Le collier des jours: Le troisième rang du collier
[1] Allusion, du temps, au Tannhäuser.
LX
Encore une fois, la soirée des adieux!
Pour en adoucir l'amertume, Wagner prend une partition et va vers le piano.
—Aujourd'hui, dit-il, nous allons absoudre les Maîtres Chanteurs!
Le Maître a l'idée, malgré mes efforts pour le convaincre du contraire, que je n'aime pas les Maîtres Chanteurs: la vérité est que je les connais fort mal, par quelques fragments exécutés aux Concerts populaires ou joués au piano. Ce que j'en connais m'enchante, mais Wagner ne le croit pas.
—Je ne veux pas que vous méconnaissiez cette œuvre, dit-il, en ouvrant le volume.
Et, pendant plusieurs heures, il parcourt la partition, jouant, expliquant, commentant avec une merveilleuse complaisance.
La musique des Maîtres Chanteurs est particulièrement difficile à jouer au piano et Wagner n'est pas très habile pianiste. Richter le sait: aussi est-il extrêmement agité et suit-il le jeu du Maître avec anxiété. Il connaît, lui, les passages les plus arides, il pressent l'accord que la main trop petite du Maître ne va pas pouvoir embrasser. De temps à autre, il ne peut s'en empêcher: il se précipite au clavier, sauve un effet qui allait manquer, complète une harmonie, frappe un accord, par-dessus les doigts qui hésitent.
Je ne suis pas sûre que cette intervention de terre-neuve n'agace pas un peu Wagner.... Elle est bien inutile, d'ailleurs, car aucun virtuose n'aurait pu rendre, comme le fait l'auteur, le sens profond et l'intime délicatesse de son œuvre. Oh! quelle joie! quelle reconnaissance! Les Maîtres Chanteurs sont absous, Wagner n'a plus de doutes.
Maintenant on ébauche des projets. Servais est en relations d'amitié avec le directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, et aussi avec Brassin, directeur du Conservatoire, qui est un wagnérien fanatique: on pourrait, si le Maître le permet, essayer d'organiser des représentations de Lohengrin à Bruxelles, avec Richter comme chef d'orchestre.
—Si Richter peut gagner quelque argent en cette affaire, et se dédommager de ce qu'il a perdu à cause de moi, je veux bien, dit Wagner, mais seulement à cette condition.
On nous donne aussi quelques commissions pour Paris: Cosima voudrait des confitures, «comme on n'en trouve, dit-elle, que chez les épiciers de Paris»; elle désire encore que je prenne un abonnement au journal la Poupée Modèle, pour Senta.
Wagner cherche depuis longtemps un certain tabac à priser, particulièrement exquis, que l'on trouvera, sans doute, à «la Civette»?...
—Car, dit-il, il est vrai que je fume, mais je prise aussi, quelquefois, dans une belle tabatière d'or, comme les anciens marquis.... Vous le voyez, j'ai tous les vices, mais avec modération.
Nous ne voulons pas être tristes. Nous avons fait une trop belle moisson de souvenirs et le juste orgueil d'une amitié si haute nous console.
On nous promet, d'ailleurs, des nouvelles fréquentes: Cosima, qui écrit les lettres comme madame de Sévigné sera ponctuelle et fidèle, pourvu, toutefois, qu'on lui réponde aussi fidèlement.
Nous continuerons donc à tenir haut et ferme le drapeau de l'art, à combattre le bon combat jusqu'au triomphe final de notre cause....
Et, après le baiser d'adieu, nous nous en allons stoïques, emportant du bonheur....
Aux pèlerins d'amour
La vision du dieu parfume le retour!