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Le collier des jours: Le troisième rang du collier

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[1] La «carte».

[2] Royaume de Bavière.


XXXV

Quelle amusante ville que Munich, avec ses folies architecturales!... Je n'en connais aucune, hors de France, qui m'ait paru aussi agréable.

Louis Ier, probablement, avait le culte des souvenirs, et, certainement, il ne doutait de rien. C'est lui qui a voulu réunir dans sa capitale, en les recréant, tous les édifices qui l'avaient charmé au cours de ses voyages: aussi cette jolie cité semble-t-elle être ce qu'est dans une exposition universelle la «rue des Nations».

Aimez-vous le florentin? Voici la bibliothèque et son majestueux escalier de marbre qui mène à «la loge des lansquenets», copiée exactement sur celle de Florence; un peu plus loin, sous le nom de Königbau[1], vous verrez une reproduction du fameux palais Pitti. Si vous préférez l'art romain, l'arc de Constantin est tout proche, et vous rencontrerez aussi une basilique du Ve siècle; si c'est l'art grec qui vous séduit, allez voir les Propylées d'Athènes, la Glyptothèque, de style ionique, ou le palais des Beaux-Arts, de style corinthien; ou bien encore près d'un bois sacré, la galerie de la Gloire. Si vous rêvez de Venise, c'est que vous entendez le frou-frou d'ailes de tous les pigeons de Saint-Marc qui, évidemment, ont émigré à Munich!

Il y a des maisons hautes comme des cathédrales et toute fouillées de sculptures, mais elles sont en terre cuite moulée. Le style Renaissance est bien représenté, le rococo abonde. L'art égyptien même n'est pas oublié: pour commémorer un noble fait d'armes, on a érigé un obélisque en métal, copié sur le monolithe de Louqsor; mais celui-ci n'a même pas le mérite d'être d'une seule coulée de bronze.

L'exposition internationale de Peinture—prétexte de notre voyage—fut, je crois, très remarquable; elle fit honneur au groupe d'artistes qui l'avait organisée et mit en valeur la peinture bavaroise. Mais je suis forcée d'avouer qu'en dépit des comptes rendus très consciencieux que je publiai sur elle, je ne sais plus dans quels journaux, je n'en retrouve en ma tête que de confus souvenirs. J'ai retenu pourtant le nom d'un peintre, peut-être oublié aujourd'hui, qui débutait alors et autour duquel on fit grand bruit: Gabriel Max, et j'ai gardé aussi la vision de sa gracieuse martyre, qui, toute blanche et morte, semblait dormir si voluptueusement sur la croix.

En revanche, une visite à la Pinacothèque m'a causé une impression ineffaçable. La collection des Rubens surtout me sembla superbe; l'artiste triomphe ici dans toute sa gloire charnelle, il est rutilant, éblouissant.

Et quel goût parfait dans la disposition des toiles! quel classement rationnel! Autant que possible, chaque salle renferme uniquement les œuvres d'un même maître, espacées sur des fonds d'une couleur propice et sous un jour favorablement ménagé. L'intensité d'effet est de la sorte doublée: on subit le charme du peintre dans toute sa puissance et le contraste d'un maître à un autre est saisissant. Ainsi, dans la salle des Van Dyck, lorsqu'on y entre après avoir regardé les parois ensoleillées de la salle des Rubens, la tonalité donne l'impression de ténèbres reposantes et mystérieuses, où les yeux voient peu à peu s'ébaucher des masques blancs d'une distinction sans égale.

Par exemple, la lecture du catalogue, rédigé en français, ne manque pas de gaîté. On y lit des choses comme celles-ci:

La Vierge est assise au soir devant un bâtiment; à ses genoux, le garçon Jésus saisit avec la main droite la lisière poitrinale de sa robe.

La vanité sous l'image d'une belle femme de forme luxueuse, s'appuyante avec la main gauche qui tient une chandelle s'éteignante, sur un miroir rond.

Un loup dévore un agneau tandis qu'un renard s'y introduit.

Une femme est assise à côté d'un âne qui brait à terre, allaitant son enfant.

Deux chiens se chamaillent d'une tête de veau.

Portrait de l'électeur Maximilien en pleine armature.

Saint Martin à cheval blanc.

Le Christ, après avoir essuyé la mort, reçoit gracieusement les quatre pêcheurs repentants.

C'est bon de rire un peu!

[1] «Bâtiment du roi».


XXXVI

Des affiches placardées chaque matin donnent le programme des concerts exécutés dans presque toutes les brasseries de Munich, pendant le «dîner» de deux heures. De nombreux fragments des opéras de Wagner figurent dans ces programmes et cela nous décide à quitter l'Hôtel des Trois Rois Mages et sa banale table d'hôte, pour louer un appartement meublé et être libres ainsi de choisir le lieu de notre repas, d'après le menu musical. Nous voici donc, notre résolution prise, courant d'un coin à l'autre de la ville à la recherche de la brasserie élue, et, une fois là, côtoyant la population paisible, les étudiants turbulents ou les familles bourgeoises qui aiment à dîner aux sons des violons.

A nous, Français, peu gâtés dans notre pays, ces orchestres de brasseries paraissent excellents et nous prenons grand plaisir à écouter les morceaux que nous avons si rarement l'occasion d'entendre chez nous. Le public des dîneurs—et notre ferveur s'en réjouit—fait toujours un accueil particulièrement chaleureux aux morceaux tirés des œuvres de Wagner.

Un jour, dans un lointain restaurant, on jouait l'ouverture des Maîtres Chanteurs; mais l'orchestre était singulièrement disposé: faute de place, on l'avait installé sur la galerie extérieure d'un chalet situé au milieu d'un jardin, galerie étroite où deux musiciens, bien juste, pouvaient s'asseoir de front, de sorte que l'assemblée des exécutants était étirée d'un bout à l'autre de la façade et que les contrebasses se trouvaient à une folle distance des cuivres. Nous avions quitté la table où nous dînions pour chercher l'endroit où les sons seraient le moins éparpillés et nous nous étions placés devant la galerie, en face du chef d'orchestre qui en occupait le milieu.

Non loin de nous, un groupe de trois jeunes hommes, qui s'étaient aussi rapprochés des musiciens, nous examinaient à la dérobée, avec une avide insistance. L'un d'eux, grand, mince, d'un blond très pâle, me sembla résumer le type même de l'étudiant allemand: il avait de longs cheveux, droits comme des baguettes et d'un ton plus clair que celui de son visage; son fin profil rappelait celui des portraits de Schiller. Un de ses compagnons, dont la barbe d'or et les lunettes d'or brillaient au soleil, laissait rayonner sur sa face une expression très saisissante d'enthousiasme et d'allégresse. Le troisième était d'assez petite taille et l'on voyait mal ses traits sous l'ébouriffement de sa barbe, de ses sourcils, de ses cheveux châtains. Un chien blanc se tenait auprès de lui.

Soudain, j'entendis le jeune homme à la barbe d'or dire, presque à haute voix, en nous regardant:

—Je parie que ce sont eux!

Après les dernières notes de l'ouverture des Maîtres Chanteurs, comme nous applaudissions de toutes nos forces, le groupe des inconnus se rapprocha de nous.

—Plus de doute, fit l'un, puisqu'ils applaudissent!...

Et le jeune homme à la barbe d'or s'avança sans hésiter:

—Je suis Hans Richter, dit-il en saluant, et vous êtes certainement les Français qui venez de rendre visite à Richard Wagner. Le Maître m'a écrit de me mettre tout à votre disposition et de vous servir de guide à Munich, mais il ne m'a pas dit où je vous trouverais.

Hans Richter, le chef d'orchestre du Théâtre Royal, qui allait avoir l'honneur de diriger l' Or du Rhin!...

Après de cordiales poignées de mains, Richter présenta ses amis, d'abord l'homme très barbu, puis l'autre:

—Monsieur Scheffer, un wagnérien fanatique.... Monsieur Franz Servais, le fils du célèbre violoniste belge: il arrive de Bruxelles pour entendre l'Or du Rhin.

Celui qui m'avait paru personnifier l'étudiant d'Allemagne était un compositeur belge!

Réunis autour de la même table, où des bocks mousseux sont apportés, nous faisons vite connaissance: nous sommes d'accord sur toutes choses, puisque nous servons sous la même bannière. Il paraît que l'on nous cherchait dans tout Munich. Notre passage à l'hôtel des Trois Rois avait été signalé, mais nous étions partis sans laisser d'adresse, et, de là, on perdait nos traces. M. Scheffer s'était fait fort de nous retrouver, ce jour même, et s'était adressé à la police; le hasard avait été plus prompt.

—Nous avions juré dit Richter de vous amener, ce soir, à une réunion, chez la comtesse de Schleinitz. Tous les nôtres seront là.

—Liszt viendra, s'écrie Servais, il est arrivé hier à Munich. Vous verrez aussi la comtesse Muchanoff.

—Liszt!...

Je pense à Cosima, et à son chagrin d'être désapprouvée par son père: j'aimerais mieux ne pas le voir. Mais, avec joie, mes compagnons ont accepté, et ont pris rendez-vous pour le soir, à huit heures.


XXXVII

La comtesse de Schleinitz, chez qui l'on se réunissait, femme du ministre de la maison royale de Prusse, était extrêmement gracieuse, mignonne, mignarde même, parlant le français comme une Parisienne, pétillante d'esprit et de malice, mais avec une flamme de passion dans le regard. On pouvait dire:

Le caprice a taillé son petit nez charmant...

car il se relevait avec une impertinence élégante. Les fossettes que son sourire creusait dans ses joues semblaient le tripler.

On ne manqua pas de me présenter à de nombreuses personnes, dont les noms, pas faciles à retenir, se sont envolés de ma mémoire. Je retins celui de Lenbach, le peintre déjà illustre, et je remarquai la belle tête d'Edouard Schuré, à l'air inspiré, un peu «absent».

L'apparition de Franz Liszt me stupéfia.

Je n'étais au courant de rien, je ne savais rien: pourquoi cette longue soutane noire? c'était donc un prêtre?... derrière ce visage glabre, y avait-il donc une tonsure dans ces cheveux qui tombaient droits, jusqu'aux épaules?... Mais quels yeux de lion, quelles prunelles ardentes sous les sourcils en broussailles! Quelle souveraine ironie dans les sinuosités de la bouche large et mince! Dans toute cette attitude, quelle majesté tempérée de bienveillance.... L'entrée de Liszt causait à l'assemblée une émotion extrême et j'étais de plus en plus surprise. Serait-ce donc un saint?... on lui témoigne une vénération extraordinaire, les femmes surtout!... Elles s'élancent vers lui, s'agenouillent presque, lui baisent les mains, lèvent vers sa face des yeux d'extase....

Mais une femme est arrivée, en même temps, qui brusquement détourne mon attention. C'est elle, la mystérieuse beauté, jadis venue du Nord dans un tourbillon de neige, et plus blanche que la neige; la dame aux prunelles pareilles à des violettes de Parme, celle que les poètes ont chantée à l'envi, la comtesse de Kalergis, devenue comtesse Muchanoff,—la Symphonie en blanc majeur enfin!—Je ne la vois encore que de dos, là-bas, de l'autre côté du grand piano; on s'empresse autour d'elle et elle serre des mains tendues. Elle est grande, une écharpe de mousseline couvre ses épaules, des cheveux blond pâle ondoient sur sa nuque.... Je me redis tout bas des fragments du célèbre poème, qui fut inspiré par elle à mon père, il y a longtemps:

Conviant la vue enivrée
De sa boréale fraîcheur
A des régals de chair nacrée
A des débauches de blancheur,

Son sein, neige moulée en globe,
Contre les camélias blancs
Et le blanc satin de sa robe
Soutient des combats insolents,

Dans ces grandes batailles blanches,
Satins et fleurs ont le dessous,
Et, sans demander leurs revanches,
Jaunissent comme des jaloux.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .   .  .  .  .  .  .  .  .  .
De quel mica de neige vierge,
De quelle moelle de roseau,
De quelle hostie et de quel cierge
A-t-on fait le blanc de sa peau?

Alfred de Musset fut aussi un fervent de cette blanche idole et, plus tard, Henri Heine paraphrasa, en l'honneur de celle qu'il appelait «la cathédrale du Dieu Amour», les vers de Théophile Gautier:

Auprès d'elle la neige de l'Himalaya
Paraît grise comme la cendre;
Le lis que sa main saisit, aussitôt, par le contraste
Ou par jalousie, devient couleur de rouille...

J'ai peur vraiment de la voir se retourner et, comme elle a fait un mouvement, je ferme les yeux, pour garder l'illusion du passé, une minute de plus.

J'entends auprès de moi presque aussitôt de grands frissons de soie; une voix bien timbrée, chantante, me parle, avec ce léger accent russe qui module si joliment. La comtesse Muchanoff s'est assise à côté de moi et me serre la main en m'affirmant qu'il n'est pas besoin de présentation, qu'elle m'a reconnue sans qu'on me nomme; qu'ayant les mêmes admirations, les mêmes fanatismes, nous sommes de la même famille idéale et que nous nous aimions déjà avant de nous rencontrer.

Elle m'apparaît très grande dame, très sûre d'elle-même, intelligente, et passionnée d'art. Je cherche les camélias blancs près de la neige de sa poitrine, très marmoréenne, en effet, mais par le secours peut-être du blanc de perles et d'une neige de poudre de riz. Le visage est régulier, pâle sous les cheveux pâles savamment disposés. Pourtant on la devine trop supérieure pour s'attarder aux artifices de la coquetterie. Elle cherche à retenir, à prolonger une beauté célèbre, mais elle attend plus encore des grâces de son esprit, que le temps ne peut atteindre, de sa culture intellectuelle, de son talent musical.

Avec une familiarité câline, elle s'efforce de m'apprivoiser, de m'inspirer confiance; mais l'idée me hante qu'elle a des torts envers Cosima, qu'elle a trahi l'amitié, et j'ai grand' peine à répondre à ses amabilités, à sortir de ma réserve.

Liszt s'est approché, à son tour: il me parle de mon père, qu'il connaît; il m'a vue enfant et se souvient de moi, qui ne me souviens plus de lui. Je trouve qu'il a des manières onctueuses qui sont bien d'un prêtre; mais comment est-il un prêtre, et pourquoi les femmes semblent-elles toutes éprises de lui?... En ce moment, elles sont affolées de le voir s'occuper de moi, qui n'ai fait aucune avance, et voici qu'elles le rejoignent, le supplient de jouer quelque chose, le harcèlent pour qu'il se mette au piano. Il ne cède pas, les repousse assez rudement et déclare que c'est madame Muchanoff qui doit jouer, qu'il a lui-même trop de plaisir à l'entendre pour s'asseoir devant le clavier quand elle est là.

La comtesse se lève, nonchalante et dédaigneuse; elle ôte ses gants, lentement, et son sourire dit assez que c'est pour épargner une corvée à Liszt qu'elle se dévoue, et qu'elle s'amuse, autant qu'elle se moque, de la rage jalouse de toutes celles qui vont être forcées de l'applaudir.

L'ivoire, où ses mains ont des ailes,
Et, comme des papillons blancs,
Sur la pointe des notes frêles
Suspendent leurs baisers tremblants...

Ces vers se mêlent, pour moi, aux phrases du nocturne que la comtesse exécute. Elle a certainement du talent; mais il me semble que dans son jeu elle exagère la fantaisie, l'abandon, le rubato enfin.

Voici que, pour aller au buffet, Liszt vient m'offrir son bras, sous les regards envieux et déçus de la plupart des femmes. Il laisse passer tout le monde devant nous, dans l'idée, sans doute, de se ménager un aparté avec moi. En effet, dès que nous sommes seuls, il me dit à demi-voix:

—Vous avez vu Cosima?

Je n'ai pas bien le sentiment de ce que vaut la haute personnalité de Liszt; j'ignore absolument la beauté de ses compositions, que j'admirerai tant plus tard, et l'incomparable noblesse de son caractère; je le considère seulement comme un très illustre pianiste: aussi je ne suis pas du tout intimidée, et, le croyant hostile aux résolutions de sa fille, c'est avec une véhémence agressive que je lui réponds:

—Je vous en prie, ne me dites rien contre votre fille: je suis à tel point de son parti que je ne puis admettre aucun blâme. Quand il s'agit d'un être tellement au-dessus de l'humanité que Richard Wagner, les préjugés et même les lois des hommes n'ont plus de valeur. Qui donc pourrait ne pas subir, avec joie, la fascination et le prestige du génie? A la place de Cosima, vous auriez fait comme elle, et votre devoir de père est de ne pas mettre obstacle à la réalisation du magnifique dénouement qu'elle est en droit d'attendre.

Liszt me serre le bras affectueusement.

—Je suis absolument de votre avis, mais je dois me taire, dit-il d'une voix encore plus basse; l'habit que je porte m'impose des opinions que je ne peux renier ouvertement. Je connais trop les entraînements du cœur pour les juger avec sévérité; les convenances me forcent au silence, mais, en moi-même, je souhaite plus que personne la solution légale de cette pénible crise. Je ne puis rien pour la hâter. Quant à la retarder de quelque façon que ce soit, je n'en ai jamais eu la pensée.

Quelle surprise! quel soupir de délivrance!...

—Est-ce que vous m'autorisez à écrire cela à Cosima? m'écriai-je, dans un élan de joie profonde.

—Certes, dit-il. Je voulais vous demander de le faire; assurez-la qu'il ne peut pas y avoir désunion entre nous, que je suis de cœur avec elle, mais qu'elle doit comprendre ma réserve et, pour le monde, en observer une semblable à mon égard, jusqu'à nouvel ordre.

—J'écrirai, ce soir même. Si vous saviez quel soulagement et quel bonheur cette nouvelle va apporter là-bas!

—J'en serai très heureux. Vous voyez comme j'ai saisi au vol l'occasion qui se présentait de faire connaître secrètement à ma fille le fond de ma pensée. Je la cherchais sans la trouver: à qui se fier? L'envie et l'hypocrisie se partagent le cœur des êtres: bien peu ont votre belle franchise et votre enthousiasme, sans restriction. Mais entrons: je crois qu'on nous surveille et qu'on s'étonne déjà de notre entretien particulier.

En effet des regards anxieux ou irrités fusaient vers nous, et, si les yeux des femmes, groupées là, avaient été des armes, je n'aurais pas franchi vivante la porte de la salle à manger.

Au buffet, Villiers de l'Isle-Adam causait avec la comtesse Muchanoff qui paraissait s'émerveiller de lui. Il avait épinglé sur son habit noir la décoration des chevaliers de Malte,—une petite croix ancrée en émail blanc,—et il expliquait qu'il était grand-maître de cet ordre, un de ses aïeux l'ayant été en 1520. La France ne reconnaissant pas la chevalerie de Malte, il n'en pouvait porter les insignes qu'à l'étranger: là, du moins, il les portait en conscience.

Villiers s'aventura, ensuite, à raconter l'histoire compliquée et confuse, des droits incontestables que cette grande-maîtrise lui donnait sur le trône de Grèce. Il avait même, un jour, posé sa candidature à la succession royale et mené, pour l'obtenir, une campagne mémorable. L'empereur Napoléon III avait reçu le prétendant en audience et s'était déclaré son partisan.

Des fantaisies héraldiques et de la vanité nobiliaire, Villiers passe, heureusement, au juste orgueil du poète: il narre sa lecture chez Wagner et son glorieux succès, et, lorsqu'on se sépare, il promet à la comtesse Muchanoff de faire, à l'Hôtel des Quatre Saisons, dans une soirée qu'elle veut organiser tout exprès, une seconde lecture de la Révolte.


XXXVIII

Nous nous sommes vite liés avec Franz Servais, qui devient même bientôt pour nous un excellent ami. C'est lui que j'interroge pour pénétrer quelques-uns des mystères qui me semblent envelopper la vie de Liszt. Et d'abord, comment, pourquoi est-il prêtre?

—Il y a seulement quatre ans qu'il a reçu les ordres, me dit Servais, et qu'il est devenu l'abbé Liszt. Comment, pourquoi? on ne sait pas. Au retour d'un voyage à Rome, il était prêtre. Peut-être a-t-il voulu, par cette résolution, faire comprendre au monde qui s'est tant occupé de ses projets de mariage avec la princesse Wittgenstein, qu'ils étaient définitivement abandonnés? Je crois aussi qu'il était heureux d'enlever, à toutes les dames qui l'adorent, l'espoir d'obtenir sa main.

En effet toutes les femmes semblent se le disputer mutuellement, et sans aucune dissimulation. Son habit ne leur en impose donc pas?

—Au contraire, il les enflamme plutôt: c'est l'attrait du fruit défendu!... Liszt exerce, d'ailleurs, une fascination extraordinaire sur ceux qui le comprennent et l'admirent: j'en puis parler, car je la subis moi-même sans chercher à m'en défendre et je suis fier d'être de ses élèves.... Mais certaines femmes vont vraiment trop loin: c'est de l'idolâtrie, du fétichisme; elles se disputent une fleur qu'il a touchée, ramassent ses bouts de cigare; celles qui sont assez indépendantes pour pouvoir le faire, le suivent de ville en ville, tout le long de l'année.

—Et cela ne l'exaspère pas?

—Il serait très malheureux, au contraire, si cette atmosphère d'amour qui l'environne venait à lui manquer. Il aime cet encens et ces flatteries excessives. Il a besoin de cette royauté mystique, et, pour la conserver, très habilement, il distribue des grâces, selon les mérites, ou d'après ses préférences....

—Mais comment peut-il maintenir l'harmonie parmi son harem, et enchaîner les jalousies et les rivalités?

—C'est cela le plus inconcevable, dit Servais; il parvient à maintenir la paix dans le troupeau de ses dévotes, il leur fait même accepter et respecter une favorite. Quand on s'étonne d'une abnégation si peu habituelle aux femmes, il vous fait cette déclaration imprévue: «Elles s'aiment en moi.»


XXXIX

Wagner a, de Tribschen, télégraphié au roi, pour lui dire que des Français amis, qui viennent à Munich, seraient heureux de voir représenter, durant leur séjour, Lohengrin, Tannhäuser, etc., en attendant l'Or du Rhin. Déjà Lohengrin est annoncé. Mais depuis notre arrivée, chaque matin, un domestique, en livrée bleue galonnée d'or, nous apporte des places de «galerie noble», tantôt pour l'Opéra Royal, tantôt pour le Théâtre de la Résidence: c'est par ordre du roi que l'on nous fait cette gracieuseté et nous avons le plaisir—rare pour les seuls Français, hélas!—de pouvoir assister, presque chaque soir, à des représentations de drames et de comédies de Shakespeare alternant avec des opéras de Wagner. Transporté au théâtre, l'amour qu'ont les Bavarois pour les reconstitutions et les pastiches produit les meilleurs résultats: les pièces sont montées avec beaucoup de soin et la mise en scène est élégante et exacte. Il nous fut donné de voir en l'espace de quelques semaines: Richard III, le Conte d'Hiver, Comme il vous plaira, le Soir des Rois, les Deux Gentilshommes de Vérone, Lohengrin, le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser et les Maîtres Chanteurs.


XL

Je fus contente de rencontrer Liszt, à cette soirée, donnée pour Villiers de l'Isle-Adam par la comtesse Muchanoff. Dès mon entrée, je vis qu'il était, lui aussi, impatient de me revoir, car il m'interrogea tout de suite du regard. Aussitôt qu'il nous fut possible de nous isoler un peu, il me dit:

—Eh bien, les nouvelles?

Alors je lui appris, combien ma lettre, rapportant ses paroles, avait causé d'émotion et de joie à Tribschen. Quelle bienfaisante détente, quel allégement de soucis cuisants, quelle consolation de n'avoir pas perdu l'affection d'un cœur si cher, et la force invincible que l'on puisait, dans cette certitude, pour les luttes avenir! A moi, simple messagère, le maître faisait dire: «qu'il me bénissait!...»

Liszt, les yeux brillants d'une larme, aussitôt séchée, me prit la main rapidement et me dit tout bas:

—Gardez-bien le secret que je vous confie: je ferai l'impossible, en retournant en Italie, pour m'arrêter quelques heures à Lucerne et aller embrasser ma fille et mes petits-enfants.

Et lui, qui toujours refusait de jouer, il alla vers le piano, découvrit le clavier d'un mouvement brusque, puis laissa courir ses doigts souverains sur les touches en une improvisation fougueuse, passionnée, éblouissante.

L'ovation qu'on lui fit tint du délire, naturellement, mais c'est à peine s'il y prit garde.

C'était maintenant au tour de Villiers de charmer l'assistance. Bien frisé, sa croix de Malte en bonne place sur son flanc gauche, il avait très grand air. Il me parut cependant un peu nerveux et inquiet.... Est-ce que ce salon d'hôtel, trop orné, l'impressionne? Est-ce que cette réunion de nobles dames bien parées, de hauts fonctionnaires, d'artistes, formant un demi-cercle, comme au théâtre, et qui le dévisagent, en une attente silencieuse, l'intimide plus que l'olympienne intimité de Tribschen?... En pleine lumière, debout contre le grand piano à queue, il semble hésiter, se tait.... Enfin, le voici qui, d'un crâne mouvement de tête, rejette en arrière ses boucles ondulées, et il commence à lire, d'une voix ferme, claire.

Je me tranquillise, Villiers, très sûr de lui, prend des temps, ménage ses effets: l'auditoire est intéressé; un murmure flatteur accueille certains passages, on applaudit discrètement; puis, de nouveau, le respectueux silence se rétablit. On écoute....

Mais, hélas! qu'arrive-t-il?...

Brusquement Villiers se tait, laisse tomber le manuscrit et regarde les auditeurs avec des yeux écarquillés, pleins d'épouvante. D'un geste fébrile, il dégrafe la ceinture de son pantalon, puis il ôte ses bottines et s'assied sur le piano.

O stupeur! Qu'est-ce que cela signifie? Est-ce que c'est dans la pièce?... Une mystification?... une gageure!... en tout cas, de bien mauvais goût!... Tout le monde se lève, dans un brouhaha moqueur, on vient à moi, on m'interroge:

Que dire? Comment faire comprendre que Villiers s'est cru en danger de mort et qu'alors il s'agissait bien, pour lui de convenances et d'à-propos!... Il a eu sans doute, un petit spasme nerveux au cœur: un médecin, goguenard peut-être, lui a dit que, si ce cas se présentait, il devait aussitôt desserrer ses vêtements, se déchausser et s'asseoir haut pour faire pendre ses pieds.... Et l'on voit que le malade se conforme de tous points à l'ordonnance.

Des rires s'étouffent derrière les éventails; on feint d'oublier l'incident.

Villiers s'est enfui, emportant ses bottines, tandis que notre groupe de Français, qui se sent solidaire du vaincu, n'ose pas battre en retraite avec lui et reste là, très penaud. Franz Servais, lui, est consterné; il marche fiévreusement, les mains dans ses poches; ses longues mèches pâles et pendantes se rejoignent dans sa bouche qui s'ouvre sans cesse pour laisser passer de véhémentes récriminations.

—Une seule chose pouvait sauver la situation, s'écrie-t-il, Villiers ne pouvait invoquer qu'une seule excuse: la mort!... Oui, oui, pour notre honneur à tous, il devait mourir!...


XLI

Nous avions loué des chambres meublées dans la Maximiliansstrasse, qui est vraiment une rue très belle, étonnamment large, animée, bordée d'élégantes boutiques, aux devantures amusantes. Elle commence au cœur de Munich, devant le Théâtre Royal et, après un parcours d'un kilomètre et demi, aboutit à l'Isar, une très impétueuse rivière, qui court comme une folle sur de grandes dalles, taillées, à ce qu'il semble, de main d'homme. Ces dalles forment, par de brusques cassures, comme des marches géantes d'où l'eau se précipite en cascades. Nous croyions bien ce torrent pas navigable; mais, une fois, un spectacle imprévu nous démontra qu'il l'était.

Il faisait très chaud, ce jour-là, et nous nous en allions par groupes, tout doucement, vers l'Isar, pour chercher un peu de fraîcheur dans les jardins qui, sur l'autre rive, s'étendent le long des larges berges.

Arrêtés au milieu du pont, au-dessus d'un tumulte d'eau qui donnait le vertige, nous vîmes tout à coup paraître au loin quatre ou cinq radeaux chargés d'hommes, que le courant semblait emporter, mais qui étaient dirigés cependant.

—Des sauvages! des pirogues! s'écria Villiers. Et, en effet, à cette vue, on ne pouvait songer qu'aux nègres aventureux, descendant les rapides dans les nacelles faites d'écorces d'arbres.

Le peu d'épaisseur de l'eau, sur les dalles, ajoutait au danger d'être noyé celui d'être brisé à la moindre erreur dans la difficile manœuvre. A peine avait-on le temps de trembler pour ces hommes, de les apercevoir, debout sur les radeaux, s'appuyant sur une courte perche, qu'ils étaient passés, fuyaient de l'autre côté du pont, disparaissaient.

—La vraie course à l'abîme! s'écria Villiers.

—D'où viennent ces êtres-là? demandai-je, où vont-ils?

—Ah! mieux vaut ne pas le savoir. Il n'est jamais bon d'approfondir. Une vision nous a montré, n'est-ce pas? de farouches guerriers descendant l'Ogooué, à la poursuite de quelque tribu rivale: n'allons pas nous convaincre que nous n'avons vu que de braves paysans, qui allaient, tout simplement, vendre quelque vulgaire denrée au plus proche marché.

—De braves paysans et des paysans braves, en tout cas!...

Mais Villiers n'écoute plus: son imagination a suivi les guerriers de l'Ogooué, elle est partie, elle vagabonde, et le voici qui s'enfonce dans un monologue confus, mêlé de rires. Il joue avec des idées, comme on s'amuse, sur les plages, à faire glisser entre les doigts le sable en cascades. Mais je sais qu'il y a quelques pierreries dans le sable que Villiers remue, et je les guette au passage....

Quand nous sommes assis, enfin, sur des tertres de gazon, dans l'ombre des grands arbres du jardin anglais, au bord de fraîches prairies étoilées de colchiques qui semblent des milliers de feux follets, et non loin des saules, couleur vert-de-gris, dont les longs échevellements trempent dans l'Isar qui les entraîne, je commence à distinguer quelque lueur parmi les obscurités du discours de Villiers.

J'entrevois une mer brumeuse ... un crépuscule de rêve ... autour d'une île inconnue.... Puis, dans un remous lumineux, un grand sphinx qui émerge des flots, nage vers la rive.... En travers de son dos flotte une bannière violette, sur laquelle éclate en lettres d'or ce mot: Inviolata!...

—Et c'est tout, dit Villiers; cela ne se rattachera jamais à rien, ne s'expliquera pas. L'impression intense, le mystère, le charme, l'étrangeté inquiétante, sont contenus dans ce tableau aperçu comme par une déchirure de nuage, qui ne doit pas être écartée davantage.

—Il y a même des poèmes, ajoute-t-il, qui ne peuvent avoir qu'un seul vers; celui-ci, par exemple:

La lourde clé du rêve à ma ceinture sonne...

—Est-ce assez complet? est-ce magnifique?... Qu'est-ce qu'on peut ajoutera cela?... Par bêtise, pour faire un poème, j'ai essayé de trouver une suite.... Impossible!... Il n'y en a pas.... Pas plus à cet autre vers:

O pasteur, Hespérus à l'occident s'allume!

—La mélancolie de l'heure, le soir limpide, la lumière de l'étoile et la vie pastorale, tout y est: pourquoi chercher autre chose?

—C'est vrai, dis-je, ce genre de vers, le vers unique, dans lequel semble se condenser un poème, se suffit à lui-même et dédaigne la rime; j'en ai composé un, moi aussi, très absurde mais qui ne pouvait rimer à rien:

Je suis le nautonier des océans lunaires!

«Le poète italien Gualdo a cité quelque part ce vers en épigraphe, pour taquiner ses contemporains en leur faisant chercher «d'où c'était».

Villiers fouille, tout à coup, dans ses poches et, après une exploration fébrile, en tire des feuillets, très chiffonnés.

—Revenons au sérieux, dit-il, soyons pratiques et prosaïques. Voici mon article sur l'exposition: il est fini.

—Comment! m'écriai-je, il n'est pas encore parti? Mais il sera trop tard: l'ouverture de l'exposition, c'est déjà vieux; on ne voudra pas le publier.

—Oh! si, vous verrez, avec quelques petites retouches il sera tout rafraîchi.... D'abord j'ai changé le titre; c'est maintenant: Munich pendant l'Exposition. L'article n'est pas trop mal, écoutez-moi ça:

Et il lit:

«Les salles du Palais de Cristal sont emplies, les envois français se sont brusquement abattus par caisses énormes; à l'Exposition, toute la cimaise est couverte, on parle déjà d'accrocher quelques toiles retardataires au restaurant d'en face,—notamment le Casseur de pierres, de Courbet. Disons toutefois que Courbet a envoyé ici un paysage magnifique dont l'eau naturelle et profonde fait véritablement songer: c'est, avec le Fauconnier de Couture, ce que nous aimons le plus dans le Salon français, malgré le peu de sympathie que nous avons pour l'école réaliste.

«Les Allemands disent, à l'aspect des tableaux de Courbet: «Peinture aussi bonne que brutale: il voit comme un paysan et peint comme un professeur,—ce qui est déjà beaucoup», ajoutent-ils en riant....»

—Ici; intercale une phrase, dit Villiers: «Il est bien tard pour parler de l'exposition», et puis j'en parle tout de même:

«Il faut citer des grisailles exquises de Ramberg, le Saint Joseph de Gysis, des portraits de Lembach, des paysages de Zwangauer, le Daubigny allemand, des sépias académiques de Kaulbach, sur des sujets tirés des opéras de Wagner, et la Femme à la robe de velours de M. Canon, un jeune peintre autrichien, d'un talent hors ligne. L'on pense que le Banquet de Platon, de M. Anselm Feuerbach, aura la médaille d'honneur. L'œuvre est grandiose, en vérité, et depuis Pierre de Cornelius on n'a pas mieux fait en Allemagne. L'art est donc bien portant....»

—Je vais encore glisser là une phrase, dit Villiers: «Laissons donc l'exposition, cette déjà vieille nouvelle, et promenons-nous par la ville....»

Et il continue sa lecture:

«Nous aimons Munich, mais tout le monde n'est pas de notre avis. Il est vrai que Munich manque un peu de sergents de ville, qu'on n'y chante pas les Pompiers de Nanterre, qu'on y remarque une absence de viols, d'escroqueries et d'assassinats vraiment désolante pour l'avenir de cette capitale. Par contre, nous avons vu de magnifiques théâtres où l'on joue Gœthe, nous avons visité des musées qui contiennent des trésors d'art et de génie, nous avons vu des monuments du plus pur style grec, des jardins grands comme le bois de Boulogne, des cafés immenses où l'on est servi par de belles filles que personne n'a l'idée de chiffonner outre mesure, à l'exception de quelques loustics de passage et qui en sont pour leurs frais.

«Nous sommes montés dans la Bavaria, l'énorme statue de bronze qui domine la ville et par les yeux de laquelle six personnes peuvent voir, de front, l'espace s'étendre jusqu'aux montagnes du Tyrol.

«Nous avons visité la salle des portraits des dames de beauté du pays.... Qu'on se représente une sorte de Galerie Montyon de l'amour, où—si son nez est d'un jet héroïque—la fille d'un cordonnier côtoie la fille d'une princesse. Le roi Louis Ier, qui a logé dans son palais ce naïf exposé de la beauté germanique, aimait les jolies femmes. Et les bons Bavarois racontent qu'à sa mort la scène suivante se serait passée à la porte du ciel:

«—Toc! toc!

«—Qui est là?—demande saint Pierre.

«—C'est moi, Louis Ier, roi de Bavière!

«—Un instant!—répond le bienheureux apôtre.

«Il s'écrie d'une voix de tonnerre:

«—Ramassez les onze mille vierges! Voici Louis de Bavière qui arrive!

«Mais ne rions pas trop de ce roi qui, au lieu de gloire militaire, a légué à son peuple des écoles où l'on apprend aux enfants à se tenir l'esprit haut et fier....»

—Ça va bien, Villiers, mais ne m'en lisez pas davantage, dis-je en l'interrompant. Courons plutôt à la poste: il est encore temps pour le courrier du soir. Expédions l'article: plus vous laisserez passer de temps, moins vous aurez de chances qu'il soit publié, car, malgré vos phrases conciliantes, l'actualité n'attend pas.


XLII

Depuis l'incident fâcheux de l'Hôtel des Quatre Saisons, où Villiers avait ôté ses bottines devant une noble assistance, nous boudions le monde, refusions les invitations, et c'est chez Frantz Servais que nous aimions à nous réunir, le soir, quand il n'y avait rien d'intéressant pour nous au théâtre.

Servais, qui faisait d'assez fréquents séjours à Munich, y avait un appartement assez spacieux, au rez-de-chaussée, dans un quartier un peu éloigné du centre. Il possédait un piano, autour duquel nous passions des heures charmantes, grâce à l'inlassable complaisance de Hans Richter qui nous jouait des fragments de l'Or du Rhin, pour nous initier un peu à l'œuvre que nous aurions bientôt le bonheur de voir représenter.

Servais n'a pas gardé rancune à Villiers: il reconnaît maintenant qu'il a très bien fait de ne pas mourir. Ils sont devenus d'excellents camarades et s'entendent on ne peut mieux....

Quelquefois nous nous amusions, entre nous, à jouer des charades. Sans doute c'était moi qui avais proposé ce genre de divertissement que j'aimais beaucoup. Ce jeu plaisait à mon père, il égayait souvent, à Neuilly, les jeudis intimes de la rue de Longchamps.

Tout de suite Servais montra de remarquables dispositions. Il avait de l'à-propos, de l'imprévu, et ne craignait pas les effets comiques. Villiers si grand acteur cependant! se déclarait incapable d'improviser deux phrases et il se réservait l'honneur de deviner le mot des charades. Schuré demandait à tenir l'emploi de public,—public un peu distrait.—tandis que Scheffer et son chien, qui ne le quittait pas, étaient tous deux très attentifs. Quant à Richter, il consentait à paraître dans les rôles de personnage muet, tellement muet même, qu'une fois, figurant un malade, il se laissa verser de la brillantine dans la bouche sans protester, pour ne pas faire manquer l'effet!

Comment la renommée, qui devait avoir autre chose à faire, s'avisa-t-elle d'annoncer par sa trompette, à travers la ville, de quelle façon nous passions nos soirées? Toujours est-il qu'on le sut: un soir que nous avions soupe au Café Maximilien, au moment où nous allions en sortir, nous vîmes arriver plusieurs équipages qui se suivaient, et s'arrêtèrent l'un après l'autre devant le café. Avant que nous eussions le temps de rien comprendre, la comtesse Muchanoff descendit de la première voiture et entra rapidement.

—Enfin on vous trouve! s'écria-t-elle. Vous êtes devenus insaisissables: à votre logis, vous n'y êtes jamais; vous ne venez pas quand on vous invite. Alors nous nous sommes décidés à vous chercher partout. Voilà une heure que nous courons toutes les brasseries, tous les restaurants de Munich; il ne nous restait plus que celui-ci!

Nous étions un peu interloqués. Villiers avait fait mine de s'enfuir; mais la retraite était coupée, les portières des autres voitures s'ouvraient: dames et messieurs, ayant fait partie de l'élégante société qui assistait à la désastreuse fête, s'éparpillaient sur le trottoir très éclairé.

—C'est mal de faire bande à part, reprend madame Muchanoff, d'organiser de charmantes soirées, sans prévenir! Maintenant que nous vous avons découverts, nous vous emmenons tous. Venez, venez, vous ferez des charades: nous sommes si curieux de voir cela!

—Des charades!

Comment savent-ils? et croient-ils vraiment que nous irons jouer des charades, en ville?...

—Mais, chère madame, lui dis-je, c'est tout à fait entre nous, et comme on jouerait aux jeux innocents, que nous nous récréons ainsi: nous perdrions tout notre entrain si cela devenait sérieux.

On insiste, on supplie, mais nous restons fermes et inébranlables. Nous déclarons considérer tous ceux qui sont venus à nous comme nos hôtes: c'est nous qui devons les recevoir, et qu'ils nous excusent de ne pouvoir le faire que dans un café.

Voici que l'on nous ouvre une salle déserte, qui s'illumine, et tout ce beau monde, très amusé, y entre sous les regards surpris et admiratifs des consommateurs. Les dames laissent glisser leur sortie de bal et montrent des épaules nues dans des toilettes claires. Les messieurs sont en frac.

Nous connaissons à peine la plupart des personnes présentes et il y a un peu de gêne tout d'abord; mais on demande du thé, du champagne, les dames allument des cigarettes russes, minces comme des cure-dents et le malaise se dissipe. Le comte de Berghem, un très séduisant seigneur, dont je ne sais rien de plus que le nom, entame une dissertation avec Schuré et Servais sur les analogies qui existent entre les Dieux de l'Edda, parmi lesquels Wagner a pris ses héros, et les dieux d'Olympe, entre Wotan et Jupiter.

La comtesse Muchanoff est décidée à reconquérir Villiers, qui se dérobe autant qu'il le peut: mais elle lui fait de si gracieuses avances, témoigne d'une si vive admiration pour son esprit, qu'il reprend toute son assurance.

En somme, cette démarche peut-être singulière, cette invasion imprévue, est plutôt charmante et cordiale.

C'est la conclusion que proclame Villiers. Il n'a plus du tout honte de s'être assis sur le piano en laissant pendre ses pieds; il regrette seulement de ne pas avoir eu, ce soir, sa croix de Malte dans sa poche, pour l'épingler sur son veston.


XLIII

On a bien voulu nous montrer la maquette du théâtre Semper que Wagner nous avait «enjoint» d'aller voir et que, d'ordinaire, on préfère tenir caché.

Une sorte de sous-sol, dans la Résidence royale, sert d'oubliette à cette très jolie réduction d'un théâtre, une réduction en plâtre, posée sur une grande table en bois blanc. Très intéressés, nous tournons autour du petit édifice, dont le plan est si rationnel et si bien adapté à son objet, et cela nous attriste de penser combien Wagner a été amèrement déçu d'être contraint de renoncer à son cher dessein, de ne pouvoir faire construire le théâtre modèle....

Qui nous eût dit que, sept ans plus tard, grâce à «la foi sans défaillance» du royal ami, nous le verrions se dresser, triomphal, sur la colline de Bayreuth?...


XLIV

Richard Wagner avait été longtemps, à Munich, le voisin du comte Friedrich de Schack et s'était lié d'amitié avec lui: j'étais chargée de recommander à Richter de ne pas oublier d'inviter le comte à la répétition générale de l'Or du Rhin, et j'avais promis, aussi, d'aller visiter sa fameuse collection de peinture.

Ce comte de Schack était un écrivain très fécond, Wagner estimait beaucoup son Histoire de la Littérature et de l'Art dramatiques en Espagne; il savait l'arabe, le persan, le sanscrit, et avait traduit, entre autres, le Livre des Rois de Ferdousi. Le Maître projeta autrefois de tirer un drame musical d'un des épisodes de cet ouvrage; il fut tenté aussi par une légende contenue dans les Voix du Gange, recueil traduit également par Schack.

Quant à son musée, on en disait plus de mal que de bien: on allait jusqu'à l'appeler: le Crousteum, tant il est vrai que la philanthropie enfante l'ingratitude, car voilà ce que récoltait ce millionnaire, qui croyait bien agir en commandant des tableaux à de pauvres artistes, auxquels on n'avait jamais rien commandé!

En somme, la collection comptait pas mal d'horreurs et quelques très belles œuvres.

Les copies de maîtres, dues au pinceau de Lembach, par exemple, me parurent extrêmement remarquables. Elles me firent me souvenir d'une commission dont Cosima m'avait chargée pour cet artiste et je me décidai à me rendre aussitôt à son atelier, qui était proche de la galerie Schack.

Lembach avait une figure fine, un peu narquoise, le regard aigu du chercheur, la barbe courte, d'un brun roux, et il ne souriait que d'un seul coin de la bouche.

Il me montra de délicieux portraits d'enfants, qu'il venait de terminer; il me fit admirer quelques toiles de maîtres, qu'il possédait, authentiques et de la plus grande beauté, entre autres, une esquisse de Rubens et un magnifique portrait de François Ier, par le Titien.

Ce que j'avais à lui dire était ceci:

—Il faut absolument que vous fassiez le portrait de Richard Wagner, car il est vraiment honteux pour l'Allemagne qu'aucun artiste de valeur ne l'ait encore essayé. C'est madame Cosima qui vous en fait la commande et vous laisse la liberté d'en fixer le prix.

—Avec le plus grand plaisir, je ferai cette œuvre, dit Lembach, et je n'en veux d'autre prix que l'honneur, si je le réussis.

—Voilà qui est digne de vous, dis-je en lui tendant la main, mais Cosima ne l'entendra, sans doute, pas ainsi: vous discuterez cela avec elle.

—Il y a un portrait que j'aimerais aussi beaucoup à faire, c'est le vôtre.

—Mon portrait!... vous trouveriez le temps?

—Le plus tôt possible, je vous en prie.

O insouciante jeunesse! plusieurs fois Lembach me reparla de ce portrait, mais cela m'ennuyait de poser et j'éludais les rendez-vous.

J'en suis assez punie aujourd'hui par de cuisants regrets.


XLV

Les répétitions, à l'orchestre, de l'Or du Rhin, vont commencer! Wagner a exigé qu'on laissât ses amis assister à la dernière, avant la générale. Cette perspective nous comble d'aise.

Richter, cependant, paraît soucieux. Tout ne marche donc pas à son idée?... Les chanteurs sont de premier ordre et pleins de zèle; les musiciens de l'orchestre, les meilleurs du monde, c'est certain.... mais il y a l'intendance du théâtre, qui travaille, en secret, à la mise en scène de l'œuvre. Et que va-t-elle être, cette mise en scène, sans les conseils du Maître, exécutée par une direction livrée à elle-même et hostile? Oui, si incroyable que cela puisse paraître, les hommes qui dirigent et administrent ce théâtre, auquel Wagner procure triomphes et profits, sont hostiles à Wagner.

Et cependant l'intendant Perfall a été nommé grâce, uniquement, à la recommandation du Maître, qu'il avait sollicité, avec une insistance servile, en lui jurant qu'il n'aurait d'autre but que de se dévouer à lui et à ses intérêts, de tout son cœur et de tout son pouvoir. Aussitôt nommé, avec une impudence sans pareille, il a renié celui à qui il devait sa position et entravé de mille façons la représentation des Maîtres Chanteurs.

On ne pouvait guère compter non plus sur le conseiller à la cour: Lorenz von Düfflipp, intermédiaire entre le palais et le théâtre, qui, malgré son obséquiosité flatteuse envers le Maître, était secrètement du parti adverse et l'allié de l'intendant.

Stériles représailles, nous l'appelions: «Tartufflip», et son titre de Hofrath se changeait pour nous en «Chausse-trappe».

Ce conseiller, secrétaire du roi, remplaçait Pfistermeister, le messager qui avait apporté la bonne nouvelle à Wagner, de la part de Louis II, et qui pourtant fut, lui aussi, un de ses adversaires les plus acharnés.

«Tartufflipp», avec une figure avenante, était mal bâti, carré, bossu même, et le bruit courait que sa bosse s'était augmentée du projet de théâtre wagnérien, qu'il y avait caché, après l'avoir escamoté.

Que va-t-il résulter maintenant de ces menées sournoises? Déjà l'on m'a écrit de Tribschen que les costumes, d'après les maquettes envoyées au Maître, étaient affreux et qu'il faut les refaire. On avait imaginé de dresser des échafaudages d'or sur la tête des Dieux, sans prendre garde que dans cette œuvre, où l'or est pour ainsi dire révélé, il doit apparaître seulement après qu'Albernich l'a dérobé et forgé. Tiendra-t-on compte des observations de l'auteur?... En ce qui concerne la mise en scène, tout n'est-il pas à redouter, ceux-là seuls dont elle dépend étant malveillants et incapables?

Décidément, le souci de Richter s'explique, et il nous gagne.


XLVI

Le temps est venu: l'avant-derrière répétition de l'Or du Rhin va commencer.

Comme le théâtre vide et presque obscur est mystérieux et imposant! Il paraît immense, avec des aspects de cathédrale; la scène baigne tout entière dans une brume bleue, formée, sans doute, de quelque reflet du jour extérieur, car il est trois heures de l'après-midi.

A quelques-uns seulement on a accordé la faveur d'assister à cette répétition, sans décor et sans costumes.

Liszt est là. Sa haute silhouette noire vient de surgir aux fauteuils d'orchestre: je cours saluer le maître, l'ami, maintenant, et je lui demande s'il me permet de rester auprès de lui, pendant l'audition, pour être un peu guidée à travers le chef-d'œuvre dont je connais trop peu la partition. La permission m'est très galamment accordée.

Déjà les musiciens arrivent et gagnent leurs places: quelle solennelle attente! quelle émotion quasi-religieuse!

—Depuis combien d'années j'attendais cette minute! dit Liszt, et je craignais bien de ne l'atteindre jamais.... Si vous saviez à travers quelles misères, quels écroulements, cette œuvre a germé et fleuri! Je l'ai vu et j'en ai souffert. Comment Wagner a-t-il pu garder intacte la divine inspiration? Il m'apparaît comme un passager qui, dans une tempête, porterait une coupe pleine d'eau, sans devoir en verser une goutte. Et voyez, même au port, il ne trouve pas d'abri.... Au temps de l'exil il fut, pendant des années, le seul Allemand qui n'eût pas entendu Lohengrin; aujourd'hui, la sonorité de son immense orchestre, révélant sa nouvelle œuvre, va vibrer pour la première fois, et il ne l'entendra pas.... Ah! de quelle rançon, doit être payé le génie!...

Voici Richter, grave et pâle, qui monte au pupitre.

Nous sommes à peine une dizaine d'auditeurs dans la salle obscure. J'entrevois les mèches blondes, presque blanches, de Servais et je devine Édouard Schuré à côté de lui. J'aperçois aussi une ombre qui escalade les fauteuils d'orchestre: c'est Villiers, qui court s'asseoir plus loin, pour être bien seul, bien recueilli.

On ferme le rideau devant la scène: Richter frappe des coups pressés sur le pupitre, puis d'un geste fier et pieux, lève haut le bâton de commandement.

Et voici qu'une note grave et sourde monte de l'orchestre; elle frémit presque insensiblement, dans les profondeurs les plus basses de la gamme, imprécise, sans contour, elle vibre dans une fluidité trouble; puis elle semble se dilater, s'étendre, un glissement lent et doux se déroule et se perd, suivi aussitôt d'un autre glissement, tout semblable, qui prend le même chemin et s'enfuit: telle la vague après la vague.

Bientôt ces ondes musicales s'enflent et se succèdent: des gouttes de lumière diffuse tombent et s'étalent, croirait-on comme des gouttes de lait dans l'eau. Le rideau s'écarte pour laisser voir les abîmes mystérieux du Rhin, à travers des transparences bleuâtres.

Sur le théâtre, il n'y a rien, qu'une pénombre confuse; mais comme l'imagination, suggestionnée par la musique, évoque le tableau! Mieux, peut-être que ne le fera le décor....

Une ondulation paisible balance la lourdeur de l'eau et, tout à coup, dans le cristal fluide, une voix de cristal résonne, en même temps que la naïade coule des hauteurs et nage sous l'eau remuante. Les paroles qu'elle chante forment des allitérations glissantes;

Weïa! Waga! Vogue, vague, va vers ton berceau...

Et elle ondoie autour du récif, au sommet duquel brille, d'un éclat douteux, un filon d'or; puis une autre fille du Rhin plonge des hauteurs et poursuit joyeusement sa sœur qui fuit. Mais la voix d'une troisième ondine les gronde, toutes deux, en riant:

Weïa! Waga! sauvages sœurs!
Vous veillez mal sur le sommeil de l'or.
Gardez mieux le lit du dormeur!

A son tour, elle s'élance, et les gracieuses habitantes du Rhin nagent et folâtrent, portées par les ondulations harmonieuses de l'orchestre, autour du rocher fatidique où est enfermé l'or, inconnu et vierge encore.

Les filles du Rhin, ici, sont debout sur le plancher, en toilette de ville et coiffées de chapeaux de paille, mais on les distingue peu; sans troubler notre vision, elles prêtent leurs voix limpides et fraîches aux figures que le poète a créées.

Maintenant, des profondeurs obscures du fleuve, dans un rythme lourd et heurté, se hausse un étrange nain, aux cheveux blancs, à la longue barbe pâle réunie en une tresse; il grimpe le long des écueils visqueux. La musique s'efforce avec lui et il se plaint de l'assaut pénible, en allitérant ses mots:

Roche lisse, gluante, glissante, je glisse!...

Son regard avide suit les ondines dans leur jeu charmant, et, incapable de les atteindre, il leur crie:

Hé! hé! nixes gracieuses, race enviable!
De la nuit du Nibelheim, je monterais volontiers vers vous,
Si vous vous penchiez vers moi...

Les filles du Rhin, effrayées, se réunissent autour du rocher:

—Gardons l'or!

Le père nous a mises en méfiance de cet ennemi.

—Que veux-tu, toi qui viens d'en bas?...>

—Comme vous êtes claires et belles dans la lueur
Volontiers mon bras enlacerait l'une de vous,

—Nixes élancées.
Si doucement elle se coulait vers le fond...

—Maintenant rions de notre peur:
L'ennemi est amoureux ...

Et les ondines espiègles se précipitent du haut des écueils, poursuivent, agacent, tentent le nain ardent, qui, avec une fureur passionnée, bondit de roche en roche, cherchant à atteindre l'une ou l'autre. Mais les glissantes filles toujours se dérobent, lui échappent, et, tandis qu'il retombe, haletant et rageur, elles égrènent leur rire moqueur en notes cristallines....

Mais je ne vais pas me laisser aller, aujourd'hui, au plaisir de revivre mes souvenirs, en racontant l'Or du Rhin. Alors que je l'entendais, à Munich, dans le solennel silence du théâtre obscur, aussi bien que le métal vierge encore, qu'un rayon de soleil faisait luire sous l'eau, au sommet du roc, l'œuvre était pour la première fois révélée au monde, tandis qu'à présent, autant que l'or monnayé lui-même, elle est connue de tous.

Cette première partie de la Tétralogie, qui est un prologue, n'est pas divisée en actes, ses quatre tableaux furent exécutés sans interruption. Des changements à vue, commentés par l'orchestre, conduisaient d'un décor à l'autre.

L'exécution durait plus de deux heures, et cependant, même à cette première audition où toutes les facultés d'attention étaient tendues au possible, on n'éprouvait pas de fatigue, tant l'architecture du drame était simple de lignes, clairement exposée, tant la musique évoquait avec certitude les diverses phases, pour ainsi dire élémentaires, de l'œuvre et les personnifiaient en des thèmes et des rythmes d'une extraordinaire beauté.

Un seul passage me parut difficile à comprendre, celui, où, devant le trésor forgé par le Nibelung et qu'il vient de ravir, Wotan est, dit le texte, «frappé par une haute pensée». A ce moment, se fait entendre, pour la première et unique fois, le Leit-motif du glaive,—ce glaive nommé Nothung, qui jouera un rôle si important dans les œuvres suivantes, mais qu'aucun geste ni aucune phrase ne désigne, quand paraît le thème qui le symbolise.—Liszt, interrogé par moi, convint qu'il y avait là une obscurité, et que Wagner s'en serait aperçu, s'il avait assisté aux répétitions. Plus tard, je questionnai le Maître lui-même à ce propos, et il me répondit que l'observation était très juste et qu'il en tiendrait compte. Depuis, un glaive est ajouté au trésor du Nibelung: Wotan le découvre et le brandit au moment où le thème paraît....

Nous étions tous ivres d'enthousiasme, quand les Dieux, marchant sur l'arc-en-ciel, par-dessus les vallées, furent entrés au Walhalla et que le rideau se referma. Richter, enfiévré d'émotion, fut entouré, acclamé. Liszt l'embrassa et le complimenta chaudement. On félicita les chanteurs, les musiciens de l'orchestre, qui avaient si admirablement rempli leur glorieuse tâche.

Après avoir fait cortège à Liszt jusqu'à sa voiture, nous allâmes tous, dans une exaltation qui ne se calmait pas, envahir le café Maximilien. Au lieu de commander le souper, nous demandâmes papier et plumes, et chacun de nous écrivit à Richard Wagner, pour lui exprimer toute l'admiration dont nous enivrait son nouveau chef-d'œuvre, et le remercier de nous avoir accordé l'insigne faveur de l'entendre, avant tout autre public, et même, hélas! avant Lui....


XLVII

C'est aujourd'hui le 25 août, jour anniversaire de la naissance du roi Louis II: Munich est pavoisée et quelques régiments, à l'uniforme bleu de ciel, défilent en grande tenue. Nous avons entendu une de leurs musiques jouer devant la Résidence, Huldigung-Marsch, la «Marche de l'Hommage». celle-là même que j'avais si laborieusement déchiffrée, à quatre mains, avec Wagner. Mais le roi n'est pas à Munich: il viendra seulement pour assister à la répétition générale de l'Or du Rhin, qui est fixée au vendredi 27 août: dans deux jours.

Louis II, qui est adoré de son peuple, ne recherche pas les ovations; il s'y dérobe au contraire, autant qu'il le peut, et c'est là un chagrin pour la population bavaroise, qui voudrait le voir toujours et l'aperçoit si rarement! Il semble bien que toutes les jeunes filles du royaume, et même peut-être toutes les femmes, sont amoureuses de leur jeune et charmant souverain: mais il est d'une sauvagerie hautaine et, dans les sites merveilleux qu'il a choisis pour ses châteaux, il vit presque solitaire, entre les splendeurs de l'art et les beautés de la nature. Cela ne l'empêche pas de remplir ses devoirs de roi: il a très correctement inauguré l'Exposition internationale de peinture, puis est reparti, le même jour. Bien peu auront la chance de le voir, quand il va revenir, pour entendre l'œuvre de son grand ami.

Moi aussi, je suis née un 25 août, le jour de saint Louis roi, et c'est ma fête aujourd'hui. Je l'ai dit à Cosima, par gloriole d'avoir quelque chose de commun avec l'archange royal: voici qu'elle s'en souvient et m'envoie une charmante ombrelle, d'un modèle tout nouveau; on l'appelle «ombrelle bain de mer». La nouveauté, c'est qu'on peut s'en servir comme d'une canne. Aussi, en me promenant dans la Maximiliansstrasse, j'aime mieux m'appuyer sur mon ombrelle que de l'ouvrir pour m'abriter du soleil.

Beaucoup de pèlerins sont signalés à Munich, venus, de divers côtés, pour entendre l'Or du Rhin: parmi eux, on nous cite madame Pauline Viardot, Saint-Saëns, Tourguenef, le baron Von Lœn, intendant du théâtre de Weimar, et plusieurs autres, que j'oublie....

Nous sommes tous très nerveux, très agités. Plus que deux jours: sera-t-on prêt? Hans Richter ne cache pas son inquiétude, tout lui semble louche dans la conduite de l'intendant.

—Perfall ne veut rien laisser voir de sa mise en scène, dit-il, mais il a la figure d'un traître.

—Perfall!... Perfide!...

On dirait pourtant qu'il s'accomplit un travail de cyclope, derrière les murs du théâtre, fermé depuis longtemps. On parle de machines à vapeur, hissées sur la scène à grand renfort de crics et de poulies!... Pourquoi faire? c'est très effrayant.... Qu'est-ce qui va sortir de ce mystère?

Enfin, Richter est sûr de son orchestre; c'est lui qui, comme saint Christophe l'enfant Jésus, portera tout le poids de l'œuvre sur ses robustes épaules.


XLVIII

Il fait encore jour quand, le vendredi 27 août, nous entrons au théâtre.

Une foule de curieux est massée devant le péristyle et sur la place de la Résidence. On sait, pourtant, que les appartements du palais communiquent directement avec la loge royale et que l'on ne verra pas Louis II passer, quand il entrera au théâtre. C'est donc l'irrésistible attrait du mur, derrière lequel il se passe quelque chose, qui retient là ces badauds.

La salle est brillamment éclairée, vide cependant; les quelques centaines de personnes que le roi a bien voulu inviter s'y éparpillent et sont presque invisibles. Les baignoires et plusieurs rangs de fauteuils d'orchestre sont seuls occupés: la «galerie noble» et les loges, au milieu desquelles la loge royale, en face de la scène prend une si grande place, sont interdites.

Je regarde la décoration somptueuse de cette loge, de ce cadre auquel le tableau manque encore et qui va entourer, tout à l'heure, l'apparition, si désirée, du jeune souverain. C'est la première fois que nous le verrons, celui qui nous inspire une si profonde sympathie, celui que nimbe cette gloire d'avoir pu corriger une erreur du destin et atténuer la honte que gardera l'humanité pour avoir méconnu le Génie.

Les draperies de velours bleu, aux plis abondants relevés par des câbles d'or, la couronne fermée et le blason «lozangé d'azur et d'argent» et soutenu par des «lions rampants»,—ce qui signifie: debout, en style héraldique,—accrochent seuls la lumière, et toute la loge royale forme comme une grotte d'ombre.

Tout à coup le roi est là, jaillissant de l'obscurité comme un astre sort du brouillard. Son juvénile visage cause une surprise délicieuse: nous ne le prévoyions pas ainsi. Féminin et volontaire, candide et dominateur; sous les cheveux, très noirs, qui gardent, dressés sur le front, comme une ondulation de flamme, le teint est d'une pâleur chaude, presque bistrée, et un singulier accent d'énergie contraste avec la douceur des traits si délicatement modelés. Mais on est tout de suite fasciné par le resplendissement extraordinaire de ces yeux, glauques comme la mer, rayonnant de longs cils noirs, de ces yeux profonds, extasiés.... «Rien ne peut donner l'idée de la magie de ce regard!» disait le Maître.

Le roi s'avance jusqu'au bord de la loge. Sa haute stature domine un instant la salle; puis il s'asseoit. Aussitôt on fait l'obscurité, la vision s'évanouit.

Mais Hans Richter ne donne aucun signal à l'orchestre. La rampe s'allume et, sans que le rideau s'écarte, un homme se glisse devant, par un angle de la scène.

L'intendant Perfall!... qu'est-ce qu'il veut?...

La main sur le cœur, après maintes courbettes, il parle: il «réclame l'indulgence auprès, du public d'élite, devant lequel il a l'honneur.... Malgré toute la bonne volonté, de longs efforts consciencieux ... d'insurmontables difficultés de mise en scène ... des effets irréalisables.... Il a fallu se résigner à ne pas atteindre la perfection, à se contenter d'à peu près.... Regrets, chagrin ... mais à l'impossible nul n'est tenu....»

La présence du roi refoule toute manifestation; pourtant on ne peut étouffer un murmure indigné, qui poursuit Perfall, quand, après de nouvelles courbettes, il replonge derrière la toile.

Richter frappe rageusement sur son pupitre, comme s'il tapait sur le dos du traître.

La notre grave se met à vibrer sourdement, le prélude commence; mais nous ne l'écoutons plus dans le religieux recueillement de l'autre jour, nous avons l'anxiété de voir le rideau s'ouvrir ... et il s'ouvre.

On est déçu, au premier coup d'œil. Rien de la pénombre glauque, des profondeurs humides et troubles que l'on s'attendait à voir: des rochers très secs, en carton découpé, posant, sans mystère, sur le plancher de la scène. Un affreux quinquet, accroché au plus haut découpage, veut figurer «l'or du Rhin»: il ne rappelle que la lanterne que l'on pose, la nuit, au sommet des démolitions.... La voix cristalline déroule sa claire mélodie, et voici que, les bras ballants, les cheveux pendant devant le visage, un mannequin, qui veut être une ondine, est précipité d'en haut, la tête en bas, et, à mi-chemin, reste suspendu, balancé au bout d'une ficelle. Au moment où résonnent les autres voix, de nouvelles personnes, de même tournure, tombent des hauteurs et oscillent dans des attitudes lamentables de noyées. Bientôt les mannequins sont tirés en arrière, et les vraies chanteuses, debout sur des portants, à demi cachées par des découpures de rochers, paraissent et agitent leurs bras, pour simuler la nage; puis elles s'en vont, les filles du Rhin artificiel, reviennent et gigotent désespérément autour du quinquet fumeux.

Quelle dérision!... On n'oserait pas montrer cela au guignol des Champs-Elysées.

Après le changement à vue, d'une maladresse invraisemblable, un tout petit Walhalla, pareil à un château de cartes, apparaît sur une montagne, Wotan a l'air d'un chemineau qui dort à la belle étoile. Dès qu'il chante, pourtant, la magnifique voix de Betz fait tout endurer; on ne regarde plus le ridicule paysage, et comme, dans ce tableau, il n'y a pas de trucs difficiles, on peut écouter la suite des scènes, jusqu'à la descente au Nibelheim.

Là, par exemple, l'intendance prend sa revanche.

Un pschuit formidable et continu couvre, tout à coup, les voix et l'orchestre. Qu'est-ce que c'est?... on s'effraie d'abord. Mais d'épais nuages de vapeurs blanches envahissent la scène; tout s'explique: les fameuses machines!... Un feu de Bengale rouge, allumé trop tard, colore ces buées, qui sont censées s'échapper du royaume souterrain des Nibelungen forgerons.

Quand, plus tard, Alberich doit se coiffer du casque magique pour prendre la forme d'un dragon, il s'en va tout simplement dans la coulisse et le dragon entre par le même chemin, puis le dragon s'en retourne et le personnage revient.

La machine à vapeur n'est plus employée au dernier tableau: au moment où Donner assemble les nuages et déchaîne l'orage, le pschuit aurait pu aider cependant aux sifflements de la bourrasque. Cette fois, ce sont des blocs de granit qui descendent des frises et vont à droite et à gauche, sans savoir où s'arrêter; on les remonte péniblement aux frises après l'orage et ils laissent voir, ajouté au décor de tout à l'heure, un large pont, en toile blanche, qui traverse la vallée et s'en va de l'autre côté, écraser le tout petit Walhalla.

Les Dieux se dirigent vers cette blancheur. C'est donc l'arc-en-ciel sur lequel ils doivent passer?... Mais oui!... Une lumière prismatique, projetée par une lanterne, court éperdument sur la toile de fond, sur le nez de Wotan, partout où elle ne doit pas être, et n'atteint jamais le pont, massif et blanc, auquel elle est destinée.

Enfin le rideau se referme, l'orchestre se tait. Richter, rouge de colère, jette son bâton sur le pupitre; lui, si doux d'ordinaire, a une expression farouche sur le visage.

—Je ne dirigerai pas ce Rheingold-là! s'écrie-t-il; à nous deux, monsieur l'intendant!

Et il nous dit:

—Attendez-moi au café Maximilien; nous nous concerterons pour prévenir le Maître.


XLIX

La première représentation de l'Or du Rhin était affichée pour le surlendemain, dimanche 29 août. Dans de pareilles conditions, il fallait empêcher qu'elle eût lieu. Si la mise en scène avait été seulement médiocre, on aurait pu, à la rigueur, se résigner et compter sur la splendeur de l'œuvre pour faire oublier les insuffisances de sa réalisation plastique; mais ici il y avait trop de choses grotesques, qui faisaient rire, la malveillance et la mauvaise foi étaient trop évidentes: il fallait protester violemment et empêcher le sacrilège de s'accomplir.

Quand nous sommes tous réunis dans notre quartier général, au café Maximilien, le conciliabule n'est pas long. Richter a eu avec Perfall une entrevue orageuse.

—Remettez la représentation, disait Richter.

—La représentation aura lieu dimanche, répondait Perfall:

—Nous verrons!

—Nous verrons!...

—En effet, il verra, nous dit Richter; ma résolution est prise, mais je n'ai pas voulu la signifier avant d'avoir l'avis de Wagner. Vite, à l'œuvre!

Il écrit une dépêche en allemand, nous rédigeons la suivante en français:

Maître, l'orchestre, sous la direction de Hans Richter, a été admirable. Les chanteurs méritent les plus grands éloges. Les décorations et les machines sont absurdes, ridicules, impossibles.

Et, pendant que l'on court au bureau du télégraphe, j'écris une longue lettre à Wagner pour lui faire un récit détaillé du spectacle auquel nous venons d'assister et dont nous sommes encore tout frémissants d'indignation.

Betz, lui aussi, écrit au Maître, qui aura les dépêches ce soir et les lettres demain matin.

Nous attendons les réponses, avec quelle impatience!

La première dépêche qui arrive le lendemain est pour Richter:

Est-ce qu'on me fera vraiment l'affront de donner mon œuvre demain?

Au théâtre, l'Or du Rhin est toujours affiché. Richter montre la dépêche de Wagner à Perfall, qui, sans en tenir compte, persiste à jouer l'œuvre à la date fixée.

Je reçois une lettre de Tribschen, dans laquelle Wagner me fait dire «qu'il me remercie du tableau si vivant que je lui ai donné de cette débâcle; qu'il a télégraphié au roi pour lui demander de suspendre les représentations; qu'il a télégraphié à Betz pour le prier de refuser de chanter dans ces conditions.»

Le dimanche matin, Richter va, une dernière fois, voir l'intendant et lui dit:

—La représentation de l'Or du Rhin n'aura pas lieu ce soir, car je ne dirigerai pas l'œuvre contre la volonté de son auteur.

—Vous ne la dirigerez ni ce soir, ni jamais, s'écrie Perfall, car vous n'êtes plus maître de chapelle au Théâtre Royal.

Et blême de rage, il signe la destitution de Hans Richter.

Mais on ne jouera pas l'Or du Rhin ce soir. Mieux vaut un homme à la mer que le navire perdu.

Une bande est collée sur l'affiche, remettant la représentation au jeudi suivant. L'intendance cherche un chef d'orchestre; c'est une course folle à travers Munich, où beaucoup de Capellmeister sont venus pour entendre l'Or du Rhin. Toux ceux qu'on sollicite se dérobent, quittent la ville précipitamment: aucun d'eux ne se soucie d'encourir le désaveu du compositeur, en conduisant son œuvre malgré lui.

Le lundi, une nouvelle lettre me fait savoir que Wagner a écrit longuement au roi pour lui expliquer dans tous ses détails l'affaire de l'Or du Rhin et le prier de remettre la représentation annoncée pour jeudi à dimanche prochain: si le roi le veut, Wagner viendra lui-même à Munich réinstaller Richter au pupitre et réorganiser, autant que possible, la mise en scène.

—Le Maître avait posé les mêmes conditions hier à l'intendance du théâtre, et il a reçu un télégramme, sorti de la bosse du conseiller, lui disant que les conditions étaient accordées et qu'on le priait seulement de permettre que la représentation eût lieu jeudi. Wagner a télégraphié:

J'attends une réponse du roi, à une lettre partie aujourd'hui.

Mais, le soir même de ce lundi 30 août, Richter reçoit une dépêche de Wagner, qui lui annonce son arrivée pour le lendemain. Il n'a pas eu la patience d'attendre la réponse du roi. Il vient dans le plus strict incognito, on ne saura pas où il habitera, et, si nous voulons seulement l'apercevoir, il faut garder le plus profond secret.


L

Alte Pferdestrasse, c'est là que Wagner, qui vient d'arriver à Munich, est descendu. Venez le voir, quand il fera nuit.

C'est chez Franz Servais, où nous sommes tous réunis pour attendre les nouvelles, que l'on me remet «en mains propres», avec mystère, ce billet. Il n'est pas signé, c'est Richter qui l'a écrit.

Richard Wagner est ici!... Nous l'attendions, et pourtant nous sommes surpris et troublés qu'il soit venu, appelé par nous, en somme. Pourvu que cet incident n'ait rien de fâcheux!... Sans doute, au contraire, tout va céder devant le Maître, sa présence va faire des miracles.

Alte Pferdestrasse, «rue Vieille-des-Chevaux», dit Servais; c'est chez Scheffer que Wagner est descendu: quel honneur!

—Qu'est-ce enfin, demande Villiers, ce Scheffer, toujours enfoui dans sa barbe et silencieux? On ne peut rien deviner de lui!

—Il est correspondant de petits journaux allemands, à ce qu'il dit, mais, je crois, aussi fonctionnaire; certainement il est bon wagnérien, et cela doit nous suffire.

—Son chien l'est aussi, répondit Villiers, car il ne vient que si on lui siffle la sérénade de Beckmesser.

—Où est-ce, cette rue Vieille-des-Chevaux? demandai-je.

—Dans un quartier très tranquille. Mais elle n'est pas facile à trouver, dit Servais; nous vous y conduirons et nous vous attendrons, puisque vous seule êtes invitée à voir le Maître....

Il fait encore un peu jour, quand nous nous en allons de chez Servais, en flânant, d'un pas de promenade, pour ne pas avoir l'air de conspirateurs. Nous nous demandons si vraiment Wagner court quelque danger, en venant à Munich. Il n'en est exilé, en réalité, que moralement, par sa seule résolution de ne pas y venir: qu'a-t-il à craindre? Le public acclame ses œuvres; le prix des places est doublé au théâtre quand on les joue, et la salle est toujours pleine. Ses ennemis sont-ils encore si acharnés contre lui? Et que feraient-ils?...

Nous nous arrêtons devant le théâtre pour lire les affiches et voir un peu ce que Perfall complote. La première de l'Or du Rhin est annoncée pour après-demain jeudi. L'intendance s'entête. Il faudra bien qu'elle cède sur un point pourtant: qui conduira l'orchestre, si ce n'est Richter?

Nous nous engageons dans un dédale de petites rues désertes: des maisons basses, de l'herbe entre les pavés, quelques jardinets.

Alte Pferdestrasse: nous y sommes! Mes compagnons s'arrêtent à l'angle de la rue et Franz Servais me désigne la maison du très envié Scheffer. La porte est fermée et je sais qu'il n'y a pas de concierge, en général, dans les maisons de Munich. Je vois luire le cuivre de trois sonnettes, mais il fait tout à fait nuit et je n'arrive pas à lire le nom du locataire et le numéro de l'étage, inscrits sous chacune des sonnettes. Au hasard, je tire celle du milieu: c'est Scheffer qui vient m'ouvrir, le hasard m'a servie. Nous montons un petit escalier, peu éclairé; c'est au premier.

Dès le seuil j'aperçois Wagner, au fond de la seconde pièce, assis sur un vieux canapé.

Alors je revois brusquement Tribschen, le cadre superbe qui convenait si bien au Maître. Je pense qu'à cette heure, entre les hautes montagnes, l'ombre enveloppe la chère maison, qui n'a plus son âme, et que celle qui, par l'esprit, suit l'absent a le cœur serré d'inquiétude.

Comme c'est singulier de retrouver Wagner dans cet intérieur étroit et mesquin!... Pourtant, dès qu'il est là, on ne voit plus que lui: il rayonne sur tout ce qui l'entoure.

—Eh bien, chère amie me dit-il nous voilà en pleines «misérabilités»! Je ne regrette pas que vous soyez témoin de cet événement qui m'amène ici, car il y a des choses qui demeurent incroyables, si on ne les a pas vues.

—Mais le roi, que dit le roi?...

—Ah! j'ai idée qu'il feint d'ignorer la débâcle et ne veut pas prendre parti. On lui a certainement persuadé que la mise en scène est en effet irréalisable et qu'il est impossible de faire mieux; le plaisir que lui a causé l'audition de la musique, il veut le renouveler et dit à ses subordonnés: «Arrangez-vous, mais donnez-moi la première représentation de l'Or du Rhin le plus tôt possible.» Comment pourrait-il croire, lui qui a commandé de ne pas ménager le temps, lui qui a mis à la disposition de l'intendant la somme énorme de soixante mille florins, pour obtenir un résultat parfait, comment pourrait-il croire à la mauvaise volonté et à la malveillance de ceux qu'il emploie?

—Mais maintenant que vous êtes là, Maître, tout va changer.

—Non, hélas! La première représentation est toujours fixée à jeudi; le roi la désire et je ne veux pas le contrecarrer. Vous savez que toutes mes œuvres nouvelles lui appartiennent, en échange de l'indemnité annuelle qu'il m'accorde. Aussitôt une partition terminée, je la lui remets et il a le droit d'en disposer à sa guise. Cette fois je suis en protestation intime, mais muette, contre les représentations fragmentaires de la Tétralogie. Mais comment pourrais-je en vouloir au roi de sa juvénile impatience?... à lui qui a tout tenté pour réaliser le projet de théâtre qui aurait permis l'exécution de mon œuvre dans son ensemble?... Il ne se résigne pas à attendre, comme je l'aurais souhaité, des temps meilleurs, et il veut voir, au moins, représenter des parties de mon œuvre. Je ne peux que me soumettre. Et cela crée une situation singulièrement délicate: il est chagrin que je ne cède pas, comme il le fait, à la destinée et que je refuse de diriger les études de l'Or du Rhin, et je suis peiné de ce qu'il use de son droit en le faisant représenter; mais autant ma protestation est muette, autant son blâme est silencieux. Rien de plus ne peut troubler une amitié telle que la nôtre: c'est seulement une rafale, qui ternit un instant la surface d'un beau lac.

—Alors, Maître, que pourrez-vous faire d'ici à après-demain jeudi?

—Je veux d'abord, et surtout, réinstaller Richter au pupitre et j'ai demandé qu'il y ait une répétition demain, pour moi seul, où je tâcherai d'améliorer le plus possible, de corriger les plus grosses fautes, si faire se peut.... Je devais cet effort à mon honneur d'artiste, au dévouement de notre incomparable Richter et de mes interprètes; je le devais à mes amis: c'est cela qui a pu me faire manquer à la parole que je m'étais donnée à moi-même de ne pas venir et de ne me mêler aucunement de cette affaire.

Richter, en présence de Wagner, gardait l'expression extatique d'un prêtre devant une sainte apparition: debout à quelques pas, il écoutait le Maître avec recueillement; ses yeux fixes luisaient derrière le miroitement de ses lunettes, au milieu de l'éparpillement d'or de sa barbe et de ses cheveux; il semblait avoir perdu la faculté de parler. Quant à Scheffer, assis dans un coin, il tiraillait doucement les oreilles de son chien blotti entre ses jambes et contemplait d'un air béat l'hôte glorieux....

Wagner supporte, à ce qu'il semble, ces nouvelles épreuves avec une admirable sérénité: il a comme une cuirasse de bonheur que les coups du sort heurtent désormais sans la traverser, et ce groupe de disciples à la foi ardente paraît former un rempart autour de son cœur.

Très gaiement, il me donne des nouvelles de Tribschen et du trouble que les aventures de Munich y ont apporté. Le lendemain de la répétition générale, il leur était venu, par hasard, beaucoup de visiteurs: une de ses sœurs avec son mari et sa fille, un éminent sanscritiste, professeur à l'Université de Leipzig, un philologue de Bâle.—c'était Nietzsche:—on était donc nombreux au dîner de deux heures. Ce dîner fut interrompu dix fois par l'arrivée des dépêches: le maître se levait pour aller écrire la réponse; à peine était-il revenu et réinstallé devant son assiette, qu'une autre missive lui était remise et le forçait à s'absenter de nouveau. Tous ces braves gens demeuraient ébahis et ne purent croire que, d'ordinaire, dans cette chère retraite de Tribschen, on ne voyait personne et l'on n'entendait rien du monde extérieur.

Aux questions que Wagner pose à Richter, sur certains passages de la partition de l'Or du Rhin, sur l'effet qu'ils rendent et la sonorité de combinaisons nouvelles, je comprends que l'effort qui a dû coûter le plus à l'auteur, dans le renoncement qu'il s'est imposé, c'est de se priver d'entendre son orchestre: sans se l'avouer peut-être, il pense trouver un apaisement à son désir cuisant, dans cette répétition qu'il demande pour le lendemain. De vrai, il n'y aura guère moyen dans un temps aussi court, d'améliorer sérieusement la déplorable mise en scène. Il est évident que le Maître a deux choses à cœur entre toutes: entendre son œuvre, une fois, comme à la dérobée, et empêcher Richter, qui est sans fortune, de perdre sa haute situation de maître de chapelle au Théâtre Royal.

Voyons ce que demain amènera!... Wagner doit essayer, sinon de dormir, du moins de se reposer: Richter et moi, nous prenons congé de lui et le laissons sous la garde du glorieux Reinhard Scheffer.


LI

Un coupé attelé de deux chevaux est arrêté devant le logis de l'Alte Pferdestrasse, quand je viens aux nouvelles, le lendemain.

C'est quelqu'un de la cour, sans doute, qui est en conférence avec le Maître: je me garde bien d'entrer et je fais les cent pas, à quelque distance en attendant la fin de l'entretien.

Il dure longtemps. Je vois enfin sortir le conseiller aulique, Düfflipp, suivi de l'intendant Perfall. La face bistrée et doucereuse du secrétaire du roi est toute luisante de sueur. Il est vêtu d'un «complet», en drap marron. Sa carrure large et engoncée s'engouffre dans la voiture, dont Perfall, très rouge, se ployant en d'obséquieux saluts, referme la portière.

Les chevaux se cabrent, piétinent sur les pavés sonores, puis filent à grande allure, tandis que l'intendant s'éloigne, en faisant sonner ses talons.

Ils me semblent avoir tous les deux des mines de bandits: je grimpe l'escalier de Scheffer, poussée par le désir et l'angoisse de savoir.

Je trouve Wagner dans une disposition d'esprit singulière: ironiquement joyeux, amer, gouailleur, mais calme, sans aucune trace de colère.

—Vous rappelez-vous cette phrase du Roi Lear, me demande-t-il: «Ce n'est pas encore le pire, quand on se dit: C'est le pire...?» Aujourd'hui surpasse hier. Tartufflipp sort d'ici et la mesure est comblée. Non seulement on me refuse l'unique répétition que je sollicitais et l'on repousse à jamais, Richter, qui a manqué à l'obéissance et au respect qu'il doit à un intendant tel que Perfall, mais on me chasse, encore une fois, de Munich. Je suis, paraît-il, un danger public et ma vie est en danger. C'est terrible!... Le pauvre conseiller en était tout éperdu, sa bosse frémissait d'inquiétude.... Vraiment, s'il tremble ainsi pour moi, sa santé s'altérera et, afin d'éviter un tel malheur, je vais partir au plus vite.

—Comment! sans avoir même vu une répétition de votre œuvre?

—Mais le théâtre serait capable de s'écrouler sur moi, si j'en passais le seuil! Vous ne comprenez donc pas! Tartufflipp, lui, comprenait bien: avec quelle sollicitude, avec quelle tendresse, il m'incitait à une prompte fuite!... A tout ce que je pouvais lui dire, il n'avait qu'une réponse: «Ce n'est pas cela qui importe; ne restez pas.... Quel chagrin s'il vous arrivait quelque chose!...»

—Est-ce qu'il parlait au nom de son maître?

—Pas du tout! Le roi ignore, sans doute, ma présence. J'ai essayé de le voir, ce matin, à son château de Berg: on m'a dit qu'il était en excursion. Pour m'empêcher de l'approcher, il y a autour de lui toute une garde. Mais j'entrevois dans cette affaire une cause de récriminations qui peuvent faire tort à la personne royale, et c'est pour tâcher de lui épargner tout ennui que je m'en vais, sans protester. Vous pensez bien que cette somme énorme, que le roi a mise à la disposition du théâtre, a suscité des colères parmi les ministres. Que cette somme ait été gâchée, gaspillée sans profit, par l'incapacité et la fourberie de ceux à qui elle était confiée, cela ne va pas diminuer les griefs contre le roi: donc taisons-nous. N'empêchons pas les gens d'imaginer que la mise en scène de l'Or du Rhin est superbe; qu'on mette mon œuvre en chair à pâté, j'y consens, pourvu qu'on n'incrimine pas le roi et qu'on me laisse tranquille.

Richter vient d'arriver:

—Maître, dit-il, j'ai fait mes adieux aux musiciens de l'orchestre, qui m'ont répondu par une ovation très touchante. Ils me prient de mettre à vos pieds leurs hommages enthousiastes.

—Mon pauvre ami, dit Wagner, c'est vous la vraie victime de cette déplorable aventure.

Mais Richter réplique, les yeux rayonnants de joie:

—Je suis heureux!

Wagner lui tend les bras et l'embrasse avec effusion.

—Ah! voici Wotan! dis-je, en voyant entrer le chanteur Betz.

—On vient de coller de nouvelles affiches! s'écrie-t-il. «L'orchestre sera dirigé par M. Wülner, le rôle de Wotan sera chanté par M. Betz!» Ha! ha! ils croient cela!... Eh bien, l'Or du Rhin ne sera représenté ni demain jeudi, ni même dimanche, car je viens vous faire mes adieux, Maître: au lieu de signer mon nouvel engagement avec le Théâtre Royal de Bavière, sans même prévenir ce misérable Perfall, je pars ce soir pour Berlin.


LII

La voiture qui conduira Wagner à la gare, ce jeudi 2 septembre, doit venir me prendre, avant d'aller rue Vieille-des-Chevaux, et cela dès l'aube, car le train part à 5 heures 15 du matin.

Cette fois, tous les disciples sont admis à voir le Maître,—s'ils s'éveillent avant que le coq chante:—il est convenu qu'on le saluera à la gare, où, pour ne pas marcher en cortège, chacun se rendra de son côté.

Le soleil se lève à peine, et il fait déjà frais, malgré la saison, sur ce haut plateau où Munich est située, quand l'antique calèche de place, conduite par un jeune cocher vêtu de bleu et en chapeau tyrolien, m'emmène à travers la ville déserte.

En entendant sonner les grelots et les ferrailles de l'équipage, Richter descend, avec la valise; puis Wagner paraît, suivi de Scheffer.

Le Maître a une mine parfaite et la sérénité de son humeur semble s'être encore accrue depuis hier.

En route, je le complimente sur la force d'âme qui le soutient en cette épreuve, sur cette magnanime résignation ou, peut-être, ce mépris olympien.

—Ni l'un ni l'autre! dit-il. J'ai trouvé ma force dans le sentiment que rien d'essentiel, en ce qui me touche le plus, n'était offensé par ce conflit. Mon œuvre, d'après l'impression qu'elle a produite sur vous tous qui me comprenez si intimement, est bien telle que je la voulais, et elle s'envole, intacte, hors des oripeaux mal taillés dont on l'affuble. Il y a encore autre chose: c'est que la malignité humaine ne peut plus m'atteindre profondément à travers les grands dévouements et les chaudes affections qui m'entourent. Cette certitude m'a réconforté. Vous voyez ce qu'ici, au départ, je laisse d'amis. Vous savez aussi avec quelle tendresse anxieuse on m'attend à l'arrivée!... Vraiment, quand je pense au désespoir dans lequel j'étais plongé, en des circonstances pareilles, alors que j'étais seul à porter ma peine, je me sens même dans des dispositions joyeuses. Tenez, regardez l'excellent Richter, ajouta-t-il en riant, il pense comme moi: à vingt-huit ans il perd une situation que l'on a bien du mal à obtenir dans l'âge mûr, et, au lieu de la mine contrite qu'il devrait avoir, il nous montre l'expression sincère de la plus complète jubilation.

En effet, assis en face du Maître, Richter, tout d'or, le contemple avec un air de béatitude parfaite.

—C'est que Richter, lui aussi, dis-je, s'envole au-dessus des «misérabilités»; il emporte même une palme glorieuse et, comme les martyrs dans le cirque, il chante des actions de grâces, tandis que les lions le mangent!

—Parbleu, s'écrie Richter, je vais, comme eux, droit au ciel!...

C'est vrai, car Wagner a «enjoint» à Richter de venir s'installer à Tribschen et d'y attendre les événements.

En passant sur la place Maximilien, le Maître remarque une statue qu'il ne connaissait pas.

—Qui est-ce? demande-t-il.

—C'est Gœthe, par Widnmann, répond Scheffer.

Alors Wagner soulève son feutre en disant:

—Il est très ressemblant!...

Puis il ajoute:

—Au fait! je dis cela pour plaisanter, mais j'aurais très bien pu connaître Gœthe: je devais avoir dans les quinze ans quand il est mort. Je voulais vous faire croire que je suis plus jeune que Richter!...

—Vous l'êtes, Maître: les Immortels n'ont pas d'âge.

Devant la gare, tous nos amis sont réunis. Il y a là Villiers, Schuré, Servais, quelques autres. Wagner serre les mains cordialement et Richter lui présente Franz Servais, qu'il ne connaît pas encore, mais dont Liszt lui a souvent parlé.

Le train est formé, le compartiment choisi, on y arrange les bagages.

Le Maître, d'humeur gamine, s'assied par terre sur le tapis du wagon, dans l'ouverture de la portière, le marche-pied lui servant de tabouret. Nous nous rangeons en un cercle, qui forme un rempart devant lui.

Je le reverrai toujours, sous son grand feutre gris, les yeux d'un bleu lumineux, la bouche rieuse, si finement dessinée au-dessus de l'avancée du menton volontaire, avec ce cache-nez de satin jaune qu'il a croisé sur sa gorge à cause de la fraîcheur matinale.

Il nous rappelle notre promesse de venir encore le saluer à Tribschen, en retournant à Paris; il invite aussi Servais, qui viendra avec nous.

—Puisque l'on me chasse de Munich, dit Wagner, ceux qui m'aiment n'ont plus rien à y faire.

—Nous resterons seulement quelques jours, dis-je, pour surveiller l'ennemi et voir si, furieux de sa défaite, il ne prépare pas quelque vengeance.

—Bah! le vainqueur se sauve et sera à l'abri de ses coups. Mais qu'on sache bien que je triomphe malgré moi, grâce à la généreuse défection de Betz, que je ne voulais en aucun cas m'opposer à la volonté du roi, ni empêcher la représentation. Quant à vous, Richter, n'oubliez pas que je ne vous donne que le temps d'aller embrasser votre mère et de boucler vos malles ... et accourez à Tribschen, où votre chambre est prête.

Sans répondre, Richter saisit la main du Maître et la baise.

Le sifflet brutal du train nous interrompt: il faut se séparer. Wagner se lève et saute dans le wagon; on ferme la portière. Penché encore à la fenêtre, il agite son feutre gris; le vent éparpille les mèches de ses cheveux autour de son front superbe et, tandis que le train s'éloigne, nous faisons durer longtemps: «l'adieu suprême des mouchoirs».


LIII

La mère de Richter habitait, dans les environs de Munich, je ne sais plus quelle bourgade. Il nous proposa de l'accompagner quand, avant son départ pour Lucerne, il alla passer deux jours auprès d'elle: il nous ferait voir du pays et nous pourrions être rentrés à Munich le même jour, avant le souper.

Villiers et Servais furent de la partie. Nous vîmes d'agréables coteaux, des villages pittoresques, des villégiatures bourgeoises.

Madame Richter était professeur de chant, et c'était l'heure du cours quand nous entrâmes dans la petite maison qu'elle habitait. Des gammes et des roulades, d'une strideur très spéciale, frappèrent nos oreilles, tandis que nous attendions, au rez-de-chaussée, que la leçon fût finie.

Les élèves passent devant nous, pour s'en aller, et Richter nous fait alors monter au premier où se trouve le salon, d'une élégance bourgeoise et bien allemande.

Madame Richter est une femme encore jeune, avenante et gracieuse. Elle nous parle avec tristesse des événements qui ont amené la destitution de son fils et elle semble croire qu'il ne retrouvera jamais ce qu'il a perdu.

On apporte de la bière et des bretzels. La causerie se prolonge, un peu languissante d'abord, mais elle prend tout à coup de l'intérêt quand Richter nous a révélé que sa mère a inventé une façon de chanter qui quintuple la puissance de la voix.

En effet, les élèves que nous entendions tout à l'heure nous ont paru avoir un volume de voix peu ordinaire.

Le système de madame Richter consiste à lancer le son, en chantant, contre la voûte du palais, qui forme alors comme une caisse de résonance et augmente la force d'émission, en des proportions étonnantes.

Richter se met au piano et chante selon cette formule. Sa voix a des éclats formidables, dont toute l'étroite maison tremble.

—On dirait qu'il a un palais en fer-blanc! s'écrie Villiers.

Notre aimable hôtesse nous donne des explications détaillées, sur son invention avec des exemples à l'appui, d'une voix qui sonne comme une cloche.

C'est Servais qui comprend le premier et s'assimile le procédé: il l'essaye et obtient des beuglements très remarquables.

—Le plus curieux, dit Richter, c'est que ce système, que ma chère mère a trouvé, supprime toute fatigue: on peut ainsi user de sa voix indéfiniment.

Et Richter nous chante, pour preuve de ce qu'il affirme, tout le troisième tableau de l'Or du Rhin.

Quand nous avons pris congé de nos hôtes, nous nous efforçons à qui mieux mieux, sur le chemin de la gare, en wagon, à chanter du palais, et cela, en une cacophonie scandaleuse!...


LIV

Les intrigues continuent, dans les sphères gouvernementales, autour des incidents occasionnés par l'Or du Rhin, et les journalistes qui prennent là le mot d'ordre ne cessent pas de répandre leur encre servile en des articles calomnieux. C'est au point que Wagner a été contraint de rompre le silence qu'il voulait garder, en publiant un court article dans l'Allgemeine Zeitung d'Augsbourg. Il déclare encore une fois, dans cet article, ne s'être jamais opposé à l'exécution de son œuvre. «Je serais certainement très heureux, dit-il, si l'on renonçait à la jouer dans d'aussi déplorables conditions; mais, si l'on est décidé à le faire, je suis complètement résigné et n'ai nullement l'intention d'entraver les représentations.»

Les nouvelles de Tribschen m'apprennent que le Maître est en bonne santé, mais la persistance de cet acharnement contre lui a fait fléchir, un instant, sa force d'âme: Cosima la surpris, une fois, seul, dans sa chambre, assis dans un fauteuil et sanglotant. Mais le calme et la gaieté reviennent. Wagner se remet régulièrement au travail, qu'il avait abandonné en ces jours de trouble, et alors tout refleurit.

Au théâtre, Kindermann, «le chanteur-canon», comme l'appelle Villiers, à cause de sa voix tonnante, qui interprétait le rôle d'un des géants, étudie celui de Wotan, abandonné par Betz.

On a fait venir, en toute hâte, de Darmstadt, le très habile décorateur Brandt, pour lui demander s'il ne pourrait pas rafistoler un peu la mise en scène; mais il s'est enfui plus vite qu'il n'était venu, en déclarant qu'il ne pouvait rien tirer de ces horreurs, que tout était à refaire.

L'intendance ne renonce pas encore, cependant, car l'Or du Rhin est annoncé pour le 22 septembre.

Tous les visiteurs qui étaient venus, de différents pays, à Munich s'en vont, l'un après l'autre. Liszt est parti le premier. Sans doute, il a été voir secrètement sa fille. Madame Muchanoff nous a fait ses adieux; elle passe elle-même par Lucerne et fera une visite à Wagner. Richter est déjà à Tribschen et Schuré y va aussi.

Nous restons les derniers à Munich, malgré les lettres anonymes que nous recevons journellement, et qui nous menacent, si nous ne nous en allons pas, de toutes sortes de représailles: «C'est vous qui avez empêché le théâtre d'exécuter les ordres du roi; vous êtes les valets d'un traître, traîtres vous-mêmes.... On ne peut endurer plus longtemps, etc...» Nous n'avons pas la moindre peur.

Cosima m'a raconté qu'il fut un temps où elle recevait, à Munich, quatre ou cinq lettres anonymes par jour, dans lesquelles on jurait sa mort en la traitant, d'«espionne prussienne».

Nous restons, surtout, pour laisser passer ce flot de visiteurs, là-bas, et ne pas encombrer la délicieuse retraite. Cependant on nous appelle avec une insistance si charmante et si affectueuse, en nous annonçant qu'il n'y a plus personne, que nous nous décidons soudain.

Et, face à l'ennemi, nous quittons Munich, sans rancune contre cette jolie ville, où nous avons reçu, de tous ceux qui n'étaient pas affiliés à la cabale des courtisans, le plus sympathique et le plus cordial accueil.


LV

Cette fois, nous arrivons à Tribschen sans avoir prévenu.

Quelle joie de connaître et de retrouver!... de sauter du bateau, sous l'auvent familier du débarcadère!... de reprendre dans ses yeux l'aspect du jardin, de la maison, des verdures, de l'air bleu!...

Servais, qui vient pour la première fois, est très ému. Villiers exulte....

Je cours à travers la pelouse, pour arriver plus vite, Russ nous a signalés; il s'élance en bondissant, me reconnaît et me fête à grands coups de langue.

Voici les enfants qui accourent et poussent des cris d'allégresse. Au salon, le son du piano, que j'entendais, s'arrête brusquement. Wagner paraît sur le perron et Cosima le suit.—Ah! vous voilà enfin! s'écrie-t-il en descendant en hâte les marches. Sans rien savoir, je vous attendais aujourd'hui!

Et on s'embrasse, non pas ainsi, que le proclame Cosima, comme des gens du monde, mais comme des pauvres.

Que de choses à nous raconter, à nous redire, plutôt, sur ce cauchemar de l'Or du Rhin, qui recommence quand on le croit fini et n'est pas encore au bout!

—Vous devinez me dit Cosima le mélange de terreur et de joie qui me bouleversa, quand, deux jours après le départ du maître, je reçus la dépêche qui m'annonçait son retour subit. Je l'attendais à la gare, avec les quatre enfants et les deux chiens. En voyant son air radieux, je fus tout de suite rassurée, et, à l'idée que je suis pour quelque chose dans la sérénité qu'il peut garder à travers toutes les peines, je me sens heureuse autant que fière. Les quelques moments de défaillance et d'énervement, qu'il a subis ne reviendront plus et Tribschen restera le paradis que vous savez.

On a eu tout de même une satisfaction, en ces jours troublés: la réconciliation avec Liszt, ou plutôt la fin d'un malentendu.... Cosima m'avoue, tout bas, que son père est venu secrètement, un soir, qu'il a passé une nuit à Tribschen et que cela a été une bien douce consolation. Maintenant on rompt de nouveau toute relation avec le monde extérieur et l'on vit pour le noble labeur et les joies intimes.

—Savez-vous comment nous nous occupions quand vous êtes arrivée? me demande le Maître.

—Vous faisiez de la musique, mais il me semble que ce n'était pas du Wagner.

—Nous jouions à quatre mains, Cosima et moi, des symphonies de Haydn, et cela avec infiniment de plaisir. Nous avons choisi les douze symphonies anglaises, qu'Haydn écrivit après la mort de Mozart. Leur trame musicale est merveilleuse de soin et de finesse. On retrouve plus, dans ces œuvres, le précurseur de Beethoven, en tant que symphoniste, que dans Mozart. Voici quelque temps que nous poursuivons cette étude et cela nous a valu des heures charmantes.

Richter, qui est à Tribschen depuis quelques jours, nous a entendus sans doute; il se glisse dans le salon, comme furtivement, et nous salue, avec une effusion contenue. Devant Wagner, il semble toujours extatique et annihilé. Cosima me confirme qu'il en est ainsi depuis son arrivée. On ne peut pas le décider à parler. Il se fait invisible, par peur de gêner, rend toutes sortes de services, va baigner les chiens et, quand il est là, se tient debout dans un coin, écoute et admire. Parfois il s'en va, tout à coup, et l'on entend qu'il descend à la cuisine. Curieux de savoir ce qu'il allait y faire, un soir, on l'a suivi, sans qu'il s'en doutât, et on l'a entendu redire aux gens, qui l'écoutaient bouche bée, comme au sermon, tout ce que Wagner avait dit de beau!...


LVI

Aujourd'hui on me présente Siegfried,—«Fidi», dans l'intimité.—C'est un magnifique bébé, qui pèse lourd au bras de sa nourrice. Il ne parle pas encore, mais il comprend ce qu'on lui dit. On lui demande:

Fidi, wie gross bist du[1]?

Il étend les bras et montre, avec un rire plein de fosettes, qu'il est aussi haut que le plafond.

—Voici, dis-je, un petit être qui a une origine peu banale: descendant de Wagner et de Liszt!... Quels projets d'avenir et de gloire a-t-on déjà formés pour lui?

—C'est encore assez vague, dit le Maître en riant; j'ai pourtant l'ambition de lui assurer un très modeste revenu, pour qu'il soit toujours à l'abri de ces terribles tracas matériels, de ces honteuses misérabilités, dont j'ai si cruellement souffert. Puis je veux qu'il sache un peu de chirurgie, assez pour pouvoir porter secours à un blessé, faire un premier pansement. J'ai été si souvent désolé de mon impuissance, quand un accident se produisait devant moi, que je veux au moins lui épargner cette peine-là. Autrement, je le laisserai tout à fait libre. Je serais heureux, pourtant, s'il avait du goût pour l'architecture.

—En attendant, me dit Cosima, que la vocation du futur architecte se soit déclarée, vous sentez-vous digne, chère amie, de remplir auprès de lui une mission de confiance? La nourrice va aller prendre son repas, qu'on lui sert avant le nôtre; moi j'ai un bain qui tiédit au soleil; l'eau ainsi chauffée est très hygiénique: je veux m'y plonger tout de suite pour ne pas retarder le dîner. Or, c'est l'heure où Fidi a l'habitude de sucer un biscuit trempé dans du madère: il ne reste donc que vous pour le lui faire manger.

Du madère, à cet âge?... Je suis très surprise, mais je n'objecte rien, ayant le sentiment de mon incompétence.

Me voici donc installée au jardin, près d'une petite table en fer, derrière le rideau de buissons qui cache le bain de Cosima, Fidi est sur mes genoux. Pénétrée de l'importance de ma tâche, je trempe le biscuit dans le madère, ni trop, ni trop peu, et je m'efforce de ne pas salir les jolies broderies de la robe. Avec gourmandise le bébé suce le vin doré et avale le biscuit, sans tousser, sans s'étrangler. Je n'en reviens pas.... Derrière les feuilles, j'entends le clapotis de l'eau, et la voix de Cosima qui m'encourage. Tout va bien, tant que durent le madère et le biscuit. Mais, quand il n'y a plus rien, Fidi donne des signes manifestes d'impatience: il se tortille, pour m'échapper et glisser par terre. Cela, jamais! Je ne suis pas autorisée; je ne sais pas si l'enfant marche tout seul. Il est bien décidé à descendre, envoie des coups de pieds et pourtant, me regarde, les sourcils froncés, avec comme un étonnement que je ne le comprenne pas.

—Dépêchez-vous, Cosima: Fidi me déteste et veut s'en aller.

—Mais non! il vous aime beaucoup, crie la baigneuse; tenez-le ferme.

Je le tiens ferme ... mais il a une force incroyable et une volonté persévérante: la lutte est pénible et longue... Enfin, lorsqu'on vient à mon aide, on peut constater, trop tard, que le bébé avait de sérieuses raisons pour s'obstiner à descendre!

[1] «Fidi, comment es-tu grand?»


LVII

Richard Wagner, ce matin, reçoit une lettre de l'illustre Pasdeloup....

On se souvient, peut-être, que Pasdeloup était alors directeur du Théâtre-Lyrique depuis à peu près un an. Il avait, naturellement, fait représenter tout d'abord à son théâtre un des opéras de Wagner, et comme il avait l'intention de les jouer successivement tous, il avait commencé par le premier en date, Rienzi. Brillamment montée, l'œuvre avait été bien accueillie et le ténor Monjauze, très remarquable dans le rôle du tribun, avait eu un très vif succès....

Ce que Pasdeloup écrit aujourd'hui, c'est que Rienzi va être repris, à la rentrée, mais sans Monjauze, qui s'est cassé le bras.

On plaint Monjauze et on regrette beaucoup qu'il faille le remplacer, car lui seul, dans l'œuvre, était à la hauteur de sa tâche. Pasdeloup ne dit pas qui remplira le rôle.

C'est à l'occasion de cette représentation de Rienzi à Paris que, sollicitée par Pasdeloup, j'avais de nouveau écrit à Wagner, après l'envoi des fameux articles qui m'avaient valu la belle réponse du maître où il m'expliquait certaines scènes des Maîtres Chanteurs. J'écrivais cette fois, pour lui demander s'il voudrait venir à Paris, mettre en scène et diriger son œuvre. Il me répondit par une seconde lettre, également belle et très digne, destinée à être publiée et qui parut dans la Liberté.

—Maintenant que je connais votre écriture, dis-je à Cosima, je comprends que cette lettre était de votre main.

—En effet, Wagner l'a d'abord écrite en allemand, je l'ai traduite en français, nous l'avons relue et corrigée ensemble, et finalement je l'ai recopiée.

—Comme c'est mal à nous de vous avoir donné toute cette peine! Pasdeloup ne doute de rien. Si j'avais connu cette retraite de Tribschen comme l'idée m'eût paru encore plus sacrilège de demander au Maître de la quitter pour faire plaisir à un directeur de théâtre!

—Vous avez vu par l'affaire de l'Or du Rhin qu'il vaut mieux pour Wagner ne pas se mêler au monde du théâtre. Son premier devoir est de garder intacte sa faculté de créer, mais c'est un «combatif» et il est toujours tenté de se jeter dans la mêlée.

—Maintenant que j'ai la joie de le connaître, ce n'est plus moi qui l'appellerai au combat!

—Il n'y retournera que trop de lui-même: car le repos n'est pas fait pour lui ajoute Cosima en soupirant.

—Je serais curieuse de relire cette lettre que vous m'avez écrite, à vous deux, quand vous me croyiez une vieille dame très sérieuse.... Vous souvenez-vous de votre surprise, la première fois que vous m'avez vue, de me trouver si différente de ce que vous vous figuriez? Vous ne pourriez plus m'écrire sur le même ton, aujourd'hui.

—Certes, le style de vos articles ne vous ressemble pas du tout, et nous ne prévoyions guère la gamine que vous êtes ... parfois!

—Je ne savais pas non plus que Wagner grimpait aux arbres....

—Mais, en tout cas, la lettre n'avait rien d'intime, elle était faite pour être publiée.

Cosima a gardé un exemplaire du texte, qu'elle retrouve, et nous le relisons ensemble:

Madame,

Vous avez la bonté de me demander quelques détails sur l'époque de mon premier séjour en France, dans l'intention bienveillante de rédiger à leur aide un article dont la publication coïnciderait avec mon arrivée à Paris, que vous croyez prochaine. En vous remerciant de l'intérêt que vous voulez bien me porter, permettez-moi de vous dire, madame, que je n'ai pas l'intention de me rendre à Paris. Je sais que j'y ai d'excellents, voire même de nombreux amis, et j'espère n'avoir pas besoin de vous assurer que je suis capable d'apprécier la valeur et la portée des témoignages de sympathie dont je suis l'objet. Cependant ma présence et ma participation à la représentation qui se prépare devraient donner lieu à un malentendu. J'aurais l'air de me mettre à la tête d'une entreprise théâtrale dans le but de regagner par Rienzi ce que j'ai perdu par Tannhäuser. C'est du moins ainsi, sans nul doute, que la presse interpréterait ma venue. Or, la mise en scène de Rienzi au Théâtre-Lyrique n'a été qu'une question toute personnelle entre M. Pasdeloup et moi.

A la suite de la représentation des Maîtres Chanteurs à Munich et de l'attention dont elle a été l'objet, plusieurs propositions m'ont été faites. On a d'abord parlé d'une troupe allemande devant donner, l'un après l'autre, mes six opéras à Paris; puis on a voulu tenter Lohengrin en italien, puis encore Lohengrin en français, que sais-je? Bref il n'était pas question, cet été, de moins de cinq projets concernant la représentation de mes œuvres à Paris. Cependant je n'en ai point encouragé un seul. Quand M. Pasdeloup est venu me dire qu'il prenait la direction du Théâtre-Lyrique dans l'intention de donner plusieurs de mes ouvrages, je ne crus pas pouvoir refuser à cet ami zélé et capable l'autorisation de les représenter, et, comme il désirait débuter par Rienzi, je lui dis qu'en effet c'était celui de mes opéras qui m'avait toujours paru devoir s'adapter le plus aisément à une scène française. Ecrit, il y a de cela trente ans, en vue du Grand Opéra, Rienzi ne présente aux chanteurs aucune des difficultés et n'offre au public parisien aucune des étrangetés des œuvres qui l'ont suivi. Tant par son sujet que par sa forme musicale, il se rattache aux opéras depuis longtemps populaires à Paris, et je crois encore que, s'il est monté avec éclat et donné avec verve, il a chance de succès. Ce succès, je le lui souhaite, de tout mon cœur, et plus encore à mon ami M. Pasdeloup, qui, de son plein gré, a vaillamment arboré et énergiquement soutenu ma cause depuis une série d'années; mais je serais malavisé de vouloir y contribuer par ma personne: ma nature autant que ma destinée m'ont voué à la concentration et à la solitude du travail et je me sens absolument impropre à toute entreprise extérieure. Ou Rienzi fera son chemin sans moi, ou, s'il n'est pas capable de le faire ainsi, mon assistance ne saurait l'y aider et nous aurions à nous dire que les conditions lui sont défavorables.

Telle est en peu de mots ma façon de voir et la ligne de conduite que je suis décidé, ou, pour mieux dire, appelé à suivre en ce qui concerne la représentation de mes ouvrages à Paris, tous tant qu'ils sont. Et veuillez, madame, ne pas voir dans cette réserve le signe d'un dédain déraisonnable que l'on serait autorisé à prendre pour le masque d'une rancune mal étouffée. Je suis loin de faire fi d'un succès à Paris et je vous avoue même que j'ai toujours considéré comme une des nombreuses ironies de mon sort que Rienzi, fait en vue de Paris, n'y ait point été donné, alors que cette œuvre de jeunesse avait encore pour moi toute sa fraîcheur. Mais, puisque vous me parlez de la renommée que je me suis acquise en Allemagne, permettez-moi de vous dire, madame, que cette renommée s'est faite sans ma participation personnelle, par mes œuvres seules, à l'aide de quelques amis, au milieu des huées de la presse entière du Nord et du Midi et malgré les entraves que ma situation politique opposait à la propagation de mes opéras. C'est ainsi seulement que je désire réussir à Paris, où j'ai trouvé des amis très dévoués et trop intelligents pour ne pas m'en remettre entièrement à eux du sort de mes œuvres. Si vous me disiez, madame, qu'une représentation conforme à mes intentions, et par ainsi ma présence aux répétitions, serait avant tout nécessaire au succès de l'entreprise, je vous répondrais que Tannhäuser et Lohengrin ont été mutilés par la plupart des maîtres de chapelle allemands, comme ils ne sauraient l'être davantage sur la dernière scène française, et que ce n'est que depuis que le roi de Bavière m'a accordé sa protection qu'il m'a été possible de faire connaître mes intentions dramatiques et musicales sur un théâtre important.

Croyez-moi, madame, les choses en étant au point où elles en sont, je ne saurais faire autre besogne qu'écrire mes œuvres, et, pour ce qui est de leur sort, tant dans mon pays qu'à l'étranger, m'en remettre à leur étoile et à mes amis. Je ne suis pas l'homme des accommodements et cependant ces accommodements sont parfois indispensables.

Je me retire donc, afin de ne pas rendre plus âpre encore à mes amis de France la voie si âpre qu'ils ont choisie en essayant de naturaliser en France une individualité essentiellement germanique. Si cette naturalisation est possible, elle se fera par eux et sans moi; si elle n'est pas possible, je déplorerai leurs peines, en me consolant par la pensée qu'eux aussi bien que moi ont puisé leurs forces ailleurs que dans l'idée d'un succès et que leur conviction pareille à la mienne les rend indépendants de la bonne et de la mauvaise fortune.

Veuillez, madame, excuser la longueur de cette explication, et croire à ma reconnaissance et à mon respectueux dévouement.

RICHARD WAGNER.

—Le Maître a été cependant très satisfait du succès de la pièce, dit Cosima,—et surtout des manifestations sympathiques d'amis inconnus, qu'elle lui a values. Aussi, pour fêter le dernier anniversaire de sa naissance, le 22 mai, me suis-je inspirée d'une des scènes les mieux accueillies de l'œuvre: j'ai costumé les enfants en «messagers de la paix», et, tandis qu'un chœur invisible chantait pour elles, les fillettes s'avancèrent, toutes les quatre, dans le salon, d'un pas mesuré, le bâton de voyage à la main. Wagner a trouve l'invention jolie.

—Éva, en messager de la paix, devait être délicieuse....

—J'ai aussi gardé l'article de votre père sur Rienzi, qui était très bien, dit Cosima. Wagner a dû lui écrire pour le remercier[1].

—Si l'on reprend Rienzi dis-je, nous allons aussi reprendre fidèlement notre pèlerinage au théâtre. Pensez que, dix-huit soirs de suite, du fond de Neuilly, par tous les temps nous sommes allés au Théâtre-Lyrique et que jamais nous n'avons manqué d'entendre l'ouverture!...

[1] Voici cet article publié dans le Journal Officiel:

«Rarement la curiosité parisienne avait été plus vivement surexcitée que par ces simples mots inscrits sur l'affiche du Théâtre-Lyrique: «Mardi, première représentation de Rienzi, opéra en cinq actes, de Richard Wagner.» Dans un temps où certes la préoccupation n'est pas aux œuvres d'arts, Wagner a le don de passionner la foule, de provoquer des enthousiasmes frénétiques et des répulsions violentes. Son nom prononcé assemble les nuages dans le ciel le plus serein. L'orage se forme aussitôt; les éclairs se dégagent en lueurs palpitantes, le tonnerre gronde, la foudre éclate à travers la pluie, le vent et la grêle. A ce fracas, personne ne reste paisible, il semble que l'univers va crouler, et chacun court vers l'autel de son dieu menacé. Les chœurs rivaux des admirateurs et des détracteurs s'injurient comme dans la fiancée de Messine et sont prêts à en venir aux mains. C'est une agitation, un tumulte, une furie qui rappellent les grandes luttes romantiques de 1830, où les jeunes bandes d'Hernani se ruaient au théâtre avec leur mot de passe, scalpant les faux toupets classiques et proclamant la liberté et l'autonomie de l'art.

«Nous n'aurions jamais entendu une note de Richard Wagner que nous serions sûrs, à tout ce bruit, de sa supériorité. Il trouble trop profondément tout le monde musical pour n'être pas un génie, un héros, à la manière dont l'entendent Emerson et Carlyle. Sous quelque point de vue qu'on l'envisage, il est celui qui apporte la sensation nouvelle, peut-être un peu trop tôt, mais on voit dès à présent qu'il sera le maître souverain, et que rien ne peut empêcher son avènement. Bientôt sa bannière victorieuse flottera sur le plus haut donjon de la citadelle, dorée par le soleil et caressée par le vent qui jusqu'alors l'avait effrangée et tordue. C'est à Wagner que pensent, comme à un Dieu ou comme à un démon tentateur, les jeunes musiciens cherchant leur voie. C'est de Wagner que se préoccupent les vieux maîtres, sûrs pourtant de leur gloire, et dans chaque œuvre contemporaine, il n'est pas difficile de trouver le reflet ou tout au moins l'étude secrète de cette puissante originalité.

Un hasard de voyage nous fit assister, au théâtre de Wiesbaden, à une représentation du Tannhäuser, dans un temps, déjà lointain où le nom de Richard Wagner était à peine prononcé en France. Cette musique, d'une brusque nouveauté pour nous qui ne connaissions absolument rien de ce maître, nous produisit une impression étrange et délicieuse; nous venions d'entendre, pour la première fois, de la vraie musique romantique, telle que les poètes la conçoivent. Cette musique reproduisait avec la plus naïve fidélité la légende du bon chevalier Tannhäuser et de Mme Vénus vivant maritalement dans la montagne de Vénusberg jusqu'à ce que le soupçon de quelque diablerie vienne à ce brave Allemand, bon catholique au fond et qu'il dise à sa compagne mythologique:

Vénus, ma belle déesse,
Vous êtes une diablesse.>br />

Ce qui nous frappa surtout dans la partition du maître germanique, c'était l'extrême clarté de cette phase musicale traduisant la phrase parlée par une mélodie continue sans fioritures, sans ornements superflus, l'orchestre se chargeant du commentaire et soutenant de ses richesses la simplicité du dessin vocal. Nous envoyâmes de Wiesbaden au Moniteur ou à l'artiste, nous ne savons plus lequel, un article admiratif que nous terminions en nous étonnant qu'un pareil opéra si original et si neuf n'eût pas encore franchi le Rhin.

Aussi notre surprise fut grande lorsque l'Opéra ayant monté, quelques années plus tard, ce même Tannhäuser, exécuté si facilement au Théâtre de Wiesbaden, par des chanteurs et un orchestre qui n'étaient probablement pas les premiers de l'Allemagne, on déclara cette musique impossible, folle, absurde, en dehors de toutes les conditions du théâtre, et Tannhäuser s'abîma sous un ouragan de sifflets; on affubla, comme d'une pourpre dérisoire, la musique de Wagner de cette plaisanterie, «musique de l'avenir». Le loustic qui l'inventa ne croyait pas dire si juste. En effet son temps est arrivé, et la musique de l'avenir est bien près d'être la musique du présent.

La chute du Tannhäuser n'ébranla nullement notre conviction. Les critiques sont entêtés et quand ils sont en outre d'anciens poètes romantiques, ils savent fort bien que les sifflets ne tuent pas une œuvre de génie. On avait dit des vers dramatiques de Victor Hugo exactement ce qu'on disait des phrases musicales de Wagner. On leur reprochait tout simplement de n'être pas des vers et c'est aujourd'hui un lien commun d'avance que l'auteur de Ruy-Blas et de la Légende des Siècles est le plus grand métrique de notre temps.

Mais revenons à Rienzi, qui en venant se faire jouer sur le Théâtre-Lyrique, accomplit un ancien projet du maître. Une lettre de Wagner nous l'apprend; «écrit il y a de cela trente ans, en vue du grand opéra, Rienzi ne présente aux chanteurs aucune difficulté et n'offre au public parisien aucune des étrangetés des œuvres qui l'ont suivi: tant par son sujet que par sa forme musicale, il se rattache aux opéras depuis longtemps populaires à Paris et je crois encore que s'il est monté avec éclat et joué avec verve, il a chance de succès.» Les œuvres sérieuses mettent du temps à faire leur chemin, mais elles le font, et le jugement porté par le maître sur son œuvre, vient d'être confirmé l'autre soir de la façon la plus triomphante. Rienzi n'est pas arrivé précisément au Grand Opéra, mais il a trouvé, au Théâtre-Lyrique, un zèle, une chaleur, une conviction et un dévouement passionnés qui ne doivent lui laisser aucun regret. Pasdeloup a magnifiquement reçu l'hôte de génie qu'il s'efforce d'introduire et de naturaliser en France.

Quelques mots sur le livret traduit sur le poème de Wagner par MM. Nuitter et Guillaume. Il n'y faut pas chercher les complications savantes de nos drames lyriques. C'est tout simplement l'histoire de Rienzi telle qu'elle s'est passée dans la réalité. Cola Gabrino, dit Rienzi ou Rienzo, était le fils d'un cabaretier. Il fit d'excellentes études, se lia d'amitié avec Pétrarque et, en étudiant l'antiquité, il s'éprit des idées de liberté et de république. Le séjour des Papes à Avignon livrait Rome aux plus fâcheux désordres. Rienzi harangua le peuple, se fit nommer tribun, chassa les barons et rétablit l'ancien et bon état. Son gouvernement fut sage d'abord, mais l'enivrement du pouvoir le frappa de vertige, et il devint l'oppresseur de Rome après en avoir été le libérateur; chassé une fois, il revient et fut tué dans une émeute par un serviteur de la famille des Colonna; il commença comme Brutus et finit comme Masaniello ou Jean de Leyde.

Rienzi, premier drame lyrique écrit par Wagner, révèle déjà un immense talent. Ce n'est pas le Wagner qui montre toute son originalité dès le Vaisseau Fantôme, mais c'est déjà un homme tout nouveau. Excepté les cavatines cousues çà et là pour plaire au public qui sont dans le goût italien, l'opéra ne rappelle rien ni personne. L'impression est déjà une. C'est une émeute, un tumulte populaire; il n'y a en somme que deux personnages, Rienzi et la foule. C'est plutôt une magnifique symphonie avec chœurs qu'un opéra comme on l'entend ordinairement. L'orchestre est déjà d'une puissance rare. L'auteur possédait toute sa science.

Au premier acte, l'appel aux armes:

Quand la trompette aura sonné,
Trois fois,

est empreint d'un fier enthousiasme qui se communique au chœur, dont les voix reprennent le thème, le gonflent et l'augmentent dans un crescendo superbe. Le trio qui vient ensuite est souligné par un adorable accompagnement. Au second acte, l'on a longuement et bruyamment applaudi l'air que chante le coryphée des messagers de paix, félicitant Rienzi. Rien de plus suave, de plus tendre et de plus délicat que cette cantilène, admirablement dite par Mlle Priolat, à qui toute la salle l'a redemandée. Le chœur des patriciens qui conspirent est aussi fort beau. On sent à travers les sourds murmures les révoltes de l'orgueil froissé et les grondements de la haine encore impuissante. L'entrée et la douleur d'Adriano, s'expriment dans l'orchestre par deux notes de hautbois qui ressemblent au soupir d'un cœur blessé. Ce pur et charmant détail fait prévoir le Wagner futur dont l'orchestre sait tout dire et tout faire éprouver. Le septuor et le chœur final sont des morceaux d'une puissance et d'une grandeur étonnantes et qui vous soulèvent comme sur des ailes.

Nous avons remarqué au troisième acte la marche militaire d'un rythme si ferme et si guerrier; la prière des femmes pendant le combat, dont le tumulte intermittent augmente la ferveur et l'effroi; au quatrième acte, la marche de la paix et la magnifique situation dramatique de Rienzi, maudit, excommunié, restant seul sur les marches de l'église; au cinquième acte, la prière de Rienzi, admirable de ferveur et de tristesse.

Surgis Soleil, et sur le monde
Fais resplendir la liberté.

Dans ce morceau on entrevoit le puissant Wagner d'aujourd'hui, et l'entrée de la sœur du tribun, qui le console par son amour dévoué, est une éclaircie, par où apparaissent une seconde, les anges aux ailes frémissantes du prélude de Lohengrin.

On ne peut que féliciter M. Pasdeloup, le nouveau directeur du Théâtre-Lyrique, qui a déjà si bien mérité de l'art avec ses concerts populaires, d'avoir monté Rienzi. L'éclatant succès obtenu à la première représentation et qui se continuera, sans nul doute, permet d'espérer que nous verrons bientôt le Vaisseau-Fantôme, Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et Yseult, les Maîtres Chanteurs et tout ce répertoire inconnu, riche écrin de beautés nouvelles.

Rienzi est monté avec beaucoup de richesse; les décors et les costumes ont du caractère; les masses chorales manœuvrent bien et le tout forme un spectacle superbe. Le tableau final où Rienzi est tué à son balcon, est mis en scène de la façon la plus dramatique.

Montjauze, dans le personnage de Rienzi, a dépassé tout ce qu'on pouvait attendre de son talent; il s'est transfiguré en chanteur et en acteur de premier ordre. Ce rôle a été pour lui ce que Guillaume Tell a été pour Duprez. Il tient tête avec une aisance admirable à ce perpétuel dialogue avec le chœur. Sa voix domine ces ensembles formidables et d'un geste il retient ce flot de peuple, qui monte toujours vers lui délirant de joie et de fureur; il porte avec une grâce majestueuse et un faste d'artiste les magnifiques draperies blanches, brodées d'or, que revêt le tribun, dans sa vanité de parvenu à qui la tête tourne au sommet de la grandeur. On ne saurait rêver une plus parfaite incarnation du type de Rienzi.

Mme Borghèse chante avec chaleur les airs un peu plaqués d'Adriano, l'amoureux de la sœur du tribun, représenté par Mlle Steinberg avec beaucoup de grâce. Mais ce pauvre petit amour épisodique est ballotté en tous sens comme une fleur noyée par le bouillonnement tumultueux et plein d'écume de ce grand drame sévère, qui commence par un combat et finit par une émeute.

Les chœurs ont été excellents, et l'orchestre a enlevé avec une verve superbe cette ouverture de Rienzi, déjà populaire avant que l'opéra lui-même fût connu.

Théophile GAUTIER.


LVIII

Tandis qu'assise sur un banc du jardin Cosima et moi nous causons tranquillement, Jacob s'approche, apportant une dépêche.

On tremble toujours avant d'avoir décacheté ces sortes de messages.

—Ce n'est rien!... qu'un petit ennui! dit Cosima, après avoir lu. Les vieux Schott, mari et femme, annoncent leur visite pour ce soir, après souper.... Ce sont de très dignes gens, mais lui, jadis, a eu des torts assez graves envers Wagner, qui, sans en garder précisément rancune n'a pas pu les oublier. De plus, ce brave couple est très compassé, peu bavard: nous ne saurons qu'en faire, il pèsera lourdement, et le courant sympathique si bien établi entre nous tous va être rompu.

—Il faudrait peut-être, dis-je, imaginer quelque chose de collectif qui dispenserait un peu de causer pendant cette soirée.

—Justement! Mais quoi?...

—On peut faire de la musique.

—Wagner ne voudra pas. Je le connais; dans des circonstances pareilles, il ne sait pas du tout se dominer; il va s'énerver et perdre sa bonne humeur.

—Non, non, pas cela! m'écriai-je, il faut absolument trouver quelque chose.

—Ah! oui! tirez-nous de peine, si c'est possible, mais ne comptez pas sur moi. Je me sens complètement incapable d'avoir la moindre idée divertissante.

J'apercevais au loin Servais avec Richter, tout près du lac, sous le petit auvent du débarcadère; ils jetaient des morceaux de bois dans l'eau, pour entraîner Russ et Cos à prendre leur bain.

—Je crois qu'une lueur point dans mon cerveau, dis-je à Cosima; attendez-moi là.

Et j'allai rejoindre, en courant, les deux jeunes hommes, au bord du lac.

—Mes amis, leur dis-je, dans une circonstance délicate, vous sentez-vous de force à être extraordinaires, grandioses, héroïques?...

—Pas du tout, pas du tout! répondit Servais,—je ne me sens apte à rien de pareil.

—Pour le service du Maître?

—On peut toujours essayer, dit Richter.

—A la bonne heure!... Voyons, Servais, pas moyen de nous dérober: il faut improviser, ce soir, une charade hors ligne....

—Une charade! devant Wagner!... à nous deux seuls?...

—Avec Richter au piano.

—Mais nous serons grotesques!... nous resterons cois, comme des idiots....

—La présence du Maître nous inspirera, au contraire. D'ailleurs nous avons fait nos preuves, chez vous, à Munich, et il faut bien reconnaître que nous deux seulement, vous surtout, avons montré quelque talent en ce genre.

—C'est fou, impossible, abominable! gémit Servais, au comble de l'épouvante. J'aime mieux me jeter dans le lac.

—Ce n'est pas un drame qu'on nous demande, mais une farce.... Voyons, on sera indulgent, et nous aurons peut-être la gloire d'amuser le Maître.

Brusquement il relève la tête, en rejetant ses mèches d'or pâle derrière ses oreilles.

—Eh bien soit! Jouons une charade!

—Ah! enfin!... Nous devons tout préparer et convenir de tout, avant le souper. Laissez-moi porter la bonne nouvelle à madame Cosima, et, ensuite, bien vite à l'œuvre!...

—Je vois que vous avez trouvé, dit Cosima, quand je reviens auprès d'elle.

—Oui: nous jouerons une charade.

—Une charade? parfaitement!... Je ne sais pas exactement ce que c'est, mais j'ai l'idée que c'est très bien.

—Par exemple, il faut risquer le pillage de votre garde-robe.

—Je le risque: on va vous ouvrir les armoires et les tiroirs. Ne ménagez rien, excepté pourtant mon châle indien, auquel je tiens beaucoup.... Seulement, il faudra m'expliquer exactement ce que vous allez faire, pour que je l'explique à Wagner: sans cela, il se torturerait l'esprit pour comprendre.... Je suis sûre qu'il n'a aucune notion de ce que peut être une charade.

Le salon est désert; il nous fut possible, à Richter, à Servais et à moi, de nous réunir, dans le plus grand mystère, autour du piano pour méditer, combiner et discuter notre folie.

La musique devait nous être d'un grand secours pour figurer des personnages, des foules, des brouhahas, des tumultes. Le rôle de Richter était donc important, et comme, une fois la charade commencée, il serait séparé de nous, il fut convenu de certains signaux pour nous entendre.

La galerie, avec sa large ouverture sur le salon, était tout indiquée pour nous servir de scène; ses lourdes portières, relevées ou retombées, formeraient le rideau. Tout fut disposé, les lampes installées en bonne place, les accessoires rassemblés. Le plus difficile fut d'obtenir, à la cuisine, qu'on nous laissât emporter un chaudron et un balai, objets indispensables à notre mise en scène: la cuisinière, les bras au plafond, criait qu'il n'était pas du tout convenable de porter ces choses au salon et il fallut les enlever de vive force.


LIX

Nous étions encore à table, le souper à peine terminé, lorsqu'on annonça monsieur et madame Schott.

Wagner fit une grimace drôle, se leva, m'offrir le bras pour passer au salon.

Mais, dès la porte, je m'esquivai, et, avec Servais, je grimpai au premier étage, où la femme de chambre de Cosima nous attendait, pour nous aider à improviser au mieux nos costumes.

Quand nous redescendons, Jacob allume les lumières sur la scène; écartant un peu les portières, nous jetons un coup d'œil dans le salon.

On est assis, en rangs, les deux nouveaux hôtes en première ligne. Ils nous apparaissent assez solennels et intimidants: deux portraits de Franz Hals,—d'un Franz Hals qui aurait vécu sous Louis-Philippe.—Grands, droits, tout vêtus de noir; lui, en redingote, haut cravaté de satin; elle, en robe plate et mate, avec à peine au col un liséré de linge; des ligures maigres, des teints bilieux; rien de folâtre.... Nous sommes un peu déconcertés.... Bah! la voix du Maître sonne, rieuse: il est de bonne humeur, tout ira bien. Courage!

Pan!... pan!... pan!

Richter attaque au piano une ouverture fantaisiste où des motifs de Tristan et Iseult se mêlent à des airs exotiques. On écarte les draperies.

Une jeune Chinoise brode sous la lampe; mais cette vertueuse occupation et cet aspect tranquille sont trompeurs: des passions véhémentes agitent son âme. Elle est mariée à un homme qu'elle déteste, d'abord parce qu'elle le déteste, et aussi parce qu'il appartient à la race conquérante: c'est un Tartare. Elle attend son amant, qu'elle adore, et qui est un vrai Chinois, celui-là.

L'époux est endormi, la nuit profonde; l'amant guette, dans l'ombre. C'est l'heure de donner le signal: elle ouvre la fenêtre et agite son écharpe. Au piano, le deuxième acte de Tristan.

L'amoureux entre impétueusement.

—Mon bien-aimé!

—Ma bien-aimée!... tu es donc à moi!

—Est-ce que tu m'appartiens encore?

—Est-ce là tes yeux?

—Est-ce là ta bouche?

—Là ton cœur?

—Cœur de chou!

—Tige de lotus!

—Canard mandarin!

La musique change: c'est la cinquième scène de la Walkyrie, entre Sieglinde et Siegmund.

—Il dort?

—D'un sommeil profond dort l'époux: je lui ai préparé une boisson enivrante.

—Pas assez profond encore, ce sommeil! Achevons ce que tu as commencé: qu'il ne se réveille jamais.

Ils se décident donc à assassiner le Tartare, et à faire disparaître son corps.

L'amant se glisse dans la pièce voisine, où l'on entend bientôt des cris, et le bruit d'une lutte, puis le meurtrier revient, traînant après lui un corps inanimé.

Il faut le faire disparaître, l'aller jeter dans le fleuve, et l'amant essaye de charger sur son dos le mari mort. Mais ce Tartare, qui était dans une belle situation, avec le grade de mandarin, jouissait déjà d'un très gros ventre, et il pèse horriblement, à tel point que le Chinois s'aplatit sous sa masse, et, il a beau s'efforcer, il ne peut emporter ce mort trop lourd.

—Eh bien, coupons-le en deux!

Alors, à l'aide d'un grand sabre, ils s'efforcent de faire deux tronçons du Tartare, ce qui n'est pas trop difficile, étant donnés les coussins dont il est formé; quand ils y sont parvenus, l'amant enveloppe une des moitiés dans un tapis et l'emporte; il viendra chercher le reste la nuit suivante....

Villiers, dans la salle, a déjà deviné que cette première syllabe, mise en action, doit être: «Tar»,—la moitié d'un Tartare!

Il s'agit maintenant de faire reconnaître l'illustre Pasdeloup dirigeant un «concert populaire», et c'est à moi qu'est échu cet avatar peu aisé. Je me suis fait une barbe avec des écheveaux de soie jaune et j'ai endossé un habit noir à Wagner. Servais doit se multiplier pour figurer le public, le municipal, etc.,—tandis qu'au loin Richter est l'orchestre.

On s'accorde en donnant le la avec une insistance toute particulière; puis on attaque le prélude de Lohengrin. Pasdeloup, selon sa coutume, fait le dos rond, plisse sa bonne figure, dans la rouille pâle de la barbe, étend les bras, dans un geste de supplication et d'apaisement, pour obtenir des pianissimi remplis de mystère, et l'orchestre obéit de son mieux. Mais l'accord ne règne pas dans la salle: des murmures, des chuts, et bientôt une altercation, des gifles, un tumulte,—comme il arrivait si souvent, en ces temps-là, au Cirque d'Hiver.—L'orchestre s'interrompt, le municipal traîne dehors le tapageur et Pasdeloup fait un discours au public.

Tant bien que mal, cela figurait la syllabe la.

Tout le personnel de Tribschen est massé aux portes et contemple, avec une stupéfaction béate, ce spectacle sans précédents. A ce troisième tableau, l'attention redouble, car le chaudron et le balai vont jouer leur rôle, au grand scandale de la cuisinière.

—Encore, si c'était un joli balai de crin!... mais le plus vilain, celui qui sert pour nettoyer la cour!

En réalité, le balai n'était pas de rigueur; mais, comme je suis seule pour représenter les trois sorcières de Macbeth, il me semble que cette monture classique aidera à l'illusion. La tête cachée sous un voile gris, je l'enfourche, la cavale diabolique, et elle piaffe.

—Tournons en rond autour du chaudron. Jetons-y un œil de salamandre, un orteil de grenouille, le fiel d'un bouc, le nez d'un Turc, les boyaux d'un tigre!... Brûle, feu, frissonne, chaudron, pour faire un charme puissant et trouble. Qu'il bouille et écume comme une soupe d'enfer....

Alors Macbeth s'avance; il est accueilli par les fatidiques paroles:

—Salut, Macbeth, salut à toi, thane de Glamis!

—Salut à toi thane de Cawdor!

—Salut, Macbeth, tu seras roi!

Cela donnait à entendre que la troisième syllabe était: tane.

Notre succès, jusqu'à présent, est considérable. Wagner, debout derrière un fauteuil capitonné, s'accoudant au dossier, regarde et écoute avec une attention extrême; il est vivement intéressé et rit de tout son cœur.

Reste à signifier le tout, le mot complet: Tarlatane. Mais nous sommes soutenus par l'approbation du public, nous ne craignons plus rien.

Richter joue une valse.

Une dame, rentre du bal, à minuit, en robe de tarlatane. Devant son miroir, elle commence à ôter ses bijoux, à enlever les fleurs de sa coiffure, en se remémorant les incidents de la soirée, les madrigaux, les médisances, les toilettes plus ou moins réussies, les petits ridicules de ses bonnes amies, dont elle rit encore.

Comme elle a beaucoup dansé, elle est très lasse et se réjouit à l'idée du repos.

Mais soudain un coup de sonnette retentit. La dame s'effraie:

Qui peut sonner chez moi à une pareille heure?

Les domestiques sont couchés. Elle n'ose pas ouvrir d'abord; cependant elle se décide: quelqu'un de ses proches, peut-être, est malade et la fait demander.

Paraît un étrange jeune homme, long, mince, les mèches en saule pleureur, l'air gauche et suffisant.

—Vous vous trompez, sans doute, d'étage, monsieur, car je n'ai pas l'honneur de vous connaître.

—Comment, madame, vous ne me remettez pas? Vous me connaissez pourtant très bien: nous nous sommes rencontrés dans le monde et je suis venu une fois chez vous à une soirée. D'ailleurs, voici ma carte.

—En effet ... oui, je crois me souvenir; vous ne m'êtes pas tout à fait inconnu.... Mais quel grave événement peut vous amener chez moi aussi tard?

—Oh! rassurez-vous il n'y a rien de grave, rien du tout. Je passais, par hasard, devant votre maison, j'ai levé le nez, j'ai vu de la lumière à votre fenêtre. Je me suis dit: «Tiens, je dois une visite à cette dame, une visite très en retard même, et qui ne peut plus être remise.... Comme ça se trouve! Justement, je n'ai pas sommeil, et, puisqu'elle veille, elle aussi, c'est qu'elle n'a pas sommeil non plus. Ça va lui faire plaisir de me voir et de passer quelques heures à bavarder spirituellement avec moi.

—Quelques heures!...

—Mais je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi! Ne restez pas debout; asseyons-nous: on est mieux pour causer.

—Mais enfin, monsieur, il est fort tard!

—Oh ne vous inquiétez pas de cela, je ne suis pas pressé le moins du monde.

Et l'intrus entame un interminable et oiseux bavardage, malgré l'impatience de la dame, qui ne cache pas sa mauvaise humeur et ne répond qu'ironiquement, du bout des lèvres. Enfin elle déclare:

—Je crois vraiment, que vous n'êtes pas dans votre bon sens.

—Comment! vous vous imaginez que je suis gris? Ah bien! voilà une chose impossible. Figurez-vous que j'ai dîné en famille: un dîner frugal, sévère, dont je garde un très mauvais souvenir, je vous prierai même, à ce propos, d'être assez bonne pour me donner un cure-dent!

—Un cure-dent!

—Oui, parfaitement: cela me rendrait service, parce que, à ce dîner, j'ai mangé du veau et il m'en est resté dans les dents: c'est extrêmement désagréable, surtout quand on n'a pas de cure-dent.... Voyez-vous, c'était un veau de famille, filandreux, coriace et salé.... Ah! tellement salé que je meurs de soif, et vous seriez tout à fait aimable en me faisant servir quelques boissons.

Pendant le dernier entr'acte, on avait débouché du champagne;. Wagner, qui s'amusait comme un enfant, fit tout à coup irruption sur la scène en criant:

—Voilà! voilà!...

Et c'est lui-même qui nous versa le vin mousseux!

Alors Servais devint épique:

—C'est très curieux, madame: vous avez un maître d'hôtel qui ressemble, d'une façon singulière, à un compositeur dont on parle beaucoup depuis quelque temps un certain Richard Wagner. C'est un extravagant, un enragé, qui fait de la musique épouvantable, des charivaris dignes des cannibales, et qui appelle cela «la musique de l'avenir....»

Et il débitait, sans trembler, toutes les venimeuses âneries qui avaient cours alors. Et finalement:

—A ce qu'il paraît, c'est une musique où il n'y a pas d'airs. Cependant, à ce propos, quelque chose m'étonne; ce compositeur a fait représenter, à Paris, un prétendu opéra, qui, naturellement, a été sifflé de la belle manière et les plaisanteries les plus spirituelles ne tarissent pas sur ce sujet; une, entre autres, que vous pourrez peut-être m'expliquer. On dit: «Il m'ennuie aux récitatifs et il me tanne aux airs[1]....» Mais puisqu'il n'y a pas d'airs?... Et puis «tanne» qu'est-ce que cela peut bien signifier?...

Alors la dame exaspérée:

—Monsieur!... «tanner» est un mot d'argot, qui veut dire: «importuner», «impatienter», «ennuyer», pour parler poliment.... C'est, par exemple, ce que vous faites ici, en ce moment. J'ai donné la preuve, moi, d'une patience extraordinaire, parce que je suis très bien élevée; mais vous venez de mal parler d'un homme que je tiens pour le plus grand génie qui ait jamais existé: cela, je ne le supporterai pas. Vous avez blessé mes plus chères convictions. Vous êtes un idiot et un goujat, et j'ai enfin le plaisir de vous mettre à la porte, en vous enjoignant de ne jamais revenir chez moi.

Wagner riait aux larmes.

Il fallut expliquer, au milieu des bravos et des rappels, que le mot de la charade était tarlatane:—une dame en robe de tarlatane ... un monsieur qui «tard la tanne....»

Quand, après avoir repris une tenue correcte, nous redescendîmes l'escalier, pour rentrer au salon, le Maître vint à notre rencontre, et, feignant de ne pas nous avoir reconnus sous nos déguisements:

—Mon Dieu! s'écria-t-il, où donc étiez-vous? Pourquoi arrivez-vous si tard? Il est venu ici une troupe de comédiens prodigieux, qui nous ont joué une pièce incroyablement drôle.... Quel malheur que vous les ayez manques! Jamais on ne reverra une chose pareille!...

Quant aux dignes visiteurs, cause première de cette unique représentation, graves, impertubables, droits sur leur siège, dans leurs sévères costumes, ils n'avaient pas bronché, écoutant attentivement, regardant de tous leurs yeux, mais comprenant, sans doute, fort peu.

Ils sont, je crois, restés persuadés que c'était là une œuvre nouvelle du Maître, quelque fragment inédit, peut-être, de l'Anneau du Nibelung!

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