Le Collier de la Reine, Tome II
Chapitre LXXXVI
Après le dragon, la vipère
Il est temps pour nous de revenir à ces personnages de notre histoire que la nécessité et l'intrigue, aussi bien que la vérité historique, ont relégués au deuxième plan.
Oliva se préparait à fuir, pour le compte de Jeanne, quand Beausire, prévenu par un avis anonyme, Beausire, haletant après la reprise de Nicole, se trouva conduit jusque dans ses bras, et l'enleva de chez Cagliostro, tandis que monsieur Réteau de Villette attendait vainement au bout de la rue du Roi-Doré.
Pour trouver les heureux amants, que monsieur de Crosne avait tant d'intérêt à découvrir, madame de La Motte, qui se sentait dupée, mit en campagne tout ce qu'elle eut de gens affidés.
Elle aimait mieux, on le conçoit, veiller elle-même sur son secret, que d'en laisser le maniement à d'autres, et pour la bonne gestion de l'affaire qu'elle préparait, il était indispensable que Nicole fût introuvable.
Il est impossible de dépeindre les angoisses qu'elle eut à subir quand chacun de ses émissaires lui annonça, en revenant, que les recherches étaient inutiles.
En ce moment même, elle recevait, cachée, ordres sur ordres de paraître chez la reine, et de venir répondre de sa conduite au sujet du collier.
Nuitamment, voilée, elle partit pour Bar-sur-Aube, où elle avait un pied-à-terre, et y étant arrivée par des chemins de traverse sans avoir été reconnue, elle prit le temps d'envisager sa position sous son véritable jour.
Elle gagnait ainsi deux ou trois jours, face à face avec elle-même, et se donnait le temps, et avec le temps la force de soutenir, par une solide fortification intérieure, l'édifice de ses calomnies.
Deux jours de solitude pour cette âme profonde, c'était la lutte au bout de laquelle seraient domptés le corps et l'esprit, après laquelle la conscience obéissante ne se retournerait plus, instrument dangereux contre la coupable, après laquelle le sang aurait pris l'habitude de circuler autour du cœur sans monter au visage pour y révéler la honte ou la surprise.
La reine, le roi, qui la faisaient chercher, n'apprirent son installation à Bar-sur-Aube qu'au moment où elle était déjà préparée à faire la guerre. Ils envoyèrent un exprès pour l'amener. Ce fut alors qu'elle apprit l'arrestation du cardinal.
Toute autre qu'elle eût été terrassée par cette vigoureuse offensive, mais Jeanne n'avait plus rien à ménager. Qu'était une question de liberté dans la balance, auprès des questions de vie ou de mort qui s'y entassaient chaque jour?
En apprenant la prison du cardinal et l'éclat qu'avait fait Marie-Antoinette:
«La reine a brûlé ses vaisseaux, calcula-t-elle froidement; impossible à elle de revenir sur le passé. En refusant de transiger avec le cardinal et de payer les bijoutiers, elle joue quitte ou double. Cela prouve qu'elle compte sans moi, et qu'elle ne soupçonne pas les forces que j'ai à ma disposition.»
Voilà de quelles pièces était faite l'armure que portait Jeanne, lorsqu'un homme, moitié exempt, moitié messager, se présenta tout à coup devant elle, et lui annonça qu'il était chargé de la ramener à la cour.
Le messager chargé de l'amener à la cour voulait la conduire directement chez le roi; mais Jeanne, avec cette habileté qu'on lui connaît:
—Monsieur, dit-elle, vous aimez la reine, n'est-ce pas?
—En doutez-vous, madame la comtesse? repartit le messager.
—Eh bien! au nom de cet amour loyal et du respect que vous avez pour la reine, je vous adjure de me conduire chez la reine d'abord.
L'officier voulut faire des objections.
—Vous savez assurément de quoi il s'agit mieux que moi, repartit la comtesse. Voilà pourquoi vous comprendrez qu'un entretien secret de la reine avec moi est indispensable.
Le messager, tout pétri des idées calomnieuses qui empestaient l'air de Versailles depuis plusieurs mois, crut réellement rendre un service à la reine en menant madame de La Motte auprès d'elle avant de la montrer au roi.
Qu'on se figure la hauteur, l'orgueil, la conscience altière de la reine mise en présence de ce démon qu'elle ne connaissait pas encore, mais dont elle soupçonnait la perfide influence sur ses affaires.
Qu'on se représente Marie-Antoinette, veuve encore inconsolée de son amour qui avait succombé au scandale, Marie-Antoinette, écrasée par l'injure d'une accusation qu'elle ne pouvait réfuter, qu'on se la représente, après tant de souffrances, se disposant à mettre le pied sur la tête du serpent qui l'a mordue!
Le dédain suprême, la colère mal contenue, la haine de femme à femme, le sentiment d'une supériorité incomparable de position, voilà quelles étaient les armes des adversaires. La reine commença par faire entrer comme témoins deux de ses femmes, œil baissé, lèvres closes, révérence lente et solennelle; un cœur plein de mystères, un esprit plein d'idées, le désespoir pour dernier moteur, voilà quel était le second champion. Madame de La Motte, dès qu'elle aperçut les deux femmes:
—Bon! dit-elle, voilà deux témoins qu'on renverra tout à l'heure.
—Ah! vous voilà enfin, madame! s'écria la reine; on vous trouve enfin!
Jeanne s'inclina une deuxième fois.
—Vous vous cachez donc? dit la reine avec impatience.
—Me cacher! non, madame, répliqua Jeanne d'une voix douce et à peine timbrée, comme si l'émotion produite par la majesté royale en altérait seule la sonorité ordinaire; je ne me cachais pas; si je me fusse cachée, on ne m'eût point trouvée.
—Vous vous êtes enfuie, cependant? Appelons cela comme il vous plaira.
—C'est-à-dire que j'ai quitté Paris, oui, madame.
—Sans ma permission?
—Je craignais que Sa Majesté ne m'accordât pas le petit congé dont j'avais besoin pour arranger mes affaires à Bar-sur-Aube, où j'étais depuis six jours, quand l'ordre de Sa Majesté m'y vint chercher. D'ailleurs, il faut le dire, je ne me croyais pas tellement nécessaire à Votre Majesté, que je fusse obligée de la prévenir pour faire une absence de huit jours.
—Eh! vous avez raison, madame; pourquoi avez-vous craint mon refus d'un congé? Quel congé avez-vous à me demander? Quel congé ai-je à vous accorder? Est-ce que vous occupez une charge ici?
Il y eut trop de mépris sur ces derniers mots. Jeanne, blessée, mais retenant son sang comme les chats-tigres piqués par la flèche:
—Madame, dit-elle humblement, je n'ai pas de charge à la cour, c'est vrai; mais Votre Majesté m'honorait d'une confiance si précieuse que je me regardais comme engagée bien plus auprès d'elle par la reconnaissance que d'autres ne le sont par le devoir.
Jeanne avait cherché longtemps, elle avait trouvé le mot confiance et elle appuyait dessus.
—Cette confiance, répéta la reine, plus écrasante encore de mépris que dans sa première apostrophe, nous en allons régler le compte. Avez-vous vu le roi?
—Non, madame.
—Vous le verrez.
Jeanne salua.
—Ce sera un grand honneur pour moi, dit-elle.
La reine chercha un peu de calme pour commencer ses questions avec avantage.
Jeanne profita de ce répit pour dire:
—Mais, mon Dieu! madame, comme Votre Majesté se montre sévère à mon égard. Je suis toute tremblante.
—Vous n'êtes pas au bout, dit brusquement la reine; savez-vous que monsieur de Rohan est à la Bastille?
—On me l'a dit, madame.
—Vous devinez bien pourquoi?
Jeanne regarda fixement la reine, et se tournant vers les femmes dont la présence semblait la gêner, répondit:
—Je ne le sais pas, madame.
—Vous savez, cependant, que vous m'avez parlé d'un collier, n'est-ce pas?
—D'un collier de diamants; oui, madame.
—Et que vous m'avez proposé, de la part du cardinal, un accommodement pour payer ce collier?
—C'est vrai, madame.
—Ai-je accepté ou refusé cet accommodement?
—Votre Majesté a refusé.
—Ah! fit la reine avec une satisfaction mêlée de surprise.
—Sa Majesté a même donné un acompte de deux cent mille livres, ajouta Jeanne.
—Bien... et après?
—Après, Sa Majesté ne pouvant payer, parce que monsieur de Calonne lui avait refusé de l'argent, a renvoyé l'écrin aux joailliers Bœhmer et Bossange.
—Par qui renvoyé?
—Par moi.
—Et vous, qu'avez-vous fait?
—Moi, dit lentement Jeanne, qui sentait tout le poids des paroles qu'elle allait prononcer; moi, j'ai donné les diamants à monsieur le cardinal.
—À monsieur le cardinal! s'écria la reine, et pourquoi s'il vous plaît, au lieu de les remettre aux joailliers?
—Parce que, madame, monsieur de Rohan s'étant intéressé à cette affaire, qui plaisait à Votre Majesté, je l'eusse blessé en ne lui fournissant point l'occasion de la terminer lui-même.
—Mais comment se fait-il que vous ayez tiré un reçu des joailliers?
—Parce que monsieur de Rohan m'a remis ce reçu.
—Mais cette lettre que vous avez, dit-on, remise aux joailliers comme venant de moi?
—Monsieur de Rohan m'a priée de la remettre.
—C'est donc en tout et toujours monsieur de Rohan qui s'est mêlé de cela! s'écria la reine.
—Je ne sais ce que Votre Majesté veut dire, répliqua Jeanne d'un air distrait, ni de quoi monsieur de Rohan s'est mêlé.
—Je dis que le reçu des joailliers, remis ou envoyé par moi à vous, est faux!
—Faux! dit Jeanne avec candeur; oh! madame!
—Je dis que la prétendue lettre d'acceptation du collier, signée, dit-on, de moi, est fausse!
—Oh! s'écria Jeanne plus étonnée en apparence encore que la première fois.
—Je dis enfin, poursuivit la reine, que vous avez besoin d'être confrontée avec monsieur de Rohan pour nous faire éclaircir cette affaire.
—Confrontée! dit Jeanne. Mais, madame, quel besoin de me confronter avec monsieur le cardinal?
—Lui-même le demandait.
—Lui?
—Il vous cherchait partout.
—Mais, madame, c'est impossible.
—Il voulait vous prouver, disait-il, que vous l'aviez trompé.
—Oh! pour cela, madame, je demande la confrontation.
—Elle aura lieu, madame, croyez-le bien. Ainsi, vous niez savoir où est le collier?
—Comment le saurais-je?
—Vous niez avoir aidé monsieur le cardinal dans certaines intrigues?...
—Votre Majesté a tout droit de me disgracier; mais de m'offenser, aucun. Je suis une Valois, madame.
—Monsieur le cardinal a soutenu devant le roi des calomnies qu'il espère faire reposer sur des bases sérieuses.
—Je ne comprends pas.
—Le cardinal a déclaré m'avoir écrit.
Jeanne regarda la reine en face et ne répliqua rien.
—M'entendez-vous? dit la reine.
—J'entends, oui, Votre Majesté.
—Et que répondez-vous?
—Je répondrai quand on m'aura confrontée avec monsieur le cardinal.
—Jusque-là, si vous savez la vérité, aidez-nous!
—La vérité, madame, c'est que Votre Majesté m'accable sans sujet et me maltraite sans raison.
—Ce n'est pas une réponse, cela.
—Je n'en ferai cependant pas d'autre ici, madame.
Et Jeanne regarda les deux femmes encore une fois.
La reine comprit, mais elle ne céda pas. La curiosité ne put l'emporter sur le respect humain. Dans les réticences de Jeanne, dans son attitude à la fois humble et insolente perçait l'assurance qui résulte d'un secret acquis. Ce secret, peut-être la reine l'eût-elle acheté par la douceur.
Elle repoussa ce moyen comme indigne d'elle.
—Monsieur de Rohan a été mis à la Bastille pour avoir trop voulu parler, dit Marie-Antoinette, prenez garde, madame, d'encourir le même sort pour avoir voulu vous taire.
Jeanne enfonça ses ongles dans ses mains, mais elle sourit.
—À une conscience pure, dit-elle, qu'importe la persécution; la Bastille me convaincra-t-elle d'un crime que je n'ai pas commis?
La reine regarda Jeanne avec un œil courroucé.
—Parlerez-vous? dit-elle.
—Je n'ai rien à dire, madame, sinon à vous.
—À moi? Eh bien! est-ce que ce n'est pas à moi que vous parlez?
—Pas à vous seule.
—Ah! nous y voilà, s'écria la reine; vous voulez le huis clos. Vous craignez le scandale de l'aveu public après m'avoir infligé le scandale du soupçon public.
Jeanne se redressa.
—N'en parlons plus, dit-elle; ce que j'en faisais, c'était pour vous.
—Quelle insolence!
—Je subis respectueusement les injures de ma reine, dit Jeanne sans changer de couleur.
—Vous coucherez à la Bastille ce soir, madame de La Motte.
—Soit, madame. Mais avant de me coucher, selon mon habitude, je prierai Dieu pour qu'il conserve l'honneur et la joie à Votre Majesté, répliqua l'accusée.
La reine, se levant furieuse, passa dans la chambre voisine, en repoussant les portes avec violence.
—Après avoir vaincu le dragon, dit-elle, j'écraserai bien la vipère!
«Je sais son jeu par cœur, pensa Jeanne, je crois que j'ai gagné.»
Chapitre LXXXVII
Comment il se fit que monsieur de Beausire en croyant chasser le lièvre fut chassé lui-même par les agents de monsieur de Crosne
Madame de La Motte fut incarcérée comme l'avait voulu la reine.
Aucune compensation ne parut plus agréable au roi, qui haïssait instinctivement cette femme. Le procès s'instruisit sur l'affaire du collier avec toute la rage que peuvent mettre des marchands ruinés qui espèrent se tirer d'embarras, des accusés qui veulent se tirer de l'accusation, et des juges populaires qui ont dans les mains l'honneur et la vie d'une reine, sans compter l'amour-propre ou l'esprit de parti.
Ce ne fut qu'un cri par toute la France. Aux nuances de ce cri la reine put reconnaître et compter ses partisans ou ses ennemis.
Depuis qu'il était incarcéré, monsieur de Rohan demandait instamment à être confronté avec madame de La Motte. Cette satisfaction lui fut accordée. Le prince vivait à la Bastille comme un grand seigneur, dans une maison qu'il avait louée. Hormis la liberté, tout lui était accordé sur sa demande.
Ce procès avait pris dès l'abord des proportions mesquines, eu égard à la qualité des personnes incriminées. Aussi s'étonnait-on qu'un Rohan pût être inculpé pour vol. Aussi, les officiers et le gouverneur de la Bastille témoignaient-ils au cardinal toute la déférence, tout le respect dus au malheur. Pour eux ce n'était pas un accusé, mais un homme en disgrâce.
Ce fut bien autre chose encore lorsqu'il fut répandu dans le public que monsieur de Rohan tombait victime des intrigues de la cour. Ce ne fut plus pour le prince de la sympathie, ce fut de l'enthousiasme.
Et monsieur de Rohan, l'un des premiers parmi les nobles de ce royaume, ne comprenait pas que l'amour du peuple lui venait uniquement de ce qu'il était persécuté par plus noble que lui. Monsieur de Rohan, dernière victime du despotisme, était de fait l'un des premiers révolutionnaires de France.
Son entretien avec madame de La Motte fut signalé par un incident remarquable. La comtesse, à qui l'on permettait de parler bas toutes les fois qu'il s'agissait de la reine, réussit à dire au cardinal:
—Éloignez tout le monde, et je vous donnerai les éclaircissements que vous demandez.
Alors monsieur de Rohan désira d'être seul, et de l'interroger à voix basse.
On le lui refusa; mais on laissa son conseil s'entretenir avec la comtesse.
Quant au collier, elle répondit qu'elle ignorait ce qu'il était devenu, mais qu'on aurait bien pu le lui donner à elle.
Et comme le conseil se récriait, étourdi de l'audace de cette femme, elle lui demanda si le service qu'elle avait rendu à la reine et au cardinal ne valait pas un million?
L'avocat répéta ces mots au cardinal, sur quoi celui-ci pâlit, baissa la tête et devina qu'il était tombé dans le piège de cet infernal oiseleur.
Mais s'il pensait déjà, lui, à étouffer le bruit de cette affaire qui perdait la reine, ses ennemis, ses amis le poussaient à ne pas interrompre les hostilités.
On lui objectait que son honneur était en jeu; qu'il s'agissait d'un vol; que sans arrêt du parlement l'innocence n'était pas prouvée.
Or, pour prouver cette innocence, il fallait prouver les rapports du cardinal avec la reine, et prouver par conséquent le crime de celle-ci.
À cette réflexion, Jeanne répliqua qu'elle n'accuserait jamais la reine, non plus que le cardinal; mais que si on persévérait à la rendre responsable du collier, ce qu'elle ne voulait pas faire elle le ferait, c'est-à-dire qu'elle prouverait que reine et cardinal avaient intérêt à l'accuser de mensonge.
Lorsque ces conclusions furent communiquées au cardinal, le prince témoigna tout son mépris pour celle qui parlait de le sacrifier ainsi. Il ajouta qu'il comprenait jusqu'à un certain point la conduite de Jeanne, mais qu'il ne comprenait pas du tout celle de la reine.
Ces mots, rapportés à Marie-Antoinette et commentés, l'irritaient et la faisaient bondir. Elle voulut qu'un interrogatoire particulier fût dirigé sur les parties mystérieuses de ce procès. Le grand grief des entrevues nocturnes apparut alors, développé dans son plus large jour par les calomniateurs et les faiseurs de nouvelles.
Mais ce fut alors que la malheureuse reine se trouva menacée. Jeanne affirmait ne pas connaître ce dont on lui parlait, et cela devant les gens de la reine; mais vis-à-vis des gens du cardinal, elle n'était pas aussi discrète, et répétait toujours:
—Qu'on me laisse tranquille, sinon, je parlerai.
Ces réticences, ces modesties l'avaient posée en héroïne, et embrouillaient si bien le procès, que les plus braves éplucheurs de dossiers frémissaient en consultant les pièces, et que nul juge instructeur n'osait poursuivre les interrogatoires de la comtesse.
Le cardinal fut-il plus faible, plus franc? Avoua-t-il à quelque ami ce qu'il appelait son secret d'amour? On ne le sait; on ne doit pas le croire, car c'était un noble cœur, bien dévoué, que celui du prince. Mais si loyal qu'il eût été dans son silence, le bruit se répandit de son colloque avec la reine. Tout ce que le comte de Provence avait dit, tout ce que Charny et Philippe avaient su ou vu, tous ces arcanes inintelligibles pour tout autre qu'un prétendant comme le frère du roi, ou des rivaux d'amour comme Philippe et Charny, tout le mystère de ces amours si calomniées et si chastes s'évapora comme un parfum, et fondu dans la vulgaire atmosphère, perdit l'arôme illustre de son origine.
On pense si la reine trouva de chauds défenseurs, si monsieur de Rohan trouva de zélés champions.
La question n'était plus celle-ci: la reine a-t-elle volé ou non un collier de diamants?
Question assez déshonorante en elle-même, pourtant; mais cela ne suffisait même plus. La question était: la reine a-t-elle dû laisser voler le collier par quelqu'un qui avait pénétré le secret de ses amours adultères?
Voilà comment madame de La Motte était parvenue à tourner la difficulté. Voilà comment la reine se trouvait engagée dans une voie sans autre issue que le déshonneur.
Elle ne se laissa pas abattre, elle résolut de lutter; le roi la soutint.
Le ministère aussi la soutint et de toutes ses forces. La reine se rappela que monsieur de Rohan était un homme honnête, incapable de vouloir perdre une femme. Elle se rappela son assurance quand il jurait avoir été admis aux rendez-vous de Versailles.
Elle conclut que le cardinal n'était pas son ennemi direct, et qu'il n'avait comme elle qu'un intérêt d'honneur dans la question.
On dirigea dès lors tout l'effort du procès sur la comtesse, et l'on chercha activement les traces du collier perdu.
La reine, acceptant le débat sur l'accusation de faiblesse adultère, rejetait sur Jeanne la foudroyante accusation du vol frauduleux.
Tout parlait contre la comtesse, ses antécédents, sa première misère, son élévation étrange; la noblesse n'acceptait pas cette princesse de hasard, le peuple ne pouvait la revendiquer; le peuple hait d'instinct les aventuriers, il ne leur pardonne pas même le succès.
Jeanne s'aperçut qu'elle avait fait fausse route, et que la reine, en subissant l'accusation, en ne cédant pas à la crainte du bruit, engageait le cardinal à l'imiter; que les deux loyautés finiraient par s'entendre et par trouver la lumière, et que, même si elles succombaient, ce serait dans une chute si terrible qu'elles broieraient sous elles la pauvre petite Valois, princesse d'un million volé, qu'elle n'avait même plus sous la main pour corrompre ses juges.
On en était là quand un nouvel épisode se produisit, qui changea la face des choses.
Monsieur de Beausire et mademoiselle Oliva vivaient heureux et riches dans le fond d'une maison de campagne, quand, un jour, monsieur, qui avait laissé madame au logis pour s'en aller chasser, tomba dans la société de deux des agents que monsieur de Crosne éparpillait par toute la France pour obtenir un dénouement à cette intrigue.
Les deux amants ignoraient tout ce qui se passait à Paris; ils ne songeaient guère qu'à eux-mêmes. Mademoiselle Oliva engraissait comme une belette dans un grenier, et monsieur Beausire, avec le bonheur, avait perdu cette inquiète curiosité, signe distinctif des oiseaux voleurs comme des hommes de proie, caractère que la nature a donné aux uns et aux autres pour leur conservation.
Beausire, disons-nous, était sorti ce jour-là pour chasser le lièvre. Il trouva un vol de perdrix qui lui fit traverser une route. Voilà comment, en cherchant autre chose que ce qu'il eût dû chercher, il trouva ce qu'il ne cherchait pas.
Les agents cherchaient aussi Oliva, et ils trouvèrent Beausire. Ce sont là les caprices ordinaires de la chasse.
Un de ces limiers était homme d'esprit. Quand il eut bien reconnu Beausire, au lieu de l'arrêter tout brutalement, ce qui n'eût rien rapporté, il fit le projet suivant avec son compagnon.
—Beausire chasse; il est donc assez libre et assez riche; il a peut-être cinq à six louis dans sa poche, mais il est possible qu'il ait deux ou trois cents louis à son domicile. Laissons-le rentrer à ce domicile: pénétrons-y et mettons-le à rançon. Beausire, rendu à Paris, ne nous rapportera que cent livres, comme toute prise ordinaire; encore nous grondera-t-on d'avoir encombré la prison pour un personnage peu considérable. Faisons de Beausire une spéculation personnelle.
Ils se mirent à chasser la perdrix comme monsieur Beausire, le lièvre comme monsieur Beausire, et appuyant les chiens quand c'était un lièvre, et rabattant dans la luzerne quand c'était à la perdrix, ils ne quittèrent pas leur homme d'une semelle.
Beausire, voyant les étrangers qui se mêlaient de sa chasse, fut d'abord très étonné, et puis très courroucé. Il était devenu jaloux de son gibier, comme tout bon gentillâtre; mais il était aussi ombrageux à l'endroit des nouvelles connaissances. Au lieu d'interroger lui-même ces acolytes que le hasard lui donnait, il poussa droit à un garde qu'il apercevait dans la plaine, et le chargea d'aller demander à ces messieurs pourquoi ils chassaient sur cette terre.
Le garde répliqua qu'il ne connaissait pas ces messieurs pour être du pays, et il ajouta que son désir était de les interrompre dans leur chasse, ce qu'il fit. Mais les deux étrangers répliquèrent qu'ils chassaient avec leur ami, le monsieur là-bas.
Ils désignaient ainsi Beausire. Le garde les conduisit à lui, malgré tout le chagrin que cette confrontation causait au gentilhomme chasseur.
—Monsieur de Linville, dit-il, ces messieurs prétendent qu'ils chassent avec vous.
—Avec moi! s'écria Beausire irrité, ah! par exemple!
—Tiens! lui dit l'un des agents tout bas, vous vous appelez donc aussi monsieur de Linville, mon cher Beausire?
Beausire tressaillit, lui qui cachait si bien son nom dans ce pays.
Il regarda l'agent, puis son compagnon, en homme effaré, crut reconnaître vaguement ces figures, et afin de ne pas envenimer les choses, il congédia le garde en prenant sur lui la chasse de ces messieurs.
—Vous les connaissez donc? fit le garde.
—Oui, nous venons de nous reconnaître, répliqua un des agents.
Alors Beausire se trouva en présence des deux chasseurs, bien embarrassé de leur parler sans se compromettre.
—Offrez-nous à déjeuner, Beausire, dit le plus adroit des agents, chez vous.
—Chez moi! mais... s'écria Beausire.
—Vous ne nous ferez pas cette impolitesse, Beausire.
Beausire avait perdu la tête; il se laissa conduire bien plutôt qu'il ne conduisit.
Les agents, dès qu'ils aperçurent la petite maison, en louèrent l'élégance, la position, les arbres et la perspective, comme des gens de goût devaient le faire, et, en réalité, Beausire avait choisi un endroit charmant pour y poser le nid de ses amours.
C'était un vallon boisé coupé par une petite rivière; la maison s'élevait sur un talus au levant. Une guérite, sorte de clocheton sans cloche, servait d'observatoire à Beausire pour dominer la campagne, aux jours de spleen, alors que ses idées roses se fanaient et qu'il voyait des alguazils dans chaque laboureur penché sur la charrue.
D'un seul côté, cette habitation était visible et riante; des autres, elle disparaissait sous les bois et les plis du terrain.
—Comme on est bien caché là-dedans! lui dit un agent avec admiration.
Beausire frémit de la plaisanterie, et entra le premier dans sa maison, aux aboiements des chiens de cour.
Les agents l'y suivirent avec force cérémonies.
Chapitre LXXXVIII
Les tourtereaux sont mis en cage
En entrant par la porte de la cour, Beausire avait son idée: il voulait faire assez de bruit pour prévenir Oliva d'être sur ses gardes. Beausire, sans rien savoir de l'affaire du collier, savait assez de choses touchant l'affaire du bal de l'Opéra et celle du baquet de Mesmer pour redouter de montrer Oliva à des inconnus.
Il agit raisonnablement; car la jeune femme, qui lisait des romans frivoles sur le sofa de son petit salon, entendit aboyer les chiens, regarda dans la cour, et vit Beausire accompagné; ce qui l'empêcha de se porter au-devant de lui comme à l'ordinaire.
Malheureusement ces deux tourtereaux n'étaient pas hors des serres des vautours. Il fallut commander le déjeuner, et un valet maladroit—les gens de campagne ne sont pas des Frontins—demanda deux ou trois fois s'il fallait prendre les ordres de madame.
Ce mot-là fit dresser les oreilles aux limiers, ils raillèrent agréablement Beausire sur cette dame cachée, dont la compagnie était pour un ermite l'assaisonnement de toutes les félicités que donnent la solitude et l'argent.
Beausire se laissa railler, mais il ne montra pas Oliva.
On servit un gros repas auquel les deux agents firent honneur. On but beaucoup et l'on porta souvent la santé de la dame absente.
Au dessert, les têtes s'étant échauffées, messieurs de la police jugèrent qu'il serait inhumain de prolonger le supplice de leur hôte. Ils amenèrent adroitement la conversation sur le plaisir qu'il y a pour les bons cœurs à retrouver d'anciennes connaissances.
Sur quoi Beausire, en débouchant un flacon de liqueur des îles, demanda aux deux inconnus à quel endroit et dans quelle circonstance il les avait pu rencontrer.
—Nous étions, dit l'un d'eux, les amis d'un de vos associés, lors d'une petite affaire que vous fîtes en participation avec plusieurs—l'affaire de l'ambassade de Portugal.
Beausire pâlit. Quand on touche à des affaires pareilles, on croit toujours sentir un bout de corde dans les plis de sa cravate.
—Ah! vraiment, dit-il tremblant d'embarras, et vous venez me demander pour votre ami....
—Au fait, c'est une idée, dit l'alguazil à son camarade, l'introduction est plus honnête ainsi. Demander une restitution au nom d'un ami absent, c'est moral.
—De plus, cela réserve tous droits sur le reste, répliqua l'ami de ce moraliste avec un sourire aigre-doux qui fit frémir Beausire de la tête aux pieds.
—Donc?... reprit-il.
—Donc, cher monsieur Beausire, il nous serait agréable que vous rendissiez à l'un de nous la part de notre ami. Une dizaine de mille livres, je crois.
—Au moins, car on ne parle pas des intérêts, fit le camarade positif.
—Messieurs, répliqua Beausire étranglé par la fermeté de cette demande, on n'a pas dix mille livres chez soi, à la campagne.
—Cela se comprend, cher monsieur, et nous n'exigeons que le possible. Combien pouvez-vous donner tout de suite?
—J'ai cinquante à soixante louis, pas davantage.
—Nous commencerons par les prendre et vous remercierons de votre courtoisie.
«Ah! pensa Beausire, charmé de leur facilité, ils sont de bien bonne composition. Est-ce que par hasard ils auraient aussi peur de moi que j'ai peur d'eux? Essayons.»
Et il se prit à réfléchir que ces messieurs, en criant bien haut, ne réussiraient qu'à s'avouer ses complices, et que pour les autorités de la province, ce serait une mauvaise recommandation. Beausire conclut que ces gens-là se déclareraient satisfaits, et qu'ils garderaient un absolu silence.
Il alla, dans son imprudente confiance, jusqu'à se repentir de n'avoir pas offert trente louis au lieu de soixante; mais il se promit de se débarrasser bien vite après la somme donnée.
Il comptait sans ses hôtes; ces derniers se trouvaient bien chez lui; ils goûtaient cette satisfaction béate que procure une agréable digestion; ils étaient bons pour le moment, parce que se montrer méchants les eût fatigués.
—C'est un charmant ami que Beausire, dit le Positif à son ami. Soixante louis qu'il nous donne sont gracieux à prendre.
—Je vais vous les donner tout de suite, s'écria l'hôte, effrayé de voir ses convives éclater en bachiques familiarités.
—Rien ne presse, dirent les deux amis.
—Si fait, si fait, je ne serai libre de ma conscience qu'après avoir payé. On est délicat, ou on ne l'est pas.
Et il les voulut quitter pour aller chercher l'argent.
Mais ces messieurs avaient des habitudes de recors, habitudes enracinées que l'on perd difficilement lorsqu'on les a une fois prises. Ces messieurs ne savaient pas se séparer de leur proie quand une fois ils la tenaient. Ainsi, le bon chien de chasse ne lâche-t-il sa perdrix blessée que pour la remettre au chasseur.
Le bon recors est celui qui, la prise faite, ne la quitte ni du doigt ni de l'œil. Il sait trop bien comme le destin est capricieux pour les chasseurs, et combien ce que l'on ne tient plus est loin.
Aussi tous deux, avec un ensemble admirable, se mirent-ils, tout étourdis qu'ils étaient, à crier:
—Monsieur Beausire! mon cher Beausire!
Et à l'arrêter par les pans de son habit de drap vert.
—Qu'y a-t-il? demanda Beausire.
—Ne nous quittez pas, par grâce, dirent-ils en le forçant galamment de se rasseoir.
—Mais comment voulez-vous que je vous donne votre argent, si vous ne me laissez pas monter?
—Nous vous accompagnerons, répondit le Positif avec une tendresse effrayante.
—Mais c'est... la chambre de ma femme, répliqua Beausire.
Ce mot, qu'il regardait comme une fin de non-recevoir, fut pour les sbires l'étincelle qui mit le feu aux poudres.
Leur mécontentement qui couvait—un recors est toujours mécontent de quelque chose—prit une forme, un corps, une raison d'être.
—Au fait! cria le premier des agents, pourquoi cachez-vous votre femme?
—Oui. Est-ce que nous ne sommes pas présentables? dit le second.
—Si vous saviez ce qu'on fait pour vous, vous seriez plus honnête, reprit le premier.
—Et vous nous donneriez tout ce que nous vous demandons, ajouta témérairement le second.
—Ah çà! mais vous le prenez sur un ton bien haut, messieurs, dit Beausire.
—Nous voulons voir ta femme, répondit le sbire Positif.
—Et moi, je vous déclare que je vais vous mettre dehors, cria Beausire, fort de leur ivresse.
Ils lui répliquèrent par un éclat de rire qui aurait dû le rendre prudent. Il n'en tint pas compte et s'obstina.
—Maintenant, dit-il, vous n'aurez pas même l'argent que j'avais promis, et vous décamperez.
Ils rirent plus formidablement encore que la première fois.
Beausire tremblant de colère:
—Je vous comprends, dit-il d'une voix étouffée, vous ferez du bruit et vous parlerez; mais si vous parlez, vous vous perdrez comme moi.
Ils continuèrent de rire entre eux; la plaisanterie leur paraissait excellente. Ce fut leur seule réponse.
Beausire crut les épouvanter par un coup de vigueur et se précipita vers l'escalier, non plus comme un homme qui va chercher des louis, mais comme un furieux qui va chercher une arme. Les sbires se levèrent de table, et, fidèles à leur principe, coururent après Beausire, sur lequel ils jetèrent leurs larges mains.
Celui-ci cria, une porte s'ouvrit, une femme parut, troublée, effarée, sur le seuil des chambres du premier étage.
En la voyant, les hommes lâchèrent Beausire et poussèrent aussi un cri, mais de joie, mais de triomphe, mais d'exaltation sauvage.
Ils venaient de reconnaître celle qui ressemblait si fort à la reine de France.
Beausire, qui les crut un moment désarmés par l'apparition d'une femme, fut bientôt et cruellement désillusionné.
Le Positif s'approcha de mademoiselle Oliva, et d'un ton trop peu poli, eu égard à la ressemblance:
—Ah! ah! fit-il, je vous arrête.
—L'arrêter! cria Beausire; et pourquoi?...
—Parce que monsieur de Crosne nous en a donné l'ordre, repartit l'autre agent, et que nous sommes au service de monsieur de Crosne.
La foudre tombant entre les deux amants les eût moins épouvantés que cette déclaration.
—Voilà ce que c'est, dit le Positif à Beausire, que de n'avoir pas été gentil.
Il manquait de logique cet agent, et son compagnon le lui fit observer, en disant:
—Tu as tort, Legrigneux, car si Beausire eût été gentil, il nous eût montré madame, et de toute façon nous eussions pris madame.
Beausire avait appuyé dans ses mains sa tête brûlante, il ne pensait même pas que ses deux valets, homme et femme, écoutaient au bas de l'escalier cette scène étrange qui se passait sur le milieu des marches.
Il eut une idée; elle lui sourit; elle le rafraîchit aussitôt.
—Vous êtes venus pour m'arrêter, moi? dit-il aux agents.
—Non, c'est le hasard, dirent-ils naïvement.
—N'importe, vous pouviez m'arrêter, et pour soixante louis vous me laissiez en liberté.
—Oh! non; notre intention était d'en demander encore soixante.
—Et nous n'avons qu'une parole, continua l'autre; aussi, pour cent vingt louis nous vous laisserons libre.
—Mais... madame? dit Beausire tremblant.
—Oh! madame, c'est différent, répliqua le Positif.
—Madame vaut deux cents louis, n'est-ce pas? se hâta de dire Beausire.
Les agents recommencèrent ce rire terrible, que, cette fois, Beausire comprit, hélas.
—Trois cents... dit-il, quatre cents... mille louis! mais vous la laisserez libre.
Les yeux de Beausire étincelaient tandis qu'il parlait ainsi:
—Vous ne répondez rien, dit-il; vous savez que j'ai de l'argent et vous voulez me faire payer, c'est trop juste. Je donnerai deux mille louis, quarante-huit mille livres, votre fortune à tous les deux, mais laissez-lui la liberté.
—Tu l'aimes donc beaucoup, cette femme? dit le Positif.
Ce fut au tour de Beausire à rire, et ce rire ironique fut tellement effrayant, il peignait si bien l'amour désespéré qui dévorait ce cœur flétri, que les deux sbires en eurent peur et se décidèrent à prendre des précautions pour éviter l'explosion du désespoir qu'on lisait dans l'œil égaré de Beausire.
Ils prirent chacun deux pistolets dans leur poche, et les appuyant sur la poitrine de Beausire:
—Pour cent mille écus, dit l'un d'eux, nous ne te rendrions pas cette femme. Monsieur de Rohan nous la paiera cinq cent mille livres, et la reine un million.
Beausire leva les yeux au ciel avec une expression qui eût attendri toute autre bête féroce qu'un alguazil.
—Marchons, dit le Positif. Vous devez avoir ici une carriole, quelque chose de roulant; faites atteler ce carrosse à madame, vous lui devez bien cela.
—Et comme nous sommes de bons diables, reprit l'autre, nous n'abuserons pas. On vous emmènera, vous aussi, pour la forme; sur la route, nous détournerons les yeux, vous sauterez à bas de la carriole, et nous ne nous en apercevrons que lorsque vous aurez mille pas d'avance. Est-ce un bon procédé, hein?
Beausire répondit seulement:
—Où elle va, j'irai. Je ne la quitterai jamais dans cette vie.
—Oh! ni dans l'autre! ajouta Oliva glacée de terreur.
—Eh bien! tant mieux, interrompit le Positif, plus on conduit de prisonniers à monsieur de Crosne, plus il rit.
Un quart d'heure après, la carriole de Beausire partait de la maison, avec les deux amants captifs et leurs gardiens.
Chapitre LXXXIX
La bibliothèque de la reine
On peut juger de l'effet que produisit cette capture sur monsieur de Crosne.
Les agents ne reçurent probablement pas le million qu'ils espéraient, mais il y a tout lieu de penser qu'ils furent satisfaits.
Quant au lieutenant de police, après s'être bien frotté les mains en signe de contentement, il se rendit à Versailles dans un carrosse, à la suite duquel venait un autre carrosse hermétiquement fermé et cadenassé.
C'était le lendemain du jour où le Positif et son ami avaient remis Nicole entre les mains du chef de la police.
Monsieur de Crosne fit entrer ses deux carrosses dans Trianon, descendit de celui qu'il occupait, et laissa l'autre à la garde de son premier commis.
Il se fit admettre chez la reine, à laquelle, tout d'abord, il avait envoyé demander une audience à Trianon.
La reine, qui n'avait garde, depuis un mois, de négliger tout ce qui lui arrivait de la part de la police obtempéra sur-le-champ à la demande du ministre; elle vint, dès le matin, dans sa maison favorite, et peu accompagnée, en cas de secret nécessaire.
Dès que monsieur de Crosne eut été introduit près d'elle, à son air rayonnant elle jugea que les nouvelles étaient bonnes.
Pauvre femme! depuis assez longtemps elle voyait autour d'elle des visages sombres et réservés.
Un battement de joie, le premier depuis trente mortels jours, agita son cœur blessé par tant d'émotions mortelles.
Le magistrat, après lui avoir baisé la main:
—Madame, dit-il, Sa Majesté a-t-elle à Trianon une salle où, sans être vue, elle puisse voir ce qui se passe?
—J'ai ma bibliothèque, répondit la reine; derrière les placards, j'ai fait ménager des jours dans mon salon de collation, et, quelquefois, en goûtant, je m'amusais, avec madame de Lamballe ou avec mademoiselle de Taverney, quand je l'avais, à regarder les grimaces comiques de l'abbé Vermond, lorsqu'il tombait sur un pamphlet où il était question de lui.
—Fort bien, madame, répondit monsieur de Crosne. Maintenant, j'ai en bas un carrosse que je voudrais faire entrer dans le château sans que le contenu du carrosse fût vu de personne, si ce n'est de Votre Majesté.
—Rien de plus aisé, répliqua la reine; où est-il votre carrosse?
—Dans la première cour, madame.
La reine sonna, quelqu'un vint prendre ses ordres.
—Faites entrer le carrosse que monsieur de Crosne vous désignera, dit-elle, dans le grand vestibule, et fermez les deux portes de telle sorte qu'il y fasse noir, et que personne ne voie avant moi les curiosités que monsieur de Crosne m'apporte.
L'ordre fut exécuté. On savait respecter bien plus que des ordres les caprices de la reine. Le carrosse entra sous la voûte près du logis des gardes, et versa son contenu dans le corridor sombre.
—Maintenant, madame, dit monsieur de Crosne, veuillez venir avec moi dans votre salon de collation, et donner ordre qu'on laisse entrer mon commis, avec ce qu'il apportera dans la bibliothèque.
Dix minutes après la reine épiait, palpitante, derrière ses casiers.
Elle vit entrer dans la bibliothèque une forme voilée, que dévoila le commis, et qui, reconnue, fit pousser un cri d'effroi à la reine. C'était Oliva, vêtue de l'un des costumes les plus aimés de Marie-Antoinette.
Elle avait la robe verte à larges bandes moirées noir, la coiffure élevée que préférait la reine, des bagues pareilles aux siennes, les mules de satin vert à talons énormes: c'était Marie-Antoinette elle-même, moins le sang des Césars, que remplaçait le fluide plébéien mobile de toutes les voluptés de monsieur Beausire.
La reine crut se voir dans une glace opposée; elle dévora des yeux cette apparition.
—Que dit Votre Majesté de cette ressemblance? fit alors monsieur de Crosne, triomphant de l'effet qu'il avait produit.
—Je dis... je dis... monsieur... balbutia la reine éperdue. Ah! Olivier, pensa-t-elle, pourquoi n'êtes-vous pas là?
—Que veut Votre Majesté?
—Rien, monsieur, rien, sinon que le roi sache bien....
—Et que monsieur de Provence voie, n'est-ce pas, madame?
—Oh! merci, monsieur de Crosne, merci. Mais que fera-t-on à cette femme?
—Est-ce bien à cette femme que l'on attribue tout ce qui s'est fait? demanda monsieur de Crosne.
—Vous tenez sans doute les fils du complot?
—À peu près, madame.
—Et monsieur de Rohan?
—Monsieur de Rohan ne sait rien encore.
—Oh! dit la reine en cachant sa tête dans ses mains, cette femme-là, monsieur, est, je le vois, toute l'erreur du cardinal!
—Soit, madame, mais si c'est l'erreur de monsieur de Rohan, c'est le crime d'un autre!
—Cherchez bien, monsieur; vous avez l'honneur de la maison de France entre vos mains.
—Et croyez, madame, qu'il est bien placé, répondit monsieur de Crosne.
—Le procès? fit la reine.
—Est en chemin. Partout on nie; mais j'attends le bon moment pour lancer cette pièce de conviction que vous avez là dans votre bibliothèque.
—Et madame de La Motte?
—Elle ne sait pas que j'ai trouvé cette fille, et accuse monsieur de Cagliostro d'avoir monté la tête au cardinal jusqu'à lui faire perdre la raison.
—Et monsieur de Cagliostro?
—Monsieur de Cagliostro, que j'ai fait interroger, m'a promis de me venir voir ce matin même.
—C'est un homme dangereux.
—Ce sera un homme utile. Piqué par une vipère telle que madame de La Motte, il absorbera le venin, et nous rendra du contrepoison.
—Vous espérez des révélations?
—J'en suis sûr.
—Comment cela, monsieur? Oh! dites-moi tout ce qui peut me rassurer.
—Voici mes raisons, madame: madame de La Motte habitait rue Saint-Claude....
—Je sais, je sais, dit la reine en rougissant.
—Oui, Votre Majesté fit l'honneur à cette femme de lui être charitable.
—Elle m'en a bien payée! n'est-ce pas? Donc, elle habitait rue Saint-Claude.
—Et monsieur de Cagliostro habite précisément en face.
—Et vous supposez?...
—Que s'il y a eu un secret pour l'un ou pour l'autre de ces deux voisins, le secret doit appartenir à l'un et à l'autre. Mais pardon, madame, voici bientôt l'heure à laquelle j'attends à Paris monsieur de Cagliostro, et pour rien au monde je ne voudrais retarder ces explications....
—Allez, monsieur, allez, et encore une fois soyez assuré de ma reconnaissance.
—Voilà donc, s'écria-t-elle tout en pleurs, quand monsieur de Crosne fut parti, voilà une justification qui commence. Je vais lire mon triomphe sur tous les visages. Celui du seul ami auquel je tienne à prouver que je suis innocente, celui-là seul, je ne le verrai pas!
Cependant, monsieur de Crosne volait vers Paris, et rentrait chez lui, où l'attendait monsieur de Cagliostro.
Celui-ci savait tout depuis la veille. Il allait chez Beausire, dont il connaissait la retraite, pour le pousser à quitter la France, quand, sur la route, entre les deux agents, il le vit dans la carriole. Oliva était cachée au fond, toute honteuse et toute larmoyante.
Beausire vit le comte qui les croisait dans sa chaise de poste; il le reconnut. L'idée que ce seigneur mystérieux et puissant lui serait de quelque utilité changea toutes les idées qu'il s'était faites de ne jamais abandonner Oliva.
Il renouvela aux agents la proposition qu'ils lui avaient faite d'une évasion. Ceux-ci acceptèrent cent louis qu'il avait, et le lâchèrent malgré les pleurs de Nicole.
Cependant, Beausire en embrassant sa maîtresse lui dit à l'oreille:
—Espère; je vais travailler à te sauver.
Et il arpenta vigoureusement dans le sens de la route que suivait Cagliostro.
Celui-ci s'était arrêté en tout état de cause; il n'avait plus besoin d'aller chercher Beausire, puisque Beausire revenait. Il lui était expédient d'attendre Beausire, si quelquefois celui-ci faisait courir après lui.
Cagliostro attendait donc depuis une demi-heure au tournant de la route, quand il vit arriver pâle, essoufflé, demi-mort, le malheureux amant d'Oliva.
Beausire, à l'aspect du carrosse arrêté, poussa le cri de joie du naufragé qui touche une planche.
—Qu'y a-t-il, mon enfant? dit le comte en l'aidant à monter près de lui.
Beausire raconta toute sa lamentable histoire, que Cagliostro écouta en silence.
—Elle est perdue, lui dit-il ensuite.
—Comment cela? s'écria Beausire.
Cagliostro lui raconta ce qu'il ne savait pas, l'intrigue de la rue Saint-Claude et celle de Versailles.
Beausire faillit s'évanouir.
—Sauvez-la, sauvez-la, dit-il en tombant à deux genoux dans le carrosse, et je vous la donnerai si vous l'aimez toujours.
—Mon ami, répliqua Cagliostro, vous êtes dans l'erreur, je n'ai jamais aimé mademoiselle Oliva; je n'avais qu'un but, celui de la soustraire à cette vie de débauches que vous lui faisiez partager.
—Mais... dit Beausire, surpris.
—Cela vous étonne? Sachez donc que je suis l'un des syndics d'une société de réforme morale, ayant pour but d'arracher au vice tout ce qui peut offrir des chances de guérison. J'eusse guéri Oliva en vous l'ôtant, voilà pourquoi je vous l'ai ôtée. Qu'elle dise si jamais elle a entendu de ma bouche un mot de galanterie; qu'elle dise si mes services n'ont pas toujours été désintéressés!
—Raison de plus, monsieur; sauvez-la! sauvez-la!
—J'y veux bien essayer; mais cela dépendra de vous, Beausire.
—Demandez-moi ma vie.
—Je ne demanderai pas tant que cela. Revenez à Paris avec moi, et si vous suivez de point en point mes instructions, peut-être sauverons-nous votre maîtresse. Je n'y mets qu'une condition.
—Laquelle, monsieur?
—Je vous la dirai en nous en retournant chez moi, à Paris.
—Oh! j'y souscris d'avance; mais la revoir! la revoir!
—Voilà justement ce à quoi je pense; avant deux heures, vous la reverrez.
—Et je l'embrasserai?
—J'y compte; bien plus, vous lui direz ce que je vais vous dire.
Cagliostro reprit, avec Beausire, la route de Paris.
Deux heures après, c'était le soir, il avait rejoint la carriole.
Et une heure après, Beausire achetait cinquante louis aux deux agents le droit d'embrasser Nicole et de lui glisser les recommandations du comte.
Les agents admiraient cet amour passionné, ils se promettaient une cinquantaine de louis comme cela à chaque double poste.
Mais Beausire ne reparut plus, et la chaise de Cagliostro l'emporta rapidement vers Paris, où tant d'événements se préparaient.
Voilà ce qu'il était nécessaire d'apprendre au lecteur avant de lui montrer monsieur Cagliostro causant d'affaires avec monsieur de Crosne.
Maintenant, nous pouvons l'introduire dans le cabinet du lieutenant de police.
Chapitre XC
Le cabinet du lieutenant de police
Monsieur de Crosne savait de Cagliostro tout ce qu'un habile lieutenant de police peut savoir d'un homme habitant en France, et ce n'est pas peu dire. Il savait tous ses noms passés, tous ses secrets d'alchimiste, de magnétisme et de divination; il savait ses prétentions à l'ubiquité, à la régénération perpétuelle—il le regardait comme un charlatan grand seigneur.
C'était un esprit fort que ce monsieur de Crosne, connaissant toutes les ressources de sa charge, bien en cour, indifférent à la faveur, ne composant pas avec son orgueil; un homme sur qui n'avait pas prise qui voulait.
À celui-là comme à monsieur de Rohan, Cagliostro ne pouvait offrir des louis chauds encore du fourneau hermétique; à celui-là, Cagliostro n'eût pas offert le bout d'un pistolet, comme Balsamo à monsieur de Sartine; à celui-là, Balsamo n'avait plus de Lorenza à redemander, mais Cagliostro avait des comptes à rendre.
Voilà pourquoi le comte, au lieu d'attendre les événements, avait cru devoir demander audience au magistrat.
Monsieur de Crosne sentait l'avantage de sa position et s'apprêtait à en user. Cagliostro sentait l'embarras de la sienne et s'apprêtait à en sortir.
Cette partie d'échecs, jouée à découvert, avait un enjeu que l'un des deux joueurs ne soupçonnait pas, et ce joueur, il faut l'avouer, ce n'était pas monsieur de Crosne.
Celui-ci ne connaissait, nous l'avons dit, de Cagliostro, que le charlatan, il ignorait absolument l'adepte. Aux pierres que sema la philosophie sur le chemin de la monarchie, tant de gens ne se sont heurtés que parce qu'ils ne les voyaient pas.
Monsieur de Crosne attendait de Cagliostro des révélations sur le collier, sur les trafics de madame de La Motte. C'était là son désavantage. Enfin, il avait droit d'interroger, d'emprisonner, c'était là sa supériorité.
Il reçut le comte en homme qui sent son importance, mais qui ne veut manquer de politesse envers personne, pas même envers un phénomène.
Cagliostro se surveilla. Il voulut seulement rester grand seigneur, son unique faiblesse qu'il crût devoir laisser soupçonner.
—Monsieur, lui dit le lieutenant de police, vous m'avez demandé une audience. J'arrive de Versailles exprès pour vous la donner.
—Monsieur, j'avais pensé que vous auriez quelque intérêt à me questionner sur ce qui se passe, et, en homme qui connaît tout votre mérite et toute l'importance de vos fonctions, je suis venu à vous. Me voici.
—Vous questionner? fit le magistrat affectant la surprise; mais sur quoi, monsieur, et en quelle qualité?
—Monsieur, répliqua nettement Cagliostro, vous vous occupez fort de madame de La Motte, de la disparition du collier.
—L'auriez-vous trouvé? demanda monsieur de Crosne, presque railleur.
—Non, dit gravement le comte. Mais si je n'ai pas trouvé le collier, au moins sais-je que madame de La Motte habitait rue Saint-Claude.
—En face de chez vous, monsieur, je le savais aussi, dit le magistrat.
—Alors, monsieur, vous savez ce que faisait madame de La Motte.... N'en parlons plus.
—Mais au contraire, dit monsieur de Crosne d'un air indifférent, parlons-en.
—Oh! cela n'avait de sel qu'à propos de la petite Oliva, dit Cagliostro; mais puisque vous savez tout sur madame de La Motte, je n'aurais rien à vous apprendre.
Au nom d'Oliva, monsieur de Crosne tressaillit.
—Que dites-vous d'Oliva? demanda-t-il. Qui est-ce, Oliva?
—Vous ne le savez pas? Ah! monsieur, c'était une curiosité que je serais surpris de vous apprendre. Figurez-vous une fille très jolie, une taille... des yeux bleus, l'ovale du visage parfait; tenez, un genre de beauté qui rappelle un peu celui de Sa Majesté la reine.
—Ah! ah! fit monsieur de Crosne, eh bien?
—Eh bien! cette fille vivait mal, cela me faisait peine; elle avait autrefois servi un vieil ami à moi, monsieur de Taverney....
—Le baron qui est mort l'autre jour?
—Précisément, oui, celui qui est mort. Elle avait en outre appartenu à un savant homme que vous ne connaissez pas, monsieur le lieutenant de police, et qui.... Mais je fais double route, et je m'aperçois que je commence à vous gêner.
—Monsieur, veuillez continuer, je vous en prie, au contraire. Cette Oliva, disiez-vous?...
—Vivait mal, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire. Elle souffrait une quasi-misère, avec certain drôle, son amant pour la voler et la battre: un de vos plus ordinaires gibiers, monsieur, un aigrefin que vous ne devez pas connaître....
—Certain Beausire, peut-être? dit le magistrat, heureux de paraître bien informé.
—Ah! vous le connaissez, c'est surprenant, dit Cagliostro avec admiration. Très bien! monsieur, vous êtes encore plus devin que moi. Or, un jour que le Beausire avait plus battu et plus volé cette fille que de coutume, elle vint se réfugier près de moi et me demanda protection. Je suis bon, je donnai je ne sais quel coin de pavillon dans un de mes hôtels....
—Chez vous!... Elle était chez vous? s'écria le magistrat surpris.
—Sans doute, répliqua Cagliostro, affectant de s'étonner à son tour. Pourquoi ne l'aurais-je pas abritée chez moi, je suis garçon?
Et il se mit à rire avec une si savante bonhomie que monsieur de Crosne tomba complètement dans le panneau.
—Chez vous! répliqua-t-il; c'est donc pour cela que mes agents ont tant cherché pour la trouver.
—Comment, cherché! dit Cagliostro. On cherchait cette petite? A-t-elle donc fait quelque chose que je ne sache pas?...
—Non, monsieur, non; poursuivez, je vous en conjure.
—Oh! mon Dieu! j'ai fini. Je la logeai chez moi; voilà tout.
—Mais, non, non! monsieur le comte, ce n'est pas tout, puisque vous sembliez tout à l'heure associer à ce nom d'Oliva le nom de madame de La Motte.
—Ah! à cause du voisinage, dit Cagliostro.
—Il y autre chose, monsieur le comte.... Vous n'avez pas pour rien dit que madame de La Motte et mademoiselle Oliva étaient voisines.
—Oh! mais cela tient à une circonstance qu'il serait inutile de vous rapporter. Ce n'est pas au premier magistrat du royaume qu'on doit aller conter des billevesées de rentier oisif.
—Vous m'intéressez, monsieur, et plus que vous ne croyez; car cette Oliva que vous dites avoir été logée chez vous, je l'ai trouvée en province.
—Vous l'avez trouvée!
—Avec le monsieur de Beausire....
—Eh bien, je m'en doutais! s'écria Cagliostro. Elle était avec Beausire? Ah! fort bien! fort bien! Réparation soit faite à madame de La Motte.
—Comment! que voulez-vous dire? repartit monsieur de Crosne.
—Je dis, monsieur, qu'après avoir un moment soupçonné madame de La Motte, je lui fais réparation pleine et entière.
—Soupçonné! de quoi?
—Bon Dieu! vous écoutez donc patiemment tous les commérages? Eh bien! sachez qu'au moment où j'avais espoir de corriger cette Oliva, de la rejeter dans le travail et l'honnêteté—je m'occupe de morale, monsieur—, à ce moment là, quelqu'un vint qui me l'enleva.
—Qui vous l'enleva! Chez vous?
—Chez moi.
—C'est étrange!
—N'est-ce pas? Et je me fusse damné pour soutenir que c'était madame de La Motte. À quoi tiennent les jugements du monde!
Monsieur de Crosne se rapprocha de Cagliostro.
—Voyons, dit-il, précisez s'il vous plaît.
—Oh! monsieur, à présent que vous avez trouvé Oliva avec Beausire, rien ne me fera penser à madame de La Motte, ni ses assiduités, ni ses signes, ni ses correspondances.
—Avec Oliva?
—Mais oui.
—Madame de La Motte et Oliva s'entendaient?
—Parfaitement.
—Elles se voyaient?
—Madame de La Motte avait trouvé moyen de faire sortir chaque nuit Oliva.
—Chaque nuit! En êtes-vous sûr?
—Autant qu'un homme peut l'être de ce qu'il a vu, entendu.
—Oh! monsieur, mais vous me dites là des choses que je paierais mille livres le mot! Quel bonheur pour moi que vous fassiez de l'or!
—Je n'en fais plus, monsieur, c'était trop cher.
—Mais vous êtes l'ami de monsieur de Rohan?
—Je le crois.
—Mais vous devez savoir pour combien cet élément d'intrigues qu'on appelle madame de La Motte entre dans son affaire scandaleuse?
—Non; je veux ignorer cela.
—Mais vous savez peut-être les suites de ces promenades faites par Oliva et madame de La Motte?
—Monsieur, il est des choses que l'homme prudent doit toujours tâcher d'ignorer, repartit sentencieusement Cagliostro.
—Je ne vais plus avoir l'honneur que de vous demander une chose, dit vivement monsieur de Crosne. Avez-vous des preuves que madame de La Motte ait correspondu avec Oliva?
—Cent.
—Lesquelles?
—Des billets de madame de La Motte qu'elle lançait chez Oliva avec une arbalète qu'on trouvera sans doute en son logis. Plusieurs de ces billets, roulés autour d'un morceau de plomb, n'ont pas atteint le but. Ils tombaient dans la rue, mes gens ou moi nous en avons ramassé plusieurs.
—Monsieur, vous les fourniriez à la justice?
—Oh! monsieur, ils sont d'une telle innocence, que je ne m'en ferais pas scrupule, et que je ne croirais pas pour cela mériter un reproche de la part de madame de La Motte.
—Et... les preuves des connivences, des rendez-vous?
—Mille.
—Une seule, je vous prie.
—La meilleure. Il paraît que madame de La Motte avait facilité d'entrer dans ma maison pour voir Oliva, car je l'y ai vue, moi, le jour même où disparut la jeune femme.
—Le jour même?
—Tous mes gens l'ont vue comme moi.
—Ah!... et que venait-elle faire, si Oliva avait disparu?...
—C'est ce que je me suis demandé d'abord, et je ne me l'expliquais pas. J'avais vu madame de La Motte descendre d'une voiture de poste qui attendait rue du Roi-Doré. Mes gens avaient vu stationner longtemps cette voiture, et ma pensée, je l'avoue, était que madame de La Motte voulait s'attacher Oliva.
—Vous laissiez faire?
—Pourquoi non? C'est une dame charitable et favorisée du sort, cette madame de La Motte. Elle est reçue à la cour. Pourquoi, moi, l'eussé-je empêchée de me débarrasser d'Oliva? J'aurais eu tort, vous le voyez, puisqu'un autre me l'a enlevée pour la perdre encore.
—Ah! dit monsieur de Crosne méditant profondément, mademoiselle Oliva était logée chez vous?
—Oui, monsieur.
—Ah! mademoiselle Oliva et madame de La Motte se connaissaient, se voyaient, sortaient ensemble?
—Oui, monsieur.
—Ah! madame de La Motte a été vue chez vous, le jour de l'enlèvement d'Oliva?
—Oui, monsieur.
—Ah! vous avez pensé que la comtesse voulait s'attacher cette fille?
—Que penser autrement?
—Mais qu'a dit madame de La Motte, quand elle n'a plus trouvé Oliva chez vous?
—Elle m'a paru troublée.
—Vous supposez que c'est ce Beausire qui l'a enlevée?
—Je le suppose uniquement parce que vous me dites qu'il l'a enlevée en effet, sinon je ne soupçonnerais rien. Cet homme-là ne savait pas la demeure d'Oliva. Qui peut la lui avoir apprise?
—Oliva elle-même.
—Je ne crois pas, car au lieu de se faire enlever par lui chez moi, elle se fût enfuie de chez moi chez lui, et je vous prie de croire qu'il ne fût pas entré chez moi, si madame de La Motte ne lui eût fait passer une clef.
—Elle avait une clef?
—On n'en peut pas douter.
—Quel jour l'enleva-t-on, je vous prie? dit monsieur de Crosne, éclairé soudain par le flambeau que lui tendait si habilement Cagliostro.
—Oh! monsieur, pour cela je ne me tromperai pas, c'était la propre veille de la Saint-Louis.
—C'est cela! s'écria le lieutenant de police, c'est cela! monsieur, vous venez de rendre un service signalé à l'État.
—J'en suis bien heureux, monsieur.
—Et vous en serez remercié comme il convient.
—Par ma conscience d'abord, dit le comte.
Monsieur de Crosne le salua.
—Puis-je compter sur la consignation de ces preuves dont nous parlions? dit-il.
—Je suis, monsieur, pour obéir à la justice en toutes choses.
—Eh bien! monsieur, je retiendrai votre parole; à l'honneur de vous revoir.
Et il congédia Cagliostro, qui dit en sortant:
—Ah! comtesse, ah! vipère, tu as voulu m'accuser; je crois que tu as mordu sur la lime; gare à tes dents!
Chapitre XCI
Les interrogatoires
Pendant que monsieur de Crosne causait ainsi avec Cagliostro, monsieur de Breteuil se présentait à la Bastille, de la part du roi, pour interroger monsieur de Rohan.
Entre ces deux ennemis l'entrevue pouvait être orageuse. Monsieur de Breteuil connaissait la fierté de monsieur de Rohan: il avait tiré de lui une vengeance assez terrible pour se tenir désormais à des procédés de politesse. Il fut plus que poli. Monsieur de Rohan refusa de répondre.
Le garde des Sceaux insista; mais monsieur de Rohan déclara qu'il s'en rapportait aux mesures que prendraient le parlement et ses juges.
Monsieur de Breteuil dut se retirer devant l'inébranlable volonté de l'accusé.
Il fit appeler chez lui madame de La Motte occupée à rédiger des mémoires; elle obéit avec empressement.
Monsieur de Breteuil lui expliqua nettement sa situation, qu'elle connaissait mieux que personne. Elle répondit qu'elle avait des preuves de son innocence, qu'elle fournirait quand besoin serait. Monsieur de Breteuil lui fit observer que rien n'était plus urgent.
Toute la fable que Jeanne avait composée, elle la débita; c'étaient toujours les mêmes insinuations contre tout le monde, la même affirmation que les faux reprochés émanaient elle ne savait d'où.
Elle aussi déclara que le parlement étant saisi de cette affaire, elle ne dirait rien d'absolument vrai qu'en présence de monsieur le cardinal, et d'après les charges qu'il ferait peser sur elle.
Monsieur de Breteuil alors lui déclara que le cardinal faisait tout peser sur elle.
—Tout? dit Jeanne, même le vol?
—Même le vol.
—Veuillez faire répondre à monsieur le cardinal, dit froidement Jeanne, que je l'engage à ne pas soutenir plus longtemps un mauvais système de défense.
Et ce fut tout. Mais monsieur de Breteuil n'était pas satisfait. Il lui fallait quelques détails intimes. Il lui fallait, pour sa logique, l'énoncé des causes qui avaient amené le cardinal à tant de témérités envers la reine, la reine à tant de colère contre le cardinal.
Il lui fallait l'explication de tous les procès-verbaux recueillis par monsieur le comte de Provence, et passés à l'état de bruit public.
Le garde des Sceaux était homme d'esprit, il savait agir sur le caractère d'une femme; il promit tout à madame de La Motte si elle accusait nettement quelqu'un.
—Prenez garde, lui dit-il, en ne disant rien, vous accusez la reine; si vous persistez en cela, prenez garde, vous serez condamnée comme coupable de lèse-majesté: c'est la honte, c'est la hart!
—Je n'accuse pas la reine, dit Jeanne; mais pourquoi m'accuse-t-on?
—Accusez alors quelqu'un, dit l'inflexible Breteuil; vous n'avez que ce moyen de vous débarrasser vous-même.
Elle se renferma dans un prudent silence, et cette première entrevue d'elle et du garde des Sceaux n'eut aucun résultat.
Cependant, le bruit se répandait que des preuves avaient surgi, que les diamants s'étaient vendus en Angleterre, où monsieur de Villette fut arrêté par les agents de monsieur de Vergennes.
Le premier assaut que Jeanne eut à soutenir fut terrible. Confrontée avec le Réteau, qu'elle devait croire son allié jusqu'à la mort, elle l'entendit avec terreur avouer humblement qu'il était un faussaire, qu'il avait écrit un reçu des diamants, une lettre de la reine, falsifiant à la fois les signatures des joailliers et celle de Sa Majesté.
Interrogé par quel motif il avait commis ces crimes, il répondit que c'était sur la demande de madame de La Motte.
Éperdue, furieuse, elle nia, elle se défendit comme une lionne; elle prétendit n'avoir jamais vu, ni connu, ce monsieur Réteau de Villette.
Mais là encore elle reçut deux rudes secousses; deux témoignages l'écrasèrent.
Le premier était celui d'un cocher de fiacre, trouvé par monsieur de Crosne, qui déclarait avoir mené, au jour et à l'heure cités par Réteau, une dame vêtue de telle façon, rue Montmartre.
Cette dame, s'entourant de tant de mystères, qui pouvait-elle être, prise par le cocher dans le quartier du marais, sinon madame de La Motte qui habitait rue Saint-Claude.
Et quant à la familiarité qui existait entre ces deux complices, comment la nier quand un témoin affirmait avoir vu, la veille de la Saint-Louis, sur le siège d'une chaise de poste d'où était sortie madame de La Motte, monsieur Réteau de Villette, reconnaissable à sa mine pâle et inquiète.
Le témoin était un des principaux serviteurs de monsieur de Cagliostro.
Ce nom fit bondir Jeanne et la poussa aux extrêmes. Elle se répandit en accusations contre Cagliostro, qu'elle déclarait avoir, par ses sortilèges et ses charmes, fasciné l'esprit du cardinal de Rohan, auquel il inspirait ainsi des idées coupables contre la Majesté royale.
Là était le premier chaînon de l'accusation adultère.
Monsieur de Rohan se défendit en défendant Cagliostro. Il nia si opiniâtrement, que Jeanne, exaspérée, articula, pour la première fois, cette accusation d'un amour insensé du cardinal pour la reine.
Monsieur de Cagliostro demanda aussitôt et obtint d'être incarcéré pour répondre de son innocence à tout le monde. Accusateurs et juges s'enflammant, comme il arrive au premier souffle de la vérité, l'opinion publique prit immédiatement fait et cause pour le cardinal et Cagliostro contre la reine.
Ce fut alors que cette infortunée princesse, pour faire comprendre sa persévérance à suivre le procès, laissa publier les rapports faits au roi sur les promenades nocturnes, et en appelant à monsieur de Crosne, le somma de déclarer ce qu'il savait.
Le coup, habilement calculé, tomba sur Jeanne et faillit l'anéantir à jamais.
L'interrogateur, en plein conseil d'instruction, somma monsieur de Rohan de déclarer ce qu'il savait de ces promenades dans les jardins de Versailles.
Le cardinal répliqua qu'il ne savait pas mentir, et qu'il en appelait au témoignage de madame de La Motte.
Celle-ci nia qu'il y eût jamais eu de promenades faites de son aveu ou à sa connaissance.
Elle déclara menteurs les procès-verbaux et relations qui la dénonçaient comme ayant paru aux jardins, soit en compagnie de la reine, soit en la compagnie du cardinal.
Cette déclaration innocentait Marie-Antoinette, s'il eût été possible de croire aux paroles d'une femme accusée de faux et de vol. Mais, venant de cette part, la justification semblait être un acte de complaisance, et la reine ne supporta pas d'être justifiée de la sorte.
Aussi, quand Jeanne cria le plus fort qu'elle n'avait jamais paru de nuit dans le jardin de Versailles, et que jamais elle n'avait rien vu ou su des affaires particulières à la reine et au cardinal, à ce moment Oliva parut, vivant témoignage qui fit changer l'opinion et détruisit tout l'échafaudage de mensonges entassés par la comtesse.
Comment ne fut-elle pas ensevelie sous les ruines? Comment se releva-t-elle plus haineuse et plus terrible? Nous n'expliquons pas seulement ce phénomène par sa volonté, nous l'expliquons par la fatale influence qui s'attachait à la reine.
Oliva confrontée avec le cardinal, quel coup terrible! Monsieur de Rohan s'apercevant enfin qu'il avait été joué d'une manière infâme! Cet homme plein de délicatesses et de nobles passions, découvrant qu'une aventurière, associée à une friponne, l'avaient conduit à mépriser tout haut la reine de France, une femme qu'il aimait et qui n'était pas coupable!
L'effet de cette apparition sur monsieur de Rohan serait, à notre gré, la scène la plus dramatique et la plus importante de cette affaire, si nous n'allions, en nous rapprochant de l'histoire, tomber dans la fange, le sang et l'horreur.
Quand monsieur de Rohan vit Oliva, cette reine de carrefour, et qu'il se rappela la rose, la main serrée et les bains d'Apollon, il pâlit, et eût répandu tout son sang aux pieds de Marie-Antoinette, s'il l'eût vue à côté de l'autre en ce moment.
Que de pardons, que de remords s'élancèrent de son âme pour aller avec ses larmes purifier le dernier degré de ce trône où un jour il avait répandu son mépris avec le regret d'un amour dédaigné.
Mais cette consolation même lui était interdite; mais il ne pouvait accepter l'identité d'Oliva sans avouer qu'il aimait la véritable reine; mais l'aveu de son erreur était une accusation, une souillure. Il laissa Jeanne nier tout. Il se tut.
Et lorsque monsieur de Breteuil voulut, avec monsieur de Crosne, forcer Jeanne à s'expliquer plus longuement:
—Le meilleur moyen, dit-elle, de prouver que la reine n'a pas été promener dans le parc la nuit, c'est de montrer une femme qui ressemble à la reine, et qui prétend avoir été dans le parc. On la montre; c'est bien.
Cette infâme insinuation eut du succès. Elle infirmait encore une fois la vérité.
Mais comme Oliva, dans son inquiétude ingénue, donnait tous les détails et toutes les preuves, comme elle n'omettait rien, comme elle se faisait bien mieux croire que la comtesse, Jeanne eut recours à un moyen désespéré; elle avoua.
Elle avoua qu'elle avait mené le cardinal à Versailles; que Son Excellence voulait à tout prix voir la reine, lui donner l'assurance de son respectueux attachement; elle avoua, parce qu'elle sentit derrière elle tout un parti qu'elle n'avait pas si elle se renfermait dans la négative; elle avoua, parce qu'en accusant la reine, c'était se donner pour auxiliaires tous les ennemis de la reine, et ils étaient nombreux.
Alors, pour la dixième fois dans cet infernal procès, les rôles changèrent: le cardinal joua celui d'une dupe, Oliva celui d'une prostituée sans poésie et sans sens, Jeanne celui d'une intrigante; elle n'en pouvait choisir de meilleur.
Mais comme, pour faire réussir ce plan ignoble, il fallait que la reine jouât aussi un rôle, on lui donna le plus odieux, le plus abject, le plus compromettant pour la dignité royale, celui d'une coquette étourdie, d'une grisette qui trame des mystifications. Marie-Antoinette devint Dorimène conspirant avec Frosine contre monsieur Jourdain, cardinal.
Jeanne déclara que ces promenades étaient faites de l'aveu de Marie-Antoinette qui, cachée derrière une charmille, écoutait en riant à en mourir les discours passionnés de l'amoureux monsieur de Rohan.
Voilà ce que choisit pour son dernier retranchement cette voleuse qui ne savait plus où cacher son vol; ce fut le manteau royal fait de l'honneur de Marie-Thérèse et de Marie Leckzinska.
La reine succomba sous cette dernière accusation, car elle n'en pouvait prouver la fausseté. Elle ne le pouvait, parce que, poussée à bout, Jeanne déclara qu'elle publierait toutes les lettres d'amour écrites par monsieur de Rohan à la reine, et qu'en effet elle possédait ces lettres brûlantes d'une passion insensée.
Elle ne le pouvait, parce que mademoiselle Oliva, qui affirmait avoir été poussée par Jeanne dans le parc de Versailles, n'avait pas la preuve que quelqu'un écoutât ou n'écoutât pas derrière les charmilles.
Enfin la reine ne pouvait prouver son innocence, parce que trop de gens avaient intérêt à prendre ces mensonges infâmes pour la vérité.
Chapitre XCII
Dernier espoir perdu
À la façon dont Jeanne avait engagé l'affaire, il devenait impossible, on le voit, de découvrir la vérité.
Convaincue irrécusablement, par vingt témoignages émanant de personnes dignes de foi, du détournement des diamants, Jeanne n'avait pu se décider à passer pour une voleuse vulgaire. Il lui fallait la honte de quelqu'un à côté de la sienne. Elle se persuadait que le bruit du scandale de Versailles couvrirait si bien son crime, à elle, comtesse de La Motte, que fût-elle condamnée, l'arrêt frapperait la reine avant tout le monde.
Son calcul avait donc échoué. La reine, en acceptant franchement le débat sur la double affaire, le cardinal, en subissant son interrogatoire, juges et scandale, enlevaient à leur ennemie l'auréole d'innocence qu'elle s'était plu à dorer de toutes ses hypocrites réserves.
Mais, chose étrange! le public allait voir se dérouler devant lui un procès dans lequel personne ne serait innocent, même ceux qu'absoudrait la justice.
Après des confrontations sans nombre, dans lesquelles le cardinal fut constamment calme et poli, même avec Jeanne, dans lesquelles Jeanne se montra violente et nuisible à tous, l'opinion publique en général, et celle des juges en particulier, se trouva formée irrévocablement.
Tous les incidents étaient devenus à peu près impossibles, toutes les révélations étaient épuisées. Jeanne s'aperçut qu'elle n'avait produit aucun effet sur ses juges.
Elle résuma donc dans le silence du cachot toutes ses forces, toutes ses espérances.
De tout ce qui entourait ou servait monsieur de Breteuil, le conseil venait à Jeanne de ménager la reine et charger sans pitié le cardinal.
De tout ce qui touchait le cardinal, famille puissante, juges partiaux pour la cause populaire, clergé fécond en ressources, le conseil venait à madame de La Motte de dire toute la vérité, de démasquer les intrigues de cour, et de pousser le bruit à un tel point qu'il s'ensuivît un étourdissement mortel aux têtes couronnées.
Ce parti cherchait à intimider Jeanne, il lui représentait encore ce qu'elle savait trop bien, que la majorité des juges penchait pour le cardinal, qu'elle se briserait sans utilité dans la lutte, et il ajoutait que peut-être, à moitié perdue qu'elle était, il valait mieux se laisser condamner pour l'affaire des diamants que de soulever les crimes de lèse-majesté, limon sanglant endormi au fond des codes féodaux, et qu'on n'appelait jamais à la surface d'un procès sans y faire monter aussi la mort.
Ce parti semblait sûr de la victoire. Il l'était. L'enthousiasme du peuple se manifestait avec celui en faveur du cardinal. Les hommes admiraient sa patience et les femmes sa discrétion. Les hommes s'indignaient qu'il eût été si lâchement trompé; les femmes ne le voulaient pas croire. Pour une quantité de gens, Oliva toute vivante, avec sa ressemblance et ses aveux, n'exista jamais, ou si elle existait, c'est que la reine l'avait inventée exprès pour la circonstance.
Jeanne réfléchissait à tout cela. Ses avocats eux-mêmes l'abandonnaient, ses juges ne dissimulaient pas leur répulsion; les Rohan la chargeaient vigoureusement; l'opinion publique la dédaignait. Elle résolut de frapper un dernier coup pour donner de l'inquiétude à ses juges, de la crainte aux amis du cardinal, du ressort à la haine publique contre Marie-Antoinette.
Son moyen devait être celui-ci, quant à la cour.
Faire croire qu'elle avait continuellement ménagé la reine et qu'elle allait tout dévoiler si on la poussait à bout.
Quant au cardinal, il fallait faire croire qu'elle ne gardait le silence que pour imiter sa délicatesse; mais que, du moment où il parlerait, affranchie par cet exemple, elle parlerait aussi, et que tous deux ils découvriraient à la fois leur innocence et la vérité.
Ce n'était là, réellement, qu'un résumé de sa conduite pendant l'instruction du procès. Mais, il faut le dire, tout mets connu peut se rajeunir, grâce à des assaisonnements nouveaux. Voici ce qu'imagina la comtesse pour rafraîchir ses deux stratagèmes.
Elle écrivit une lettre à la reine, une lettre dont les termes seuls révèlent le caractère et la portée.
«Madame,
«Malgré tout ce que ma position a de pénible et de rigoureux, il ne m'est pas échappé une seule plainte. Tous les détours dont on a fait usage pour m'extorquer des aveux n'ont contribué qu'à me fortifier dans la résolution de ne jamais compromettre ma souveraine.
«Cependant, quelque persuadée que je sois que ma constance et ma discrétion doivent me faciliter les moyens de sortir de l'embarras où je me trouve, j'avoue que les efforts de la famille de l'esclave (la reine appelait ainsi le cardinal aux jours de leur réconciliation) me font craindre de devenir sa victime.
«Un long emprisonnement, des confrontations qui ne finissent pas, la honte et le désespoir de me voir accusée d'un crime dont je suis innocente ont affaibli mon courage, et je tremble que ma constance ne succombe à tant de coups portés à la fois.
«Madame peut d'un seul mot mettre fin à cette malheureuse affaire par l'entremise de monsieur de Breteuil, qui peut lui donner, aux yeux du ministre (le roi) la tournure que son intelligence lui suggérera, sans que madame soit compromise en aucune manière. C'est la crainte d'être obligée de tout révéler qui nécessite la démarche que je fais aujourd'hui, persuadée que madame aura égard aux motifs qui me forcent d'y recourir, et qu'elle donnera des ordres pour me tirer de la pénible situation où je me trouve.
«Je suis, avec un profond respect, de madame, la très humble et obéissante servante,
«Comtesse de VALOIS DE LA MOTTE»
Jeanne avait tout calculé, comme on le voit.
Ou cette lettre irait à la reine et l'épouvanterait par la persévérance qu'elle dénotait, après tant de traverses, et alors la reine, qui devait être fatiguée de la lutte, se déciderait à en finir par l'élargissement de Jeanne, puisque sa prison et son procès n'avaient rien amené.
Ou, ce qui était bien plus probable, et ce qui est prouvé par la fin même de la lettre, Jeanne ne comptait en rien sur la lettre, et c'est aisé à démontrer: car lancée ainsi dans le procès, la reine ne pouvait rien arrêter sans se condamner elle-même. Il est donc évident que jamais Jeanne n'avait compté que sa lettre dût être remise à la reine.
Elle savait que tous ses gardiens étaient dévoués au gouverneur de la Bastille, c'est-à-dire à monsieur de Breteuil. Elle savait que tout le monde en France faisait de cette affaire du collier une spéculation toute politique, ce qui n'était pas arrivé depuis les parlements de monsieur de Maupeou. Il était certain que le messager qu'elle chargerait de cette lettre, s'il ne la donnait au gouverneur, la garderait pour lui ou pour les juges de son opinion. Elle avait enfin disposé toutes choses pour que cette lettre, en tombant dans des mains quelconques, y déposât un levain de haine, de défiance et d'irrévérence contre la reine.
En même temps qu'elle écrivait cette lettre à Marie-Antoinette, elle en rédigeait une autre pour le cardinal.
«Je ne puis concevoir, monseigneur, que vous vous obstiniez à ne pas parler clairement. Il me semble que vous n'avez rien de mieux à faire que d'accorder une confiance illimitée à nos juges; notre sort en deviendrait plus heureux. Quant à moi, je suis résolue à me taire si vous ne voulez pas me seconder. Mais que ne parlez-vous? Expliquez toutes les circonstances de cette affaire mystérieuse, et je vous jure de confirmer tout ce que vous aurez avancé; réfléchissez-y bien, monsieur le cardinal, si je prends sur moi de parler la première, et que vous désavouiez ce que je pourrais dire, je suis perdue, je n'échapperai pas à la vengeance de celle qui veut nous sacrifier.
«Mais vous n'avez rien à craindre de semblable de ma part, mon dévouement vous est connu. S'il arrivait qu'elle fût implacable, votre cause serait toujours la mienne; je sacrifierais tout pour vous soustraire aux effets de sa haine, ou notre disgrâce serait commune.
«P.-S. J'ai écrit à elle une lettre qui la décidera, je l'espère, sinon à dire la vérité, du moins à ne pas nous accabler, nous qui n'avons d'autre crime à nous reprocher que notre erreur ou notre silence.»
Cette lettre artificieuse fut remise par elle au cardinal dans leur dernière confrontation au grand parloir de la Bastille et l'on vit le cardinal rougir, pâlir et frissonner en présence d'une semblable audace. Il sortit pour reprendre haleine.
Quant à la lettre pour la reine, elle fut remise à l'instant même par la comtesse à l'abbé Lekel, aumônier de la Bastille, qui avait accompagné le cardinal au parloir, et dévoué aux intérêts des Rohan.
—Monsieur, lui dit-elle, vous pouvez, en vous chargeant de ce message, faire changer le sort de monsieur de Rohan et le mien. Prenez connaissance de ce qu'il renferme. Vous êtes un homme obligé au secret par vos devoirs. Vous vous convaincrez que j'ai frappé à la seule porte où nous puissions, monsieur le cardinal et moi, demander secours.
L'aumônier refusa.
—Vous ne voyez que moi d'ecclésiastique, répliqua-t-il. Sa Majesté croira que vous lui avez écrit d'après mes conseils et que vous m'avez tout avoué; je ne puis consentir à me perdre.
—Eh bien! dit Jeanne, désespérant du succès de sa ruse, mais voulant contraindre le cardinal par l'intimidation, dites à monsieur de Rohan qu'il me reste un moyen de prouver mon innocence, c'est de faire lire les lettres qu'il écrivait à la reine. Ce moyen, je répugnais à en user; mais, dans notre intérêt commun, je m'y résoudrai.
En voyant l'aumônier épouvanté par ces menaces, elle essaya une dernière fois de lui mettre dans les mains sa terrible lettre à la reine.
«S'il prend la lettre, se disait-elle, je suis sauvée, parce que alors, en pleine audience, je lui demanderai ce qu'il en a fait, et s'il l'a remise à la reine et sommée d'y faire réponse; s'il ne l'a pas remise, la reine est perdue; l'hésitation des Rohan aura prouvé son crime et mon innocence.»
Mais l'abbé Lekel eut-il à peine la lettre dans les mains, qu'il la rendit comme si elle le brûlait.
—Faites attention, dit Jeanne pâle de colère, que vous ne risquez rien, car j'ai caché la lettre de la reine dans une enveloppe adressée à madame de Misery.
—Raison de plus! s'écria l'abbé, deux personnes sauraient le secret. Double motif de ressentiment pour la reine. Non, non, je refuse.
Et il repoussa les doigts de la comtesse.
—Remarquez, dit-elle, que vous me réduisez à faire usage des lettres de monsieur de Rohan.
—Soit, repartit l'abbé, faites-en usage, madame.
—Mais, reprit Jeanne tremblante de fureur, comme je vous déclare que la preuve d'une correspondance secrète avec Sa Majesté fait tomber sur un échafaud la tête du cardinal, vous êtes libre de dire: Soit! Je vous aurai averti.
La porte s'ouvrit en ce moment, et le cardinal reparut, superbe et courroucé, sur le seuil:
—Faites tomber sur un échafaud la tête d'un Rohan, madame, répondit-il, ce ne sera pas la première fois que la Bastille aura vu ce spectacle. Mais, puisqu'il en est ainsi, je vous déclare, moi, que je ne reprocherai rien à l'échafaud sur lequel roulera ma tête, pourvu que je voie celui sur lequel vous serez flétrie comme voleuse et faussaire! Venez, l'abbé, venez!
Il tourna le dos à Jeanne, après ces paroles foudroyantes, et sortant avec l'aumônier, laissa dans la rage et le désespoir cette malheureuse créature, qui ne pouvait faire un mouvement sans se prendre de plus en plus dans la fange mortelle où bientôt elle allait plonger tout entière.
Chapitre XCIII
Le baptême du petit Beausire
Madame de La Motte s'était fourvoyée dans chacun de ses calculs. Cagliostro ne se trompa dans aucun.
À peine à la Bastille, il s'aperçut que le prétexte lui était donné enfin de travailler ouvertement à la ruine de cette monarchie que, depuis tant d'années, il sapait sourdement avec l'illuminisme et les travaux occultes.
Sûr de n'être en rien convaincu, victime arrivée au dénouement le plus favorable à ses vues, il tint religieusement sa promesse envers tout le monde.
Il prépara les matériaux de cette fameuse lettre de Londres, qui, paraissant un mois après l'époque où nous sommes arrivés, fut le premier coup de bélier appliqué sur les murs de la vieille Bastille, la première hostilité de la révolution, le premier choc matériel qui précéda celui du 14 juillet 1789.
Dans cette lettre où Cagliostro, après avoir ruiné roi, reine, cardinal, agioteurs publics, ruinait monsieur de Breteuil, personnification de la tyrannie ministérielle, notre démolisseur s'exprimait ainsi:
«Oui, je le répète libre après l'avoir dit captif, il n'est pas de crime qui ne soit expié par six mois de Bastille. Quelqu'un me demande si je retournerai jamais en France? Assurément, ai-je répondu, pourvu que la Bastille soit devenue une promenade publique. Dieu le veuille! Vous avez tout ce qu'il faut pour être heureux, vous autres Français: sol fécond, doux climat, bon cœur, gaieté charmante, du génie et des grâces propres à tout; sans égaux dans l'art de plaire, sans maîtres dans les autres, il ne vous manque, mes bons amis, qu'un petit point: c'est d'être sûrs de coucher dans vos lits quand vous êtes irréprochables.»
Cagliostro avait tenu sa parole aussi à Oliva. Celle-ci, de son côté, fut religieusement fidèle. Il ne lui échappa point un mot qui compromît son protecteur. Elle n'eut d'autre aveu funeste que pour madame de La Motte, et posa d'une façon nette et irrécusable sa participation innocente à une mystification adressée, selon elle, à un gentilhomme inconnu qu'on lui avait désigné sous le nom de Louis.
Pendant le temps qui s'était écoulé pour les captifs sous les verrous et dans les interrogatoires, Oliva n'avait pas revu son cher Beausire, mais elle n'était cependant point abandonnée tout à fait de lui, et, comme on va le voir, elle avait de son amant le souvenir que désirait Didon quand elle disait en rêvant: Ah! s'il m'était donné de voir jouer sur mes genoux un petit Ascagne!
Au mois de mai de l'année 1786, un homme attendait au milieu des pauvres sur les degrés du portail de Saint-Paul, rue Saint-Antoine. Il était inquiet, haletant, il regardait, sans pouvoir en détacher les yeux, dans la direction de la Bastille.
Auprès de lui vint se placer un homme à longue barbe, un des serviteurs allemands de Cagliostro, celui que Balsamo employait comme chambellan dans ses mystérieuses réceptions de l'ancienne maison de la rue Saint-Claude.
Cet homme arrêta la fougue impatiente de Beausire, et lui dit tout bas:
—Attendez, attendez, ils viendront.
—Ah! s'écria l'homme inquiet, c'est vous!
Et comme le ils viendront ne satisfaisait point, à ce qu'il paraît, l'homme inquiet, qui continuait à gesticuler plus que de raison, l'Allemand lui dit à l'oreille:
—Monsieur Beausire, vous allez tant faire de bruit que la police nous verra.... Mon maître vous avait promis des nouvelles, je vous en donne.
—Donnez! donnez, mon ami!
—Plus bas. La mère et l'enfant se portent bien.
—Oh! oh! s'écria Beausire dans un transport de joie impossible à décrire, elle est accouchée! elle est sauvée!
—Oui, monsieur; mais tirez à l'écart, je vous prie.
—D'une fille?
—Non, monsieur, d'un garçon.
—Tant mieux! Oh! mon ami, que je suis heureux, que je suis heureux. Remerciez bien votre maître; dites-lui bien que ma vie, que tout ce que j'ai est à lui....
—Oui, monsieur Beausire, oui, je lui dirai cela quand je le verrai.
—Mon ami, pourquoi me disiez-vous tout à l'heure?... Mais prenez donc ces deux louis.
—Monsieur, je n'accepte rien que de mon maître.
—Ah! pardon, je ne voulais pas vous offenser.
—Je le crois, monsieur. Mais vous me disiez?
—Ah! je vous demandais pourquoi, tout à l'heure, vous vous êtes écrié: Ils viendront? Qui viendra, s'il vous plaît?
—Je voulais parler du chirurgien de la Bastille et de la dame Chopin, sage-femme, qui ont accouché mademoiselle Oliva.
—Ils viendront ici? Pourquoi?
—Pour faire baptiser l'enfant.
—Je vais voir mon enfant! s'écria Beausire en bondissant comme un convulsionnaire. Vous dites que je vais voir le fils d'Oliva! ici, tout à l'heure?...
—Ici, tout à l'heure; mais modérez-vous, je vous en supplie; autrement, les deux ou trois agents de monsieur de Crosne, que je devine être cachés sous les haillons de ces mendiants, vous découvriront et devineront que vous avez eu communication avec le prisonnier de la Bastille. Vous vous perdrez et vous compromettrez mon maître.
—Oh! s'écria Beausire avec la religion du respect et de la reconnaissance, plutôt mourir que de prononcer une syllabe qui nuise à mon bienfaiteur. J'étoufferai, s'il le faut, mais je ne dirai plus rien. Ils ne viennent pas!...
—Patience.
Beausire se rapprocha de l'Allemand.
—Est-elle un peu heureuse, là-bas? demanda-t-il en joignant les mains.
—Parfaitement heureuse, répondit l'autre. Oh! voici un fiacre qui vient.
—Oui, oui.
—Il s'arrête....
—Il y a du blanc, de la dentelle....
—La tavaïolle[5] de l'enfant.
—Mon Dieu!
Et Beausire fut obligé de s'appuyer sur une colonne pour ne pas chanceler, quand il vit sortir du fiacre la sage-femme, le chirurgien et un porte-clefs de la Bastille, faisant l'office de témoins dans cette rencontre.
Au passage de ces trois personnes, les pauvres s'émurent et nasillèrent leurs lamentables réclamations.
On vit alors, chose étrange, le parrain et la marraine passer en coudoyant ces misérables, tandis qu'un étranger leur distribuait sa monnaie et ses écus en pleurant de joie.
Puis, le petit cortège étant entré dans l'église, Beausire entra derrière et vint, avec les prêtres et les fidèles curieux, chercher la meilleure place de la sacristie où allait s'accomplir le sacrement du baptême.
Le prêtre reconnaissant la sage-femme et le chirurgien, qui plusieurs fois déjà avaient eu recours à son ministère pour des circonstances pareilles, leur fit un petit salut amical, accompagné d'un sourire.
Beausire salua et sourit avec le prêtre.
La porte de la sacristie se ferma alors, et le prêtre, prenant sa plume, commença d'écrire sur son registre les phrases sacramentelles qui constituent l'acte d'enregistrement.
Lorsqu'il en vint à demander le nom et les prénoms de l'enfant:
—C'est un garçon, dit le chirurgien, voilà tout ce que je sais.
Et quatre éclats de rire ponctuèrent ce mot, qui ne parut pas assez respectueux à Beausire.
—Il a bien un nom quelconque, fût-ce un nom de saint, ajouta le prêtre.
—Oui, la demoiselle a voulu qu'on l'appelât Toussaint.
—Ils y sont tous, alors! répliqua le prêtre en riant de son jeu de mots, ce qui emplit la sacristie d'une hilarité nouvelle.
Beausire commençait à perdre patience, mais la sage influence de l'Allemand le maintenait encore. Il se contint.
—Eh bien! dit le prêtre, avec ce prénom-là, avec tous saints pour patrons, on peut se passer de père. Écrivons: «Aujourd'hui, nous a été présenté un enfant du sexe masculin, né hier, à la Bastille, fils de Nicole-Oliva Legay et de... père inconnu.»
Beausire s'élança furieux aux côtés du prêtre, et lui retenant le poignet avec force:
—Toussaint a un père, s'écria-t-il, comme il a une mère! Il a un tendre père qui ne reniera point son sang. Écrivez, je vous prie, que Toussaint, né hier, de la demoiselle Nicole-Oliva Legay, est fils de Jean-Baptiste Toussaint de Beausire, ici présent!
Qu'on juge de la stupéfaction du prêtre, de celle du parrain et de la marraine! La plume tomba des mains du premier, l'enfant faillit tomber des bras de la sage-femme.
Beausire le reçut dans les siens, et, le couvrant de baisers avides, il laissa tomber sur le front du pauvre petit le premier baptême, le plus sacré en ce monde après celui qui vient de Dieu, le baptême des larmes paternelles.
Les assistants, malgré leur habitude des scènes dramatiques et le scepticisme ordinaire aux voltairiens de cette époque, furent attendris. Le prêtre seul garda son sang-froid et révoqua en doute cette paternité; peut-être était-il contrarié d'avoir à recommencer ses écritures.
Mais Beausire devina la difficulté; il déposa sur les fonts baptismaux trois louis d'or, qui, bien mieux que ses larmes, établirent son droit de père et firent briller sa bonne foi.
Le prêtre salua, ramassa les soixante-douze livres, et biffa les deux phrases qu'il venait d'écrire en goguenardant sur son registre.
—Seulement, monsieur, dit-il, comme la déclaration de monsieur le chirurgien de la Bastille et de la dame Chopin avait été formelle, vous voudrez bien écrire vous-même et certifier que vous vous déclarez le père de cet enfant.
—Moi! s'écria Beausire au comble de la joie; mais je l'écrirais de mon sang!
Et il saisit la plume avec enthousiasme.
—Prenez garde, lui dit tout bas le porte-clefs Guyon, qui n'avait pas oublié son rôle d'homme scrupuleux. Je crois, mon cher monsieur, que votre nom sonne mal en de certains endroits; il y a danger à l'écrire sur des registres publics, avec une date qui donne à la fois la preuve de votre présence et de votre commerce avec une accusée.
—Merci de votre conseil, l'ami, répliqua Beausire avec fierté; il sent son honnête homme et vaut les deux louis d'or que je vous offre; mais renier le fils de ma femme....
—Elle est votre femme? s'écria le chirurgien.
—Légitime! s'écria le prêtre.
—Que Dieu lui rende la liberté, dit Beausire en tremblant de plaisir, et le lendemain Nicole Legay s'appellera de Beausire, comme son fils et comme moi.
—En attendant, vous vous risquez, répéta Guyon; je crois qu'on vous cherche.
—Ce ne sera pas moi qui vous trahirai, dit le chirurgien.
—Ni moi, dit la sage-femme.
—Ni moi, fit le prêtre.
—Et quand on me trahirait, continua Beausire avec l'exaltation des martyrs, je souffrirai jusqu'à la roue pour avoir la consolation de reconnaître mon fils.
—S'il était roué, dit tout bas à la sage-femme monsieur Guyon, qui se piquait de repartie, ce ne serait pas pour s'être dit le père du petit Toussaint.
Et sur cette plaisanterie qui fit sourire dame Chopin, il fut procédé dans les formes à l'enregistrement et à la reconnaissance du jeune Beausire.
Beausire écrivit sa déclaration dans des termes magnifiques, mais un peu verbeux, comme sont les relations de tout exploit dont s'enorgueillit l'auteur.
Il la relut, la ponctua, la parapha, et fit parapher par les quatre personnes présentes.
Puis, ayant tout lu et vérifié de nouveau, il embrassa son fils, dûment baptisé, lui glissa une dizaine de louis sous sa tavaïolle, lui suspendit une bague au col, présent destiné à l'accouchée, et, fier comme Xénophon pendant sa fameuse retraite, il ouvrit la porte de la sacristie, décidé à ne pas user du moindre stratagème pour échapper aux sbires, s'il en trouvait d'assez dénaturés pour le saisir en ce moment.
Les groupes de mendiants n'avaient pas quitté l'église. Beausire, s'il eût pu les regarder avec des yeux plus fermes, eût peut-être reconnu parmi eux ce fameux Positif, auteur de sa disgrâce; mais rien ne bougea. La nouvelle distribution que fit Beausire fut reçue avec des: Dieu vous garde! sans mesure, et l'heureux père s'échappa de Saint-Paul avec toutes les apparences d'un gentilhomme vénéré, choyé, béni et caressé des pauvres de sa paroisse.
Quant aux témoins du baptême, ils se retirèrent de leur côté et regagnèrent leur fiacre, émerveillés de cette aventure.
Beausire les guetta du coin de la rue Culture-Sainte-Catherine, les vit monter en voiture, envoya deux ou trois baisers palpitants à son fils, et quand son cœur se fut assez complètement épanché, quand le fiacre eut disparu à ses yeux, il songea qu'il ne fallait tenter ni Dieu ni la police, et gagna un lieu d'asile connu de lui seul, de Cagliostro et de monsieur de Crosne.
C'est-à-dire que monsieur de Crosne, lui aussi, avait tenu parole à Cagliostro et n'avait pas fait inquiéter Beausire.
Lorsque l'enfant rentra dans la Bastille et que la dame Chopin eut appris à Oliva tant d'aventures surprenantes, celle-ci, passant à son plus gros doigt la bague de Beausire, se prit à pleurer aussi, et, ayant embrassé son enfant à qui déjà on cherchait une nourrice:
—Non, dit-elle, autrefois monsieur Gilbert, élève de monsieur Rousseau, prétendait que toute bonne mère doit nourrir son enfant, je nourrirai mon fils; je veux être au moins une bonne mère, ce sera toujours cela.
Chapitre XCIV
La sellette
Le jour était venu enfin, après de longs débats, où l'arrêt de la cour du parlement allait être provoqué par les conclusions du procureur général.
Les accusés, à l'exception de monsieur de Rohan, avaient été transférés à la Conciergerie pour être plus rapprochés de la salle d'audience, qui s'ouvrait à sept heures chaque matin.
Devant les juges présidés par le premier président d'Aligre, la contenance des accusés avait continué d'être ce qu'elle avait été pendant l'instruction.
Oliva, franche et timide; Cagliostro, tranquille, supérieur et rayonnant parfois de cette splendeur mystique qu'il se plaisait à affecter.
Villette, honteux, bas et pleurant.
Jeanne, insolente, l'œil étincelant, toujours menaçante et venimeuse.
Le cardinal, simple, rêveur, frappé d'atonie.
Jeanne avait bien vite pris les habitudes de la Conciergerie, et captivé par ses caresses mielleuses et ses petits secrets les bonnes grâces de la concierge du Palais, de son mari et de son fils.
De cette façon, elle s'était rendu la vie plus douce et les communications, plus libres. Il faut toujours plus de place au singe qu'au chien, à l'intrigant qu'à l'esprit tranquille.
Les débats n'apprirent rien de nouveau à la France. C'était bien toujours ce même collier volé avec audace par l'une ou l'autre des deux personnes qu'on accusait et qui s'accusaient réciproquement.
Décider entre les deux quel était le voleur, c'était tout le procès.
Cet esprit qui porte les Français toujours, et qui les portait surtout en ce temps-là aux extrêmes, avait greffé un autre procès sur le véritable.
Il s'agissait de savoir si la reine avait eu raison de faire arrêter le cardinal et de l'accuser de téméraires incivilités.
Pour quiconque raisonnait politique en France, cette annexe au procès constituait la cause véritable. Monsieur de Rohan avait-il cru pouvoir dire à la reine ce qu'il lui avait dit, agir en son nom, comme il l'avait fait; avait-il été l'agent secret de Marie-Antoinette, agent désavoué sitôt que l'affaire avait fait du bruit?
En un mot, dans cette cause incidente, le cardinal inculpé avait-il agi de bonne foi, comme un confident intime, vis-à-vis de la reine?
S'il avait agi de bonne foi, la reine était donc coupable de toutes ces intimités, même innocentes, qu'elle avait niées et que madame de La Motte insinuait avoir existé. Et puis, comme total aux yeux de l'opinion, qui ne ménage rien, des intimités sont-elles innocentes, qu'on est contraint de nier à son mari, à ses ministres, à ses sujets.
Tel est le procès que les conclusions du procureur général vont diriger vers son but, vers sa morale.
Le procureur général prit la parole.
Il était l'organe de la cour, il parlait au nom de la dignité royale méconnue, outragée, il plaidait pour le principe immense de l'inviolabilité royale.
Le procureur général entrait dans le procès réel pour certains accusés; il prenait corps à corps le procès incident quant au cardinal. Il ne pouvait admettre que dans cette affaire du collier, la reine pût assumer sur elle un tort, un seul. Si elle n'en avait aucun, ils tombaient donc tous sur la tête du cardinal.
Il conclut donc inflexiblement:
à la condamnation de Villette aux galères;
à la condamnation de Jeanne de La Motte en la marque, le fouet et la réclusion à perpétuité dans l'hôpital;
à la mise hors de cause de Cagliostro;
au renvoi pur et simple d'Oliva;
à l'aveu auquel serait contraint le cardinal d'une témérité offensante envers la Majesté royale, aveu à la suite duquel il serait banni de la présence du roi et de la reine, et dépouillé de ses charges et dignités.
Ce réquisitoire frappa le parlement d'indécision et les accusés de terreur. La volonté royale s'y expliquait de telle force, que si l'on eût vécu un quart de siècle auparavant, alors même que les parlements avaient commencé à secouer le joug et à revendiquer leur prérogative, ces conclusions du procureur du roi eussent été dépassées par le zèle et le respect des juges pour le principe, encore vénéré, de l'infaillibilité du trône.
Mais quatorze conseillers seulement adoptèrent l'opinion complète du procureur général, et la division se mit dès lors dans l'assemblée.
On procéda au dernier interrogatoire, formalité presque inutile avec de pareils accusés, puisqu'il avait pour but de provoquer des aveux avant l'arrêt, et qu'il n'y avait ni paix ni trêve à demander aux acharnés adversaires qui luttaient depuis si longtemps. C'était moins leur propre absolution qu'ils demandaient que la condamnation de leur partie.
L'usage était que l'accusé comparût devant ses juges assis sur un petit siège de bois, siège humble, bas, honteux, déshonoré par le contact des accusés qui de ce siège avaient passé à l'échafaud.
C'est là que vint s'asseoir le faussaire Villette, qui demanda pardon avec ses larmes et ses prières.
Il déclara tout ce qu'on sait, savoir qu'il était coupable du faux, coupable de complicité avec Jeanne de La Motte. Il témoigna que son repentir, ses remords étaient déjà pour lui un supplice capable de désarmer ses juges.
Celui-là n'intéressait personne; il n'était et ne parut rien autre chose qu'un coquin. Congédié par la cour, il regagna en larmoyant sa cellule de la Conciergerie.
Après lui parut, à l'entrée de la salle, madame de La Motte, conduite par le greffier Frémyn.
Elle était vêtue d'un mantelet et d'une chemise de linon batiste, d'un bonnet de gaze sans rubans; une sorte de gaze blanche lui couvrait le visage; elle portait ses cheveux sans poudre. Sa présence fit une vive impression sur l'assemblée.
Elle venait de subir le premier des outrages auxquels elle était réservée: on l'avait fait passer par le petit escalier, comme les criminels vulgaires.
La chaleur de la salle, le bruit des conversations, le mouvement des têtes qui ondulaient de tous côtés commencèrent par la troubler; ses yeux vacillèrent un moment comme pour s'habituer au miroitement de tout cet ensemble.
Alors le même greffier qui la tenait par la main la conduisit assez vivement à la sellette placée au centre de l'hémicycle et pareille à ce petit bloc sinistre qu'on appelle le billot quand il se dresse sur un échafaud au lieu de s'élever dans une salle d'audience.
À la vue de ce siège infamant qu'on lui destinait, à elle, orgueilleuse de s'appeler Valois, et de tenir en ses mains la destinée d'une reine de France, Jeanne de La Motte pâlit, elle jeta un regard courroucé autour d'elle, comme pour intimider les juges qui se permettaient cet outrage; mais rencontrant partout des volontés fermes, et de la curiosité au lieu de miséricorde, elle refoula son indignation furieuse, et s'assit pour n'avoir pas l'air de tomber sur la sellette.
On remarqua dans les interrogatoires, qu'elle donnait à ses réponses tout le vague duquel les adversaires de la reine eussent pu tirer le plus d'avantage pour défendre leur opinion. Elle ne précisa rien que les affirmations de son innocence, et força le président de lui adresser une question sur l'existence de ces lettres qu'elle disait venir du cardinal pour la reine, de celles aussi que la reine aurait écrites au cardinal.
Tout le venin du serpent allait se répandre dans la réponse à cette question.
Jeanne commença par protester de son désir de ne pas compromettre la reine; elle ajouta que nul mieux que le cardinal ne pouvait répondre à la question.
—Invitez-le, dit-elle, à produire ses lettres ou copie, pour en faire la lecture et satisfaire votre curiosité. Quant à moi, je ne saurais affirmer si ces lettres sont du cardinal à la reine ou de la reine au cardinal; je trouve celles-ci trop libres et trop familières d'une souveraine à un sujet; je trouve celles-là trop irrévérencieuses, venant d'un sujet pour aller à une reine.
Le silence profond, terrible, qui accueillit cette attaque, dut prouver à Jeanne qu'elle n'avait inspiré que de l'horreur à ses ennemis, de l'effroi à ses partisans, de la défiance à ses juges impartiaux. Elle ne quitta la sellette qu'avec le doux espoir que le cardinal y serait assis comme elle. Cette vengeance lui suffisait pour ainsi dire. Que devint-elle quand, en se retournant pour considérer une dernière fois ce siège d'opprobre où elle forçait un Rohan de s'asseoir après elle, elle ne vit plus la sellette, que, sur l'ordre de la cour, les huissiers avaient fait disparaître et remplacer par un fauteuil.
Un rugissement de rage s'exhala de sa poitrine; elle bondit hors de la salle et se mordit les mains avec frénésie.
Son supplice commençait. Le cardinal s'avança lentement à son tour. Il venait de descendre de carrosse: la grande porte avait été ouverte pour lui.
Deux huissiers, deux greffiers l'accompagnaient; le gouverneur de la Bastille marchait à son côté.
À son entrée, un long murmure de sympathie et de respect partit des bancs de la cour. Il y fut répondu par une puissante acclamation du dehors. C'était le peuple qui saluait l'accusé et le recommandait à ses juges.
Le prince Louis était pâle, très ému. Vêtu d'un habit long de cérémonie, il se présentait avec le respect et la condescendance dus à des juges par un accusé qui accepte leur juridiction et l'invoque.
On montra le fauteuil au cardinal, dont les yeux avaient craint de se porter vers l'enceinte, et le président lui ayant adressé un salut et une parole encourageante, toute la cour le pria de s'asseoir avec une bienveillance qui redoubla la pâleur et l'émotion de l'accusé.
Lorsqu'il prit la parole, sa voix tremblante, coupée de soupirs, ses yeux troublés, son maintien humble remuèrent profondément la compassion de l'auditoire. Il s'expliqua lentement, présenta des excuses plutôt que des preuves, des supplications plutôt que des raisonnements, et s'arrêtant tout à coup, lui, l'homme éloquent, disert, il produisit par cette paralysie de son esprit et de son courage un effet plus puissant que tous les plaidoyers et tous les arguments.
Ensuite parut Oliva; la pauvre fille retrouva la sellette. Bien des gens frémirent en voyant cette vivante image de la reine sur le siège honteux qu'avait occupé Jeanne de La Motte; ce fantôme de Marie-Antoinette, reine de France, sur la sellette des voleuses et des faussaires, épouvanta les plus ardents persécuteurs de la monarchie. Ce spectacle aussi en allécha plusieurs, comme le sang que l'on fait goûter au tigre.
Mais on se disait partout que la pauvre Oliva venait, au greffe, de quitter son enfant, qu'elle allaitait, et quand la porte venait à s'ouvrir, les vagissements du fils de monsieur Beausire venaient plaider douloureusement en faveur de sa mère.
Après Oliva parut Cagliostro le moins coupable de tous. Il ne lui fut pas enjoint de s'asseoir, bien que le fauteuil eût été conservé près de la sellette.
La cour craignait le plaidoyer de Cagliostro. Un semblant d'interrogatoire, coupé par le c'est bien! du président d'Aligre, satisfit aux exigences de la formalité.
Et alors, la cour annonça que les débats étaient clos, et que la délibération commençait. La foule s'écoula lentement, par les rues et les quais, se promettant de revenir dans la nuit, pour entendre l'arrêt, qui, disait-on, ne tarderait pas à être prononcé.
Chapitre XCV
D'une grille et d'un abbé
Les débats terminés, après le retentissement de l'interrogatoire et les émotions de la sellette, tous les prisonniers furent logés pour cette nuit à la Conciergerie.
La foule, ainsi que nous l'avons dit, vint au soir se placer en groupes silencieux, quoique animés, sur la place du Palais, pour recevoir fraîchement la nouvelle de l'arrêt aussitôt qu'il serait rendu.
À Paris, chose étrange! les grands secrets sont précisément ceux que la foule connaît avant qu'ils n'aient éclaté dans leur entier développement.
La foule attendait donc, en savourant la réglisse anisée dont ses fournisseurs ambulants trouvaient l'alimentation première sous la première arche du Pont-au-Change.
Il faisait chaud. Les nuages de juin roulaient lourdement les uns sur les autres, comme des panaches d'épaisse fumée. Le ciel brillait à l'horizon de feux pâles et réitérés.
Tandis que le cardinal, à qui la faveur avait été accordée de se promener sur les terrasses qui relient les donjons, s'entretenait avec Cagliostro du succès probable de leur mutuelle défense; tandis qu'Oliva, dans sa cellule, caressait son petit enfant et le berçait entre ses bras; que, dans sa loge, Réteau, l'œil sec, les ongles dans ses dents, comptait en idée les écus promis par monsieur de Crosne et les opposait comme total aux mois de captivité que lui promettait le parlement; pendant ce temps, Jeanne, retirée en la chambre de la concierge, madame Hubert, essayait de distraire son esprit brûlé avec un peu de bruit, avec un peu de mouvement.
Cette chambre, haute de plafond, vaste comme une salle, dallée comme une galerie, était éclairée sur le quai par une grande fenêtre en ogive. Les petites vitres de cette fenêtre interceptaient la plus grande partie du jour, comme si, dans cette chambre même où logeaient des gens libres, on eût dû épouvanter la liberté, un énorme grillage de fer appliqué au-dehors venait sur les vitres mêmes doubler l'obscurité par l'entrecroisement des barres de fer et des filets de plomb qui encadraient chaque losange de verre.
Du reste, la lumière que tamisait ce double crible était comme adoucie pour l'œil des prisonniers. Elle n'avait plus rien de ce rayonnement insolent du soleil libre, elle n'était point faite pour offenser ceux qui ne pouvaient sortir. Il y a dans toutes choses, même dans les mauvaises que l'homme a faites, si le temps, ce pondérateur intermédiaire entre l'homme et Dieu, a passé par-dessus, il y a des harmonies qui mitigent et permettent une transition entre la douleur et le sourire.
C'est dans cette salle que, depuis sa réclusion à la Conciergerie, madame de La Motte vivait tout le jour en compagnie de la concierge, de son fils et de son mari. Nous avons dit qu'elle avait l'esprit souple, le caractère séduisant. Elle s'était fait aimer de ces gens; elle avait trouvé moyen de leur prouver que la reine était une grande coupable. Un jour devait venir où, dans cette même salle, une autre concierge, apitoyée aussi sur les malheurs d'une prisonnière, la croirait innocente en la voyant patiente et bonne, et cette prisonnière, ce serait la reine!
Madame de La Motte allait donc—c'est elle-même qui le dit—oublier, dans la société de cette concierge et de ses connaissances, ses idées mélancoliques, et payait ainsi par sa belle humeur les complaisances qu'on avait pour elle. Ce jour-là, jour de la clôture de l'audience, quand Jeanne revint auprès de ces bonnes gens, elle les trouva soucieux et gênés.
Une nuance n'était pas indifférente à cette femme rusée: elle espérait avec rien, elle s'alarmait avec tout. En vain essayait-elle d'arracher la vérité à madame Hubert, celle-ci et les siens se renfermèrent dans des généralités banales.
Ce jour-là, disons-nous, Jeanne aperçut dans le coin de la cheminé un abbé, commensal intermittent de la maison. C'était un ancien secrétaire du précepteur de monsieur le comte de Provence; homme simple de façons, caustique avec mesure, sachant sa cour, et qui, depuis longtemps éloigné de la maison de madame Hubert, était redevenu assidu depuis l'arrivée de madame de La Motte à la Conciergerie.
Il y avait aussi deux ou trois des employés supérieurs du Palais; on regardait beaucoup madame de La Motte; on parlait peu.
Elle prit gaiement l'initiative.
—Je suis sûre, dit-elle, qu'on cause plus chaudement là-haut que nous ne parlons ici.
Un faible murmure d'assentiment, échappé au concierge et à sa femme, répondit seul à cette provocation.
—En haut? fit l'abbé, jouant l'ignorance. Où cela, madame la comtesse?
—Dans la salle où mes juges délibèrent, répliqua Jeanne.
—Oh! oui, oui, dit l'abbé.
Et le silence recommença.
—Je crois, dit-elle, que mon attitude d'aujourd'hui a fait bon effet. Vous devez déjà savoir cela, n'est-ce pas?
—Mais, oui, madame, dit timidement le concierge.
Et il se leva comme pour rompre l'entretien.
—Votre avis, monsieur l'abbé? reprit Jeanne. Est-ce que mon affaire ne se dessine pas bien? Songez qu'on n'articule aucune preuve.
—Il est vrai, madame, dit l'abbé. Aussi, avez-vous beaucoup à espérer.
—N'est-ce pas? s'écria-t-elle.
—Cependant, ajouta l'abbé, supposez que le roi....
—Eh bien! le roi, que fera-t-il? dit Jeanne avec véhémence.
—Eh! madame, le roi peut ne vouloir pas qu'on lui donne un démenti.
—Il ferait condamner monsieur de Rohan alors, c'est impossible.
—Il est vrai que cela est difficile, répondit-on de toutes parts.
—Or, se hâta de glisser Jeanne, dans cette cause, qui dit monsieur de Rohan, dit moi.
—Non pas, non pas, reprit l'abbé, vous vous faites illusion, madame. Il y aura un accusé absous.... Moi, je pense que ce sera vous, et je l'espère, même. Mais il n'y en aura qu'un. Il faut un coupable au roi, autrement, que deviendrait la reine?
—C'est vrai, dit sourdement Jeanne, blessée d'être contredite, même sur une espérance qu'elle ne faisait qu'affecter. Il faut un coupable au roi. Eh bien! alors, monsieur de Rohan est aussi bon que moi pour cela.
Un silence effrayant pour la comtesse s'établit après ces paroles.
L'abbé le rompit le premier.
—Madame, dit-il, le roi n'a pas de rancune, et, sa première colère satisfaite, il ne songera plus au passé.
—Mais qu'appelez-vous une colère satisfaite? dit Jeanne avec ironie. Néron avait ses colères comme Titus avait les siennes.
—Une condamnation... quelconque, se hâta de dire l'abbé, c'est une satisfaction.
—Quelconque!... monsieur, s'écria Jeanne, voilà un affreux mot.... Il est trop vague.... Quelconque, c'est tout dire!
—Oh! je ne parle que d'une réclusion dans un couvent, répliqua froidement l'abbé; c'est l'idée que, d'après les bruits qui courent, le roi aurait adoptée le plus volontiers à votre égard.
Jeanne regarda cet homme avec une terreur qui fit place aussitôt à la plus furieuse exaltation.
—La réclusion dans un couvent! dit-elle; c'est-à-dire une mort lente, ignominieuse par les détails, une mort féroce qui paraîtra un acte de clémence!... La réclusion dans l'in pace, n'est-ce pas? Les tortures de la faim, du froid, des corrections! Non, assez de supplices, assez de honte, assez de malheur pour l'innocence quand la coupable est puissante, libre, honorée! La mort tout de suite, mais la mort que j'aurai choisie, le libre arbitre pour me punir d'être née à ce monde infâme!
Et, sans écouter ni les représentations, ni les prières, sans souffrir qu'on l'arrêtât, repoussant le concierge, renversant l'abbé, écartant madame Hubert, elle courut à un dressoir pour y chercher un couteau.
Ces trois personnes réussirent à la détourner; elle prit sa course comme une panthère que les chasseurs ont inquiétée, non effrayée, et, poussant des hurlements d'une colère trop bruyante pour être naturelle, elle s'élança dans un cabinet attenant à la salle, et là, soulevant un énorme vase de faïence dans lequel végétait un rosier étiolé, elle s'en frappa la tête à plusieurs reprises.
Le vase se brisa, un morceau demeura dans la main de cette furie; on vit le sang couler sur son front par les gerçures de la peau, qui s'était fendue. La concierge se jeta en pleurant dans ses bras. On l'assit sur un fauteuil; on l'inonda d'eau de senteur et de vinaigre. Elle s'était évanouie après d'affreuses convulsions.
Lorsqu'elle revint à elle, l'abbé pensa qu'elle étouffait.
—Voyez! dit-il, ce grillage intercepte le jour et l'air. N'est-il pas possible de faire respirer un peu cette pauvre femme?
Alors, madame Hubert, oubliant tout, courut à une armoire située près de la cheminée, en tira une clef qui lui servit à ouvrir ce grillage, et aussitôt l'air et la vie entrèrent à flots dans l'appartement.
—Ah! dit l'abbé, je ne savais pas que ce grillage pût s'ouvrir à l'aide d'une clef. Pourquoi tant de précautions, mon Dieu?
—C'est l'ordre! répliqua la concierge.
—Oui, je comprends, ajouta l'abbé avec une intention marquée, cette fenêtre n'est qu'à sept pieds environ du sol, elle donne sur le quai. S'il arrivait que des prisonniers s'échappassent de l'intérieur de la Conciergerie, en passant par votre salle, ils trouveraient la liberté sans avoir rencontré un seul porte-clefs ni une sentinelle.
—Précisément, dit la concierge.
L'abbé remarqua du coin de l'œil que madame de La Motte avait entendu, compris, qu'elle avait tressailli même, et qu'aussitôt après avoir recueilli les paroles de l'abbé elle avait levé les yeux sur l'armoire, fermée seulement par un bouton de cuivre, où la concierge serrait cette clef de la grille.
C'en fut assez pour lui. Sa présence ne paraissait plus être utile. Il prit congé.
Cependant, revenant sur ses pas, comme les personnages de théâtre qui font une fausse sortie:
—Que de monde sur la place! dit-il. Toute la foule se porte avec tant d'acharnement de ce côté du palais qu'il n'y a pas une âme sur le quai.
Le concierge se pencha au-dehors.
—C'est vrai, dit-il.
—Ne pense-t-on pas, poursuivit l'abbé, toujours comme si madame de La Motte ne pouvait l'entendre—et elle l'entendait fort bien—, ne croit-on pas que l'arrêt sera rendu dans la nuit? Non, n'est-ce pas?
—Je ne suppose pas, dit le concierge, qu'il soit rendu avant demain matin.
—Eh bien! ajouta l'abbé, tâchez de laisser reposer un peu cette pauvre madame de La Motte. Après tant de secousses, elle doit avoir besoin de repos.
—Nous nous retirerons dans notre chambre, dit le brave concierge à sa femme, et nous laisserons madame ici sur le fauteuil, à moins qu'elle ne veuille s'aller mettre au lit.
Jeanne, se soulevant, rencontra l'œil de l'abbé, qui guettait sa réponse. Elle feignit de se rendormir.
Alors l'abbé disparut, et le concierge et sa femme partirent aussi, après avoir refermé doucement la grille et remis la clef à sa place.
Aussitôt qu'elle fut seule, Jeanne ouvrit les yeux.
«L'abbé me conseille de fuir, pensa-t-elle. Peut-on plus clairement m'indiquer et la nécessité de l'évasion et le moyen! Me menacer d'une condamnation avant l'arrêt des juges, c'est d'un ami qui veut me pousser à prendre ma liberté, ce ne peut être d'un barbare qui m'insulte.
«Pour m'enfuir, je n'ai qu'un pas à faire; j'ouvre cette armoire, puis cette grille, et me voilà sur le quai désert.
«Désert, oui!... Personne; la lune elle-même se cache dans les cieux.
«Fuir!... Oh! la liberté! le bonheur de retrouver mes richesses... le bonheur de rendre à mes ennemis tout le mal qu'ils m'auront fait!»
Elle s'élança vers l'armoire et saisit la clef. Déjà elle s'approchait de la serrure du grillage.
Soudain elle crut voir, sur la ligne noire du parapet du pont, une forme noire qui en coupait l'uniforme régularité.
«Un homme est là, dit-elle, dans l'ombre; l'abbé, peut-être; il veille sur mon évasion; il m'attend pour me prêter secours. Oui, mais si c'était un piège... si, descendue sur le quai, j'allais être saisie, surprise en flagrant délit d'évasion?... L'évasion, c'est l'aveu du crime, l'aveu du moins de la peur! Qui s'évade fuit devant sa conscience.... D'où vient cet homme?... Il paraît se rattacher à monsieur de Provence.... Qui me dit que ce n'est pas un émissaire de la reine ou des Rohan?... Comme on paierait cher, de ce côté, une fausse démarche de ma part.... Oui, quelqu'un est là qui guette!...
«Me faire fuir quelques heures avant l'arrêt! Ne le pouvait-on plus tôt si l'on m'eût véritablement voulu servir? Mon Dieu! qui sait si déjà la nouvelle n'est pas venue à mes ennemis de mon acquittement résolu dans le conseil des juges? Qui sait si l'on ne veut parer ce coup terrible pour la reine avec une preuve ou un aveu de ma culpabilité. L'aveu, la preuve, ce serait ma fuite. Je resterai!»
Jeanne, à partir de ce moment, demeura convaincue qu'elle venait d'échapper au piège. Elle sourit, redressa sa tête astucieuse et hardie, et d'un pas assuré elle alla remettre la clef du grillage dans la petite armoire près de la cheminée.
Puis, se rasseyant dans le fauteuil entre la lumière et la fenêtre, elle observa de loin, tout en feignant de dormir, l'ombre de cet homme qui guettait, et qui, fatigué sans doute d'attendre, finit par se lever et par disparaître avec les premières lueurs de l'aube, à deux heures et demie du matin, alors que l'œil commençait à distinguer l'eau de ses rives.
Chapitre XCVI
L'arrêt
Au matin, quand tous les bruits renaissent, quand Paris reprend la vie ou noue un nouveau chaînon au chaînon de la veille, la comtesse espéra que la nouvelle d'un acquittement allait tout à coup pénétrer dans sa prison avec la joie et les félicitations de ses amis.
Avait-elle des amis? Hélas! jamais la fortune, jamais le crédit ne demeurent sans cortège, et cependant Jeanne était devenue riche, puissante; elle avait reçu, elle avait donné sans s'être fait même l'ami banal qui doit brûler le lendemain d'une disgrâce ce qu'il a complimenté la veille.
Mais après son triomphe qu'elle attendait, Jeanne aurait des partisans, elle aurait des admirateurs, elle aurait des envieux.
Ce flot pressé de gens au joyeux visage, elle s'attendait vainement à le voir pénétrer dans la salle du concierge Hubert.
De l'immobilité d'une personne convaincue et qui laisse venir les bras à elle, Jeanne passa, c'était la pente de son caractère, à une inquiétude excessive.
Et comme on ne peut toujours dissimuler, elle ne prit point la peine, avec ses gardiens, de cacher ses impressions.
Il ne lui était pas permis de sortir pour aller s'informer, mais elle passa sa tête au vasistas d'une des fenêtres, et là, anxieuse, elle prêta l'oreille aux bruits de la place voisine, bruits qui se résolvaient en un murmure confus, après avoir percé l'épaisseur des murs du vieux palais de Saint Louis.
Jeanne entendit alors, non pas une rumeur, mais une véritable explosion, des bravos, des cris, des trépignements, quelque chose d'éclatant qui l'épouvanta, car elle n'avait pas la conscience que ce fût pour elle qu'on témoignât tant de sympathie.
Ces salves bruyantes se répétèrent deux fois et firent place à des bruits d'un autre genre.
Il lui sembla que c'était de l'approbation aussi, mais une approbation calme et sitôt morte que née.
Bientôt les passants devinrent plus fréquents sur le quai, comme si les groupes de la place se dissolvaient et renvoyaient en détail leurs masses dispersées.
—Un fameux jour pour le cardinal! dit une sorte de clerc de procureur, en bondissant sur le pavé près du parapet.
Et il jeta une pierre dans la rivière avec cette habileté du jeune Parisien qui a consacré beaucoup de ses journées à l'exercice de cet art, exhumé de la palestre antique.
—Pour le cardinal! répéta Jeanne. Il y a donc nouvelle que le cardinal est acquitté?
Une goutte de fiel, une goutte de sueur tomba du front de Jeanne.
Elle rentra précipitamment dans la salle.
—Madame, madame, demanda-t-elle à la femme Hubert; qu'entends-je dire: Que c'est heureux pour le cardinal? Quoi donc est heureux, s'il vous plaît?
—Je ne sais, répliqua celle-ci.
Jeanne la regarda bien en face.
—Demandez à votre mari, je vous prie, ajouta-t-elle.
La concierge obéit par complaisance, et Hubert répondit du dehors:
—Je ne sais pas!
Jeanne, impatiente, froissée, s'arrêta un moment au milieu de la chambre.
—Que voulaient dire ces passants alors, dit-elle, on ne se trompe pas à ces sortes d'oracles? Ils parlaient du procès, bien sûr.
—Peut-être, fit le charitable Hubert, voulaient-ils dire que si monsieur de Rohan est acquitté, ce sera un beau jour pour lui, voilà tout.
—Vous croyez qu'il sera acquitté? s'écria Jeanne en crispant ses doigts.
—Cela peut arriver.
—Moi, alors?...
—Oh! vous, madame... vous comme lui; pourquoi pas vous?
—étrange hypothèse! murmura Jeanne.
Et elle se remit aux vitres.
—Vous avez tort, je crois, madame, lui dit le concierge, d'aller chercher ainsi des émotions qui vous arrivent mal compréhensibles du dehors. Restez, croyez-moi, paisible, en attendant que votre conseil ou monsieur Frémyn viennent vous lire....
—L'arrêt.... Non! non!
Et elle écouta.
Une femme passait avec ses amies. Bonnets de fête, gros bouquets à la main. L'odeur des roses monta comme un baume précieux jusqu'à Jeanne, qui aspirait tout d'en bas.
—Il aura mon bouquet, cria cette femme, et cent autres encore, le cher homme. Oh! si je puis, je l'embrasserai.
—Et moi aussi, dit une compagne.
—Et moi, je veux qu'il m'embrasse, dit une troisième.
«De qui veulent-elles parler?» pensa Jeanne.
—C'est qu'il est très bel homme, tu n'es pas dégoûtée, fit une dernière à ses amies.
Et tout passa.
—Encore le cardinal! toujours lui! murmura Jeanne; il est acquitté, il est acquitté!
Et elle prononça ces mots avec tant de découragement et de certitude en même temps, que les concierges, résolus de ne pas occasionner une tempête comme celle de la veille, lui dirent en même temps:
—Eh! madame, pourquoi ne voudriez-vous pas que le pauvre prisonnier fût absous et libéré?
Jeanne sentit le coup, elle sentit surtout le changement de ses hôtes, et voulant ne rien perdre de leur sympathie:
—Oh! dit-elle, vous ne me comprenez pas. Hélas! me croyez-vous si envieuse ou si méchante que je désire le mal de mes compagnons d'infortune. Mon Dieu! qu'il soit absous, monsieur le cardinal; oh oui! qu'il le soit. Mais moi, moi, que je sache enfin.... Croyez-moi donc, mes amis, c'est l'impatience qui me rend ainsi.
Hubert et sa femme se regardèrent l'un l'autre comme pour mesurer la portée de ce qu'ils voulaient faire.
Un fauve éclair qui jaillit des yeux de Jeanne, malgré elle, les arrêta comme ils allaient prendre une décision.
—Vous ne me dites rien? s'écria-t-elle, s'apercevant de sa faute.
—Nous ne savons rien, reprirent-ils plus bas.
À ce moment, un ordre appela Hubert hors de son appartement. La concierge, demeurée seule avec Jeanne, essaya de la distraire; ce fut en vain, tous les sens de la captive, toute son intelligence étaient sollicités à l'extérieur par les bruits, par les souffles qu'elle percevait avec une susceptibilité décuplée de la fièvre.
La concierge, ne pouvant plus l'empêcher de regarder ou d'écouter, se résigna.
Soudain, un grand bruit, un grand mouvement se firent sur la place. La foule reflua sur le pont, jusque sur le quai, avec des cris tellement compacts, tellement réitérés, que Jeanne en tressaillit à son observatoire.
Ces cris ne cessaient pas; ils s'adressaient à une voiture découverte dont les chevaux, retenus par la main du cocher bien moins encore que par la foule, marchaient à peine au plus petit pas.
Peu à peu, la multitude les pressant, les serrant, portait sur ses épaules, sur ses bras, chevaux, carrosse, et deux personnes que contenait le carrosse.
Aux grands rayons du soleil, sous une pluie de fleurs, sous un dôme de feuillages que mille mains agitaient au-dessus de leurs têtes, la comtesse reconnut ces deux hommes qu'enivrait la foule enthousiaste.
L'un, pâle de son triomphe, effrayé de sa popularité, demeurait grave, étourdi, tremblant. Des femmes montaient aux jantes de ses roues, lui arrachaient les mains pour les dévorer de baisers, et se disputaient à grands coups la dentelle de ses manchettes, qu'elles avaient payée en fleurs les plus fraîches et les plus rares.
D'autres, plus heureuses encore, étaient montées sur l'arrière du carrosse avec les laquais; puis, insensiblement enlevant les obstacles qui gênaient leur amour, elles prenaient la tête du personnage idolâtré, appliquaient un baiser respectueux et sensuel, puis faisaient place à d'autres heureuses. Cet homme adoré, c'était le cardinal de Rohan.
Son compagnon, frais, joyeux, étincelant, recevait un accueil moins vif, mais aussi flatteur, proportion gardée. D'ailleurs, on le payait en cris, en vivats; les femmes se partageaient le cardinal, les hommes criaient: Vive Cagliostro.
Cette ivresse mit une demi-heure à traverser le Pont-au-Change, et jusqu'à son point culminant, Jeanne aperçut les triomphateurs. Elle ne perdit pas un détail.
Cette manifestation de l'enthousiasme public pour les victimes de la reine, car c'est ainsi qu'on les appelait, donna un moment de joie à Jeanne.
Mais aussitôt:
—Quoi! dit-elle, ils sont déjà libres; déjà pour eux les formalités sont accomplies, et moi, moi je ne sais rien; pourquoi ne me dit-on rien, à moi?
Le frisson la prit.
À côté d'elle, elle avait senti madame Hubert qui, silencieuse, attentive à tout ce qui se passait, devait avoir compris, cependant, et ne donnait aucune explication.
Jeanne allait provoquer un éclaircissement devenu indispensable, lorsqu'un nouveau bruit attira son attention du côté du Pont-au-Change.
Un fiacre, entouré de gens, gravissait à son tour la pente du pont.
Dans le fiacre, Jeanne reconnut, souriante et montrant son enfant au peuple, Oliva, qui partait aussi, libre et folle de joie des plaisanteries un peu libres, des baisers envoyés à la fraîche et appétissante fille. Voilà l'encens grossier, il est vrai, mais plus que suffisant pour mademoiselle Oliva, que la foule envoyait, dernier relief du festin splendide offert au cardinal.
Au milieu du pont, une chaise de poste attendait. Monsieur Beausire s'y cachait derrière un de ses amis, qui seul osait se révéler à l'admiration publique. Il fit un signe à Oliva, qui descendit de son fiacre au milieu des cris changés tant soit peu en huées. Mais pour certains acteurs, qu'est-ce que les huées quand on pouvait leur infliger les projectiles et les chasser du théâtre?
Oliva, montée dans la chaise, tomba dans les bras de Beausire, qui, la serrant à l'étouffer comme une proie, ne la quitta plus d'une lieue, et, l'inondant de larmes et de baisers, ne respira qu'à Saint-Denis, où l'on changea de chevaux sans avoir été gêné par la police.
Cependant, Jeanne voyant tous ces gens libres, heureux, fêtés, se demandait pourquoi elle seule ne recevait pas de nouvelles.
—Mais moi! moi! s'écria-t-elle, par quel raffinement de cruauté ne me déclare-t-on pas l'arrêt qui me concerne?
—Calmez-vous, madame, dit Hubert en entrant; calmez-vous.
—Il est impossible que vous ne sachiez rien, répliqua Jeanne, vous savez! vous savez! instruisez-moi.
—Madame....
—Si vous n'êtes pas un barbare, instruisez-moi, vous voyez bien que je souffre.
—Il nous est interdit, madame, à nous bas officiers de la prison, de révéler les arrêts, dont la lecture appartient aux greffiers des cours.
—Mais alors, c'est donc tellement affreux que vous n'osez! s'écria Jeanne dans un transport de rage qui fit peur au concierge, et lui fit entrevoir le renouvellement des scènes de la veille.
—Non, dit-il, calmez-vous, calmez-vous.
—Alors, parlez.
—Serez-vous patiente et ne me compromettrez-vous pas?
—Mais je vous le promets, je vous le jure, parlez!
—Eh bien! monsieur le cardinal a été absous.
—Je le sais.
—Monsieur de Cagliostro mis hors de cour.
—Je le sais! je le sais!
—Mademoiselle Oliva renvoyée de l'accusation.
—Après? après?...
—Monsieur Réteau de Villette est condamné....
Jeanne tressaillit.
—Aux galères!
—Et moi! et moi? cria-t-elle en trépignant avec fureur.
—Patience, madame, patience. Est-ce là ce que vous avez promis?
—Je suis patiente; voyez, parlez.... Moi?
—Au bannissement, dit d'une voix faible le concierge en détournant les yeux.
Un éclair de joie brilla dans les yeux de la comtesse, éclair aussi vite éteint qu'apparu.
Puis elle feignit de s'évanouir avec un grand cri, et se renversa dans les bras de ses hôtes.
—Que fût-il donc résulté, dit Hubert bas à l'oreille de sa femme, si je lui eusse dit la vérité?
«Le bannissement, pensait Jeanne en simulant une attaque de nerfs, c'est la liberté, c'est la richesse, c'est la vengeance, c'est ce que j'ai rêvé.... J'ai gagné!»
Chapitre XCVII
L'exécution
Jeanne attendait toujours que ce greffier promis par le concierge vînt lui lire l'arrêt rendu contre elle.
En effet, n'ayant plus les angoisses du doute, conservant à peine celles de la comparaison, c'est-à-dire de l'orgueil, elle se disait:
«Que m'importe à moi, esprit solide je le suppose, que monsieur de Rohan ait été regardé comme moins coupable que moi?
«Est-ce à moi qu'on inflige la peine d'une faute? Non. Si j'eusse été bien et dûment reconnue Valois par tout le monde, si j'eusse pu avoir, comme l'a eue monsieur le cardinal, toute une haie de princes et de ducs échelonnés sur le passage des juges, suppliant par leur attitude, par leurs crêpes à l'épée, par leurs pleureuses, je ne crois pas qu'on eût rien refusé à la pauvre comtesse de La Motte, et certainement, en prévision de cette illustre supplique, on eût épargné à la descendante des Valois l'affront de la sellette.
«Mais pourquoi s'occuper de tout ce passé qui est mort? La voilà donc terminée cette grande affaire de ma vie. Placée d'une façon équivoque dans le monde, d'une façon équivoque à la cour, exposée à être renversée par le premier souffle venu d'en haut, je végétais, je retournais peut-être à cette misère primordiale qui a été l'apprentissage douloureux de ma vie. Maintenant, rien de pareil. Bannie! je suis bannie! c'est-à-dire que j'ai le droit d'emporter mon million dans ma caisse, de vivre sous les orangers de Séville ou d'Agrigente pendant l'hiver, en Allemagne ou en Angleterre pendant l'été; c'est-à-dire que rien ne m'empêchera, jeune, belle, célèbre, et pouvant expliquer mon procès moi-même, de vivre comme je l'entendrai, soit avec mon mari, s'il est banni comme moi, et je le sais libre, soit avec les amis que donnent toujours le bonheur et la jeunesse!
«Et, ajoutait Jeanne, perdue dans ses pensées ardentes, qu'on vienne me dire ensuite à moi la condamnée, à moi la bannie, à moi la pauvre humiliée, que je ne suis pas plus riche que la reine, plus honorée que la reine, plus absoute que la reine; car il ne s'agissait pas pour elle de ma condamnation. Le ver de terre n'importe en rien au lion. Il s'agissait de faire condamner monsieur de Rohan, et monsieur de Rohan a été mis hors de cause!
«Maintenant, comment vont-ils s'y prendre pour me signifier l'arrêt, comme aussi pour me faire conduire hors du royaume? Se vengeront-ils sur une femme en l'assujettissant aux pratiques les plus strictes de la pénalité? Me confiera-t-on aux archers pour me mener à la frontière? Me dira-t-on solennellement: Indigne! le roi vous bannit de son royaume. Non, mes maîtres sont débonnaires, fit-elle en souriant; ils ne m'en veulent plus à moi. Ils n'en veulent qu'à ce bon peuple parisien qui hurle sous leurs balcons: Vive monsieur le cardinal! vive Cagliostro! vive le parlement! Voilà leur véritable ennemi: le peuple. Oh! oui, c'est leur ennemi direct, puisque j'avais compté, moi, sur l'appui moral de l'opinion publique—et que j'ai réussi!»
Jeanne en était là et faisait ses petits préparatifs en réglant ses comptes avec elle-même. Elle s'occupait déjà du placement de ses diamants, de son établissement à Londres (on était en été), lorsque le souvenir de Réteau de Villette lui traversa, non pas le cœur, mais l'esprit.
«Pauvre garçon! dit-elle avec un sourire méchant, c'est lui qui a payé pour tous. Il faut donc toujours aux expiations une âme vile dans le sens philosophique, et chaque fois que ces sortes de nécessités surgissent, le bouc émissaire surgit avec le coup qui le dévorera.
«Pauvre Réteau! chétif, misérable, il paie aujourd'hui ses pamphlets contre la reine, ses conspirations de plume, et Dieu, qui fait à chacun sa part en ce monde, aura voulu faire à celui-là une existence de coups de bâton, de louis d'or intermittents, de guets-apens, de cachettes, avec un dénouement de galères. Voilà ce que c'est que la ruse au lieu de l'intelligence, que la malice au lieu de la méchanceté, que l'esprit d'agression sans la persévérance et la force. Combien d'êtres malfaisants dans la création, depuis le ciron venimeux jusqu'au scorpion, le premier des petits qui se fasse redouter de l'homme! Toutes ces infirmités veulent nuire, mais elles n'ont pas l'honneur de la lutte: on les écrase.»
Et Jeanne enterrait avec cette pompe commode son complice Réteau, bien décidée qu'elle était à s'informer du bagne dans lequel on renfermerait le misérable pour ne pas s'y aventurer en voyage, pour ne pas aller faire cette humiliation à un malheureux, de lui montrer le bonheur d'une ancienne connaissance. Jeanne avait bon cœur.
Elle prit gaiement son repas avec les concierges; ceux-ci avaient totalement perdu leur gaieté; ils ne prenaient plus la peine de dissimuler leur gêne. Jeanne attribua ce refroidissement à la condamnation dont elle venait d'être l'objet. Elle leur en fit l'observation. Ils répondirent que rien n'était aussi douloureux pour eux que l'aspect des personnes, après un arrêt prononcé.
Jeanne était si heureuse au fond du cœur, elle avait tant de mal à dissimuler sa joie, que l'occasion de rester seule, libre avec ses pensées, ne pouvait lui être que très agréable. Elle se promit de demander après le dîner à retourner dans sa chambre.
Elle fut bien surprise quand le concierge Hubert, prenant la parole au dessert, avec une solennité contrainte qu'il n'avait pas l'habitude de mettre dans ses relations:
—Madame, dit-il, nous avons l'ordre de ne plus garder à la geôle les personnes sur le sort desquelles a statué le parlement.
«Bien, se dit Jeanne, il va au-devant de mes désirs.»
Elle se leva.
—Je ne voudrais pas, répondit-elle, vous mettre en contravention; ce serait mal reconnaître les bontés que vous avez eues pour moi.... Je vais donc retourner dans ma chambre.
Elle regarda pour voir l'effet de ses paroles. Hubert roulait une clef dans ses doigts. La concierge détournait sa tête, comme pour cacher une émotion nouvelle.
—Mais, ajouta la comtesse, où viendra-t-on me lire l'arrêt, et quand viendra-t-on?
—On attend peut-être que madame soit chez elle, se hâta de dire Hubert.
«Décidément, il m'éloigne», pensa Jeanne.
Et un vague sentiment d'inquiétude la fit tressaillir, aussitôt évaporé qu'il avait apparu dans son cœur.
Jeanne monta les trois marches qui conduisaient de cette chambre du concierge au couloir du greffe.
La voyant partir, madame Hubert vint à elle précipitamment et lui prit les mains, non pas avec respect, non pas avec amitié vraie, non pas avec cette susceptibilité qui honore celui qui la témoigne et celui qui en est l'objet, mais avec une compassion profonde, avec un élan de pitié qui n'échappa point à l'intelligente comtesse, à elle qui remarquait tout.
Cette fois, l'impression fut si nette, que Jeanne s'avoua qu'elle ressentait de l'effroi; mais l'effroi fut rejeté comme l'avait été l'inquiétude, au-dehors de cette âme emplie jusqu'aux bords parla joie et l'espérance.
Toutefois, Jeanne voulait demander compte à madame Hubert de sa pitié; elle ouvrait la bouche et redescendait deux degrés pour formuler une de ces questions précises et vigoureuses comme son esprit, mais elle n'en eut pas le temps. Hubert lui prit la main, moins poliment que vivement, et ouvrit la porte.
La comtesse se vit dans le couloir. Huit archers de la prévôté attendaient là. Qu'attendaient-ils? Voilà ce que se demanda Jeanne en les apercevant. Mais la porte du concierge était déjà refermée. En avant des archers se trouvait un des porte-clefs ordinaires de la prison, celui qui, chaque soir, reconduisait la comtesse à sa chambre.
Cet homme se mit à précéder Jeanne, comme pour lui montrer le chemin.
—Je rentre chez moi? dit la comtesse avec le ton d'une femme qui voudrait paraître sûre de ce qu'elle dit, mais qui doute.
—Oui, madame, répliqua le guichetier.
Jeanne saisit la rampe de fer et monta derrière cet homme. Elle entendit les archers qui chuchotaient à quelques pas plus loin, mais qui ne bougèrent pas de place.
Rassurée, elle se laissa enfermer dans sa chambre, et remercia même affectueusement le guichetier. Celui-ci se retira.
Jeanne ne se vit pas plus tôt libre et seule chez elle, que sa joie éclata extravagante, joie bâillonnée trop longtemps par ce masque dont elle avait caché hypocritement son visage chez le concierge. Cette chambre de la Conciergerie, c'était sa loge, à elle, bête fauve un moment enchaînée par les hommes, et qu'un caprice de Dieu allait de nouveau lancer dans le libre espace du monde.
Et, dans sa tanière ou dans sa loge, quand il fait bien nuit, quand aucun bruit n'annonce à la captive la vigilance de ses gardiens; quand son flair subtil ne démêle aux alentours aucune trace, alors commencent les bondissements de cette nature sauvage. Alors, elle étire ses membres pour les assouplir aux élans de l'indépendance attendue; alors, elle a des cris, des bonds ou des extases, que ne surprend jamais l'œil de l'homme.
Pour Jeanne, ce fut ainsi. Tout à coup elle entendit marcher dans son corridor; elle entendit les clefs tinter dans le trousseau du guichetier; elle entendit solliciter la serrure massive.
«Que me veut-on?» pensa-t-elle en se redressant attentive et muette.
Le guichetier entra.
—Qu'y a-t-il, Jean? demanda Jeanne de sa voix douce et indifférente.
—Madame veut-elle me suivre? dit-il.
—Où cela?
—En bas, madame.
—Comment, en bas?...
—Au greffe.
—Pour quoi faire, je vous prie?
—Madame....
Jeanne s'avança vers cet homme qui hésitait, et elle aperçut, à l'extrémité du corridor, les archers de la prévôté, que d'abord elle avait rencontrés en bas.
—Enfin, s'écria-t-elle avec émotion, dites-moi ce que l'on veut de moi au greffe?
—Madame, c'est monsieur Doillot, votre défenseur, qui voudrait vous entretenir.
—Au greffe? Pourquoi pas ici, puisque plusieurs fois il a eu la permission d'y venir?
—Madame, c'est que monsieur Doillot a reçu des lettres de Versailles, et qu'il veut vous en donner connaissance.
Jeanne ne remarqua point combien était illogique cette réponse. Un seul mot la frappa: des lettres de Versailles, des lettres de la cour, sans doute, apportées par le défenseur lui-même.
—Est-ce que la reine aura intercédé auprès du roi après la publication de l'arrêt? Est-ce que?...
Mais à quoi bon faire des conjectures; avait-on le temps, cela était-il nécessaire quand, après deux minutes, on pouvait trouver la solution du problème.
D'ailleurs, le porte-clefs insistait; il agitait ses clefs comme un homme qui, à défaut de bonnes raisons, objecte une consigne.
—Attendez-moi un peu, dit Jeanne, vous voyez que je m'étais déjà déshabillée pour prendre un peu de repos, j'ai tant fatigué ces jours derniers.
—J'attendrai, madame; mais, je vous en prie, songez que monsieur Doillot est pressé.
Jeanne ferma sa porte, passa une robe un peu plus fraîche, prit un mantelet, et vivement arrangea ses cheveux. Elle mit à peine cinq minutes à ces préparatifs. Son cœur lui disait que monsieur Doillot apportait l'ordre de partir sur-le-champ, et le moyen de traverser la France d'une façon à la fois discrète et commode! Oui, la reine avait dû penser à ce que son ennemie fût enlevée le plus tôt possible. La reine, à présent que l'arrêt était rendu, devait s'efforcer d'irriter cette ennemie le moins possible, car si la panthère est dangereuse enchaînée, que ne doit-on pas craindre d'elle quand elle est libre? Bercée par ces heureuses pensées, Jeanne vola plutôt qu'elle ne courut derrière le porte-clefs, qui lui fit descendre le petit escalier par où déjà on l'avait menée à la salle d'audience. Mais au lieu d'aller jusqu'à cette salle, au lieu de tourner à gauche pour entrer au greffe, le geôlier se tourna vers une petite porte située à droite.
—Où allez-vous donc? demanda Jeanne, le greffe est ici.
—Venez, venez, madame, dit mielleusement le guichetier; c'est par ici que monsieur Doillot vous attend.
Il passa d'abord et attira vers lui la prisonnière, qui entendit fermer avec fracas sur elle les verrous extérieurs de cette porte massive.
Jeanne, surprise, mais ne voyant encore personne dans l'obscurité, n'osa rien demander de plus à son gardien.
Elle fit deux ou trois pas et s'arrêta. Un jour bleuâtre donnait à la chambre où elle se trouvait comme l'aspect d'un intérieur de tombeau.
La lumière filtrait du haut d'un grillage antique par lequel, à travers les toiles d'araignées et la centuple couche d'une poussière séculaire, quelques rayons blafards parvenaient seuls à donner un peu de leur reflet aux murailles.
Jeanne sentit tout à coup le froid; elle sentit l'humidité de ce cachot, elle devina quelque chose de terrible dans les yeux flamboyants du porte-clefs.
Cependant, elle ne voyait encore que cet homme; lui seul avec la prisonnière occupait en ce moment l'intérieur de ces quatre murs, tout verdis par l'eau échappée des châssis, tout moisis par le passage d'un air que n'avait jamais tiédi le soleil.
—Monsieur, dit-elle alors, en dominant l'impression de terreur qui la faisait frissonner, que faisons-nous ici tous deux? Où est monsieur Doillot, que vous m'avez promis de me faire voir?
Le porte-clefs ne répondit rien; il se retourna comme pour voir si la porte par laquelle ils étaient entrés s'était bien solidement refermée.
Jeanne suivit ce mouvement avec épouvante. L'idée lui vint, comme dans ces romans noirâtres de l'époque, qu'elle avait affaire à l'un de ces geôliers, fauves amoureux de leurs prisonnières, qui, le jour où la proie va leur échapper par la porte ouverte de la cage, se font les tyrans de la belle captive et proposent leur amour en échange de la liberté.
Jeanne était forte, elle ne redoutait pas les surprises, elle n'avait point la pudeur de l'âme. Son imagination luttait avantageusement contre les caprices sophistiques de messieurs Crébillon fils et Louvet. Elle alla droit au geôlier avec un sourire de prunelle:
—Mon ami, dit-elle, que demandez-vous? Avez-vous à me dire quelque chose? Le temps d'une prisonnière, quand elle touche à la liberté, est un temps précieux. Vous semblez avoir choisi pour me parler un rendez-vous bien sinistre?
L'homme aux clefs ne lui répondit rien, parce qu'il ne comprenait pas. Il s'assit au coin de la cheminée basse, et attendit.
—Mais, dit Jeanne, que faisons-nous, je vous le répète?
Et elle craignit d'avoir affaire à un fou.
—Nous attendons maître Doillot, répliqua le guichetier.
Jeanne secoua la tête:
—Vous m'avouerez, dit-elle, que maître Doillot, s'il a des lettres de Versailles à me communiquer, prend mal son temps et sa salle d'audience.... Ce n'est pas possible que maître Doillot me fasse attendre ici. Il y a autre chose.
Elle achevait à peine ces mots, quand une porte qu'elle n'avait pas remarquée s'ouvrit en face d'elle.
C'était une de ces trappes arrondies, véritables monuments de bois et de fer, qui découpent en s'ouvrant dans le fond qu'elles masquaient une sorte de rond cabalistique, au centre duquel personnage ou paysage paraissent être vivants par magie.
En effet, derrière cette porte, il y avait des degrés qui plongeaient dans quelque corridor mal éclairé, mais plein de vent et de fraîcheur, et au-delà de ce corridor, un moment, un seul, aussi rapide que l'éclair, Jeanne aperçut, en se haussant sur ses pieds, un espace pareil à celui que mesure une place, et dans cet espace, une cohue d'hommes et de femmes aux yeux étincelants.
Mais, nous le répétons, ce fut pour Jeanne une vision bien plutôt qu'un coup d'œil; elle n'eut pas même le temps de s'en rendre raison. Devant elle, à un plan bien plus rapproché que n'était cette place, trois personnes apparurent, montant le dernier degré.
Derrière ces personnes, aux degrés inférieurs sans doute, quatre baïonnettes surgirent, blanches et acérées, pareilles à des cierges sinistres qui eussent voulu éclairer cette scène.
Mais la porte ronde se referma. Les trois hommes seuls entrèrent dans le cachot où se trouvait Jeanne.
Celle-ci marchait de surprise en surprise, ou mieux d'inquiétudes en terreurs.
Ce guichetier, qu'elle redoutait l'instant d'avant, elle le vint chercher comme pour avoir sa protection contre les inconnus.
Le guichetier se colla sur la muraille même du cachot, montrant par ce mouvement qu'il voulait, qu'il devait rester spectateur passif de ce qui allait avoir lieu.
Jeanne fut interpellée avant même que l'idée ne lui fût venue de prendre la parole.
Ce fut un des trois hommes, le plus jeune, qui commença. Il était vêtu de noir. Il avait son chapeau sur la tête, et roulait dans sa main des papiers fermés comme la scytale antique.
Les deux autres, imitant l'attitude du guichetier, se dérobaient aux regards dans la partie la plus sombre de la salle.
—Vous êtes, madame, dit cet inconnu, Jeanne de Saint-Rémy de Valois, épouse de Marc-Antoine-Nicolas comte de La Motte?
—Oui, monsieur, répliqua Jeanne.
—Vous êtes bien née à Fontette, le 22 juillet 1756?
—Oui, monsieur.
—Vous demeurez bien à Paris, rue Saint-Claude?
—Oui, monsieur.... Mais pourquoi m'adressez-vous toutes ces questions?
—Madame, je suis fâché que vous ne me reconnaissiez pas; j'ai l'honneur d'être le greffier de la cour.
—Je vous reconnais.
—Alors, madame, je puis remplir mes fonctions en ma qualité que vous venez de reconnaître?
—Un moment, monsieur. À quoi, s'il vous plaît, vos fonctions vous obligent-elles?
—À vous lire, madame, l'arrêt qui a été prononcé contre vous en séance du 31 mai 1786.
Jeanne frémit. Elle promena autour d'elle un regard plein d'angoisses et de défiance. Ce n'est pas sans dessein que nous écrivons le second ce mot défiance, qui paraîtrait le moins fort des deux; Jeanne frissonna d'une angoisse irréfléchie; elle allumait, pour prendre garde, deux yeux terribles dans les ténèbres.
—Vous êtes le greffier Breton, dit-elle alors; mais qui sont ces deux messieurs, vos acolytes?
Le greffier allait répondre, lorsque le guichetier, prévenant sa parole, s'élança auprès de lui, et, à son oreille, glissa ces mots empreints d'une peur ou d'une compassion éloquente:
—Ne le lui dites pas!
Jeanne entendit; elle regarda ces deux hommes plus attentivement qu'elle n'avait fait jusqu'alors. Elle s'étonna de voir l'habit gris de fer à boutons de fer de l'un, la veste et le bonnet à poil de l'autre; l'étrange tablier qui couvrait la poitrine de ce dernier appela l'attention de Jeanne; ce tablier semblait brûlé à certains endroits, taché de sang et d'huile à d'autres.
Elle recula. On eût dit qu'elle se pliait comme pour prendre un vigoureux élan.
Le greffier, s'approchant, lui dit:
—À genoux, s'il vous plaît, madame.
—À genoux! s'écria Jeanne; à genoux! moi!... moi! une Valois, à genoux!
—C'est l'ordre, madame, dit le greffier en s'inclinant.
—Mais, monsieur, objecta Jeanne avec un fatal sourire, vous n'y pensez pas, il faut donc que je vous apprenne la loi. On ne se met pas à genoux, sinon pour faire amende honorable.
—Eh bien! madame?
—Eh bien! monsieur, on ne fait amende honorable qu'en conséquence d'un arrêt qui condamne à une peine infamante. Le bannissement n'est pas, que je sache, une peine infamante dans la loi française?
—Je ne vous ai pas dit, madame, que vous fussiez condamnée au bannissement, dit le greffier avec une tristesse grave.
—Alors! s'écria Jeanne avec explosion, à quoi donc suis-je condamnée?
—C'est ce que vous allez savoir en écoutant l'arrêt, madame, et, pour l'écouter, vous commencerez, s'il vous plaît, par vous mettre à genoux.
—Jamais! jamais!
—Madame, c'est l'article premier de mes instructions.
—Jamais! jamais, vous dis-je!
—Madame, il est écrit que si la condamnée refuse de s'agenouiller....
—Eh bien?
—Eh bien! la force l'y contraindra.
—La force! envers une femme!
—Une femme ne doit pas plus qu'un homme manquer au respect dû au roi et à la justice.
—Et à la reine! n'est-ce pas? cria furieusement Jeanne; car je reconnais bien là-dedans la main d'une femme ennemie!
—Vous avez tort d'accuser la reine, madame; Sa Majesté n'est pour rien dans la rédaction des arrêts de la cour. Allons, madame, je vous en conjure, épargnez-nous la nécessité des violences; à genoux!
—Jamais! jamais! jamais!
Le greffier roula ses papiers, et en tira de sa large poche un fort épais qu'il tenait en réserve dans la prévision de ce qui arrivait.
Et il lut l'ordre formel donné par le procureur général à la force publique de contraindre l'accusée rebelle à s'agenouiller, pour satisfaire à justice.
Jeanne s'arc-bouta dans un angle de la prison, en défiant du regard cette force publique, qu'elle avait cru être les baïonnettes dressées sur l'escalier derrière la porte.
Mais le greffier ne la fit pas ouvrir, cette porte; il fit signe aux deux hommes dont nous avons parlé, lesquels deux hommes s'approchèrent tranquillement comme ces machines de guerre, trapues et inébranlables, qu'on arme contre une muraille dans les sièges.
Un bras de chacun de ces hommes saisit Jeanne sous les épaules et la traîna au milieu de la salle, malgré ses cris et ses hurlements.
Le greffier s'assit impassible et attendit.
Jeanne ne voyait pas que pour se faire ainsi traîner, elle avait dû s'agenouiller aux trois quarts. Un mot du greffier l'en fit s'apercevoir.
—Bien comme cela, dit-il.
Aussitôt le ressort se détendit, Jeanne bondit à deux pieds du sol dans les bras des hommes qui la maintenaient.
—Il est bien inutile que vous criiez ainsi, dit le greffier, car on ne vous entend pas au-dehors, et ensuite vous n'entendrez pas la lecture que je dois vous faire de l'arrêt.
—Permettez que j'entende debout, et j'écouterai en silence, dit Jeanne haletante.
—Toutefois qu'un coupable est puni du fouet, dit le greffier, la punition est infamante et entraîne la génuflexion.
—Le fouet! hurla Jeanne. Le fouet! Ah! misérable! Le fouet, dites-vous?...
Et ses vociférations devinrent telles, qu'elles étourdirent le geôlier, le greffier, les deux aides, et que tous ces hommes, perdant la tête, commencèrent, comme des gens ivres, à vouloir dompter la matière par la matière.
Alors ils se jetèrent sur Jeanne et la terrassèrent; mais elle résista victorieusement. Ils voulurent lui faire plier les jarrets; elle raidit ses muscles comme des lames d'acier.
Elle restait suspendue en l'air dans les mains de ces hommes, et elle agitait ses pieds et ses mains de façon à leur infliger de cruelles blessures.
Ils se partagèrent la besogne: un d'eux lui tint les pieds comme dans un étau; les deux autres l'enlevèrent par les poignets, et ils criaient au greffier:
—Lisez, lisez toujours sa sentence, monsieur le greffier, sans quoi nous n'en finirons jamais avec cette enragée!
—Je ne laisserai jamais lire une sentence qui me condamne à l'infamie, cria Jeanne en se débattant avec une force surhumaine. Et joignant l'action à la menace, elle domina la voix du greffier par des rugissements et des cris d'une telle acuité, que pas un mot de ce qu'il lut elle ne l'entendit.
Sa lecture achevée, il replia ses papiers et les remit dans sa poche.
Jeanne croyant qu'il avait fini se tut, et essaya de reprendre des forces pour braver encore ces hommes. Elle fit succéder aux rugissements des éclats de rire plus féroces encore.
—Et, continua le greffier paisiblement comme une fin de formule banale, sera la sentence exécutée sur la place des exécutions, cour de justice du Palais!
—Publiquement! hurla la malheureuse.... Oh!...
—Monsieur de Paris, je vous livre cette femme, acheva de dire le greffier en s'adressant à l'homme au tablier de cuir.
—Qui donc est cet homme? fit Jeanne dans un dernier paroxysme d'épouvante et de rage.
—Le bourreau! répondit en s'inclinant le greffier, qui rajustait ses manchettes.
À peine le greffier avait-il achevé ce mot, que les deux exécuteurs s'emparèrent de Jeanne et l'enlevèrent pour la porter du côté de la galerie qu'elle avait aperçue. La défense qu'elle opposa, il faut renoncer à la dépeindre. Cette femme qui, dans la vie ordinaire, s'évanouissait pour une égratignure, supporta pendant près d'une heure les mauvais traitements et les coups des deux exécuteurs; elle fut traînée jusqu'à la porte extérieure sans avoir un moment cessé de pousser les plus effrayantes clameurs.
Au-delà de ce guichet, où les soldats réunis contenaient la foule, la petite cour, dite cour de justice, apparut soudain avec les deux ou trois mille spectateurs que la curiosité y avait convoqués depuis les préparatifs et l'apparition de l'échafaud.
Sur une estrade élevée d'environ huit pieds, un poteau noir, garni d'anneaux de fer, se dressait, surmonté d'un écriteau que le greffier, par ordre sans doute, avait tâché de rendre illisible.
Cette estrade n'avait point de rampe; on y montait par une échelle sans rampe également. La seule balustrade qu'on y remarquât, c'étaient les baïonnettes des archers. Elles en fermaient l'accès comme une grille à pointes reluisantes.
La foule, voyant que les portes du palais s'ouvraient, que les commissaires venaient avec leur baguette, que le greffier marchait, ses papiers à la main, commença son mouvement d'ondulation qui la fait ressembler à la mer.
Partout les cris de: La voilà! la voilà! retentissaient avec des épithètes peu honorables pour la condamnée, et çà et là quelques observations peu charitables pour les juges.
Car Jeanne avait bien raison: elle s'était fait un parti depuis sa condamnation. Tels la méprisaient deux mois avant, qui l'eussent réhabilitée depuis qu'elle s'était posée en antagoniste de la reine.
Mais monsieur de Crosne avait tout prévu. Les premiers rangs de cette salle de spectacle avaient été occupés par un parterre dévoué à ceux qui payaient les frais de spectacle. On remarquait là, auprès des agents à large carrure, les femmes les plus zélées pour le cardinal de Rohan. On avait trouvé le moyen d'utiliser pour la reine les colères éveillées contre la reine. Ceux-là même qui avaient si fort applaudi monsieur de Rohan par antipathie de Marie-Antoinette, venaient siffler ou huer madame de La Motte, assez imprudente pour séparer sa cause d'avec celle du cardinal.
Il résulta qu'à son apparition sur la petite place, les cris furieux de: À bas La Motte! Ho la faussaire! composèrent la majorité et s'exhalèrent des plus vigoureuses poitrines.
Il arriva aussi que ceux qui tentèrent d'exprimer leur pitié pour Jeanne ou leur indignation contre l'arrêt qui la frappait furent pris pour des ennemis du cardinal par les dames de la Halle, pour des ennemis de la reine par les agents, et maltraités en cette double qualité par les deux sexes intéressés à soutenir l'avilissement de la condamnée. Jeanne était à bout de ses forces, mais non de sa rage; elle cessa de crier, parce que ses cris se perdaient dans l'ensemble des bruits et de la lutte. Mais de sa voix nette, vibrante, métallique, elle lança quelques mots qui firent tomber comme par enchantement tous les murmures.
—Savez-vous qui je suis? dit-elle. Savez-vous que je suis du sang de vos rois? Savez-vous qu'on frappe en moi, non pas une coupable, mais une rivale; non pas seulement une rivale, mais une complice?
Ici elle fut interrompue par des clameurs lancées à point par les plus intelligents employés de monsieur de Crosne.
Mais elle avait soulevé, sinon l'intérêt, du moins la curiosité: la curiosité du peuple est une soif qui veut être assouvie. Le silence que Jeanne remarqua lui prouva qu'on voulait l'écouter.
—Oui, répéta-t-elle, une complice! On punit en moi celle qui savait les secrets de....
—Prenez garde! lui dit à l'oreille le greffier.
Elle se retourna. Le bourreau tenait un fouet à la main.
À cette vue, Jeanne oublia son discours, sa haine, son désir de capter la multitude; elle ne vit plus que l'infamie, elle ne craignit plus que la douleur.
—Grâce! grâce! cria-t-elle avec une voix déchirante.
Une immense huée couvrit sa prière. Jeanne se cramponna, saisie de vertige, aux genoux de l'exécuteur, et réussit à lui saisir la main.
Mais il leva l'autre bras, et laissa retomber le fouet mollement sur les épaules de la comtesse.
Chose inouïe, cette femme, que la douleur physique eût terrassée, assouplie, domptée peut-être, se redressa quand elle vit qu'on la ménageait; se précipitant sur l'aide, elle essaya de le renverser pour le jeter hors de l'échafaud dans la place. Tout à coup elle recula.
Cet homme tenait à la main un fer rouge qu'il venait de retirer d'un brasier ardent. Il levait, disons-nous, ce fer, et la chaleur dévorante qu'il exhalait fit bondir Jeanne en arrière avec un hurlement sauvage.
—Marquée! s'écria-t-elle, marquée!
Tout le peuple répondit à son cri par un cri terrible.
—Oui! oui! rugirent ces trois mille bouches.
—Au secours! au secours! dit Jeanne éperdue, en essayant de rompre les cordes dont on venait de lui garrotter les mains.
En même temps le bourreau déchirait, ne pouvant l'ouvrir, la robe de la comtesse; et tandis qu'il écartait d'une main tremblante l'étoffe en lambeaux, il essayait de prendre le fer ardent que lui offrait son aide.
Mais Jeanne se ruait sur cet homme, le faisant toujours reculer, car il n'osait la toucher; en sorte que le bourreau, désespérant de prendre l'outil sinistre, commençait à écouter si dans les rangs de la foule surgirait quelque anathème contre lui. L'amour-propre le préoccupait.
La foule, palpitante et commençant à admirer la vigoureuse défense de cette femme, frémissait d'une sourde impatience; le greffier avait descendu l'échelle; les soldats regardaient le spectacle: c'était un désordre, une confusion qui présentaient un aspect menaçant.
—Finissez-en! cria une voix partie du premier rang de la foule.
Voix impérieuse, que sans doute reconnut le bourreau, car, renversant Jeanne par un élan vigoureux, il la plia en deux et lui courba la tête avec sa main gauche.
Elle se releva, plus ardente que le fer dont on la menaçait, et, d'une voix qui domina tout le tumulte de la place, toutes les imprécations des maladroits bourreaux:
—Lâches Français! s'écria-t-elle, vous ne me défendez pas! Vous me laissez torturer!
—Taisez-vous! cria le greffier.
—Taisez-vous! cria le commissaire.
—Me taire!... Ah! bien oui! redit Jeanne, que me fera-t-on? Oui, je subis cette honte, c'est ma faute.
—Ah! ah! ah! cria la foule se méprenant au sens de cet aveu.
—Taisez-vous! réitéra le greffier.
—Oui, ma faute, continua Jeanne se tordant toujours, car si j'avais voulu parler....
—Taisez-vous! crièrent en rugissant greffiers, commissaires et bourreaux.
—Si j'avais voulu dire tout ce que je sais sur la reine, eh bien!... je serais pendue; je ne serais pas déshonorée.
Elle n'en put dire davantage; car le commissaire s'élança sur l'échafaud, suivi d'agents qui bâillonnèrent la misérable, et la livrèrent toute palpitante, toute meurtrie, le visage gonflé, livide, sanglant, aux deux exécuteurs, dont l'un avait de nouveau courbé sa victime; en même temps, il saisit le fer que son aide réussit à lui donner.
Mais Jeanne profita, comme une couleuvre, de l'insuffisance de cette main qui lui serrait la nuque; elle bondit une dernière fois, et se retournant avec une joie frénétique, offrit sa poitrine au bourreau en le regardant d'un œil provocateur; de sorte que l'instrument fatal, qui descendait sur son épaule, la vint frapper au sein droit, imprima son sillon fumeux et dévorant dans la chair vive, en arrachant à la victime, malgré le bâillon, un de ces hurlements qui n'ont d'équivalent dans aucune des intonations que puisse reproduire la voix humaine.
Jeanne s'affaissa sous la douleur, sous la honte. Elle était vaincue. Ses lèvres ne laissèrent plus échapper un son, ses membres n'eurent plus un tressaillement; elle était bien évanouie, cette fois.
Le bourreau l'emporta, pliée en deux, sur son épaule, et descendit avec elle, d'un pas incertain, l'échelle d'ignominie.
Quant au peuple, muet aussi, soit qu'il approuvât, soit qu'il fût consterné, il ne s'écoula par les quatre issues de la place qu'après avoir vu se refermer sur Jeanne les portes de la Conciergerie; après avoir vu l'échafaud se démolir lentement, pièce à pièce; après s'être assuré qu'il n'y avait pas d'épilogue au drame effrayant dont le parlement venait de lui offrir la représentation.
Les agents surveillèrent jusqu'aux dernières impressions des assistants; leurs premières injonctions avaient été si nettement articulées, que c'eût été folie d'opposer quelque objection à leur logique armée de gourdins et de menottes.
L'objection, s'il s'en produisit, fut calme et tout intérieure. Peu à peu, la place reprit son calme ordinaire; seulement, à l'extrémité du pont, quand toute cette cohue fut dissipée, deux hommes, jeunes et irréfléchis, qui se retiraient comme les autres, eurent ensemble le dialogue suivant:
—Est-ce que c'est bien madame de La Motte que le bourreau a marquée; le croyez-vous, Maximilien?
—On le dit, mais je ne le crois pas... répliqua le plus grand des deux interlocuteurs.
—Vous êtes bien d'avis, n'est-ce pas, que ce n'est pas elle? ajouta l'autre, un petit homme à la mine basse, à l'œil rond et lumineux comme l'œil des oiseaux de nuit, à la chevelure courte et graisseuse; non, n'est-ce pas, ce n'est point madame de La Motte qu'ils ont marquée? Les suppôts de ces tyrans ont ménagé leur complice. Ils ont trouvé, pour décharger d'accusation Marie-Antoinette, une demoiselle Oliva qui s'avouât prostituée; ils auront pu trouver une fausse madame de La Motte qui s'avouât faussaire. Vous me direz qu'il y a la marque. Bah! comédie payée au bourreau, payée à la victime! C'est plus cher, voilà tout.
Le compagnon de cet homme écoutait en balançant sa tête. Il souriait sans répondre.
—Que me répondez-vous, dit le petit vilain homme; est-ce que vous ne m'approuvez pas?
—C'est beaucoup faire que d'accepter d'être marquée au sein, répliqua-t-il; la comédie dont vous parlez ne me paraît pas prouvée. Vous êtes plus médecin que moi et vous aurez dû sentir la chair brûlée. Souvenir désagréable, je l'avoue.
—Affaire d'argent, vous ai-je dit: on paie une condamnée qui serait marquée pour toute autre chose, on la paie pour dire trois à quatre phrases pompeuses, et puis on la bâillonne quand elle est près de renoncer....
—Là, là, là, dit flegmatiquement celui qu'on avait appelé Maximilien, je ne vous suivrai point sur ce terrain-là, c'est peu solide.
—Hum! fit l'autre. Alors, vous ferez comme les autres badauds; vous finirez par dire que vous avez vu marquer madame de La Motte; voilà de vos caprices. Tout à l'heure ce n'est pas ainsi que vous vous exprimiez, car positivement vous m'avez dit: Je ne crois pas que ce soit madame de La Motte qu'on ait marquée.
—Non, je ne le crois pas encore, reprit le jeune homme en souriant, mais ce n'est pas non plus une de ces condamnées que vous dites.
—Alors, qui est-ce, voyons, quelle est la personne qui a été flétrie, là, sur la place, au lieu de madame de La Motte?
—C'est la reine! dit le jeune homme d'une voix aiguë à son sinistre compagnon, et il ponctua ces mots de son indéfinissable sourire.
L'autre recula en riant aux éclats et en applaudissant à cette plaisanterie, puis regardant autour de lui:
—Adieu, Robespierre, dit-il.
—Adieu, Marat, répondit l'autre.
Et ils se séparèrent.