Ne plus aller à Versailles.
Le cardinal fit un bond.
—Le jour? dit-il en souriant.
—Le jour d'abord, et ensuite la nuit!
Monsieur de Rohan tressaillit et quitta la main de la comtesse.
—Impossible, dit-il.
—À mon tour de vous regarder en face, répondit-elle; vous avez dit, je crois, impossible. Pourquoi impossible, s'il vous plaît?
—Parce que j'ai dans le cœur un amour qui ne finira qu'avec ma vie.
—Je m'en aperçois, interrompit-elle ironiquement, et c'est pour en arriver plus vite au résultat que vous persistez à retourner dans le parc. Oui, si vous y retournez, votre amour ne finira qu'avec votre vie, et tous deux seront tranchés du même coup.
—Que de terreurs, comtesse! vous si brave hier!
—J'ai la bravoure des bêtes. Je ne crains rien, tant qu'il n'y a pas de danger.
—Moi, j'ai la bravoure de ma race. Je ne suis heureux qu'en présence du danger même.
—Très bien; mais alors permettez-moi de vous dire....
—Rien, comtesse, rien, s'écria l'amoureux prélat; le sacrifice est fait, le sort est jeté; la mort si l'on veut, mais l'amour! Je retournerai à Versailles.
—Tout seul? dit la comtesse.
—Vous m'abandonneriez? dit monsieur de Rohan d'un ton de reproche.
—Moi, d'abord.
—Elle viendra, elle.
—Vous vous trompez, elle ne viendra pas.
—Viendriez-vous m'annoncer cela de sa part? dit en tremblant le cardinal.
—C'est le coup que je cherchais à vous atténuer depuis une demi-heure.
—Elle ne veut plus me voir?
—Jamais, et c'est moi qui le lui ai conseillé.
—Madame, dit le prélat d'un ton pénétré, c'est mal à vous d'enfoncer le couteau dans un cœur que vous savez si tendre.
—Ce serait bien plus mal, monseigneur, à moi, de laisser deux folles créatures se perdre faute d'un bon conseil. Je le donne, profite qui voudra.
—Comtesse, comtesse, plutôt mourir.
—Cela vous regarde, et c'est aisé.
—Mourir pour mourir, dit le cardinal d'une voix sombre, j'aime mieux la fin du réprouvé. Béni soit l'enfer où je trouverai ma complice!
—Saint prélat, vous blasphémez! dit la comtesse; sujet, vous détrônez votre reine! homme, vous perdez une femme!
Le cardinal saisit la comtesse par la main, et, lui parlant avec délire:
—Avouez qu'elle ne vous a pas dit cela! s'écria-t-il, et qu'elle ne me reniera pas ainsi.
—Je vous parle en son nom.
—C'est un délai qu'elle demande.
—Prenez-le comme vous voudrez; mais observez son ordre.
—Le parc n'est pas le seul endroit où l'on puisse se voir, il y a mille endroits plus sûrs. La reine est venue chez vous, enfin!
—Monseigneur, pas un mot de plus; je porte en moi un poids mortel, celui de votre secret. Je ne me sens pas de force à le porter longtemps. Ce que vos indiscrétions, ce que le hasard, ce que la malveillance d'un ennemi ne feront pas, les remords le feront. Je la sais capable, voyez-vous, de tout avouer au roi dans un moment de désespoir.
—Bon Dieu! est-il possible! s'écria monsieur de Rohan, elle ferait cela?
—Si vous la voyiez, elle vous ferait pitié.
Le cardinal se leva précipitamment.
—Que faire? dit-il.
—Lui donner la consolation du silence.
—Elle croira que je l'ai oubliée.
Jeanne haussa les épaules.
—Elle m'accusera d'être un lâche.
—Lâche pour la sauver, jamais.
—Une femme pardonne-t-elle qu'on se prive de sa présence?
—Ne jugez pas celle-là comme vous me jugeriez.
—Je la juge grande et forte. Je l'aime pour sa vaillance et son noble cœur. Elle peut donc compter sur moi comme je compte sur elle. Une dernière fois je la verrai; elle saura ma pensée entière, et ce qu'elle aura décidé après m'avoir entendu, je l'accomplirai comme je ferais d'un vœu sacré.
Jeanne se leva.
—Comme il vous plaira, dit-elle. Allez! seulement vous irez seul. J'ai jeté la clef du parc dans la Seine, en revenant aujourd'hui. Vous irez donc tout à votre aise à Versailles, tandis que moi je vais partir pour la Suisse ou pour la Hollande. Plus je serai loin de la bombe, moins j'en craindrai les éclats.
—Comtesse! vous me laisseriez, vous m'abandonneriez! Ô mon Dieu! mais avec qui parlerai-je d'elle?
Jeanne ici recorda les scènes de Molière; jamais plus insensé Valère n'avait donné à plus rusée Dorine de plus commodes répliques.
—N'avez-vous pas le parc et les échos, dit Jeanne; vous leur apprendrez le nom d'Amaryllis.
—Comtesse, ayez pitié. Je suis au désespoir, dit le prélat avec un accent parti du cœur.
—Eh bien! répliqua Jeanne avec l'énergie toute brutale du chirurgien qui décide l'amputation d'un membre; si vous êtes au désespoir, monsieur de Rohan, ne vous laissez donc pas aller à des enfantillages plus dangereux que la poudre, que la peste, que la mort! Si vous tenez tant à cette femme, conservez-vous-la, au lieu de la perdre, et si vous ne manquez pas absolument de cœur et de mémoire, ne risquez pas d'englober dans votre ruine ceux qui vous ont servi par amitié. Moi je ne joue pas avec le feu. Me jurez-vous de ne pas faire un pas pour voir la reine? Seulement la voir, entendez-vous, je ne dis pas lui parler, d'ici à quinze jours? Le jurez-vous? je reste et je pourrai vous servir encore. Êtes-vous décidé à tout braver pour enfreindre ma défense et la sienne? Je le saurai, et dix minutes après je pars! Vous vous en tirerez comme vous pourrez.
—C'est affreux, murmura le cardinal, la chute est écrasante; tomber de ce bonheur! Oh! j'en mourrai!
—Allons donc, glissa Jeanne à son oreille; vous n'aimez que par amour-propre ailleurs.
—Aujourd'hui, c'est par amour, répliqua le cardinal.
—Souffrez alors aujourd'hui, dit Jeanne; c'est une condition de l'état. Voyons, monseigneur, décidez-vous; resté-je ici? Suis-je sur la route de Lausanne?
—Restez, comtesse, mais trouvez-moi un calmant. La plaie est trop douloureuse.
—Jurez-vous de m'obéir?
—Foi de Rohan!
—Bon! votre calmant est tout trouvé. Je vous défends les entrevues, mais je ne défends pas les lettres.
—En vérité! s'écria l'insensé ranimé par cet espoir. Je pourrai écrire?
—Essayez.
—Et... elle me répondrait?
—J'essaierai.
Le cardinal dévora de baisers la main de Jeanne. Et l'appela son ange tutélaire.
Il dut bien rire le démon qui habitait dans le cœur de la comtesse.
Chapitre LXIX
La nuit
Ce jour même, il était quatre heures du soir, lorsqu'un homme à cheval s'arrêta sur la lisière du parc, derrière les bains d'Apollon.
Le cavalier faisait une promenade d'agrément, au pas; pensif comme Hippolyte, beau comme lui, sa main laissait flotter les rênes sur le col du coursier.
Il s'arrêta, ainsi que nous l'avons dit, à l'endroit où monsieur de Rohan depuis trois jours faisait arrêter son cheval. Le sol était, à cet endroit, foulé par les fers, et les arbustes étaient broutés tout à l'entour du chêne au tronc duquel avait été attachée la monture.
Le cavalier mit pied à terre.
—Voici un endroit bien ravagé, dit-il.
Et il approcha du mur.
—Voici des traces d'escalade; voici une porte récemment ouverte. C'est bien ce que j'avais pensé.
«On n'a pas fait la guerre avec les Indiens des savanes sans se connaître en traces de chevaux et d'hommes. Or, depuis quinze jours, monsieur de Charny est revenu; depuis quinze jours monsieur de Charny ne s'est point montré. Voici la porte que monsieur de Charny a choisie pour entrer dans Versailles.
En disant ces mots, le cavalier soupira bruyamment comme s'il arrachait son âme avec ce soupir.
—Laissons au prochain son bonheur, murmura-t-il en regardant une à une les éloquentes traces du gazon et des murs. Ce que Dieu donne aux uns, il le refuse aux autres. Ce n'est pas pour rien que Dieu fait des heureux et des malheureux; sa volonté soit bénie!
«Il faudrait une preuve, cependant. À quel prix, par quel moyen l'acquérir?
«Oh! rien de plus simple. Dans les buissons, la nuit, un homme ne saurait être découvert, et, de sa cachette, il verrait ceux qui viennent. Ce soir, je serai dans les buissons.
Le cavalier ramassa les rênes de son cheval, se remit lentement en selle, et sans presser ni hâter le pas de son cheval, disparut à l'angle du mur.
Quant à Charny, obéissant aux ordres de la reine, il s'était renfermé chez lui, attendant un message de sa part.
La nuit vint, rien ne paraissait. Charny, au lieu de guetter à la fenêtre du pavillon qui donnait sur le parc, guettait dans la même chambre à la fenêtre qui donnait sur la petite rue. La reine avait dit: à la porte de la louveterie; mais fenêtre et porte dans ce pavillon c'était tout un, au rez-de-chaussée. Le principal était qu'on pût voir tout ce qui arriverait.
Il interrogeait la nuit profonde, espérant d'une minute à l'autre entendre le galop d'un cheval ou le pas précipité d'un courrier.
Dix heures et demie sonnèrent. Rien. La reine avait joué Charny. Elle avait fait une concession au premier mouvement de surprise. Honteuse, elle avait promis ce qu'il lui était impossible de tenir; et, chose affreuse à penser, elle avait promis sachant qu'elle ne tiendrait pas.
Charny, avec cette rapide facilité de soupçon qui caractérise les gens violemment épris, se reprochait déjà d'avoir été si crédule.
—Comment ai-je pu, s'écriait-il, moi qui ai vu, croire à des mensonges et sacrifier ma conviction, ma certitude, à un stupide espoir?
Il développait avec rage cette idée funeste, quand le bruit d'une poignée de sable lancée sur les vitres de l'autre fenêtre attira son attention et le fit courir du côté du parc.
Il vit alors, dans une large mante noire, en bas, sous la charmille du parc, une figure de femme qui levait vers lui un visage pâle et inquiet.
Il ne put retenir un cri de joie et de regret tout ensemble. La femme qui l'attendait, qui l'appelait, c'était la reine!
D'un bond il s'élança par la fenêtre et vint tomber près de Marie-Antoinette.
—Ah! vous voilà, monsieur? c'est bien heureux! dit à voix basse la reine tout émue; que faisiez-vous donc?
—Vous! vous! madame!... vous-même! est-il possible? répliqua Charny en se prosternant.
—Est-ce ainsi que vous attendiez?
—J'attendais du côté de la rue, madame.
—Est-ce que je pouvais venir parla rue, voyons? quand il est si simple de venir par le parc?
—Je n'eusse osé espérer de vous voir, madame, dit Charny avec un accent de reconnaissance passionnée.
Elle l'interrompit.
—Ne restons pas ici, dit-elle, il y fait clair; avez-vous votre épée?
—Oui.
—Bien!... Par où dites-vous que sont entrés les gens que vous avez vus?
—Par cette porte.
—Et à quelle heure?
—À minuit, chaque fois.
—Il n'y a pas de raison pour qu'ils ne viennent pas cette nuit encore. Vous n'avez parlé à personne?
—À qui que ce soit.
—Entrons dans le taillis et attendons.
—Oh! Votre Majesté....
La reine passa devant, et, d'un pas assez prompt, fit quelque chemin en sens inverse.
—Vous entendez bien, dit-elle tout à coup, comme pour aller au-devant de la pensée de Charny, que je ne me suis pas amusée à conter cette affaire au lieutenant de police. Depuis que je me suis plainte, monsieur de Crosne aurait dû déjà me faire justice. Si la créature qui usurpe mon nom après avoir usurpé ma ressemblance n'a pas encore été arrêtée, si tout ce mystère n'est pas éclairci, vous sentez qu'il y a deux motifs: ou l'incapacité de monsieur de Crosne—ce qui n'est rien—, ou sa connivence avec mes ennemis. Or, il me paraît difficile que chez moi, dans mon parc, on se permette l'ignoble comédie que vous m'avez signalée, sans être sûr d'un appui direct ou d'une tacite complicité. Voilà pourquoi ceux qui s'en sont rendus coupables me paraissent être assez dangereux pour que je ne m'en rapporte qu'à moi-même du soin de les démasquer. Qu'en pensez-vous?
—Je demande à Votre Majesté la permission de ne plus ouvrir la bouche. Je suis au désespoir; j'ai encore des craintes et je n'ai plus de soupçons.
—Au moins, vous êtes un honnête homme, vous, dit vivement la reine; vous savez dire les choses en face; c'est un mérite qui peut blesser quelquefois les innocents quand on se trompe à leur égard: mais une blessure se guérit.
—Oh! madame, voilà onze heures; je tremble.
—Assurez-vous qu'il n'y a personne ici, dit la reine pour éloigner son compagnon.
Charny obéit. Il courut les taillis jusqu'aux murs.
—Personne, fit-il en revenant.
—Où s'est passée la scène que vous racontiez?
—Madame, à l'instant même, en revenant de mon exploration, j'ai reçu un coup terrible dans le cœur. Je vous ai aperçue à l'endroit même où ces nuits dernières je vis... la fausse reine de France.
—Ici! s'écria la reine en s'éloignant avec dégoût de la place qu'elle occupait.
—Sous ce châtaignier, oui, madame.
—Mais alors, monsieur, dit Marie-Antoinette, ne restons pas ici, car s'ils y sont venus ils y reviendront.
Charny suivit la reine dans une autre allée. Son cœur battait si fort qu'il craignit de ne pas entendre le bruit de la porte qui allait s'ouvrir.
Elle, silencieuse et fière, attendait que la preuve vivante de son innocence apparût.
Minuit sonna. La porte ne s'ouvrit pas.
Une demi-heure s'écoula, pendant laquelle Marie-Antoinette demanda plus de dix fois à Charny si les imposteurs avaient été bien exacts à chacun de leurs rendez-vous.
Trois quarts après minuit sonnèrent à Saint-Louis de Versailles.
La reine frappa du pied avec impatience.
—Vous verrez qu'ils ne viendront pas aujourd'hui, dit-elle; ces sortes de malheurs n'arrivent qu'à moi!
Et en disant ces mots elle regardait Charny comme pour lui chercher querelle, si elle avait surpris en ses yeux le moindre éclat de triomphe ou d'ironie.
Mais lui, pâlissant à mesure que ses soupçons revenaient, gardait une attitude tellement grave et mélancolique, que certainement son visage reflétait en ce moment la sereine patience des martyrs et des anges.
La reine lui prit le bras et le ramena au châtaignier sous lequel ils avaient fait leur première station.
—Vous dites, murmura-t-elle, que c'est ici que vous avez vu.
—Ici même, madame.
—Ici, que la femme a donné une rose à l'homme.
—Oui, Votre Majesté.
Et la reine était si faible, si fatiguée du long séjour fait dans ce parc humide, qu'elle s'adossa au tronc de l'arbre, et pencha sa tête sur sa poitrine.
Insensiblement, ses jambes fléchirent; Charny ne lui donnait pas le bras, elle tomba plutôt qu'elle ne s'assit sur l'herbe et la mousse.
Lui, demeurait immobile et sombre.
Elle appuya ses deux mains sur son visage, et Charny ne put voir une larme de cette reine glisser entre ses doigts longs et blancs.
Soudain, relevant sa tête:
—Monsieur, dit-elle, vous avez raison: je suis condamnée. J'avais promis de prouver aujourd'hui que vous m'aviez calomniée: Dieu ne le veut pas, je m'incline.
—Madame... murmura Charny.
—J'ai fait, continua-t-elle, ce qu'aucune femme n'eût fait à ma place. Je ne parle pas des reines. Oh! monsieur, qu'est-ce qu'une reine, quand elle ne peut régner même sur un cœur? Qu'est-ce qu'une reine quand elle n'obtient pas même l'estime d'un honnête homme? Voyons, monsieur, aidez-moi au moins à me relever, pour que je parte; ne me méprisez pas au point de me refuser votre main.
Charny se précipita comme un insensé à ses genoux.
—Madame, dit-il en frappant son front sur la terre, si je n'étais un malheureux qui vous aime, vous me pardonneriez, n'est-ce pas?
—Vous! s'écria la reine avec un rire amer; vous! vous m'aimez, et vous me croyez infâme!...
—Oh!... madame.
—Vous!... vous, qui devriez avoir une mémoire, vous m'accusez d'avoir donné une fleur ici, là-bas, un baiser, là-bas, mon amour à un autre homme... monsieur, pas de mensonge, vous ne m'aimez pas!
—Madame, ce fantôme était là, ce fantôme de reine amoureuse. Là aussi où je suis, était le fantôme de l'amant. Arrachez-moi le cœur, puisque ces deux infernales images vivent dans mon cœur et le dévorent.
Elle lui prit la main et l'attira vers elle avec un geste exalté.
—Vous avez vu!... vous avez entendu.... C'était bien moi, n'est-ce pas? dit-elle d'une voix étouffée.... Oh! c'était moi, ne cherchez pas autre chose. Eh bien! si à cette même place, sous ce même châtaignier, assise comme j'étais, vous à mes pieds comme était l'autre, si je vous serre les mains, si je vous approche de ma poitrine, si je vous prends dans mes bras, si je vous dis: Moi qui ai fait tout cela à l'autre, n'est-ce pas? moi qui ai dit la même chose à l'autre, n'est-ce pas? Si je vous dis: Monsieur de Charny, je n'aimais, je n'aime, je n'aimerai qu'un être au monde... et c'est vous!... Mon Dieu! mon Dieu! cela suffira-t-il pour vous convaincre qu'on n'est pas une infâme quand on a dans le cœur, avec le sang des impératrices, le feu divin d'un amour comme celui-là?
Charny poussa un gémissement pareil à celui d'un homme qui expire. La reine en lui parlant l'avait enivré de son souffle; il l'avait sentie parler, sa main avait brûlé son épaule, sa poitrine avait brûlé son cœur, l'haleine avait dévoré ses lèvres.
—Laissez-moi remercier Dieu, murmura-t-il. Oh! si je ne pensais à Dieu, je penserais trop à vous.
Elle se leva lentement; elle arrêta sur lui deux yeux dont les pleurs noyaient la flamme.
—Voulez-vous ma vie? dit-il éperdu.
Elle se tut un moment sans cesser de le regarder.
—Donnez-moi votre bras, dit-elle, et menez-moi partout où les autres sont allés. D'abord ici, ici où fut donnée une rose....
Elle tira de sa robe une rose chaude encore du feu qui avait brûlé sa poitrine.
—Prenez! dit-elle.
Il respira l'odeur embaumée de la fleur, et la serra dans sa poitrine.
—Ici, reprit-elle, l'autre a donné sa main à baiser?
—Ses deux mains! dit Charny chancelant et ivre au moment où son visage se trouva enfermé dans les mains brûlantes de la reine.
—Voilà une place purifiée, dit la reine avec un adorable sourire. Maintenant, ne sont-ils pas allés aux bains d'Apollon?
Charny, comme si le ciel fût tombé sur sa tête, s'arrêta stupéfait, à demi-mort.
—C'est un endroit, dit gaiement la reine, où jamais je n'entre que le jour. Allons voir ensemble la porte par où s'enfuyait cet amant de la reine.
Joyeuse, légère, suspendue au bras de l'homme le plus heureux que Dieu eût jamais béni, elle traversa presque en courant les pelouses qui séparaient le taillis du mur de ronde. Ils arrivèrent ainsi à la porte derrière laquelle se voyaient les traces des pieds de chevaux.
—C'est ici, au-dehors, dit Charny.
—J'ai toutes les clefs, répondit la reine. Ouvrez, monsieur de Charny; instruisons-nous.
Ils sortirent et se penchèrent pour voir: la lune sortit d'un nuage comme pour les aider dans leurs investigations.
Le blanc rayon s'attacha tendrement au beau visage de la reine, qui s'appuyait sur le bras de Charny en écoutant et en regardant les buissons d'alentour.
Lorsqu'elle se fut bien convaincue, elle fit rentrer le gentilhomme, en l'attirant à elle par une douce pression.
La porte se referma sur eux.
Deux heures sonnaient.
—Adieu, dit-elle. Rentrez chez vous. À demain.
Elle lui serra la main, et, sans un mot de plus, s'éloigna rapidement sous les charmilles, dans la direction du château.
Au-delà de cette porte qu'ils venaient de refermer, un homme se leva du milieu des buissons, et disparut dans les bois qui bordent la route.
Cet homme emportait en s'en allant le secret de la reine.
Chapitre LXX
Le congé
La reine sortit le lendemain toute souriante et toute belle pour aller à la messe.
Ses gardes avaient ordre de laisser venir à elle tout le monde. C'était un dimanche, et Sa Majesté s'éveillant avait dit:
—Voilà un beau jour; il fait bon vivre aujourd'hui.
Elle parut respirer avec plus de plaisir qu'à l'ordinaire le parfum de ses fleurs favorites; elle se montra plus magnifique dans les dons qu'elle accorda; elle s'empressa davantage d'aller mettre son âme auprès de Dieu.
Elle entendit la messe sans une distraction. Elle n'avait jamais courbé si bas sa tête majestueuse.
Tandis qu'elle priait avec ferveur, la foule s'amassait comme les autres dimanches sur le passage des appartements à la chapelle, et les degrés même des escaliers étaient remplis de gentilshommes et de dames.
Parmi ces dernières brillait modestement, mais élégamment vêtue, madame de La Motte.
Et dans la haie double, formée par les gentilshommes, on voyait à droite monsieur de Charny, complimenté par beaucoup de ses amis sur sa guérison, sur son retour, et surtout sur son visage radieux.
La faveur est un subtil parfum, elle se divise avec une telle facilité dans l'air, que bien longtemps avant l'ouverture de la cassolette l'arôme est défini, reconnu et apprécié par les connaisseurs. Olivier n'était ami de la reine que depuis six heures, mais déjà tout le monde se disait l'ami d'Olivier.
Tandis qu'il acceptait toutes ces félicitations avec la bonne mine d'un homme véritablement heureux, et que pour lui témoigner plus d'honneur et plus d'amitié, toute la gauche de la haie passait à droite, Olivier, forcé de laisser courir ses regards sur le groupe qui s'éparpillait autour de lui, aperçut seule, en face, une figure dont la sombre pâleur et l'immobilité le frappèrent au milieu de son enivrement.
Il reconnut Philippe de Taverney serré dans son uniforme et la main sur la poignée de son épée.
Depuis les visites de politesse faites par ce dernier à l'antichambre de son adversaire après leur duel, depuis la séquestration de Charny par le docteur Louis, aucune relation n'avait existé entre les deux rivaux.
Charny, en voyant Philippe qui le regardait tranquillement, sans bienveillance ni menace, commença par un salut que Philippe lui rendit de loin.
Puis, fendant avec sa main le groupe qui l'entourait:
—Pardon, messieurs, dit Olivier; mais laissez-moi remplir un devoir de politesse.
Et traversant l'espace compris entre la haie de droite et la haie de gauche, il vint droit à Philippe qui ne bougeait pas.
—Monsieur de Taverney, dit-il en le saluant avec plus de civilité que la première fois, je devais vous remercier de l'intérêt que vous avez bien voulu prendre à ma santé, mais j'arrive seulement depuis hier.
Philippe rougit et le regarda, puis il baissa les yeux.
—J'aurai l'honneur, monsieur, continua Charny, de vous rendre visite dès demain, et j'espère que vous ne m'aurez pas gardé rancune.
—Nullement, monsieur, répliqua Philippe.
Charny allait tendre sa main pour que Philippe y dépose la sienne, lorsque le tambour annonça l'arrivée de la reine.
—Voici la reine, monsieur, dit lentement Philippe, sans avoir répondu au geste amical de Charny.
Et il ponctua cette phrase par une révérence plus mélancolique que froide.
Charny, un peu surpris, se hâta de rejoindre ses amis dans la haie à droite.
Philippe demeura de son côté, comme s'il eût été en faction.
La reine approchait, on la vit sourire à plusieurs, prendre ou faire prendre des places, car de loin elle avait aperçu Charny, et, ne le quittant pas du regard, avec cette téméraire bravoure qu'elle mettait dans ses amitiés, et que ses ennemis appelaient de l'impudeur, elle prononça tout haut ces paroles:
—Demandez aujourd'hui, messieurs, demandez, je ne saurais rien refuser aujourd'hui.
Charny fut pénétré jusqu'au fond du cœur par l'accent et par le sens de ces mots magiques. Il tressaillit de plaisir, ce fut là son remerciement à la reine.
Soudain, celle-ci fut tirée de sa douce mais dangereuse contemplation par le bruit d'un pas, par le son d'une voix étrangère.
Le pas criait à sa gauche sur la dalle, la voix émue mais grave, disait:
—Madame!...
La reine aperçut Philippe; elle ne put réprimer un premier mouvement de surprise en se voyant placée entre ces deux hommes, dont elle se reprochait peut-être d'aimer trop l'un et pas assez l'autre.
—Vous! monsieur de Taverney, s'écria-t-elle en se remettant; vous! vous avez quelque chose à me demander? Oh! parlez.
—Dix minutes d'audience au loisir de Votre Majesté, dit Philippe en s'inclinant sans avoir désarmé la sévère pâleur de son front.
—À l'instant même, monsieur, répliqua la reine en jetant un regard furtif sur Charny, qu'elle redoutait involontairement de voir si près de son ancien adversaire; suivez-moi.
Et elle passa plus rapidement lorsqu'elle entendit le pas de Philippe derrière le sien, et eut laissé Charny à sa place.
Elle continua cependant de faire sa moisson de lettres, de placets et de suppliques, donna quelques ordres, et rentra chez elle.
Un quart d'heure après, Philippe était introduit dans la bibliothèque où Sa Majesté recevait le dimanche.
—Ah! monsieur de Taverney, entrez, dit-elle en prenant le ton enjoué, entrez et faites-moi de suite bon visage. Il faut vous le confesser, j'ai une inquiétude chaque fois qu'un Taverney désire me parler. Vous êtes de mauvais augure dans votre famille. Rassurez-moi vite, monsieur de Taverney, en me disant que vous ne venez pas m'annoncer un malheur.
Philippe, plus pâle encore après ce préambule qu'il ne l'avait été pendant la scène avec Charny, se contenta de répliquer, voyant combien la reine mettait peu d'affection dans son langage:
—Madame, j'ai l'honneur d'affirmer à Votre Majesté que je ne lui apporte cette fois qu'une bonne nouvelle.
—Ah! c'est une nouvelle! dit la reine.
—Hélas! oui, Votre Majesté.
—Ah! mon Dieu! répliqua-t-elle en reprenant cet air gai qui rendait Philippe si malheureux, voilà que vous avez dit hélas! Pauvre que je suis! dirait un Espagnol. Monsieur de Taverney a dit hélas!
—Madame, reprit gravement Philippe, deux mots vont rassurer si pleinement Votre Majesté, que non seulement son noble front ne se voilera pas aujourd'hui à l'approche d'un Taverney, mais ne se voilera jamais par la faute d'un Taverney Maison-Rouge. À dater d'aujourd'hui, madame, le dernier de cette famille à qui Votre Majesté avait daigné accorder quelque faveur, va disparaître pour ne plus revenir à la cour de France.
La reine, quittant soudain l'air enjoué qu'elle avait pris comme ressource contre les émotions présumées de cette entrevue:
—Vous partez! s'écria-t-elle.
—Oui, Votre Majesté.
—Vous... aussi!
Philippe s'inclina.
—Ma sœur, madame, a déjà eu le regret de quitter Votre Majesté, dit-il; moi, j'étais bien autrement inutile à la reine, et je pars.
La reine s'assit toute troublée en réfléchissant qu'Andrée avait demandé ce congé éternel le lendemain d'une entrevue chez Louis, où monsieur de Charny avait eu le premier indice de la sympathie qu'on ressentait pour lui.
—Étrange! murmura-t-elle rêveuse, et elle n'ajouta plus un mot.
Philippe restait debout comme une statue de marbre, attendant le geste qui congédie.
La reine sortant tout à coup de sa léthargie:
—Où allez-vous? dit-elle.
—Je veux aller rejoindre monsieur de La Pérouse, dit Philippe.
—Monsieur de La Pérouse est à Terre-Neuve en ce moment.
—J'ai tout préparé pour le rejoindre.
—Vous savez qu'on lui prédit une mort affreuse?
—Affreuse, je ne sais, dit Philippe, mais prompte, je le sais.
—Et vous partez?
Il sourit avec sa beauté si noble et si douce.
—C'est pour cela que je veux aller rejoindre La Pérouse, dit-il.
La reine retomba encore une fois dans son inquiet silence.
Philippe, encore une fois, attendit respectueusement.
Cette nature si noble et si brave de Marie-Antoinette se réveilla plus téméraire que jamais.
Elle se leva, s'approcha du jeune homme, et lui dit en croisant ses bras blancs sur sa poitrine:
—Pourquoi partez-vous?
—Parce que je suis très curieux de voyager, répondit-il doucement.
—Mais vous avez déjà fait le tour du monde, reprit la reine, dupe un instant de ce calme héroïque.
—Du Nouveau Monde, oui, madame, continua Philippe, mais pas de l'ancien et du nouveau ensemble.
La reine fit un geste de dépit et répéta ce qu'elle avait dit à Andrée.
—Race de fer, cœurs d'acier que ces Taverney. Votre sœur et vous, vous êtes deux terribles gens, des amis qu'on finit par haïr. Vous partez, non pas pour voyager, vous en êtes las, mais pour me quitter. Votre sœur était, disait-elle, appelée par la religion, elle cache un cœur de feu sous de la cendre. Enfin, elle a voulu partir, elle est partie. Dieu la fasse heureuse! Vous! vous qui pourriez être heureux; vous! vous voilà parti aussi. Quand je vous disais tout à l'heure que les Taverney me portent malheur!
—Épargnez-nous, madame; si Votre Majesté daignait chercher mieux dans nos cœurs, elle n'y verrait qu'un dévouement sans limites.
—Écoutez! s'écria la reine avec colère, vous êtes, vous, un quaker, elle, une philosophe, des créatures impossibles; elle se figure le monde comme un paradis, où l'on n'entre qu'à la condition d'être des saints; vous, vous prenez le monde pour l'enfer, où n'entrent que les diables; et tous deux vous avez fui le monde: l'un, parce que vous y trouvez ce que vous ne cherchez pas; l'autre, parce que vous n'y trouvez pas ce que vous cherchez. Ai-je raison? Eh! mon cher monsieur de Taverney, laissez les humains être imparfaits, ne demandez aux familles royales que d'être les moins imparfaites des races humaines; soyez tolérant, ou plutôt ne soyez pas égoïste.
Elle accentua ces mots avec trop de passion. Philippe eut l'avantage.
—Madame, dit-il, l'égoïsme est une vertu, quand on s'en sert pour rehausser ses adorations.
Elle rougit.
—Tout ce que je sais, dit-elle, c'est que j'aimais Andrée, et qu'elle m'a quittée. C'est que je tenais à vous, et que vous me quittez. Il est humiliant pour moi de voir deux personnes aussi parfaites, je ne plaisante pas, monsieur, abandonner ma maison.
—Rien ne peut humilier une personne auguste comme vous, madame, dit froidement Taverney; la honte n'atteint pas les fronts élevés comme est le vôtre.
—Je cherche avec attention, poursuivit la reine, quelle chose a pu vous blesser.
—Rien ne m'a blessé, madame, reprit vivement Philippe.
—Votre grade a été confirmé; votre fortune est en bon train; je vous distinguais....
—Je répète à Votre Majesté que rien ne me plaît à la cour.
—Et si je vous disais de rester... si je vous l'ordonnais?...
—J'aurais la douleur de répondre par un refus à Votre Majesté.
La reine, une troisième fois, se plongea dans cette silencieuse réserve qui était à sa logique ce que l'action de rompre est au ferrailleur fatigué.
Et comme elle sortait toujours de ce repos par un coup d'éclat:
—Il y a peut-être quelqu'un qui vous déplaît ici? Vous êtes ombrageux, dit-elle en attachant son regard clair sur Philippe.
—Personne ne me déplaît.
—Je vous croyais mal... avec un gentilhomme... monsieur de Charny... que vous avez blessé en duel... fit la reine en s'animant par degrés. Et comme il est simple que l'on fuie les gens qu'on n'aime pas, dès que vous avez vu monsieur de Charny revenu, vous auriez désiré quitter la cour.
Philippe ne répondit rien.
La reine, se trompant sur le compte de cet homme si loyal et si brave, crut n'avoir affaire qu'à un jaloux ordinaire. Elle le poursuivit sans ménagement.
—Vous savez d'aujourd'hui seulement, continua-t-elle, que monsieur de Charny est de retour. Je dis d'aujourd'hui! et c'est aujourd'hui que vous me demandez votre congé?
Philippe devint plus livide que pâle. Ainsi attaqué, ainsi foulé aux pieds, il se releva cruellement.
—Madame, dit-il, c'est seulement d'aujourd'hui que je sais le retour de monsieur de Charny, c'est vrai; seulement il y a plus longtemps que Votre Majesté ne pense, car j'ai rencontré monsieur de Charny vers deux heures du matin à la porte du parc correspondante aux bains d'Apollon.
La reine pâlit à son tour; et, après avoir regardé avec une admiration mêlée de terreur la parfaite courtoisie que le gentilhomme conservait dans sa colère:
—Bien! murmura-t-elle d'une voix éteinte; allez, monsieur, je ne vous retiens plus.
Philippe salua pour la dernière fois et partit à pas lents.
La reine tomba foudroyée sur son fauteuil en disant:
—France! pays des nobles cœurs!
Chapitre LXXI
La jalousie du cardinal
Cependant le cardinal avait vu se succéder trois nuits bien différentes de celles que son imagination faisait revivre sans cesse.
Pas de nouvelles de personne, pas l'espoir d'une visite! Ce silence mortel après l'agitation de la passion, c'était l'obscurité d'une cave après la joyeuse lumière du soleil.
Le cardinal s'était bercé d'abord de l'espoir que son amante, femme avant d'être reine, voudrait connaître de quelle nature était l'amour qu'on lui témoignait, et si elle plaisait après l'épreuve comme avant. Sentiment tout à fait masculin, dont la matérialité devint une arme à deux tranchants qui blessa bien douloureusement le cardinal lorsqu'elle se retourna contre lui.
En effet, ne voyant rien venir, et n'entendant que le silence, comme dit monsieur Delille, il craignit, l'infortuné, que cette épreuve ne lui eût été défavorable à lui-même. De là, une angoisse, une terreur, une inquiétude dont on ne peut avoir d'idée, si l'on n'a souffert de ces névralgies générales qui font de chaque fibre aboutissant au cerveau un serpent de feu, qui se tord ou se détend par sa propre volonté.
Ce malaise devint insupportable au cardinal; il envoya dix fois en une demi-journée au domicile de madame de La Motte, dix fois à Versailles.
Le dixième courrier lui ramena enfin Jeanne, qui surveillait là-bas Charny et la reine, et s'applaudissait intérieurement de cette impatience du cardinal, à laquelle bientôt elle devrait le succès de son entreprise.
Le cardinal, en la voyant, éclata.
—Comment, dit-il, vous vivez avec cette tranquillité! Comment! vous me savez au supplice, et vous, qui vous dites mon amie, vous laissez ce supplice aller jusqu'à la mort!
—Eh! monseigneur, répliqua Jeanne, patience, s'il vous plaît. Ce que je faisais à Versailles, loin de vous, est bien plus utile que ce que vous faisiez ici en me désirant.
—On n'est pas cruelle à ce point, dit Son Excellence, radoucie par l'espoir d'obtenir des nouvelles. Voyons, que dit-on, que fait-on là-bas?
—L'absence est un mal douloureux, soit qu'on en souffre à Paris, soit qu'on la subisse à Versailles.
—Voilà ce qui me charme et je vous en remercie; mais....
—Mais?
—Des preuves!
—Ah! bon Dieu! s'écria Jeanne, que dites-vous là, monseigneur! des preuves! Qu'est-ce que ce mot? Des preuves!... êtes-vous dans votre bon sens, monseigneur, pour aller demander à une femme des preuves de ses fautes?
—Je ne demande pas une pièce pour un procès, comtesse; je demande un gage d'amour.
—Il me semble, fit-elle après avoir regardé Son Excellence d'une certaine façon, que vous devenez bien exigeant, sinon bien oublieux.
—Oh! je sais ce que vous allez me dire, je sais que je devrais me tenir fort satisfait, fort honoré; mais prenez mon cœur par le vôtre, comtesse. Comment accepteriez-vous d'être ainsi jeté de côté après avoir eu les apparences de la faveur?
—Vous avez dit les apparences, je crois? répliqua Jeanne du même ton railleur.
—Oh! il est certain que vous pouvez me battre avec impunité, comtesse; il est certain que rien ne m'autorise à me plaindre; mais je me plains....
—Alors, monseigneur, je ne puis être responsable de votre mécontentement, s'il n'a que des causes frivoles ou s'il n'a pas de cause du tout.
—Comtesse, vous me traitez mal.
—Monseigneur, je répète vos paroles. Je suis votre discussion.
—Inspirez-vous de vous, au lieu de me reprocher mes folies; aidez-moi au lieu de me tourmenter.
—Je ne puis vous aider là où je ne vois rien à faire.
—Vous ne voyez rien à faire? dit le cardinal en appuyant sur chaque mot.
—Rien.
—Eh bien! madame, dit monsieur de Rohan avec véhémence, tout le monde ne dit peut-être pas la même chose que vous.
—Hélas! monseigneur, nous voici arrivés à la colère, et nous ne nous comprenons plus. Votre Excellence me pardonnera de le lui faire observer.
—En colère! oui.... Votre mauvaise volonté m'y pousse, comtesse.
—Et vous ne calculez pas si c'est de l'injustice?
—Oh! non pas! Si vous ne me servez plus, c'est parce que vous ne pouvez faire autrement, je le vois bien.
—Vous me jugez bien; pourquoi alors m'accuser?
—Parce que vous devriez me dire toute la vérité, madame.
—La vérité! je vous ai dit celle que je sais.
—Vous ne me dites pas que la reine est une perfide, qu'elle est une coquette, qu'elle pousse les gens à l'adorer, et qu'elle les désespère après.
Jeanne le regarda d'un air surpris.
—Expliquez-vous, dit-elle en tremblant, non de peur, mais de joie.
En effet, elle venait d'entrevoir dans la jalousie du cardinal une issue que la circonstance ne lui eût peut-être pas donnée pour sortir d'une aussi difficile position.
—Avouez-moi, continua le cardinal, qui ne calculait plus avec sa passion, avouez, je vous en supplie, que la reine refuse de me voir.
—Je ne dis pas cela, monseigneur.
—Avouez que si elle ne me repousse pas de son plein gré, ce que j'espère encore, elle m'évince pour ne pas alarmer quelque autre amant, à qui mes assiduités auront donné l'éveil.
—Ah! monseigneur, s'écria Jeanne d'un ton si merveilleusement mielleux qu'elle laissait soupçonner bien plus encore qu'elle ne voulait déguiser.
—Écoutez-moi, reprit monsieur de Rohan, la dernière fois que j'ai vu Sa Majesté, je crois avoir entendu marcher dans le massif.
—Folie.
—Et je dirai tout ce que je soupçonne.
—Ne dites pas un mot de plus, monseigneur, vous offensez la reine; et, d'ailleurs, s'il était vrai qu'elle fût assez malheureuse pour craindre la surveillance d'un amant, ce que je ne crois pas, seriez-vous assez injuste pour lui faire un crime du passé qu'elle vous sacrifie?
—Le passé! le passé! Voilà un grand mot, mais qui tombe, comtesse, si ce passé est encore le présent et doit être le futur.
—Fi! monseigneur; vous me parlez comme à un courtier qu'on accuserait d'avoir procuré une mauvaise affaire. Vos soupçons, monseigneur, sont tellement blessants pour la reine, qu'ils finissent par l'être pour moi.
—Alors, comtesse, prouvez-moi....
—Ah! monseigneur, si vous répétez ce mot-là, je prendrai l'injure pour mon compte.
—Enfin!... m'aime-t-elle un peu?
—Mais il y a une chose bien simple, monseigneur, répliqua Jeanne, en montrant au cardinal sa table et tout ce qu'il fallait pour écrire. Mettez-vous là et demandez-le-lui à elle-même.
Le cardinal saisit avec transport la main de Jeanne:
—Vous lui remettrez ce billet? dit-il.
—Si je ne lui remettais, qui donc s'en chargerait?
—Et... vous me promettez une réponse?
—Si vous n'aviez pas de réponse, comment sauriez-vous à quoi vous en tenir?
—Oh! à la bonne heure, voilà comme je vous aime, comtesse.
—N'est-ce pas, fit-elle avec son fin sourire.
Il s'assit, prit la plume et commença un billet. Il avait la plume éloquente, monsieur de Rohan, la lettre facile; cependant il déchira dix feuilles avant de se plaire à lui-même.
—Si vous allez toujours de ce train, dit Jeanne, vous n'arriverez jamais.
—C'est que, voyez-vous, comtesse, je me défie de ma tendresse; elle déborde malgré moi; elle fatiguerait peut-être la reine.
—Ah! fit Jeanne avec ironie, si vous lui écrivez en homme politique, elle vous répondra un billet de diplomate. Cela vous regarde.
—Vous avez raison, et vous êtes une vraie femme, cœur et esprit. Tenez, comtesse, pourquoi aurions-nous un secret pour vous qui avez le nôtre?
Elle sourit.
—Le fait est, dit-elle, que vous n'avez que peu de chose à me cacher.
—Lisez par-dessus mon épaule, lisez aussi vite que j'écrirai, si c'est possible; car mon cœur est brûlant, ma plume va dévorer le papier.
Il écrivit, en effet; il écrivit une lettre tellement ardente, tellement folle, tellement pleine de reproches amoureux et de compromettantes protestations, que lorsqu'il eut fini, Jeanne, qui suivait sa pensée jusqu'à sa signature, se dit à elle-même:
«Il vient d'écrire ce que je n'eusse osé lui dicter.»
Le cardinal relut et dit à Jeanne:
—Est-ce bien ainsi?
—Si elle vous aime, répliqua la traîtresse, vous le verrez demain; maintenant tenez-vous en repos.
—Jusqu'à demain, oui.
—Je n'en demande pas plus, monseigneur.
Elle prit le billet cacheté, se laissa embrasser sur les yeux par monseigneur, et rentra chez elle vers le soir.
Là, déshabillée, rafraîchie, elle se mit à songer.
La situation était telle que depuis le début elle se l'était promise à elle-même.
Encore deux pas, elle touchait le but.
Lequel des deux valait-il mieux choisir pour bouclier: de la reine ou du cardinal?
Cette lettre du cardinal le mettait dans l'impossibilité d'accuser jamais madame de La Motte, le jour où elle le forcerait de rembourser les sommes dues pour le collier.
En admettant que le cardinal et la reine se vissent pour s'entendre, comment oseraient-ils perdre madame de La Motte dépositaire d'un secret aussi scandaleux.
La reine ne ferait pas d'éclat, et croirait à la haine du cardinal; le cardinal croirait à la coquetterie de la reine; mais le débat, s'il yen avait, aurait lieu à huis clos, et madame de La Motte seulement soupçonnée prendrait ce prétexte pour s'expatrier en réalisant la belle somme d'un million et demi.
Le cardinal saurait bien que Jeanne avait pris ces diamants, la reine le devinerait bien; mais à quoi leur servirait d'ébruiter une alerte si étroitement liée à celle du parc et des bains d'Apollon?
Seulement, ce n'était pas assez d'une lettre pour établir tout ce système de défense. Le cardinal avait de bonnes plumes, il écrirait sept à huit fois encore.
Quant à la reine, qui sait si dans ce moment même elle ne forgeait pas, avec monsieur de Charny, des armes pour Jeanne de La Motte!
Tant de trouble et de détours aboutissaient, comme pis-aller, à une fuite, et Jeanne échafaudait d'avance ses degrés.
D'abord l'échéance, dénonciation des joailliers. La reine allait droit à monsieur de Rohan.
Comment?
Par l'entremise de Jeanne, cela était inévitable. Jeanne prévenait le cardinal et l'invitait à payer. S'il s'y refusait, menace de publier les lettres; il payait.
Le paiement fait, plus de péril. Quant à l'éclat public, restait à vider la question d'intrigue. Sur ce point, satisfaction absolue. L'honneur d'une reine et d'un prince de l'église, au prix d'un million et demi, c'était trop bon marché, Jeanne croyait être sûre d'en avoir trois millions quand elle voudrait.
Et pourquoi Jeanne était-elle sûre de son fait quant à la question d'intrigue?
C'est que le cardinal avait la conviction d'avoir vu trois nuits de suite la reine dans les bosquets de Versailles, et que nulle puissance au monde ne prouverait au cardinal qu'il s'était trompé. C'est qu'une seule preuve existait de la supercherie, une preuve vivante, irrécusable, et que cette preuve, Jeanne allait la faire disparaître du débat.
Arrivée à ce point de sa méditation, elle s'approcha de la fenêtre, elle vit Oliva tout inquiète, toute curieuse à son balcon.
«À nous deux», pensa Jeanne, en saluant tendrement sa complice.
La comtesse fit à Oliva le signe convenu pour qu'elle descendît le soir.
Toute joyeuse après avoir reçu cette communication officielle, Oliva rentra dans sa chambre; Jeanne reprit ses méditations.
Briser l'instrument quand il ne peut plus servir, c'est l'habitude de tous les gens d'intrigue; seulement, la plupart échouent, soit en brisant cet instrument de manière à lui faire pousser un gémissement qui trahit le secret, soit en le brisant assez incomplètement pour qu'il puisse servir à d'autres.
Jeanne pensa que la petite Oliva, toute au plaisir de vivre, ne se laisserait pas briser comme il le faudrait sans pousser une plainte.
Il était nécessaire d'imaginer pour elle une fable qui la décidât à fuir; une autre qui lui permît de fuir très volontiers.
Les difficultés surgissaient à chaque pas; mais certains esprits trouvent à résoudre les difficultés autant de plaisir que certains autres à fouler des roses.
Oliva, si fort charmée qu'elle fût de la société de sa nouvelle amie, n'était charmée que relativement, c'est-à-dire qu'entrevoyant cette liaison au travers des vitres de sa prison, elle la trouvait délicieuse. Mais la sincère Nicole ne dissimulait pas à son amie qu'elle eût mieux aimé le grand jour, les promenades au soleil, toutes les réalités enfin de la vie, que ces promenades nocturnes et cette fictive royauté.
Les à-peu-près de la vie, c'étaient Jeanne, ses caresses et son intimité; la réalité de la vie, c'était de l'argent et Beausire.
Jeanne, qui avait étudié à fond cette théorie, se promit de l'appliquer à la première occasion.
En se résumant, elle donna pour thème à son entretien avec Nicole la nécessité de faire disparaître absolument la preuve des supercheries criminelles commises dans le parc de Versailles.
La nuit vint, Oliva descendit. Jeanne l'attendait à la porte.
Toutes deux remontant la rue Saint-Claude jusqu'au boulevard désert, allèrent gagner leur voiture, qui, pour mieux les laisse causer, marchait au pas dans le chemin qui va circulairement à Vincennes.
Nicole, bien déguisée dans une robe simple et sous une ample calèche, Jeanne vêtue en grisette, nul ne les pouvait reconnaître. Il eût fallu d'ailleurs pour cela plonger dans le carrosse, et la police seule avait ce droit. Rien n'avait encore donné l'éveil à la police.
En outre, cette voiture, au lieu d'être un carrosse uni, portait sur ses panneaux les armes de Valois, respectables sentinelles dont aucune violence d'agent n'aurait osé forcer la consigne.
Oliva commença par couvrir de baisers Jeanne, qui les lui rendit avec usure.
—Oh! que je me suis ennuyée, s'écria Oliva; je vous cherchais, je vous invoquais.
—Impossible, mon amie, de vous venir voir, j'eusse couru alors et vous eusse fait courir un trop grand danger.
—Comment cela? dit Nicole étonnée.
—Un danger terrible, chère petite, et dont je frémis encore.
—Oh! contez cela bien vite!
—Vous savez que vous avez ici beaucoup d'ennui.
—Oui, hélas!
—Et que pour vous distraire vous aviez désiré sortir.
—Ce à quoi vous m'avez aidée si amicalement.
—Vous savez aussi que je vous avais parlé de cet officier du gobelet, un peu fou, mais très aimable, qui est amoureux de la reine, à qui vous ressemblez un peu.
—Oui, je le sais.
—J'ai eu la faiblesse de vous proposer un divertissement innocent qui consistait à nous amuser du pauvre garçon, et à le mystifier en lui faisant croire à un caprice de la reine pour lui.
—Hélas! soupira Oliva.
—Je ne vous rappellerai pas les deux premières promenades que nous fîmes la nuit, dans le jardin de Versailles, en compagnie de ce pauvre garçon.
Oliva soupira encore.
—De ces deux nuits pendant lesquelles vous avez si bien joué votre petit rôle que notre amant a pris la chose au sérieux.
—C'était peut-être mal, dit Oliva bien bas; car, en effet, nous le trompions, et il ne le mérite pas; c'est un bien charmant cavalier.
—N'est-ce pas?
—Oh! oui.
—Mais attendez, le mal n'est pas encore là. Lui avoir donné une rose, vous être laissé appeler majesté, avoir donné vos mains à baiser, ce sont là des espiègleries.... Mais... ma petite Oliva, il paraît que ce n'est pas tout.
Oliva rougit si fort que, sans la nuit profonde, Jeanne eût été forcée de s'en apercevoir. Il est vrai qu'en femme d'esprit elle regardait le chemin et non pas sa compagne.
—Comment... balbutia Nicole. En quoi... n'est-ce pas tout?
—Il y a eu une troisième entrevue, dit Jeanne.
—Oui, fit Oliva en hésitant; vous le savez, puisque vous y étiez.
—Pardon, chère amie, j'étais, comme toujours, à distance, guettant ou faisant semblant de guetter pour donner plus de vérité à votre rôle. Je n'ai donc pas vu ni entendu ce qui s'est passé dans cette grotte. Je ne sais que ce que vous m'en avez raconté. Or, vous m'avez raconté, en revenant, que vous vous étiez promenée, que vous aviez causé, que les roses et les mains baisées avaient continué leur jeu. Moi, je crois tout ce qu'on me dit, chère petite.
—Eh bien!... mais... fit en tremblant Oliva.
—Eh bien! ma toute aimable, il paraît que notre fou en dit plus que la prétendue reine ne lui en a accordé.
—Quoi?
—Il paraît qu'enivré, étourdi, éperdu, il s'est vanté d'avoir obtenu de la reine une preuve irrécusable d'amour partagé. Ce pauvre diable est fou, décidément.
—Mon Dieu! mon Dieu! murmura Oliva.
—Il est fou, d'abord parce qu'il ment, n'est-ce pas? dit Jeanne.
—Certes... balbutia Oliva.
—Vous n'eussiez pas, ma chère petite, voulu vous exposer à un danger aussi terrible sans me le dire.
Oliva frissonna de la tête aux pieds.
—Quelle apparence, continua la terrible amie, que vous, qui aimez monsieur Beausire, et qui m'avez pour compagne; que vous, qui êtes courtisée par monsieur le comte de Cagliostro, et qui refusez ses soins, vous ayez été, par caprice, donner à ce fou le droit... de... dire?... Non, il a perdu la tête, je n'en démords pas.
—Enfin, s'écria Nicole, quel danger? Voyons!
—Le voici. Nous avons affaire à un fou, c'est-à-dire à un homme qui ne craint rien et qui ne ménage rien. Tant qu'il ne s'agissait que d'une rose donnée, que d'une main baisée, rien à dire; une reine a des roses dans son parc, elle a des mains à la disposition de tous ses sujets; mais, s'il était vrai qu'à la troisième entrevue.... Ah! ma chère enfant, je ne ris plus depuis que j'ai cette idée-là.
Oliva sentit ses dents se serrer de peur.
—Qu'arrivera-t-il donc, ma bonne amie? demanda-t-elle.
—Il arrivera d'abord que vous n'êtes pas la reine, pas que je sache, du moins.
—Non.
—Et que, ayant usurpé la qualité de Sa Majesté pour commettre une... légèreté de ce genre....
—Eh bien?
—Eh bien, cela s'appelle lèse-majesté. On mène les gens bien loin avec ce mot-là.
Oliva cacha son visage dans ses mains.
—Après tout, continua Jeanne, comme vous n'avez pas fait ce dont il se vante, vous en serez quitte pour le prouver. Les deux légèretés précédentes seront punies de deux à quatre années de prison, et du bannissement.
—Prison! bannissement! s'écria Oliva effarée.
—Ce n'est pas irréparable; mais moi je vais toujours prendre mes précautions et me mettre à l'abri.
—Vous seriez inquiétée aussi?
—Parbleu! Est-ce qu'il ne me dénoncera pas tout de suite, cet insensé? Ah! ma pauvre Oliva! c'est une mystification qui nous aura coûté cher.
Oliva se mit à fondre en larmes.
—Et moi, moi, dit-elle, qui ne puis jamais rester un moment tranquille! Oh! esprit enragé! Oh! démon! Je suis possédée, voyez-vous. Après ce malheur, j'en irai encore chercher un autre.
—Ne vous désespérez pas, tâchez seulement d'éviter l'éclat.
—Oh! comme je vais me renfermer chez mon protecteur. Si j'allais tout lui avouer?
—Jolie idée! Un homme qui vous élève à la brochette, en vous dissimulant son amour; un homme qui n'attend qu'un mot de vous pour vous adorer, et auquel vous irez dire que vous avez commis cette imprudence avec un autre. Je dis imprudence, notez bien cela; sans compter ce qu'il soupçonnera.
—Mon Dieu! vous avez raison.
—Il y a plus: le bruit de cela va se répandre, la recherche des magistrats éveillera les scrupules de votre protecteur. Qui sait si, pour se mettre bien en cour, il ne vous livrera pas?
—Oh!
—Admettons qu'il vous chasse purement et simplement, que deviendrez-vous?
—Je sais que je suis perdue.
—Et monsieur de Beausire, quand il apprendra cela, dit lentement Jeanne, en étudiant l'effet de ce dernier coup.
Oliva bondit. D'un coup violent elle démolit tout l'édifice de sa coiffure.
—Il me tuera. Oh! non, murmura-t-elle, je me tuerai moi-même.
Puis se tournant vers Jeanne.
—Vous ne pouvez pas me sauver, dit-elle avec désespoir, non, puisque vous êtes perdue vous-même.
—J'ai, répliqua Jeanne, au fond de la Picardie, un petit coin de terre, une ferme. Si l'on pouvait sans être vue gagner ce refuge avant l'éclat, peut-être resterait-il une chance?
—Mais ce fou, il vous connaît, il vous trouvera toujours bien.
—Oh! vous partie, vous cachée, vous introuvable, je ne craindrais plus le fou. Je lui dirais tout haut: Vous êtes un insensé d'avancer de pareilles choses, prouvez-les: ce qui lui serait impossible; tout bas je lui dirais: Vous êtes un lâche!
—Je partirai quand et comme il vous plaira, dit Oliva.
—Je crois que c'est sage, répliqua Jeanne.
—Faut-il partir tout de suite?
—Non, attendez que j'aie préparé toutes choses pour le succès. Cachez-vous, ne vous montrez pas, même à moi. Déguisez-vous même en regardant dans votre miroir.
—Oui, oui, comptez sur moi, chère amie.
—Et pour commencer, rentrons; nous n'avons plus rien à nous dire.
—Rentrons. Combien vous faut-il de temps pour vos préparatifs?
—Je ne sais; mais faites attention à une chose: d'ici au jour de votre départ, je ne me montrerai pas à ma fenêtre. Si vous m'y voyez, comptez que ce sera pour le jour même, et tenez-vous prête.
—Oui, merci, ma bonne amie.
Elles retournèrent lentement vers la rue Saint-Claude, Oliva n'osant plus parler à Jeanne, Jeanne songeant trop profondément pour parler à Oliva.
En arrivant, elles s'embrassèrent; Oliva demanda humblement pardon à son amie de tout ce qu'elle avait causé de malheurs avec son étourderie.
—Je suis femme, répliqua madame de La Motte, en parodiant le poète latin, et toute faiblesse de femme m'est familière.