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Le collier des jours: Le troisième rang du collier

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The Project Gutenberg eBook of Le collier des jours: Le troisième rang du collier

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Title: Le collier des jours: Le troisième rang du collier

Author: Judith Gautier

Release date: November 20, 2014 [eBook #47404]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Annemie Arnst, Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (Images generously made available by the Bodleian Library in Oxford.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COLLIER DES JOURS: LE TROISIÈME RANG DU COLLIER ***

LE COLLIER DES JOURS

LE TROISIÈME RANG

DU COLLIER

Par

JUDITH GAUTIER

5e édition

PARIS
Société d'Édition et de Publications
Librairie FÉLIX JUVEN
13, rue de l'Odéon, 13

LE TROISIÈME RANG

DU COLLIER


I

Le train roule d'une allure paisible, comme il convient à un brave train suisse qui traverse de beaux paysages et n'entend pas escamoter les points de vue en brûlant la route. A chaque station, il s'arrête longuement, et repart comme en flânant.

Dans le compartiment, nous sommes quelques Français très impatientés par cette lenteur. D'ordinaire pourtant, dans nos excursions, elle ne nous déplaît pas du tout, mais aujourd'hui!...

Une fébrilité extrême nous agite tous: impossible de rester en place; nous passons la tête hors des portières, à tous moments, et nos regards devancent le train.

Villiers de l'Isle-Adam est parmi nous, et le plus exalté. Sa joie intérieure déborde continuellement en un rire saccadé où s'emmêlent d'incompréhensibles phrases.

Nous allons à Lucerne voir, pour la première fois, Richard Wagner!...

L'express le plus vertigineux nous semblerait lent, et cependant nous avons aussi l'appréhension d'arriver, de voir le Maître, de l'entendre, de lui parler.

Ce qu'était pour nous ce prodigieux génie, comment le faire comprendre à ceux qui n'ont pas connu cette époque? Un petit groupe d'apôtres et de disciples était alors seul à soutenir le Maître contre la foule outrageante qui le méconnaissait. Aujourd'hui, où le triomphe de la cause que nous défendions a surpassé nos espoirs, il n'est pas facile de s'expliquer notre exaltation. Nous avions le fanatisme de sectaires, prêts au martyre, et, plus encore, à l'égorgement des adversaires. Il eût certes été impossible de nous convaincre que l'anéantissement des aveugles à cette beauté nouvelle n'était pas parfaitement légitime.

Chaque dimanche, quand Pasdeloup jouait «du Wagner», il y avait, dans l'enceinte du Cirque, des défis homériques entre les deux camps adverses, et le municipal devait, bien souvent, s'interposer pour arrêter les combats.

Jamais nous n'aurions imaginé qu'un jour nous pourrions contempler la face du Maître, qui était pour nous aussi inconnaissable que Jupiter au fond de l'Olympe, ou Jéhovah derrière le flamboyant triangle. Et nous allions vers lui....

—C'est pourtant à vous, ma chère Judith, que nous devons cette incroyable fortune!—s'écrie Villiers, qui vient tomber sur la banquette où je suis et serre ma main dans les deux siennes.

C'est à moi, en effet, et mon orgueil n'est pas mince.

N'ai-je pas eu l'audace, il y a quelques mois, de publier avec une étourderie bien française, n'ayant entendu, à l'orchestre, de l'œuvre gigantesque, que quelques fragments médiocrement exécutés, me fiant à mon seul instinct et emportée par mon enthousiasme, une série d'articles sur Richard Wagner? J'avais même attaqué une étude sur Glück et Wagner que publiait Ernest Reyer,—un ami qui m'avait vue naître, et qui fut stupéfait par cette agression imprévue:—la jeunesse ne doute de rien. Il m'avait d'ailleurs courtoisement répondu et cette passe d'armes avait fait un beau bruit.

Après beaucoup d'hésitations, j'avais envoyé à Wagner, alors à Lucerne, les articles, accompagnés d'une lettre dans laquelle je le priais d'excuser mes erreurs et de les corriger. Puis, avec angoisse, j'avais espéré et attendu une réponse. Viendrait-elle? je ne pouvais le croire et pourtant j'avais un serrement de cœur, chaque matin, de ce que le courrier n'apportait rien.

Un jour, enfin, je vis sur une enveloppe le timbre de Lucerne et une écriture inconnue que je reconnus immédiatement,—avec quelle émotion et quelle peur!—Je l'ouvris: était-ce possible? quatre pages!... d'une écriture serrée, lisible, élégante, et, à la dernière ligne, la signature magique!...

La lettre était ainsi:

Madame,

Il est impossible que vous ayez le moindre doute de l'impression touchante et bienfaisante que votre lettre et vos beaux articles ont dû produire sur moi. Soyez-en remerciée et permettez-moi de vous compter parmi ce mince nombre de vrais amis, dont la sympathie clairvoyante fait ma seule gloire. Je n'ai rien à corriger dans vos articles, rien à vous recommander; seulement, je me suis aperçu que vous ne connaissez pas encore de près les Maîtres Chanteurs. L'introduction du troisième acte a singulièrement touché notre public; mon barbier m'a dit, l'autre jour, que ce morceau lui avait plu de préférence, ce qui m'a fait réfléchir sur l'instinct incommensurable du peuple.

Au lever du rideau de ce troisième acte, on voit Hans Sachs dans son atelier de cordonnier, au grand matin, assis dans sa chaise de grand-père, parfaitement absorbé par la lecture de la chronique du monde. Il parle à son jeune garçon apprenti, sans interrompre l'état de concentration complète de son esprit sur son sujet de lecture. Après la sortie du garçon, la tête toujours penchée sur son énorme volume, il ne fait que continuer ses méditations, jusque-là silencieuses, par ces mots prononcés enfin à haute voix: «Wahn! Wahn! überal Wahn!» ce que je ne saurai pas traduire puisque «folie! partout de la folie!» ne rend pas le sens de «Wahn», qui est beaucoup plus général et exprime aussi bien l'objet de la folie que la folie elle-même.

Dieu sait comment mon public a deviné d'avance, dans cette introduction instrumentale dont nous parlons, la situation suivante et l'état de l'âme de mon Hans Sachs.

Le premier motif des instruments à cordes a été entendu, il est vrai, en même temps que le troisième couplet du chant du cordonnier, au deuxième acte. Il exprimait là une plainte amère de l'homme résigné qui montre une physionomie gaie et énergique au monde.

Ève avait compris cette plainte cachée et, navrée au fond de son âme, elle avait voulu fuir pour ne plus entendre ce chant à l'apparence si gaie.

Ce motif se joue maintenant seul et développe son intimité pour mourir dans la tristesse de la résignation, mais, en même temps, les cors font entendre, comme de loin, le chant solennel avec lequel Hans Sachs a salué Luther et la réformation et qui a valu au poète une popularité incomparable.

Après la première strophe, les instruments à cordes reprennent très doucement, et dans un mouvement très retardé, les traits du vrai chant du cordonnier, comme si l'homme levait son regard de son travail de métier pour regarder en haut et se perdre dans des rêveries tendres et suaves. Alors les cors, aux voix plus élevées, entonnent l'hymne du maître par laquelle Hans Sachs, au troisième acte, à son apparition à la fête, est salué par tout le peuple de Nuremberg dans un éclat tonnant de toutes les voix unanimes.

Maintenant le premier motif des instruments à cordes rentre encore avec la forte expression de l'ébranlement salutaire d'une âme profondément émue. Il se calme, se rassied, et arrive à l'extrême sérénité d'une douce et béate résignation.

C'est le sens de ce petit morceau instrumental qui a même assez impressionné l'excellent Pasdeloup pour qu'il ait essayé de l'exécuter dans vos concerts comme échantillon de cette curieuse musique.

Pardonnez-moi, Madame, si j'ai osé compléter, surtout à l'aide de mon mauvais français, votre connaissance d'ailleurs si profonde et si intime de ma musique, par laquelle vous m'avez vraiment étonné et touché.

J'irai probablement à Paris dans peu de temps, peut-être encore cet hiver, et je me réjouis d'avance du vrai plaisir de vous serrer la main et de vous dire à haute voix quel bien vous avez fait à

votre très obligé et dévoué

RICHARD WAGNER.

Wagner ne vint pas à Paris, cet hiver-là. Je l'attendis en vain. Et le désir de le voir était devenu, en moi, irrésistible, depuis que le Maître avait écrit qu'il désirait me connaître.

Il n'y avait qu'une chose à faire: aller à Lucerne. Mais comment serait-on reçu? De fantastiques légendes couraient sur Wagner. Quelqu'un de bien informé racontait qu'il avait chez lui un sérail composé de femmes de tous pays et de toutes couleurs, vêtues de magnifiques costumes, et que personne ne franchissait le seuil de sa demeure.

D'autre part, on le dépeignait comme un homme peu sociable, sombre, maussade, vivant seul dans une retraite jalouse, n'ayant auprès de lui qu'un grand chien noir....

Cette farouche solitude était admissible et me plaisait assez; mais l'idée qu'un sentiment de gratitude polie pourrait forcer le Maître à la rompre en ma faveur m'inquiétait infiniment. C'est pourquoi j'écrivis une lettre assez compliquée où il était dit que, passant à Lucerne pour me rendre à Munich avec quelques amis, à propos d'une exposition de peinture,—ne faisant qu'y passer,—je le priais de me dire s'il s'y trouvait en ce moment et s'il me permettait de venir le saluer.

De cette façon, il n'aurait pas la crainte de voir le dérangement se prolonger au delà d'une courte entrevue.

La lettre suivante me rassura tout à fait:

Madame,

Je suis à Lucerne et je n'ai pas besoin de vous dire combien je serai heureux de vous voir. Je voudrais seulement vous prier de prolonger un peu votre séjour à Lucerne, afin que la joie que vous m'accordez ne soit pas trop vite évanouie.

Je suppose que vous allez à Munich pour l'exposition de peinture; cependant, comme j'ai la prétention d'admettre qu'il vous serait agréable d'entendre quelques-unes de mes œuvres, j'ai à vous dire que les représentations de Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et les Maîtres Chanteurs ont eu lieu au mois de juin, que le théâtre est fermé actuellement, et que l'Or du Rhin sera donné au plus tôt au 25 août, si tant est qu'on le donne.

Mais j'espère que ni la remise de l'exposition (1er avril) ni la fermeture du théâtre ne retarderont votre visite à Lucerne; bien au contraire, j'en attends la prolongation de votre séjour ici, et c'est en vous priant, Madame, de vouloir bien me faire savoir, par un mot, le jour de votre arrivée que je vous demande d'agréer l'expression de ma respectueuse reconnaissance.

RICHARD WAGNER.

Dans un échange de télégrammes, je m'étais assurée que le Maître accueillerait avec plaisir mes compagnons,—ses fanatiques disciples comme moi-même,—et nous nous étions mis en route. La nuit dernière, nous avions couché à Bâle, où il nous était arrivé une aventure qui nous avait vivement frappés. Arrivés le soir, nous avions voulu, après le dîner, visiter la ville malgré l'obscurité. Nous nous étions engagés dans des rues étroites que de rares réverbères éclairaient confusément; à peu près égarés, nous traversions des carrefours, des places, où nous apercevions de grandes fontaines, pour nous engager de nouveau dans des ruelles.

Nous avions fini par déboucher sur un vaste espace libre que le ciel éclairait un peu; un grondement profond et continu, assez effrayant, remplissait, ce qui nous fit avancer avec précaution.

Ce bruit formidable était produit par le Rhin, très large à cet endroit et qui traverse Bâle avec la fougue d'un torrent. Arrêtés au milieu du pont, penchés au-dessus du parapet, nous regardions ce fleuve d'encre s'enfuir dans la nuit en déchiquetant quelques reflets d'étoiles qu'il emportait aussitôt.... Il nous semblait qu'il voulût emporter le pont, emporter la ville.

Une large lune, rougeâtre comme une braise sous des cendres, monta, au-dessus des pignons et des silhouettes inégales des maisons riveraines. Elle laissa tomber dans le fleuve une traînée sanglante, que l'eau secoua et éparpilla follement.

Nous restions là, un peu étourdis par ce spectacle, quand, soudain, un chant se fit entendre, comme submergé par ce tumulte d'eaux, distinct et fort cependant. Est-ce que nous rêvions?... Ce chant, nous le connaissions bien: c'était celui des matelots du Vaisseau Fantôme.... Quoi! est-ce que le navire maudit venait errer la nuit sur ce fleuve innavigable?

Nous nous penchions vers l'eau noire, mais nous ne voyions rien. Les voix étaient toute proches, cependant: on eût dit que le navire invisible passait sous l'arche même du pont....

Nous étions singulièrement troublés, et, quand les voix se turent, nous nous éloignâmes sans vouloir approfondir le mystère, évitant de nous convaincre que quelque brasserie joyeuse, cachée dans un repli de la berge, abritait de braves Suisses, groupés autour de bocks mousseux, dont les voix sonores et pures nous avaient ainsi hallucinés.

Maintenant, tandis que le train roulait, nous repensions à cet épisode de notre pèlerinage et il nous semblait d'un heureux augure. Pour la première fois, nous avions pu écouter, avec un recueillement sans trouble, une page du Maître. A Paris, c'était toujours à travers un énervement fébrile, l'œil aux aguets, les poings fermés pour fondre sur les interrupteurs, que nous goûtions la musique nouvelle; hors de notre pays, la cause était donc gagnée, la musique de Richard Wagner déjà populaire?...

Les stations défilaient toujours, lentement, nous approchions pourtant de la dernière. Notre émotion croissait, dominée maintenant par la terreur sacrée. Nous cherchions parmi les Dieux de l'Art lequel nous paraissait plus grand que celui dont nous allions affronter la présence, lequel nous lui préférerions, s'il nous était donné de pouvoir choisir, dans le sublime Olympe des génies, celui que nous voudrions voir.

Homère, Eschyle, Dante, Gœthe, Beethoven?... Nous les nommions tous. Même le divin Shakespeare ne nous faisait pas hésiter: le nom de Wagner flamboyait plus haut, avec un éclat plus magique. C'était Apollon et c'était Orphée fondus en une seule lyre. Poète, musicien, philosophe,—que n'était-il pas, ce nouveau venu?

—Il est cubique! concluait Villiers.

Emmenbrücke! crie un employé.

La dernière station est franchie: une demi-heure encore, et c'est Lucerne!

Maintenant nous déraisonnons, nous cherchons des noms nouveaux à Wagner, des titres flatteurs, comme ceux que l'histoire a conservés à quelques hommes célèbres:

—L'aigle du Righi.... Le cygne de Lucerne.... Le cygne nous paraît tout à fait heureux, à cause de Lohengrin; mais Villiers trouve que le plagiat trop naïf: «Le cygne de Cambrai ... Le cygne de Lucerne....» Il cherche une variante, et, après un moment, jeta triomphalement celle-ci:

—Le palmipède de Lucerne!

Un fou rire détendit un peu nos nerfs. Mais le train siffla, et notre battement de cœur reprit.

Echevelé par le vent, penché hors de la portière, Villiers regardait. Il était impossible qu'on n'aperçût pas, au-dessus de la ville qui recélait une telle lumière, quelque glorieux flamboiement; sans nul doute, même en plein midi, une étoile resplendissante signalait aux bergers pieux la nouvelle Bethléem....

On entrait en gare.

Brusquement, Villiers, tout pâle, les yeux écarquillés, se rejeta sur la banquette, en s'écriant:

—Le palmipède!...


II

C'était vrai!...

Seul, debout, coiffé d'un grand chapeau de paille, Wagner nous attendait sur le quai.

Nous ne l'avions jamais vu, mais comment ne pas le reconnaître?...

Lui, qui n'avait aucune idée de notre aspect physique, comptait sur nous pour le découvrir. Immobile, bien en vue, il regardait pourtant, avec une attention intense, le flot des arrivants.

Ce fut moi qui m'élançai vers lui, dans une effusion de joie qui domina toute autre émotion. Il nous enveloppa tous de ce regard fixe et lumineux qui vous scrutait jusqu'à l'âme, et il nous serra les mains.

Après un moment de solennel silence, il sourit et m'offrit son bras.

—Venez, me dit-il. Si vous ne tenez pas à des splendeurs, l'Hôtel du Lac vous plaira. J'y ai retenu des chambres.

Et il m'entraîna, d'un pas rapide, hors de la gare.

En route, il s'arrêta, un moment, me regarda profondément, et me dit, avec une expression grave et émue:

—C'est un bien noble sentiment qui nous lie, madame!...

L'hôtel était tout proche de la gare. En y arrivant, le Maître nous recommanda à l'hôtelier, puis il s'écria, d'un air enjoué:

—Maintenant je vais me préparer à vous recevoir: sans cela, je ne ferais que des bêtises.... Vous allez venir tout de suite à Tribschen, n'est-ce pas, aussitôt que vous serez un peu reposés? Par le lac, c'est le plus commode....

Se préparer à nous recevoir!...

Du haut de la fenêtre, nous le regardions, maintenant, s'éloigner d'une allure hâtive, traverser le vieux pont de Lucerne, gagner le quai, prendre une barque....

Nous le suivions des yeux, sans mot dire, gardant une même expression béate sur nos figures.... Puis, quand il eut disparu, vite, vite, à notre toilette!... Nous n'allions pas le faire attendre.


III

Nous voici, à notre tour, au bord du lac des Quatre-Cantons, sur l'embarcadère, qu'assiège tout un vol de voiles blanches à demi pliées.

Quel paysage! Quel décor! Que c'est bien là le cadre qui convient!

Le lac, si pur, si clair, qui semble un bloc immense de cristal bleu, un saphir liquide, fuit à perte de vue entre les coulisses formées par les montagnes. D'un côté, le mont Pilate, d'un gris violacé de nuée d'orage, âpre, aride, déchiquette, sur le ciel, son faîte rocheux qui accroche les nuages; de l'autre, le Righi verdoyant ondule, hérissé de sapins sombres qu'interrompent de claires pelouses, des clairières d'un vert tendre, et au delà, troubles, brumeuses, irréelles, s'estampent vaguement les dentelures des Alpes....

Nous faisons choix d'un batelier et nous crions triomphalement:

—A Tribschen!

D'un coup de gaffe, l'homme nous éloigne de la rive, puis il déploie sa voile.

Maintenant, c'est la ville que nous voyons, la vieille Lucerne qui étage, sur les collines, ses maisons inégales, ses nombreux clochers, ses bastions hors de service, au-dessus de l'étroit pont de bois, si étrange, mais que nous avons à peine regardé tout à l'heure en le traversant. Il double à présent les festons de ses arches rustiques dans l'eau bleue du lac.

Mais c'est l'autre horizon seul qui nous intéresse, là-bas, ce mince promontoire, qui s'avance en pente douce, fermant à demi le passage; c'est vers cette pointe que la brise pousse tout doucement notre voile gonflée, c'est là Tribschen, le domaine de Richard Wagner.

Un cygne vogue sur le lac: de sa poitrine neigeuse il fend majestueusement l'eau claire, et nous croyons bien voir entre ses ailes la chaîne d'or qui l'attelle à la nacelle de Lohengrin. Pour nous, le frais Righi, c'est le mont Salvat: le temple du Graal doit se cacher, par là, derrière les végétations jalouses; et nous cherchons, au sommet du Pilate, le portail géant du divin Walhalla.

Mais le promontoire se rapproche; nous distinguons les minces peupliers qui se dressent à sa pointe extrême, puis les arbres et les buissons touffus qui s'échelonnent, et voici que dans l'entrebâillement des branches apparaît l'angle du toit et toute une fenêtre de la maison.

Nous arrivons. La barque s'enfonce sous un petit hangar soutenu par des pilotis.

Avec quelle émotion nous prenons pied sur ce sol sacré!

Pas de porte, pas de clôture, aucune limite à ce jardin: le lac, les collines, les forêts, les Alpes, le monde semblent en faire partie; et comme cela plaît à notre jeune enthousiasme, comme cela est juste et prophétique, puisque le monde deviendra en effet le domaine de celui qui habite là!

Une pente douce monte vers la maison, qui nous apparaît au delà d'une vaste pelouse. Elle est toute simple, toute grise, longue et peu haute, sous son toit de tuiles aux rougeurs éteintes; au milieu, un double perron de sept ou huit marches, qu'accompagne une rampe de fer, conduit au salon.

Nous avançons lentement, émus, recueillis, comme au seuil d'un temple! On nous a vus, sans doute, car le Maître paraît à la porte du salon et descend les marches; un grand terre-neuve noir bondit près de lui.

D'un air à la fois cérémonieux et enjoué, Wagner nous fait entrer.

Une jeune femme, grande, mince, d'un visage noble et distingué, aux yeux bleus, au frais sourire, sous une magnifique chevelure blonde, est debout au milieu du salon, entourée de quatre fillettes, dont une toute petite.

—Madame de Bülow, qui a bien voulu venir me voir avec ses enfants, dit le maître.

Après un échange de sympathiques poignées de mains, elle nous dit les noms des enfants: qui lèvent sur nous de grands yeux ébahis.—Senta, Elisabeth, Isolde et Éva.—Nous reconnûmes dans le choix de ces marraines, toutes prises parmi les héroïnes de Wagner, un enthousiasme fanatique, pareil au nôtre, qui chassa, entre cette mère charmante et nous, toute gêne.

On nous présenta ensuite les chiens: le grand terre-neuve, Rouzemouk—«Russ», dans l'intimité—et Cos, un carlin gris de fer appartenant à madame de Bülow.

—Je m'appelle Cosima, nous dit-elle, et, dans mon entourage, on avait pris la mauvaise habitude, qui m'horripilait, de m'appeler «Cos». J'ai donné ce nom à mon chien, et, depuis, on n'ose plus m'appeler autrement que Cosima.

Et la causerie s'engage, heureuse, vive, ardente, le Maître presque aussi joyeux que les disciples; et nous avons tant de choses à nous dire!...

Wagner parle le français mieux que très bien: il le parle correctement, mais à sa manière, avec des libertés et des audaces. Quand il ne trouve pas un mot pour rendre sa pensée ou que ce mot lui paraît ne pas exister, il le crée, et toujours si clair et si logique qu'on n'hésite pas à le comprendre. Il nous parle de Paris, où il a beaucoup souffert et qu'il a beaucoup aimé, et, sans amertume, de la grande bataille de Tannhäuser, dont nous avons, nous, tant de honte pour notre pays. Il y a gagné, dit-il, un groupe de chauds partisans qui le consolent de la défaite: ceux qui l'aiment, à Paris, l'aiment mieux et plus que ses admirateurs d'Allemagne. Le Français, plus vibrant, plus expansif, quand il comprend, comprend d'emblée, et la ferveur de son enthousiasme est réconfortante. Le public allemand, lui, est patient, paisible, il absorbe consciencieusement ce qu'on lui présente, mais manifeste très peu son sentiment: rien de plus froid, de plus morne, que certaines salles de spectacle, où des dames en robes de laine emplissent les loges.

—Et, pour ne pas perdre leur temps au théâtre, s'écrie le Maître avec indignation, elles y apportent leur tricotage!...

Avec une curiosité respectueuse, nous regardons, autour de nous, l'intérieur du temple, dont la somptuosité grave et enveloppante contraste si vivement avec la simplicité grise de l'extérieur. Le salon est assez vaste; il occupe tout un angle de la maison et ses fenêtres s'ouvrent sur deux parois. Il baigne dans une pénombre chaude et reposante, entre ses murs recouverts d'un cuir fauve traversé d'arabesques d'or; un épais tapis étouffe les pas; les fenêtres sont drapées de lourdes portières de velours, dont les plis traînants s'amassent sur le sol. Un magnifique portrait de Beethoven domine le grand piano à queue, il est placé en face d'une glace qui le reflète, et, sur les deux autres panneaux, Gœthe et Schiller se font vis-à-vis. Au plafond pend une lampe de bronze. Un large divan de damas pourpre s'adosse à la muraille, et des fauteuils moelleux et commodes se groupent çà et là.

—Venez voir ma galerie! dit Wagner, avec un sourire qui raille ce titre ambitieux.

Une large baie fait communiquer le salon avec une pièce étroite et longue, toute tendue de velours violet, sur lequel s'enlève la douce blancheur de statuettes en marbre. Ce sont les héros des œuvres du Maître: Tannhäuser faisant vibrer la lyre et entonnant l'hymne passionnée qui glorifie Vénus; Lohengrin, pareil à un archange, tirant son épée pour défendre l'innocence; le chevalier Tristan, qui croit boire la mort et vide la coupe où bouillonne le philtre d'amour; Walther du Pré des Oiseaux, et le dernier né, le jeune et téméraire Siegfried, tenant entre ses doigts l'anneau fatal!...

Des panneaux, don du roi Louis de Bavière, retracent quelques scènes des Nibelungen. Dans une niche, un bouddha doré, puis des brûle-parfums chinois, des coupes ciselées, toutes sortes d'objets précieux et rares. Dans un coin, deux guéridons recouverts de vitres qui protègent des essaims de papillons magnifiques, aux grandes ailes d'azur et de pourpre.

—Cette collection de papillons vient de l'Exposition universelle de Paris, dit le Maître, en riant. Voilà ce qu'un artiste a trouvé le plus à son goût, au milieu de l'amas des productions dues à l'effort prodigieux du travail de l'humanité....

Revenus dans le salon, notre causerie se prolonge, sans contrainte. Le Maître nous éblouit par le charme de sa parole, sa verve, sa gaîté, son esprit incomparables.

Il nous semble, néanmoins, qu'il est temps de nous retirer. Nous avons débarqué à Tribschen vers cinq heures, maintenant le jour s'assombrit: il doit être tard, c'est l'heure du dîner, et nous avons la plus grande peur d'être indiscrets et gênants.

Mais, devant notre mouvement de retraite, on se récrie avec une si sincère cordialité, on nous retient avec une insistance si affectueuse, que nous nous rasseyons, tout heureux. Les enfants disent bonsoir à tout le monde et vont se coucher. On apporte des lampes et le temps s'écoule délicieusement....

Et pourtant, ô honte! nos estomacs en détresse nous tiraillent et nous reprochent de les oublier par trop. Avant de quitter Bâle, ce matin, nous avons déjeuné, trop tôt et sommairement. Il y a joliment longtemps!

Notre hôte ne nous a pas invités à dîner.... Cependant, puisqu'il nous retient!... Il paraît que l'on dîne tard à Tribschen....

Vers neuf heures, la porte s'ouvre, un domestique s'avance: enfin!...

Non!... il porte un plateau!... c'est le thé, accompagné de fallacieux biscuits secs....

Nous échangeons des regards rieurs. Bah! qu'est-ce que cela fait? Nous souperons à l'hôtel....

A onze heures et demie, il faut bien s'en aller. Mais comment? par le lac?... est-ce qu'on trouve encore des barques?

—Non, non, par terre: la voiture est attelée, dit Wagner; on va vous reconduire.

De l'autre côté de la maison, sur le seuil du vestibule, les adieux se prolongent. On nous fait promettre de revenir le lendemain, mais de meilleure heure, pour pouvoir nous promener dans le jardin et voir un peu la campagne....

A travers l'inconnu et la nuit noire nous roulons maintenant, tout illuminés de joie.

—Dans la voiture de Wagner!... est-ce que c'est possible? s'écrie Villiers en caressant les coussins.

Et nous parlons tous à la fois, reprenant chaque détail de cette journée inoubliable.

Pourtant la faim nous tracasse de plus en plus: quel souper tout à l'heure, à l'hôtel du Lac!...

Un garçon somnolent se lève de son lit de camp pour nous ouvrir la porte.

—Peut-on manger? lui crions-nous.

Ce n'est pas son affaire: il n'en sait rien, se recouche et ronfle.

Nous voilà errant par l'hôtel, tournant les boutons de portes fermées à clé, nous pendant aux sonnettes: rien! le silence, la solitude, le sommeil.... Eh bien, nous voulions affronter le martyre pour la cause que nous défendions: est-ce que nous allons nous plaindre pour un jour de jeûne?... Oh! non!... Puisqu'on ne peut l'éviter, cette épreuve nous plaît, à présent; elle nous semble juste et symbolique: l'estomac vide, nous écouterons mieux chanter la joie de notre cœur, l'ivresse de notre esprit.... Très heureux, nous nous couchons, espérant revoir en rêve, là-bas, sur le lac bleu, le promontoire sacré où nous retournerons demain....


IV

Combien cette seconde journée, qui se levait toute bleue et ensoleillée, était riante pour nous! Quelle plénitude de joie! quel avenir glorieux! Nous connaissions Richard Wagner et il nous connaissait! «Venez demain de bonne heure», nous avait-il dit; cela, c'était plus et mieux que de la politesse: les disciples plaisaient au maître, nous en avions le pressentiment délicieux.

Mais il fallait, tout de même, ne pas arriver trop tôt à Tribschen, et, jusqu'à une heure convenable, trouver le moyen d'occuper le temps.

Villiers, qui voulait être très beau, s'était mis en quête d'un coiffeur, et, il fixa son choix sur un certain M. Frey.

Une fois installé, la serviette au cou, les joues barbouillées d'écume de savon, le patient, tout à son rêve, se souvint d'une phrase de Wagner,—une phrase de la lettre qu'il m'avait écrite à propos des Maîtres Chanteurs; «Mon barbier me disait, l'autre jour, que ce morceau lui avait plu de préférence....» Les barbiers lucernois étaient donc wagnériens?... Alors on pouvait causer: sans hésiter, Villiers entama avec M. Frey, une dissertation sur la musique de l'avenir.

Le Figaro suisse s'en tira de son mieux, et, la causerie s'étant prolongée, Villiers sortit de l'officine frisé menu comme un bonnet d'astrakan.

Ainsi accommodé, il me rejoignit sur le quai, au bord du lac, et, pour user notre impatience, nous nous mîmes à rôder, entre les ballots et les paquets de cordages.

Mon compagnon fredonnait un motif de l'ouverture des Maîtres Chanteurs, qui l'enthousiasmait de plus en plus. Il insistait pour me décider à chantonner, en même temps que lui, le second motif qui se combine avec le premier.

—En pleine rue, comme cela?... On va nous jeter deux sous!... Ecartons-nous au moins des passants.

Et nous voici enjambant des madriers, des matériaux de construction, pour gagner un coin désert.

Villiers est ravi de nos fredons qu'il faut recommencer plusieurs fois. Sa vive imagination supplée à tout ce qui manque: il croit entendre l'orchestre.

Brusquement il tombe en arrêt sur je ne sais quoi; ses clairs yeux bleus s'ouvrent plus larges, ne clignent plus, et il se met à rire.

—Qu'est-ce que c'est que ce mot extraordinaire: Dampfschifffahrtgesellschaft!

En effet, ce mot apparaît, en gros caractères, sur une planche peinte en blanc, haut portée par deux poteaux fichés en terre.

—Six voyelles contre vingt-deux consonnes, et un seul mot! s'écrie Villiers; qu'est-ce qu'il veut dire, ce mot?

En réunissant nos vagues notions d'allemand nous présumons qu'il signifie: «Compagnie des bateaux à vapeur», et que c'est là l'embarcadère. En effet, au delà des poteaux réunis par la planche, qui figurent avec elle un chambranle de porte, il y a un escalier en bois qui mène à un ponton. L'eau bleue clapote contre les pilotis, les cygnes naviguent à l'entour, et les voiles, aussi blanches que leurs ailes, cinglent vers le lointain, vers le promontoire, que le soleil, là-bas, en ce moment, couvre d'un brouillard d'or....

—Quelle heure est-il?

A chaque instant cette question revient. Il est temps enfin de rentrer à l'hôtel du Lac, pour le «dîner».

Ici, ce n'est pas comme en France: on «dîne» à une heure, très copieusement, et, si l'on veut, on soupe à huit, très légèrement. Cela nous fait comprendre pourquoi, hier, il nous a semblé qu'on ne dînait pas à Tribschen.


V

Nous arrivons. Les enfants accourent au-devant de nous. On nous attend au salon.

Quel accueil! quelle cordialité sincère! Déjà nous ne sommes plus les inconnus d'hier: Cos aboie à peine, et Russ, le terre-neuve noir, sans se lever du perron où il est couché, balaie lentement la pierre du panache de sa queue, pour nous témoigner sa sympathie.

Avec quel plaisir, dans la pénombre reposante, nous respirons de nouveau l'atmosphère au parfum discret de ce salon! Il faut bien s'asseoir, pour se reposer un peu; mais le Maître, plein d'entrain et de bonne humeur, reste debout. Il s'efforce de comprendre les propos, débordants d'enthousiasme, entrecoupés de rires, dont l'enveloppe Villiers de l'Isle-Adam, et s'imagine que, s'il n'en saisit pas bien le sens, il en faut accuser sa connaissance imparfaite du français. Aucun de nous n'ose lui dire qu'en écoutant Villiers il en est ainsi pour tous, qu'il entortille le plus souvent ses idées en des spirales de phrases inintelligibles, à travers lesquelles fusent des lueurs et des scintillements. Avec un peu d'habitude, on ne prend garde qu'à ces clartés; mais le Maître ne sait pas.

Alors il raconte, comme pour s'excuser, un incident que son incompréhension du français a causé naguère, alors qu'il habitait Zurich.

Un chef d'orchestre, alsacien ou belge, ayant en tout cas un accent spécial, lui parlait des diverses façons de diriger et blâmait certaines routines, néfastes à son avis, et il appuyait son dire par ces mots qu'il répétait avec insistance:

—C'est comme je vous assure....

Wagner entendait: «C'est comme chez vous, à Zurich».

Agacé d'abord par cette affirmation peu courtoise, il finit par se fâcher tout à fait et défend, avec véhémence, l'orchestre de Zurich, que lui-même a dirigé quelquefois.

L'interlocuteur ne s'explique pas comment il a provoqué cette colère: il est consterné, s'excuse, balbutie, et il faut un temps infini pour s'entendre.

Au souvenir de ce quiproquo, le rire de Wagner sonne clair et vibrant, et, de bon cœur, nous rions avec lui.


VI

Le Maître s'est mis au piano.

Il nous raconte le poème de Siegfried, sur lequel il compose, en ce moment. Il joue les thèmes à mesure, déclame, chante, avec un entrain, une violence incomparables, une expression si parfaite que l'on croit voir le drame se dérouler. A l'instant où le héros, qui vient de reforger l'épée, fend d'un seul coup l'enclume et que Mime, d'épouvante, tombe à la renverse, Wagner se lève et disparaît presque entièrement dans le grand rideau de satin violet, pour nous mieux faire comprendre l'effroi du gnome. Il en ressort en riant et déclare que, «n'étant pas du tout pianiste, cette musique de l'avenir est trop difficile pour lui».

—Je me tirerai mieux du second acte, dit-il.

Et il nous révèle toute la scène de l'oiseau, d'une façon tellement délicieuse que jamais aucune exécution, même au théâtre, ne pourra nous rendre l'impression ressentie ce jour-là.


VII

La chaleur est un peu tombée. Nous voici parcourant les allées du jardin, au bord des tendres pelouses. Le Maître veut nous montrer son domaine.

Autour de nous les enfants courent, avec des rires et des cris joyeux. Russ, le grand terre-neuve noir, bondit en avant, ramasse des pierres, qu'il nous apporte d'un air engageant, désireux d'entamer une partie; mais Wagner s'attriste de ce jeu:

—C'est une funeste habitude que je lui ai donnée là: je ne peux plus l'en corriger et il s'abîme les dents sur les pierres.

Le Maître marche rapidement, il me guide vers un kiosque élevé, d'où la vue, dit-il, est superbe.

Le lieu est ravissant, en effet. Une houle de verdure, où la maison semble submergée, moutonne des coteaux aux vallons. Tout en bas, le lac, d'un azur limpide, où volent quelques voiles blanches, reflète les teintes d'améthyste des hauts sommets. Une lumière subtile baigne le recueillement de cette nature majestueuse.

Richard Wagner, les deux mains sur la balustrade rustique du kiosque, droit, silencieux, a cette expression grave et solennelle qui lui vient subitement lorsqu'une émotion profonde l'atteint.

C'était lui que je regardais maintenant, et ce fut un instant inoubliable: ses yeux, du même bleu que le lac, très ouverts, presque fixes, semblaient boire ce tableau, d'où rayonnait pour eux un monde de pensées. Ce refuge, cette retraite exquise, créée par la tendresse d'une amie bien-aimée, qui avait su tout braver et faire face, tête haute, à la réprobation du monde, pour venir consoler celui à qui elle s'était vouée tout entière, quand il était le plus cruellement pourchassé par les injustices de la vie, cette chère solitude, égayée par des rires d'enfants, où les coups du destin ne lui arrivaient plus qu'à travers un rempart d'amour, c'était avec une gratitude attendrie qu'il la contemplait.

Il comprit que j'avais suivi sa méditation, car il la continua tout haut:

—Et cependant, dit-il, ce coin de terre, si plein de souvenirs, ne m'appartient pas.... Mais j'ai l'idée d'acquérir un petit bout de terrain, justement de ce côté-ci, pour que plus tard les enfants puissent y revenir et conservent quelque chose de ce nid de leur enfance.

Ce désir ne fut pas réalisé. Le Maître, sans doute, y renonça.


VIII

Madame Cosima et nos compagnons nous rejoignent et nous marchons longtemps dans le jardin sans limites.... Mais la journée s'avance: il ne faut cependant pas abuser. Nous voulons prendre congé: on se récrie et, nous avouons, en riant, notre jeûne de la veille, notre coupable habitude de dîner le soir. Alors le Maître manifeste un vrai chagrin; il ne se pardonne pas d'avoir oublié que les habitudes françaises sont autres que celles de la Suisse allemande. Nous sommes touchés, autant que honteux, d'avoir provoqué une pareille émotion, qui nous révèle pourtant la sensibilité aiguë et la délicate bonté de cet homme si calomnié.

—A partir de demain, s'écrie-t-il, un souper sera servi tous les soirs, ici, et il faudra bien m'absoudre!


IX

Au fond du salon de Tribschen, à gauche en venant du jardin, une lourde portière, soulevée par une cordelière, laissait apercevoir une très petite pièce, dont je ne pouvais approcher sans une vive émotion: c'était le sanctuaire, le saint des saints, le cabinet de travail de Richard Wagner!

Des draperies sombres, un demi-jour recueilli, deux parois que recouvraient des rayons de bibliothèque chargés des plus belles œuvres: musique, poésie, littérature, philosophie; un piano d'une forme spéciale (un autel presque), muni de tiroirs et plan comme une table; un seul tableau: le portrait de Louis II, le royal ami, l'archange sauveur:—«Celui qui, disait Wagner, semble m'avoir été envoyé du ciel!» Qu'il était beau, ce fin visage, dont le teint bistré sous les cheveux noirs faisait ressortir encore la clarté splendide des yeux d'un bleu polaire, rayonnants d'enthousiasme, des yeux vraiment surnaturels.

Tous, nous l'aimions, ce jeune homme, nous le considérions comme notre roi, notre chef et notre allié, puisqu'il avait la même foi que nous-mêmes et, comme nous, rang d'apôtre. Nous étions nés pour la même mission: affirmer la divinité d'un homme de génie, être les miroirs réfléchissant pour lui l'éblouissement de ses rêves, lui donnant la certitude de sa splendeur, les soldats prêts à recevoir pour sa défense les horions et les insultes, et qui joyeusement seraient tombés pour sa gloire. Et ce roi, plus que nous, était fort pour le combat; son sceptre valait mieux que nos poings.

Quelquefois, s'échappant de la cour, l'ami royal venait, seul et incognito, à Tribschen, pour souhaiter la fête du Maître, ou lui apporter une bonne nouvelle. Comme la maison était peu vaste, c'est dans cette petite pièce qu'on lui dressait un lit de camp, et il passait quelques jours ici, tout heureux, exigeant d'être traité comme un humble disciple.

Wagner m'a surprise, aujourd'hui, au seuil de ce cabinet de travail, de ce sanctuaire, dans lequel je n'osais pas pénétrer, considérant le piano, les feuillets épars, où l'encre n'était pas séchée, me sentant troublée au dernier point par les détails humains de ce qui était pour moi si évidemment surhumain. Et je fus oppressée, jusqu'à perdre le souffle, d'entendre, tout à coup, à quelques pas de moi, sonner la voix et le rire de celui qui m'apparaissait dans la perspective des siècles, auprès d'Homère, d'Eschyle, de Shakespeare, de celui que j'aurais élu encore au milieu des plus grands!...

—Comme vous êtes enthousiaste! s'écriat-il: il ne faut pas l'être trop, car cela nuit à la santé!

Il voulait plaisanter, mais la lumière attendrie de ses yeux me disait assez ce que voilait son rire.


X

—Ce matin, me dit Wagner, mon domestique, Jacob, m'a déclaré qu'il faudrait me passer de lui, toute la journée, parce qu'il allait à Zug.

—«Zug»!... ce mot est en effet sur toutes les lèvres lucernoises, nous l'entendons à chaque instant, et je croyais que c'était une exclamation, un juron anodin, familier aux Suisses, quelque chose comme «zut!»...

—Pas du tout: Zug est une petite ville, toute proche d'ici.

—Et qu'a-t-elle de si attrayant?

—Pas grand'chose, en temps ordinaire. Mais vous ne savez donc pas?... le tir fédéral est ouvert ... à Zug!... C'est l'événement qui porte à son comble l'enthousiasme de tous les cantons.... Cent mille francs de prix ... trente mille carabines réunies.... Sérieusement, c'est assez curieux, et vous devriez allez voir ce drôle de spectacle.

Ce fut donc pour obéir au conseil du Maître, et non sans regret de le quitter, que nous descendions, quelques heures plus tard, à la gare de Zug.


XI

Une poule au milieu de ses poussins, c'est la première impression que nous donne la petite ville de Zug, avec son clocher qui se hausse, entouré de maisons basses. Comme fond, le velours vert du dernier repli des montagnes qui, de là, s'étagent jusqu'aux lointains neigeux, roses et mauves. Lorsqu'on approche du bourg, son aspect change: on ne voit plus qu'une vieille porte fortifiée, ayant en son milieu un cadran énorme. De grands drapeaux, qu'une brise très faible soulevait lentement, et les bannières multicolores de tous les cantons de la Suisse, s'accrochaient à chaque angle du haut toit, orné de clochetons, qui surmonte cette porte; des guirlandes de feuillages festonnaient, en contrariant sa courbe, l'ogive percée dans l'antique bâtisse; et, quand on avait franchi la voûte, la rue où l'on débouchait donnait l'illusion d'une rue chinoise, avec ses maisons d'inégale hauteur et sa perspective de banderoles bariolées.

Mais il fallait prendre une autre route pour gagner la plaine où le tir fédéral était établi: un vacarme effroyable guidait sûrement de ce côté-là.

Des baraques foraines, dans la prairie fraîche; une foule, souriante et grave, qui processionne; de ci, de là, des costumes pittoresques, portés par les naturels des quelques cantons fidèles encore aux vieux usages.

Des Bernoises à l'ample jupe froncée, à demi cachée par le tablier de soie couleur gorge de pigeon, au long corsage de velours noir, retenu par des chaînes d'argent sur la gorgerette plissée, avec, dans leurs cheveux, de grandes épingles historiées. Des Fribourgeois, vêtus de culottes courtes, de vestes brunes, coiffés de larges chapeaux et s'appuyant sur des bâtons noueux. Il y avait même quelques Tyroliennes, venues de loin par curiosité et qui égayaient les yeux avec leurs robes de couleurs vives, leurs étroits tabliers tricolores, leurs chapeaux pointus en feutre noir, agrémentés de galons d'or et posés très bas sur le front.

Nous sommes, à présent, au centre même du bruit, et c'est comme dans une effroyable bataille. Le sifflement des milliers de balles, qui cinglent l'air sans discontinuer, produit sur le tympan l'effet le plus bizarre: on se croit enveloppé d'un réseau de fils de fer, vibrants, qui se croisent, s'enchevêtrent, forment un treillage, et l'illusion est si complète que l'on n'ose plus avancer, de peur de heurter ces fils.

Des hangars partagés en boxes, orientés dans différents sens, divisent la plaine, et dans chaque box, des hommes affairés chargent hâtivement des carabines qu'ils passent au tireur, aperçu de dos, visant une cible lointaine.

Inconscients, nous nous laissons pousser dans un des boxes, et, là, un Suisse, avec la familiarité cordiale qui convient dans un pays libre, crie quelque chose à l'oreille de Villiers, qui n'entend pas. Mais on lui met entre les mains une carabine, et le voici, à son tour, épaulant et visant longuement.

Que s'est-il passé? On n'a pas entendu la détonation, à travers le tintamare; mais une agitation, une émotion joyeuse éclatent tout à coup, et là-bas, la cible, mue par un ressort, s'agite et salue le vainqueur: Villiers a fait mouche!...

On l'entraîne. Des êtres munis de formidables trombones surgissent et, sur deux files, lui font cortège: à leurs joues qui se gonflent et s'empourprent on devine, plutôt qu'on ne l'entend, une triomphale fanfare.

On s'arrête devant un kiosque peinturluré, entouré de vitrines, où s'étalent les objets offerts comme prix aux plus habiles tireurs.

Il y a un portrait de Garibaldi, encadré; une paire de lunettes d'or; un couvert d'argent; une collection de pièces de cent sous à l'effigie de Louis-Philippe, disposées en forme d'étoile dans un écrin,—et beaucoup d'autres merveilles, parmi lesquelles Villiers n'a qu'à choisir, mais, suffoqué par le fou rire, il n'arrive pas à se décider.... Enfin il décroche un collier en corail et le fourre dans sa poche, tandis qu'on fixe à son chapeau une médaille commémorative, qui luit au milieu d'un flot de rubans.

Le triomphateur voudrait se dérober, mais le cercle des joueurs de trombone l'enserre et il faut aller à un pavillon consacré à Bacchus, où un commissaire de la fête, monté sur une table, lui tend solennellement la coupe glorieuse, pleine d'aigre vin de Sarli, qu'il doit vider, d'un trait, en dissimulant une grimace douloureuse....

Le soir, à souper, Wagner, se réjouit beaucoup de l'aventure, et pour fêter l'habile tireur, il débouche du Champagne:

—Il est excellent, dit-il, c'est mon ami Chandon qui me l'envoie.


XII

Mes compagnons, ayant des articles à écrire, étaient restés, ce jour-là, à l'Hôtel du Lac; j'arrivai seule à Tribschen, très peu après le dîner de deux heures, avec l'inquiétude de venir, peut-être, trop tôt.

Le ciel pur faisait le lac tout bleu et les fraîches verdures des rives se miraient, comme d'ordinaire, dans l'eau tranquille. Je débarquai à la pointe du promontoire, tout au bout du jardin, sous le petit hangar qui abritait les marches de bois. Comme il n'y avait ni porte, ni portier, ni cloche, je pus entrer sans avoir été signalée; tout doucement, je commençai de gravir vers la maison, et, craignant de trouver mes hôtes encore à table, je fis un assez long détour. Je pris un charmant sentier, très ombreux, qui suivait le rivage du lac; il s'escarpait très vite, et la pente qui, couverte de buissons, dégringolait vers l'eau, avait un aspect de petit précipice très pittoresque, et rien n'était plus agréable à voir que les taches d'azur formées par le lac à travers l'emmêlement des branches. Les enfants avaient appelé ce coin, où, par crainte des chutes, on leur interdisait d'aller seuls, «le parc aux brigands», et l'on en racontait long sur les drames qui devaient s'y passer, quand le soir tombait.

Au moment où j'allais sortir du couvert des arbres, l'aînée des fillettes m'aperçut et courut à moi, en me faisant des signes étranges pour me recommander le silence et le mystère. Quand elle m'eut rejoint, elle m'entraîna, toujours sans parler, à travers les massifs, où je faillis laisser mon chapeau, vers une sorte de cabinet de verdure, tout proche de la maison, où l'on avait servi le café.

Le maître était là, assis dans un fauteuil de jonc, fumant un cigare. Cosima, debout, regardait par les interstices des buissons et me fit signe de ne pas parler; mais Wagner, en me jetant un regard farouche, dit à demi-voix!

—Comment! c'est vous qui m'amenez ces gens-là?

—Quelles gens?

Cosima m'appela, d'un geste, près d'elle, et je pus voir pour quelle raison mes hôtes bien-aimés gardaient cette attitude craintive et ce silence.

Devant le perron de la maison, une calèche, pleine de touristes, était arrêtée.

Un personnage vêtu d'un complet de coutil jaune, sur lequel tranchait la bandoulière noire d'une lorgnette, parlementait avec le domestique. Je crus d'abord qu'il s'agissait d'importuns que l'on s'efforçait d'éconduire, mais je compris que c'étaient là des voyageurs anglais, parfaitement inconnus, qui, avec une impudence incroyable, demandaient à visiter Richard Wagner. Cette excursion était sans doute inscrite entre l'ascension du Righi et la promenade au lion de Lucerne. Ils insistaient avec une indiscrétion sans pareille, feignant de mal comprendre les affirmations du domestique, prolongeant à plaisir le débat, tandis que, dans le bosquet voisin, on ne soufflait mot, de peur d'être découvert.

Enfin Jacob persuada à ces intrus que le maître était absent. La calèche se remit en branle, avec un bruit de vieille ferraille. Le gravier de l'allée grinça sous les roues, et le véhicule encombré d'ombrelles vertes, de voiles bleus et de châles rouges, redescendit la colline.

—Enfin nous sommes libres! s'écria le Maître en se levant.

—Comment! dis-je, vous avez cru que c'était moi qui vous amenais cette «piaulée[1]» d'Anglais!

—Vous arriviez juste en même temps qu'eux, dit-il, mais je n'aurais pas dû vous soupçonner.

—Ni me jeter ce regard terrible!

—Le regard était pour les Anglais, répliqua-t-il en riant. Je suis vraiment obsédé par l'audace de ces inconnus ... car cette scène se renouvelle fréquemment.... Le plus joli, c'est que Jacob est contre moi: il trouve tous ces gens-là très distingués et ne comprend pas pourquoi je refuse de les voir.

—Quelle singulière situation cependant, si on les recevait! Que diraient-ils? et quelle attitude pourraient-ils garder?

—On raconte sur Gœthe, à propos d'une aventure analogue, une anecdote curieuse, dit Wagner. Il était ainsi souvent assiégé par des curieux, dans sa maison de Weimar. Un jour, impatienté de l'insistance d'un Anglais inconnu à forcer sa porte, il ordonna soudain à son domestique de l'introduire. L'Anglais entra. Gœthe se planta debout au milieu de la chambre, les bras croisés, les yeux au plafond, immobile, comme une statue. Un instant surpris, l'inconnu se rendit bientôt compte des choses et, sans se déconcerter le moins du monde, mit son lorgnon sur son œil, fit lentement le tour de Gœthe, en le regardant de la tête aux pieds, et sortit sans saluer.... Il est difficile de dire conclut le Maître lequel des deux avait montré le plus d'esprit.

[1] Je me suis servi de ce mot: «piaulée», que j'avais, entendu dans mon enfance. Peut-être n'est-il pas français, mais il a été adopté par les habitants de Tribschen: c'est pourquoi je le maintiens. Il pourrait venir cependant de piaux, nom que l'on donne aux petits de la pie.


XIII

Tous les soirs, à huit heures,—nous avions eu beau nous en défendre, honteux vraiment d'une telle perturbation provoquée dans le régime de Tribschen,—tous les soirs, à huit heures, la porte du salon s'ouvrait et Jacob annonçait le souper.

La salle à manger, assez petite, était étroite; la table en forme de carré long, l'emplissait presque; Wagner se plaçait à l'un des bouts.

Le souper se composait de viandes froides, de salaisons, de gâteaux et de fruits, et le Maître aimait à y joindre du Champagne «de son ami Chandon,» qu'il fallait boire sans scrupule, disait-il, car il en recevait, en cadeau, de son admirateur français, plus qu'il n'en pouvait consommer.

Wagner mangeait de bon appétit et déclarait qu'il ne pouvait comprendre comment il avait omis d'instituer plus tôt ce souper.

—Nous n'y pensions pas, dit-il, c'est un oubli incroyable.... Une chose pourtant si agréable, et même indispensable!... Désormais ce souper sera toujours servi et nous bénirons la réforme dont nous sommes redevables à votre jeûne forcé du premier soir.

On s'attardait à causer. La parole du Maître, violente, joyeuse, passionnée, toujours sincère, produisait sur nous une impression intense, pour ainsi dire, magnétique. Nous passions par tous les états qu'elle décrivait: enthousiasme, indignation, désespoir. Il semblait, lui, revivre les phases qu'il rappelait de sa vie si tourmentée,—«les misérabilités»,—comme il disait, et nous en subissions, toutes les angoisses, toutes les rancœurs. Cependant, s'il nous jugeait trop bouleversés, trop vivement émus, sans transition, pour nous remettre d'aplomb, par une plaisanterie irrésistible, il nous faisait éclater de rire....

Le carlin Cos, ayant la peau un peu irritée, était au régime: on lui avait interdit la viande. Si, cédant à ses instantes sollicitations, un des convives lui en glissait un petit morceau, Wagner s'arrêtait au milieu de n'importe quel discours et rappelait avec véhémence le décret du docteur pour chiens.... Et c'était admirable, cette préoccupation attentive, dont rien ne le distrayait: elle nous révélait chez cet être prodigieux, à la personnalité dévorante, une infinie bonté, un altruisme sans limites.


XIV

Hélas! nous n'étions pas des capitalistes! Ce pieux pèlerinage au temple du génie, ce séjour délicieux, il fallait le payer et, pour cela, le gagner. Des engagements étaient pris avec différents journaux, auxquels nous avions promis des comptes rendus de l'exposition de Munich, des notes de voyage, et surtout des indiscrétions à propos de Richard Wagner, qui, très discuté alors, très combattu et vivant dans la retraite, excitait au plus haut point la curiosité des foules.

Non sans appréhension, j'avais écrit un article pour le Rappel, intitulé: Richard Wagner chez lui.

Je ne m'en vantai pas auprès du Maître, et j'espérais bien qu'il ne le saurait jamais; mais quelqu'un, croyant lui faire plaisir, lui envoya l'article.

Il fut fâché.

—Déjà une dissonance! s'écria-t-il.

Et il expliqua à Cosima que «sa maison et sa vie intime, y compris les chiens, étaient comme le joyau mystérieux de sa destinée et qu'il éprouvait un véritable effroi à les voir mentionner en public».

Cosima m'excusa et me défendit de son mieux, et le Maître s'adoucit. Mais une feuille lucernoise, le Journal des Étrangers, s'avisa de reproduire l'article, ce qui amena autour de Tribschen une escadrille de barques pleines de curieux, et Wagner de nouveau s'attrista. «Il avait un vrai chagrin, disait-il, car il ne pouvait endurer pareilles choses de ses amis, et il voulait nous nommer ses amis.»

Cependant, sur ma promesse de ne pas recommencer, il pardonna et, quelques jours après, me donna, pour m'amuser, une lettre «à déchirer», qui les avait bien fait rire, inspirée à une dame de Thonon par Richard Wagner chez lui.

Voici un fragment de cette lettre:

Cher Monsieur,

Veuillez me pardonner si je vous nomme ainsi. Mais je viens de lire, dans un journal, un article vous concernant et ce n'est pas sans la plus vive émotion que j'ai lu tous les éloges qu'il renferme sur vous, cher monsieur, car je vois que vous aussi avez passé par de mauvais jours. Me trouvant aujourd'hui dans le même cas, je sympathise d'autant plus avec vous, cher monsieur.

J'ai été élevée dans la plus grande aisance, entourée de tous les soins et les égards de tous; malheureusement pour moi, des revers de fortune et des malheurs de famille sont survenus et tous se sont éloignés de nous; ceux qui se disaient nos amis alors ne nous connaissent plus aujourd'hui.

Dieu merci, j'ai reçu la meilleure éducation possible, je suis passionnée pour la musique. Mais, hélas! depuis nos malheurs, je n'ai pas touché à un piano, les moyens me manquant pour m'en procurer un, ce qui est un vide immense pour moi et un grand chagrin. Que ne suis-je près de vous, cher monsieur! Je sais d'avance que vous ne me refuseriez pas l'entrée de votre maison et une place à votre piano.

Par moi-même, j'ai cinq enfants et je n'ai pas le nécessaire à la maison. Mais si je pouvais être près de vous, cher monsieur, il me semble que je serais heureuse. Toutes privations ne seraient rien pour moi, si je pouvais cultiver l'art qui m'est si cher.

Je vois, cher monsieur, votre étonnement à la lecture de ma lettre; mais s'il m'était donné de vous voir, vous ne seriez plus surpris.... Je sais d'avance que votre maison sera la mienne et votre piano sera le mien....

«Votre piano sera le mien....».

Cette belle pensée demeura longtemps fameuse à Tribschen.


XV

Ce jour-là, en arrivant à Tribschen, au moment où j'atteignais le perron du salon, le bruit d'une musique singulière, mêlée de cris légers et de rires, m'arriva par la porte-fenêtre, grande ouverte. C'était extraordinaire, inexplicable. Pour ne rien interrompre, j'avançai lentement, sans faire crier le gravier sous mes pas, et, les marches montées, j'aperçus un délicieux tableau.

Au milieu du salon, les quatre fillettes, dont la plus jeune n'avait pas trois ans, dansaient; Wagner, au piano, faisait la musique.

Riant de toutes ses quenottes neuves, la plus petite fille criait de joie, en s'efforçant de suivre l'allure des plus grandes. Les petits pieds tapaient avec entrain, à contre-temps du rythme, que, cependant, le pianiste marquait avec force, en riant et en criant autant que les danseuses.

Je n'entrai que lorsque l'on fut las.

—Vous avez vu? s'écria Senta en courant à moi; c'est le Quadrille des tailleurs: papa l'a composé pour nous!

Le Quadrille des tailleurs! musique de Richard Wagner!...

S'en souvient-on encore, de cette musique? l'a-t-on gardée, au moins? est-elle écrite? Pour moi, je crois l'entendre, quand je me remémore cette scène, que je revois, dans tousses détails, toujours aussi vivante, aussi exquise!...


XVI

L'ami Villiers avait dans le caractère bien des singularités, auxquelles nous ne prenions pas garde, y étant très habitués, mais dont les manifestations ne manquaient pas de causer de profondes surprises aux personnes non prévenues. Il éprouvait, en certains cas, une peur nerveuse, contre laquelle il n'essayait même pas de réagir.

Par exemple: causant, un jour, avec quelqu'un, au coin d'une rue, il avait reçu dans l'œil une imperceptible éclaboussure de salive. Subitement épouvanté, Villiers plantait là son interlocuteur stupéfait et, à toutes jambes, gagnait l'officine du plus proche pharmacien.

Déjà cette imagination fougueuse avait prévu toutes les possibilités de catastrophes: par cette goutte venimeuse lui étaient inoculées les maladies les plus funestes; il se voyait condamné, perdu. Pour le calmer un peu, le pharmacien, assez ahuri, avait dû lui baigner l'œil dans toutes sortes de collyres, prétendus souverains.

Une après-midi, à Tribschen, Villiers jouait avec les enfants; il lançait en l'air un ballon, qu'à leur grande joie, il envoyait très haut. Russ, le terre-neuve, bondissant et aboyant, tachait d'être de la partie.

A un moment, en donnant l'élan au ballon, Villiers envoya, en arrière, un fort coup de poing dans la gueule du chien, qui exhala un reproche plaintif.

Mais le croc pointu avait légèrement égratigné la peau. Villiers, tout blême, examinait sur sa main la trace rosée.... Puis, il leva sur nous des yeux hagards et, courant, comme il savait courir, s'enfuit.

—Qu'est-ce qu'il a?... où va-t-il? s'écria Wagner, très effrayé.

Il fallait bien répondre.

—Oh! ce n'est rien.... Il a cogné très fort sa main contre les dents du pauvre Russ et s'est un peu écorché.

—Eh bien?... ça ne saignait même pas.... C'est pour cela qu'il est devenu si pâle?

—Un cerveau comme celui-là est vite suggestionné: en un clin d'œil, il va jusqu'aux dernières limites des conséquences possibles. Villiers se croit certainement enragé, et comme, le cas échéant, il est dangereux d'attendre, il va courir comme cela, tout d'une haleine, jusqu'à Lucerne et faire cautériser la plaie.

—La plaie?... Mais il n'y a rien!...

Wagner est désagréablement affecté. Villiers, dont il a tant de peine à comprendre les discours, l'inquiète; il ne parvient pas à s'expliquer ce caractère.

Pourtant on prend le parti de rire: le coupable involontaire, le bon Russ, est parfaitement bien portant et il n'y a aucun danger....

Le lendemain, quand, assez penaud, Villiers revient à Tribschen, du plus loin qu'il l'aperçoit, Wagner, feignant la terreur, s'écrie:

—Il est enragé! il est enragé!

Et, tandis que Villiers rit jaune, il se met à courir en criant:

—Ne me mordez pas!

Puis, avec une agilité extraordinaire, comme pour échapper au danger, il grimpe jusqu'au sommet d'un sapin!...


XVII

Le Maître me demande si je connais la marche militaire qu'il a dédiée au roi de Bavière. Il a sur son piano un exemplaire du morceau, à quatre mains.

—Jouons-le, dit-il, mais je vous préviens que je joue très mal du piano.

Et moi donc!

Mais j'ai le sentiment qu'il ne faut pas me dérober, que cette minute rare, unique, doit à tout prix, s'enchâsser dans ma mémoire: jouer, à quatre mains, avec Richard Wagner, ne fût-ce que quelques mesures!

Il a pris la partie haute. C'est encore plus difficile pour moi, la basse!... Mais tant pis: je m'assieds bravement sur le tabouret, bien résolue à toute la tension d'esprit, à tout l'effort dont je suis capable.

Nous jouons, sans accrocs!... Je me fais l'effet dune somnambule qui marche dans une gouttière....

Il me semble que cela dure bien longtemps.

Enfin, à la troisième page, c'est Wagner qui s'embrouille et s'arrête, en déclarant que ça devient trop difficile.

—Comme vous allez bien en mesure! s'écrie-t-il.

Et il me complimente sur ma façon remarquable de rouler les trémolos.

C'est là une supériorité que je ne me connaissais pas et qui s'est certainement révélée pour la circonstance, à cet instant précis.

Mon trémolo est d'ailleurs resté célèbre à Tribschen—et même à Wahnfried.—Mais j'ai vécu sur ma réputation et je ne me suis jamais risquée, malgré les sollicitations, à le faire trembler de nouveau.

Wagner me fit présent de l'exemplaire, où j'avais si anxieusement déchiffré cette marche de cavalerie, et il écrivit au-dessus de la première ligne:

«A cheval! à quatre mains!»


XVIII

—Je vous annonce, s'écrie le Maître quand nous arrivons, que vous êtes invités, par moi, à faire une excursion de quelques jours dans un coin de la Suisse très intéressant: le pays de Guillaume Tell. L'itinéraire est tracé, tout est décidé.

Nous voici encore très confus, essayant de protester; mais madame Cosima me fait des signes et parvient à me dire, tout bas:

—Ne refusez pas: il serait fâché.... Et laissez-le tout organiser, tout conduire, tout régler, si vous ne voulez pas lui faire de peine.

—Le temps est beau, continue Wagner, il ne faut pas attendre. Si cela vous convient, partons demain.

—Avec joie, Maître.

—Alors, c'est entendu!... nous commencerons le voyage en voiture.... Nous irons vous prendre à l'Hôtel du Lac.

—A quelle heure?

—Ah! par exemple, il faut être matinal, pour éviter la grande chaleur: soyez prêts à cinq heures et demie.

—Cinq heures et demie!... nous serons prêts.

Le lendemain, au petit jour, en effet, deux calèches s'arrêtèrent devant l'Hôtel du Lac. Wagner était seul dans l'une; madame Cosima et sa fille Senta occupaient l'autre.

Vite, vite, nous descendons, encore un peu ensommeillés et prêts tout juste. Villiers, très ébouriffé, au lieu d'approcher des voitures, tâche de gagner la boutique de M. Frey, toute proche; mais l'aimable coiffeur n'est pas encore éveillé et son client désappointé est forcé de se passer de frisure. Il monte avec moi dans la voiture de Wagner qui prend la tête, et l'expédition se met en marche.

Quels chemins avons-nous parcourus? Quels paysages se sont déroulés pendant cette radieuse et mémorable matinée? Je serais incapable de le dire, car j'avoue que je n'ai rien vu. Quand on a regardé le soleil, on ne voit plus, pendant longtemps qu'une flamme qui s'interpose entre vos regards et toutes choses. C'était ainsi: la face du Maître me masquait la nature, je ne voyais qu'elle. Je me souviens très bien que les rayons obliques du soleil levant enveloppaient Wagner et posaient une lumière sur sa lèvre inférieure: cette lumière scintillait à chaque inflexion et ses paroles semblaient des étoiles.

Je l'avais interrogé à propos de Mendelssohn: les œuvres de Mendelssohn exerçaient sur moi une séduction, qui durait malgré mon exclusivisme wagnérien, ce dont j'avais un peu de honte.

—Mendelssohn est un grand paysagiste, me disait-il, et sa palette est d'une richesse sans pareille. Personne comme lui ne transpose en musique la beauté extérieure des choses. La grotte de Fingal, entre autres, est un tableau admirable. Il est savant, consciencieux et habile. Pourtant il n'arrive pas, malgré tous ces dons, à nous émouvoir jusqu'au fond de l'âme: on dirait qu'il ne peint que l'apparence du sentiment, et non le sentiment lui-même....

On devait atteindre, avant midi, une auberge où l'on essaierait de déjeuner, ou plutôt de dîner à l'allemande. Là, on abandonnerait les voitures et l'on continuerait le voyage en bateau à vapeur.

Pendant longtemps on côtoya un lac, très bleu entre ses rives vertes, c'est tout ce que j'ai pu retenir; puis on s'arrêta devant une maison assez banale qui bordait le chemin. Où était-ce? je ne sais pas ... une étude récente du Bædeker me fait supposer que cet endroit s'appelait Brunnen. De l'autre côté de la route, c'était le lac; et l'embarcadère des bateaux faisait presque face à la maison.

Rien n'indiquait une auberge, mais le Maître connaissait les êtres, et, tandis que nous gagnions, au premier étage, une chambre, meublée seulement d'une table ronde, de quelques chaises et d'un vieux piano, il alla conférer avec le propriétaire et combiner le menu.

Il revint triomphant et s'écria:

—Nous aurons un druide de l'ancienne Gaule!

Le sens de ce terrible calembour ne fut pas tout de suite saisi; le fou rire nous tint longtemps quand nous eûmes compris qu'il s'agissait d'une truite.

Deux fenêtres de la pièce où nous étions faisaient face au lac; une troisième, latérale, était ouverte et donnait sur une cour, où un forgeron travaillait.

Wagner écoutait le choc vibrant du marteau sur l'enclume.... Tout à coup, il ouvrit le piano et se mit à jouer le motif de Siegfried forgeant l'épée.... Aux mesures où la lame est heurtée, il s'arrêtait, et c'était le forgeron qui, sans le savoir, avec une étonnante précision, frappant le fer, complétait le thème.

—Vous voyez disait le Maître comme j'ai bien mesuré le temps et comme le coup tombe juste!

Mais «le druide» fit son entrée et il fallut lui rendre les honneurs qu'il méritait.


XIX

Wagner était un admirable organisateur; le café pris, les cigarettes fumées, le bateau à vapeur siffla et il n'y eut que la chaussée à franchir pour s'embarquer.

Que dire encore de cette traversée? sinon qu'il y a des moments de la vie où la nature s'illumine de la clarté que l'on porte en soi, où l'air semble plus limpide, le ciel plus lumineux, l'eau plus transparente, où tout vibre harmonieusement, dans le décor qui enveloppe votre joie?...

Certes il n'y eût jamais pour moi de lac aussi bleu entre d'aussi fraîches collines, et pourtant je ne les voyais pas. Les yeux du Maître, ses prunelles rayonnantes, où se fondaient les plus belles nuances du saphir, c'est cela que je regardais, et je disais à madame Cosima, qui pensait tout à fait comme moi:

—A présent seulement, je comprends cette félicité du paradis, si vantée par les croyants: voir Dieu face à face!...

Le soleil couchant allumait un ciel d'apothéose quand le bateau stoppa, à la station dernière. Le lac, il me semble, finissait là, et le petit port où nous abordions s'appelait, je crois, Treib, d'où l'on monte à Seelisberg.

J'ignorais tout de la vie antérieure de Richard Wagner; je ne savais rien de sa condamnation politique, de son exil, et de son long séjour dans ce pays où il nous conduisait; je n'avais aucune idée des épreuves qu'il venait de subir, des déchirements qui avaient précédé pour lui l'heure présente, l'accalmie consolatrice, le renouveau sentimental, ce temps heureux, enfin, pendant lequel j'avais le bonheur de le rencontrer, si plein de joie, d'énergie et de sérénité.

Je fus donc d'autant plus surprise—délicieusement surprise—par la scène qui suivit son débarquement. Avant qu'il eût mis le pied sur la rive, il avait été reconnu. Aussitôt un rassemblement se forma: les bateliers, les habitants, les gens du peuple accoururent et, avec un enthousiasme extraordinaire, acclamèrent Richard Wagner, lui pressant les mains, baisant ses vêtements, dans une sorte d'adoration. Le Maître remerciait en riant, les yeux humides; il nous entraîna vite hors des groupes.

—Les braves gens! disait-il, ils ne m'ont pas oublié encore.

Alors il nous raconta ce qu'avait été pour lui cette terre d'exil.

—J'y suis arrivé comme un criminel, chassé de sa patrie, ne sachant où se réfugier. C'est dans ce village même que je vins d'abord. Le soir, au moment où, triste et abattu, j'allais m'endormir dans une chambre inconnue, un chœur d'hommes éclata sous ma fenêtre, accompagné par des cuivres et des harpes. M'étant rhabillé, j'ouvris les volets et je vis sur le lac plusieurs barques illuminées, chargées d'hommes qui chantaient. Avec quelle émotion je les écoutai! Ils chantaient de ma musique, des fragments de mes opéras! Je n'y pouvais croire. Comment! tandis que je fuyais une patrie qui me haïssait, dans ce village perdu, j'étais aimé, on connaissait mes œuvres et on me souhaitait ainsi la bienvenue?... J'ai vécu quelque temps parmi ces braves Suisses et je leur garde une profonde reconnaissance, car, à l'instant où je désespérais, il m'ont rendu la foi et l'espérance.

Wagner parlait d'une voix grave et émue, mais son rire sonna clair quand il ajouta:

—C'est pour cela que vous serez mal couchés, ce soir, et que vous aurez un souper médiocre. Vous ne me permettriez pas de vous mener à une autre auberge que celle d'où j'ai emporté un tel souvenir.


XX

L'auberge était très ordinaire, en effet, mais admirablement située, au pied des montagnes, tout au bord d'un autre lac, dont le couchant faisait une cuve d'or.

Quand on eut pris possession des chambres et commandé le souper. Wagner proposa une promenade en barque, et d'aller jusqu'à une source jaillissant du rocher et qui avait toutes sortes de vertus, entre autres, celle de donner l'oubli à celui qui buvait de son eau.

L'aubergiste lui-même gréa pour nous son bateau et s'offrit à nous conduire. D'un coup de gaffe, il le lança sur cette nappe lumineuse qu'il déchira et tacha d'ombres bleues.

Wagner commença à chanter, puisqu'on était au pays de Guillaume Tell:

Accours dans ma nacelle,
Timide jouvencelle...

Mais nous ripostâmes par des thèmes du Vaisseau Fantôme, puis de Lohengrin. Le Maître se mit de la partie et attaqua le chant du Mousse de Tristan. Tous les motifs du premier et du troisième acte, ayant trait au navire, furent passés en revue. L'Or du Rhin eut son tour, et enfin Wagner s'écria:

—Nous avons épuisé toute ma musique aquatique!

Les montagnes descendaient presque à pic vers le lac; on était arrivé à la source qui jaillissait du roc. Madame Cosima avait envie de goûter à cette eau; moi, je déclarai n'en pas vouloir, si elle était susceptible de me faire oublier l'admirable journée que nous venions de passer.

Le ciel éteint, tout s'obscurcissait et nous voguions maintenant sur de grandes ombres: Wagner jugea plus prudent de ne pas débarquer et de retourner à l'auberge, où le souper nous attendait.


XXI

Recueillis et silencieux, assis autour du Maître, après le souper, sur la terrasse de l'auberge, nous subissons l'impression grave et reposante de la nuit, venue très vite entre ces hautes montagnes qui nous enferment. Seuls quelques reflets dénoncent le lac, presque invisible.

Mais voici qu'une blancheur molle teinte le ciel; les pics précisent peu à peu leurs découpures; ils paraissent plus sombres sur le fond plus clair; et, très lentement, le spectacle magnifique d'une aube lunaire se déroule à nos yeux.

La lueur diffuse se concentre, approche, grandit, va surgir: le prélude de Lohengrin chante en nous.... Et quand, enfin, la pleine lune émerge, se hausse sur la plus haute cime, c'est pour nous le Graal, qui resplendit sur l'autel, devant le Maître du Graal!...


XXII

—Allons, enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé!

C'est Wagner, qui chante à pleine voix la Marseillaise, en tambourinant sur la porte de ma chambre, pour m'éveiller; et il va à chaque porte battre le même refrain.

Il s'agit de se lever bien vite, car nous devons escalader une montagne et atteindre son sommet avant midi, si nous voulons y déjeuner.

Cette montagne, c'est l'Axenstein.

Nous commençons de le gravir, à pied, par un très beau temps, sous un soleil déjà chaud. Le chemin, tout d'abord, est charmant et monte très doucement, entre des arbres et des buissons: on dirait une allée de jardin.

Senta, court en avant et cueille des fleurettes; mais bientôt elle pousse un cri de joie: elle vient de découvrir des fraises! En effet, des fraises des bois rougeoient sous les feuilles, par-ci, par-là; nous voici, madame Cosima et moi, acharnées à leur recherche; mais, très en avant de nous, Wagner nous crie de ne pas nous attarder, et par un chemin plus âpre, en plein soleil, nous nous hâtons. Ma compagne semble très lasse et même a une défaillance. Je la fais s'asseoir sur un tertre de gazon, et, respirant des sels, elle se remet vite.

—Ne dites rien!... que le Maître ne sache pas, surtout! s'écrie-t-elle.

Alors elle me raconte qu'elle est restée assez souffrante et un peu faible depuis la naissance de Siegfried, son fils, qu'elle ne m'a pas encore présenté. Wagner, qui est infatigable, croit toujours qu'on est de force à le suivre et ne se consolerait pas s'il savait qu'il s'est trompé: c'est pourquoi il faut triompher du malaise et continuer l'ascension.


XXIII

L'hôtel était un de ces somptueux et confortables édifices, comme il y en a partout en Suisse, avec le domestique en frac, dont la présence cause une sorte de désappointement, quand il vous accueille, avec un sourire, au moment où l'on atteint un sommet que l'on s'imaginait presque inaccessible.

La vue était, sans aucun doute, des plus remarquables, puisque on nous avait fait monter si haut pour en jouir. Mais j'ai la confusion de n'en avoir gardé aucune mémoire. Le Maître était d'une gaîté exubérante: il retrouvait d'anciennes connaissances, d'anciens serviteurs, parmi le personnel de l'hôtel, et plaisantait avec eux familièrement. Cela fâchait beaucoup madame Cosima, qui l'aurait désiré plus dédaigneux, plus olympien.

Dans un coin choisi de l'immense salle à manger, le dîner, arrosé de Champagne, fut joyeux et particulièrement succulent: en l'honneur de Wagner, la patronne de l'hôtel, dont la silhouette éveillait irrésistiblement l'idée d'une fée Carabosse, avait elle-même surveillé sa préparation. Il se prolongea assez tard car c'était le dernier jour de l'excursion: le lendemain il fallait redescendre, pour prendre le bateau à vapeur et rentrer à Lucerne.

Ce fut seulement après le retour que Wagner avoua qu'il avait été indisposé tout le long du voyage; mais il s'était bien gardé d'en laisser rien voir, pour ne pas nous gâter le plaisir.


XXIV

Depuis quelques jours, nous nous apercevions qu'on nous traitait avec d'extraordinaires égards à l'Hôtel du Lac. Si nous sonnions, on accourait à notre appel avant que le tintement eût cessé, car les domestiques se tenaient en permanence dans le couloir pour être plus vite à nos ordres. A table, comme nous avions, un jour, complimenté le patron de l'hôtel à propos d'un plat d'épinards particulièrement exquis, on servait maintenant à chaque repas des épinards de plus en plus délicieux. Quand nous sortions de nos chambres, des portes s'entrebâillaient pour laisser se glisser de curieux et furtifs regards. On nous saluait avec une obséquiosité peu habituelle dans la libre Suisse; on faisait presque la haie sur notre passage, et déjà, dans la ville, il était évident que notre présence causait une émotion bizarre.

Était-ce parce qu'on nous savait amis de Richard Wagner et que la retraite, si jalousement close, dans laquelle il vivait s'était ouverte pour nous? Certes aucune gloire ne nous paraissait plus enviable et notre juste orgueil égalait notre joie; mais pourquoi troublions-nous à ce point la population placide de Lucerne? Est-ce qu'il émanait de nous un nimbe lumineux, visible au commun des mortels?

Quand nous nous envolions, en bateau, vers le cap de Tribschen, des nuées de voiles, qui se croyaient discrètes, se détachaient du rivage pour nous escorter de loin et, tant que nous restions chez notre hôte illustre, elles croisaient tout autour de la propriété, s'en approchant le plus possible.

Nous avions raconté au Maître et à madame Cosima ces singularités et ils en étaient aussi intrigués que nous. Parfois nous sortions dans le jardin pour examiner à travers les arbres toutes ces barques, pleines de touristes, qui s'acharnaient à demeurer là, dans une attente incompréhensible.

La chose finit cependant par s'expliquer. Madame Cosima, en allant un jour à Lucerne conduire Senta prendre sa leçon de piano, rencontra le propriétaire de Tribschen, qui, de lui-même, sans être interrogé, donna le mot de l'énigme.

—Tout le monde sait, à Lucerne, dit-il, que le roi Louis de Bavière est ici, incognito. Le chef de la police m'a dit; «J'ai un flair sûr, et je sais qu'il est là.»

Personne n'ignorait que le roi s'était fait friser chez M. Frey et qu'il avait honoré cet heureux coiffeur d'une conversation sur Wagner; qu'au tir de Zug, il avait daigné concourir, et victorieusement, et qu'il avait fait, avec le Maître, une excursion à l'Axenstein....

La maîtresse de piano connaissait l'histoire, mais elle apprit quelque chose de plus à Cosima: Adelina Patti demeurait depuis quinze jours à Tribschen. Le roi l'avait amenée, afin qu'elle étudiât un rôle qu'elle devait créer dans la prochaine œuvre de Wagner. C'est pourquoi tous les bateliers recevaient l'ordre de longer du plus près possible la demeure du Maître, afin de permettre aux étrangers de saisir au vol, peut-être, quelques accents de la diva....

C'était Villiers de l'Isle-Adam que l'on prenait pour le roi de Bavière, et c'était en moi que les imaginations lucernoises avaient reconnu la Patti. Un de nos compagnons était, à n'en pas douter, le blond comte de Taxis.

—Vous voyez, nous dit Wagner, que vous avez non seulement remué deux cœurs devenus presque insensibles à force de s'être cuirassés contre la méchanceté humaine, mais encore vous avez mis en émoi les cervelles lucernoises, fort apathiques d'ordinaire!

Tout devenait parfaitement clair, maintenant que nous savions; mais il fallut renoncer à détromper des gens aussi fermement convaincus. Toutes les dénégations, comme un marteau qui tape sur un clou, ne faisaient qu'enfoncer dans leur esprit leur certitude. Nous nous amusâmes donc de cette courte royauté en profitant pour être servis, à l'Hôtel du Lac, comme des princes.


XXV

J'étais, ce jour-là, invitée à Tribschen pour le «dîner» de 2 heures.

Par le lac, comme d'habitude, un batelier m'amena à la pointe du promontoire et, sans rencontrer personne, je montai par le jardin, jusqu'à la maison. La porte-fenêtre du salon était grande ouverte et j'entendis, dès le seuil, des accords très doux qui venaient de l'étroit sanctuaire où le Maître travaillait!... Osant à peine respirer, je m'assis sur le siège le plus proche, extrêmement émue, troublée, effrayée même: n'était-ce pas indiscret, sacrilège peut-être, de surprendre ainsi le mystère sacré?... Pourtant, quel rare bonheur! entendre Wagner composer!... Immobile, les yeux ne cillant pas, j'écoutai avec recueillement.

Ce que j'entendais me paraissait d'une suavité incomparable.... C'était un enchaînement d'accords, très lents, qui semblaient s'envoler d'une harpe plutôt que d'un piano: une harmonie lointaine, mystérieuse, surnaturelle.... J'ai constaté, plus tard, que c'était la première esquisse de l'évocation d'Erda par Wotan, au troisième acte de Siegfried, quand la déesse monte des profondeurs de la terre, pâle, les yeux clos, toute couverte de rosée....

Après quelques instants, le silence se fit, et bientôt Wagner parut, entre les plis soyeux des portières relevées.

Il était calme, la face auréolée de ses cheveux d'argent, et ses larges prunelles dardant un rayon plus lumineux encore que d'habitude.

Il m'aperçut, figée sur ma chaise.

—Ah! dit-il, vous étiez là?... sage comme une image, car je n'ai rien entendu.

—Pensez donc, Maître, quelle terreur, et quelle extase!... Surprendre Dieu dans sa création!...

—Je vous l'ai déjà dit, il ne faut pas être si enthousiaste! s'écria-t-il en riant. Cela nuit à la santé.

—Cela fait vivre double au contraire!...

—Eh bien, venez.... Moi aussi, j'ai été sage: venez voir comme je travaille proprement.

Un parfum assez fort d'extrait de roses blanches flotte dans la chapelle.; un jour reposant, tamisé par les verdures voisines, l'éclaire. Quelques dos de livres luisent sur les rayons; le royal ami, dans son cadre d'or, semble vous suivre du regard magique de ses yeux d'un bleu polaire.

Aucun désordre sur le piano-bureau; plusieurs grandes feuilles de papier à musique, la plupart couvertes d'écriture, masquant, par places, le palissandre sombre. Ce que le Maître vient de composer est écrit au crayon, d'une écriture fine, très nette.

—Je recopie à la plume, me dit-il. J'aime que ce soit très clair. Quand je me trompe, je suis furieux.

Je lis, en haut d'une page recopiée: «Siegfried, troisième acte.»

—Justement, s'écrie Wagner, je dois recommencer, là, presque deux pages, parce que j'ai gribouillé....

Et il me montre, au recto de la feuille, trois mesures raturées. Elles le sont, rageusement, par un triple feston, très appuyé, qui forme comme une suite d'e et d'l.

—Que va devenir ce précieux papier?

—Vous le voulez? dit le Maître, qui devine ma convoitise.

—Oh! oui!...

Alors il prend sa plume et date, de Tribschen, tout en haut, dans la marge.

C'est le merveilleux prélude du troisième acte de Siegfried, avant l'évocation d'Erda. Il est esquissé sur trois lignes, avec des indications instrumentales et des retouches au crayon. Je ne connais pas encore toute la beauté que recèlent ces deux pages, dont la possession me comble de joie....

La cloche du déjeuner tinte, et j'entends le rire des enfants. On nous cherche. Wagner, galamment, m'offre le bras pour gagner la salle à manger.


XXVI

A table, Wagner nous parla d'une brochure française, très intéressante, lue par lui, jadis, à Paris, et qu'il n'avait jamais pu retrouver. C'était une histoire de Barbe-Bleue, avec l'égorgement classique de ses femmes et la chambre défendue; mais la dernière victime menacée n'était pas sauvée, comme dans le conte, par ses frères: Jeanne d'Arc elle-même venait la délivrer et punissait le criminel.

—Je me souviens dit le Maître qu'il y avait des images. Il s'agissait d'une publication à bon marché, imprimée sur deux colonnes. Je ne pourrais dire comment cette brochure était venue entre mes mains, ni de quelle façon elle fut perdue.... Je ne l'ai jamais oubliée: ce rapprochement entre Jeanne d'Arc et Barbe-Bleue m'avait frappé beaucoup. Ce monstrueux Gilles de Retz, qui peut-être a servi de modèle au type légendaire de Barbe-Bleue, était contemporain de la Pucelle, et l'hypothèse de l'héroïne venant au secours de l'innocence et châtiant le coupable est très curieuse. Je serais heureux de retrouver cette drôle de brochure.

(Elle fut introuvable, hélas! malgré les recherches.)

Vers le milieu du dîner, Wagner, silencieux depuis un instant, nous demanda la permission d'aller noter une idée qui lui traversait l'esprit et qu'il craignait d'oublier, à propos de l'étude sur Beethoven, à laquelle il travaillait alors.

Il monta dans sa chambre pour écrire ces quelques phrases, et j'en pus conclure que le Maître ne rédigeait pas ses volumes de prose dans le lieu très saint où il composait sa musique.


XXVII

Il y avait dans la «galerie», à côté de la statuette en marbre de Tristan, une photographie, encadrée de velours, qui reproduisait les traits d'un beau jeune homme, aux formes athlétiques, au regard brûlant de passion. Ce portrait, qui attirait invinciblement l'attention et la retenait longtemps, m'intriguait beaucoup. Un jour, je demandai au Maître:

—Qui est-ce?

Je le vis pâlir; ses yeux se voilèrent d'une buée de larmes, et, avec un soupir contenu, il murmura:

—Mon pauvre Schnorr!...

Madame Cosima me fit signe de ne pas insister et elle se chargea, dès que cela fut possible, de me renseigner tout à fait.

Ce portrait était celui de Schnorr de Karolsfeld,—«le héros du chant», comme Wagner l'appelait,—brusquement saisi par la mort, au plus fort du combat, en pleine victoire. Il y avait cinq ans, mais le Maître ne pouvait se consoler d'avoir perdu cet ami, ce disciple, ce merveilleux interprète de son œuvre; il n'y pensait jamais sans un serrement de cœur et il redoutait, par-dessus tout, de parler du cher disparu.

Schnorr était le fils d'un peintre célèbre et avait reçu une éducation supérieure; très doué lui-même pour tous les arts, il avait été entraîné par un don de plus, magnifique et rare, celui d'une voix incomparable, vers la musique et vers le théâtre. Dès son premier contact avec les œuvres de Richard Wagner, Schnorr les avait comprises et profondément aimées. Malgré la célébrité croissante du jeune artiste, le Maître redouta longtemps de le voir, à cause de ce qu'on lui avait rapporté sur sa trop forte corpulence: il craignait que cette imperfection physique ne l'indisposât et ne le rendît injuste pour toutes les autres qualités: Comme il ne savait guère dissimuler ses impressions, il évitait d'être mis en rapport avec l'interprète de ses œuvres. Ce fut donc en grand secret qu'il se rendit, un soir, à Carlsruhe, où Schnorr était engage pour une représentation de Lohengrin, et il entra au théâtre à l'insu de tous.

Plus tard, le Maître raconta lui-même cette soirée incomparable:

... Cette appréhension disparut vite. L'apparition du Chevalier au Cygne, sous les traits d'un Hercule juvénile abordant la rive, me produisit un effet, sans doute, un peu étrange; il cessa dès que le héros s'avança: le charme tout spécial de l'envoyé de Dieu opéra subitement. De ce personnage on ne se demandait pas: «Comment est-il?» mais on se disait: «C'est lui!» Cette impression subite et profonde ne peut vraiment se comparer qu'à un charme: je me souviens de l'avoir reçue de la grande Schroeder-Devrient, en mes premières années d'adolescence, d'une façon définitive. Je ne l'ai jamais éprouvée depuis, aussi décisive, aussi forte qu'à l'entrée de Ludwig Schnorr[1], dans Lohengrin. Pourtant je reconnus, au cours de son interprétation, que bien des choses en sa façon de comprendre et de rendre mon œuvre n'avaient pas encore atteint la maturité; mais en cela aussi je vis le charme d'une pureté juvénile encore inaltérée, d'une terre vierge promettant la plus belle floraison artistique. L'ardeur, la tendre exaltation qui jaillissaient des yeux merveilleusement remplis d'amour de ce tout jeune homme me firent entrevoir de quel feu démoniaque ils étaient appelés à s'enflammer. Bientôt je découvris en lui un être qui, en raison même de ses dons sans limites, m'inspira une angoisse tragique.

La rencontre entre le Maître et le disciple fut touchante et cordiale. Et quelle heureuse surprise, pour le créateur de Tristan et Isolde, de découvrir que Schnorr, enthousiasmé par cette œuvre réputée injouable, la connaissait dans toute son intimité et savait d'un bout à l'autre le rôle de Tristan! Pourtant il eût hésité à le chanter, et cela à cause d'un passage au troisième acte: il ne comprenait pas bien quelle devait en être l'expression musicale, et ce passage, il le jugeait de la plus haute importance.

Ce noble scrupule valut à Wagner un des plus vifs étonnements de sa vie. Quoi! un ténor acclamé de tous avait si peu de vanité, une si belle conscience de sa mission artistique! Il doutait de lui-même et ne se croyait pas, malgré son expérience et sa maîtrise, capable d'interpréter un rôle, parce qu'il ne comprenait pas tout à fait le sens profond et l'expression parfaite d'une seule phrase, dans une œuvre aussi touffue!... Et l'idée de couper cette phrase, la première qui serait venue à tout autre chanteur, n'avait même pas effleuré cet esprit d'élite.

Le passage en question, au troisième acte de Tristan, est celui-ci.

De la détresse de mon père, des tourments de ma mère,
Des larmes d'amour versées en tous les temps,
Des rires et des pleurs, des voluptés, des blessures,
J'ai su extraire le poison du breuvage,
De ce breuvage que j'ai moi-même distillé,
Qui a coulé sur ma lèvre,
Que j'ai bu à longs traits, dans une jouissance enivrante.
Ah! sois maudit, breuvage funeste!
Maudit soit celui qui t'a distillé!

C'est le paroxysme de ce délire d'amour, de Tristan séparé d'Isolde, cette attente frénétique qui s'éteint dans l'évanouissement.

Le Maître donna quelques explications à Schnorr, surtout l'indication d'un mouvement plus large, moins rapide, qui éclaira subitement ce qui était resté obscur pour le jeune artiste: il prouva, à l'instant même, qu'il avait compris, en interprétant le passage d'une façon tout à fait parfaite.

Qui peut mesurer l'étendue des espérances dont je fus animé au moment où un tel chanteur entra dans ma vie!

C'est Wagner qui jette ce cri de gratitude. Et, de ce jour, tous ses efforts tendirent à obtenir une représentation de Tristan, avec le concours de Schnorr. Mais il s'écoula encore des années avant que ce beau rêve se réalisât, et ce fut par l'intervention du royal ami, de l'archange si miraculeusement survenu, et dont le glaive flamboyant réduisait en cendres tous les obstacles et faisait libre la route vers l'idéal.

Ces premières représentations de Tristan à Munich furent un des événements artistiques les plus mémorables. Ceux à qui il avait été donné d'y assister en gardaient un souvenir éblouissant, une langueur nostalgique. Un tel chef-d'œuvre réalisé avec une telle perfection!... Aussi quel admirable accord, pendant les répétitions, entre le Maître et l'interprète!

Jamais le plus maladroit des croque-notes, chanteur ou instrumentiste, n'aurait consenti à se laisser donner par moi des instructions aussi minutieuses que ce héros du chant qui, spontanément, atteignait à une telle maîtrise. L'apparence de la plus légère insistance dans mes indications était accueillie par lui avec le plus joyeux empressement, car il en comprenait le sens aussitôt; de sorte que j'aurais cru vraiment manquer à mon devoir, si dans la crainte de blesser sa susceptibilité, je m'étais abstenu de lui exprimer une observation, si minime qu'elle fût. Mais la cause de cette disposition, c'est que la compréhension idéale de mon œuvre était venue à mon ami spontanément; il se l'assimilait de teille sorte qu'il n'y avait pas un fil de cette trame spirituelle, pas la moindre allusion aux rapports les plus cachés, qui lui eût échappée, qu'il n'eût ressentie de la façon la plus subtile. Ainsi il ne s'agissait plus que de juger aussi rigoureusement que possible les moyens techniques d'expression du chanteur, du musicien et du mime, afin d'obtenir une concordance parfaite entre les dons personnels de l'artiste, leur particularité et l'objet idéal de l'interprétation. Ceux qui furent témoins de ces études pourront affirmer n'avoir jamais assisté à une pareille entente artistique et amicale. C'est seulement au sujet du troisième acte de Tristan que je n'ai jamais rien dit à Schnorr,—sauf la précédente explication du seul passage qu'il n'avait pas compris.—Après avoir prêté l'attention la plus soutenue aux répétitions du premier et du second acte, je me détournais involontairement, dès le troisième acte commencé, du héros blessé à mort, pour m'absorber en moi-même, immobile sur mon siège, les yeux à demi fermés. Comme je ne me tournais jamais vers lui, même aux accents les plus véhéments de cette formidable scène, comme je ne faisais pas un mouvement, Schnorr parut intimidé par la durée insolite de mon insensibilité apparente; mais lorsque enfin, après la malédiction de l'amour, je me levai en chancelant, lorsque penché, en une violente étreinte, vers cet ami merveilleux, qui persistait à rester étendu sur sa couche, je lui dis à voix basse qu'il m'était impossible d'exprimer aucun jugement sur mon idéal désormais réalisé par lui, alors son œil sombre étincela comme l'étoile d'amour.... Un sanglot à peine perceptible, et plus jamais nous ne prononçâmes un mot au sujet de ce troisième acte.

Les jours de ces représentations, avec cette répétition générale devant le roi, forment sans nul doute pour Wagner, le point culminant de sa destinée d'artiste; ils contiennent les heures ineffables qui payent toute une vie d'efforts, de déceptions, de misères: «son idéal réalisé», la spendeur de son génie, resplendissant pour lui-même, le pénétrant tout entier d'une brûlante certitude!...

Et quelle magnifique trinité: Richard Wagner Louis II et l'incarnation de Tristan! Quelle noble joie les enivrait tous! «Comme je bénis ces heures! s'écriait Schnorr dans un élan d'enthousiasme. O maître, entre ce roi divin et vous, il faudra bien que j'arrive, moi aussi, à faire quelque chose de beau!»

Une conclusion extraordinaire, imprévue, vint brusquement interrompre cette magnifique manifestation d'art, après la quatrième représentation. Wagner éprouva d'abord pour le prodigieux exploit de Schnorr un étonnement respectueux qui s'accrut jusqu'à l'angoisse et finit par devenir un véritable effroi. Impossible d'admettre que le chanteur renouvellerait cet exploit régulièrement, selon l'usage des théâtres: le Maître eût considéré cela comme un crime, et il déclara que cette quatrième représentation de Tristan serait la dernière, qu'il n'en tolérerait plus d'autre.

En effet, l'œuvre ne fut plus donnée.

—Je crois que je n'avais pas le droit d'infliger à un homme un tel état de trouble, disait Wagner.

Vivre Tristan! brûler de sa passion, souffrir ses souffrances, s'enivrer de ses extases, mourir sa mort!...

De la fatigue physique il n'était pas même question: Schnorr n'en éprouvait aucune; mais cette exaltation surhumaine, cette émotion, cette fièvre de l'âme, c'est cela que le Maître ne permettait plus. Le succès arrêté, les recettes fructueuses manquées, ces considérations inférieures ne préoccupèrent pas un seul instant ces généreux esprits.

Mais un projet grandiose s'ébauchait dans le cerveau de Wagner.

Avec la certitude de l'importance indicible de Schnorr pour mes créations d'art un nouveau printemps d'espoir entra dans ma vie.

Le lien était donc trouvé qui relierait mon action au présent. Le moment était venu d'enseigner et d'apprendre. Ce qui avait été universellement méconnu, déclaré injouable, bafoué, couvert de bave, allait devenir une indéniable réalité artistique. Créer un style allemand pour la représentation d'œuvres issues du génie allemand, tel fut notre mot d'ordre. Et c'est parce que je conçus ce réconfortant espoir que je me déclare encore contre toute reprise prochaine de Tristan. Cette œuvre et ces représentations étaient si différentes des spectacles habituels qu'elles nécessitaient un saut trop brusque dans cet inconnu qu'il fallait d'abord conquérir: des gouffres, des précipices étaient béants devant lui, il fallait commencer par les combler avec soin, afin de frayer la voie, vers nous, artistes isolés, vers nos sommets, à l'association indispensable.

Donc, Schnorr étant des nôtres, la fondation d'une école royale de musique et d'art dramatique fut résolue.

Hélas! que d'obstacles, que de luttes encore! et, avant l'œuvre achevée, la mort brutale frappant le héros, en pleine jeunesse, en pleine beauté!...

A mon tour, quand je passais, maintenant, dans la galerie, devant l'image superbe de Schnorr de Karolsfeld, je sentais mon cœur se serrer et je retenais un cri de colère, de révolte, contre l'aveugle et imbécile destin....

[1] Meine Erinnerungen an Ludwig Schnorr von Karolsfeld.—Gesammelte Schriften, vol. VIII.


XXVIII

Par extraordinaire, aujourd'hui, quand nous entrons dans le salon à Tribschen, nous y trouvons notre hôte avec des personnes inconnues: une visite?...

Un monsieur et une dame, tous deux petits de taille et d'aspect assez terne, sont assis d'un air gauche, et l'on cause.

Le Maître présente:

—Monsieur le conseiller Sérof et madame Sérof qui sont venus de Russie pour me voir.

Saluts assez froids de part et d'autre.

Il est évident que notre présence déplaît aux nouveaux venus, autant que la leur nous consterne. Ils ont l'impression que nous sommes plus avancés qu'eux dans l'intimité de la maison: on vient de nous accueillir chaleureusement; Russ et Cos n'aboient pas et nous font fête. Cependant ces gens-là sont pour Wagner de plus anciennes connaissances que nous: ils eussent préféré certainement avoir le Maître pour eux seuls, et comme nous les comprenons!...

Madame Cosima me suit sur le perron; nous nous accoudons toutes deux à la rampe de fer, elle me dit qui sont ces visiteurs:

—Le conseiller Sérof est un compositeur estimé en Russie, qui mérite d'être admis «dans la franc-maçonnerie de la corde et des papillons», car il est seul à tenir haut et ferme le drapeau wagnérien à Pétersbourg. De sa femme il n'y a pas grand'chose à dire: elle semble assez effacée. Ils vont, comme vous, à Munich pour assister à la représentation de l'Or du Rhin.

—Entre soldats de la même armée il faut s'entendre.

—N'est-ce pas? Le Maître les retiendra, sans doute à souper.

—Eh bien! soyons très aimables envers Sérofitus et Sérofita!...


XXIX

Comme il faisait beau et très chaud, madame Cosima prenait un bain, dans le lac, avec ses fillettes, presque chaque jour, et j'étais invitée à partager ce frais délassement.

Sous l'ombre projetée par le petit hangar du débarcadère, qui fonçait un peu le bleu de l'eau limpide, on s'ébattait prudemment. Madame Cosima et les enfants portaient de longs peignoirs blancs; elle, ses cheveux blonds tressés et pendants, semblait une sainte au milieu d'angelets, ou bien un cygne guidant sa couvée. J'étais, moi, en costume de bain, et, hors des limites prescrites, je m'aventurais dans l'azur plus clair, dans les dorures de soleil, faisant des effets de coupe, très flattée de l'admiration que mon habileté et mon audace de nageuse provoquaient chez celles qui ne pouvaient pas quitter le bord. Mais, quand je m'éloignais un peu trop un chœur de jolies voix claires me rappelait, avec des cris, des supplications: je revenais alors docilement, reprenais pied, et je me mêlais à la ronde joyeuse, dans le clapotement fou de l'eau, qui jaillissait, parmi les rires perlés, en gerbes de perles.


XXX

Hélas! nous n'avions plus que quelques jours à rester à Lucerne. L'ouverture de l'exposition de peinture à Munich était annoncée et nous devions y assister, pour tenir nos engagements envers les journaux auxquels nous avions promis des comptes rendus.

Il faisait lourd et orageux, cette après-midi-là et nous étions restées, madame Cosima et moi, sous le grand pin que le Maître escaladait si bien.

Il était remonté, lui, pour travailler un peu à son étude sur Beethoven.

Madame Cosima me donnait des renseignements sur Munich, m'indiquait ce qu'il y avait à voir: entre autres, la galerie du baron Schak, un original plus curieux encore, peut-être, que sa collection qui, parmi de nombreuses croûtes, contenait quelques jolies œuvres....

—Vous verrez aussi mon père et une personne qui lui est très chère, ajouta-t-elle.

Une expression subitement attristée, pendant qu'elle disait cette phrase, passa sur son visage, mais disparut aussitôt.

—Je suis sûre reprit-elle que vous ne savez pas du tout pour qui votre père a écrit la Symphonie en blanc majeur. Vous ignorez «la femme cygne», «la neige vierge», «l'hostie». «la moelle de roseau», qui a été le modèle de ce délicieux portrait.

—Il y a donc eu un modèle?

—Oui madame. Vous n'étiez pas née quand il inspira le poète qui est votre père, et le portrait était alors, paraît-il, ressemblant.

—Vous savez qui c'était?

—Justement la personne dont je vous parlais tout à l'heure et qui, j'en suis certaine, sera très curieuse de vous voir. Elle est née Nesselrode, a été madame de Kalergis et est aujourd'hui comtesse Muchanoff. Très enthousiaste de Wagner, elle est depuis longtemps toute dévouée à sa cause. Intelligente, lettrée, musicienne!... Mon père affirme que personne n'interprète Chopin aussi bien qu'elle.

—Vous êtes liée avec elle?

—Oui!...

—Que d'amertume dans ce «oui!... Que vous a-t-elle fait?...

—Je croyais pouvoir compter sur son amitié, et elle m'a manqué, au moment où j'en avais le plus besoin. L'hiver dernier, elle m'accablait de reproches parce que je ne lui faisais pas de confidences sur les déchirements de ma vie intime. Je répondais imperturbablement: «Je n'ai rien à confier, rien à cacher; la situation pénible dont je souffre se dénouera tout naturellement, puisque nous sommes d'accord, monsieur de Bülow et moi, pour demander le divorce.» Mais mon père, avec qui je ne suis plus en relations, vient de me porter le dernier coup, en détournant monsieur de Bülow de ce projet. J'ai bien vite écrit à madame Muchanoff pour la prier d'user de son influence sur mon père. Je la suppliais de l'empêcher d'influencer monsieur de Bülow dans un sens si contraire à mes intérêts et à mes plus chers désirs. Elle n'en a rien fait: sa réponse a été confuse, sans élan, sans franchise.... Ah! que je déplore de m'être départie de ma retenue avec elle, et surtout d'avoir laissé Wagner lui écrire comme il l'a fait!... Mais, chut! le voici qui revient, je ne veux pas qu'il voie ma tristesse.


XXXI

Il y avait derrière la maison, dans cette cour qui était encore le jardin et d'où partait la route carrossable, une haute balançoire sur laquelle on permettait aux enfants de se balancer prudemment et dont les grandes personnes s'amusaient aussi quelquefois.

Un jour, madame Cosima s'étant assise sur la planchette, Wagner s'offrit à donner l'essor et à hâter le mouvement de la balançoire.

Cela alla bien pendant quelque temps; mais, peu à peu, l'élan s'accélérait: plus haut! encore plus haut!... En vain, madame Cosima demandait grâce: emporté par une sorte de frénésie, le Maître n'entendait rien, et l'incident prenait une allure effrayante.

Cosima pâlissait, défaillante, prête à s'abandonner.

—Vous ne voyez donc pas qu'elle s'évanouit! criai-je, en m'élançant vers Wagner.

Il devint pâle, à son tour, et le danger fut vite conjuré. Mais, comme la pauvre femme demeurait tout étourdie et chancelante, le Maître jugea salutaire de créer une diversion: il courut rapidement vers la maison et, s'aidant des persiennes, des moulures, des saillies de pierres, tout simplement, l'escalada.... Il atteignit enfin un balcon du premier étage, qu'il enjamba.

Il avait obtenu l'effet désiré, mais en remplaçant un mal par un autre; tremblante d'inquiétude, Cosima se détourna en me disant à voix basse:

—Surtout, ne le regardez pas, n'ayez pas l'air émerveillée, car alors on ne sait plus où il s'arrêterait!


XXXII

—Quand vous serez à Munich, me dit Wagner, tâchez de vous faire montrer le modèle du théâtre que le grand architecte Semper avait établi pour moi.... Je vous préviens que ce ne sera pas facile, malgré les recommandations que je pourrai vous donner. On a relégué ce modèle dans je ne sais quel coin du palais, et l'on n'aime pas à l'exhumer. On devine bien que je n'ai pas tout à fait renoncé à l'espoir de voir un jour ressusciter mon projet enseveli, et cette idée-là est pour mes ennemis un vrai cauchemar....

Un peu plus tard, madame Cosima me prit à part:

—Si vous pouviez, à propos de la prochaine représentation de l'Or du Rhin, me dit-elle, donner la publicité d'un journal à l'historique de ce projet de théâtre, dont le Maître vous parlait, je ne crois pas me tromper en disant que vous lui procureriez une véritable et profonde satisfaction: car la vérité sur ces événements a été si complètement défigurée par l'envie, l'incapacité et la haine que bien peu connaissent son vrai visage.

—Vous ne doutez pas que c'est avec joie que je vais faire ce que vous me demandez!

—C'est justement parce que je suis sûre de votre dévouement à cette noble cause que je vous adresse cette prière.

—Mais je ne sais rien de ce projet: où me renseigner pour ne pas m'égarer?

—Il va sans dire que je vais vous raconter l'affaire, aussi brièvement et clairement que possible. Allons dans mon boudoir, là-haut: vous pourrez prendre quelques notes.

Le boudoir, au premier étage, était une petite pièce, tendue et drapée de soie verte, située dans un angle de la maison. Elle donnait sur le jardin et, entre les arbres, on apercevait le bleu du lac et le mauve des montagnes.

J'avais déjà passé de longues heures dans cette jolie retraite, madame Cosima ayant bien voulu me lire, en la traduisant de l'allemand, l'histoire hindoue de Nal et Damayanti. Je cherchais alors, en tous pays, des biographies d'amantes illustres, ayant promis de rédiger une série de portraits pour la publication projetée par l'éditeur Lacroix et intitulée: Les Grandes Amoureuses. Jean Richepin, Zola et d'autres collaborèrent à cette œuvre, qui d'ailleurs ne vit jamais le jour; quelques figures seulement parurent en librairie, mais sans suite, et la plupart des manuscrits furent égarés.

Je m'installai à ma place accoutumée, sur le petit divan qui s'emboîtait dans un angle. Madame Cosima s'assit en face de moi, accoudée des deux bras à la table. Elle était charmante, là, en pleine lumière, sous sa lourde chevelure blonde. Ses yeux d'un bleu si doux brillaient d'une lumière attendrie; un sourire heureux découvrait à demi ses jolies dents. Nous étions si contentes de comploter quelque chose qui peut-être ferait plaisir au Maître!...

J'ai pris un crayon et un cahier; j'écoute de toutes mes oreilles.

—Vous ne savez peut-être pas dit-elle que Wagner a été condamné à mort, en Saxe, pour avoir participé à la révolution de 49. En fuite, avec d'autres condamnés, il ne dut son salut qu'à un hasard singulier: dans un village proche de la frontière, ses compagnons furent arrêtés et on ne prit pas garde à lui, qui s'était endormi dans un coin obscur d'une salle d'auberge.

—Wagner condamné à mort!...

—C'est inouï, n'est-ce pas? Mais ne vous imaginez pas qu'il était un démocrate bien farouche: les questions d'art seules l'occupaient, et, comme le Walther des Maîtres Chanteurs, il était surtout en révolte ouverte contre la tyrannie de la routine. Il croyait sincèrement qu'un bouleversement politique amènerait une réforme de l'art: il a payé cette erreur par douze années d'exil. Comme l'insurrection était vaincue, il garda l'illusion que des temps meilleurs pourraient venir pour sa patrie et pour l'art. C'est alors que seul, séparé du monde, vivant de rien, il conçut, en vue de ces temps meilleurs, le plan de sa Tétralogie, du grand drame national qui devait faire revivre, devant le peuple allemand régénéré, les dieux et les héros de l'ancienne mythologie germanique.... Les années passèrent, les temps meilleurs ne venaient pas, et la vie de l'exilé se faisait de plus en plus amère. Cependant, sans qu'il s'en doutât, Richard Wagner devenait en Allemagne un compositeur célèbre et populaire. Grâce à l'intervention de mon père, Tannhäuser et Lohengrin avaient été représentés à Weimar et sur les scènes d'autres capitales. Les exigences de la vie ne permettaient pas de dédaigner la situation qui s'offrait: le Maître comprit qu'il fallait descendre des hauteurs de son rêve et s'engager dans cette route plus accessible qui s'ouvrait devant lui. En 1857, il interrompit donc la composition de l'Anneau du Nibelung; l'Or du Rhin, la Walkyrie et deux actes de Siegfried étaient terminés.

—Quoi! cette œuvre prodigieuse, si avancée déjà?...

—Oui, et Wagner fit alors un nouveau miracle: il composa Tristan et Isolde!... Quand l'amnistie lui fut enfin accordée, le Maître rentra en Allemagne. Il vit ce qui s'y passait en fait d'art, et qu'il n'y avait pas à songer à faire représenter sa Tétralogie. Il en publia pourtant les poèmes, précédés d'une préface où il indiquait à un souverain quelconque la marche à suivre pour parvenir à créer un grand art national. Puis il se mit à la composition de ses Maîtres Chanteurs. Quand le roi de Bavière fit appeler Wagner, il avait lu cette préface; et il lui dit tout d'abord: «Terminez vos Nibelungen: je me crois appelé à réaliser votre pensée.»

»Et il fut décidé que l'on construirait un théâtre absolument indépendant des exigences du répertoire et des représentations quotidiennes; un théâtre dont l'ouverture, ne se faisant qu'une fois par an, serait une solennité artistique. Quel était l'architecte capable d'édifier le monument selon le vœu du Maître? Nul autre que Semper, le créateur du musée et du théâtre de Dresde, artiste de premier ordre, d'un talent incontesté. Le roi lui commanda des plans. Mais alors une cabale formidable s'organisa; un déchaînement de haines, de fureurs, d'outrages, éclata, contre celui qui rêvait de doter sa patrie d'un art supérieur. Ce fut à tel point que Wagner, craignant pour son royal ami, s'éloigna de Munich. Mais Louis II ne lâcha pas prise: il renvoya d'auprès de sa personne les fauteurs principaux de ces vilenies,—entre autres, le ministre Pforten;—les négociations avec Semper, au sujet du théâtre, furent reprises.

»Les ennemis n'étaient vaincus qu'en apparence: ils se déchaînèrent de nouveau, et, après des luttes épuisantes, trop longues à conter, il fallut de nouveau renoncer à l'édification du théâtre. Wagner se retira encore une fois; Il vint à Tribschen et se remit, après dix ans d'interruptions, à son œuvre capitale. Le roi ne lui demande plus que de terminer cette Tétralogie dont il compte faire représenter les diverses parties, d'année en année, sur son théâtre ordinaire, puisque la sottise et la malignité de son entourage n'ont pas permis la construction du théâtre de Semper. Mais Wagner a juré de n'assister à aucune de ces représentations fragmentaires de son œuvre: il se considère comme moralement exilé de Bavière, et le sort lui réserve pour la seconde fois l'épreuve de ne pas assister à l'exécution de ses œuvres, de ne pas entendre la sonorité de son immense orchestre; cela lui est imposé, aujourd'hui, par sa conscience d'artiste.

»Voilà, chère amie, l'histoire de la défaite d'un homme de génie par une horde d'envieux imbéciles. Je suis sûre que Wagner sera heureux si vous rétablissez sur cette affaire la vérité qui a été odieusement défigurée....

»Et maintenant descendons vite: on doit déjà avoir remarqué notre absence.»


XXXIII

Villiers a promis de lire à Wagner sa pièce en un acte: la Révolte, que Dumas fils, qui l'admire beaucoup, a fait recevoir au Vaudeville et que l'on doit représenter l'hiver suivant. Mais Villiers a toujours remis cette solennelle lecture. Comme le lendemain est le dernier jour avant le départ pour Munich, on le somme, au moment des adieux, le soir, de ne pas oublier d'apporter le manuscrit quand nous reviendrons demain.

Villiers avait l'ambition d'être un grand acteur:—peut-être l'était-il;—pendant longtemps il eut un rêve qui l'occupait uniquement, celui d'apprendre le rôle d'Hamlet et de l'interpréter mieux que personne. Il dépensa même des sommes importantes pour l'exécution d'un costume admirable en velours noir garni de jais. Il le revêtait souvent et, seul dans sa chambre, devant une glace, il passait des nuits à chercher des effets. Un maillot rembourré avait seul survécu de ce costume, et Villiers le mettait quelquefois, pour aller dans le monde, quand il voulait avoir de belles jambes.

Cette lecture de la Révolte, à Tribschen, devant Richard Wagner, fut pour l'auteur de cette œuvre un moment glorieux.

Il n'était plus question, quand il lisait ou déclamait, de bredouillements, ni de phrases entrecoupées. D'une voix claire et bien timbrée il détaillait le texte avec un art parfait, et donnait aux sentiments et aux caractères un relief remarquable.

On l'écouta dans un religieux silence, avec une attention extrême et un intérêt croissant.

Il est certain que, si la pièce tomba, au Vaudeville, devant les philistins qu'elle flagellait, elle eut d'avance sa revanche en cette soirée, car elle remporta un éclatant succès.

—Vous êtes un vrai poète, dit Wagner à l'auteur qui exultait de joie, et je voudrais vous voir jeter sur le monde idéal, plus important que le réel pour nous artistes, le regard pénétrant dont vous avez transpercé le monde existant; je voudrais vous voir faire surgir des types aussi vivants que ceux que vous venez d'évoquer.

Villiers expliqua, mais clairement, cette fois, que c'était justement pour défendre l'idéal qu'il avait créé ce caractère de femme, hantée de si hautes aspirations, et mariée à l'homme «le plus terre à terre», le plus incapable de la comprendre, et qui la torturait sans le savoir.

—Un Prométhée femelle, conclut-il, dont le foie est dévoré par une oie....

On prolongea la soirée le plus possible; mais il fallut tout de même en arriver aux adieux, à la séparation. Il fut convenu que nous reviendrions passer encore quelques jours après Munich, Tribschen étant certainement le chemin le plus court pour retourner à Paris.

Une dernière fois la voiture de Wagner nous emmena, par les routes obscures, et après qu'elle nous eut quittés à l'hôtel, longtemps nous écoutâmes le bruit de ses roues, le pas des chevaux, s'éloigner, s'éteindre peu à peu dans la nuit....

Le lendemain, de grand matin, quand nous sortons de l'Hôtel du Lac, pour nous rendre à la gare, quelle surprise! Russ, le terre-neuve noir, est là, qui nous attend!

Il venait quelquefois nous voir ainsi, tout seul; mais, ce jour-là, à une pareille heure! c'est vraiment bien singulier. Est-ce qu'il s'est douté de quelque chose? l'a-t-on envoyé vers nous, pour nous porter un dernier salut?...

Très heureux, très émus, nous répondons à ses caresses, et c'est sur sa bonne grosse tête, qu'avec une sincère effusion, nous posons le baiser d'adieu.


XXXIV

Un ciel lourd, une atmosphère brumeuse et la pluie tiède qui tombe en silence: le temps est bien à l'unisson de nos sentiments! Plus d'azur, plus de soleil; il fait gris autour de nous comme en nous. Le lac de Constance, sur lequel nous naviguons pour gagner la Bavière, nous paraît bien vilain, sous ce brouillard, après que le lac des Quatre Cantons s'est montré à nous si bleu, si limpide! Pourtant cette eau qui nous porte, et qui ne baigne point, hélas! le cher promontoire ponctué de hauts peupliers, elle nous mène encore à un pays d'élection, vers le Temple-Théâtre où s'accomplissent les rites de notre culte....

Il faut chasser cette mélancolie, et c'est Villiers qui s'en charge. Plein d'orgueil encore du succès qu'il a remporté la veille, en lisant la Révolte, devant Wagner, il ne peut se lasser d'y repenser, d'en reparler:

—Hein! comme il écoutait!... quel public!... Et comme j'ai bien joué!...

Et de nouveau son rire éclate; son esprit fuse, à travers les obscurités de ses discours.

Pour déjeuner, nous nous installons sur le pont, abrités par une tente qui ruisselle. Mais quel déjeuner! une omelette plus dure qu'une crêpe et gonflée d'une farce dont nous ne pouvons parvenir à définir la composition.

—Des navets jaunes! propose Villiers.

—Il n'y en a pas, de navets jaunes.... Ce sont plutôt des morceaux de citrouille crus....

La Speisekarte[1], consultée, déclare: «Omelette aux abricots.» Des quartiers d'abricots, pas mûrs, dans une omelette trop cuite, quelle infernale combinaison! O Brillat-Savarin! notre délicate gourmandise française va être mise, sans doute, à une rude épreuve par la lourde et barbare cuisine allemande. Mais quoi! est-ce-que la coquille où boit le pèlerin n'est pas accrochée sur notre épaule? le bourdon ne charge-t-il pas notre main? L'eau souillée des ruisseaux, les racines arrachées à la terre, voilà de quoi nous devons savoir nous contenter.

Certes!... et il est bien évident que c'est seulement par une pensée charitable, pour leur venir en aide, que nous envoyons vers les poissons du lac l'omelette aux abricots....

A Lindau, on débarque et nous entrons en Bavière.

Et voici que cela nous cause une émotion, de fouler ce sol, d'être chez Louis II, chez ce jeune roi du Graal, que nous-mêmes avons élu aussi pour notre roi!

Ici tout parle de lui, tout porte ses couleurs et sa marque: les poteaux indicateurs, les barrières, les boîtes aux lettres, sont peints en blanc et bleu; on voit partout la couronne royale en bronze ciselé, surmontant le blason, lozangé d'azur et d'argent, que soutiennent des lions cabrés; Königreich Bayern[2], on lit de tous côtés ces mots, sur des façades, sous le fronton de la gare, sur les wagons....

En route vers Munich, nous nous remémorons tout ce que Wagner nous a raconté à propos du roi: d'abord, la première entrevue avec le messager envoyé par lui, qui, après tant de vaines recherches, trouvait enfin l'introuvable grand homme.

C'était à Stuttgard: Wagner s'était arrêté là en arrivant de Vienne, d'où il venait de s'enfuir. Pendant plusieurs mois il avait dirigé, à l'Opéra de cette ville, les répétitions de Tristan et Isolde, l'attente de la «première» et l'espoir de recettes fructueuses aidaient à faire patienter l'hôtelier, qui avait déjà présenté sa note. Mais, après soixante-dix répétitions, à quelques jours de cette «première», par suite d'intrigues et de désaccord, l'œuvre fut déclarée injouable et tout s'écroula. La détention pour dettes existait encore, Wagner la redoutait par-dessus tout, il n'apercevait point de ressources pour désintéresser ses créanciers; il était donc parti, se raccrochant à un projet de concerts en Russie, qui échoua.

Le découragement, l'amer désespoir, encore une fois, le terrassaient, et il croyait ne plus avoir désormais la force de réagir. Dans la plus sombre humeur, il allait quitter Stuttgard et faisait ses préparatifs de départ pour le lendematin, quand un garçon de l'hôtel où il était descendu lui apporta une carte de visite sur laquelle il lut: Von Pfistermeister, secrétaire aulique de Sa Majesté le Roi de Bavière.

Comment deviner que ce petit morceau de carton marquait la fin de toutes les peines et que le bonheur entrait avec lui?...

Wagner crut à quelque créancier déguisé et refusa de recevoir cet inconnu. Mais le visiteur insista, disant que le roi Louis II lui-même l'envoyait et qu'il était impossible de ne pas l'accueillir.

Quand l'annonciateur du miracle apparut, il tendit tout d'abord au Maître le portrait du roi et une bague ornée d'un diamant. Louis II se déclarait le plus fervent admirateur du génie de Wagner et s'offrait à l'aider de tout son pouvoir à terminer son œuvre et à réaliser ses rêves. Le messager avait ordre de ne pas revenir sans Richard Wagner.

Dans une émotion indicible, le visage inondé de larmes qui ne voulaient pas tarir, Wagner comprit que le malheur était enfin dompté, qu'un pacte d'alliance sublime allait être conclu entre lui et ce royal disciple, si soudainement révélé....

Le premier geste de ce roi de dix-huit ans, monté sur le trône depuis moins d'un mois, fut donc de rendre hommage à un artiste de génie et de lui tendre une main fraternelle.

Tandis que Louis II, au palais de Munich, attendait avec une impatience joyeuse l'arrivée de Richard Wagner, un courtisan, voulant flatter le souverain, lui dit:

—Des hommes, d'un génie égal à celui de Wagner, reviennent sur la terre tous les mille ans.

«Un homme d'un génie égal à celui de Wagner répondit le roi n'était pas encore venu au monde, et il n'en reviendra aucun, jamais.

Et Louis II, au grand scandale de sa cour, descendit précipitamment l'escalier d'honneur, pour aller au-devant de Richard Wagner.

Cette rencontre fut peut-être une des plus touchantes, des plus belles heures de l'histoire. Wagner en garda une impression féerique:

«Ce roi est si beau, d'une intelligence si noble, et d'une âme si splendide, disait-il, que j'ai peur que sa vie ne passe, à travers ce monde vulgaire, comme un rêve des Dieux.... Il connaît tout de moi et me comprend comme ma propre âme. Il veut me débarrasser de toutes mes misères, m'aidera accomplir mon œuvre!...»

On sait cependant que, malgré sa puissance et son vouloir, le roi ne parvint pas à réaliser jusqu'au bout ses désirs. L'archange ne put vaincre le dragon, que couvrait l'impénétrable cuirasse faite de l'imbécillité humaine. Le glaive s'émoussa sur cette carapace épaisse, la couronne faillit s'y briser: la haine et la fureur des philistins contre un artiste de génie s'enfla, cette fois, jusqu'à l'émeute; on hurla dans les rues, on cassa les vitres de la demeure du Maître, qui, pour ne pas perdre l'ami royal s'acharnant à le défendre, feignit de se séparer de lui et quitta Munich.

Si le chef d'État, douloureusement, dut reculer devant la tempête populaire, l'ami ne céda sur aucun point et resta fidèle à sa foi.

Dans cette retraite de Tribschen qu'il se créa alors, à jamais délivré des honteux tracas qui souillent l'esprit, grâce à son royal ami, Wagner n'eut plus que de hautains soucis, et dans le recueillement et la paix, il acheva les Maîtres Chanteurs et se remit à l'Anneau de Nibelung....

Le train souffle, halète, s'efforce, pour grimper la pente raide qui, sans interruption, monte de Lindau à Munich. Nous sommes haut déjà, car des flocons de nuages traversent notre wagon. D'étonnants paysages défilent: pics lointains auxquels se déchirent des écharpes de brouillard, vallées profondes fuyant à perte de vue, forêts de pins, collines d'un frais velours vert qui ondoient à l'infini.... Et, aux stations des rares bourgades, des rares villages, toujours reparaissent sur les barrières, sur les poteaux, le bleu et le blanc du blason royal. Königreich Bayern! Comme nous sommes heureux d'être dans le domaine du Roi Charmant. Nous ne pensons qu'à lui; nous ne parlons que de lui.

Cette route, où nous roulons en ce moment, il l'a parcourue en sens inverse, une fois, tout seul, en grand mystère, pour aller à Tribschen, surprendre le Maître et «vivre quelques-unes de ces heures solennelles où il avait la joie de le revoir». Wagner nous avait narré ce voyage du roi:

—C'était le 22 mai 1866, jour du cinquante-troisième anniversaire de ma naissance. De bon matin, en secret, le roi était sorti, à cheval, du château de Starnberg, et il alla prendre, à Biesenhofen, un train qui le conduisit à Lindau; là il s'embarqua et, à ma profonde stupéfaction, arriva, l'après-midi même, à Tribschen. C'est alors qu'on lui dressa un lit de camp dans mon cabinet de travail. Il me supplia de revenir auprès de lui, en Bavière, mais, pour son propre bien, je crus devoir refuser.

L'année suivante, Louis II était fiancé à sa cousine, l'archiduchesse Sophie, sœur de l'impératrice d'Autriche, et, afin de donner plus de solennité aux fêtes du mariage, fixé au 12 octobre, on réservait pour cette date la première représentation des Maîtres Chanteurs. Mais, avant ce temps, un soir que l'on représentait Tristan au Théâtre Royal, la fiancée se montra dans une loge, en toilette sombre et négligée; elle écouta l'œuvre d'un air distrait et maussade, sans dissimuler son ennui. Elle n'était pas wagnérienne! Cette découverte rompit brusquement le charme: le roi jugea qu'une personne qui partageait si peu sa foi et ses enthousiasmes ne pouvait pas être sa femme et il la rejeta de son cœur....

Nous trouvons tout cela admirable, et Villiers déclare que, s'il savait bien l'allemand, il composerait un poème où il dirait des choses magnifiques et qu'il l'enverrait à Louis II.

Cette idée nous ramène à la dédicace imprimée en tête de la partition de la Walkyrie, à ces strophes célèbres que Wagner adressa «au royal ami», le sacrant ainsi immortel et à jamais glorieux. Ces vers sont réputés intraduisibles en français et, naturellement, cela nous a incités à essayer de les traduire. L'un de nous connaît à fond la langue de Gœthe et voici déjà quelque temps que nous travaillons à cette traduction. Quelle occasion de reprendre l'œuvre, en ces heures lentes de voyage! En allemand, le poème de Wagner est très beau, d'une grâce spéciale, d'une subtilité exquise. Que sera-t-il en français?... Voici l'essai que nous proposons:

AU ROYAL AMI

O roi, doux seigneur qui protèges ma vie!
Toi qui recèles la suprême bonté,
Combien, arrivé au but de mes efforts, je m'efforce
De trouver le mot juste qui t'exprimerait ma gratitude!
Pour le dire ou l'écrire, comme je le cherche en vain!
Et pourtant, de plus en plus impérieux, m'entraîne le désir

De trouver ce mot qui exprimerait
Le sentiment de reconnaissance que je porte dans mon cœur.
Ce que tu es pour moi, je ne puis, émerveillé, m'en rendre compte
Qu'en évoquant ce que je fus sans toi...
Pas une étoile ne se leva pour moi, que je ne la visse pâlir;
Pas un espoir que je n'eusse perdu.
Livré au bon plaisir, à la faveur du monde,
Aux jeux vils du gain et du risque,
Tout ce qui en moi luttait pour l'émancipation de l'art
Se vit trahi par le sort, sombra dans la bassesse.

Celui qui, jadis, commanda à la branche desséchée
De reverdir dans la main du prêtre,
Bien qu'il m'eût ravi tout espoir de salut
Et que la dernière illusion consolante se fût évanouie,
Fortifia en mon sein cette foi
En moi que je puisais en moi-même;
Comme je lui demeurais fidèle,
Il fit refleurir pour moi la branche desséchée.

Ce que solitaire et muet je gardais au fond de moi
Vivait aussi dans le sein d'un autre;
Ce qui agitait profondément et douloureusement l'esprit d'un homme
Emplissait d'une joie sacrée un cœur d'adolescent;
Ce qui nous entraînait dans une ardeur printanière
Vers un même but,—conscient..., inconscient...,—
Devait s'épancher comme une joie du printemps:
Double foi, faisant naître une frondaison nouvelle.

Tu es le doux printemps qui m'as paré à nouveau,
Qui as rajeuni la sève de mes branches et de mes ramures;
C'est ton appel qui m'a fait sortir de la nuit,
De la nuit hivernale qui tenait inerte ma force;
Ton altier salut, qui m'a charmé,
M'arrache à la souffrance dans une joie soudaine
Et je marche, à présent, fier et heureux, par de nouveaux sentiers,
Dans le royaume estival de la grâce....

Quel mot pourrait donc te faire comprendre
Tout ce que tu es pour moi?
Si je peux à peine exprimer le peu que je suis,
Toi, au contraire, tu es roi en tout.
Aussi la lignée de mes œuvres repose-t-elle en toi,
Dans une paix bien heureuse.
Et, puisque tu as comblé tous mes espoirs,
Délicieusement j'ai renoncé à l'espoir.

Donc je suis pauvre, je ne garde qu'une chose,
La foi à laquelle s'unit la tienne:
C'est elle, la puissance qui fait que je me montre fier,
C'est elle qui saintement trempe mon amour.
Mais si, partagée, cette foi est encore à moitié mienne,
Elle serait tout entière perdue pour moi si elle venait à te manquer:
Ainsi, c'est toi seul qui me donnes la force de te remercier
Grâce à ta foi royale et sans défaillance.

Nous avons beaucoup peiné pour parfaire cette traduction qui ne nous satisfait pas entièrement. Mais le temps a passé, voici que le train ralentit sa marche: c'est Munich,—München!

Hors de la gare, l'omnibus qui nous emmène vers l'Hôtel des Trois Rois Mages est obligé de s'arrêter, après quelques pas, devant un orchestre militaire. De beaux soldats aux cheveux blonds, vêtus d'uniformes bleu de ciel, sont groupés autour du chef de musique. Et que jouent-ils?... La marche religieuse de Lohengrin!...

Plus tard, pour rire, Wagner essaya de nous faire croire que c'était grâce à lui que nous avions été «aussi religieusement reçus».

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