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Le Collier de la Reine, Tome II

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Chapitre LXXII

La fuite

Ce qu'avait promis Oliva, elle le tint.

Ce qu'avait promis Jeanne, elle le fit.

Dès le lendemain, Nicole avait complètement dissimulé son existence à tout le monde, nul ne pouvait soupçonner qu'elle habitait la maison et la rue Saint-Claude.

Toujours abritée derrière un rideau ou derrière un paravent, toujours calfeutrant la fenêtre, en dépit des rayons de soleil qui venaient joyeusement y mordre.

Jeanne, qui, de son côté, préparait tout, sachant que le lendemain devait amener l'échéance du premier paiement de cinq cent mille livres, Jeanne s'arrangeait de façon à ne laisser derrière elle aucun endroit sensible pour le moment où la bombe éclaterait.

Ce moment terrible était le dernier but de ses observations.

Elle avait calculé sagement l'alternative d'une fuite qui était facile, mais cette fuite c'était l'accusation la plus positive.

Rester, rester immobile comme le duelliste sous le coup de l'adversaire; rester avec la chance de tomber, mais aussi avec la chance de tuer son ennemi, telle fut la détermination de la comtesse.

Voilà pourquoi, dès le lendemain de son entrevue avec Oliva, elle se montra vers deux heures à sa fenêtre, pour indiquer à la fausse reine qu'il était temps de s'apprêter le soir à prendre du champ.

Dire la joie, dire la terreur d'Oliva, ce serait impossible. Nécessité de s'enfuir signifiait danger; possibilité de fuir signifiait salut.

Elle se mit à envoyer un baiser éloquent à Jeanne, puis fit ses préparatifs en mettant dans son petit paquet quelque peu des effets précieux de son protecteur.

Jeanne, après son signal, disparut de chez elle pour s'occuper de trouver le carrosse auquel on remettrait la chère destinée de mademoiselle Nicole.

Et puis ce fut tout—tout ce que le plus curieux observateur eût pu démêler parmi les indices ordinairement significatifs de l'intelligence des deux amies.

Rideaux fermés, fenêtre close, lumière tardivement errante. Puis, on ne sait trop quels frôlements, quels bruits mystérieux, quels bouleversements auxquels succéda l'ombre avec le silence.

Onze heures du soir sonnaient à Saint-Paul, et le vent de la rivière amenait les coups lugubrement espacés jusqu'à la rue Saint-Claude, lorsque Jeanne arriva dans la rue Saint-Louis avec une chaise de poste attelée de trois vigoureux chevaux.

Sur le siège de cette chaise, un homme enveloppé dans un manteau indiquait l'adresse au postillon.

Jeanne tira cet homme par le bord de son manteau, le fit arrêter au coin de la rue du Roi-Doré.

L'homme vint parler à la maîtresse.

—Que la chaise reste ici, mon cher monsieur Réteau, dit Jeanne; une demi-heure suffira. J'amènerai ici quelqu'un qui montera dans la voiture, et que vous ferez mener en payant doubles guides à ma petite maison d'Amiens.

—Oui, madame la comtesse.

—Là, vous remettrez cette personne à mon métayer Fontaine, qui sait ce qui lui reste à faire.

—Oui, madame.

—J'oubliais... vous êtes armé, mon cher Réteau?

—Oui, madame.

—Cette dame est menacée par un fou.... Peut-être voudra-t-on l'arrêter en chemin....

—Que ferai-je?

—Vous ferez feu sur quiconque empêcherait votre marche.

—Oui, madame.

—Vous m'avez demandé vingt louis de gratification pour ce que vous savez, j'en donnerai cent, et je paierai le voyage que vous allez faire à Londres, où vous m'attendrez avant trois mois.

—Oui, madame.

—Voici les cent louis. Je ne vous verrai sans doute plus, car il est prudent pour vous de gagner Saint-Valery et de vous embarquer sur-le-champ pour l'Angleterre.

—Comptez sur moi.

—C'est pour vous.

—C'est pour nous, dit monsieur Réteau en baisant la main de la comtesse. Ainsi, j'attends.

—Et moi, je vais vous expédier la dame.

Réteau entra dans la chaise à la place de Jeanne, qui, d'un pied léger, gagna la rue Saint-Claude et monta chez elle.

Tout dormait dans cet innocent quartier. Jeanne elle-même alluma la bougie qui, levée au-dessus du balcon, devait être le signal pour Oliva de descendre.

«Elle est fille de précaution», se dit la comtesse en voyant la fenêtre sombre.

Jeanne leva et abaissa trois fois sa bougie.

Rien. Mais il lui sembla entendre comme un soupir ou un oui, lancé imperceptiblement dans l'air, sous les feuillages de la fenêtre.

«Elle descendra sans avoir rien allumé, se dit Jeanne; ce n'est pas un mal.»

Et elle descendit elle-même dans la rue.

La porte ne s'ouvrait pas. Oliva s'était sans doute embarrassée de quelques paquets lourds ou gênants.

—La sotte, dit la comtesse en maugréant; que de temps perdu pour des chiffons.

Rien ne venait. Jeanne alla jusqu'à la porte en face.

Rien. Elle écouta en collant son oreille aux clous de fer à large tête.

Un quart d'heure passa ainsi; la demie de onze heures sonna.

Jeanne s'écarta jusqu'au boulevard pour voir de loin si les fenêtres s'éclairaient.

Il lui sembla voir se promener une clarté douce dans le vide des feuilles sous les doubles rideaux.

—Que fait-elle! mon Dieu! que fait-elle, la petite misérable? Elle n'a pas vu le signal, peut-être. Allons! du courage, remontons.

Et en effet, elle remonta chez elle pour faire jouer encore le télégraphe de ses bougies.

Aucun signe ne répondit aux siens.

«Il faut, se dit Jeanne en froissant ses manchettes avec rage, il faut que la drôlesse soit malade et ne puisse bouger. Oh! mais, qu'importe! vive ou morte, elle partira ce soir.»

Elle descendit encore son escalier avec la précipitation d'une lionne poursuivie. Elle tenait en main la clef qui tant de fois avait procuré à Oliva la liberté nocturne.

Au moment de glisser cette clef dans la serrure de l'hôtel, elle s'arrêta.

«Si quelqu'un était là-haut, près d'elle? pensa la comtesse.

«Impossible, j'entendrai les voix, et il sera temps de redescendre. Si je rencontrais quelqu'un dans l'escalier.... Oh!»

Elle faillit reculer sur cette supposition périlleuse.

Le bruit du piétinement de ses chevaux sur le pavé sonore la décida.

—Sans péril, fit-elle, rien de grand! Avec de l'audace, jamais de péril!

Elle fit tourner le pêne de la lourde serrure, et la porte s'ouvrit.

Jeanne connaissait les localités; son intelligence les lui eût révélées lors même qu'en attendant Oliva chaque soir elle ne s'en fût pas rendu compte. L'escalier étant à gauche, Jeanne se lança dans l'escalier.

Pas de bruit, pas de lumière, personne.

Elle arriva ainsi au palier de l'appartement de Nicole.

Là, sous la porte, on voyait la raie lumineuse; là, derrière cette porte, on entendait le bruit d'un pas agité.

Jeanne, haletante, mais étranglant son souffle, écouta. On ne causait pas. Oliva était donc bien seule, elle marchait, rangeait sans doute. Elle n'était donc pas malade, et il ne s'agissait que d'un retard.

Jeanne gratta doucement le bois de la porte.

—Oliva! Oliva! dit-elle; amie! petite amie!...

Le pas s'approcha sur le tapis.

—Ouvrez! ouvrez! dit précipitamment Jeanne.

La porte s'ouvrit, un déluge de lumière inonda Jeanne, qui se trouva en face d'un homme porteur d'un flambeau à trois branches. Elle poussa un cri terrible en se cachant le visage.

—Oliva! dit cet homme, est-ce que ce n'est pas vous?

Et il leva doucement la mante de la comtesse.

—Madame la comtesse de La Motte, s'écria-t-il à son tour, avec un ton de surprise admirablement naturel.

—Monsieur de Cagliostro! murmura Jeanne chancelante et près de s'évanouir.

Parmi tous les dangers que Jeanne avait pu supposer, celui-là n'était jamais apparu à la comtesse. Il ne se présentait pas bien effrayant au premier abord, mais en réfléchissant un peu, en observant un peu l'air sombre et la profonde dissimulation de cet homme étrange, le danger devait paraître épouvantable.

Jeanne faillit perdre la tête, elle recula, elle eut envie de se précipiter du haut en bas de l'escalier.

Cagliostro lui tendit poliment la main, en l'invitant à s'asseoir.

—À quoi dois-je l'honneur de votre visite, madame? dit-il d'une voix assurée.

—Monsieur... balbutia l'intrigante, qui ne pouvait détacher ses yeux de ceux du comte, je venais... je cherchais....

—Permettez, madame, que je sonne pour faire châtier ceux de mes gens qui ont la maladresse, la grossièreté de laisser se présenter seule une femme de votre rang.

Jeanne trembla. Elle arrêta la main du comte.

—Il faut, continua celui-ci imperturbablement, que vous soyez tombée à ce drôle d'Allemand qui est mon suisse, et qui s'enivre. Il ne vous aura pas connue. Il aura ouvert sa porte sans rien dire, sans rien faire; il aura dormi après avoir ouvert.

—Ne le grondez pas, monsieur, articula plus librement Jeanne, qui ne soupçonna pas le piège, je vous en prie.

—C'est bien lui qui a ouvert, n'est-ce pas, madame?

—Je crois que oui.... Mais vous m'avez promis de ne pas le gronder.

—Je tiendrai ma parole, dit le comte en souriant. Seulement, madame, veuillez vous expliquer maintenant.

Et une fois cette échappée donnée, Jeanne, qu'on ne soupçonnait plus d'avoir ouvert elle-même la porte, pouvait mentir sur l'objet de sa visite. Elle n'y manqua pas.

—Je venais, dit-elle fort vite, vous consulter, monsieur le comte, sur certains bruits qui courent.

—Quels bruits, madame?

—Ne me pressez pas, je vous prie, dit-elle en minaudant; ma démarche est délicate....

«Cherche! Cherche! pensait Cagliostro; moi j'ai déjà trouvé.»

—Vous êtes un ami de Son Éminence monseigneur le cardinal de Rohan, dit Jeanne.

«Ah! ah! pas mal, pensa Cagliostro. Va jusqu'au bout du fil que je tiens; mais plus loin je te le défends.»

—Je suis en effet, madame, assez bien avec Son Éminence, dit-il.

—Et je venais, continua Jeanne, me renseigner prés de vous sur....

—Sur! dit Cagliostro avec une nuance d'ironie.

—Je vous ai dit que ma position est délicate, monsieur, n'en abusez pas. Vous ne devez pas ignorer que monsieur de Rohan me témoigne quelque affection, et je voudrais savoir jusqu'à quel point je puis compter.... Enfin, monsieur, vous lisez, dit-on, dans les plus épaisses ténèbres des esprits et des cœurs.

—Encore un peu de clarté, madame, dit le comte, pour que je sache mieux lire dans les ténèbres de votre cœur et de votre esprit.

—Monsieur, on dit que Son Éminence aime ailleurs; que Son Éminence aime en haut lieu.... On dit même....

Ici Cagliostro fixa sur Jeanne, qui faillit tomber renversée, un regard plein d'éclairs.

—Madame, dit-il, je lis en effet dans les ténèbres; mais pour bien lire, j'ai besoin d'être aidé. Veuillez répondre aux questions que voici:

«Comment êtes-vous venue me chercher ici? Ce n'est pas ici que je demeure.

Jeanne frémit.

—Comment êtes-vous entrée ici? car il n'y a ni suisse ivre, ni valets, dans cette partie de l'hôtel.

«Et si ce n'est pas moi que vous veniez chercher, qu'y cherchez-vous?

«Vous ne répondez pas? fit-il à la tremblante comtesse; je vais donc aider votre intelligence.

«Vous êtes entrée avec une clef que je sens là dans votre poche; la voici.

«Vous veniez chercher ici une jeune femme que, par bonté pure, je cachais chez moi.

Jeanne chancela comme un arbre déraciné.

—Et... quand cela serait? dit-elle tout bas, quel crime aurais-je commis? N'est-il pas permis à une femme de venir voir une femme? Appelez-la, elle vous dira si notre amitié n'est pas avouable....

—Madame, interrompit Cagliostro, vous me dites cela parce que vous savez bien qu'elle n'est plus ici.

—Qu'elle n'est plus ici!... s'écria Jeanne épouvantée. Oliva n'est plus ici?

—Oh! fit Cagliostro, vous ignorez peut-être qu'elle est partie, vous qui avez aidé à l'enlèvement?

—À l'enlèvement! moi! moi! s'écria Jeanne qui reprit espoir. On l'a enlevée et vous m'accusez?

—Je fais plus, je vous convaincs, dit Cagliostro.

—Prouvez! fit impudemment la comtesse.

Cagliostro prit un papier sur une table et le montra:

«Monsieur et généreux protecteur, disait le billet adressé à Cagliostro, pardonnez-moi de vous quitter; mais avant tout j'aimais monsieur de Beausire; il vient, il m'emmène, je le suis. Adieu. Recevez l'expression de ma reconnaissance.»

—Beausire!... dit Jeanne pétrifiée, Beausire.... Lui qui ne savait pas l'adresse d'Oliva!

—Oh! que si fait, madame, répliqua Cagliostro en lui montrant un second papier qu'il tira de sa poche; tenez, j'ai ramassé ce papier dans l'escalier en venant ici rendre ma visite quotidienne. Ce papier sera tombé des poches de monsieur Beausire.

La comtesse lut en frissonnant:

«Monsieur de Beausire trouvera mademoiselle Oliva rue Saint-Claude, au coin du boulevard; il la trouvera et l'emmènera sur-le-champ. C'est une amie bien sincère qui le lui conseille. Il est temps.»

—Oh! fit la comtesse en froissant le papier.

—Et il l'a emmenée, dit froidement Cagliostro.

—Mais qui a écrit ce billet? dit Jeanne.

—Vous, apparemment, vous l'amie sincère d'Oliva.

—Mais comment est-il entré ici? s'écria Jeanne, en regardant avec rage son impassible interlocuteur.

—Est-ce qu'on n'entre pas avec votre clef? dit Cagliostro à Jeanne.

—Mais puisque je l'ai, monsieur Beausire ne l'avait pas.

—Quand on a une clef, on peut en avoir deux, répliqua Cagliostro en la regardant en face.

—Vous avez là des pièces convaincantes, répondit lentement la comtesse, tandis que moi je n'ai que des soupçons.

—Oh! j'en ai aussi, dit Cagliostro, et qui valent bien les vôtres, madame.

En disant ces mots, il la congédia par un geste imperceptible.

Elle se mit à descendre; mais le long de cet escalier désert, sombre, qu'elle avait monté, elle trouva vingt bougies et vingt laquais espacés, devant lesquels Cagliostro l'appela hautement et à dix reprises: Madame la comtesse de La Motte.

Elle sortit, soufflant la fureur et la vengeance, comme le basilic souffle le feu et le poison.


Chapitre LXXIII

La lettre et le reçu

Le lendemain de ce jour était le dernier délai du paiement fixé par la reine elle-même aux joailliers Bœhmer et Bossange.

Comme la missive de Sa Majesté leur recommandait la circonspection, ils attendirent que les cinq cent mille livres leur arrivassent.

Et comme chez tous les commerçants, si riches qu'ils soient, c'est une grave affaire qu'une rentrée de cinq cent mille livres, les associés préparèrent un reçu de la plus belle écriture de la maison.

Le reçu resta inutile; personne ne vint l'échanger contre les cinq cent mille livres.

La nuit se passa fort cruellement pour les joailliers dans l'attente d'un messager presque invraisemblable. Cependant la reine avait des idées extraordinaires; elle avait besoin de se cacher; son courrier n'arriverait peut-être qu'après minuit.

L'aube du lendemain détrompa Bœhmer et Bossange de leurs chimères. Bossange prit sa résolution et se rendit à Versailles dans un carrosse au fond duquel l'attendait son associé.

Il demanda d'être introduit auprès de la reine. On lui répondit que s'il n'avait pas de lettre d'audience, il n'entrerait pas.

Étonné, inquiet, il insista; et comme il savait son monde, et comme il avait eu le talent de placer çà et là, dans les antichambres, quelque petite pierre de rebut, on le protégea pour le mettre sur le passage de Sa Majesté lorsqu'elle reviendrait de se promener dans Trianon.

En effet, Marie-Antoinette, toute frémissante encore de cette entrevue avec Charny où elle s'était faite amante sans devenir maîtresse, Marie-Antoinette revenait, le cœur plein de joie et l'esprit tout radieux, lorsqu'elle aperçut la figure un peu contrite et toute respectueuse de Bœhmer.

Elle lui fit un sourire qu'il interpréta de la façon la plus heureuse, et il se hasarda à demander un moment d'audience que la reine lui promit pour deux heures, c'est-à-dire après son dîner. Il alla porter cette excellente nouvelle à Bossange qui attendait dans la voiture, et qui, souffrant d'une fluxion, n'avait pas voulu montrer à la reine une figure disgracieuse.

—Nul doute, se dirent-ils, en commentant les moindres gestes, les moindres mots de Marie-Antoinette, nul doute que Sa Majesté n'ait en son tiroir la somme qu'elle n'aura pu avoir hier; elle a dit à deux heures, parce que à deux heures elle sera seule.

Et ils se demandèrent, comme les compagnons de la fable, s'ils emporteraient la somme en billets, en or ou en argent.

Deux heures sonnèrent, le joaillier fut à son poste; on l'introduisit dans le boudoir de Sa Majesté.

—Qu'est-ce encore, Bœhmer, dit la reine du plus loin qu'elle l'aperçut, est-ce que vous voulez me parler bijoux? Vous avez du malheur, vous savez?

Bœhmer crut que quelqu'un était caché, que la reine avait peur d'être entendue. Il prit donc un air d'intelligence pour répondre en regardant autour de lui:

—Oui, madame.

—Que cherchez-vous là? dit la reine surprise. Vous avez quelque secret, hein?

Il ne répondit rien, un peu suffoqué qu'il était par cette dissimulation.

—Le même secret qu'autrefois; un joyau à vendre, continua la reine, quelque pièce incomparable? Oh! ne vous effrayez pas ainsi: il n'y a personne pour nous entendre.

—Alors... murmura Bœhmer.

—Eh bien! quoi?...

—Alors, je puis dire à Sa Majesté....

—Mais dites vite, mon cher Bœhmer.

Le joaillier s'approcha avec un gracieux sourire.

—Je puis dire à Sa Majesté que la reine nous a oubliés hier, dit-il en montrant ses dents un peu jaunes, mais toutes bienveillantes.

—Oubliés! en quoi? fit la reine surprise.

—En ce que hier... était le terme....

—Le terme!... quel terme?

—Oh! mais, pardon, Votre Majesté, si je me permets.... Je sais bien qu'il y a indiscrétion. Peut-être la reine n'est-elle pas préparée. Ce serait un grand malheur: mais, enfin....

—Ah çà! Bœhmer, s'écria la reine, je ne comprends pas un mot à tout ce que vous me dites. Expliquez-vous donc, mon cher.

—C'est que Votre Majesté a perdu la mémoire. C'est bien naturel, au milieu de tant de préoccupations.

—La mémoire de quoi? encore un coup.

—C'était hier le premier paiement du collier, dit Bœhmer timidement.

—Vous avez donc vendu votre collier? fit la reine.

—Mais... dit Bœhmer en la regardant avec stupéfaction, mais il me semble que oui.

—Et ceux à qui vous avez vendu ne vous ont pas payé, mon pauvre Bœhmer; tant pis. Il faut que ces gens-là fassent comme j'ai fait; il faut que, ne pouvant acheter le collier, ils vous le rendent en vous laissant les acomptes.

—Plait-il?... balbutia le joaillier qui chancela comme le voyageur imprudent qui reçoit sur la tête un coup de soleil d'Espagne. Qu'est-ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire?

—Je dis, mon pauvre Bœhmer, que si dix acheteurs vous rendent votre collier comme je vous l'ai rendu en vous laissant deux cent mille livres de pot-de-vin, cela vous fera deux millions, plus le collier.

—Votre Majesté... s'écria Bœhmer ruisselant de sueur, dit bien qu'elle m'a rendu le collier?

—Mais oui, je le dis, répliqua la reine tranquillement. Qu'avez-vous?

—Quoi! continua le joaillier, Votre Majesté nie m'avoir acheté le collier?

—Ah çà! mais quelle comédie jouons-nous, dit sévèrement la reine. Est-ce que ce maudit collier est destiné à faire toujours perdre la tête à quelqu'un?

—Mais, reprit Bœhmer, tremblant de tous ses membres, c'est qu'il me semblait avoir entendu de la bouche même de Votre Majesté... qu'elle m'avait rendu, Votre Majesté a dit RENDU le collier de diamants.

La reine regarda Bœhmer en se croisant les bras.

—Heureusement, dit-elle, que j'ai là de quoi vous rafraîchir la mémoire, car vous êtes un homme bien oublieux, monsieur Bœhmer, pour ne rien dire de plus désagréable.

Elle alla droit à son chiffonnier, en tira un papier qu'elle ouvrit, qu'elle parcourut et qu'elle tendit lentement au malheureux Bœhmer.

—Le style est assez clair, dit-elle, je suppose. Et elle s'assit pour mieux regarder le joaillier pendant qu'il lisait.

Le visage de celui-ci exprima d'abord la plus complète incrédulité, puis, par degrés, l'effroi le plus terrible.

—Eh bien! dit la reine. Vous reconnaissez ce reçu qui atteste en si bonne forme que vous avez repris le collier; et, à moins que vous n'ayez oublié aussi que vous vous appelez Bœhmer....

—Mais, madame, s'écria Bœhmer étranglant de rage et de frayeur tout ensemble, ce n'est pas moi qui ai signé ce reçu-là.

La reine recula en foudroyant cet homme de ses deux yeux flamboyants.

—Vous niez! dit-elle.

—Absolument.... Dussé-je laisser ici ma liberté, ma vie, je n'ai jamais reçu le collier; je n'ai jamais signé ce reçu. Le billot serait ici, le bourreau serait là, que je répéterais encore: non, Votre Majesté, ce reçu n'est pas de moi.

—Alors, monsieur, dit la reine en pâlissant légèrement, je vous ai donc volé, moi; j'ai donc votre collier, moi?

Bœhmer fouilla dans son portefeuille et en tira une lettre qu'il tendit à son tour à la reine....

—Je ne crois pas, madame, dit-il d'une voix respectueuse, mais altérée par l'émotion, je ne crois pas que si Votre Majesté m'avait voulu rendre le collier, elle eût écrit la reconnaissance que voici.

—Mais, s'écria la reine, qu'est-ce que ce chiffon? Je n'ai jamais écrit cela, moi! Est-ce que c'est là mon écriture?

—C'est signé, dit Bœhmer pulvérisé.

Marie-Antoinette de France.... Vous êtes fou! Est-ce que je suis de France, moi? Est-ce que je ne suis pas archiduchesse d'Autriche? Est-ce qu'il n'est pas absurde que j'aie écrit cela! Allons donc, monsieur Bœhmer, le piège est trop grossier; allez-vous-en le dire à vos faussaires.

—À mes faussaires... balbutia le joaillier, qui faillit s'évanouir en entendant ces paroles. Votre Majesté me soupçonne, moi, Bœhmer?

—Vous me soupçonnez bien, moi, Marie-Antoinette! dit la reine avec hauteur.

—Mais cette lettre, objecta-t-il encore en désignant le papier qu'elle tenait toujours.

—Et ce reçu, répliqua-t-elle, en lui montrant le papier qu'il n'avait pas quitté.

Bœhmer fut obligé de s'appuyer sur un fauteuil; le parquet tourbillonnait sous lui. Il aspirait l'air à grands flots, et la couleur pourprée de l'apoplexie remplaçait la livide pâleur de la défaillance.

—Rendez-moi mon reçu, dit la reine, je le tiens pour bon, et reprenez votre lettre signée Antoinette de France; le premier procureur vous dira ce que cela vaut.

En lui ayant jeté le billet, après avoir arraché le reçu de ses mains, elle tourna le dos et passa dans une pièce voisine, abandonnant à lui seul le malheureux qui n'avait plus une idée, et qui, contre toute étiquette, se laissa tomber dans un fauteuil.

Cependant, après quelques minutes qui servirent à le remettre, il s'élança, tout étourdi, de l'appartement, et vint retrouver Bossange, auquel il raconta l'aventure, de façon à se faire soupçonner fort par son associé.

Mais il répéta si bien et tant de fois son dire, que Bossange commença à arracher sa perruque, tandis que Bœhmer arrachait ses cheveux, ce qui fit, pour les gens qui passaient et dont le regard plongea dans la voiture, le spectacle le plus douloureux et le plus comique à la fois.

Cependant, comme on ne peut passer une journée entière dans un carrosse; comme, après s'être arraché cheveux ou perruque on trouve le crâne, et que sous le crâne sont ou doivent être les idées, les deux joailliers trouvèrent celle de se réunir pour forcer, s'il était possible, la porte de la reine, et obtenir quelque chose qui ressemblât à une explication.

Ils s'acheminaient donc vers le château, dans un état à faire pitié, lorsqu'ils furent rencontrés par un des officiers de la reine qui les mandait l'un ou l'autre. Qu'on pense de leur joie et de leur empressement à obéir.

Ils furent introduits sans retard.


Chapitre LXXIV

Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan je suis

La reine paraissait attendre impatiemment; aussi, dès qu'elle aperçut les joailliers:

—Ah! voici monsieur Bossange, dit-elle vivement; vous avez pris du renfort, Bœhmer, tant mieux.

Bœhmer n'avait rien à dire; il pensait beaucoup. Ce qu'on a de mieux à faire en pareil cas, c'est de procéder par le geste; Bœhmer se jeta aux pieds de Marie-Antoinette.

Le geste était expressif.

Bossange l'imita comme son associé.

—Messieurs, dit la reine, je suis calme à présent, et je ne m'irriterai plus. Il m'est venu d'ailleurs une idée qui modifie mes sentiments à votre égard. Nul doute qu'en cette affaire nous ne soyons, vous et moi, dupes de quelque petit mystère... qui n'est plus un mystère pour moi.

—Ah! madame! s'écria Bœhmer enthousiasmé par ces paroles de la reine, vous ne me soupçonnez donc plus... d'avoir fait.... Oh! le vilain mot à prononcer que celui de faussaire!

—Il est aussi dur pour moi de l'entendre, je vous prie de le croire, que pour vous de le prononcer, dit la reine. Je ne vous soupçonne plus, non.

—Votre Majesté soupçonne-t-elle quelqu'un alors?

—Répondez à mes questions. Vous dites que vous n'avez plus les diamants?

—Nous ne les avons plus, répondirent ensemble les deux joailliers.

—Peu vous importe de savoir à qui je les avais remis pour vous, cela me regarde. Est-ce que vous n'avez pas vu... madame la comtesse de La Motte?

—Pardonnez, madame, nous l'avons vue....

—Et elle ne vous a rien donné... de ma part?

—Non, madame. Madame la comtesse nous a dit seulement: Attendez.

—Mais cette lettre de moi, qui l'a remise?

—Cette lettre? répliqua Bœhmer; celle que Votre Majesté a eue dans les mains, celle-ci, c'est un messager inconnu qui l'a apportée chez nous pendant la nuit.

Et il montrait la fausse lettre.

—Ah! ah! fit la reine, bien; vous voyez qu'elle ne vient pas directement de moi.

Elle sonna, un valet de pied parut....

—Qu'on fasse mander madame la comtesse de La Motte, dit tranquillement la reine. Et, continua-t-elle avec le même calme, vous n'avez vu personne, vous n'avez pas vu monsieur de Rohan?

—Monsieur de Rohan, si fait, madame, il est venu nous rendre visite et s'informer....

—Très bien! répliqua la reine; n'allons pas plus loin; du moment que monsieur le cardinal de Rohan se trouve encore mêlé à cette affaire, vous auriez tort de vous désespérer. Je devine: madame de La Motte, en vous disant ce mot: Attendez, aura voulu.... Non, je ne devine rien et je ne veux rien deviner.... Allez seulement trouver monsieur le cardinal, et lui racontez ce que vous venez de me dire; ne perdez pas de temps, et ajoutez que je sais tout.

Les joailliers, ranimés par cette petite flamme d'espérance, échangèrent entre eux un regard moins effrayé.

Bossange seul, qui voulait placer son mot, se hasarda bien bas à dire:

—Que, cependant, la reine avait entre les mains un faux reçu, et qu'un faux est un crime.

Marie-Antoinette fronça le sourcil.

—Il est vrai, dit-elle, que si vous n'avez pas reçu le collier, cet écrit constitue un faux. Mais pour constater le faux, il est indispensable que je vous confronte avec la personne que j'ai chargée de vous remettre les diamants.

—Quand Votre Majesté voudra, s'écria Bossange; nous ne craignons pas la lumière, nous autres honnêtes marchands.

—Alors, allez chercher la lumière auprès de monsieur le cardinal, lui seul peut nous éclairer dans tout ceci.

—Et Votre Majesté nous permettra de lui rapporter la réponse? demanda Bœhmer.

—Je serai instruite avant vous, dit la reine, c'est moi qui vous tirerai d'embarras. Allez.

Elle les congédia, et lorsqu'ils furent partis, se livrant à toute son inquiétude, elle envoya courrier sur courrier à madame de La Motte.

Nous ne la suivrons pas dans ses recherches et dans ses soupçons, nous l'abandonnerons, au contraire, pour mieux courir avec les joailliers au-devant de cette vérité si désirée.

Le cardinal était chez lui, lisant avec une rage impossible à décrire une petite lettre que madame de La Motte venait de lui envoyer, disait-elle, de Versailles. La lettre était dure, elle ôtait tout espoir au cardinal; elle le sommait de ne plus songer à rien; elle lui interdisait de reparaître familièrement à Versailles; elle faisait appel à sa loyauté, pour ne pas renouer des relations devenues impossibles.

En relisant ces mots, le prince bondissait; il épelait les caractères un à un; il semblait demander compte au papier des duretés dont le chargeait une main cruelle.

—Coquette, capricieuse, perfide, s'écriait-il dans son désespoir; oh! je me vengerai.

Il accumulait alors toutes les pauvretés qui soulagent les cœurs faibles dans leurs douleurs d'amour, mais qui ne les guérissent pas de l'amour lui-même.

—Voilà, disait-il, quatre lettres qu'elle m'écrit, toutes plus injustes, toutes plus tyranniques les unes que les autres. Elle m'a pris par caprice, moi! C'est une humiliation qu'à peine je lui pardonnerais, si elle ne me sacrifiait à un caprice nouveau.

Et le malheureux abusé relisait avec la ferveur de l'espoir toutes les lettres, étayées dans leur rigueur avec un art de proportion impitoyable.

La dernière était un chef-d'œuvre de barbarie, le cœur du pauvre cardinal en était percé à jour, et cependant il aimait à un point tel que, par esprit de contradiction, il se délectait à lire, à relire ces froides duretés rapportées de Versailles, selon madame de La Motte.

C'est à ce moment que les joailliers se présentèrent à son hôtel.

Il fut bien surpris de voir leur insistance à forcer la consigne. Il chassa trois fois son valet de chambre qui revint une quatrième fois à la charge, en disant que Bœhmer et Bossange avaient déclaré ne vouloir se retirer que s'ils y étaient contraints par la force.

—Que veut dire ceci? pensa le cardinal. Faites-les entrer.

Ils entrèrent. Leurs visages bouleversés témoignaient du rude combat qu'ils avaient eu à soutenir moralement et physiquement. S'ils étaient demeurés vainqueurs dans l'un de ces combats, les malheureux avaient été battus dans l'autre. Jamais cerveaux plus détraqués n'avaient été appelés à fonctionner devant un prince de l'église.

—Et d'abord, cria le cardinal en les voyant, qu'est-ce que cette brutalité, messieurs les joailliers, est-ce qu'on vous doit quelque chose ici?

Le ton de ce début glaça de frayeur les deux associés.

—Est-ce que les scènes de là-bas vont recommencer? dit Bœhmer du coin de l'œil à son associé.

—Oh! non pas, non pas, répondit ce dernier en assujettissant sa perruque par un mouvement très belliqueux, quant à moi, je suis décidé à tous les assauts.

Et il fit un pas presque menaçant, pendant que Bœhmer, plus prudent, restait en arrière.

Le cardinal les crut fous et le leur dit nettement.

—Monseigneur, fit le désespéré Bœhmer en hachant chaque syllabe avec un soupir, justice, miséricorde! épargnez-nous la rage, et ne nous forcez pas à manquer de respect au plus grand, au plus illustre prince.

—Messieurs, ou vous n'êtes pas fous, et alors on vous jettera par les fenêtres, dit le cardinal, ou vous êtes fous, et alors on vous mettra tout simplement à la porte. Faites votre choix.

—Monseigneur, nous ne sommes pas fous, nous sommes volés!

—Qu'est-ce que cela me fait à moi, reprit monsieur de Rohan; je ne suis pas lieutenant de police.

—Mais vous avez eu le collier entre les mains, monseigneur, dit Bœhmer en sanglotant; vous irez déposer en justice, monseigneur, vous irez....

—J'ai eu le collier? dit le prince.... C'est donc ce collier qui a été volé!

—Oui, monseigneur.

—En bien! que dit la reine? s'écria le cardinal, en faisant un mouvement d'intérêt.

—La reine nous a envoyés à vous, monseigneur.

—C'est bien aimable à Sa Majesté. Mais que puis-je faire à cela, mes pauvres gens?

—Vous pouvez tout, monseigneur; vous pouvez dire ce qu'on en a fait.

—Moi?

—Sans doute.

—Mon cher monsieur Bœhmer, vous pourriez me tenir un pareil langage si j'étais de la bande des voleurs qui ont pris le collier à la reine.

—Ce n'est pas à la reine que le collier a été pris.

—À qui donc? mon Dieu!

—La reine nie l'avoir eu en sa possession.

—Comment, elle nie! fit le cardinal avec hésitation; puisque vous avez un reçu d'elle.

—La reine dit que le reçu est faux.

—Allons donc! s'écria le cardinal, vous perdez la tête, messieurs.

—Est-ce vrai? dit Bœhmer à Bossange, qui répondit par un triple assentiment.

—La reine a nié, dit le cardinal, parce qu'il y avait quelqu'un chez elle quand vous lui parlâtes.

—Personne, monseigneur; mais ce n'est pas tout.

—Quoi donc encore?

—Non seulement la reine a nié, non seulement elle a prétendu que la reconnaissance est fausse; mais elle nous a montré un reçu de nous prouvant que nous avons repris le collier.

—Un reçu de vous, dit le cardinal. Et ce reçu....

—Est faux, comme l'autre, monsieur le cardinal, vous le savez bien.

—Faux.... Deux faux.... Et vous dites que je le sais bien?

—Assurément, puisque vous êtes venu pour nous confirmer dans ce que nous avait dit madame de La Motte; car vous, vous saviez bien que nous avions bien vendu le collier, et qu'il était aux mains de la reine.

—Voyons, dit le cardinal en passant une main sur son front, voici des choses bien graves, ce me semble. Entendons-nous un peu. Voici mes opérations avec vous.

—Oui, monseigneur.

—D'abord achat fait par moi pour le compte de Sa Majesté d'un collier sur lequel je vous ai payé deux cent cinquante mille livres.

—C'est vrai, monseigneur.

—Ensuite, vente souscrite directement par la reine, vous me l'avez dit, du moins, aux termes fixés par elle et sur la responsabilité de sa signature?

—De sa signature.... Vous dites que c'est la signature de la reine, n'est-ce pas, monseigneur?

—Montrez-la-moi.

—La voici.

Les joailliers tirèrent la lettre de leur portefeuille. Le cardinal y jeta les yeux.

—Eh mais! s'écria-t-il, vous êtes des enfants... Marie-Antoinette de France.... Est-ce que la reine n'est pas une fille de la maison d'Autriche? Vous êtes volés: l'écriture et la signature, tout est faux!

—Mais alors, s'écrièrent les joailliers au comble de l'exaspération, madame de La Motte doit connaître le faussaire et le voleur?

La vérité de cette assertion frappa le cardinal.

—Appelons madame de La Motte, dit-il fort troublé.

Et il sonna comme avait fait la reine.

Ses gens s'élancèrent à la poursuite de Jeanne, dont le carrosse ne pouvait encore être très loin.

Cependant Bœhmer et Bossange se blottissant comme des lièvres au gîte, dans les promesses de la reine, répétaient:

—Où est le collier? Où est le collier?

—Vous allez me faire devenir sourd, dit le cardinal avec humeur. Le sais-je moi, où est votre collier? Je l'ai remis moi-même à la reine, voilà tout ce que je sais.

—Le collier! si nous n'avons pas l'argent; le collier! répétaient les deux marchands.

—Messieurs, cela ne me regarde pas, répéta le cardinal hors de lui, et prêt à jeter ces deux créanciers à la porte.

—Madame de La Motte! madame la comtesse! crièrent Bœhmer et Bossange, enroués à force de désespoir, c'est elle qui nous a perdus.

—Madame de La Motte est d'une probité que je vous défends de suspecter, sous peine d'être roués dans mon hôtel.

—Enfin, il y a un coupable, dit Bœhmer d'un ton lamentable, ces deux faux ont été faits par quelqu'un?

—Est-ce par moi? dit monsieur de Rohan avec hauteur.

—Monseigneur, nous ne voulons pas le dire, certes.

—Eh bien, alors?

—Enfin, monseigneur, une explication, au nom du ciel.

—Attendez que j'en aie une moi-même.

—Mais, monseigneur, que répondre à la reine, car Sa Majesté crie aussi bien haut contre vous.

—Et que dit-elle?

—Elle dit que c'est vous ou madame de La Motte qui avez le collier, non pas elle.

—Eh bien! fit le cardinal, pâle de honte et de colère, allez dire à la reine que.... Non, ne lui dites rien. Assez de scandale comme cela. Mais demain... demain, entendez-vous, j'officie à la chapelle de Versailles; venez, vous me verrez m'approcher de la reine, lui parler, lui demander si elle n'a pas le collier en sa possession, et vous entendrez ce qu'elle répondra; si, en face de moi, elle nie... alors, messieurs, je suis Rohan, je paierai!

Et sur ces mots prononcés avec une grandeur dont la simple prose ne peut donner une idée, le prince congédia les deux associés qui partirent à reculons en se touchant le coude.

—À demain donc, balbutia Bœhmer, n'est-ce pas, monseigneur?

—À demain, onze heures du matin, à la chapelle de Versailles, répondit le cardinal.


Chapitre LXXV

Escrime et diplomatie

Le lendemain entrait à Versailles, vers dix heures, une voiture aux armes de monsieur de Breteuil.

Ceux des lecteurs de ce livre qui se rappellent l'histoire de Balsamo et de Gilbert n'auront pas oublié que monsieur de Breteuil, rival et ennemi personnel de monsieur de Rohan, guettait depuis longtemps toutes les occasions de porter un coup mortel à son ennemi.

La diplomatie est en ceci d'autant supérieure à l'escrime, que, dans cette dernière science, une riposte bonne ou mauvaise doit être fournie en une seconde, tandis que les diplomates ont quinze ans, plus s'il le faut, pour combiner le coup qu'ils rendent et le faire le plus mortel possible.

Monsieur de Breteuil avait fait demander, une heure avant, audience au roi, et il trouva Sa Majesté qui s'habillait pour aller à la messe.

—Un temps superbe, dit Louis XVI tout joyeux, dès que le diplomate entra dans son cabinet; un vrai temps d'Assomption: voyez donc, il n'y a pas un nuage au ciel.

—Je suis bien désolé, sire, d'apporter un nuage à votre tranquillité, répondit le ministre.

—Allons! s'écria le roi en renfrognant sa bonne mine, voilà que la journée commence mal; qu'y a-t-il?

—Je suis bien embarrassé, sire, pour vous conter cela, d'autant que ce n'est pas, au premier abord, une affaire du ressort de mon ministère. C'est une sorte de vol, et cela regarderait le lieutenant de police.

—Un vol! fit le roi. Vous êtes garde des Sceaux, et les voleurs finissent toujours par rencontrer la justice. Cela regarde monsieur le garde des Sceaux; vous l'êtes, parlez.

—Eh bien, sire, voici ce dont il s'agit. Votre Majesté a entendu parler d'un collier de diamants?

—Celui de monsieur Bœhmer.

—Oui, sire.

—Celui que la reine a refusé?

—Précisément.

—Refus qui m'a valu un beau vaisseau: le Suffren, dit le roi en se frottant les mains.

—Eh bien! sire, dit le baron de Breteuil, insensible à tout le mal qu'il allait faire, ce collier a été volé.

—Ah! tant pis, tant pis, dit le roi. C'était cher; mais les diamants sont reconnaissables. Les couper serait perdre le fruit du vol. On les laissera entiers, la police les retrouvera.

—Sire, interrompit le baron de Breteuil, ce n'est pas un vol ordinaire. Il s'y mêle des bruits.

—Des bruits! que voulez-vous dire?

—Sire, on prétend que la reine a gardé le collier.

—Comment, gardé? C'est en ma présence qu'elle l'a refusé, sans même le vouloir regarder. Folies, absurdités, baron; la reine n'a pas gardé le collier.

—Sire, je ne me suis pas servi du mot propre; les calomnies sont toujours si aveugles à l'égard des souverains, que l'expression est trop blessante pour les oreilles royales. Le mot gardé....

—Ah çà! monsieur de Breteuil, dit le roi avec un sourire, on ne dit pas, je suppose, que la reine ait volé le collier de diamants.

—Sire, dit vivement monsieur de Breteuil, on dit que la reine a repris en dessous le marché rompu devant vous par elle; on dit, et ici je n'ai pas besoin de répéter à Votre Majesté combien mon respect et mon dévouement méprisent ces infâmes suppositions; on dit donc que les joailliers ont, de Sa Majesté la reine, un reçu attestant qu'elle garde le collier.

Le roi pâlit.

—On dit cela! répéta-t-il, que ne dit-on pas? mais cela m'étonne, après tout, s'écria-t-il. La reine aurait acheté en dessous main le collier que je ne la blâmerais point. La reine est une femme, le collier est une pièce rare et merveilleuse.

«Dieu merci! la reine peut dépenser un million et demi à sa toilette, si elle l'a voulu. Je l'approuverai, elle n'aura eu qu'un tort, celui de me taire son désir. Mais ce n'est pas au roi de se mêler dans cette affaire; elle regarde le mari. Le mari grondera sa femme s'il veut, ou s'il peut, je ne reconnais à personne le droit d'intervenir, même avec une médisance.

Le baron s'inclina devant ces paroles si nobles et si vigoureuses du roi. Mais Louis XVI n'avait que l'apparence de la fermeté. Un moment après l'avoir manifestée, il redevenait flottant, inquiet.

—Et puis, dit-il, que parlez-vous de vol?... Vous avez dit vol, ce me semble?... S'il y avait vol, le collier ne serait point dans les mains de la reine. Soyons logiques.

—Votre Majesté m'a glacé avec sa colère, dit le baron, et je n'ai pu achever.

—Oh! ma colère!... Moi, en colère!... Pour cela, baron... baron....

Et le bon roi se mit à rire bruyamment.

—Tenez, continuez, et dites-moi tout; dites-moi même que la reine a vendu le collier à des juifs. Pauvre femme, elle a souvent besoin d'argent, et je ne lui en donne pas toujours.

—Voilà précisément ce que j'allais avoir l'honneur de dire à Votre Majesté. La reine avait fait demander, il y a deux mois, cinq cent mille livres par monsieur de Calonne, et Votre Majesté a refusé de signer.

—C'est vrai.

—Eh bien! sire, cet argent, dit-on, devait servir à payer le premier quartier des échéances souscrites pour l'achat du collier. La reine n'ayant pas eu d'argent a refusé de payer.

—Eh bien? dit le roi, intéressé peu à peu, comme il arrive quand au doute succède un commencement de vraisemblance.

—Eh bien, sire, c'est ici que va commencer l'histoire que mon zèle m'ordonne de conter à Votre Majesté.

—Quoi! vous dites que l'histoire commence ici; qu'y a-t-il donc, mon Dieu! s'écria le roi, trahissant ainsi sa perplexité aux yeux du baron, qui dès ce moment garda l'avantage.

—Sire, on dit que la reine s'est adressée à quelqu'un pour avoir de l'argent.

—À qui? à un juif, n'est-ce pas?

—Non, sire, pas à un juif.

—Eh mon Dieu! vous me dites cela d'un air étrange, Breteuil. Allons, bien! je devine; une intrigue étrangère: la reine a demandé de l'argent à son frère, à sa famille. Il y a de l'Autriche là-dedans.

On sait combien le roi était susceptible à l'égard de la cour de Vienne.

—Mieux vaudrait, répliqua monsieur de Breteuil.

—Comment! mieux vaudrait. Mais à qui donc la reine a-t-elle pu demander de l'argent?

—Sire, je n'ose....

—Vous me surprenez, monsieur, dit le roi en relevant la tête et en reprenant le ton royal. Parlez sur-le-champ, s'il vous plaît, et nommez-moi ce prêteur d'argent.

—Monsieur de Rohan, sire.

—Eh bien! mais vous ne rougissez pas de me citer monsieur de Rohan, l'homme le plus ruiné de ce royaume!

—Sire... dit monsieur de Breteuil en baissant les yeux.

—Voilà un air qui me déplaît, ajouta le roi; et vous vous expliquerez tout à l'heure, monsieur le garde des Sceaux.

—Non, sire; pour rien au monde, attendu que rien au monde ne me forcerait à laisser tomber de mes lèvres un mot compromettant pour l'honneur de mon roi et celui de ma souveraine.

Le roi fronça le sourcil.

—Nous descendons bien bas, monsieur de Breteuil, dit-il; ce rapport de police est tout imprégné des vapeurs de la sentine d'où il sort.

—Toute calomnie exhale des miasmes mortels, sire, et voilà pourquoi il faut que les rois purifient, et par de grands moyens, s'ils ne veulent pas que leur honneur soit tué par ces poisons, même sur le trône.

—Monsieur de Rohan! murmura le roi; mais quelle vraisemblance?... Le cardinal laisse donc dire?...

—Votre Majesté se convaincra, sire, que monsieur de Rohan a été en pourparlers avec les joailliers Bœhmer et Bossange; que l'affaire de la vente a été réglée par lui, qu'il a stipulé et pris des conditions de paiement.

—En vérité! s'écria le roi tout troublé par la jalousie et la colère.

—C'est un fait que le plus simple interrogatoire prouvera. Je m'y engage envers Votre Majesté.

—Vous dites que vous vous y engagez?

—Sans réserve, sous ma responsabilité, sire.

Le roi se mit à marcher vivement dans son cabinet.

—Voilà de terribles choses, répétait-il; et oui, mais dans tout cela je ne vois pas encore ce vol.

—Sire, les joailliers ont un reçu signé, disent-ils, de la reine, et la reine doit avoir le collier.

—Ah! s'écria le roi, avec une explosion d'espoir; elle nie! vous voyez bien qu'elle nie, Breteuil.

—Eh! sire, ai-je jamais laissé croire à Votre Majesté que je ne savais pas l'innocence de la reine? Serais-je assez à plaindre pour que Votre Majesté ne vît pas tout le respect, tout l'amour qui sont dans mon cœur pour la plus pure des femmes!

—Vous n'accusez que monsieur de Rohan, alors....

—Mais sire, l'apparence conseille....

—Grave accusation, baron.

—Qui tombera peut-être devant une enquête; mais l'enquête est indispensable. Songez donc, sire, que la reine prétend n'avoir pas le collier; que les joailliers prétendent l'avoir vendu à la reine; que le collier ne se retrouve pas, et que le mot vol a été prononcé dans le peuple, entre le nom de monsieur de Rohan et le nom sacré de la reine.

—Il est vrai, il est vrai, dit le roi tout bouleversé; vous avez raison, Breteuil; il faut que toute cette affaire soit éclaircie.

—Absolument, sire.

—Mon Dieu! qu'est-ce qui passe là-bas dans la galerie? Est-ce que ce n'est pas monsieur de Rohan qui se rend à la chapelle?

—Pas encore, sire; monsieur de Rohan ne peut se rendre à la chapelle. Il n'est pas onze heures, et puis monsieur de Rohan, qui officie aujourd'hui, serait revêtu de ses habits pontificaux. Ce n'est pas lui qui passe. Votre Majesté dispose encore d'une demi-heure.

—Que faire alors? Lui parler? Le faire venir?

—Non, sire; permettez-moi de donner un conseil à Votre Majesté; n'ébruitez pas l'affaire avant d'avoir causé avec Sa Majesté la reine.

—Oui, dit le roi, elle me dira la vérité.

—N'en doutons pas un seul instant, sire.

—Voyons, baron, mettez-vous là, et, sans réserve, sans atténuation, dites-moi chaque fait, chaque commentaire.

—J'ai tout détaillé dans ce portefeuille, avec les preuves à l'appui.

—À la besogne alors, attendez que je fasse fermer la porte de mon cabinet; j'avais deux audiences ce matin, je les remettrai.

Le roi donna ses ordres, et, se rasseyant, jeta un dernier regard par la fenêtre.

—Cette fois, dit-il, c'est bien le cardinal, regardez.

Breteuil se leva, s'approcha de la fenêtre, et derrière le rideau aperçut monsieur de Rohan qui, en grand habit de cardinal et d'archevêque, se dirigeait vers l'appartement qui lui était désigné chaque fois qu'il venait officier solennellement à Versailles.

—Le voici enfin arrivé, s'écria le roi en se levant.

—Tant mieux, dit monsieur de Breteuil, l'explication ne souffrira aucun délai.

Et il se mit à renseigner le roi avec tout le zèle d'un homme qui en veut perdre un autre.

Un art infernal avait réuni dans son portefeuille tout ce qui pouvait accabler le cardinal. Le roi voyait bien s'entasser l'une sur l'autre les preuves de la culpabilité de monsieur de Rohan, mais il se désespérait de ne pas voir arriver assez vite les preuves de l'innocence de la reine.

Il souffrait impatiemment ce supplice depuis un quart d'heure, lorsque tout à coup des cris retentirent dans la galerie voisine.

Le roi prêta l'oreille, Breteuil interrompit sa lecture.

Un officier vint gratter à la porte du cabinet.

—Qu'y a-t-il? demanda le roi, dont tous les nerfs étaient mis en jeu depuis la révélation de monsieur de Breteuil.

L'officier se présenta.

—Sire, Sa Majesté la reine prie Votre Majesté de vouloir bien passer chez elle.

—Il y a du nouveau, dit le roi en pâlissant.

—Peut-être, dit Breteuil.

—Je vais chez la reine, s'écria le roi. Attendez-nous ici, monsieur de Breteuil.

—Bien, nous touchons au dénouement, murmura le garde des Sceaux.


Chapitre LXXVI

Gentilhomme, cardinal et reine

À l'heure où monsieur de Breteuil était entré chez le roi, monsieur de Charny, pâle, agité, avait fait demander une audience à la reine.

Celle-ci s'habillait; elle vit, par la fenêtre de son boudoir donnant sur la terrasse, Charny qui insistait pour être introduit.

Elle donna ordre qu'on le fît entrer, avant même qu'il eût achevé sa demande.

Car elle cédait au besoin de son cœur; car elle se disait avec une noble fierté qu'un amour pur et immatériel comme le sien a droit d'entrer à toute heure dans le palais même des reines.

Charny entra, toucha en tremblant la main que la reine lui tendait, et d'une voix étouffée:

—Ah! madame, dit-il, quel malheur!

—En effet, qu'avez-vous? s'écria-t-elle en pâlissant de voir son ami si pâle.

—Madame, savez-vous ce que je viens d'apprendre? Savez-vous ce que l'on dit? Savez-vous ce que le roi sait peut-être, ou ce qu'il saura demain?

Elle frissonna, songeant à cette nuit de chastes délices où peut-être un œil jaloux, ennemi, l'avait vue dans le parc de Versailles avec Charny.

—Dites tout, je suis forte, répondit-elle en appuyant une main sur son cœur.

—On dit, madame, que vous avez acheté un collier à Bœhmer et Bossange.

—Je l'ai rendu, fit-elle vivement.

—Écoutez, on dit que vous avez feint de le rendre, que vous comptiez le pouvoir payer, que le roi vous en a empêché en refusant de signer un bon de monsieur de Calonne; qu'alors vous vous êtes adressée à quelqu'un pour trouver de l'argent, et que cette personne est... votre amant.

—Vous! s'écria la reine avec un mouvement de confiance sublime. Vous! monsieur; eh! laissez dire ceux qui disent cela. Le titre d'amant n'est pas pour eux une injure aussi douce à lancer que le titre d'ami n'est une douce vérité consacrée désormais entre nous deux.

Charny s'arrêta confondu par cette éloquence mâle et féconde qui s'exhale de l'amour vrai, comme le parfum essentiel du cœur de toute généreuse femme.

Mais l'intervalle qu'il mit à répondre doubla l'inquiétude de la reine. Elle s'écria:

—De quoi voulez-vous parler, monsieur de Charny? La calomnie a un langage que je ne comprends jamais. Est-ce que vous l'avez compris, vous?

—Madame, veuillez me prêter une attention soutenue, la circonstance est grave. Hier, je suis allé avec mon oncle, monsieur de Suffren, chez les joailliers de la cour, Bœhmer et Bossange. Mon oncle a rapporté des diamants de l'Inde. Il voulait les faire estimer. On a parlé de tout et de tous. Les joailliers ont raconté à monsieur le bailli une affreuse histoire commentée par les ennemis de Votre Majesté. Madame, je suis au désespoir; vous avez acheté le collier, dites-le-moi; vous ne l'avez pas payé, dites-le-moi encore. Mais ne me laissez pas croire que monsieur de Rohan l'a payé pour vous.

—Monsieur de Rohan! s'écria la reine.

—Oui, monsieur de Rohan, celui qui passe pour l'amant de la reine; celui à qui la reine emprunte de l'argent; celui qu'un malheureux qu'on appelle monsieur de Charny a vu dans le parc de Versailles, souriant à la reine, s'agenouillant devant la reine, baisant les mains de la reine; celui....

—Monsieur, s'écria Marie-Antoinette, si vous croyez quand je ne suis plus là, c'est que vous ne m'aimez pas quand j'y suis.

—Oh! répliqua le jeune homme, il y a un danger pressant; je ne viens vous demander ni franchise ni courage, je viens vous supplier de me rendre un service.

—Et d'abord, dit la reine, quel danger, s'il vous plaît?

—Le danger! madame, insensé qui ne le devine pas. Le cardinal répondant pour la reine, payant pour la reine, perd la reine. Je ne vous parle point ici du mortel déplaisir que peut causer à monsieur de Charny une confiance pareille à celle que vous inspire monsieur de Rohan. Non. De ces douleurs-là on meurt, mais on ne se plaint pas.

—Vous êtes fou! dit Marie-Antoinette avec colère.

—Je ne suis pas fou, madame, mais vous êtes malheureuse, vous êtes perdue. Je vous ai vue, moi, dans le parc.... Je ne m'étais pas trompé, vous dis-je. Aujourd'hui a éclaté l'horrible, la mortelle vérité.... Monsieur de Rohan se vante peut-être....

La reine saisit le bras de Charny.

—Fou! fou! répéta-t-elle avec une inexprimable angoisse; croyez la haine, voyez des ombres, croyez l'impossible; mais, au nom du ciel! après ce que je vous ai dit, ne croyez pas que je sois coupable.... Coupable! ce mot me ferait bondir dans un brasier ardent.... Coupable... avec.... Moi qui jamais n'ai pensé à vous sans prier Dieu de me pardonner cette seule pensée que j'appelais un crime! Oh! monsieur de Charny, si vous ne voulez pas que je sois perdue aujourd'hui, morte demain, ne me dites jamais que vous me soupçonnez, ou bien fuyez si loin que vous n'entendiez pas même le bruit de ma chute au moment de ma mort.

Olivier tordait ses mains avec angoisse.

—Écoutez-moi, dit-il, si vous voulez que je vous rende un service efficace.

—Un service de vous! s'écria la reine, de vous, plus cruel que mes ennemis... car ils ne font que m'accuser, eux, tandis que vous me soupçonnez, vous! Un service de la part de l'homme qui me méprise, jamais..., monsieur, jamais!

Olivier se rapprocha et prit dans ses mains la main de la reine.

—Vous verrez bien, dit-il, que je ne suis pas un homme qui gémit et qui pleure; les moments sont précieux; ce soir serait trop tard pour faire ce qui nous reste à faire. Voulez-vous me sauver du désespoir en vous sauvant de l'opprobre?...

—Monsieur!...

—Oh! je ne ménagerai plus mes paroles en face de la mort. Si vous ne m'écoutez pas, vous dis-je, ce soir, tous deux nous serons morts, vous de honte, moi de vous avoir vue mourir. Droit à l'ennemi, madame! comme dans nos batailles! Droit au danger! droit à la mort! Allons-y ensemble, moi comme l'obscur soldat, à mon rang, mais brave, vous le verrez; vous, avec la majesté, avec la force, au plus fort de la mêlée. Si vous y succombez, eh bien! vous ne serez pas seule. Tenez, madame, voyez en moi un frère.... Vous avez besoin... d'argent pour... payer ce collier?...

—Moi?

—Ne le niez pas.

—Je vous dis....

—Ne dites pas que vous n'avez pas le collier.

—Je vous jure....

—Ne jurez pas si vous voulez que je vous aime encore.

—Olivier!

—Il vous reste un moyen de sauver à la fois votre honneur et mon amour. Le collier vaut seize cent mille livres, vous en avez payé deux cent cinquante mille. Voici un million et demi, prenez-le.

—Qu'est cela?

—Ne regardez pas, prenez et payez.

—Vos biens vendus! vos terres acquises par moi et soldées. Olivier! vous vous dépouillez pour moi! Vous êtes un bon et noble cœur, et je ne marchanderai plus les aveux à un pareil amour. Olivier, je vous aime!

—Acceptez.

—Non; mais je vous aime!

—Monsieur de Rohan paiera donc? Songez-y, madame, ce n'est plus de votre part une générosité, c'est de la cruauté qui m'accable.... Vous acceptez du cardinal?...

—Moi, allons donc, monsieur de Charny. Je suis la reine, et si je donne à mes sujets amour ou fortune, je n'accepte jamais.

—Qu'allez-vous faire alors?

—C'est vous qui allez me dicter ma conduite. Que dites-vous que pense monsieur de Rohan?

—Il pense que vous êtes sa maîtresse.

—Vous êtes dur, Olivier....

—Je parle comme on parle en face de la mort.

—Que dites-vous que pensent les joailliers?

—Que la reine ne pouvant payer, monsieur de Rohan paiera pour elle.

—Que dites-vous qu'on pense dans le public au sujet du collier?

—Que vous l'avez, que vous l'avez caché, que vous l'avouerez seulement quand il aura été payé, soit par le cardinal, dans son amour pour vous, soit par le roi, dans sa peur du scandale.

—Bien; et vous Charny, à votre tour, je vous regarde en face et vous demande: que pensez-vous des scènes que vous avez vues dans le parc de Versailles?

—Je crois, madame, que vous avez besoin de me prouver votre innocence, répliqua énergiquement le digne gentilhomme.

La reine essuya la sueur qui coulait de son front.

—Le prince Louis, cardinal de Rohan, grand aumônier de France! cria une voix d'huissier dans le corridor.

—Lui! murmura Charny.

—Vous voilà servi à souhait, dit la reine.

—Vous allez le recevoir?

—J'allais le faire appeler.

—Mais, moi....

—Entrez dans mon boudoir, et laissez la porte entrebâillée pour bien entendre.

—Madame!

—Allez vite, voici le cardinal.

Elle poussa monsieur de Charny dans la chambre qu'elle lui avait indiquée, tira la porte comme il convenait, et fit entrer le cardinal.

Monsieur de Rohan parut au seuil de la chambre. Il était resplendissant dans son costume d'officiant. Derrière lui se tenait à distance une suite nombreuse, dont les habits brillaient comme celui de leur maître.

Parmi ces gens inclinés, on pouvait apercevoir Bœhmer et Bossange, un peu embarrassés dans leurs vêtements de cérémonie.

La reine alla au-devant du cardinal, en essayant d'un sourire qui expira bientôt sur ses lèvres.

Louis de Rohan était sérieux, triste même. Il avait le calme de l'homme courageux qui va combattre, la menace imperceptible du prêtre qui peut avoir à pardonner.

La reine montra un tabouret; le cardinal resta debout.

—Madame, dit-il, après s'être incliné en tremblant visiblement, j'avais plusieurs choses importantes à communiquer à Votre Majesté, qui prend à tâche d'éviter ma présence.

—Moi, fit la reine, mais je vous évite si peu, monsieur le cardinal, que j'allais vous mander.

Le cardinal jeta un coup d'œil sur le boudoir.

—Suis-je seul avec Votre Majesté? dit-il à voix basse; ai-je le droit de parler en toute liberté?

—En toute liberté, monsieur le cardinal; ne vous contraignez pas, nous sommes seuls.

Et sa voix ferme semblait vouloir envoyer ses paroles au gentilhomme caché dans cette chambre voisine. Elle jouissait avec orgueil de son courage et de l'assurance qu'allait avoir, dès les premiers mots, monsieur de Charny bien attentif sans doute.

Le cardinal prit son parti. Il approcha le tabouret du fauteuil de la reine, de façon à se trouver le plus loin possible de la porte à deux battants.

—Voilà bien des préambules, dit la reine, affectant d'être enjouée.

—C'est que... dit le cardinal.

—C'est que?... répéta la reine.

—Le roi ne viendra pas? demanda monsieur de Rohan.

—N'ayez donc peur ni du roi ni de personne, répliqua vivement Marie-Antoinette.

—Oh! c'est de vous que j'ai peur, fit d'une voix émue le cardinal.

—Alors raison de plus, je ne suis pas bien redoutable; dites en peu de mots, dites à haute et intelligible voix, j'aime la franchise, et si vous me ménagez, je croirai que vous n'êtes pas un homme d'honneur. Oh! pas de gestes encore; on m'a dit que vous aviez des griefs contre moi. Parlez, j'aime la guerre, je suis d'un sang qui ne s'effraie pas, moi! Vous aussi, je le sais bien. Qu'avez-vous à me reprocher?

Le cardinal poussa un soupir et se leva comme pour aspirer plus largement l'air de la chambre. Enfin, maître de lui-même, il commença en ces termes.


Chapitre LXXVII

Explications

Nous l'avons dit, la reine et le cardinal se trouvaient enfin face à face. Charny, dans le cabinet, pouvait entendre jusqu'à la moindre parole des interlocuteurs, et les explications si impatiemment attendues des deux parts allaient enfin avoir lieu.

—Madame, dit le cardinal en s'inclinant, vous savez ce qui se passe au sujet de notre collier?

—Non, monsieur, je ne le sais pas, et je suis aise de l'apprendre de vous.

—Pourquoi Votre Majesté me réduit-elle depuis si longtemps à ne plus communiquer avec elle que par intermédiaire? Pourquoi, si elle a quelque sujet de me haïr, ne me le témoigne-t-elle pas en me l'expliquant?

—Je ne sais ce que vous voulez dire, monsieur le cardinal, et je n'ai aucun sujet de vous haïr; mais là n'est pas, je crois, l'objet de notre entretien. Veuillez donc me donner sur ce malheureux collier un renseignement positif, et d'abord où est madame de La Motte?

—J'allais le demander à Votre Majesté.

—Pardon, mais si quelqu'un peut savoir où est madame de La Motte, c'est vous, je pense.

—Moi, madame, à quel titre?

—Oh! je ne suis pas ici pour recevoir vos confessions, monsieur le cardinal, j'ai eu besoin de parler à madame de La Motte, je l'ai fait appeler, on l'a cherchée chez elle à dix reprises: elle n'a rien répondu. Cette disparition est étrange, vous m'avouerez.

—Et moi aussi, madame, je m'étonne de cette disparition, car j'ai fait prier madame de La Motte de me venir voir; elle n'a pas plus répondu à moi qu'à Votre Majesté.

—Alors, laissons là la comtesse, monsieur, et parlons de nous.

—Oh! non, madame, parlons d'elle tout d'abord, car certaines paroles de Votre Majesté m'ont jeté dans un douloureux soupçon, il me semble que Votre Majesté me reprochait des assiduités auprès de la comtesse.

—Je ne vous ai encore rien reproché du tout, monsieur, mais patience.

—Oh! madame, c'est qu'un pareil soupçon m'expliquerait toutes les susceptibilités de votre âme, et, alors, je comprendrais, tout en me désespérant, la rigueur jusque-là inexplicable dont vous avez usé vis-à-vis de moi.

—Voilà où nous cessons de nous comprendre, dit la reine; vous êtes d'une obscurité impénétrable, et ce n'est pas pour nous embrouiller davantage que je vous demande des explications. Au fait! au fait!

—Madame, s'écria le cardinal en joignant les mains et en se rapprochant de la reine, faites-moi la grâce de ne pas changer la conversation: deux mots de plus sur le sujet que nous traitions tout à l'heure, et nous nous fussions entendus.

—En vérité, monsieur, vous parlez une langue que je ne sais pas; reprenons le français, je vous prie. Où est ce collier que j'ai rendu aux joailliers?

—Le collier que vous avez rendu! s'écria monsieur de Rohan.

—Oui, qu'en avez-vous fait?

—Moi! mais je ne sais pas, madame.

—Voyons, il y a une chose toute simple; madame de La Motte a pris ce collier, l'a rendu en mon nom; les joailliers prétendent qu'ils ne l'ont pas repris. J'ai dans les mains un reçu qui prouve le contraire; les joailliers disent que le reçu est faux. Madame de La Motte pourrait d'un mot expliquer tout.... Elle ne se trouve pas, eh bien! laissez-moi mettre des suppositions à la place des faits obscurs. Madame de La Motte a voulu rendre le collier. Vous, dont ce fut toujours la manie, bienveillante sans doute, de me faire acheter ce collier, vous qui me l'avez apporté avec l'offre de payer pour moi, offre....

—Que Votre Majesté a refusée bien durement, dit le cardinal avec un soupir.

—Eh bien! oui, vous avez persévéré dans cette idée fixe que je restasse en possession du collier, et vous ne l'aurez pas rendu aux joailliers pour me le faire reprendre dans une occasion quelconque. Madame de La Motte a été faible, elle qui savait mes répugnances, l'impossibilité où j'étais de payer, la résolution immuable que j'avais prise de ne pas avoir ce collier sans argent; madame de La Motte a conspiré avec vous par zèle pour moi, et aujourd'hui elle craint ma colère et ne se présente pas. Est-ce cela? Ai-je reconstruit l'affaire au milieu des ténèbres, dites-moi, oui. Laissez-vous reprocher cette légèreté, cette désobéissance à mes ordres formels, vous en serez quitte pour une réprimande, et tout sera fini. Je fais plus, je vous promets le pardon de madame de La Motte, qu'elle sorte de sa pénitence. Mais, par grâce! de la clarté, de la clarté, monsieur, je ne veux pas en ce moment qu'il plane une ombre sur ma vie; je ne le veux pas, entendez-vous.

La reine avait prononcé ces paroles avec une telle vivacité, elle les avait accentuées si vigoureusement, que le cardinal n'avait ni osé, ni pu l'interrompre, mais aussitôt qu'elle eut cessé:

—Madame, dit-il en étouffant un soupir, je vais répondre à toutes vos suppositions. Non, je n'ai pas persévéré dans l'idée que vous deviez avoir le collier, attendu que j'étais assuré qu'il était en vos mains. Non, je n'ai en rien conspiré avec madame de La Motte au sujet de ce collier. Non, je ne l'ai pas plus que les joailliers ne l'ont, que vous ne dites l'avoir vous-même.

—Il n'est pas possible, s'écria la reine avec stupeur; vous n'avez pas le collier?

—Non, madame.

—Vous n'avez pas conseillé à madame de La Motte de demeurer hors de tout ceci?

—Non, madame.

—Ce n'est pas vous qui la cachez?

—Non, madame.

—Vous ne savez pas ce qu'elle est devenue?

—Pas plus que vous, madame.

—Mais alors, comment vous expliquez-vous ce qui arrive?

—Madame, je suis forcé d'avouer que je ne l'explique pas. Au surplus, ce n'est pas la première fois que je me plains à la reine de ne pas être compris par elle.

—Quand donc cela, monsieur? je ne me le rappelle pas.

—Soyez bonne, madame, dit le cardinal, et veuillez relire en idée mes lettres.

—Vos lettres! dit la reine surprise. Vous m'avez écrit, vous?

—Trop rarement, madame, pour tout ce que j'avais dans le cœur.

La reine se leva.

—Il me semble, dit-elle, que nous nous trompons l'un et l'autre; finissons vite cette plaisanterie. Que parlez-vous de lettres? Quelles lettres, et qu'avez-vous sur le cœur ou dans le cœur, je ne sais trop comment vous venez de dire cela?

—Mon Dieu! madame, je me suis peut-être laissé aller à dire trop haut le secret de mon âme.

—Quel secret! Êtes-vous dans votre bon sens, monsieur le cardinal?

—Madame!

—Oh! ne tergiversons pas; vous parlez comme un homme qui veut me tendre un piège, ou qui veut m'embarrasser devant des témoins.

—Je vous jure, madame, que je n'ai rien dit.... Y a-t-il vraiment quelqu'un qui écoute?

—Non, monsieur, mille fois non, il n'y a personne, expliquez-vous donc, mais complètement, et si vous jouissez de votre raison, prouvez-le.

—Oh! madame, pourquoi madame de La Motte n'est-elle pas là? Elle m'aiderait, elle, notre amie, à réveiller, sinon l'attachement, du moins la mémoire de Votre Majesté.

Notre amie? mon attachement? ma mémoire? Je tombe des nues.

—Ah! madame, je vous prie, dit le cardinal révolté par le ton aigre de la reine, épargnez-moi. Libre à vous de n'aimer plus, n'offensez pas.

—Ah! mon Dieu! s'écria la reine en pâlissant, ah! mon Dieu!... que dit cet homme?

—Très bien! continua monsieur de Rohan, qui s'animait à mesure que la colère montait en bouillonnant, très bien! Madame, je crois avoir été assez discret et assez réservé pour que vous ne me maltraitiez pas; je ne vous reproche, d'ailleurs, que des griefs frivoles. J'ai le tort de me répéter. J'eusse dû savoir que quand une reine a dit: Je ne veux plus, c'est une loi aussi impérieuse que lorsqu'une femme a dit: Je veux!

La reine poussa un cri farouche, et saisit le cardinal par sa manche de dentelles.

—Dites vite, monsieur, dit-elle d'une voix tremblante. J'ai dit: Je ne veux plus, et j'avais dit: Je veux! À qui ai-je dit l'un, à qui ai-je dit l'autre?

—Mais à moi, tous les deux.

—À vous?

—Oubliez que vous avez dit l'un, moi je n'oublie pas que vous avez dit l'autre.

—Vous êtes un misérable, monsieur de Rohan, vous êtes un menteur!

—Moi!

—Vous êtes un lâche, vous calomniez une femme.

—Moi!

—Vous êtes un traître; vous insultez la reine.

—Et vous, vous êtes une femme sans cœur, une reine sans foi.

—Malheureux!

—Vous m'avez amené par degrés à prendre pour vous un fol amour. Vous m'avez laissé m'abreuver d'espérances.

—Des espérances! Mon Dieu! suis-je une folle? Est-il un scélérat?

—Est-ce moi qui aurais jamais osé vous demander les audiences nocturnes que vous m'accordâtes?

La reine poussa un hurlement de rage auquel répondit un long soupir dans le boudoir.

—Est-ce moi, poursuivit monsieur de Rohan, qui aurais osé venir seul dans le parc de Versailles, si vous ne m'eussiez envoyé madame de La Motte?

—Mon Dieu!

—Est-ce moi qui aurais osé voler la clef qui ouvre cette porte de la louveterie?

—Mon Dieu!

—Est-ce moi qui aurais osé vous demander d'apporter la rose que voici? Rose adorée! rose maudite! séchée, brûlée sous mes baisers!...

—Mon Dieu!

—Est-ce moi qui vous ai forcée de descendre le lendemain et de me donner vos deux mains, dont le parfum dévore incessamment mon cerveau et me rend fou. Vous avez raison de me le reprocher.

—Oh! assez! assez!

—Est-ce moi, enfin, qui, dans mon plus furieux orgueil, aurais jamais osé rêver cette troisième nuit au ciel blanc, aux doux silences, aux perfides amours.

—Monsieur! monsieur! cria la reine en reculant devant le cardinal, vous blasphémez!

—Mon Dieu! répliqua le cardinal en levant les yeux au ciel, tu sais si pour continuer à être aimé de cette femme trompeuse, j'eusse donné mes biens, ma liberté, ma vie!

—Monsieur de Rohan, si vous voulez conserver tout cela, vous allez dire ici même que vous cherchez à me perdre; que vous avez inventé toutes ces horreurs; que vous n'êtes pas venu à Versailles la nuit....

—J'y suis venu, répliqua noblement le cardinal.

—Vous êtes mort si vous soutenez ce langage.

—Rohan ne ment pas. J'y suis venu.

—Monsieur de Rohan, monsieur de Rohan, au nom du ciel, dites que vous ne m'avez pas vue dans le parc....

—Je mourrai s'il le faut, comme vous m'en menaciez tout à l'heure, mais je n'ai vu que vous dans le parc de Versailles, où me conduisait madame de La Motte.

—Encore une fois! s'écria la reine livide et tremblante, rétractez-vous?

—Non!

—Une seconde fois, dites que vous avez tramé contre moi cette infamie?

—Non!

—Une dernière fois, monsieur de Rohan, avouez-vous qu'on peut vous avoir trompé vous-même, que tout cela fut une calomnie, un rêve, l'impossible, je ne sais quoi; mais avouez que je suis innocente, que je puis l'être?

—Non!

La reine se redressa terrible et solennelle.

—Vous allez donc avoir affaire, dit-elle, à la justice du roi, puisque vous récusez la justice de Dieu.

Le cardinal s'inclina sans rien dire.

La reine sonna si violemment que plusieurs de ses femmes entrèrent à la fois.

—Qu'on prévienne Sa Majesté, dit-elle en essuyant ses lèvres, que je la prie de me faire l'honneur de passer chez moi.

Un officier partit pour exécuter cet ordre. Le cardinal, décidé à tout, demeura intrépidement dans un coin de la chambre.

Marie-Antoinette alla dix fois vers la porte du boudoir sans y entrer, comme si chaque fois, ayant perdu la raison, elle la retrouvait en face de cette porte.

Dix minutes ne s'étaient pas écoulées dans ce terrible jeu de scène, que le roi parut au seuil, la main dans son jabot de dentelles.

On voyait toujours, au plus profond du groupe, la mine effarée de Bœhmer et de Bossange qui flairaient l'orage.


Chapitre LXXVIII

L'arrestation

À peine le roi parut-il au seuil du cabinet que la reine l'interpella avec une volubilité extraordinaire.

—Sire, dit-elle, voici monsieur le cardinal de Rohan qui dit des choses bien incroyables; veuillez donc le prier de vous les répéter.

À ces paroles inattendues, à cette apostrophe soudaine, le cardinal pâlit. En effet, la position était si étrange, que le prélat cessait de comprendre. Pouvait-il répéter à son roi, le prétendu amant, pouvait-il déclarer au mari, le sujet respectueux, tout ce qu'il croyait avoir de droits sur la reine et sur la femme?

Mais le roi se retournant vers le cardinal, absorbé dans ses réflexions:

—À propos d'un certain collier, n'est-ce pas, monsieur, dit-il, vous avez des choses incroyables à me dire, et moi des choses incroyables à entendre? Parlez donc, j'écoute.

Monsieur de Rohan prit sur-le-champ son parti: des deux difficultés il choisirait la moindre; des deux attaques, il subirait la plus honorable pour le roi et la reine; et si, imprudemment, on le jetait dans le second péril, eh bien! il en sortirait comme un brave homme et comme un chevalier.

—À propos du collier, oui, sire, murmura-t-il.

—Mais, monsieur, dit le roi, vous avez donc acheté le collier?

—Sire....

—Oui ou non?

Le cardinal regarda la reine et ne répondit pas.

—Oui ou non? répéta-t-elle. La vérité, monsieur, la vérité; on ne vous demande pas autre chose.

Monsieur de Rohan détourna la tête et ne répliqua point.

—Puisque monsieur de Rohan ne veut pas répondre, répondez, vous, madame, dit le roi; vous devez savoir quelque chose de tout cela. Avez-vous acheté, oui ou non, ce collier?

—Non! dit la reine avec force.

Monsieur de Rohan tressaillit.

—Voici une parole de reine! s'écria le roi avec solennité; prenez-y garde, monsieur le cardinal.

Monsieur de Rohan laissa glisser sur ses lèvres un sourire de mépris.

—Vous ne dites rien? fit le roi.

—De quoi m'accuse-t-on, sire?

—Les joailliers disent avoir vendu un collier, à vous ou à la reine. Ils montrent un reçu de Sa Majesté.

—Le reçu est faux! dit la reine.

—Les joailliers, continua le roi, disent qu'à défaut de la reine, ils sont garantis par des engagements que vous avez pris, monsieur le cardinal.

—Je ne refuse pas de payer, sire, dit monsieur de Rohan. Il faut bien que ce soit la vérité, puisque la reine le laisse dire.

Et un second regard, plus méprisant que le premier, termina sa phrase et sa pensée.

La reine frissonna. Ce mépris du cardinal n'était pas pour elle une insulte, puisqu'elle ne la méritait pas, mais ce devait être la vengeance d'un honnête homme, elle s'effraya.

—Monsieur le cardinal, reprit le roi, il ne reste pas moins dans cette affaire un faux qui a compromis la signature de la reine de France.

—Un autre faux, s'écria la reine, et celui-là peut-il être imputé à un gentilhomme, c'est celui qui prétend que les joailliers ont repris le collier.

—Libre à la reine, dit monsieur de Rohan du même ton, de m'attribuer les deux faux; en avoir fait un, en avoir fabriqué deux, où est la différence?

La reine faillit éclater d'indignation, le roi la retint d'un geste.

—Prenez garde, dit-il encore au cardinal, vous aggravez votre position, monsieur. Je vous dis: Justifiez-vous, et vous avez l'air d'accuser.

Le cardinal réfléchit un moment; puis, comme s'il succombait sous le poids de cette mystérieuse calomnie qui étreignait son honneur:

—Me justifier, dit-il, impossible!

—Monsieur, il y a là des gens qui disent qu'un collier leur a été volé; en proposant de le payer vous avouez que vous êtes coupable.

—Qui le croira? dit le cardinal avec un superbe dédain.

—Alors, monsieur, si vous ne supposez pas qu'on le croie, on croira donc.

Et un frissonnement de colère bouleversa le visage ordinairement si placide du roi....

—Sire, je ne sais rien de ce qui s'est dit, reprit le cardinal, je ne sais rien de ce qui s'est fait; tout ce que je puis affirmer, c'est que je n'ai pas eu le collier; tout ce que je puis affirmer, c'est que les diamants sont au pouvoir de quelqu'un qui devrait se nommer, qui ne le veut pas, et me force ainsi à lui dire cette parole de l'Écriture: Le mal retombe sur la tête de celui qui l'a commis.

À ces mots, la reine fit un mouvement pour prendre le bras du roi, qui lui dit:

—Le débat est entre vous et lui, madame. Une dernière fois, avez-vous ce collier?

—Non! sur l'honneur de ma mère, sur la vie de mon fils! répondit la reine.

Le roi, plein de joie après cette déclaration, se tourna vers le cardinal:

—Alors, c'est une affaire entre la justice et vous, monsieur, dit-il; à moins que vous ne préfériez vous en rapporter à ma clémence.

—La clémence des rois est faite pour les coupables, sire, répondit le cardinal; je lui préfère la justice des hommes.

—Vous ne voulez rien avouer?

—Je n'ai rien à dire.

—Mais enfin, monsieur! s'écria la reine, votre silence laisse mon honneur en jeu!

Le cardinal se tut.

—Eh bien! moi, je ne me tairai pas, continua la reine; ce silence me brûle, il atteste une générosité dont je ne veux pas. Apprenez, sire, que tout le crime de monsieur le cardinal n'est pas dans la vente ou dans le vol du collier.

Monsieur de Rohan releva la tête et pâlit.

—Qu'est-ce à dire? fit le roi inquiet.

—Madame!... murmura le cardinal épouvanté.

—Oh! nulle raison, nulle crainte, nulle faiblesse ne me fermera la bouche; j'ai là, dans mon cœur, des motifs qui me pousseraient à crier mon innocence sur une place publique.

—Votre innocence! dit le roi. Eh! madame, qui serait assez téméraire ou assez lâche pour obliger Votre Majesté à prononcer ce mot!

—Je vous supplie, madame, dit le cardinal.

—Ah! vous commencez à trembler. J'avais donc deviné juste; vos complots aiment l'ombre! À moi le grand jour! Sire, sommez monsieur le cardinal de vous dire ce qu'il m'a dit tout à l'heure, ici, à cette place.

—Madame! madame! fit monsieur de Rohan, prenez garde; vous passez les bornes.

—Plaît-il? fit le roi avec hauteur. Qui donc parle ainsi à la reine? Ce n'est pas moi, je suppose?

—Voilà justement, sire, dit Marie-Antoinette. Monsieur le cardinal parle ainsi à la reine, parce qu'il prétend en avoir le droit.

—Vous, monsieur! murmura le roi devenu livide.

—Lui! s'écria la reine avec mépris, lui!

—Monsieur le cardinal a des preuves? reprit le roi en faisant un pas vers le prince.

—Monsieur de Rohan a des lettres, à ce qu'il dit! fit la reine.

—Voyons, monsieur! insista le roi.

—Ces lettres! cria la reine avec emportement, ces lettres!

Le cardinal passa la main sur son front glacé par la sueur, et sembla demander à Dieu comment il avait pu former dans la créature tant d'audace et de perfidie. Mais il se tut.

—Oh! ce n'est pas tout, poursuivit la reine, qui s'animait peu à peu sous l'influence de sa générosité même, monsieur le cardinal a obtenu des rendez-vous.

—Madame! par pitié! fit le roi.

—Par pudeur! dit le cardinal.

—Enfin! monsieur, reprit la reine, si vous n'êtes pas le dernier des hommes, si vous tenez quelque chose pour sacré en ce monde, vous avez des preuves, fournissez-les.

Monsieur de Rohan releva lentement la tête et répliqua:

—Non! madame, je n'en ai pas.

—Vous n'ajouterez pas ce crime aux autres, continua la reine, vous n'entasserez pas sur moi opprobre après opprobre. Vous avez une aide, une complice, un témoin dans tout ceci: nommez-le, ou nommez-la.

—Qui donc? s'écria le roi.

—Madame de La Motte, sire, fit la reine.

—Ah! dit le roi, triomphant de voir enfin que ses préventions contre Jeanne se trouvaient justifiées; allons donc! Eh bien! qu'on la voie, cette femme, qu'on l'interroge.

—Ah! bien oui! s'écria la reine, elle a disparu. Demandez à monsieur ce qu'il en a fait. Il avait trop d'intérêt à ce qu'elle ne fût pas en cause.

—D'autres l'auront fait disparaître, répliqua le cardinal, qui avaient encore plus intérêt que moi. C'est ce qui fait qu'on ne la retrouvera point.

—Mais, monsieur, puisque vous êtes innocent, dit la reine avec fureur, aidez-nous donc à trouver les coupables.

Mais le cardinal de Rohan, après avoir lancé un dernier regard, tourna le dos et croisa ses bras.

—Monsieur! dit le roi offensé, vous allez vous rendre à la Bastille.

Le cardinal s'inclina, puis, d'un ton assuré:

—Ainsi vêtu? dit-il, dans mes habits pontificaux? devant toute la cour? Veuillez y réfléchir, sire, le scandale est immense. Il n'en sera que plus lourd pour la tête sur laquelle il retombera.

—Je le veux ainsi, fit le roi fort agité.

—C'est une douleur injuste que vous faites prématurément subir à un prélat, sire, et la torture avant l'accusation, ce n'est pas légal.

—Il faut qu'il en soit ainsi, répondit le roi en ouvrant la porte de la chambre, pour chercher des yeux quelqu'un à qui transmettre son ordre.

Monsieur de Breteuil était là; ses yeux dévorants avaient deviné dans l'exaltation de la reine, dans l'agitation du roi, dans l'attitude du cardinal, la ruine d'un ennemi.

Le roi n'avait pas achevé de lui parler bas, que le garde des Sceaux, usurpant les fonctions du capitaine des gardes, cria d'une voix éclatante, qui retentit jusqu'au fond des galeries:

—Arrêtez monsieur le cardinal!

Monsieur de Rohan tressaillit. Les murmures qu'il entendit sous les voûtes, l'agitation des courtisans, l'arrivée subite des gardes du corps donnaient à cette scène un caractère de sinistre augure.

Le cardinal passa devant la reine sans la saluer, ce qui fit bouillir le sang de la fière princesse. Il s'inclina très humblement en passant devant le roi, et prit en passant près de monsieur de Breteuil une expression de pitié si habilement nuancée, que le baron dut croire qu'il ne s'était pas assez vengé.

Un lieutenant des gardes s'approcha timidement et sembla demander au cardinal lui-même la confirmation de l'ordre qu'il venait d'entendre.

—Oui, monsieur, lui dit monsieur de Rohan; oui, c'est bien moi qui suis arrêté.

—Vous conduirez monsieur à son appartement, en attendant ce que j'aurai décidé pendant la messe, dit le roi au milieu d'un silence de mort.

Le roi demeura seul chez la reine, portes ouvertes, tandis que le cardinal s'éloignait lentement par la galerie, précédé du lieutenant des gardes, le chapeau à la main.

—Madame, dit le roi haletant, parce qu'il s'était contenu à grand-peine, vous savez que cela aboutit à un jugement public, c'est-à-dire à un scandale, sous lequel tombera l'honneur des coupables?

—Merci! s'écria la reine en serrant avec effusion les mains du roi, vous avez choisi le seul moyen de me justifier.

—Vous me remerciez.

—De toute mon âme. Vous avez agi en roi! moi, en reine! croyez-le bien.

—C'est bien, répondit le roi, comblé d'une vive joie, nous aurons raison enfin de toutes ces bassesses. Quand le serpent aura été une fois pour toutes écrasé par vous et par moi, nous vivrons tranquilles, j'espère.

Il baisa la reine au front et rentra chez lui.

Cependant, à l'extrémité de la galerie, monsieur de Rohan avait trouvé Bœhmer et Bossange à moitié évanouis dans les bras l'un de l'autre.

Puis, à quelque pas de là, le cardinal aperçut son coureur qui, effaré de ce désastre, guettait un regard de son maître.

—Monsieur, dit le cardinal à l'officier qui le guidait, en passant toute cette journée ici, je vais inquiéter bien du monde; est-ce que je ne puis annoncer chez moi que je suis arrêté?

—Oh! monseigneur, pourvu que nul ne vous voie, dit le jeune officier.

Le cardinal remercia; puis, adressant la parole en allemand à son coureur, il écrivit quelques mots sur une page de son missel, qu'il déchira.

Et derrière l'officier, qui guettait pour ne pas être surpris, le cardinal roula cette feuille et la laissa tomber.

—Je vous suis, monsieur, dit-il à l'officier.

En effet, ils disparurent tous deux.

Le coureur fondit sur ce papier comme un vautour sur sa proie, s'élança hors du château, enfourcha son cheval et s'enfuit vers Paris.

Le cardinal put le voir aux champs, par une des fenêtres de l'escalier qu'il descendait avec son guide.

—Elle me perd, murmura-t-il; je la sauve! C'est pour vous, mon roi, que j'agis; c'est pour vous, mon Dieu! qui commandez le pardon des injures; c'est pour vous que je pardonne aux autres.... Pardonnez-moi!


Chapitre LXXIX

Les procès-verbaux

À peine le roi était-il rentré heureux dans son appartement, signait-il l'ordre de conduire monsieur de Rohan à la Bastille, que parut monsieur le comte de Provence, lequel entra dans le cabinet en faisant à monsieur de Breteuil des signes que celui-ci, malgré tout son respect et sa bonne volonté, ne put comprendre.

Mais ce n'était pas au garde des Sceaux que s'adressaient ces signes, le prince les multipliait ainsi à dessein d'attirer l'attention du roi qui regardait dans une glace tout en rédigeant son ordre.

Cette affectation ne manqua pas son but: le roi aperçut ces signes, et après avoir congédié monsieur de Breteuil:

—Pourquoi faisiez-vous signe à Breteuil? dit-il à son frère.

—Oh! sire....

—Cette vivacité de gestes, cet air préoccupé signifient quelque chose?

—Sans doute, mais....

—Libre à vous de ne pas parler, mon frère, dit le roi d'un air piqué.

—Sire, c'est que je viens d'apprendre l'arrestation de monsieur le cardinal de Rohan.

—Eh bien! en quoi cette nouvelle, mon frère, peut-elle causer chez vous cette agitation? Est-ce que monsieur de Rohan ne vous paraît pas coupable? Est-ce que j'ai tort de frapper même le puissant?

—Tort? non pas, mon frère. Vous n'avez pas tort. Ce n'est pas cela que je veux dire.

—Il m'eût fort surpris, monsieur le comte de Provence, que vous donnassiez gain de cause, contre la reine, à l'homme qui cherche à la déshonorer. Je viens de voir la reine, mon frère, un mot d'elle a suffi....

—Oh! sire, à Dieu ne plaise que j'accuse la reine! vous le savez bien. Sa Majesté... ma sœur, n'a pas d'ami plus dévoué que moi. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé de la défendre, au contraire, et ceci soit dit sans reproche, même contre vous?

—En vérité, mon frère, on l'accuse donc bien souvent?

—J'ai du malheur, sire; vous m'attaquez sur chacune de mes paroles.... Je voulais dire que la reine ne me croirait pas elle-même si je paraissais douter de son innocence.

—Alors, vous vous applaudissez avec moi de l'humiliation que je fais subir au cardinal, du procès qui va en résulter, du scandale qui va mettre un terme à toutes les calomnies qu'on n'oserait se permettre contre une simple femme de la cour, et dont chacun ose se faire l'écho, parce que la reine, dit-on, est au-dessus de ces misères?

—Oui, sire, j'approuve complètement la conduite de Votre Majesté, et je dis que tout est pour le mieux, quant à l'affaire du collier.

—Pardieu! mon frère, dit-il, rien de plus clair. Ne voit-on pas d'ici monsieur de Rohan se faisant gloire de la familière amitié de la reine, concluant, en son nom, un marché pour des diamants qu'elle a refusés, et laissant dire que ces diamants ont été pris par la reine ou chez la reine, c'est monstrueux, et, comme elle le disait: Que croirait-on, si j'avais eu monsieur de Rohan pour compère dans ce trafic mystérieux?

—Sire....

—Et puis, vous ignorez, mon frère, que jamais une calomnie ne s'arrête à moitié chemin, que la légèreté de monsieur de Rohan compromet la reine, mais que le récit de ces légèretés la déshonore.

—Oh! oui, mon frère, oui, je le répète, vous avez eu bien raison quant à ce qui concerne l'affaire du collier.

—Eh bien! mais, dit le roi surpris, est-ce qu'il y a encore une autre affaire?

—Mais, sire... la reine a dû vous dire....

—Me dire... quoi donc?

—Sire, vous voulez m'embarrasser. Il est impossible que la reine ne vous ait pas dit....

—Quoi donc, monsieur? quoi donc?

—Sire....

—Ah! les fanfaronnades de monsieur de Rohan, ses réticences, ses prétendues correspondances?

—Non, sire, non.

—Quoi donc, alors? les entretiens que la reine aurait accordés à monsieur de Rohan pour l'affaire du collier en question....

—Non, sire, ce n'est pas cela.

—Tout ce que je sais, reprit le roi, c'est que j'ai en la reine une confiance absolue, qu'elle mérite par la noblesse de son caractère. Il était facile à Sa Majesté de ne rien dire de tout ce qui se passe. Il était facile à elle de payer ou de laisser payer à d'autres, de payer ou de laisser dire; la reine, en arrêtant court ces mystères qui devenaient des scandales, m'a prouvé qu'elle en appelait à moi avant d'en appeler à tout le public. C'est moi que la reine a fait appeler, c'est à moi qu'elle a voulu confier le soin de venger son honneur. Elle m'a pris pour confesseur, pour juge, la reine m'a donc tout dit.

—Eh bien! répliqua le comte de Provence, moins embarrassé qu'il n'eût dû l'être, parce qu'il sentait la conviction du roi moins solide qu'on ne voulait le lui faire voir, voilà que vous faites encore le procès à mon amitié, à mon respect pour la reine, ma sœur. Si vous procédez contre moi avec cette susceptibilité, je ne vous dirai rien, craignant toujours, moi qui défends, de passer pour un ennemi ou un accusateur. Et, cependant, voyez combien, en ceci, vous manquez de logique. Les aveux de la reine vous ont déjà conduit à trouver une vérité qui justifie ma sœur. Pourquoi ne voudriez-vous pas qu'on fît luire à vos yeux d'autres clartés, plus propres encore à révéler toute l'innocence de notre reine?

—C'est que... dit le roi gêné, vous commencez toujours, mon frère, par des circuits dans lesquels je me perds.

—Précautions oratoires, sire, défaut de chaleur. Hélas! j'en demande pardon à Sa Majesté; c'est mon vice d'éducation. Cicéron m'a gâté.

—Mon frère, Cicéron n'est jamais louche que quand il défend une mauvaise cause; vous en tenez une bonne, soyez clair, pour l'amour de Dieu!

—Me critiquer dans ma façon de parler, c'est me réduire au silence.

—Allons, voilà l'irritabile genus rhetorum qui prend la mouche, s'écria le roi dupe de cette rouerie du comte de Provence. Au fait, avocat, au fait: que savez-vous de plus que ce que m'a dit la reine?

—Mon Dieu! sire, rien et tout. Précisons d'abord ce que vous a dit la reine.

—La reine m'a dit qu'elle n'avait pas le collier.

—Bon.

—Elle m'a dit qu'elle n'avait pas signé le reçu des joailliers.

—Bien!

—Elle m'a dit que tout ce qui avait rapport à un arrangement avec monsieur de Rohan était une fausseté inventée par ses ennemis.

—Très bien, sire!

—Elle a dit enfin que jamais elle n'avait donné à monsieur de Rohan le droit de croire qu'il fût plus qu'un de ses sujets, plus qu'un indifférent, plus qu'un inconnu.

—Ah!... elle a dit cela....

—Et d'un ton qui n'admettait pas de réplique, car le cardinal n'a pas répliqué.

—Alors, sire, puisque le cardinal n'a rien répliqué, c'est qu'il s'avoue menteur, et il donne par ce désaveu raison aux autres bruits qui courent sur certaines préférences accordées par la reine à certaines personnes.

—Eh! mon Dieu! quoi encore? dit le roi avec découragement.

—Rien que de très absurde, comme vous l'allez voir. Du moment où il a été constant que monsieur de Rohan ne s'était pas promené avec la reine....

—Comment! s'écria le roi, monsieur de Rohan, disait-on, s'était promené avec la reine?

—Ce qui est bien démenti par la reine elle-même, sire, et par le désaveu de monsieur de Rohan; mais enfin, du moment où cela est constaté, vous comprenez qu'on a dû chercher—la malignité ne s'en est pas abstenue—comment il se faisait que la reine se promenât la nuit dans le parc de Versailles.

—La nuit, dans le parc de Versailles! La reine!...

—Et avec qui elle se promenait, continua froidement le comte de Provence.

—Avec qui?... murmura le roi.

—Sans doute!... Est-ce que tous les yeux ne s'attachent pas à ce que fait une reine? Est-ce que ces yeux, que jamais n'éblouit l'éclat du jour ou l'éclat de la majesté, ne sont pas plus clairvoyants encore quand il s'agit de voir la nuit?

—Mais, mon frère, vous dites là des choses infâmes, prenez-y garde.

—Sire, je répète, et je répète avec une telle indignation que je pousserai Votre Majesté, j'en suis sûr, à découvrir la vérité.

—Comment, monsieur! on dit que la reine s'est promenée la nuit, en compagnie... dans le parc de Versailles!

—Pas en compagnie, sire, en tête à tête.... Oh! si l'on ne disait que compagnie, la chose ne vaudrait pas la peine que nous y prissions garde.

Le roi, éclatant tout à coup:

—Vous m'allez prouver que vous répétez, dit-il, et, pour cela, prouvez qu'on a dit.

—Oh! facilement, trop facilement, répondit monsieur de Provence. Il y a quatre témoignages: le premier est celui de mon capitaine des chasses, qui a vu la reine deux jours de suite, ou plutôt deux nuits de suite, sortir du parc de Versailles par la porte de la louveterie. Voici le titre: il est revêtu de sa signature. Lisez.

Le roi prit en tremblant le papier, le lut et le rendit à son frère.

—Vous en verrez, sire, un plus curieux; il est du garde de nuit qui veille à Trianon. Il déclare que la nuit a été bonne, qu'un coup de feu a été tiré, par des braconniers sans doute, dans le bois de Satory; que, quant aux parcs, ils ont été calmes, excepté le jour où Sa Majesté la reine y a fait une promenade avec un gentilhomme à qui elle donnait le bras. Voyez, le procès-verbal est explicite.

Le roi lut encore, frissonna et laissa tomber ses bras à son côté.

—Le troisième, continua imperturbablement monsieur le comte de Provence, est du suisse de la porte de l'Est. Cet homme a vu et reconnu la reine au moment où elle sortait par la porte de la louveterie. Il dit comment la reine était vêtue; voyez, sire; il dit aussi que de loin il n'a pu reconnaître le gentilhomme que Sa Majesté quittait, c'est écrit; mais qu'à sa tournure il l'a pris pour un officier. Ce procès-verbal est signé. Il ajoute une chose curieuse, à savoir, que la présence de la reine ne peut être révoquée en doute, parce que Sa Majesté était accompagnée de madame de La Motte, amie de la reine.

—Amie de la reine! s'écria le roi furieux. Oui, il y a cela: amie de la reine!

—Ne veuillez pas de mal à cet honnête serviteur, sire; il ne peut être coupable que d'un excès de zèle. Il est chargé de garder, il garde; de veiller, il veille.

—Le dernier, continua le comte de Provence, me paraît le plus clair de tous. Il est du maître serrurier chargé de vérifier si toutes les portes sont fermées après la retraite battue. Cet homme, Votre Majesté le connaît, il certifie avoir vu entrer la reine avec un gentilhomme dans les bains d'Apollon.

Le roi, pâle et étouffant son ressentiment, arracha le papier des mains du comte et le lut.

Monsieur de Provence continua néanmoins pendant cette lecture:

—Il est vrai que madame de La Motte était dehors, à une vingtaine de pas, et que la reine ne demeura qu'une heure environ dans cette salle.

—Mais le nom du gentilhomme? s'écria le roi.

—Sire, ce n'est pas dans le rapport qu'on le nomme, il faut pour cela que Sa Majesté prenne la peine de parcourir un dernier certificat que voici. Il est d'un garde forestier qui se tenait à l'affût derrière le mur d'enceinte, près des bains d'Apollon.

—Daté du lendemain, fit le roi.

—Oui, sire, et qui a vu la reine sortir du parc par la petite porte, et regarder au-dehors: elle tenait le bras de monsieur de Charny!

—Monsieur de Charny!... s'écria le roi à demi fou de colère et de honte; bien... bien.... Attendez-moi ici, comte, nous allons enfin savoir la vérité.

Et le roi s'élança hors de son cabinet.


Chapitre LXXX

Une dernière accusation

Au moment où le roi avait quitté la chambre de la reine, celle-ci courut au boudoir où monsieur de Charny avait pu tout entendre.

Elle en ouvrit la porte, et revint fermer elle-même celle de son appartement; puis, tombant sur un fauteuil, comme si elle eût été trop faible pour résister à de pareils chocs, elle attendit silencieusement ce que déciderait d'elle monsieur de Charny, son juge le plus redoutable.

Mais elle n'attendit pas longtemps; le comte sortit du boudoir plus triste et plus pâle qu'il n'avait jamais été.

—Eh bien? dit-elle.

—Madame, répliqua-t-il, vous voyez que tout s'oppose à ce que nous soyons amis. Si ce n'est pas ma conviction qui vous blesse, ce sera le bruit public désormais; avec le scandale qui est fait aujourd'hui, plus de repos pour moi, plus de trêve pour vous. Les ennemis, plus acharnés après cette première blessure qui vous est faite, viendront fondre sur vous pour boire le sang comme font les mouches sur la gazelle blessée....

—Vous cherchez bien longtemps, dit la reine avec mélancolie, une parole naturelle, et vous n'en trouvez pas.

—Je crois n'avoir jamais donné lieu à Votre Majesté de suspecter ma franchise, répliqua Charny; si parfois elle a éclaté, c'est avec trop de dureté; je vous en demande pardon.

—Alors, dit la reine fort émue, ce que je viens de faire, ce bruit, cette agression périlleuse contre un des plus grands seigneurs de ce royaume, mon hostilité déclarée avec l'Église, ma renommée exposée aux passions des parlements, tout cela ne vous suffit pas. Je ne parle point de la confiance à jamais ébranlée chez le roi; vous ne devez pas vous en préoccuper, n'est-ce pas?... Le roi! qu'est-ce cela... un époux!

Et elle sourit avec une amertume si douloureuse, que les larmes jaillirent de ses yeux.

—Oh! s'écria Charny, vous êtes la plus noble, la plus généreuse des femmes. Si je ne vous réponds pas sur-le-champ, comme mon cœur m'y contraint, c'est que je me sens inférieur à tout, et que je n'ose profaner ce cœur sublime en y demandant une place.

—Monsieur de Charny, vous me croyez coupable.

—Madame!...

—Monsieur de Charny, vous avez ajouté foi aux paroles du cardinal.

—Madame!...

—Monsieur de Charny, je vous somme de me dire quelle impression a faite sur vous l'attitude de monsieur de Rohan.

—Je dois le dire, madame, monsieur de Rohan n'a été ni un insensé, comme vous le lui avez reproché, ni un homme faible, comme on pourrait le croire; c'est un homme convaincu, c'est un homme qui vous aimait, qui vous aime, et qui en ce moment est la victime d'une erreur qui le conduira, lui, à la ruine, vous....

—Moi?

—Vous, madame, à un déshonneur inévitable.

—Mon Dieu!

—Devant moi se lève un spectre menaçant, cette femme odieuse, madame de La Motte, disparue quand son témoignage peut tout nous rendre, repos, honneur, sécurité, pour l'avenir. Cette femme est le mauvais génie de votre personne, elle est le fléau de la royauté; cette femme que vous avez imprudemment admise à partager vos secrets, et peut-être, hélas! votre intimité....

—Mes secrets, mon intimité, ah! monsieur, je vous en prie, s'écria la reine.

—Madame, le cardinal vous a dit assez clairement et a assez clairement prouvé, que vous aviez avec lui concerté l'achat du collier.

—Ah!... vous revenez sur cela, monsieur de Charny, dit la reine en rougissant.

—Pardon, pardon, vous voyez bien que je suis un cœur moins généreux que vous, vous voyez bien que je suis indigne, moi, d'être appelé à connaître vos pensées. Je cherche à adoucir, j'irrite.

—Tenez, monsieur, fit la reine revenue à une fierté mêlée de colère, ce que le roi croit, tout le monde peut le croire; je ne serai pas plus facile à mes amis qu'à mon époux. Il me paraît qu'un homme ne peut aimer à voir une femme quand il n'a pas d'estime pour cette femme. Je ne parle pas de vous, monsieur, interrompit-elle vivement; je ne suis pas une femme, moi! je suis une reine; vous n'êtes pas un homme, mais un juge pour moi.

Charny s'inclina si bas, que la reine dut trouver suffisante la réparation et l'humilité de ce sujet fidèle.

—Je vous avais conseillé, dit-elle tout à coup, de demeurer en vos terres; c'était un sage dessein. Loin de la cour à laquelle répugnent vos habitudes, votre droiture, votre inexpérience, permettez-moi de le dire; loin, dis-je, de la cour, vous eussiez mieux apprécié les personnages qui jouent leur rôle sur ce théâtre. Il faut ménager l'illusion de l'optique, monsieur de Charny, il faut garder son rouge et ses hauts talons devant la foule. Reine trop prompte à la condescendance, j'ai négligé d'entretenir, chez ceux qui m'aimaient, le prestige éblouissant de la royauté. Ah! monsieur de Charny, l'auréole que dessine une couronne au front des reines les dispense de chasteté, de douceur, d'esprit, et les dispense surtout de cœur. On est reine, monsieur, on domine; à quoi sert de se faire aimer?

—Je ne saurais vous dire, madame, répondit Charny fort ému, combien la sévérité de Sa Majesté me fait mal. J'ai pu oublier que vous étiez ma reine; mais, rendez-moi cette justice, je n'ai jamais oublié que vous fussiez la première des femmes dignes de mon respect et de....

—N'achevez pas, je ne mendie point. Oui, je l'ai dit, une absence vous est nécessaire. Quelque chose me dit que votre nom finira par être prononcé dans tout ceci.

—Madame, impossible!

—Vous dites, impossible! Eh! réfléchissez donc au pouvoir de ceux qui depuis six mois jouent avec ma réputation, avec ma vie; ne disiez-vous pas que monsieur le cardinal est convaincu qu'il agit en vue d'une erreur dans laquelle on le plonge! Ceux qui opèrent des convictions pareilles, monsieur le comte, ceux qui causent des erreurs semblables, sont de force à vous prouver que vous êtes un déloyal sujet pour le roi, et pour moi un ami honteux. Ceux-là qui inventent si heureusement le faux découvrent bien facilement le vrai! Ne perdez pas de temps, le péril est grave; retirez-vous dans vos terres, fuyez le scandale qui va résulter du procès qu'on me fera: je ne veux pas que ma destinée vous entraîne, je ne veux pas que votre carrière se perde. Moi qui, Dieu merci! ai l'innocence et la force; mais qui n'ai pas une tache sur ma vie; moi qui suis résolue à ouvrir, s'il le faut, ma poitrine pour montrer à mes ennemis la pureté de mon cœur; moi je résisterai. Pour vous il y aurait la ruine, la diffamation, la prison peut-être; remportez cet argent si noblement offert, remportez l'assurance que pas un des mouvements généreux de votre âme ne m'a échappé; que pas un de vos doutes ne m'a blessée; que pas une de vos souffrances ne m'a laissée froide; partez, vous dis-je, et cherchez ailleurs ce que la reine de France ne peut plus vous donner: la foi, l'espérance, le bonheur. D'ici à ce que Paris sache l'arrestation du cardinal, à ce que le parlement soit convoqué, à ce que les témoignages se produisent, je compte une quinzaine de jours. Partez! votre oncle a deux vaisseaux prêts à Cherbourg et à Nantes, choisissez; mais éloignez-vous de moi. Je porte malheur; éloignez-vous de moi. Je ne tenais qu'à une chose en ce monde, et comme elle me manque, je me sens perdue.

En disant ces mots, la reine se leva brusquement et sembla donner à Charny le congé qui termine les audiences.

Il s'approcha d'elle aussi respectueusement, mais plus vite.

—Votre Majesté, dit-il, d'une voix altérée, vient de me dicter mon devoir. Ce n'est pas dans mes terres, ce n'est pas hors de la France qu'est le danger, c'est à Versailles, où l'on vous soupçonne, c'est à Paris où l'on va vous juger. Il importe, madame, que tout soupçon s'efface, que tout arrêt soit une justification, et, comme vous ne sauriez avoir un témoin plus loyal, un soutien plus résolu, je reste. Ceux qui savent tant de choses, madame, les diront. Mais au moins aurons-nous eu le bonheur inestimable pour les gens de cœur de voir nos ennemis face à face. Qu'ils tremblent ceux-là devant la majesté d'une reine innocente, et devant le courage d'un homme meilleur qu'eux. Oui, je reste, madame, et croyez-le bien, Votre Majesté n'a pas besoin de me cacher plus longtemps sa pensée; ce que l'on sait bien, c'est que je ne fuis pas; ce qu'elle sait bien, c'est que je ne crains rien; ce qu'elle sait aussi, c'est que pour ne me plus voir jamais, il n'est pas besoin de m'envoyer en exil. Oh! madame! de loin, les cœurs s'entendent, de loin les aspirations sont plus ardentes que de près. Vous voulez que je parte, pour vous et non pour moi; ne craignez rien; à portée de vous secourir, de vous défendre, je ne serai plus à portée de vous offenser ou de vous nuire; vous ne m'avez pas vu, n'est-ce pas, lorsque durant huit jours j'ai habité à cent toises de vous, épiant chacun de vos gestes, comptant vos pas, vivant de votre vie?... Eh bien! il en sera de même cette fois, car je ne puis exécuter votre volonté, je ne puis partir! D'ailleurs, que vous importe!... Est-ce que vous songerez à moi?

Elle fit un mouvement qui l'éloigna du jeune homme.

—Comme il vous plaira, dit-elle, mais... vous m'avez compris, il ne faut pas que vous vous trompiez jamais à mes paroles; je ne suis pas une coquette, monsieur de Charny; dire ce qu'elle pense, penser ce qu'elle dit, voilà le privilège d'une véritable reine: je suis ainsi. Un jour, monsieur, je vous ai choisi parmi tous. Je ne sais quoi entraînait mon cœur de votre côté. J'avais soif d'une amitié forte et pure; je vous l'ai bien laissé voir, n'est-ce pas? Ce n'est plus de même aujourd'hui, je ne pense plus ce que je pensais. Votre âme n'est plus sœur de la mienne. Je vous le dis aussi franchement: épargnons-nous l'un l'autre.

—C'est bien, madame, interrompit Charny, je n'ai jamais cru que vous m'eussiez choisi, je n'ai jamais cru.... Ah! madame, je ne résiste pas à l'idée de vous perdre. Madame, je suis ivre de jalousie et de terreur. Madame, je ne souffrirai pas que vous m'ôtiez votre cœur; il est à moi, vous me l'avez donné, nul ne me le prendra qu'avec ma vie. Soyez femme, soyez bonne, n'abusez pas de ma faiblesse, car vous m'avez reproché mes doutes tout à l'heure, et vous m'écrasez des vôtres en ce moment.

—Cœur d'enfant, cœur de femme, dit-elle.... Vous voulez que je compte sur vous!... Les beaux défenseurs que nous sommes l'un pour l'autre! Faible! oh! oui, vous l'êtes, et moi, hélas! je ne suis pas plus forte que vous!

—Je ne vous aimerais pas, murmurait-il, si vous étiez autre que vous n'êtes.

—Quoi, dit-elle avec un accent vif et passionné, cette reine maudite, cette reine perdue, cette femme qu'un parlement va juger, que l'opinion va condamner, qu'un mari, son roi, va chasser peut-être, cette femme trouve un cœur qui l'aime!

—Un serviteur qui la vénère et qui lui offre tout le sang de son cœur en échange d'une larme qu'elle versait tout à l'heure.

—Cette femme, s'écria la reine, est bénie, elle est fière, elle est la première des femmes, la plus heureuse de toutes. Cette femme est trop heureuse, monsieur de Charny; je ne sais pas comment cette femme a pu se plaindre, pardonnez-lui!

Charny tomba aux pieds de Marie-Antoinette et les baisa, dans un transport d'amour religieux.

En ce moment, la porte du corridor secret s'ouvrit, et le roi s'arrêta, tremblant et comme foudroyé sur le seuil.

Il venait de surprendre l'homme qu'accusait monsieur de Provence aux pieds de Marie-Antoinette.


Chapitre LXXXI

La demande en mariage

La reine et Charny échangèrent un coup d'œil si plein d'effroi, que leur plus cruel ennemi eût eu pitié d'eux en ce moment.

Charny se releva lentement, et salua le roi avec un profond respect.

On voyait le cœur de Louis XVI battre violemment sous la dentelle de son jabot.

—Ah! dit-il d'une voix sourde... monsieur de Charny!

Le comte ne répondit que par un nouveau salut.

La reine sentit qu'elle ne pouvait parler, et qu'elle était perdue.

Le roi continuant:

—Monsieur de Charny, fit-il avec une mesure incroyable, c'est peu honorable pour un gentilhomme d'être pris en flagrant délit de vol.

—De vol! murmura Charny.

—De vol! répéta la reine, qui croyait encore entendre siffler à ses oreilles ces horribles accusations touchant le collier, et qui supposa que le comte en allait être souillé comme elle.

—Oui, poursuivit le roi, s'agenouiller devant la femme d'un autre, c'est un vol; et, quand cette femme est une reine, monsieur, on appelle ce crime lèse-majesté. Je vous ferai dire cela, monsieur de Charny, par mon garde des Sceaux.

Le comte allait parler; il allait protester de son innocence, lorsque la reine, impatiente dans sa générosité, ne voulut pas souffrir qu'on accusât d'indignité l'homme qu'elle aimait; elle lui vint en aide.

—Sire, dit-elle vivement, vous êtes, à ce qu'il me paraît, dans une voie de mauvais soupçons et de suppositions défavorables; ces soupçons, ces préventions tombent à faux, je vous en avertis. Je vois que le respect enchaîne la langue du comte; mais moi, qui connais le fond de son cœur, je ne le laisserai pas accuser sans le défendre.

Elle s'arrêta là, épuisée par son émotion, effrayée du mensonge qu'elle allait être forcée de trouver, éperdue enfin parce qu'elle ne le trouvait pas.

Mais cette hésitation, qui lui paraissait odieuse à elle, fier esprit de reine, c'était tout simplement le salut de la femme. En ces horribles rencontres, où souvent se jouent l'honneur, la vie de celle qu'on a surprise, une minute gagnée suffit pour sauver, comme une seconde perdue avait suffi pour perdre.

La reine, uniquement par instinct, avait saisi l'occasion du délai; elle avait arrêté court le soupçon du roi; elle avait égaré son esprit, elle avait raffermi celui du comte. Ces minutes décisives ont des ailes rapides sur lesquelles est emportée si loin la conviction d'un jaloux, qu'elle ne se retrouve presque jamais, si le démon protecteur des envieux d'amour ne la ramène sur les siennes.

—Me direz-vous, par hasard, répondit Louis XVI, tombant du rôle de roi au rôle de mari inquiet, que je n'ai pas vu monsieur de Charny agenouillé, là, devant vous, madame? Or, pour s'agenouiller sans être relevé, il faut....

—Il faut, monsieur, dit sévèrement la reine, qu'un sujet de la reine de France ait une grâce à lui demander.... C'est là, je crois, un cas assez fréquent à la cour.

—Une grâce à vous demander! s'écria le roi.

—Et une grâce que je ne pouvais accorder, poursuivit la reine. Sans quoi, monsieur de Charny n'eût pas insisté, je vous jure, et je l'eusse relevé bien vite avec la joie d'accorder selon ses désirs à un gentilhomme dont je fais une estime particulière.

Charny respira. L'œil du roi était devenu indécis, son front se désarmait peu à peu de l'insolite menace que leur surprise y avait fait monter.

Pendant ce temps, Marie-Antoinette cherchait avec la rage d'être obligée de mentir, avec la douleur de ne rien trouver qui fût vraisemblable.

Elle avait cru, en s'avouant impuissante à accorder au comte la grâce qu'il sollicitait, enchaîner la curiosité du roi. Elle avait espéré que l'interrogatoire en resterait là. Elle se trompait: toute autre femme eût été plus habile en témoignant moins de raideur; mais pour elle c'était un affreux supplice de mentir devant l'homme qu'elle aimait. Se montrer sous ce jour misérable et faux de la supercherie des comédies, c'était clore toutes ces faussetés, toutes ces ruses, tous ces manèges de l'intrigue du parc par un dénouement conséquent à leur infamie; c'était presque s'en montrer coupable: c'était pire que la mort.

Elle hésita encore. Elle eût donné sa vie pour que Charny trouvât le mensonge; mais lui, le loyal gentilhomme, il ne le pouvait, il n'y pensait même pas. Il craignait trop, dans sa délicatesse, de paraître même disposé à défendre l'honneur de la reine.

Ce que nous écrivons ici en beaucoup de lignes, en trop de lignes peut-être, bien que la situation soit féconde, une demi-minute suffit aux trois acteurs pour le ressentir et l'exprimer.

Marie-Antoinette attendait, suspendue aux lèvres du roi, la question qui enfin éclata.

—Voyons, madame, dites-moi quelle est cette grâce qui, vainement sollicitée par monsieur de Charny, l'a conduit à s'agenouiller devant vous?

Et, comme pour adoucir la dureté de cette question soupçonneuse, le roi ajouta:

—Je serai peut-être plus heureux que vous, madame, et monsieur de Charny n'aura pas besoin de s'agenouiller devant moi.

—Sire, je vous ai dit que monsieur de Charny demandait une chose impossible.

—Laquelle au moins?

«Que peut-on demander à genoux... se disait la reine; que peut-on implorer de moi qu'il soit impossible d'accorder?... Voyons! voyons!»

—J'attends, dit le roi.

—Sire, c'est que... la demande de monsieur de Charny est un secret de famille.

—Il n'y a pas de secret pour le roi; maître dans son royaume, et père de famille intéressé à l'honneur, à la sûreté de tous ses sujets, qui sont ses enfants; même, ajouta Louis XVI avec une dignité redoutable, même quand ces enfants dénaturés attaquent l'honneur et la sûreté de leur père.

La reine bondit sous cette dernière menace du danger.

—Monsieur de Charny, s'écria-t-elle, l'esprit troublé, la main tremblante, monsieur de Charny voulait obtenir de moi....

—Quoi donc, madame?

—Une permission pour se marier.

—Vraiment! s'écria le roi rassuré tout d'abord.

Puis, replongé dans sa jalouse inquiétude....

—Eh bien! mais, dit-il, sans remarquer combien la pauvre femme souffrait d'avoir prononcé ces mots, combien Charny était pâle de la souffrance de la reine; eh bien! en quoi est-il donc impossible de marier monsieur de Charny? Est-ce qu'il n'est pas d'une bonne noblesse? Est-ce qu'il n'a pas une belle fortune? Est-ce qu'il n'est pas brave et beau? En vérité, mais pour ne pas lui donner accès dans une famille, ou pour le refuser si l'on est femme, il faut être princesse du sang ou mariée; je ne vois que ces deux raisons qui constituent l'impossibilité. Ainsi, madame, dites-moi le nom de cette femme que voudrait épouser monsieur de Charny, et, si elle n'est ni dans l'un ni dans l'autre cas, je vous réponds que je lèverai la difficulté... pour vous plaire.

La reine, amenée par le péril toujours croissant, entraînée par la conséquence même du premier mensonge, reprit avec force:

—Non, monsieur, non; il est des difficultés que vous ne pouvez pas vaincre. Celle qui nous occupe est de ce genre.

—Raison de plus pour que je sache quelle chose est impossible au roi, interrompit Louis XVI avec une sourde colère.

Charny regarda la reine, elle semblait près de chanceler. Il eût fait un pas vers elle; le roi l'arrêta par son immobilité. De quel droit, lui, qui n'était rien pour cette femme, eût-il offert sa main ou son appui à celle que son roi et son époux abandonnait.

«Quelle est donc, se demandait-elle, la puissance contre laquelle le roi n'ait pas d'action? Encore cette idée, encore ce secours, mon Dieu!»

Tout à coup une lueur traversa son esprit.

—Ah! Dieu lui-même m'envoie ce secours, murmura-t-elle. Celles qui appartiennent à Dieu ne lui peuvent être prises, même par le roi.

Alors, relevant la tête:

—Monsieur, dit-elle enfin au roi, celle que monsieur de Charny voudrait épouser est dans un couvent.

—Ah! s'écria le roi, voilà une raison; en effet, il est bien difficile d'enlever à Dieu son bien pour le donner aux hommes. Mais cela est étrange, que monsieur de Charny ait conçu de si subites amours: jamais nul ne m'en a parlé, jamais son oncle même, qui peut tout obtenir de moi. Quelle est cette femme que vous aimez, monsieur de Charny? dites-le-moi, je vous prie.

La reine sentit une poignante douleur. Elle allait entendre un nom sortir de la bouche d'Olivier; elle allait subir la torture de ce mensonge. Et qui sait si Charny n'allait pas révéler, soit un nom jadis aimé, souvenir encore saignant du passé, soit un nom, gerbe d'amour, espérance vague de l'avenir. Pour ne pas recevoir ce coup terrible, Marie-Antoinette prit l'avance; elle s'écria tout à coup:

—Mais, sire, vous connaissez celle que monsieur de Charny demande en mariage, c'est... mademoiselle Andrée de Taverney.

Charny poussa un cri et cacha son visage dans ses deux mains.

La reine s'appuya la main sur le cœur, et alla tomber presque évanouie sur son fauteuil.

—Mademoiselle de Taverney! répéta le roi, mademoiselle de Taverney, qui s'est retirée à Saint-Denis?

—Oui, sire, articula faiblement la reine.

—Mais elle n'a pas fait de vœux, que je sache?

—Mais elle doit en faire.

—Nous y mettrons une condition, dit le roi. Cependant, ajouta-t-il avec un dernier levain de défiance, pourquoi ferait-elle ses vœux?

—Elle est pauvre, dit Marie-Antoinette; vous n'avez enrichi que son père, ajouta-t-elle durement.

—C'est là un tort que je réparerai, madame; monsieur de Charny l'aime....

La reine frémit et lança au jeune homme un regard avide, comme pour le supplier de nier.

Charny regarda fixement Marie-Antoinette, et ne répondit pas.

—Bien! dit le roi, qui prit ce silence pour un respectueux assentiment; et sans doute mademoiselle de Taverney aime monsieur de Charny? Je doterai mademoiselle de Taverney, je lui donnerai les cinq cent mille livres que je dus refuser l'autre jour, pour vous, à monsieur de Calonne. Remerciez la reine, monsieur de Charny, de ce qu'elle a bien voulu me raconter cette affaire, et assurer le bonheur de votre vie.

Charny fit un pas en avant et s'inclina comme une pâle statue à qui Dieu, par un miracle, aurait un moment donné la vie.

—Oh! cela vaut la peine que vous vous agenouilliez encore une fois, dit le roi avec cette légère nuance de raillerie vulgaire qui tempérait trop souvent en lui la noblesse traditionnelle de ses ancêtres.

La reine tressaillit, et tendit, par un mouvement spontané, ses deux mains au jeune homme. Il se mit à genoux devant elle, et déposa sur ses belles mains glacées un baiser dans lequel il suppliait Dieu de lui laisser exhaler son âme.

—Allons, dit le roi, laissons maintenant à madame le soin de vos affaires; venez, monsieur, venez.

Et il passa devant très vite, de sorte que Charny put se retourner sur le seuil, et voir l'ineffable douleur de cet adieu éternel que lui envoyaient les yeux de la reine.

La porte se referma entre eux, barrière désormais infranchissable pour d'innocentes amours.


Chapitre LXXXII

Saint-Denis

La reine resta seule et désespérée. Tant de coups la frappaient à la fois, qu'elle ne savait plus de quel côté venait la plus vive douleur.

Après être demeurée une heure dans cet état de doute et d'abattement, elle se dit qu'il était temps de chercher une issue. Le danger grossissait. Le roi, fier d'une victoire remportée sur les apparences, se hâterait d'en répandre le bruit. Il pouvait arriver que ce bruit fût accueilli de telle sorte au-dehors, que tout le bénéfice de la fraude commise se trouvât perdu.

Cette fraude, hélas! comme la reine se la reprochait, comme elle eût voulu reprendre cette parole envolée, comme elle eût voulu ôter, même à Andrée, le bonheur chimérique que peut-être elle allait refuser!

En effet, ici surgissait une autre difficulté. Le nom d'Andrée avait tout sauvé devant le roi. Mais qui pouvait répondre de cet esprit capricieux, indépendant, volontaire, qu'on appelait mademoiselle de Taverney? Qui pouvait compter que cette fière personne aliénerait sa liberté, son avenir, au profit d'une reine que peu de jours avant elle avait quittée en ennemie.

Alors qu'arrivait-il? Andrée refusait, et c'était vraisemblable; tout l'échafaudage mensonger croulait. La reine devenait une intrigante de médiocre esprit, Charny un plat sigisbée, un diseur de mensonges, et la calomnie changée en accusation prenait les proportions d'un adultère incontestable.

Marie-Antoinette sentit sa raison s'égarer à ces réflexions; elle faillit céder à leur possibilité; elle plongea sa tête brûlante dans ses mains, et attendit.

À qui se fier? Qui donc était l'amie de la reine? madame de Lamballe? Oh! la pure raison, la froide et inflexible raison! Pourquoi tenter cette virginale imagination, que d'ailleurs ne voudraient pas comprendre les dames d'honneur, serviles adulatrices de la prospérité, tremblantes au souffle de la disgrâce, disposées peut-être à donner une leçon à leur reine quand elle aurait besoin d'un secours?

Il ne restait rien que mademoiselle de Taverney elle-même. C'était un cœur de diamant dont les arêtes pouvaient couper le verre, mais dont la solidité invincible, dont la pureté profonde pouvaient seules sympathiser avec les grandes douleurs d'une reine.

Marie-Antoinette irait donc trouver Andrée. Elle lui exposerait son malheur, elle la supplierait de s'immoler. Sans doute Andrée refuserait, parce qu'elle n'était pas de celles qui se laissent imposer; mais peu à peu, adoucie par ses prières, elle consentirait. Qui sait d'ailleurs alors si l'on n'obtiendrait pas un délai; si le premier feu étant passé, le roi, apaisé par le consentement apparent des deux fiancés, ne finirait point par oublier.... Alors, un voyage arrangerait tout. Andrée, Charny, s'éloignant pour quelque temps, jusqu'à ce que l'hydre de la calomnie n'eût plus faim, pourraient laisser dire qu'ils s'étaient rendu leur parole à l'amiable, et nul ne devinerait alors que ce projet de mariage était un jeu.

Ainsi, la liberté de mademoiselle de Taverney n'aurait pas été compromise; celle de Charny ne s'aliénerait pas davantage. Il n'y aurait plus pour la reine cet affreux remords d'avoir sacrifié deux existences à l'égoïsme de son honneur; mais pourtant cet honneur, qui comprenait celui de son mari, celui de ses enfants, ne serait pas entamé. Elle le transmettrait sans tache à la future reine de France.

Telles étaient ses réflexions.

C'est ainsi qu'elle croyait avoir tout concilié d'avance, convenance et intérêts privés. Il fallait bien raisonner avec cette fermeté de logique, en présence d'un aussi horrible danger. Il fallait bien s'armer de toutes pièces contre un adversaire aussi difficile à combattre que mademoiselle de Taverney, quand elle écoutait son orgueil et non son cœur.

Lorsqu'elle fut préparée, Marie-Antoinette se décida au départ. Elle eût bien voulu prévenir Charny de ne faire aucune fausse démarche, mais elle en fut empêchée par l'idée que des espions la guettaient sans doute; que tout de sa part serait mal interprété en un pareil moment; et elle avait assez expérimenté le sens droit, le dévouement et la résolution d'Olivier, pour être convaincue qu'il ratifierait tout ce qu'elle jugerait à propos de faire.

Trois heures arrivèrent; le dîner en grande cérémonie, les présentations, les visites. La reine reçut tout le monde avec un visage serein et une affabilité qui n'ôtait rien à son orgueil bien connu. Elle affecta même avec ceux qu'elle jugeait être ses ennemis de montrer une fermeté qui convient peu d'ordinaire aux coupables.

Jamais l'affluence n'avait été aussi grande à la cour; jamais la curiosité n'avait aussi profondément fouillé les traits d'une reine en péril. Marie-Antoinette fit face à tout, terrassa ses ennemis, enivra ses amis; changea les indifférents en zélés, les zélés en enthousiastes; et parut si belle et si grande que le roi lui en adressa publiquement ses félicitations.

Puis, tout bien terminé, déposant ses sourires de commande, rendue à ses souvenirs, c'est-à-dire à ses douleurs, seule, bien seule au monde, elle changea de toilette, prit un chapeau gris à rubans et à fleurs bleues, une robe de soie gris muraille, monta dans son carrosse, et, sans gardes, avec une seule dame, elle se fit conduire à Saint-Denis.

C'était l'heure à laquelle les religieuses, rentrées dans leurs cellules, passaient du bruit modeste du réfectoire au silence des méditations qui précèdent la prière du coucher.

La reine fit appeler au parloir mademoiselle Andrée de Taverney.

Celle-ci, agenouillée, ensevelie dans son peignoir de laine blanche, regardait par sa fenêtre la lune se levant derrière les grands tilleuls, et, dans cette poésie de la nuit qui commence, elle trouvait le thème de toutes les prières ferventes, passionnées, qu'elle envoyait à Dieu pour soulager son âme.

Elle buvait à longs traits la douleur irrémédiable de l'absence volontaire. Ce supplice n'est connu que des âmes fortes; il est à la fois une torture et un plaisir. Il ressemble, pour les angoisses, à toutes les douleurs vulgaires. Il aboutit à une volupté que seuls peuvent sentir ceux qui savent immoler le bonheur à l'orgueil.

Andrée avait d'elle-même quitté la cour, d'elle-même elle avait rompu avec tout ce qui pouvait entretenir son amour. Orgueilleuse comme Cléopâtre, elle n'avait pu même supporter l'idée que monsieur de Charny eût pensé à une autre femme, cette femme fût-elle la reine.

Aucune preuve pour elle de cet amour brûlant pour une autre. Certes, la jalouse Andrée eût tiré de cette preuve toute la conviction qui peut faire saigner un cœur. Mais n'avait-elle pas vu Charny passer indifféremment auprès d'elle? N'avait-elle pas soupçonné la reine de garder, innocemment sans doute, mais de garder les hommages et la préférence de Charny?

À quoi bon, dès lors, demeurer à Versailles? Pour mendier des compliments? Pour glaner des sourires? Pour obtenir de temps en temps le pis-aller d'un bras offert, d'une main touchée, quand dans les promenades la reine lui prêterait les politesses de Charny, faute de pouvoir les recueillir en ce moment pour elle?

Non, pas de lâche faiblesse, pas de transaction pour cette âme stoïque. La vie avec l'amour et la préférence, le cloître avec l'amour et l'orgueil blessé.

«Jamais! jamais! se répétait la fière Andrée; celui que j'aime dans l'ombre, celui qui n'est pour moi qu'un nuage, un portrait, un souvenir, celui-là jamais ne m'offense, toujours il me sourit, il ne sourit qu'à moi!»

Voilà pourquoi elle avait passé tant de nuits douloureuses, mais libres; voilà pourquoi, heureuse de pleurer quand elle se trouvait faible, de maudire quand elle s'exaltait, Andrée préférait l'absence volontaire qui lui faisait l'intégrité de son amour et de sa dignité, à la faculté de revoir un homme qu'elle haïssait pour être contrainte de l'aimer.

Et, du reste, ces muettes contemplations de l'amour pur, ces extases divines du rêve solitaire, c'était bien plus la vie pour la sauvage Andrée que les fêtes lumineuses à Versailles, et la nécessité de se courber devant des rivales, et la crainte de laisser au grand jour échapper le secret enfermé dans son cœur.

Nous avons dit que le soir de la Saint-Louis, la reine vint chercher Andrée à Saint-Denis, et qu'elle la trouva rêveuse dans sa cellule.

On vint dire, en effet, à Andrée, que la reine venait d'arriver, que le chapitre la recevait au grand parloir, et que Sa Majesté, après les premiers compliments, avait demandé si l'on pouvait parler à mademoiselle de Taverney.

Chose étrange! il n'en fallut pas plus à Andrée, cœur amolli par l'amour, pour bondir au-devant de ce parfum qui lui revenait de Versailles, parfum maudit la veille encore, et plus précieux à mesure qu'il s'éloignait davantage, précieux comme tout ce qui s'évapore, comme tout ce qui s'oublie, précieux comme l'amour!

—La reine! murmura Andrée! la reine à Saint-Denis! la reine qui m'appelle!

—Vite, hâtez-vous, lui répondit-on.

Elle se hâta, en effet: elle jeta sur ses épaules la longue mante des religieuses, ceignit la ceinture de laine sur sa robe flottante, et, sans donner un regard à son petit miroir, elle suivit la tourière qui l'était venue chercher.

Mais à peine eut-elle fait cent pas, qu'elle se sentit humiliée d'avoir ressenti tant de joie.

«Pourquoi, dit-elle, mon cœur a-t-il tressailli? En quoi cela touche-t-il Andrée de Taverney, que la reine de France visite le monastère de Saint-Denis? Est-ce de l'orgueil que je ressens? La reine n'est pas ici pour moi. Est-ce du bonheur? je n'aime plus la reine.

«Allons! du calme, mauvaise religieuse, qui n'appartient ni à Dieu ni au monde; tâche, du moins, de t'appartenir à toi-même.»

Andrée se gourmandait ainsi en descendant le grand degré, et, maîtresse de sa volonté, elle éteignit sur ses joues la rougeur fugitive de la précipitation, tempéra la rapidité de ses mouvements. Mais, pour en arriver là, elle mit plus de temps à achever les six dernières marches, qu'elle n'en aurait mis à franchir les trente premières.

Lorsqu'elle arriva derrière le chœur, au parloir de cérémonie, dans lequel l'éclat des lustres et des cires grandissait sous les mains pressées de quelques sœurs converses, Andrée était froide et pâle.

Quand elle entendit son nom prononcé par la tourière qui la ramenait, quand elle aperçut Marie-Antoinette assise sur le fauteuil abbatial, tandis qu'à ses côtés s'inclinaient et s'empressaient les plus nobles fronts du chapitre, Andrée fut prise de palpitations, qui suspendirent sa marche pendant plusieurs secondes.

—Ah! venez donc enfin, que je vous parle, mademoiselle, dit la reine en souriant à demi.

Andrée s'approcha et courba la tête.

—Vous permettez, madame, dit la reine en se tournant vers la supérieure.

Celle-ci répondit par une révérence et quitta le parloir, suivie de toutes ses religieuses.

La reine demeura seule assise avec Andrée, dont le cœur battait si fort qu'on eût pu l'entendre sans le bruit plus lent du balancier de la vieille horloge.


Chapitre LXXXIII

Un cœur mort

La reine commença l'entretien; c'était dans l'ordre.

—Vous voilà donc, mademoiselle, dit-elle avec un fin sourire; vous me faites une impression singulière, savez-vous, en religieuse.

Andrée ne répondit rien.

—Voir une ancienne compagne, poursuivit la reine, déjà perdue pour le monde où nous autres nous vivons encore, c'est comme un sévère conseil que nous donne la tombe. Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis, mademoiselle?

—Madame, répliqua Andrée, qui donc se permettrait de donner des conseils à Votre Majesté? La mort elle-même n'avertira la reine que le jour où elle la prendra. En effet, comment ferait-elle autrement?

—Pourquoi cela?

—Parce que, madame, une reine est destinée, par la nature de son élévation, à ne souffrir en ce monde que les inévitables nécessités. Tout ce qui peut améliorer sa vie, elle l'a; tout ce qui peut, chez autrui, l'aider à embellir sa carrière, une reine le prend à autrui.

La reine fit un mouvement de surprise.

—Et c'est un droit, se hâta de dire Andrée. Autrui pour une reine, c'est une collection de sujets dont les biens, l'honneur et la vie appartiennent à des souverains. Vie, honneur et biens, moraux ou matériels, sont donc la propriété des reines.

—Voilà des doctrines qui m'étonnent, dit lentement Marie-Antoinette. Vous faites d'une souveraine, en ce pays, je ne sais quelle ogresse de contes qui engloutit la fortune et le bonheur des simples citoyens. Est-ce que je suis cette femme-là, Andrée? Est-ce que sérieusement vous avez eu à vous plaindre de moi quand vous étiez à la cour?

—Votre Majesté a eu la bonté de me faire cette question quand je la quittai, répliqua Andrée; je répondis, comme aujourd'hui: Non, madame.

—Mais souvent, reprit la reine, un grief nous blesse qui ne nous est pas personnel. Ai-je nui à quelqu'un des vôtres, et par conséquent mérité les paroles dures que vous venez de m'adresser? Andrée, la retraite que vous vous êtes choisie est un asile contre toutes les mauvaises passions du monde. Dieu nous y apprend la douceur, la modération, l'oubli des injures, vertus dont lui-même est le plus pur modèle. Dois-je trouver, en venant voir ici une sœur en Jésus-Christ, dois-je trouver un front sévère et des paroles de fiel? Dois-je, moi qui accours en amie, rencontrer les reproches ou l'animosité voilée d'une ennemie irréconciliable?

Andrée leva les yeux, stupéfaite de cette placidité, à laquelle Marie-Antoinette n'avait pas accoutumé ses serviteurs. Elle était hautaine et rude aux résistances.

Entendre sans s'irriter les paroles qu'Andrée avait prononcées, c'était un effort de patience et d'amitié qui toucha sensiblement la solitaire farouche.

—Sa Majesté sait bien, dit-elle plus bas, que les Taverney ne peuvent être ses ennemis.

—Je comprends, répliqua la reine; vous ne me pardonnez pas d'avoir été froide pour votre frère, et lui-même m'accuse peut-être de légèreté, de caprice même?

—Mon frère est un trop respectable sujet pour accuser la reine, dit Andrée, en s'efforçant de garder sa raideur.

La reine vit bien qu'elle se rendrait suspecte en augmentant la dose de miel destinée à apprivoiser le cerbère. Elle s'arrêta au milieu de ses avances.

—Toujours est-il, dit-elle, qu'en venant à Saint-Denis parler à Madame[4], j'ai voulu vous voir et vous assurer que de près comme de loin, je suis votre amie.

Andrée sentit cette nuance; elle craignit d'avoir à son tour offensé qui la caressait; elle craignit bien plus encore d'avoir révélé sa plaie douloureuse à l'œil toujours clairvoyant d'une femme.

—Votre Majesté me comble d'honneur et de joie, dit-elle tristement.

—Ne parlez pas ainsi, Andrée, répliqua la reine en lui serrant la main; vous me déchirez le cœur. Quoi! il ne sera pas dit qu'une misérable reine puisse avoir une amie, puisse disposer d'une âme, puisse reposer avec confiance ses yeux sur des yeux charmants comme les vôtres, sans soupçonner au fond de ces yeux l'intérêt ou le ressentiment! Oui, oui, Andrée, portez-leur envie, à ces reines, à ces maîtresses des biens, de l'honneur et de la vie de tous. Oh oui! elles sont reines; oh oui! elles possèdent l'or et le sang de leurs peuples; mais le cœur! jamais! jamais! Elles ne peuvent le prendre, et il faut qu'on le leur donne.

—Je vous assure, madame, dit Andrée ébranlée par cette chaleureuse allocution, que j'ai aimé Votre Majesté autant que j'aimerai jamais en ce monde.

Et en disant ces mots, elle rougit et baissa la tête.

—Vous... m'avez... aimée! s'écria la reine, prenant au bond ces paroles, vous ne m'aimez donc plus?

—Oh! madame!

—Je ne vous demande rien, Andrée.... Maudit soit le cloître qui éteint si vite le souvenir en de certains cœurs.

—N'accusez pas mon cœur, dit vivement Andrée, il est mort.

—Votre cœur est mort! Vous, Andrée, jeune, belle, vous dites que votre cœur est mort! Ah! ne jouez donc pas avec ces mots funèbres. Le cœur n'est pas mort chez qui conserve ce sourire, cette beauté; ne dites pas cela, Andrée.

—Je vous le répète, madame, rien à la cour, rien au monde n'est plus pour moi. Ici, je vis comme l'herbe et la plante; j'ai des joies que je comprends seule; voilà pourquoi tout à l'heure, en vous retrouvant, splendide et souveraine, je n'ai pas compris de suite, moi, la timide et obscure religieuse; mes yeux se sont fermés éblouis par votre éclat; je vous supplie de me pardonner: ce n'est pas un crime bien grand que cet oubli des glorieuses vanités du monde; mon confesseur m'en félicite chaque jour, madame; ne soyez pas, je vous en supplie, plus sévère que lui.

—Quoi! vous vous plaisez au couvent? dit la reine.

—J'embrasse avec bonheur la vie solitaire.

—Rien ne reste plus là qui vous recommande les joies du monde?

—Rien.

«Mon Dieu! pensa la reine inquiète, est-ce que j'échouerais?»

Et un frisson mortel parcourut ses veines.

«Essayons de la tenter, se dit-elle; si ce moyen échoue, j'aurai recours aux prières. Oh! la prier pour cela, la prier pour accepter monsieur de Charny; bonté du ciel! faut-il être assez malheureuse!»

—Andrée, reprit Marie-Antoinette en dominant son émotion, vous venez d'exprimer votre satisfaction en des termes qui m'ôtent l'espoir que j'avais conçu.

—Quel espoir, madame?

—N'en parlons pas, si vous êtes décidée comme vous venez de le paraître.... Hélas! c'était pour moi une ombre de plaisir, elle a fui! Tout n'est-il pas une ombre pour moi! N'y pensons plus.

—Mais enfin, madame, par cela même que vous devez tirer de là une satisfaction, expliquez-moi....

—À quoi bon. Vous vous êtes retirée du monde, n'est-ce pas?

—Oui, madame.

—Bien volontiers?

—Oh! de toute ma volonté.

—Et vous vous applaudissez de ce que vous avez fait?

—Plus que jamais.

—Vous voyez bien qu'il est superflu de me faire parler. Dieu m'est témoin cependant que j'ai cru un moment vous rendre heureuse.

—Moi?

—Oui, vous, ingrate qui m'accusiez. Mais aujourd'hui vous avez entrevu d'autres joies, vous savez mieux que moi vos goûts et votre vocation. Je renonce....

—Enfin, madame, faites-moi l'honneur de me donner un détail.

—Oh! c'est bien simple, je voulais vous ramener à la cour.

—Oh! s'écria Andrée avec un sourire plein d'amertume, moi revenir à la cour?... mon Dieu!... Non! non! madame, jamais!... bien qu'il m'en coûte de désobéir à Votre Majesté.

La reine frissonna. Son cœur s'emplit d'une douleur inexprimable. Elle échouait, puissant navire, sur un atome de granit.

—Vous refusez? murmura-t-elle.

Et pour cacher son trouble, elle enferma son visage dans ses mains.

Andrée, la croyant accablée, vint à elle et s'agenouilla, comme pour adoucir par son respect la blessure qu'elle venait de faire à l'amitié ou à l'orgueil.

—Voyons, dit-elle, qu'eussiez-vous fait de moi à la cour, de moi triste, de moi nulle, de moi pauvre, de moi maudite, de moi que chacun fuit parce que je n'ai pas même su inspirer, misérable que je suis, aux femmes la vulgaire inquiétude des rivalités, aux hommes la vulgaire sympathie de la différence des sexes.... Ah! madame et chère maîtresse, laissez cette religieuse, elle n'est pas même acceptée de Dieu qui la trouve encore trop défectueuse, lui qui reçoit les infirmes de corps et de cœur. Laissez-moi à ma misère, à mon isolement; laissez-moi.

—Ah! dit la reine en relevant ses yeux, l'état que je venais vous proposer donne un démenti à toutes les humiliations dont vous vous plaignez! Le mariage dont il s'agit vous faisait l'une des plus grandes dames de France.

—Un... mariage! balbutia Andrée stupéfaite.

—Vous refusez, dit la reine, de plus en plus découragée.

—Oh! oui, je refuse, je refuse!

—Andrée... dit-elle.

—Je refuse, madame, je refuse.

Marie-Antoinette se prépara dès lors, avec un affreux serrement de cœur, à entamer les supplications. Andrée vint se jeter à la traverse au moment où elle se levait indécise, tremblante, éperdue, ne tenant pas le premier mot de son discours.

—Au moins, madame, dit-elle en la retenant par sa robe, car elle croyait la voir partir, faites-moi cette grâce insigne de me nommer l'homme qui m'accepterait pour compagne; j'ai tant souffert d'être humiliée dans ma vie, que le nom de cet homme généreux....

Et elle sourit avec une ironie poignante.

—Sera, reprit-elle, le baume que je mettrai désormais sur toutes mes blessures d'orgueil.

La reine hésita; mais elle avait besoin de pousser jusqu'au bout.

—Monsieur de Charny, dit-elle d'un ton triste, indifférent.

—Monsieur de Charny! s'écria Andrée avec une explosion effrayante; monsieur Olivier de Charny!

—Monsieur Olivier, oui, dit la reine en regardant la jeune fille avec étonnement.

—Le neveu de monsieur de Suffren? continua Andrée, dont les joues s'empourprèrent, dont les yeux resplendirent comme des étoiles.

—Le neveu de monsieur de Suffren, répondit Marie-Antoinette, de plus en plus saisie du changement opéré dans les traits d'Andrée.

—C'est à monsieur Olivier que vous voulez me marier, dites, madame?

—À lui-même.

—Et... il consent?...

—Il vous demande en mariage.

—Oh! j'accepte, j'accepte, dit Andrée, folle et transportée. C'est donc moi qu'il aime!... moi qu'il aime comme je l'aimais!

La reine recula livide et tremblante avec un sourd gémissement; elle alla tomber terrassée sur un fauteuil, tandis que l'insensée Andrée lui baisait les genoux, la robe et mouillait ses mains de larmes, et les mordait d'ardents baisers.

—Quand partons-nous? dit-elle enfin, quand la parole put succéder en elle aux cris étouffés, aux soupirs.

—Venez, murmura la reine, qui sentait la vie lui échapper, et qui voulait sauver son honneur avant de mourir.

Elle se leva, s'appuya sur Andrée, dont les lèvres brûlantes cherchaient ses joues glacées; et, tandis que la jeune fille s'apprêtait au départ:

«Eh bien! mon Dieu!... Est-ce assez de souffrances pour un seul cœur? dit avec un sanglot amer l'infortunée souveraine, celle qui possédait la vie et l'honneur de trente millions de sujets.

«Et il faut que je vous remercie, cependant, mon Dieu! ajouta-t-elle, car vous sauvez mes enfants de l'opprobre, vous me donnez le droit de mourir sous mon manteau royal!»


Chapitre LXXXIV

Où il est expliqué pourquoi le baron engraissait

Tandis que la reine décidait du sort de mademoiselle de Taverney à Saint-Denis, Philippe, le cœur déchiré par tout ce qu'il avait appris, par tout ce qu'il venait de découvrir, pressait les préparatifs de son départ.

Un soldat habitué à courir le monde n'est jamais bien long à faire ses malles et à revêtir le manteau de voyage. Mais Philippe avait des motifs plus puissants que tout autre pour s'éloigner rapidement de Versailles: il ne voulait pas être témoin du déshonneur probable et imminent de la reine, son unique passion.

Aussi le vit-on plus ardent que jamais faire seller ses chevaux, charger ses armes, entasser dans sa valise ce qu'il avait de plus familier pour vivre de la vie d'habitude; et quand il eut terminé tout cela, il fit prévenir monsieur de Taverney le père qu'il avait à lui parler.

Le petit vieillard revenait de Versailles, secouant du mieux qu'il pouvait ses mollets grêles qui supportaient un ventre rondelet. Le baron depuis trois à quatre mois engraissait, ce qui lui donnait une fierté facile à comprendre, si l'on songe que le comble de l'obésité devait être en lui le signe d'un parfait contentement.

Or, le parfait contentement de monsieur de Taverney, c'est un mot qui renferme bien des sens.

Le baron revenait donc tout guilleret de sa promenade au château. Il avait le soir pris sa part de tout le scandale du jour. Il avait souri à monsieur de Breteuil contre monsieur de Rohan; à messieurs de Soubise et de Guémenée contre monsieur de Breteuil; à monsieur de Provence contre la reine; à monsieur d'Artois contre monsieur de Provence; à cent personnes contre cent autres personnes; à pas une pour quelqu'un. Il avait ses provisions de méchancetés, de petites infamies. Panier plein, il rentrait heureux.

Lorsqu'il apprit par son valet que son fils désirait lui parler, au lieu d'attendre la visite de Philippe, ce fut lui qui traversa tout un palier pour venir trouver le voyageur.

Il entra, sans se faire annoncer, dans la chambre pleine de ce désordre qui précède un départ.

Philippe ne s'attendait pas à des éclats de sensibilité, lorsque son père apprendrait sa résolution, mais il ne s'attendait pas non plus à trop d'indifférence. En effet, Andrée avait déjà quitté la maison paternelle, c'était une existence de moins à tourmenter; le vieux baron devait sentir du vide, et lorsque ce vide serait complété par l'absence du dernier martyr, le baron, pareil aux enfants à qui l'on prend leur chien et leur oiseau, pourrait bien pleurnicher, ne fût-ce que par égoïsme.

Mais il fut bien étonné, Philippe, quand il entendit le baron s'écrier avec un rire de jubilation:

—Ah! mon Dieu! il part, il part....

Philippe s'arrêta et regarda son père avec stupeur.

—J'en étais sûr, continua le baron; je l'eusse parié. Bien joué, Philippe, bien joué.

—Plaît-il, monsieur? dit le jeune homme; qu'est-ce qui est bien joué, je vous prie?

Le vieillard se mit à chantonner en sautillant sur une jambe et en soutenant son commencement de ventre avec ses deux mains.

Il faisait en même temps force clignements d'yeux à Philippe pour qu'il congédiât son valet de chambre.

Ce que comprenant, Philippe obéit. Le baron poussa Champagne dehors et lui ferma la porte sur les talons. Puis revenant près de son fils:

—Admirable, dit-il à voix basse, admirable!

—Voilà bien des éloges que vous me donnez, monsieur, répondit froidement Philippe, sans que je sache en quoi je les ai mérités....

—Ah! ah! ah! fit le vieillard en se dandinant.

—À moins que toute cette hilarité, monsieur, ne soit causée par mon départ, qui vous débarrasse de moi.

—Oh, oh, oh!... dit en riant sur une autre note le vieux baron. Là, là, ne te contrains pas devant moi, ce n'est pas la peine; tu sais bien que je ne suis pas ta dupe.... Ah, ah, ah!

Philippe se croisa les bras en se demandant si ce vieillard ne devenait pas fou par quelque coin du cerveau.

—Dupe de quoi? dit-il.

—De ton départ, pardieu! Est-ce que tu te figures que j'y crois à ton départ?

—Vous n'y croyez pas?

—Champagne n'est plus ici, je te le répète. Ne te contrains pas davantage; d'ailleurs, j'avoue que tu n'avais pas d'autre parti à prendre, et tu le prends, c'est bien.

—Monsieur, vous me surprenez à un point!...

—Oui, c'est assez surprenant que j'aie deviné cela; mais que veux-tu, Philippe, il n'y a pas d'homme plus curieux que moi, et quand je suis curieux, je cherche; il n'y a pas d'homme plus heureux que moi pour trouver quand je cherche; donc, j'ai trouvé que tu fais semblant de partir, et je t'en félicite.

—Je fais semblant? cria Philippe intrigué.

Le vieillard s'approcha, toucha la poitrine du jeune homme avec ses doigts osseux comme des doigts de squelette, et de plus en plus confidentiel:

—Parole d'honneur, dit-il, sans cet expédient-là, je suis sûr que tout était découvert. Tu prends la chose à temps. Tiens, demain il eût été trop tard. Va-t'en vite, mon enfant, va-t'en vite.

—Monsieur, dit Philippe d'un ton glacé, je vous proteste que je ne comprends pas un mot, un seul à tout ce que vous me faites l'honneur de me dire.

—Où cacheras-tu tes chevaux? continua le vieillard, sans répondre directement; tu as une jument très reconnaissable; prends garde qu'on ne la voie ici quand on te croira en... À propos, où fais-tu semblant d'aller?

—Je passe à Taverney-Maison-Rouge, monsieur.

—Bien... très bien... tu feins d'aller à Maison-Rouge.... Personne ne s'en éclaircira.... Oh! mais, très bien.... Cependant, sois prudent; il y a bien des yeux braqués sur vous deux.

—Sur nous deux!... Qui?

Elle est impétueuse, vois-tu, continua le vieillard, elle a des fougues capables de tout perdre. Prends garde! sois plus raisonnable qu'elle....

—Ah çà! mais, en vérité, s'écria Philippe avec une sourde colère, je m'imagine, monsieur, que vous vous divertissez à mes dépens, ce qui n'est pas charitable, je vous jure; ce qui n'est pas bon, car vous m'exposez, chagrin comme je le suis et irrité, à vous manquer de respect.

—Ah bien! oui, le respect; je t'en dispense; tu es assez grand garçon pour faire nos affaires, et tu t'en acquittes si bien que tu m'inspires du respect à moi. Tu es le Géronte, je suis l'Étourdi. Voyons, laisse-moi une adresse à laquelle je puisse te faire parvenir un avis s'il arrivait quelque chose de pressant.

—À Taverney, monsieur, dit Philippe, croyant que le vieillard rentrait enfin dans son bon sens.

—Eh! tu me la donnes belle!... à Taverney, à quatre-vingts lieues! Tu ne te figures pas que si j'ai un conseil important, pressé, à te faire passer, je m'amuserai à tuer des courriers sur la route de Taverney par vraisemblance? Allons donc, je ne te dis pas de me donner l'adresse de ta maison du parc, parce qu'on pourrait y suivre mes émissaires, ou reconnaître mes livrées, mais choisis une tierce adresse à distance d'un quart d'heure; tu as de l'imagination, que diable! Quand on a fait pour ses amours ce que tu viens de faire, on est homme de ressources, morbleu!

—Une maison du parc, des amours, de l'imagination! monsieur; nous jouons aux énigmes, seulement, vous gardez les mots pour vous.

—Je ne connais pas d'animal plus net et plus discret que toi! s'écria le père avec dépit; je n'en connais pas dont les réserves soient plus blessantes. Ne dirait-on pas que tu as peur d'être trahi par moi? Ce serait bizarre!

—Monsieur! dit Philippe exaspéré.

—C'est bon! c'est bon! garde tes secrets pour toi; garde le secret de ta maison louée à l'ancienne louveterie.

—J'ai loué la louveterie, moi?

—Garde le secret des promenades nocturnes faites par toi entre deux adorables amies.

—Moi!... je me suis promené, murmura Philippe, pâlissant.

—Garde le secret de ces baisers éclos comme le miel sous les fleurs et la rosée.

—Monsieur! rugit Philippe ivre de jalousie furieuse; monsieur! vous tairez-vous?

—C'est bon, te dis-je encore, tout ce que tu as fait, je l'ai su, t'ai-je dit? T'es-tu douté que je le savais? Mordieu! cela devrait te donner de la confiance. Ton intimité avec la reine, tes entreprises favorisées, tes excursions dans les bains d'Apollon, mon Dieu! mais c'est notre vie et notre fortune à tous. N'aie donc pas peur de moi, Philippe.... Confie-toi donc à moi.

—Monsieur, vous me faites horreur! s'écria Philippe en cachant son visage dans ses mains.

Et en effet, c'était bien de l'horreur qu'il éprouvait, ce malheureux Philippe, pour l'homme qui mettait à nu ses plaies, et non content de les avoir dénudées, les agrandissait, les déchirait avec une sorte de rage. C'était bien de l'horreur qu'il éprouvait pour l'homme qui lui attribuait tout le bonheur d'un autre, et qui, croyant le caresser, le flagellait avec le bonheur d'un rival.

Tout ce que le père avait appris, tout ce qu'il avait deviné, tout ce que les malveillants mettaient sur le compte de monsieur de Rohan, les mieux informés sur le compte de Charny, le baron, lui, le rapportait à son fils. Pour lui c'était Philippe que la reine aimait, et poussait peu à peu dans l'ombre aux plus hauts échelons du favoritisme. Voilà le parfait contentement qui depuis quelques semaines engraissait le ventre de monsieur de Taverney.

Quand Philippe eut découvert ce nouveau bourbier d'infamie, il frissonna de s'y voir plonger par le seul être qui eût dû faire cause commune avec lui pour l'honneur; mais le coup avait été tellement violent, qu'il demeura étourdi, muet, pendant que le baron caquetait avec plus de verve que jamais.

—Vois, lui disait-il, tu as fait là un chef-d'œuvre, tu as dépisté tout le monde; ce soir cinquante yeux m'ont dit: C'est Rohan. Cent m'ont dit: C'est Charny. Deux cents m'ont dit: C'est Rohan et Charny! Pas un, entends-tu bien, pas un n'a dit: C'est Taverney. Je te répète que tu as fait un chef-d'œuvre, c'est bien le moins que je t'en fasse mes compliments.... Du reste, à toi comme à elle, cela fait honneur, mon cher. À elle, parce qu'elle t'a pris; à toi, parce que tu la tiens.

Au moment où Philippe, rendu furieux par ce dernier trait, foudroyait d'un regard dévorant l'impitoyable vieillard, d'un regard prélude de la tempête, le bruit d'un carrosse retentit dans la cour de l'hôtel, et certaines rumeurs, certaines allées et venues d'un caractère étrange, appelèrent au-dehors l'attention de Philippe.

On entendit Champagne s'écrier:

—Mademoiselle! c'est mademoiselle!

Et plusieurs voix répétèrent.

—Mademoiselle!...

—Comment, mademoiselle? dit Taverney. Quelle demoiselle est-ce là?

—C'est ma sœur! murmura Philippe, saisi d'étonnement lorsqu'il reconnut Andrée qui descendait de carrosse, éclairée par le flambeau du suisse.

—Votre sœur! répéta le vieillard.... Andrée?... est-ce possible?

Et Champagne arrivant pour confirmer ce qu'avait annonce Philippe:

—Monsieur, dit-il à Philippe, mademoiselle votre sœur est dans le boudoir auprès du grand salon; elle attend monsieur pour lui parler.

—Allons au-devant d'elle, s'écria le baron.

—C'est à moi qu'elle veut avoir affaire, dit Philippe en saluant le vieillard; j'irai le premier, s'il vous plait.

Au même instant, un second carrosse entra bruyamment dans la cour.

—Qui diable! vient encore, murmura le baron... c'est la soirée aux aventures.

—Monsieur le comte Olivier de Charny! cria la voix du suisse aux valets de pied.

—Conduisez monsieur le comte au salon, dit Philippe à Champagne, monsieur le baron le recevra. Moi je vais au boudoir parier à ma sœur.

Les deux hommes descendirent lentement l'escalier.

«Que vient faire ici le comte?» se demandait Philippe.

«Qu'est venue faire ici Andrée?» pensait le baron.


Chapitre LXXXV

Le père et la fiancée

Le salon de l'hôtel était situé dans le premier corps de logis, au rez-de-chaussée. À sa gauche était le boudoir, avec une sortie sur l'escalier, conduisant à l'appartement d'Andrée.

À sa droite, un autre petit salon par lequel on entrait dans le grand. Philippe arriva le premier dans le boudoir où attendait sa sœur. Il avait, une fois dans le vestibule, doublé le pas pour être plus tôt dans les bras de cette compagne chérie.

Aussitôt qu'il eut ouvert la double porte du boudoir, Andrée vint le prendre à son col et l'embrassa d'un air joyeux auquel n'était plus habitué, depuis longtemps, ce triste amant, ce malheureux frère.

—Bonté du ciel! que t'arrive-t-il donc? demanda le jeune homme à Andrée.

—Quelque chose d'heureux! oh! de bien heureux! mon frère.

—Et tu reviens pour me l'annoncer?

—Je reviens pour toujours! s'écria Andrée avec un transport de bonheur qui fit de son exclamation un cri éclatant.

—Plus bas, petite sœur, plus bas, dit Philippe; les lambris de cette maison ne sont plus habitués à la joie, et de plus, il y a là, dans ce salon à côté, ou il va s'y trouver, quelqu'un qui l'entendrait.

—Quelqu'un, fit Andrée; qui donc?

—Écoute, répliqua Philippe.

—Monsieur le comte de Charny! annonça le valet de pied en introduisant Olivier du petit salon dans le grand.

—Lui! lui! s'écria Andrée en redoublant ses caresses à son frère. Oh! je sais bien ce qu'il vient faire ici, va.

—Tu le sais!

—Tiens! je le sais si bien que je m'aperçois du désordre de ma toilette, et que, comme je prévois le moment où je devrai à mon tour entrer dans ce salon pour y entendre de mes oreilles ce que vient dire monsieur de Charny....

—Parlez-vous sérieusement, ma chère Andrée?

—Écoute, écoute, Philippe, et laisse-moi monter jusqu'à mon appartement. La reine m'a ramenée un peu vite, je vais changer mon négligé de couvent contre une toilette... de fiancée.

Et sur ce mot qu'elle articula bas à Philippe en l'accompagnant d'un baiser joyeux, Andrée, légère et emportée, disparut par l'escalier qui montait à son appartement.

Philippe resta seul et appliqua sa joue sur la porte qui communiquait du boudoir au salon; il écouta.

Le comte de Charny était entré. Il arpentait lentement le vaste parquet et semblait plutôt méditer qu'attendre.

Monsieur de Taverney le père entra à son tour et vint saluer le comte avec une politesse recherchée, bien que contrainte.

—À quoi, dit-il enfin, dois-je l'honneur de cette visite imprévue, monsieur le comte? en tout cas, croyez qu'elle me comble de joie.

—Je suis venu, monsieur, en cérémonie, comme vous le voyez, et je vous prie de m'excuser si je n'ai point amené avec moi mon oncle, monsieur le bailli de Suffren, ainsi que j'aurais dû le faire.

—Comment, balbutia le baron, mais je vous excuse, mon cher monsieur de Charny.

—Cela était de convenance, je le sais, pour la demande que je me prépare à vous présenter.

—Une demande? dit le baron.

—J'ai l'honneur, reprit Charny d'une voix que dominait l'émotion, de vous demander la main de mademoiselle Andrée de Taverney, votre fille.

Le baron fit un soubresaut sur son fauteuil. Il ouvrit des yeux étincelants qui semblaient dévorer chacune des paroles que venait de prononcer le comte de Charny.

—Ma fille!... murmura-t-il, vous me demandez Andrée en mariage!

—Oui, monsieur le baron; à moins que mademoiselle de Taverney ne sente quelque répugnance pour cette union.

«Ah çà! mais, pensa le vieillard, la faveur de Philippe est-elle déjà si éclatante que l'un de ses rivaux en veuille profiter en épousant sa sœur? Ma foi! c'est pas mal joué non plus, monsieur de Charny.»

Et tout haut, avec un sourire:

—Cette recherche est tellement honorable pour notre maison, monsieur le comte, dit-il, que j'y accède avec bien de la joie, quant à ce qui me regarde, et comme je tiens à ce que vous emportiez d'ici un consentement complet, je ferai prévenir ma fille.

—Monsieur, interrompit le comte avec froideur, vous prenez là, je pense, un soin inutile. La reine a bien voulu consulter mademoiselle de Taverney à cet égard, et la réponse de mademoiselle votre fille m'a été favorable.

—Ah! fit le baron, de plus en plus émerveillé, c'est la reine....

—Qui a pris la peine de se transporter à Saint-Denis, oui, monsieur.

Le baron se leva.

—Il ne me reste plus qu'à vous donner connaissance, monsieur le comte, dit-il, de ce qui concerne la situation de mademoiselle de Taverney. J'ai là-haut les titres de fortune de sa mère. Vous n'épousez pas une fille riche, monsieur le comte, et avant de rien conclure....

—Inutile, monsieur le baron, dit sèchement Charny. Je suis riche pour deux, et mademoiselle de Taverney n'est pas de ces femmes qu'on marchande. Mais cette question que vous vouliez traiter pour votre compte, monsieur le baron, il m'est indispensable de la traiter pour le mien.

Il achevait à peine ces mots, que la porte du boudoir s'ouvrit, et que parut Philippe, pâle, défait, une main dans sa veste, et l'autre convulsivement fermée.

Charny le salua cérémonieusement, et reçut un salut pareil.

—Monsieur, dit Philippe, mon père avait raison de vous proposer un entretien sur les comptes de famille; nous avons tous deux des éclaircissements à vous donner. Tandis que monsieur le baron va monter chez lui pour chercher les papiers dont il vous parlait, j'aurai l'honneur de traiter la question avec vous plus en détail.

Et Philippe, avec un regard empreint d'une irrécusable autorité, congédia le baron, qui sortit mal à son aise, prévoyant quelque traverse.

Philippe accompagna le baron jusqu'à la porte de sortie du petit salon, pour être sûr que cette pièce demeurerait vide. Il alla regarder de même dans le boudoir, et assuré de n'être entendu de personne, sinon par celui auquel il s'adressait:

—Monsieur de Charny, dit-il en se croisant les bras en face du comte, comment se fait-il que vous osiez venir demander ma sœur en mariage?

Olivier recula et rougit.

—Est-ce, continua Philippe, pour cacher mieux vos amours avec cette femme que vous poursuivez, avec cette femme qui vous aime? Est-ce pour que vous voyant marié, on ne puisse dire que vous avez une maîtresse?

—En vérité, monsieur... dit Charny chancelant, atterré.

—Est-ce, ajouta Philippe, pour que, devenu l'époux d'une femme qui approchera votre maîtresse à toute heure, vous ayez plus de facilité à la voir, cette maîtresse adorée?

—Monsieur, vous passez les bornes!

—C'est peut-être, et je crois plutôt cela, continua Philippe en se rapprochant de Charny; c'est sans doute pour que, devenu votre beau-frère, je ne révèle pas ce que je sais de vos amours passées.

—Ce que vous savez! s'écria Charny épouvanté, prenez garde, prenez garde!

—Oui, dit Philippe en s'animant, la maison du louvetier, louée par vous; vos promenades mystérieuses dans le parc de Versailles... la nuit... vos mains pressées, vos soupirs, et surtout ce tendre échange de regards à la petite porte du parc....

—Monsieur, au nom du ciel! monsieur, vous ne savez rien; dites que vous ne savez rien.

—Je ne sais rien! s'écria Philippe avec une sanglante ironie. Comment ne saurais-je rien, moi qui étais caché dans les broussailles derrière la porte des bains d'Apollon, quand vous êtes sorti donnant le bras à la reine.

Charny fit deux pas, comme un homme frappé à mort qui cherche un appui autour de lui.

Philippe le regarda avec un farouche silence. Il le laissait souffrir, il le laissait expier par ce tourment passager les heures d'ineffables délices qu'il venait de lui reprocher.

Charny se releva de son affaissement.

—Eh bien! monsieur, dit-il à Philippe, même après ce que vous venez de me dire, je vous demande, à vous, la main de mademoiselle de Taverney. Si ne n'étais qu'un lâche calculateur, comme vous le supposiez il y a un moment, si je me mariais pour moi, je serais tellement misérable, que j'aurais peur de l'homme qui tient mon secret et celui de la reine. Mais il faut que la reine soit sauvée, monsieur, il le faut.

—En quoi la reine est-elle perdue, dit Philippe, parce que monsieur de Taverney l'a vue serrer le bras de monsieur de Charny, et lever au ciel des yeux humides de bonheur? En quoi la reine est-elle perdue, parce que je sais qu'elle vous aime? Oh! ce n'est pas une raison de sacrifier ma sœur, monsieur, et je ne la laisserai pas sacrifier.

—Monsieur, répondit Olivier, savez-vous pourquoi la reine est perdue si ce mariage ne se fait pas? C'est que ce matin même, tandis qu'on arrêtait monsieur de Rohan, le roi m'a surpris aux genoux de la reine.

—Mon Dieu!

—Et que la reine, interrogée par son roi jaloux, a répondu que je m'agenouillais pour lui demander la main de votre sœur. Voilà pourquoi, monsieur, si je n'épouse pas votre sœur, la reine est perdue. Comprenez-vous, maintenant?

Un double bruit coupa la phrase d'Olivier: un cri et un soupir. Ils partaient tous deux l'un du boudoir, l'autre du petit salon.

Olivier courut au soupir; il vit dans le boudoir Andrée de Taverney vêtue de blanc comme une fiancée. Elle avait tout entendu et venait de s'évanouir.

Philippe courut au cri dans le petit salon. Il aperçut le corps du baron de Taverney, que cette révélation de l'amour de la reine pour Charny venait de foudroyer sur la ruine de toutes ses espérances.

Le baron, frappé d'apoplexie, avait rendu le dernier soupir.

La prédiction de Cagliostro était accomplie.

Philippe, qui comprenait tout, même la honte de cette mort, abandonna silencieusement le cadavre, et revint au salon, vers Charny, qui contemplait en tremblant, et sans oser y toucher, cette belle jeune fille froide et inanimée.

Les deux portes ouvertes laissaient voir ces deux corps parallèlement, symétriquement posés, pour ainsi dire, à l'endroit où les avait frappés le coup de la révélation.

Philippe, les yeux gonflés, le cœur bouillant, eut le courage de prendre la parole pour dire à monsieur de Charny:

—Monsieur le baron de Taverney vient de mourir. Après lui, je suis le chef de ma famille. Si mademoiselle de Taverney survit, je vous la donne en mariage.

Charny regarda le cadavre du baron avec horreur, le corps d'Andrée avec désespoir. Philippe arrachait à deux mains ses cheveux, et lança vers le ciel une exclamation qui dut émouvoir le cœur de Dieu sur son trône éternel.

—Comte de Charny, dit-il après avoir calmé en lui la tempête, je prends cet engagement au nom de ma sœur qui ne m'entend pas: elle donnera son bonheur à une reine, et moi peut-être un jour serai-je assez heureux pour lui donner ma vie. Adieu, monsieur de Charny; adieu, mon beau-frère.

Et, saluant Olivier qui ne savait comment s'éloigner sans passer près d'une des victimes, Philippe releva Andrée, la réchauffa dans ses bras, et livra ainsi passage au comte, qui disparut par le boudoir.


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