Le Crépuscule des Dieux
The Project Gutenberg eBook of Le Crépuscule des Dieux
Title: Le Crépuscule des Dieux
Author: Elémir Bourges
Release date: February 6, 2013 [eBook #42036]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LE
CRÉPUSCULE DES DIEUX
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
La nouvelle édition de ce volume a été déposée au Ministère de l'Intérieur (section de la librairie) en septembre 1901.
DU MÊME AUTEUR:
Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent, 1 vol.
ÉLÉMIR BOURGES
LE
CRÉPUSCULE
DES DIEUX
NOUVELLE ÉDITION
PARIS.—I
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
27, RUE DE RICHELIEU
ET
16, RUE MOLIÈRE
1901
Tous droits réservés
Il a été tiré à part, de la nouvelle édition de cet ouvrage,
onze exemplaires sur papier de hollande.
A
HENRI SIGNORET
LE
CRÉPUSCULE DES DIEUX
I
Le 25 juin 1866, jour anniversaire de sa naissance, Charles d'Este, premier du nom, duc régnant de Blankenbourg, donna une fête de nuit dans sa résidence de Wendessen. Si menaçant que tout parût, car la guerre venait d'éclater entre la Prusse d'une part, et les Etats confédérés de l'autre,—où le Duc avait pris parti contre la Prusse,—néanmoins ce grave événement, le départ récent de l'armée commandée par le prince Wilhelm, et le deuil, l'angoisse, les larmes, la détresse de tout le duché n'avaient pu surmonter son goût pour le luxe et la magnificence; outre qu'un mépris si hautain et si affiché de l'ennemi lui semblait d'une âme romaine, et une admirable politique pour donner du cœur à ses sujets.
Dès huit heures, on ouvrit les grilles, et il se porta dans le parc un concours de monde prodigieux. Les avenues resplendissaient de guirlandes de lampions, d'arbre en arbre, à perte de vue. De quadruples cordons de lanternes colorées dessinaient les damiers du parterre, où çà et là, des arcs de triomphe en architectures de feux, arrêtaient la foule par pelotons. Elle était plus épaisse encore autour de la Naumachie, du Grand-Bassin et de la Colonnade. Une quantité surprenante de pots de résine et de cassolettes en éclairaient comme au brillant du jour, les effets d'eau de toutes sortes, en bouillons, en gerbes, en nappes, en cascades, et les centaines de jets d'eau dardés jusqu'à la cime des arbres.
Mais où la foule s'entassait, principalement de campagnards à gilet rouge et à tricorne, si serrée qu'exactement parlant, l'on n'y pouvait remuer bras ni jambes, c'était près des abords du château. La façade s'en déployait, dominant sur le parc tout entier, du sommet du plateau qu'elle occupe, qui la montrait jusque fort loin, avec son dôme au haut des airs, surmonté du Cheval-Passant de Blankenbourg, sa masse toute flamboyante, et le redoublement de lampions de couleur qui marquaient l'entrée principale. De longues files de carrosses arrivant à chaque instant, et dont les plus dorés tiraient de la canaille des tumultes d'admiration, venaient se ranger au perron, que flanquaient deux Chimères de pierre. Les invités y descendaient, passaient une antichambre de glaces, et se trouvaient dans l'escalier de la salle de comédie, garni de vases et de plantes rares, et superbement illuminé.
Au pied de ce degré dont les branches formaient un fer à cheval, et adossé à la Tisiphone, une statue de bronze vert, un homme se tenait debout, vêtu d'un habit sang de bœuf, culotte et bas de soie, qui moulaient la maigreur d'un Méphistophélès. Sa face comme écorchée, un énorme nez aquilin et des yeux de vautour pleins de feu et dévorants, lui composaient une physionomie haute, méprisante et sarcastique, tout ce qu'était d'ailleurs le comte d'Œls, premier chambellan de Son Altesse.
—Tiens! que faites-vous là, mon cher comte? demanda en lui tendant la main, un personnage qui venait d'entrer, et qui portait l'habit brodé et la petite épée de cour au côté.
—Mais vous-même, monsieur Smithson, répondit d'Œls, je vous croyais encore à Southampton; sur quoi le trésorier fit le récit de son voyage. Il revenait de convoyer trente wagons de meubles précieux que le Duc, par prévision, avait expédiés en Angleterre.
—Oh! dit-il, comme conclusion aux anecdotes qu'il débitait, je crois la précaution bien superflue. Il n'y a qu'un avis là-dessus; les Prussiens ne pourront tenir.
—Pfuit! lança d'Œls, d'un accent de doute ironique, et il se tut à siffloter, en considérant le défilé. Les voitures se succédaient, les valets n'avaient point de relâche à pousser les portes de glaces, et du haut en bas de l'escalier, entre la double haie des gardes, se mouvait une masse éclatante de chamarres, de gens galonnés et de femmes à longue traîne. Quelques-uns venaient saluer le comte d'Œls et l'Américain, et les phrases d'abordée ne variaient guère: toujours le manque de nouvelles, Benedek, les Autrichiens, et le prince Wilhelm, le frère du Duc, que l'on érigeait en dieu Mars, pour sa jonction présumée avec les troupes de Hanovre;—après quoi, les louanges dues à un si magnifique gala. Richard Wagner, prêté par le roi de Bavière, allait diriger l'exécution de plusieurs fragments inédits d'un grand drame qu'il préparait, l'Anneau du Niebelung; et l'opéra serait suivi d'un bal, avec des jeux, des loteries, des masques, des danses aux flambeaux, et autres inventions galantes.
Cependant des clameurs retentirent au dehors; des soldats refoulaient tout le long de l'avenue, la multitude débordée; un officier entra, qui sans même voir les deux courtisans, monta le degré précipitamment.
—Son Altesse arrive, dit M. Smithson.
—Oh! nous avons le temps, repartit le chambellan.
Ils sortirent pourtant, debout sur le perron; et ils ne faisaient que de se placer, quand une sorte de calèche déboucha devant eux au grand trot, suivie d'un peloton de carabiniers, en désordre. Très basse, dorée, peinte aux portières et ne pesant pas un fétu à ses quatre petits steppeurs noirs, cette coquille rococo était menée bride abattue, par Otto, le plus jeune fils de Son Altesse. L'enfant atteignait à ses douze ans, mais il en paraissait bien seize; grand et fort, la mine impudente, d'étranges yeux gris-vert, le poil d'un roux sombre. Sa sœur auprès de lui, qui était sa cadette, fort blanche et extrêmement blonde, jusqu'aux sourcils même et aux paupières, ressemblait, serrée dans son corps d'un damas vieil argent ramagé, à quelque infante de tableau, frêle et hautaine. En arrière, sur un strapontin, ni plus ni moins que deux valets, se tenaient le baron de Cramm, gouverneur du comte Otto, et une jeune Italienne, assez modestement parée, mise là ce soir pour tenir la place de la gouvernante de Claribel, morte peu de jours auparavant. On l'avait choisie sur ses beaux yeux, et parce qu'étant fort bien faite, avec les manières du monde plus qu'il n'appartenait à son obscur emploi de camériste de la garde-robe, Emilia pourrait, sans ridicule, figurer dans l'apparat.
Tous descendirent du carrosse, se groupèrent au haut du perron, où le comte et M. Smithson déployèrent près des deux enfants, la galanterie la plus empressée. Ils étaient les seuls légitimés des cinq bâtards de Son Altesse, et traités sur le pied et avec les honneurs de princes légitimes, jusque-là que l'on avait pris pour leur baptême la célèbre aiguière d'onyx du sacre des rois de Jérusalem. Le Duc n'attendait qu'une lubie, un moment où il penserait sérieusement à l'avenir, pour avancer à son Otto le titre d'héritier présomptif qui lui transmettrait le duché,—tant avait été fort son amour pour leur mère, assez laide femme cependant, et qu'il aurait sans nul doute épousée, si elle n'était morte avant la duchesse.
Alors parut dans l'avenue, un escadron de chasseurs verts, la lame au clair, trompettes et timbales sonnantes. Ils précédaient un landau magnifique, à six chevaux sous robe gris de fer, portant haut, jetant de l'écume, que conduisaient d'un trot mesuré, deux jockeys de velours et d'or, et un troisième postillon qui tenait le flambeau devant eux. Quatre personnes emplissaient l'équipage. Sur la banquette de devant, se voyait l'un des fils du Duc, le comte Hans Ulric, vêtu de l'uniforme noir de colonel des chasseurs de la garde; près de lui, sa sœur Christiane;—et dans le fond, le comte Franz, l'aîné des cinq bâtards de Charles d'Este, tout chamarré de plaques et de cordons, avait sa mère à ses côtés, la Viennoise Augusta Linden, la seule de tant de favorites qui conservât quelque crédit, quoique bien faible, auprès du Duc.
—Christiane! cria Claribel, en battant des mains, et elle accourut aussitôt se jeter au cou de sa sœur, à qui Otto, par raillerie, faisait mine de porter la traîne.
Mais Hans Ulric, qui descendait, le chassa d'un geste colère. Ce jeune homme assez petit, très noir et médiocrement bien fait, laissait voir dans toute sa personne, un air de souffrance rêveuse, qui relevait une figure entassée et quelque peu camuse. Le Duc l'avait eu en Russie, d'une esclave des Orloff, alors que, prince héréditaire, il commençait son voyage d'Europe. Il prit l'enfant, laissant quelque argent à la serve, dont celle-ci se maria;—et Hans Ulric avait grandi côte à côte avec Christiane, fille d'une mère irlandaise. De là leur surprenante amitié; tellement uns, que travail, promenades ou divertissements, ils ne se quittaient presque point. Elle était faite au tour, svelte, une taille longue et menue, et une marche de déesse, fort blonde, de grands yeux bleus d'enfant, une chair de rose et de lait, avec lesquels s'harmoniaient ce soir, son ajustement et ses pierreries qui étaient des aigues-marines et les plus belles opales. Elle en portait dans ses cheveux, mêlés de plumes et de marabouts, sur la gorge un collier d'émeraudes; et sa robe en crêpe de Chine, d'un vert argenté presque blanc, était brodée de feuillages d'argent et boutonnée de perles fines.
Cependant des acclamations retentirent, et l'on vit s'avancer d'abord un long cortège de gardes du corps. Les feux se reflétaient dans leurs casques empanachés, et botte à botte, gravement, ils marchaient au plus petit pas. Puis venaient la livrée du Duc, les piqueurs vêtus d'habits vert sombre, les officiers de sa maison, valets de chambre, sommeliers, maîtres d'hôtel tenant à la main des bâtons cerclés de vermeil et sommés du Cheval-Passant; et enfin, à vingt pas d'intervalle, seul au milieu de l'avenue, le carrosse ducal apparut.
Il était traîné par huit chevaux blancs, couverts de housses, et conduits à la main. Tout en glaces et le toit doré, qui portait à l'entour d'une couronne d'or, des Renommées sonnant de la trompette, il roulait avec majesté sur quatre énormes roues dorées, aux jantes flamboyantes, cerclées de vermeil; et de l'acrotère aux essieux, siège, rinceaux, soupentes, portières, la lourde et superbe machine éblouissait d'or, comme un soleil. Un cocher poudré la menait, le lampion sous le bras; deux heiduques à chapeau de coq, suspendus par derrière aux embrasses, ne remuaient pas plus que des statues; et au fond du carrosse, seul, et son lévrier devant lui, vautré sur les coussins de soie cramoisie, on apercevait le duc Charles.
Le carrosse tourna se ranger au perron, où la lumière crue des lampions tombant sur lui, le faisait miroiter extraordinairement. Alors des clairons sonnèrent, une voix jeta des commandements, mille cris de Vive le Duc! partirent avec des hurrahs prolongés, et les tambours battaient aux champs, sans s'interrompre. Des fusées pétillèrent, embrasèrent le ciel, s'entrecroisant de toutes parts, merveilleuses, continuelles, versant des pluies d'étoiles et d'or; deux dragons en pyrotechnie, à droite et à gauche de l'entrée, se tordirent en vomissant des roses; puis soudainement, tout blêmit dans une immense clarté verte, qui provenait de flammes de Bengale.
Elles entouraient un rocher, haut de près de cinquante pieds, décor dressé pour la circonstance. Chargé de rocs, de colonnes, de statues, et de tous les colifichets qu'avait pu y accumuler le goût théâtral de Son Altesse, il était, jusqu'en haut, couvert de plants de vignes, dont les grappes de verre bleu, blanc, rosat, ou couleur de topaze, contenaient chacune sa flamme de gaz. Elles s'allumèrent d'un coup, par une étincelle électrique, et en même temps, un ruisseau de vin sourdit, s'accrut, roula des hauteurs, en mince filet écumeux.
C'était une ancienne coutume, quoique tombée en désuétude depuis plus de quarante ans, que le Duc avait rétablie pour soulever les acclamations, et tâcher de se ramener quelque semblant de popularité. La foule, en effet, sur cela, commença de faire des cris; une poussée rompit la ligne des soldats, et tout ce qui se pressait dans les allées, de bas peuple et de canaille, se rua au Rocher de vin. Il y eut là un incroyable désordre; des clameurs, des coups, des bras levés, mille rixes et des imprécations, et d'aigres piaillements de femmes, dont beaucoup portaient des maillots au sein. Se plaisant par boutades aux scènes du populaire, le duc Charles avait commandé que l'on baissât toutes les glaces, et il considérait ce curieux spectacle, à travers son lorgnon à deux branches, tenu par un jaseron d'or, tout en fourrageant des sucreries dans un sachet, à ses côtés.
Mais soudain, il se renversa, saisi d'un accès d'hilarité. L'un de ces marauds de là-bas, quelque caboche inventive et profonde, avait eu l'industrie d'attacher une éponge au bout d'un bâton, et il pompait ainsi le vin commodément, de trois ou quatre rangs en arrière; le Duc à cette vue, pris d'un rire énorme, avait laissé retomber son binocle, et les épaules lui allaient à étouffer. Puis au milieu de ses éclats, il donna l'ordre à d'Œls qu'on lui amenât le compagnon. Justement, à cet instant-là, l'homme se tirait de la foule; un valet s'approcha de lui, glissa quelques mots à son oreille, et le drôle, qui tout d'abord, avait fait un bon saut de surprise, se hâta d'accourir près de la portière, où il se plongeait en courbettes, sans lever les yeux du sol, et répétant continuellement:
—Ah! grand princé! Douc magnanimé!
Ce cruel accent italien redoubla l'hilarité du Duc qui fut aux larmes, sitôt qu'il eut toisé l'animal. Grand, alerte et découplé de corps, il semblait l'être aussi d'esprit; impudent, le nez haut, les dents blanches, l'air d'un comédien de campagne, des bijoux de laiton partout, et les mains sales.
—Ah ça! pendard, lui dit Son Altesse en français, tu as donc juré de me faire mourir à force de rire!
—Moi! soublimé grand monarque, et il jetait les bras au ciel, le malhouroux Arcangeli qui voudrait consacrer sa vie dans le servicé de Votre illoustre Mazesté!
—Vraiment! fit le Duc en riant, et si je te prenais au mot?
—Viva monsignor le Douc! cria l'Italien éperdu, viva le Douc! et se jetant à deux genoux comme hors de sens, il saisit frénétiquement le pied de Son Altesse, au bord de la portière ouverte, et lui baisait ses escarpins, garnis de bouffettes de diamants.
—Allons! reprit le Duc qui se pâma de nouveau, tu suivras Hildemar ou Joseph qui te donnera ma livrée, et je me souviendrai de toi à l'occasion; puis se levant tout debout:
—D'Œls, commanda-t-il, votre bras.
Il monta lentement l'escalier, suivi de son lévrier César qui lui marchait aux talons, et derrière, à trois pas d'intervalle, venait le reste de la compagnie. Puis, l'on traversa un plain-pied de chambres silencieuses, magnifiquement éclairées, superbes en marbres, en plafonds, en peintures, en glaces et en dorures. Otto et Claribel marchaient, sans se quitter la main; Christiane échangeait par moments, un sourire avec Hans Ulric, et le comte Franz, galamment, lorgnait Emilia Catana, la camériste italienne, qui commençait à lui faire impression. Ils parvinrent ainsi à un dernier salon, fort petit et meublé à la turque. Une porte en rendait sur la loge ducale, et le comte l'ouvrait déjà, quand son maître avant de passer:
—D'Œls, reprit-il, j'y songe; allez donc ordonner que l'on couvre mes chevaux; les braves bêtes étaient tout en sueur.
Alors il s'avança dans la grande loge tendue de velours nacarat; et comme l'orchestre entonnait l'hymne national de 1813, Charles d'Este se découvrit et salua la foule qui l'acclamait. Il avait quarante-cinq ans à cette heure; assez gros, d'énormes sourcils, un teint brun et rouge bourgeonné, l'air moqueur et féroce, et de petits yeux noirs percés très haut, à la racine d'un nez prodigieux, busqué, qui lui tombait sur une barbe épaisse. Il était en complet uniforme de général blankenbourgeois, les plaques de ses ordres sur la poitrine, épaulettes de diamants jaunes, et à l'épée sept ou huit millions de pierreries. La Toison lui pendait au cou, d'un cordon rouge.
Il s'assit, mettant à sa droite le comte Otto, et à sa gauche, Christiane et la petite Claribel. Une profusion de lumières éclairaient la salle dorée. Partout les pierreries, le satin, la parure éclataient avec somptuosité. Les diamants dardaient des feux; les éventails peints s'agitaient: force rubans orange ou bleu céleste, qui sont de l'ordre des Guelfes et du Cheval-Blanc, coupaient les uniformes noirs; et les cordons de femmes au premier rang des loges, demi-nues, parées, les cheveux hauts, y faisaient sur tout le pourtour, une montre de gorges, d'épaules et de chairs superbes étalées. C'était alors la mode des volants, des gazes pailletées d'argent, des écharpes de violettes et de myosotis; des chaînes de feuillage suspendaient à la taille un petit miroir Renaissance; beaucoup de femmes tenaient en main des bouquets de camélias; et les quatre rangées de loges, toutes chatoyantes de couleurs tendres, et pareilles en symétrie, montaient ainsi jusqu'au plafond, blanc et rose, où se voyait un Apollon au milieu de grands corps de déesses. La fable courait à la cour, que le dieu, dans sa nudité, était peint au vif, d'après le duc Charles.
L'hymne cessa; le vieux Rummel, maître de chapelle de Son Altesse, quitta le pupitre discrètement, se coula dans un coin de l'orchestre, où il était à peine établi, qu'une porte basse s'ouvrit, à gauche du proscenium. Wagner parut.
Il fit au duc Charles, assez roidement, une orgueilleuse révérence, à quoi Son Altesse répondit par une inclination de corps. Tous se penchaient pour le mieux voir, avec quelque réserve pourtant, la jalousie du Duc souffrant d'une attention qui ne lui était pas consacrée. Le silence enfin se rétablit. Wagner venait de monter au pupitre. Il s'assit, rassembla d'un geste impérieux les musiciens sous son archet, passa sur eux un coup d'œil pénétrant,—ce qu'ils allaient jouer d'abord, selon un caprice de Charles d'Este, c'était la symphonie qui ouvre Tannhaüser,—et soudain, donna le signal.
Les cuivres partirent, entonnant le fameux chœur des Pèlerins. Il décrut, s'enfonça au lointain, et de mornes bouffées de sons où l'hymne flottait en vagues soupirs, s'épandaient comme la mélancolie d'un crépuscule. Voici venir la nuit, une nuit de magie et d'enchantement, la nuit du Venusberg, le mont où la déesse retient captif le chevalier. On entendit un chant d'amour, puis, la Bacchanale éclata; toutes les voix de l'orchestre tonnèrent, et ce fracas passait comme le souffle même de la Grotte de beauté, comme la trombe harmonieuse, où était emporté, dans une éternelle tempête d'amour, l'inquiet chevalier, Tannhaüser. Et, si blasé que fût le Duc, quoiqu'il crût indigne de lui de se laisser toucher par les pensées d'un autre homme, un peu d'orgueil lui haussa le cœur. Il promena ses yeux avec fierté sur la multitude qui l'entourait, sur ses enfants jeunes et beaux qui se serraient à ses côtés, sur cette noblesse fidèle, dont les ancêtres servaient les siens. Gardé par ses soldats, acclamé par son peuple, il était bien le fils d'une famille de dieux, le chef des derniers de ces Guelfes, aussi puissants jadis que les Habsbourg, aussi nobles que les Bourbons. Cette longue suite d'aïeux lui revint d'un seul coup, en mémoire: son grand-père, le duc fameux par son manifeste contre la France, Othon, le vaincu de Bouvines, l'empereur Henri le Lion, dépossédé, mis au ban de l'Empire, et Witikind enfin, l'ancêtre fabuleux, le plus grand des Saxons. Il oublia le bruit, la fête, cette magnificence qui l'entourait, et le regard perdu, s'abîmait en ses pensées. Les derniers accords retentirent, et l'applaudissement fut général, dès que le Duc en eût donné le signal.
—D'Œls, dit-il en passant dans le petit salon turc, où l'attendaient toutes sortes de fruits, de pâtisseries et de liqueurs, amenez-moi Wagner après le spectacle. Je veux qu'il reçoive de ma propre main, la grand'croix de l'ordre du Cheval-Blanc.
Les éventails battaient; des rires partaient tout à coup, et je ne sais quoi de plus vif s'était répandu dans l'assemblée, toute morne sous l'œil du Duc, et étouffant de silence et de gêne. Le comte Franz galantisait près de la jeune Italienne; Hans Ulric frémissant parlait à Christiane en mots rares, émus, et comme mourants sur ses lèvres, et M. d'Œls, au fond de la loge, persiflait le baron de Cramm, lequel fort ventru et grand sueur, ruisselait à faire pitié. Mais un timbre strident appela; le Duc regagna son fauteuil, où il était à peine assis que, se penchant vers Otto:
—Hein! mignon, si le feu prenait! dit-il, avec un rire joyeux.
L'on allait donner maintenant un acte de la Valkyrie, l'un des drames dont est composée la tétralogie de l'Anneau. Wagner avait choisi ce fragment de son grand ouvrage, parce qu'il n'y fallait que trois voix, et que la fable s'en pouvait aisément détacher du plan général. Le bruit s'apaisa peu à peu, l'orchestre fit un court prélude, et le rideau se leva.
C'était une habitation primitive, une tanière de chasseur. Des hures monstrueuses, des peaux d'ours et de loups, des massacres d'aurochs en couvraient les murs; le tronc d'un hêtre colossal occupait le centre de la chaumière. Au dehors, la tempête hurlait, et une femme, sur la scène, offrait à boire à un guerrier, exténué de fatigue et de soif. On était transporté aux temps légendaires, quand la race des Dieux luttait contre les Nains et les Géants, et que des héros, fils de dieux, conquéraient des vierges à travers le feu. Ensuite, un thème rude éclata, un pas courut précipité, et Hunding entra, l'époux de Sieglinde et le maître de la demeure.
Mais l'attention n'était pas à la scène, et se détournait sur la loge, par des coups d'œil furtivement jetés, et de rapides chuchoteries. Dès l'entrée du chant de Sieglinde, le Duc, surpris, avait levé la tête. Il consulta son billet de programme imprimé en lettres dorées. Sieglinde se nommait Giulia Belcredi. Elle avait été amenée de Munich par Wagner lui-même, à qui elle s'était offerte pour chanter, aussitôt le gala proclamé. Le Duc l'avait à peine vue, le jour de la présentation, l'oubliant depuis si parfaitement, qu'il ne la reconnaissait point. Avec sa lorgnette il l'examina, et elle lui parut touchante dans son ample vêtement blanc, tandis qu'elle attachait sur Siegmund, son frère inconnu, des yeux déjà brûlants d'amour. Mécontent qu'on l'observât ainsi, et pour dérouter les fâcheux, Charles d'Este se mit à déguster tranquillement un sorbet posé près de lui, sur une tablette, et entre temps, il lorgnait l'assemblée, jouant à se nommer tout bas les visages d'après les épaules,—car il était bien peu de femmes de sa cour qu'il n'eût pas eues à son commandement,—et cherchant si qui que ce soit ne manquait à la fête. Mais non, tout Blankenbourg était là, et même il échappa au Duc comme un geste de ressouvenir:
—Avez-vous au moins, monsieur d'Œls, signifié mes ordres à Bergmuller?
C'était le nom de l'unique accoucheur qui se trouvât dans le duché. En effet, M. de Lauingen étant parti subitement, sans en donner avis au Duc, celui-ci, de furie pour cette trahison, s'en était pris à la baronne, dont la grossesse arrivait à son terme.
—Je lui ai fait défense au nom de Votre Altesse Sérénissime d'assister madame de Lauingen, répliqua d'Œls, qui s'inclina.
Le Duc, aussitôt radouci, reporta ses regards sur le théâtre. Parmi des fureurs de trompettes et un tumulte guerrier, Hunding y défiait son hôte; le hasard avait jeté Siegmund chez le plus violent de ses ennemis. Qu'il dormît sans crainte cependant; la maison lui était amie jusqu'à l'aurore; alors s'engagerait le combat, et point de merci au vaincu! La pâle Sieglinde sortit préparer le breuvage du soir; Hunding appesanti de colère et de fatigue, la suivit au lit nuptial. Maintenant, Siegmund était seul; un silence chargé de passion l'enveloppe, tandis qu'il rêve au coin de l'âtre. La flamme peu à peu s'appâlit; une nuit plus profonde descend; la porte s'ouvre; c'est Sieglinde.
Le Duc ressaisit sa lorgnette, et tous les regards attentifs étaient fixés sur la scène. Depuis huit jours, il se disait merveilles du duo d'amour qui suivait, et qui passait de loin le reste, à l'avis unanime des initiés des répétitions. Les femmes se penchèrent plus avidement; un silence de mort régna. Wagner tout droit au pupitre-chef, ses cheveux gris tombant en désordre autour de ses tempes, maigre, avec son nez d'aigle et ses yeux perçants, marquait lentement les mesures. Le thème de l'Epée flamboya dans l'orchestre. Sieglinde montrait à Siegmund la garde d'or d'un glaive au flanc du hêtre. Un étranger était venu un jour, avait poussé le fer jusqu'au cœur de l'arbre... Mais un trouble la saisissait, une sorte de langueur amoureuse; des silences haletants coupaient le dialogue; des soupirs lui gonflaient la poitrine; l'aveu suprême leur échappait.
A ce moment, quelqu'un gratta, timidement d'abord, puis avec du bruit, contre la porte de la loge, et quand M. Smithson l'eut ouverte, un capitaine effaré se montra.
—Qu'y a-t-il donc, monsieur, de si pressé? fit d'Œls sèchement, sur quoi, l'autre, en balbutiant, remit une lettre au vieux chambellan. Elle avait été apportée à franc étrier, par un garde du forestier de Mannersberg, et l'affaire était capitale, ainsi qu'en témoignaient ces mots tracés sur l'enveloppe: Je supplie Votre Altesse Sérénissime d'ouvrir cette lettre immédiatement. Alors, comme entendant enfin le murmure du colloque derrière lui, le Duc s'était retourné furieux, M. d'Œls lui tendit la missive, scellée d'un large cachet de cire rouge.
Charles d'Este la prit non sans étonnement, vit cette étrange suscription, et rompit la lettre tout aussitôt. Il la lut d'un coup d'œil, fit un cri, se dressa, dans un désordre inexprimable.
L'orchestre surpris s'arrêta, et l'émoi redoubla lorsque l'on vit le Duc sortir violemment de sa loge, suivi de ses enfants et de ses familiers. Fort tôt après, le rideau s'abaissa, les colloques éclatèrent. Richard Wagner pâle et debout, le visage tourné vers la salle, demeura un moment indécis, puis finalement se retira. Et soudain, une rumeur étrange se répandit par l'assemblée. L'un des corps de l'armée prussienne avait pénétré dans le duché; le forestier de Mannersberg s'était vu au moment d'être pris, n'avait eu que le temps de mander à Son Altesse cet incroyable coup du sort. La nouvelle fit, à demi-bas, le tour de la salle. Il en parut de la stupeur d'abord, ensuite de l'alarme; nul n'osait remuer toutefois, la cour entière ayant les yeux sur qui donnerait le signal. Enfin, il se risqua quelques audacieux, qui furent suivis de beaucoup d'autres; et Son Altesse ne revenant point, cela tourna en débandade, les femmes criant, les valets bourdonnant, partout l'horreur et la confusion, et la plupart qui s'embarquaient en hâte avec les plus tôt prêts, de manière qu'au bout d'un instant, la solitude fut aussi grande au théâtre que la foule y avait été, et la route de Blankenbourg couverte d'un torrent de voitures.
Pendant ce temps, le Duc dans l'un des salons, s'abandonnait à sa frénésie. La fureur l'étouffait, lui étranglait la voix. Les Prussiens, les Prussiens dans le duché!... Et, presque en écumant de rage, il éclatait contre son frère, ce perfide, ce lâche, ce fourbe et autres noms à faire baisser les yeux; puis des jurons, des invectives, des clameurs et des coups de talon, dont il semblait qu'il trépignât sur le cadavre de son ennemi. Tout en péril si soudainement!... Le danger possible, affirmait Wilhelm, était plutôt par Lunebourg, et c'était par Wolfenbuttel que les Prussiens débouchaient!... Et ce traître de Lauingen! Tonnerre!... Et rencontrant à portée de sa main une pendule de vieux Saxe, à laquelle il tenait cependant, le Duc la brisa contre le parquet, puis défaillant, sans voix, tomba sur un canapé.
Son premier feu était jeté pourtant, et ses enfants, un moment après, se hasardèrent à rentrer, en versant des larmes et en l'embrassant, car si dur que fût pour eux leur père, des occasions si désespérées rappellent toute la tendresse. Alors de se voir ainsi entouré, les entrailles s'émurent au duc Charles; cet appareil, sa propre extrémité s'accordèrent pour le toucher, et les pleurs lui montèrent aux paupières; mais il eut honte de sa faiblesse, et se leva pour la cacher, en disant avec vivacité:
—Eh bien! nous partirons au point du jour, nous ne sommes pas les plus forts, il faut laisser passer la bourrasque.
On discuta sur les moyens, et M. d'Œls étendit les articles à la mesure du déplaisir qu'il voyait qu'en éprouvait le Duc, qui se contint. Il montrait à présent une résignation de théâtre et même un enjouement simulé qui tendait à la grandeur d'âme.
Cependant par tout le château, régnait une activité prodigieuse. Contrainte d'abandonner la place, Son Altesse tenait du moins à y laisser le moins qu'il se pourrait, et sous la conduite de M. Smithson, valetaille et menus officiers emplissaient des caisses énormes, que le Duc avait fait fabriquer pour être prêt à toute aventure. Cent cinquante soldats choisis des chasseurs de la garde, aidaient aux hommes de livrée. On décrochait tableaux, horloges, miroirs d'applique; on déclouait les tapis précieux, les damas, les lampas, les brocatelles ramagées, les velours ciselés des tentures. Chaises et fauteuils à pieds en spirales, lits antiques à colonnes torses, des cabinets d'ivoire et de lazulite, des paravents à bergerades, des tables, des consoles, jusqu'à des bras de nègre formant torchère, des carreaux de cuir gaufrés d'or et mille bagatelles pareilles, M. d'Œls fit tout enlever, d'après les ordres de Son Altesse, qui eût voulu emporter de surcroît les dorures des murs, les peintures des plafonds et la transparence des vitres. Un flot d'hommes roulaient par les escaliers; cinquante ou soixante fourgons stationnaient en face du château, et l'on y jetait des croisées, force gros ballots de lingerie. Leurs conducteurs triés par d'Œls parmi les valets les plus dévoués, devaient feindre de s'engager sur la route de Helmstadt, et de là, gagner secrètement une maison de campagne du comte. Et comme rien, les joies ni les calamités, ne vont sans boire en Allemagne, deux gros tonneaux de bière étaient posés dans l'antichambre. Qui voulait, tournait la cannelle et vidait la pinte.
Une opération assez délicate fut de desceller la grande porte de la galerie des Beautés. Elle était une rareté, en ébène marqueté d'ivoire, d'un ancien travail italien, et remontait à l'électeur Antoine Ulric, l'ami et le protecteur de Leibnitz. Il prit la fantaisie au duc Charles, comme d'Œls retournait en surveiller l'enlèvement, de le vouloir accompagner, et ils arrivèrent à l'instant où dix-huit soldats en descendaient les deux battants par l'escalier, sous la conduite d'un grand escogriffe, revêtu de la livrée marron. Il voltigeait en tête du cortège, prodiguant les encouragements, trépignant et piaffant sur place, et s'écriant à toute apparence de heurt:
—Aïe! porco! porco! doucément!
Mais quand il aperçut le Duc, Arcangeli, car c'était lui, fondit vers Son Altesse, comme d'enthousiasme, et lui embrassant les genoux, il se répandait en élans, se relevait avec des yeux enflammés de dévouement, gesticulait, se frappait la poitrine...
—Eh! animal! je t'emmène avec moi; c'est convenu, tiens-toi tranquille; et arrêté au haut de l'escalier, le Duc accompagna l'Italien de ses rires, jusqu'à la dernière marche; puis pouffant de ressouvenir, lorsque le maraud eut disparu:
—Quel amusant coquin! fit Son Altesse. Où diable, avais-je déjà vu une tête à peu près pareille? et par réflexion aussitôt:
—Mais, d'Œls, ne trouves-tu pas qu'il ressemble en laid à la femme de chambre qui remplaçait ce soir, miss Phœbé, près de Claribel?
—Je crois, reprit le chambellan, qu'ils sont quelque chose comme frère et sœur; au moins les a-t-on vus arriver ensemble à Blankenbourg, où la police, il faut le dire à Votre Altesse Sérénissime, a eu l'œil quelque temps sur les compagnons.
—Bien! fit brusquement Charles d'Este, que le spectacle qui s'offrait à lui n'était pas pour rendre patient. Partout des porcelaines brisées, les fruits du buffet piétinés, et des gâteaux, des viandes éparses, qui baignaient dans des flaques de vin. Le Duc s'emporta de nouveau, et vomissait mille injures. Puis, comme pour se consoler en pensant aux richesses hors d'atteinte, il parla de son écurie, dont il avait expédié la plus grande partie à Francfort. En effet, quoi qu'il voulût dire, ce coup ne le prenait point à l'improviste; et tant de dépêches chiffrées qu'il recevait depuis la veille, sans les montrer, contenaient les moindres détails de la marche en avant des Prussiens, et de leur tactique évidente d'occuper, au début, les gras territoires de l'ennemi. Mais il avait compté sur le hasard, sur la Providence, poussant l'incurie à tel point que le peu de simples mesures qui l'eussent aussitôt averti de l'invasion de l'armée prussienne, il ne l'avait pas même pris.
La grande horloge sonna deux heures, et le Duc regagna le salon des Glaces, mais il ne s'y trouva qu'un heiduque pris de vin, dont il tira que ses enfants venaient de passer dans la serre, comme ils y étaient effectivement. Une odeur suave flottait avec la chaude buée des étangs; les lampadaires allumés découvraient ces bosquets de palmiers, superbes, touffus, innombrables, qui sont la gloire de Wendessen; et des lianes par milliers, chargées de fleurs multicolores, pendaient en grappes, de toutes parts.
—Et ma perruche! exclama tout à coup le Duc, dans l'imprévu de ses réflexions.
Il fallut dépêcher un exprès à Blankenbourg, puis Charles d'Este s'ennuyant, s'avisa de son en-cas de nuit, et qu'il avait faim, lui semblait-il. On mit la table à un bout de la serre, au Labyrinthe, une manière de treille, pleine de portiques, de berceaux, et d'un fourmillement de sources, qui était tout ce qui subsistait de l'ancien jardin flamand. La compagnie s'y assembla, tandis que Christiane avec Claribel, endossait à la hâte un costume de voyage; et le Duc se mit à souper à fond: quatre potages, entrées, perdrix et faisans comme rôts. Il avait recouvré toute sa gaieté, bouffonnant, riant à pleine gorge, et si badin qu'il prit plaisir, voyant apparaître Arcangeli, à l'envoyer considérer les «bêtes» du Labyrinthe. Ce sont des curiosités d'eau qui inondent les visiteurs. De l'eau leur part sous les pieds; une pluie traîtresse leur tombe d'oiseaux factices postés sur les arbres; et d'autres jets qui se croisent à bouillons, mouillent jusqu'aux os les imprudents, en sorte que l'Italien se présenta tout ruisselant, mais sérieux comme un augure, au milieu des rires éclatants de Son Altesse.
—Parfait! parfait! put dire enfin le Duc: je n'ai jamais vu un gaillard aussi délicieux que toi.
Et, coupant court d'un geste à ses démonstrations:
—Eh bien! parle! voyons, que veux-tu?
Sur quoi le maraud expliqua qu'il y avait là des gens d'apparence grave, qui demandaient à être admis près de Son Altesse Sérénissime, les notables en députation, disaient-ils, et le bourgmestre de Blankenbourg.
Les jurons et les invectives commencèrent dès avant qu'il n'eût achevé, et voilà le Duc debout, tempêtant, les assiettes volant de toutes parts, la table renversée, et de grands pas furieux à travers la serre. Nul ne branlait que l'Italien, tout occupé à tordre ses basques. Le Duc l'aperçoit, le prend aux épaules, le tourne et le lance à trois pas, mais Arcangeli, sans s'émouvoir, ramasse un des plateaux de vermeil qui avait roulé jusque là, pose dessus un billet de visite, et s'avança le présenter avec un sérieux si effronté, que le Duc ne put résister à l'éclat de rire qui le saisit.
—Etonnant!... je t'attache au service d'Otto; tu seras son portemanteau... Eh bien! qu'y a-t-il donc?... qu'est-ce encore?
—Ma deuxièmé commission, illoustrissimé Mazesté... la carté d'ouné donna, d'ouné cantatricé, qui sollicité d'avoir l'honnour d'entretenir Votre Altesse Sérénissime.
Giulia Belcredi! c'était elle, oubliée du Duc jusqu'à ce moment, parmi le trouble de ce désastre, et que, fort aise, il commanda qu'on introduisît sur l'heure, l'urgence de la situation ne permettant pas l'étiquette. Il fut pourtant choqué qu'elle ne lui fît point les trois révérences de cérémonie; et l'humeur lui changeant les yeux, la cantatrice lui parut moins grande que tout à l'heure, comme rentrée sous les parquets. Elle venait de faire admirer dans Sieglinde, les plus beaux et les plus épais cheveux roux; et voici qu'elle revenait blonde, avec un teint de lys, l'œil profond, une face étrange, énigmatique.
Le Duc eut recours aux compliments sur le plaisir qu'il avait eu. Elle y montra tout l'usage du monde, fine, souriante, mesurée, et digne en ses remerciements, quand Son Altesse, comme font les princes d'Allemagne, lui remit un petit bracelet de pierreries, apporté à son intention. Alors, non sans hésitation:
—Mais tant de bonté qu'on me montre, m'encourage pour ma demande...
Elle exposa son grand désir de pouvoir sortir de Blankenbourg, avant l'arrivée des Prussiens. Elle les craignait, les abhorrait. Cependant le train de Dusseldorf la remettait au lendemain; aucun moyen de se procurer quelque voiture que ce fût, par la terreur où l'on était de l'ennemi. Elle s'était donc enhardie à venir supplier Son Altesse, (et elle épiait le duc Charles, les regards tournés en dessous vers lui), de vouloir bien l'admettre, avec son peu de bagages, dans une des calèches de la suite, jusqu'à ce qu'on fût hors de Blankenbourg.
—Mais oui, sans doute, répondit sèchement le Duc, aussitôt refrogné par la mention des Prussiens, et que rien n'effarouchait d'ailleurs, comme une avance trop directe. Et puis, elle lui plaisait moins que dans son rôle de Sieglinde, et en lui tournant les talons, il avisa Arcangeli. Alors, afin de mieux piquer par la différence des traitements, la chanteuse malavisée, car il avait d'étranges petitesses:
—Tu as déjà, demanda-t-il d'un air de familiarité, une parente dans ma maison?
—Elle est ma sœur de mère, dit l'Italien laconiquement, en désignant Emilia.
—Eh bien, reprit Son Altesse pour ne point rester court, désormais je t'attache à ma propre personne. Tu seras l'un des valets de pied de mon carrosse.
Il n'était pas loin de trois heures; une lueur livide filtrait à travers les carreaux de la serre, et le Duc commençait à marquer quelque impatience, quand M. Smithson reparut. Il était allé donner ordre à tous les derniers préparatifs, et ramenait de Blankenbourg la chaise de poste de Son Altesse. Alors, après plusieurs tours en silence, le maintien sombre et les yeux baissés, Charles d'Este ouvrant une porte, descendit les degrés à pas lents, et tout le monde le suivit.
Une longue file de voitures attendait en face du perron, où les derniers lampions s'éteignaient. Le calme partout; aucun bruit. Le Rocher de vin saccagé, qui avait cessé de couler, était jonché de débris. Sur la façade du château, quelque ligne de gaz reprenait soudain par bouffées, dardant des langues bleues, sinistres. L'aube apparaissait au fond du ciel; les grandes allées silencieuses s'enfonçaient en des lointains livides. Des fumées montaient çà et là, tout droit, de pots à feu demi-éteints.
La chaise de poste du Duc était en tête du cortège, attelée de six vigoureux chevaux. M. Smithson lui en remit la clef, et Son Altesse ouvrant le volet d'une des portières, y passa le coup d'œil du maître. Une lampe de bronze suspendue en éclairait l'intérieur, entièrement matelassé d'un satin bouton d'or broché de fleurs noires, et qui contenait un lit, un dressoir, une table à coulisses, un divan et un coffre-fort. Il y avait plus de huit années que Son Altesse n'avait mis le pied dans un wagon de chemin de fer, passant sur les incommodités sans nombre, par la terreur d'un accident.
—La cassette aux diamants est-elle dans le coffre-fort?
—Son Altesse Sérénissime peut s'en assurer, dit M. Smithson.
—Alors tout est bien, en avant!
Mais dans l'instant qu'il détournait la tête, le Duc aperçut qui marchaient à lui, le bourgmestre de Blankenbourg, escorté des principaux notables. Ils s'étaient obstinés à attendre, malgré le refus d'audience, et s'en venaient représenter à Charles d'Este l'effet certain de découragement, d'abandonnement au vainqueur que sa fuite allait produire. La voix en défaillit au Duc; une si excessive furie qu'elle lui suspendit tous les sens, le fit trembler de la tête aux pieds; et éclatant enfin, d'un geste et d'un accent à épouvanter:
—Ah! triples traîtres! hurla-t-il. Hildemar! les dogues de Cuba! lâche-les sur cette canaille!
Aux éclats de cette voix tonnante, les malheureux s'étaient enfuis, si effarés et si grotesques dans leur course, que le Duc passa une fois encore de la tragédie à la farce, et c'est en se mourant de rire qu'il monta dans la chaise de poste. Puis, avant même d'être assis, il appela M. d'Œls, et donna l'ordre qu'on allât chercher Richard Wagner, où qu'il pût être.
—Mais probablement, dans l'appartement que Votre Altesse Sérénissime a bien voulu lui assigner, à Wendessen.
—Bien! qu'on le fasse se lever, et qu'on l'amène.
L'aube grandissait à l'est. Une clarté jaunâtre et mouillée montait sans bruit dans le ciel gris. On voyait des oiseaux voleter, et le silence n'était troublé que par l'ébrouement d'un cheval, ou le bruit d'un ongle qui frappait la terre. Les deux escadrons de hussards, désignés pour escorter le Duc, s'étaient rangés sous bois, les lattes dégaînées et luisantes à travers les arbres. Les voitures ne bougeaient point. Sur le siège de la chaise de poste, à côté de Hans le cocher, se carrait Arcangeli, examinant du coin de l'œil Emilia, à qui Franz tenait des discours. Les autres, blêmes et frissonnants, marchaient de long en large; et seule, à l'écart, la Belcredi, drapée dans son large manteau, et qu'Otto regardait de loin, fixait sur tous des yeux profonds et vagues.
En ce moment, Wagner descendait le perron, accompagné du comte d'Œls.
—Ah! vous voici, monsieur, dit le Duc, et aussitôt il s'excusa d'avoir interrompu ainsi la Valkyrie, et aussi, du lieu et de l'heure de cette audience,—mais nous sommes des fugitifs, répétait-il avec amertume. Il termina en remettant à Wagner, comme gage particulier d'estime, son portrait entouré de brillants, ainsi que la grand'croix de l'ordre du Cheval-Blanc; puis, interrogeant le musicien:
—La troisième partie de votre poème se nomme Siegfried, m'a-t-on dit, mais quelle est donc la quatrième, monsieur Wagner?
—C'est le Crépuscule des Dieux, Monseigneur.
Ce titre parut étonner le Duc, et il le répétait entre ses dents, jusqu'à ce que ramené à lui-même, et pour congédier son interlocuteur:
—C'est avec vous, monsieur Wagner, dit-il, que j'aurai eu ma dernière entrevue.
Toute la suite aussitôt monta dans les voitures, en même temps que les deux escadrons accouraient se ranger par derrière. Une immense couleur dorée enveloppait maintenant le ciel; les pièces d'eau étincelaient, frémissant à des souffles plus vifs; mille cris d'oiseaux retentissaient. Il y eut une courte pause; ensuite Hans, le vieux cocher, toucha, et la chaise de s'ébranler.
Mais le Duc, se jetant furieux, au carreau de la portière:
—Brute! lourdaud! qui t'a dit de partir! Crois-tu que je ne suis plus ton maître? et d'un geste à Arcangeli:
—Prends la place de ce butor, lui cria-t-il; je te nomme premier cocher. Hans! va-t'en conduire aux bagages.
Il abaissa toutes les glaces, et promena un long regard sur ce qui l'entourait. Les parterres embaumaient l'air tranquille; une fraîcheur délicieuse s'exhalait avec les vapeurs matinales; quelque biche, par intervalles, bondissait au profond des taillis. Un soupir gonfla sa poitrine, puis il cria: Partez! d'une voix forte, et les six chevaux détalèrent, enlevés par les postillons, tandis qu'Arcangeli faisait claquer son fouet, et que le duc Charles, après un suprême adieu à Wendessen déjà lointain, s'allongeait sur le divan turc, en répétant, ainsi que dans un rêve: Le Crépuscule des Dieux... le Crépuscule des Dieux.
II
C'est à lents tours de roues, et non sans beaucoup d'arrêts et de séjours, que Charles d'Este, une fois parvenu à Francfort, continua de s'éloigner de ses Etats. Congédiant là soudainement ses domestiques et ses enfants, qui allèrent l'attendre à Paris, dans l'hôtel qu'il y possédait, il emmena pour toute suite les divers officiers de sa bouche, cuisinier, glacier, sommelier, et dans sa chaise, tête à tête, Arcangeli, passé de cocher confident, par l'engouement toujours plus marqué de Son Altesse. Celle-ci se montrait d'ailleurs de méchante humeur. La chaleur de juillet était accablante dans cette berline fermée, et le Duc, pour y mieux résister, se crevait de fruits tout le jour, melons, raisins, cerises, brugnons, qu'il noyait de torrents de bière. Des souffles brûlants arrivaient à travers les mantelets baissés, et la chaise vernie flambait de soleil, au milieu des plaines crayeuses de la Champagne. Puis, le temps se tourna en averses continuelles; et toujours ce livide ciel gris, les chemins noyés de boue, et la pluie qui ruisselait aux vitres. Le Duc multipliait à présent les relais, tellement qu'à force de pourboires, de jurons et de mèches de fouet, l'on atteignit la grande ville et l'avenue des Champs-Elysées, un matin, sur les sept heures.
Il descendit, baisa Otto et Claribel, salua Franz, Hans Ulric et Christiane accourus au devant de lui, leur présenta Arcangeli en qualité de premier valet de chambre, ce qui parut décidément comme l'aurore d'un soleil levant et du règne d'un favori; puis passant dans son appartement, Charles d'Este se fit mettre au lit, et de dix jours, n'en bougea plus.
Il s'éveillait tard, soupirait, gémissait, ordonnait à l'Italien de ne laisser entrer qui que ce fût, et de tenir les rideaux fermés. Le demi-jour qu'il ne haïssait pas, rendait plus calme encore cette chambre magnifique avec ses crépines de vieil or, ses sombres hautes-lisses flamandes, et le lit à quenouilles, environné d'un balustre. Il y avait toujours à portée du bras, un déjeuner complet sur une table: des huîtres, du caviar, des crevettes roses, avec l'un de ces pâtés à la hollandaise, pleins de truffes, de poires tapées, de rouelles de bigarade; puis des fruits de toutes les sortes, de la bière, du chocolat, du champagne frappé dans un seau d'argent, et de grands drageoirs de nacre et d'orfèvrerie qui débordaient de mille sucreries. Le Duc en chipotait à tout moment: il tortillait deux ou trois bouchées, mais l'appétit ne s'ouvrait point, les morceaux lui croissaient aux dents. Il caressait César languissamment, bourrait sa perruche de biscotins, puis retombait sur son lit, épuisé, et répétant qu'il n'avait jamais éprouvé un été si chaud et si fâcheux.
Alors Arcangeli imagina d'autres amusements; bagatelles de mécanique, papillons étouffés dans l'huile de rose, des chariots traînés par des grenouilles, semer du cresson sur de la flanelle, voir pousser des jacinthes dans l'eau. Incomparable pantomime, il revêtait le personnage de tous les gens de la maison ducale, les gestes roides du comte d'Œls, l'accent guttural de M. Smithson, le léger zézaiement de la Viennoise Augusta. Etrange favori, vraiment, qui semblait né pour grimacer à la parade d'un bateleur! Une turbulence de singe le portait partout au même moment, tantôt perché au dossier d'un fauteuil, tantôt courant à quatre pattes; puis des bonds, mille tours, des voltiges, de grands gestes, des éclats de voix. Pendant ce temps, le Duc couvert de son manteau de lit de satin blanc à échelles de ruban feu, coiffé de nuit avec des papillotes, tuait le temps à parfiler du galon d'or ou à faire des découpages qu'il tirait ensuite au sort, pêle-mêle. La tête casquée de M. de Bismarck se trouvait ainsi d'aventure, sur les épaules d'une baladine, et Son Altesse se pâmait de joie à ces interversions ridicules.
Cependant, trompé par Arcangeli qui le berçait impudemment des triomphes de l'armée autrichienne, Charles d'Este ne doutait point de son retour prochain à Blankenbourg. Eloigné de Paris depuis fort longtemps, il n'en voulait pourtant rien voir, cette fois, disant qu'il ne mettrait le pied hors de son hôtel, que pour monter en chaise de poste. Lettres, journaux, paquets, même les dépêches du comte d'Œls, le Duc laissait tout s'accumuler, jusqu'à ce qu'un jour, il eut le caprice d'attaquer enfin cette montagne.
Alors la vérité lui apparut à plein. L'entrée des Prussiens à Blankenbourg, dès le lendemain de sa fuite, y avait été le signal d'un déchaînement universel. Ses caprices, sa tyrannie, ses refus de signer les lois votées par le Landtag, les troupes mal payées, le commerce dépérissant, les finances taries à force d'exactions, tout le duché en deuil et en souffrance, s'élevaient contre lui, l'accusaient. Les uns il les avait bannis; emprisonné, ou dépouillé ceux-là de qui le nez ne lui plaisait point, si hors de sens, si frénétique par accès, que son Landtag avait jadis pensé à nommer une commission secrète de lunatico inquirendo.
Les mauvaises nouvelles se succédèrent. Les Prussiens découvrirent où étaient cachés les meubles enlevés à Wendessen, et le pillage n'en épargna que ce qui était sans valeur. Et comme M. d'Œls se récriait et protestait au nom du duc régnant, l'officier avait répondu:
—Votre maître ne règne plus!
En effet, le prince Wilhelm, fait prisonnier en même temps que l'armée hanovrienne, venait d'être appelé au quartier général, pour s'entendre avec les vainqueurs, sur la réorganisation du duché.
La rage du Duc ne peut se décrire. Ecumant, tapant des pieds, frappant les meubles, hurlant qu'il enverrait à Wilhelm un cartel qui retentirait dans toute l'Europe, ses folies épouvantèrent le paisible hôtel. Il commanda chez Larribeau, le fameux fournisseur des armées, vingt-cinq mille cocardes au Cheval, fit tirer des proclamations et des décrets à un million d'exemplaires, et se tint prêt à quitter Paris. L'inquiétude extrême autour de lui, collait tout le monde aux fenêtres, dans l'attente et dans l'appréhension d'une nouvelle décisive: plus de bruit, partout un morne silence; on se voyait de loin, on n'osait se parler, sinon quatre mots, coulés à l'oreille. Charles d'Este, malade d'impatience, allait faire quelque folie, lorsque la nouvelle de Sadowa bourdonna, grandit, éclata enfin,—et tous ses détails.
Le coup fut terrible pour le duc Charles. Il s'enferma, passa la nuit avec des bougies autour de son lit, et Arcangeli près de lui, le veillant, sans dire mot. Dès le lendemain cependant, quelque espoir lui était revenu, et il pensa faire merveilles en envoyant le baron de Cramm comme plénipotentiaire auprès du cabinet de Berlin. Le vide de la commission s'accordait bien au ridicule du personnage: les instructions étaient de se soumettre, de baiser les bottes du vainqueur, de protester d'un dévouement inaltérable pour l'avenir. Et ce sur quoi le Duc comptait, c'était sur une lettre autographe qu'il adressait au comte de Bismarck, lui, Charles Ier d'Este-Blankenbourg, chef de la maison des Guelfes.
Il avait pensé tout d'abord, à la place de ce fantoche, envoyer l'un de ses fils aînés. Il craignit de les émanciper s'il les sortait de leur néant, et peut-être même qu'ils ne fissent effort dans le naufrage qui menaçait, pour sauver leur petite barque. Puis il n'aimait guère Hans Ulric, et Franz, grandi au milieu des jupes, haïssait la peine et les affaires. Sa mère, aussi faible que lui, l'avait toujours tenu auprès d'elle, et élevé conséquemment dans la croyance catholique,—le seul des enfants de Charles d'Este, qui ne fût pas du culte luthérien. Ce n'est pas que sa religion, restreinte surtout aux agnus et aux bénédictions du Saint-Père, empêchât à la bonne Augusta la galanterie et les plaisirs. Magnifique et désordonnée, ainsi qu'il apparaissait sur elle à sa coiffure de travers, à ses habits traînant d'un côté, elle vécut noyée de dettes, et ruinée par la passion du jeu. Cependant, en prenant de l'âge, la terreur de la mort qui lui vint, avait fait d'elle, peu à peu, la plus précautionnée et la plus chimérique des femmes; et maintenant, cette manie la tenait des semaines au lit, qu'elle n'aimait point comme le duc Charles, mais s'imposait médicinalement. Elle ne se levait qu'une heure ou deux chaque jour, les employait à s'ajuster, ou bien à jouer au volant avec sa chambrière, et l'on ne la voyait jamais hors du petit appartement qui lui avait été assigné, trois chambres tranquilles, écartées et qui donnaient sur le jardin.
Le Duc, en effet, sa furie guerrière calmée, s'occupait de réformer sa maison. Il fallut songer à Claribel, auprès de qui Emilia continuait à remplir les fonctions de la défunte miss Phœbé. Mais autant cette revêche Anglaise, formaliste comme le cant, avait tyrannisé l'enfant, autant l'Italienne, au cours du voyage, et dans la liberté des jours de l'arrivée, se hâta de se l'attacher, à force de soins et de tendresse. Ses façons vives, ses effusions, ce caressant qui sort des femmes destinées à être mères, et quelque peu de flatterie, car Claribel était glorieuse, apprivoisèrent promptement la pauvre petite solitaire, et lui inspirèrent pour son amie une de ces passions enfantines, si tyranniques. Aussi, quand elle apprit par sa rusée compagne, ce qui les menaçait toutes deux, elle courut bouleversée, pleurante, jusqu'à l'appartement du duc Charles.
—Ah! mon papa, mon papa, laissez-moi Emilia, si vous m'aimez.
—Appelez-moi toujours: monseigneur mon papa, reprit le Duc un peu interdit, et que toute surprise rembrunissait.
Il fut bon homme pourtant, et descendit de l'arc-en-ciel d'où il regardait toutes choses, pour chercher les moyens de contenter Claribel. Mais attribuer le titre de gouvernante à Emilia Catana, il semblait que l'on n'y pût songer. Quelle incongruité qu'un nom pareil dans l'annuaire de la cour, et comment s'y soutiendrait-il parmi la foule des gens titrés! Le Duc s'ouvrit à Arcangeli, qui se montra le plus généreux des frères.—Oh! il ne fallait pas juger Emilia d'après lui-même. Elle était la fille d'un monsignor, élevée dans l'un des couvents de la noblesse romaine. A la mort de son protecteur, la pauvreté l'avait réduite à de singulières extrémités, d'abord à Wiesbaden, lectrice de la princesse Kolorath, puis camériste de la garde-robe chez le Duc.
—Une bonne sœur, Monseigneur! c'est elle qui m'a appelé à Blankenbourg, espérant me faire entrer plus tard, au service de Votre Altesse...
Et tant d'éloges calculés qu'ils éloignèrent pour quelque temps, le choix d'une autre gouvernante, et donnèrent le désir au duc Charles de juger lui-même d'Emilia. Fière, le teint mat, les yeux brillants, avec ces grands traits réguliers des sultanes et des Junons dont elle avait la démarche imposante, elle ne déplut point à Son Altesse, qui se prenait fort aux figures; de sorte que, sans rien de décidé toutefois, elle demeura près de Claribel. Il importait de ne pas trop changer de main la petite comtesse; et du reste, point n'était besoin auprès d'elle, d'une savante jusqu'aux dents, tant Claribel surpassait son âge en finesse, en reparties, en intelligence.
Elle en émerveillait principalement le comte Franz, qui paraissant épris tout à coup d'une belle amitié pour sa sœur, s'était rendu assidu chez elle; mais les regards, comme on le devine, volaient par-dessus Claribel et s'adressaient à Emilia. Il avait toujours pris plaisir ainsi à la société des femmes, vivant comme elles de redits, de commérages, de tracasseries. Plein de parfums et de bijoux, d'un beau blond, le visage riant, arborant des cravates à camées, et idolâtre de ses favoris, le jeune comte n'était pas moins que la fleur des pois à Blankenbourg. Il y avait eu des galanteries, même avec assez de fracas, et sachant le rudiment, conduisit l'attaque en stratégiste; d'abord des soupirs, des œillades, des exclamations à demi-voix, de longues stations devant l'idole. Là-dessus, quelques présents de fleurs, puis, dépité qu'on ne voulût point l'entendre, Franz bombarda de bouquets l'Italienne. Emilia n'en soufflait mot, se contentait de lui marquer une froideur défiante et hautaine, attendant qu'il en vînt à l'écrin, qu'elle lui renvoya aussitôt. Il essaya de la fléchir; elle le requit si sèchement d'avoir à discontinuer ses visites, que le comte stupéfié fit le plongeon, et resta quelque temps sans reparaître.
Mais ceux que l'on voyait le moins, c'étaient Hans Ulric et Christiane, que dès le troisième jour de son arrivée, le duc Charles avait relégués à l'extrémité de l'hôtel, de colère contre leur musique.
—Au reste, ils m'en remercieraient, se dit il ensuite, par réflexion.
Ils semblaient en effet se suffire, n'avoir nul besoin du reste du monde. Leur attachement mutuel qui allait, s'il se peut, plus profondément que le cœur, en mêlant sans cesse tous leurs sentiments, leurs pensées et leurs émotions, ne faisait du frère et de la sœur qu'un seul esprit, une seule âme. On les eut vus rougir ou pâlir au même instant; Hans Ulric entendait le pas de Christiane, à des distances incroyables; et si l'un d'eux était absent, l'autre errait, comme à la recherche de soi-même. Personne ne troublait leurs longs tête-à-tête, car la bonne Augusta, qui était nommément dame d'honneur de la jeune comtesse, eût pu s'enrhumer pendant le trajet. Et leur vie se passait ainsi dans une calme et délicieuse intimité. Doués de la plus belle voix et qui les eût rendus célèbres au théâtre, ils ne se délassaient de chanter qu'en lisant dans Shakespeare et dans Gœthe, les drames où l'on voit Desdémone, Cordélia, Ophélia, Gretchen; et Christiane alors, versait des larmes, aimant ces héroïnes en sœur.
Elle l'était d'aspect et d'âme, blonde, des traits charmants et naïfs, noble, modeste, naturelle, et d'une bonté angélique qui l'avait attachée à Ulric, parce qu'il était laid, disgracieux et écrasé. Pour lui, né avec un esprit supérieur mais triste, parlant peu, ne réussissant ni à la salle d'armes ni au manège, et redoutant son père au point que les pensées lui tarissaient en sa présence, il avait, dès son plus jeune âge, nourri son humeur mélancolique d'art, de lettres et de poésie. Il aimait plus que tout la musique, la savait jusqu'à pouvoir composer, se connaissait non moins bien en tableaux, et avec une vaste lecture, une mémoire singulière, sentait profondément les beautés des livres, en sorte que le Duc le dédaignant, disait de lui:
—Ce n'est qu'un cuistre.
Ils furent pourtant les premiers que Son Altesse fit appeler. Le pauvre homme crevait d'ennui, toujours couché entre son bouffon et ses bêtes, et il exigea trois jours de suite, que son fils et sa fille vinssent lui chanter des chansons du Hartz, telles que: Le cœur est un oiseau joli, ou bien: Buvons et fumons, etc. Lui, cependant, hochait la tête, fredonnait, humait sa cassolette, se faisait laver d'eau de senteur, mangeait, tout en lissant sa barbe, une pleine sabotière de glace, disait d'une matinée quatre phrases, l'une après l'autre, à paroles traînées, et n'imaginait pas un plus malheureux que lui sur terre.
Il finit, à force d'ennui, par se moins céler qu'à son arrivée, et bientôt même, il se fit amener chaque jour, le comte Otto et Claribel. Il avait plaisir à la voir avec ses grands cheveux frisés d'un blond d'argent; le babil de l'enfant l'amusait, et ses fâcheries contre Arcangeli qui sollicitait gravement la faveur de lui baiser la main.
—Je ne veux pas seulement que vous la baisiez en pensée, avait riposté Claribel.
Et toute mignonne qu'elle fût, elle tenait l'Italien fort loin, et lui déconcertait ses impudences. Une fois qu'il donnait sans rire, son avis sur une question de politique, elle s'assit aux pieds de son père, en disant:
—Or ça, mon papa, parlons un peu d'affaires d'Etat, à cette heure que j'ai dix ans...
De quoi le Duc s'épouffa de rire tout un jour. Il préférait Otto toutefois, dont la rudesse et l'effréné imposaient à cet esprit malade. Le petit comte épouvantait, par une hauteur, une fougue nées avec lui, et qu'un rien déchaînait. Il écumait de rage contre le ciel, si la pluie ou le soleil venait lui faire obstacle, et voulait briser les horloges qui le rappelaient à ses leçons. Robuste et souple, les yeux verts, des cheveux roux crépus qui bouffaient à l'excès, il montrait dans son front bas et bombé, dans ses narines dilatées, dans ses énormes mâchoires, dont la supérieure emboîtait presque celle de dessous, tout ce qu'il avait d'instincts grossiers, farouches, passionnés. Il ne s'occupait qu'à la lutte, à la savate et aux coups de poing. Espèce de démon domestique, sa joie était de maltraiter chiens, marmitons, valets d'écurie, et jusqu'aux lingères de l'hôtel, car il affichait pour les femmes le mépris dû à leur pusillanimité et à leur faiblesse.
Une pourtant, de ses froids yeux bleus, avait dompté le jeune monstre. La Belcredi lui avait inspiré un sentiment inconnu et profond. A Francfort, au moment du départ, Otto se glissant près d'elle, était tombé à ses genoux, avait roulé sa tête frénétiquement dans les jupes de la chanteuse, puis avait fui. Il rêvait à elle, souvent encore; cette sensation brûlante lui restait au cœur, si bien qu'un jour il parla à son père de la dame qu'ils avaient emmenée, celle qui chantait, vêtue de blanc.
—Ah! la Belcredi! fit le Duc...
Et la stupeur d'un si complet oubli ne lui laissa pas ajouter une parole. Elle lui avait plu cependant, lui, à qui les femmes ne plaisaient guère, et il revit tous les détails de l'audience de Wendessen, sa mauvaise grâce, sa hauteur, sa brutalité affectée. Il se souvint confusément que Giulia avait fait le voyage en compagnie de Franz et d'Augusta Linden. Pourquoi abandonner sa suite? N'aurait-elle pas dû, tout au moins, venir prendre congé de lui? Mais une femme de théâtre aussi notoire qu'elle l'était, ne pouvait disparaître ainsi; et son caprice se réveillant, Charles d'Este finit par charger l'Italien de découvrir où se cachait la Belcredi. Hélas! Arcangeli ne le savait que trop bien, et il eut un sourire ironique, lui qui, depuis un mois, la voyait chaque jour, passer et repasser aux Champs-Elysées. La devinant sa rivale possible,—car que faisait-elle à Paris?—redoutant quelque intrigue secrète pour avoir accès auprès du Duc, le favori ne respirait plus de la frayeur extrême qu'il avait. Il ne servait de rien de monter la garde. Le plus sot hasard à chaque moment, pouvait tout révéler à Son Altesse; comme de fait, un beau matin, la plupart des journaux annoncèrent que la Giulia Belcredi, célèbre diva de Buda-Pesth, allait débuter au théâtre Lyrique, dans la Flûte enchantée, de Mozart.
Le Duc lut l'annonce, bondit, et envoya aussitôt au théâtre, pour avoir l'adresse de Giulia. L'Italien, qui eût pu la dire, aurait autant aimé se jeter dans un puits, et ce fut Hildemar qui revint annoncer que la cantatrice était logée au Grand-Hôtel. Le Duc fit atteler, et partit en toute hâte... Un escalier à monter, une porte; il était devant Giulia.
—Ah! mon Dieu! Monseigneur!... Votre Altesse...
Car il avait donné un billet de visite sous le nom de comte de Dœllingen, qui était l'un de ceux qu'il prenait pour voyager incognito. Il demeura quelques moments sans répondre. Il la considérait avec étonnement, dans cette chambre au luxe banal, où des costumes de théâtre étoilés d'or étaient jetés çà et là, sur des chaises. Giulia lui paraissait tout autre, plus belle qu'il ne l'avait jamais vue. Elle était en cheveux, massés à la nuque, une robe brodée écrue, ses gants et son ombrelle sur la table; et s'occupait à se passer au poignet, un serpent de diamants, en bracelet.
—Vous alliez sortir? dit Charles d'Este.
—Oui, répondit-elle, j'allais répéter, et elle eut un geste d'insouciance exprimant que rien n'était moins important.
—C'est donc vrai, fit le Duc qui se leva, vous êtes engagée? et rompant brusquement la glace, il lui dit en la regardant entre les yeux, debout, et les deux mains posées sur la table:
—Eh bien! je m'en viens vous prier de ne plus désormais chanter que pour moi seul.
Elle demeura impassible, et une faible rougeur témoigna seule de son émotion, pendant la longue pause qui suivit. Etait-ce la joie du triomphe? Avait-elle osé se promettre qu'un jour Charles d'Este lui appartiendrait? Grande, élégante, l'air haut et noble, et quelque chose de majestueux dans le maintien, elle montrait au Duc un sourire de sphinx, des yeux bleus, profonds et redoutables. Elle répondit simplement:
—Votre Altesse n'ignore pas que c'est tout mon avenir qu'elle me demande.
Elle se tenait devant lui, comme attentive à le percer de ses regards. Alors le Duc, lui saisissant la main, la baisa au-dessous du poignet.
—Je le sais, répliqua-t-il, et je l'entends ainsi. Vous viendrez habiter mon hôtel, en attendant que nous repartions pour Blankenbourg; et se levant, comme après affaire conclue, il se mit à faire quelques tours de chambre, en disant des douceurs à la Belcredi, et s'arrêtant parfois à ouvrir les écrins, ou à considérer les couronnes, dont quelques-unes pendaient aux murs. L'une d'elles, reçue à Naples, était toute garnie de coraux rouges, et le duc Charles en plaisanta; puis, après un peu de silence, il se rassit, demanda une plume, griffonna cinq ou six mots sur une page blanche, et levant la tête:
—De combien est votre dédit?
—De cinquante mille francs, Monseigneur.
Il signa, mit l'adresse au bas: Monsieur le baron James de Rothschild, présenta la traite à la chanteuse, puis, tandis qu'il ramassait son stick et son chapeau:
—Ne vous servez donc plus d'extrait d'œillet, reprit-il. Je ne puis souffrir cette odeur; allons, adieu, ma chère; avant trois jours, votre appartement sera prêt.
Il ne fit, pendant le trajet, que rire dans sa barbe, et se moquer à part soi, du bon tour qu'il jouait à ces badauds de Parisiens. Que de bruit, que de conjectures sur cette disparition de la Belcredi! Il avait fallu cette idée, et je ne sais quelle jalousie de despote contre le public, pour tirer le Duc de son apathie. Il fut frappé en arrivant, du désordre et de la confusion, et de la dispersion des valets à son approche.
—Quoi? qu'est-il donc arrivé?
Et comme Karl balbutiait des mots sans suite, le Duc s'élança vers son appartement, redoutant quelque horrible malheur: César malade, ou la perruche morte. Tous ses enfants y étaient réunis, épars, assis et debout, et même Augusta, les yeux pleins de larmes, qui coulaient de temps en temps. Le comte Franz tenait en main une lettre que, d'un mouvement instinctif, il voulut cacher, quand son père entra.
—Donnez! dit le Duc, et il lut.
La longue dépêche du comte d'Œls contenait le texte du traité conclu entre la Prusse et le Blankenbourg. Le prince Wilhelm était nommé duc, ou, pour parler diplomatiquement, invité à vouloir bien se charger du gouvernement du duché.
—Les voleurs! murmura Charles d'Este, en pâlissant extraordinairement.
Ce fut une colère et une douleur sèches. Il resta trois jours sans parler, vaincu, moribond, anéanti. L'Italien lui lisait les gazettes, les dépêches de M. d'Œls, et la pauvre Altesse se consolait à l'aide du malheur des autres. Il était complet pour le Hanovre, le duché de Nassau, et le grand électorat de Hesse, incorporés à la Prusse. Brême, Hambourg perdaient leurs privilèges de villes libres. La Bavière, le Wurtemberg signaient des traités désastreux, et l'Autriche, amoindrie par la cession de la Vénétie, devait payer, en outre, une très forte indemnité de guerre. Tout le système politique de l'Allemagne était bouleversé au profit de la Prusse.
Le matin du quatrième jour, le Duc, dès son lever, revêtit son grand uniforme de généralissime blankenbourgeois, se para de tous ses ordres dont il avait un arc-en-ciel: Toison-d'Or, Cheval-Blanc, Guelfes, Henri le Lion, Saint-Etienne d'Autriche, Saint-Hubert de Bavière, le Lion et le Soleil de Perse, et commanda que l'on mît les chevaux au coupé de parade, chef-d'œuvre de Binder. Il prit avec lui M. Smithson, qui revêtit l'habit de cour, et tous deux se rendirent aux Tuileries, où le duc Charles envoya demander une audience à Sa Majesté. L'attente fut courte, et l'on revint avec l'ordre de l'introduire.
Ce n'était pas la première fois que le chef de la maison des Guelfes allait se trouver en présence de l'Empereur. Lors de sa venue à Paris, en 1862, les Tuileries l'avaient reçu à merveille, et, depuis ce temps, les deux souverains avaient toujours entretenu les plus amicales relations. Le Duc monta un escalier, escorté du chambellan de service, traversa une assez mesquine antichambre, et alors, au seuil d'une pièce, il aperçut Napoléon, qui s'avança de quelques pas à sa rencontre.
—Ah! Sire! s'écria le Duc, dans quelles terribles circonstances...
Mais l'Empereur, lui prenant le bras et mettant un doigt sur ses lèvres, le fit entrer dans son cabinet, dont la porte se referma, et leur entrevue n'eut pas de témoins. Pourtant, quand le Duc revint à l'hôtel, il semblait plus calme et résigné, et nul doute, qu'après quelques jours, il eût surmonté son chagrin, quand un nouveau désastre vint l'accabler. Le pauvre prince s'aperçut que ses cheveux tombaient en abondance, et Arcangeli ne put lui cacher plus longtemps l'effrayante vérité. Les journées qui suivirent, furent lugubres. Les volets demeuraient fermés; deux bougies éclairaient à peine la vaste chambre, où le silence régnait profondément; et le Duc, tout blanc comme un fantôme, dans ses grands peignoirs garnis de dentelles, coulait le temps sur sa chaise percée, se forgeait un funèbre avenir, et restait des heures à considérer fixement le paquet de ses cheveux tombés.
Le seul effort qu'il s'imposa fut d'écrire un court billet à la Belcredi, qui vint s'établir à l'hôtel, suivie de sa femme de chambre. Au reste, cette installation passa presque inaperçue, tant les enfants de Charles d'Este avaient été accoutumés de vivre au milieu des maîtresses de leur père. Le même jour vit arriver M. de Cramm, l'oreille basse, suant de frayeur et sentant d'avance sur son dos, les éclats de fureur de son maître. La peur d'être interrogé de toutes les façons, et qu'on n'éclairât sa conduite, ajoutait aux angoisses du petit baron. Aussi respira-t-il plus librement, quand il apprit que Son Altesse ne voulait pas lui donner audience.
Telle était la douleur du Duc, qu'il ne reçut pas davantage le comte d'Œls, lequel survint quelques jours plus tard, ramenant un convoi de fourgons qu'il avait pris à Francfort, au passage, et les trente-trois chevaux du Duc. Six étaient des présents du schah de Perse, et tous les autres appartenaient à la race de Blankenbourg, ces chevaux à la robe argentée, les yeux, les naseaux et les sabots roses. Ils descendent, dit la légende, du destrier de bataille donné par Charlemagne à Witikind, et que les princes Guelfes ont placé dans leurs armoiries. Ce fut d'Œls qui présida aux arrangements de l'écurie, et l'on recommença à voir par les couloirs de l'hôtel, ses yeux ardents, méchants, sa physionomie ténébreuse. Il arrivait plein des traits les plus âcres sur les défections empressées des courtisans de Son Altesse, sur les Autrichiens, sur le prince Wilhelm, et jusque sur le Duc lui-même.
Et de vrai, jamais homme aussi plein que celui-ci, de fantaisies et de caprices. Un matin, soudainement, sans mettre rien au net, ni parler de quoi que ce fût, le Duc se leva, retourna tout court à son ordinaire, secouant son chagrin ou n'y pensant plus. Il visita l'hôtel, des offices au grenier, commanda que l'on déballât quatre-vingts caisses, arrivées depuis quelque temps de Southampton, et surveilla leur aménagement. Il compléta le même jour, la réforme de sa maison, maison de bohême jusqu'à ce moment où il avait vécu en attente, et régla les titres de ses familiers. M. d'Œls restait le chambellan, l'aide-de-camp de Son Altesse; M. Smithson était nommé trésorier et grand-administrateur de la fortune du Duc, et le baron de Cramm prenait le titre de gentilhomme de la chambre, gouverneur du comte Otto.
—Quant à la Belcredi, pensa Arcangeli, qui vit Son Altesse se pencher et parler bas à la chanteuse, nous savons ce qu'elle sera.
Le Duc, deux jours après, comme afin de marquer qu'il était désormais bourgeois de Paris, envoya cinquante mille francs pour les pauvres, à l'Assistance publique, sorte de présent d'installation que les journaux ne manquèrent pas de célébrer.
III
Arcangeli parut rêveur à la suite de ces événements. Sous tant de masques et de grimaces, et au milieu de ses extravagances, le bouffon n'en restait pas moins sérieux comme un juif, à ses intérêts et à sa fortune, et ne songeait qu'à réussir. Il en eut bon espoir, en voyant la clôture où Charles d'Este se complut d'abord; il allait le tenir enfermé, avec la clef de sa prison en poche: mais quand il connut mieux le Duc, son naturel capricieux, soupçonneux, et sur quelle dangereuse glace c'était marcher qu'être en faveur auprès de lui, l'Italien pensa à se tourner ailleurs, et à se créer des appuis; en cas d'une disgrâce soudaine. Dépendre d'une humeur si fantasque, qu'on en était toujours en anxiété, comme d'une mine qui va partir, cet état précaire ne pouvait durer. Le favori commença donc à regarder de tous côtés autour de lui, tâchant d'abord à pénétrer les personnages et les intrigues de la petite cour où il vivait. Fils naturel d'un espion de la police du roi Bomba, Arcangeli avait de qui tenir dans le métier qu'il entreprenait. Il excellait à écouter aux portes, à traverser les corridors d'un pas muet et comme étoupé, à surprendre les gens par des irruptions plausibles, et n'était guère moins hardi à fureter des papiers intimes ou à se servir de fausses clefs, pour voir le dedans d'un secrétaire. Or, tout justement, le comte Franz avait l'habitude allemande de tenir un journal de sa vie, et l'emplissait de vers d'opéras, de myosotis desséchés et de ses effusions de cœur, avec une entière confiance.
Un matin du début d'octobre, Emilia se trouvait au jardin, en compagnie de Claribel et du comte Otto, quand Arcangeli l'aborda, et, après les premiers compliments, continua de marcher près d'elle. Le ciel était pâle et tranquille; les arbres, à demi dépouillés, ouvraient des échappées de vue par delà les parterres immobiles, jusqu'à une grille dorée, tout au loin; et rien ne troublait le silence que le bruissement des pas sur les feuilles sèches, et les voix paisibles des enfants. Ils jouaient au pied d'un pin parasol, non loin d'un bassin de marbre où nageaient des cygnes.
Alors Arcangeli, toujours occupé comme à humer, le nez levé, ce calme et cette fraîcheur, dit du ton le plus naturel:
—Tiens! je pensais rencontrer aussi le comte Franz dans le jardin.
Elle tressaillit, et, se relevant, car elle était courbée à cueillir un bouquet de géraniums, elle darda sur lui ses prunelles noires. Le feu lui monta au visage; sa fougue allait sans doute l'emporter, mais l'autre, avec son ton patelin:
—Voyons, Emilia, murmura-t-il, pourquoi t'es-tu cachée de moi? Tu sais bien que le comte t'aime.
—Hé! reprit-elle d'une voix sourde, qu'est-ce que cela te fait, ruffian?
Ils se remirent à marcher, sans plus rien dire. On entendait au bout de l'allée, les rires éclatants d'Otto, mêlés à des supplications de Claribel. Brandissant un rasoir ouvert, le petit comte feignait par jeu de se le passer sur la gorge, et tentait d'arracher de force, en même temps, les doigts dont sa compagne se couvrait les yeux.
—Hé! sorella, reprit Arcangeli, ma petite ragazza du bon Dieu, je ne suis pas un ennemi.
Il la caressa tant qu'il put, et il bouffonnait par habitude, si bien qu'enfin l'Italienne se mit à rire, en lui disant:
—Tu seras donc toujours le même, Giovan?
La première surprise passée, elle prêtait l'oreille à l'ouverture. Vive, impétueuse en ses désirs, et toujours bouillante de ce romanesque qui l'avait fait s'enfuir de Rome avec un chanteur, ce n'était qu'à force de volonté qu'Emilia montrait tant de sagesse, dans son entreprise de séduction. Mais au milieu de cette longue route, le pied ne lui glisserait-il pas? Se sachant prompte aux entraînements, elle se craignait elle-même, et regrettait de n'avoir pas un conseiller à qui recourir. Tout son espoir, dès qu'Arcangeli eut parlé, se tourna donc sur ce cher frère; elle vit en lui justement, la patience et l'esprit de ruse qu'elle n'avait point, et lui tendant la main tout d'un coup, par un élan de confiance:
—Eh bien oui, je l'avoue, j'ai eu tort de n'être pas franche avec toi.
Elle lui dit les attentions du comte Franz, ses présents de galanterie, comment elle l'avait traité pour mieux l'enflammer, et que, découragé un moment, il venait de se repiquer, et hasardait de nouveau des bouquets. Arcangeli daignait parfois secouer la tête et approuver; puis, le récit terminé, il avisa Emilia de le laisser conduire l'intrigue. Sans doute l'hameçon était bien préparé, mais le poisson mordrait-il?... Ils remontèrent à pas lents, vers la pelouse où couraient les enfants. Otto maintenant se divertissait à ne plus parler qu'en ordures et avec d'effroyables jurons; mais une idée encore meilleure lui poussa, quand le mauvais garçon vit la colère et les larmes de Claribel. Il se prit à rire, et l'interpellant:
—Ecoute, Clary, répète avec moi les dernières choses que j'ai dites; ou bien, je me jette dans le bassin.
—Ah! Otto! mon frère, mon petit frère! et anxieuse et suffoquée, elle continuait de le supplier.
—Allons! dépêche-toi, ou je me jette!
Et Otto grimpé sur la margelle, la tête tournée vers Claribel, semblait prêt à se précipiter. Soudain, le pied lui glissa, ses deux mains lancées en avant cherchèrent en vain où se retenir, et il tomba dans la pièce d'eau, très peu profonde à cet endroit.
L'on accourut, l'on repêcha le jeune comte tout ruisselant et riant aux éclats; après quoi, il fallut songer à Claribel, qui s'était évanouie sur le coup: on la fit revenir, non sans peine, mais la secousse avait été trop forte; et le soir même, une maladie nerveuse, qui depuis longtemps, minait sourdement la frêle enfant, se déclara.
Elle déconcerta les médecins et aucun remède n'y put prendre. C'étaient des dégoûts, des accablements, avec une fièvre irrégulière, puis des crises de convulsions, des rages de douleur si extrêmes que la machine enfin défaillait et s'anéantissait dans une torpeur de mort. Rien d'effrayant comme les accès, par leur durée et leur violence; des spasmes furieux secouaient l'enfant, à croire que son âme ébranlait ses jointures d'avec le corps. Elle pâlit, fondit affreusement, les traits tirés, la figure comme de cire, où se dessinait le bleu des veines, sous ses cheveux décolorés. Perdue au milieu d'un immense lit de dentelles, ce fut là qu'elle vécut deux mois, environnée de saints coloriés, de chapelets et d'images, que la fervente Emilia épinglait du haut en bas des rideaux. Et ces amulettes autour du lit, les médailles, les scapulaires, une sainte Claire verte et rose, juste en face de son oreiller, avaient fini par prendre, aux yeux de Claribel, une importance extraordinaire, bien qu'en sa qualité de fervente luthérienne, la petite comtesse nourrît un secret mépris pour les superstitions des papistes.
Sur beaucoup de choses en effet, elle possédait le sérieux et la maturité d'une femme. Dès le temps qu'on lui montrait les lettres, sa préoccupation avait été de connaître l'histoire de sa famille; et elle savait fort bien dire qu'elle sortait d'une des plus grandes maisons de la chrétienté. Toujours elle prenait plaisir à discourir longuement des Guelfes, dont elle connaissait la suite, le chaos de tant de diverses branches, les vertus et les actions mémorables. Singulière petite fille, espèce de monstre charmant comme en produit le déclin des races, l'esprit affiné, et le corps débile, orgueilleuse et tendre cependant, avec ceux qu'elle affectionnait! Elle tendait du fond de son lit, ses bras mourants à l'Italienne, la voulait sans cesse à son chevet, l'embrassait, l'appelait tout bas: mamaccia, ma petite maman, mais souffrait d'être tutoyée par le vieux docteur Ferney. Et plus tard, quand elle alla mieux, et que les familiers du Duc se succédèrent à la féliciter, Claribel ne pardonna pas au comte d'Œls d'avoir tardé jusqu'au lendemain. Lorsqu'il se présenta ensuite, elle se tourna du côté du mur, et reçut ses compliments sans dire un seul mot. Puis, comme Emilia, une heure après, lui reprochait un tel procédé, la petite comtesse répliqua:
—Pourquoi ne m'a-t-il pas visitée quand il le devait, moi qui suis la fille de son maître?
Ses crises lui donnant un peu de relâche, les médecins permirent qu'on la levât, mais ce n'était que pour passer du lit à une sorte d'immense niche, matelassée de satin vert doré. Elle y restait la journée entière, plongée, noyée dans un amas de dentelles et de point d'Angleterre, toute blanche, au fond de cette chapelle, avec ses étranges cheveux d'or pâle, relevés haut sur sa petite tête.
Elle ne s'ennuyait pas cependant; les visiteurs étaient nombreux. Le Duc survenait après son lever, frais du bain, mais déjà sous les armes, coiffé, cosmétiqué et rajeuni: il se divertissait à badiner, jouait aux olives ou à la mourre en se laissant rafler son argent, et régalait Claribel d'ordinaire, de quelque cadeau de bijoux, des friandises ou des jouets superbes. Souvent, la prenant par la main, il faisait plusieurs tours de chambre avec l'enfant, si mignonne, si inégale à côté de son père haut et robuste, qu'elle avait l'air de sortir de sa poche. Ces visites enorgueillissaient Claribel, et elle y déployait ses gentillesses, quoiqu'elle craignît extrêmement les parfums violents dont le Duc était toujours empesté. Il y avait des jours où elle pâlissait et se sentait près d'étouffer, mais elle fût morte plutôt que de paraître incommodée, et de se permettre la moindre plainte.
Le comte Hans Ulric et Christiane descendaient aussi l'après-midi, et la charmante fille aussitôt, animait tout de sa légèreté de nymphe, inventait cent sortes d'amusements, et forçait Claribel de s'y mêler. Alors, on tirait des armoires, les joujoux somptueux de la petite: poupées, pantins, polichinelles, des chasses dans leur décor de sapins, des arches de Noé, vrais chefs-d'œuvre sculptés par les montagnards de Wolfenbuttel, puis force merveilles d'automates, des danseuses pirouettant, des chariots dorés dont les chevaux marchaient, des éléphants, qui haussaient leur trompe; mais la petite comtesse les considérait d'un œil morne, et demandait presque toujours Micke. C'était la préférée de l'enfant, une pauvre laide poupée que lui avait donnée une paysanne, un jour que Claribel passait dans la rue. Elle couchait son amie entre ses bras, s'allongeait et fermait les paupières, lui parlant bas de temps à autre, et répondant par un sourire triste aux encouragements de Christiane.
Mais nul ne se montrait, chez la malade, aussi assidu que l'amoureux comte Franz. La passion était venue ainsi qu'il arrive, à force de la simuler, et l'adroite politique d'Emilia l'avait rapidement portée au comble. Le jeune homme ne montait plus à cheval; il oubliait de se jouer des valses de Strauss après son dîner, et sa bonne figure prenait même une expression de langueur touchante, pendant ses visites à Claribel. Il s'y consumait en soupirs, en lorgneries et en longs silences, ne bougeant point, passant sa main, qu'il avait belle, dans ses favoris rejoints aux moustaches, et se faisant au milieu de ses extases, si parfaitement oublier, que Claribel, comme si elle n'eût été qu'avec les meubles de sa chambre, adressait tout haut à sa poupée des objurgations maternelles, la grondait ou la consolait. Le petit bonhomme de Cramm, qui survint à l'un de ces moments, s'étant avisé de lui demander combien il y avait de temps que sa poupée était sevrée:
—Et vous, combien y a-t-il? riposta Claribel offensée, car vous n'êtes guère plus grand.
Elle avait de ces traits, de ces reparties soudaines, et dans l'esprit, un tour singulier à dire les choses les plus communes. Une fois, le Duc l'était venu voir, apportant un nouveau jouet de mécanique, un renard au milieu de poules, contre lequel un coq battait des ailes. Sitôt qu'elle aperçut l'animal, elle avait mis la main à son collier, comme en garde d'être volée, et elle donnait pour raison, avec une petite mine gentille: Ils sont si rusés dans les fables! puis, interrogée sur Arcangeli, que le Duc avait amené ce jour-là, elle se contenta de répondre:
—Oh! je crois qu'il est encore plus rusé que le renard!
L'Italien s'inclina sans protester, et son regard sournois et impudent se coulait malignement vers le comte Franz, témoin indifférent de cette scène. Arcangeli tenait son homme; il était sûr de prendre enfin pied dans cette intrigue languissante, et de la diriger à son gré. Un peu las du parfait amour, et espérant qu'un respect si prolongé devait avoir attendri Emilia, le comte venait, ce matin même, de joindre à son bouquet quotidien une lettre des plus pathétiques. Ce fut autant de bien perdu. Deux minutes après sa réception, la missive passait aux mains du frère, et Giovan, vers la fin de l'après-midi, se présentait chez le jeune comte.
Sa matière était préparée. Il prolongea d'abord les remerciements sur la grâce que Franz lui faisait de le recevoir, mais l'affaire en valait la peine; ce qu'il avait à lui remettre risquait de s'égarer, rendu d'autre sorte; et tout de suite, tirant la lettre de sa poche, il la posa au coin de la table, de manière à montrer toutefois que le cachet n'était pas rompu.
—Ah! fit l'amoureux qui demeura court, et le silence succéda, tandis qu'Arcangeli, les mains à plat sur les genoux, feignait une mine attentive. Des plantes vertes retombaient en touffes, d'une jardinière; un trophée de flèches mogoles décorait le mur, tendu d'un ancien cuir de Cordoue, et sur le bureau de marqueterie entre-deux, une bougie rose brûlait, à côté d'une écritoire de jade, et d'autres bagatelles de curiosité.
A la fin, se levant de sa chaise et se promenant par le cabinet, le comte fort embarrassé, se prit à enfiler des protestations.—Loin de lui l'intention de blesser la personne à qui cette lettre était adressée! comment l'avait-elle pu supposer? et le voilà à battre la campagne sur son respect et ses sentiments, parlant toujours en termes vagues; puis, comme Giovan ne soufflait pas mot:
—D'ailleurs, continua-t-il, ma passion est sincère.
L'Italien eut un faible sourire, et il reprit d'une voix pateline:
—Sans doute, Monseigneur, mais vos intentions...
—Mes intentions... balbutia le comte, mes intentions... n'ont rien... croyez-moi, dont Emilia puisse s'offenser.
Ce fut un vrai coup de théâtre. Arcangeli s'était jeté à lui, le serrait frénétiquement et lui embrassait les cuisses, en criant:
—Votre Excellence daignerait songer au mariage! quel honneur! Jésus-Maria!
Il paraissait étourdi de joie, sans que Franz lâchât une parole, de peur de perdre contenance. Epouser l'ancienne camériste! La supposition semblait si saugrenue que le comte ne put la croire sincère, et les propos qu'il entendait, n'étaient pas pour dissiper ses soupçons...
—Ah! de ce moment, Son Excellence pouvait compter sur le plus absolu dévouement! Arcangeli, son humble serviteur, était à lui corps et âme! Emilia s'amadouerait, corpo di Bacco! et facilement! La pauvrette ne se sentait déjà que trop bien disposée pour le seigneur comte.
—Tu crois, mon bon Arcangeli? demanda vivement le jeune homme.
—Que Votre Altesse ait confiance, exclama l'Italien, montrant un visage enflammé d'ardeur. Dieu me damne, si la pécore n'apprécie pas l'honneur que vous lui faites! Et pour commencer, ajouta-t-il, elle recevra de ma propre main, cette lettre qu'elle a dédaignée.
Et, tout rubicond et gesticulant, Giovan glissa l'épître dans sa poche, quoique sa sœur et lui la connussent mot pour mot, car il possédait, entre autres talents, celui de violer un cachet, le plus doucement du monde. Ensuite, il se leva, ne voulant pas importuner Son Excellence, et comme le jeune homme soupirait:
—Ah! tu as beau dire, Arcangeli, je crains bien de n'être pas aimé!
L'Italien lui répondit d'un air goguenard, et la bouche contre son oreille:
—Croyez-moi, seigneur comte, il faut prendre les femmes comme on prend les tortues, en les mettant sur le dos.
L'Italien, en effet, s'employa d'un si beau zèle, (car en somme, à trop différer, le jeune homme pouvait se lasser de courre après du vent), qu'Emilia, trois jours après, donna enfin un rendez-vous au comte dans la petite serre de l'hôtel, mais sous la condition que Giovan y serait présent. Ce fut le rusé Italien qui assista l'amoureux ravi, lui présenta le miroir à sa toilette, et en achevant de l'accommoder, il le gourmandait d'un ton paterne:
—Je ne voudrais pas voir Votre Altesse si follement passionnée. Qu'est-ce que les femmes, seigneur comte? et il faisait claquer ses doigts.—J'ai moi-même aimé autrefois une grande dame, affirma-t-il: eh bien! trois ou quatre cavaliers qui avaient été ses galants, ne souhaitaient rien tant que d'être quittes d'elle.
Cette entrevue fut suivie de beaucoup d'autres, et Arcangeli, comme on peut croire, se dispensa promptement d'y assister, sous prétexte de l'attachement de ses fonctions auprès du Duc. Il est vrai qu'il ne le quittait guère, l'Italien étant devenu le personnage indispensable à l'hôtel. Nul n'aurait su baigner, masser, parfumer Son Altesse et lui brosser les pieds et les chevilles, aussi légèrement qu'il faisait; nul, éclater en admiration comme lui, sur la personne du duc Charles, presser sa bottine contre son cœur, s'extasier de ses bras, de ses jambes, de ses cuisses, de la finesse de sa taille: sans compter que le maraud était unique à glisser un clystère, tailler les cors et les durillons, et préparer les plumes d'oie, dont son maître usait communément.
Ce dernier talent le servit même comme pas un autre, dans une occasion assez singulière, et qui montra que le duc Charles savait assaisonner ses grâces. Essayant un jour de ces plumes, Giovan avait griffonné, par hasard, ces mots que Son Altesse répétait souvent:
Monsieur Smithson, mon trésorier...
Le Duc passa dans l'antichambre, avisa cette feuille blanche qui traînait, la lut, et s'asseyant, écrivit tout de suite à ce qu'avait écrit l'Italien:
Vous payerez à Arcangeli, mon secrétaire des commandements, la somme de 3000 livres, à titre de don gracieux.
Il signa, cacheta de son anneau, mit le dessus, et fit porter la lettre. Telle fut la façon dont Giovan apprit sa nouvelle fortune, sa nomination à un poste, resté vacant depuis de longs mois, sans que l'on sût à qui Son Altesse se réservait de lâcher ce morceau.
Le crédit de Giovan paraissait bien établi. Il avait enchaîné la capricieuse volonté du Duc, et conquis sur lui un ascendant où aucun rival ne pouvait prétendre. M. Smithson, si entière que fût la confiance que son maître lui témoignait, n'était heureusement guère à redouter, voltigeant sans cesse d'un pays à l'autre, et ne faisant en quelque sorte, que venir relayer à Paris. Le Duc l'appelait en riant:
—Mon chien de garde, comme véritablement il lui protégeait, lui défendait, lui ramenait ses millions imprudents et aventurés. Tantôt en Espagne, aux marais salants; tantôt en Moravie, où Son Altesse exploitait plusieurs hauts-fourneaux, l'Américain partait, voyageait, en tous temps, dans toutes les saisons,—et n'avait-il pas dû dernièrement, en plein hiver, courir au fond de la Russie, à Nijni-Taguilsk, immense domaine, situé moitié en Europe, moitié en Asie, et renfermant des filons d'or, de fer et de platine, et la mine de cuivre la plus riche du monde. Au reste, il possédait admirablement la mécanique des affaires, parlait peu, s'engageait moins encore, et sans s'attabler à écrire, correspondait principalement en télégrammes.
Le comte d'Œls avait le privilège de les ouvrir, et de porter les plus intéressants à Son Altesse. C'était le moment que saisissait le chambellan pour se déchaîner sur tout le monde, et redoubler contre Arcangeli, dont l'élévation lui crevait le cœur de fiel et d'envie. Charles d'Este ne faisait qu'en rire, car dans sa frayeur des cabales, il avait mis sa politique à entretenir sournoisement les inimitiés de ses familiers, et il ne lui déplaisait point qu'Otto proférât parfois la menace, quand il apercevait Arcangeli, de couper les oreilles à ce coquin-là, comme à un chien.
Il exécrait l'Italien en effet, et celui-ci le fuyait de peur, connaissant les emportements et la violence du jeune comte. C'était comme une trombe toujours allante, pleine de cris, de coups, de furie, et devant laquelle tout se cachait. Le pauvre bonhomme de Cramm, à la chaîne de son terrible élève, tremblait sous lui, n'osait pas souffler, ni lever les yeux, heureux d'être oublié, en se limaçonnant. Par deux fois déjà, les farces féroces du jeune comte avaient manqué coûter la vie au précepteur, d'abord quand Otto lui avait vidé du vitriol dans son verre plein, puis le jour où, du haut du perron, il lui tira dessus un pistolet, lequel se trouva bel et bien chargé.
Mais autant l'enfant étalait de sauvagerie et de démence, autant le Duc se montrait indulgent, attribuant ces violences à l'âge qui bouillonnait et l'affolait. En quelques mois, Otto venait de grandir d'un bon pied. Ce n'était plus ce visage blanc, clair et rose; la face lui avait grossi, toute brouillée de taches de son, barbouillée de brun et de livide, sous son précoce duvet roux, et l'air continuellement furieux. La houssine à la main, suivi de sa meute, et le bonnet écossais en tête, on le voyait passer, allant aux écuries, d'où il ne bougeait point que pour rapporter dans les chambres, la plus forte odeur de fumier, de pissat, de sueur de chien. Ses goûts de bassesse et de crapule se satisfaisaient là pleinement, au milieu des palefreniers. Il s'exerçait à la lutte avec eux, maniait la fourche et l'étrille, assistait à la saillie des juments, et commettait cent ordures affreuses. Et telle était sa frénésie de cheval, qu'au retour de ses promenades, il se plaisait encore pendant une heure, à volter et faire des passades, devant les fenêtres de Claribel, écrasant les semis de fleurs, défonçant les plates-bandes et les pelouses,—et même, il s'en fallut de bien peu, une après-dînée, qu'il ne passât, dans son galop aveugle, sur le Duc, qui ne se fâcha point.
C'était le moment en effet, où Charles d'Este, affamé d'air pur, après le long emprisonnement de l'hiver, et aussi, pour tenir compagnie à la petite Claribel que l'on descendait au jardin, dans un grand fauteuil à roues, doré, s'y promenait pendant des heures. Bientôt même, il prit l'habitude, quelque peu champêtre qu'il parût, d'aller tous les matins en carrosse, jusqu'aux parcs de Sèvres ou de Saint-Cloud. Au sortir de ces mornes journées grises, le renouveau semblait meilleur encore. On était à la première pointe du printemps, et je ne sais quoi de jeune et de gai, une sorte d'étincelant circulait épandu dans l'air vif, avec le soleil et la brise. Le Duc, vaguement réjoui, parcourait à pas lents les bosquets, s'arrêtait aux vases et aux statues, contemplait les bassins solitaires. Même, il fit une fois ou deux à la Belcredi, la galanterie imprévue de l'emmener avec lui, tête à tête. Mais ces marques de faveur naissante,—comme aussi, dans le temps qui suivit, les menus présents de bijoux, d'éventails, de gants, de colifichets, qu'il lui faisait porter de fois à autre—ne modifièrent en rien, les allures de la jeune femme.
Jamais en effet, Son Altesse n'avait eu de maîtresse en titre, aussi modeste, aussi effacée, aussi désireuse, semblait-il, de vivre en bon accord avec tous. On ne voyait que sa robe sombre avec l'éclair de ses yeux bleus, quand on venait à la rencontrer; néanmoins, toujours des merveilles de linge et quelques belles pierreries. Cette grande simplicité s'harmoniait parfaitement à son air doux et respectueux. Le duc Charles la trouvant telle, extrêmement fine et caressante, la voix et le parler charmants, une conversation intarissable, par tout ce qu'elle avait vu de gens et de pays, noble, polie, spirituelle, et l'on peut dire, une sirène enchanteresse, finissait par s'accoutumer à Giulia, aux lieder de Schumann qu'elle lui chantait, et aux heures qu'il passait chez elle, autant peut-être qu'à sa perruche, et aux pantalonnades de son bouffon.
C'était ce que voulait d'abord la Belcredi. Tant de sourires, d'appas et de fleurs cachaient d'horribles monstres de vices: la passion de dominer, la soif des richesses, une effrayante perfidie, des machinations infernales. Sous cet extérieur réservé, indifférent, la chanteuse brûlait de l'ambition la plus ardente, et méditait sombrement et profondément. Un orgueil superbe, une hauteur démesurée que trahissait par instants l'audace de ses yeux, ne lui empêchaient point, quand il le fallait, l'assiduité, le ton bas et humble et la flatterie; tous les moyens elle les trouvait bons, pour ténébreux, pour exécrables qu'ils pussent être, pourvu que, par ces souterrains, elle arrivât au but qu'elle se proposait.
Point galante et de cerveau mâle, autant que les Laura de Dianti et les Vittoria Accorambona du seizième siècle, c'était une femme faite exprès pour vivre dans ces temps sanglants, dominer sur quelque cour italienne, s'occuper de guerres, de politique, d'intrigues, de poisons, de sonnets, avec un Vinci qui l'eût peinte. Née maîtresse de rois et de princes, Giulia n'avait jamais dérogé. On parlait encore à Moscou de son roman avec le grand-duc Vladimir Michaëlovitch, le propre neveu de l'Empereur, et du mariage qu'eût consenti le fol aveuglement du jeune homme, si un ordre de Pétersbourg n'avait chassé soudainement la chanteuse hors de Russie,—et défense d'y oser rentrer.
Mais cette fois, la Belcredi tenait sa proie; elle avait tout loisir de combiner et d'arranger ses trames. L'entreprise était obscure, hasardeuse, et il y fallait, semblait-il, une patience de plusieurs vies, car ce que rêvait cette Médée blonde, c'était le titre de duchesse et la fortune des Blankenbourg, et tant que ses enfants seraient autour du Duc, on ne pouvait guère espérer que ramasser à peine les miettes qui tomberaient de dessus la table. La fortune est changeante heureusement; et se fiant à son génie, à ses noires ressources d'invention, elle attendait, soigneuse à dissimuler, à épaissir la glace qui couvrait tout ce qui bouillait en elle, et uniquement occupée à divertir le Duc, lui plaire et peu à peu le conquérir.
Mais un événement inopiné lui prouva une fois de plus la prodigieuse inconstance de Charles d'Este, et sur quel roseau vacillant c'était s'appuyer que de faire fond sur cet homme. Le Duc avait toujours paru aimer son hôtel des Champs-Elysées; à Blankenbourg, il en parlait fréquemment, et souhaitait parfois d'y pouvoir vivre: la structure, la situation, le plain-pied des appartements, la commodité des divers degrés, tout lui en semblait admirable, jusqu'aux murailles blindées de fonte de fer, qui lui gardaient ses millions, répétait-il, de l'incendie et des voleurs. Ces derniers toutefois, sont gens tenaces. Un soir, comme Charles d'Este rentrait des Tuileries où il y avait eu gala, il trouva béant son coffre-fort, qu'il avait fermé avant de partir, mais sans y mettre le secret, le tapis tout jonché de diamants, et force sacs de pierreries disparus. Voilà la police en émoi, les dépêches de courir, et dès l'aube, l'on arrêtait master Jackson, le cocher voleur, avec le groom Joë, à Boulogne, au moment où tous deux s'embarquaient.
Les diamants rentrèrent donc là d'où ils n'auraient jamais dû sortir, mais le duc Charles n'en prit pas moins l'affaire amèrement, et peu à peu, son hôtel en défiance, comme après une trahison. Dans ce désastre où tout avait péri, excepté sa bourse, fallait-il encore qu'il tremblât pour elle?... Et au milieu de ces dégoûts, une seconde catastrophe, bien plus fâcheuse que la première, acheva de combler la mesure. Par suite d'un remaniement administratif, l'hôtel qui portait jusque-là le numéro 59, reçut le numéro 77. C'en fut assez pour décider le Duc à le vouloir quitter au plus vite: depuis de longues années déjà, il montrait pour le chiffre 7 une aversion superstitieuse, et le prétendait mêlé d'une façon maligne à toutes les calamités de sa vie.
M. Smithson, qui venait d'arriver, reçut donc l'ordre d'acheter une maison nouvelle pour Son Altesse, et se mit en campagne aussitôt. Il visita plusieurs quartiers, parcourut les alentours de Monceaux, découvrit, non loin du Parc des princes, une sorte de château de cartes, avec une perspective enchantée, mais dont le Duc ne voulut point, et le pressa enfin de visiter l'ancien hôtel de Lola Montès, la fameuse comtesse de Lansfeld.
Presque toujours inhabité et entouré d'une palissade, à cette extrémité des Champs-Elysées où il s'élevait, on en avait pris peu de soin, et le jardin en parut d'abord à Son Altesse fort sauvage et broussailleux. Les clefs à la fin apportées, ce fut bien pis dans les appartements. Une odeur de relent s'exhalait des tentures flétries; les chambres servaient de resserres à des meubles délabrés, les châssis des fenêtres crevées tombaient de pourriture. Le Duc s'arrêtait court par moments, à frapper du doigt quelque plinthe, ou à examiner le dessus d'une porte, puis haussait les épaules sans dire mot. Le dépit lui croissait de perdre son temps ainsi, dans ce palais de poussière et d'araignées, endormi, semblait-il, depuis le siècle des fées, et tout émietté de vétusté. Il marmottait, tapait du pied, passait ses doigts dans les moustaches de sa barbe, signe de colère contenue, et devenait très rouge.
—Je vois, dit froidement M. Smithson, en se tournant à demi vers lui, que ceci déplaît à Votre Altesse Sérénissime.
—Me déplaît... me déplaît..... cria le Duc, soulagé de pouvoir enfin éclater et trouver de quoi contredire. Souhaiteriez-vous par hasard que cela me déplût?... En ce cas, vous y êtes trompé, monsieur..... car je l'achète.
Les travaux commencèrent immédiatement, avec un nombre d'ouvriers prodigieux, quantité de logettes suspendues aux murailles de l'hôtel, des chaudières, des rails, des machines, et des ateliers dans le jardin même, où l'on travaillait le jour et la nuit. Il y fallait bien cette multitude et cette activité renforcée, le Duc, d'un changement à l'autre, n'ayant guère laissé intacts dans la maison, que la cage de l'escalier, les quatre parements et le toit. C'était par lui que tout passait, plans, traités, devis, estimations. Son ennui les engloutissait pour s'y occuper, et bientôt même, il se mit sur le pied de venir surprendre inopinément les travailleurs.
Il assista ainsi à la mise en place des acrotères de bronze doré et autres ferrailles pseudo-grecques, dont il s'était entêté à décorer la ligne de couronnement de son toit, car il n'était pas né pour rien à la plus belle époque des Parthénons bâtards, glypcothèques et pinacothèques. Tout se mêlait d'ailleurs dans son esprit, toutes les sortes de mauvais goût y vivaient ensemble pêle-mêle, en sorte que, sans souci des styles postiches cousus ensemble, il exigea sur la façade en marbre rose de l'hôtel, deux médaillons de mosaïque, représentant Henri le Lion, et l'empereur Othon, ses ancêtres.
La singularité de sa livrée, la beauté de ses attelages, ses cochers, ses piqueurs, ses postillons, commençaient à faire distinguer le Duc, même au milieu de la foule de princes, que réunissait à ce moment l'Exposition Universelle. C'en était la plus brillante période, et la ville entière se mit en fête pour recevoir le roi de Prusse. Le pauvre Duc en eut le cœur percé, et des transports de colère et de dépit, quand il apprit que son ennemi, dans une visite au Champ-de-Mars, s'était justement arrêté devant les fameuses épaulettes de diamants jaunes, qui figuraient, prêtées par Charles d'Este. Il ne consentit à les aller voir lui-même, que lorsque le roi fut parti, et l'aspect du canon monstrueux que la Prusse avait exposé ralluma sa fureur, tellement qu'il ne retourna plus à «ce bazar», comme il le nommait.
Il était morose d'ailleurs, et dévoré de bile et d'ennui. Souvent, au milieu de la nuit, il s'éveillait, sonnait l'Italien, envoyait chercher M. Smithson, et daignait leur faire part à tous deux de quelque fantaisie nouvelle, qui lui était venue en dormant. Ce furent ainsi, successivement, des serres immenses pour l'hôtel Beaujon, car le Duc l'appela de ce nom, une salle de bain à la turque, les bustes des douze Césars, un portique romain dans le parc, lequel devint une futaie de cèdres, qui se changea vite en pièce d'eau, puis, qui fut remis en forêt; mille rêves enfin, si chimériques et si ruineux, en bâtiments, en orangeries, en pavillons de marbre et de porphyre, en fontaines, en vases et en statues, que les vouloir réaliser n'eût pas demandé moins qu'une Armide avec sa baguette.
Mais une inquiétude plus grave occupa de nouveau le duc Charles. Il était visible en effet, que le rayon de mieux de la pauvre Claribel s'éteignait, comme le soleil d'été qui l'avait fait naître. Déjà l'on ne promenait plus l'enfant dans sa roulette, qu'à l'intérieur des appartements, et le moment vint, bientôt après, où elle dut garder la chambre.
Triste, elle regardait la pluie ruisseler contre les vitres, et les nuages courir au ciel. Les journées qui s'accourcissaient, ce déluge qui ne cessait point, la lumière décolorée de cette pâle et lugubre automne, et le silence universel, tout navrait l'âme de la mourante d'une indicible mélancolie. Elle était courageuse pourtant, et cachait et dévorait ses pleurs. Les grâces n'avaient point quitté son visage, exténué par la maladie; elle voulait qu'on la parât, qu'on eût soin d'elle encore plus qu'auparavant, et ses caprices d'ajustement forçaient souvent Emilia de puiser dans les richesses héréditaires des comtesses de Blankenbourg: satins, brocards, dentelles, joyaux, gorgerettes de pierreries, mousselines et damaras des Indes, robes de lampas de Lyon surbrodées de fleurs d'or et d'argent, points de Bruxelles et d'Alençon, tout le plus admirable trousseau, et tel qu'en possèdent seulement en Europe, deux ou trois images de Notre-Dame.
Alors, sa toilette achevée, Claribel demeurait à rêver, blottie au fond de sa niche de soie, ses maigres bras perdus dans ses grandes manches bouffantes, frissonnante et morne. Mais au crépuscule, surtout, quand les tisons de l'âtre consumés ne formaient plus entre les landiers, qu'un tas ardent de braise rouge, quand la nuit lentement appâlissait tout, depuis les roses bleues du tapis gris de lin, jusqu'aux fronces de satin bleu clair des tentures et du plafond, soudain les larmes lui débordaient, pauvre cœur noyé de tristesse! Elle appelait Emilia, se réfugiait contre son sein, et quelquefois, l'interrogeant:
—Ah! qu'est-ce que font les morts, mamaccia? Souffrent-ils, ont-ils faim et froid, sont-ils malheureux comme les vivants?
—Non! ma petite sœur, ils dorment, répondit un jour Hans Ulric.
—Oh! alors, que ne suis-je morte! reprit-elle.
Et à partir de ce moment, Claribel sembla goûter un amer plaisir à s'entretenir de sa fin prochaine. Elle retrouva cependant quelques faibles et languissants sourires, quand Christiane, pour la distraire, s'avisa de lui amener une petite fille de dix ans, dont le père avait un emploi dans les cuisines de Son Altesse. On étala devant Frida, afin qu'elle eût de quoi y choisir, une profusion de joujoux, mais elle, stupide et comme éperdue de ce tas de choses magnifiques, les considérait les yeux béants, puis se prit tout à coup à pleurer. Il fallut passer plusieurs journées à l'apprivoiser quelque peu, lui décoller les bras de ses jupes, et lui ôter ces tremblantes révérences, par lesquelles l'enfant répondait aux moindres paroles, aux regards, et même aux histoires merveilleuses, que Claribel la voyant si simple, se divertissait à lui faire accroire.—Chut! on devait répondre très bas, se souffler les mots à l'oreille, lorsqu'il y avait de grosses mouches dans la chambre:
—Elles entendent ce qu'on dit, et ne manquent pas de le répéter...
Et cent autres imaginations pareilles, à propos des chiens, des nuages, des oiseaux, des arbres. Frida l'écoutait, bouche béante, et cette naïve pauvresse, cette enfant qui levait sur elle des yeux sans pensée, était la dernière poupée qui amusât un peu la petite comtesse. Claribel la baisait, la mignotait, la gorgeait de bonbons ou la mettait en pénitence, l'habillait, la déshabillait, l'affublant d'antiques falbalas, de coiffures d'un empan de haut, et d'immenses rondaches de crinolines; ou bien, elle gardait son dîner dans sa chambre, elle qui n'avait jamais appétit, afin d'en bourrer sa menine. Pâle, diaphane, et si maigre qu'elle eût passé, semblait-il, par un anneau, c'était un contraste plein de pitié de voir devant elle, Frida, rouge et joufflue, qui dévorait à belles dents, perdrix, poules faisanes, hures d'esturgeons mouillées de tokai, tandis que Claribel qui, maintenant, ne pouvait plus quitter le lit, avait peine à sucer un demi-quartier de mandarine.
Elle se mourait, trop nerveuse, trop fine, consumée d'ardeur et d'intelligence, et déjà lasse de la vie. Comblée de tout ce que la fortune a de faveurs et de miel, elle en avait senti l'amertume, et compris, si jeune qu'elle fût, le vide et la fugacité des choses. Son père! mais n'importe quel colifichet suffirait à le consoler, une cravate, un ragoût nouveau, quoi encore? la caisse de citrons doux qu'il attendait de Palerme dans quelques jours, et qui provenaient d'un arbre planté de ses mains, comme il se plaisait à le raconter. Franz, après tant d'assiduité, paraissait à peine maintenant; et pour Emilia, l'enfant sentait trop bien qu'il ne restait guère chez l'Italienne qu'un extérieur d'affection, mais que sa pensée était ailleurs, et l'indifférence de ses caresses. Oh non! personne ne l'aimait.. Hélas! que n'avait-elle un frère comme Christiane, Hans Ulric! Un frère! et, dans son innocence, Claribel se demandait souvent si l'on pouvait s'aimer plus qu'ils faisaient. Comme Hans tressaillait et pâlissait, lorsque Tina, avec espièglerie, lui venait passer ses bras au cou, et quels bons sourires de tendresse! Mais pourquoi donc la Belcredi fixait-elle sur lui ces yeux singuliers? Qu'avait-elle à les percer du regard?... Avec son air modeste, son réel talent, le dos des cahiers de musique qu'on voyait dans sa chambre, et surtout grâce à un choral de Haendel, où il avait fallu trois voix, elle venait de réussir à pénétrer chez Christiane; et ces visites assez fréquentes, cette intimité qui commençait, la petite comtesse en était jalouse. Sa sœur et son frère ne l'aimaient donc pas, pour si bien traiter qui elle détestait. Oh non! personne ne l'aimait. Qu'aurait-elle fait sur la terre? elle pouvait mourir sans regrets!
Elle voulut vivre encore pourtant, voir au moins un dernier Noël, dont la journée s'approchait en effet, et qu'elle attendait si joyeusement autrefois. Et il sembla que son esprit hautain, dominateur, se fit obéir de la mort, car épuisée comme elle l'était,—des nuits fiévreuses, un perpétuel assoupissement, les réveils courts et souvent égarés,—elle atteignit néanmoins le jour désiré. L'obscurité était tombée de bonne heure, dans cette brumeuse après-midi de décembre, et, sans attendre jusqu'au soir, le Duc fit porter chez la malade son présent accoutumé de Noël, un arbre immense, illuminé de trente girandoles de bougies de cire, et dont les branches étaient chargées de jouets, de pantins, d'étuis, de boîtes, de bagues, de bijoux, et de toutes les galanteries que l'on donne, en cette occasion. L'appareil et l'éclat des lumières rappelèrent l'enfant à elle. Alors un sourire de joie se peignit parmi la mort de son visage, et avec une volonté extraordinaire presque au milieu des affres de l'agonie, elle commanda qu'on l'habillât, pour célébrer la fête, elle aussi. On lui étagea au cou ses colliers, ses fils de perles, ses jaserons; aux doigts, tout ce que contenait son baguier de turquoises, d'opales de Hongrie, de saphirs et d'émeraudes; et l'Italienne lui entremêla ses cheveux blonds de nœuds et de rubans de pierreries, tandis que Frida tenait le miroir, debout près du lit.
Elle s'y revoyait une dernière fois, la petite comtesse, le nez busqué, les yeux vagues et vitreux, les places des sourcils pelées, et si décomposée sous ses parures, qu'elle eut peur de ce livide affreux, et comme afin de se le cacher, demanda qu'on lui mît du rouge. Emilia lui tacha de fard les deux pommettes, et l'enfant ayant achevé sa toilette de mort, commença de contempler son arbre, au milieu du flamboiement qui l'environnait. Plusieurs poupées pendaient aux branches; elle les fit apporter sur son lit, puis, en se tournant vers Frida, et ce fut son suprême sourire:
—Mettons coucher celle-là, dis, veux-tu? puis, nous jouerions qu'elle meurt...
Et comme l'autre la regardait avec de grands yeux étonnés:
—Non, tout de bon! reprit la petite comtesse; les poupées meurent aussi bien que nous.
L'enfant eut un rire d'incrédulité, et secouait sa grosse tête; alors Claribel dit, d'une voix très basse:
—Je t'assure que si, qu'elles meurent; crois-moi, Frida, il n'y a rien de plus vrai.
Et retombant sur l'oreiller, épuisée qu'elle était et à bout de forces, elle ferma les yeux, entra en agonie qui fut courte et sans connaissance, et mourut.
Le Duc accourut aussitôt. Dans le désarroi des premiers instants, la chambre restait toute vide, éclairée des bougies de l'arbre, comme d'une gloire de chapelle ardente, et personne auprès du corps, que le comte Otto. L'enfant, trahi par une glace, s'amusait à des révérences d'insulte au chevet et au pied du lit, et à contrefaire grotesquement, face à face avec sa sœur morte, les grimaces des agonisants.
IV
La pompe des obsèques fut magnifique. Couronnes, lampadaires, catafalque, l'appartement tendu de velours blanc avec des lés de moire d'argent, le char funèbre couvert de plumes, de bouquets, de crépines et d'écussons, et plus de deux mille écus de cierges qui brûlaient continuellement, ce fut au milieu de cet apparat dont Son Altesse avait réglé les moindres détails, et parmi une foule énorme, amassée le long des rues et aux fenêtres, comme pour le passage d'une reine, que Claribel quitta son lit de parade et tous ceux qu'elle avait aimés, et le septième jour après sa mort, fut portée au Père La Chaise.
Le duc Charles drapa pour six mois. Il avait l'âme fort noircie et remuée, peut-être moins de la mort de sa fille, que de ces parfums, ces flambeaux, et tout cet appareil lugubre dont l'hôtel venait d'être enveloppé; si bien que, comme le ciel gris et la neige qui chargeait les toits s'harmoniaient à son chagrin, il s'ensevelit tout à coup, dans une tristesse épouvantable. Toute voix fut étouffée autour de lui, et jusqu'aux sourires retenus; parler haut, marcher, rire, siffler, devint un crime capital; et morne, entouré de lampes, tête-à-tête avec l'urne de plomb qui contenait le cœur de Claribel, et sur laquelle il avait fait graver:
ET FILIOLÆ ET MEUM
(Ci-gît mon cœur, avec celui de ma fille)
Charles d'Este passait ses journées à se rassasier de deuil, ne levant la tête de temps à autre, que pour dire, au milieu d'un soupir effroyable:
—Vois-tu, mon pauvre Arcangeli, rien de tout cela ne fût arrivé sans ce renumérotage maudit.
Il revint souvent sur cette chimère; sa tristesse sécha, et disparut; les mouvements artificiels de sa douleur se défirent promptement, comme ils s'étaient faits; mais il ne guérit de son deuil que pour vivre, à partir de ce jour, sous la frayeur croissante et continuelle du chiffre 7, comme d'une effroyable meule, suspendue au-dessus de sa tête, et qui pouvait à chaque instant, l'écraser. Ce fut un spectacle nouveau, où la chaise percée du Duc joua son rôle, car il n'avait plus, comme l'on dit, qu'un agonisant, dans sa chemise. Vapeurs, épreintes, accablements, le ton bas, geignard, pleurard, un perpétuel «si j'y suis encore» quand il parlait du lendemain, enfin, tous les hélas! des poltrons renforcés, rien ne fit défaut à la comédie, pas même des querelles sur ce sujet, et quotidiennes, avec Arcangeli:
—Oun noumero, disait l'Italien, ouna cosa inerté, inanimée!
Et là-dessus, il riait jaune, d'un air de douce compassion. Ce qui avait causé la mort de la contessina, affirmait le bouffon mystérieusement, en maniant l'énorme paquet de mains de corail qui lui brimbalaient sur le ventre, c'est que, dans la soirée du 25 juin, elle avait été regardée par un jettatore, le comte de Plessen, qu'il connaissait bien. C'était au tour du Duc de rire et de hausser les épaules, si bien, qu'à force de disputes, de contradictions et de colère, cette superstition devint pour Charles d'Este, sa plus chère et sa plus aveugle faiblesse.
Il harcelait les architectes, et les querellait de la durée des travaux de l'hôtel Beaujon, tout en les éternisant par ses caprices. Les écuries, surtout, entièrement distribuées, et la boiserie prête à poser, il les fit rechanger dix fois, même jeter bas à moitié, pendant le temps où il s'engoua de ne conserver à Beaujon que les quatre paires de chevaux affectés pour lui et pour ses enfants; il projetait de loger le reste à Saint-Germain, dans d'immenses écuries modèles, et rien n'eût pu le dépiquer de ce projet, sans la crainte qu'il éprouva, jaloux comme il était d'avoir des bêtes uniques, que quelque palefrenier soudoyé ne détournât les montes de ses étalons, au profit de juments étrangères.
Il devenait en effet de jour en jour, plus méfiant, plus soupçonneux, tellement que, pour certains travaux de serrurerie, il imagina de les confier à sept ou huit ouvriers différents, chacun d'eux ignorant à quel tout s'ajustait la partie sortie de ses mains. Cela fit encore des retards, l'impatience de Son Altesse allait croissant; le pauvre homme maigrissait de terreur dans l'hôtel des Champs-Elysées, et trois coups de tonnerre qu'il fit, une après-midi de la fin de mars, le mirent tout hors de lui-même. Il n'y put tenir, il déguerpit, abandonna cette maison maudite, et, escorté d'Arcangeli, alla se loger d'emprunt, dans le paisible hôtel Windsor, rue de la Paix, où il s'accommoda de l'appartement réservé d'ordinaire, au prince de Galles.
Il était sauvé; le Duc respira, ouvrit les yeux et reprit haleine, et comme il lui passa en tête, durant quelques jours, les soins les plus extraordinaires, on ne put douter que Charles d'Este ne revînt à son sens rassis, et à son train de vie habituel. Il eut de longues conférences avec Pomadère, son tailleur français, acheta pour quatre cents louis de parfumerie et de cravates, se fit tirer du sang à deux reprises, afin d'entretenir sa pâleur, qu'il jugeait intéressante et singulière, et prié d'une fête au Palais-Royal, inventa de se tenir les pieds, toute l'après-midi, dans l'eau froide, à l'effet de se chausser plus étroit. La foule fut prodigieuse autour de lui, pour admirer les mille pierreries sous le poids desquelles il ployait, et les voyeuses si ardentes et importunes, que le patient, au milieu de ce désordre, s'en trouva enfin accablé. Alors, du ton le plus engageant:
—Mon Dieu, mesdames, leur dit-il, si vous aimez tant les diamants, j'en ai de bien plus beaux, dessous.
Et il simulait de se défaire, ce qui mit les curieuses en fuite. C'est à partir de ce moment, que les gazettes ramassèrent jusqu'au moindre trait de Charles d'Este; et une chronique qui parut, amusa tous les Parisiens à aller voir aux Champs-Elysées, le défilé des laquais de Son Altesse, en culottes et en chapeau doré. Cette procession bizarre escortait un énorme palanquin bleu de ciel, renfermant sous deux cadenas, la viande et le couvert du Duc, car il avait continué à être nourri de ses cuisines. Arcangeli dressait les plats; le premier maître d'hôtel lui-même, lequel avait été officier de la bouche de Sa Majesté Nicolas, donnait la serviette et découpait les pièces, et le Duc, pendant ce ménage, se divertissait à l'attaquer, lui reprochant de faire ses orges trop grassement:
—Voyons, Michel, lui disait-il, je te payerais par année, cinquante frédérics de plus, si tu me promettais d'être raisonnable.
—Ah! Monseigneur, j'y perdrais trop, répondait l'autre, gravement, sans s'interrompre dans son service. Il était Français, Parisien, et avait publié sur son art un gros livre, avec cette épigraphe quelque peu irrévérencieuse:
L'homme ne vit pas seulement de pain.
Chose étrange! un événement qui jeta le plus terrible émoi dans l'hôtel des Champs-Elysées, sembla donner raison, peu de jours après le départ de Charles d'Este, à l'horreur qu'il avait prise de cette maison. L'un de ces molosses de Cuba que l'on lâchait au jardin, pendant la nuit, fut soudainement atteint de la rage. Il s'échappa, courut les écuries, mordit deux valets du chenil, et bavant, sanglant, la langue tirée, finit par se jeter dans l'hôtel, où réfugié au fond d'un couloir, il faisait tête, et s'élançait sur ceux qui se hasardaient. On peut juger de l'épouvante et de la déroute des valets, qui s'en tenaient à discuter, sans livrer bataille, lorsque Emilia, sortant de sa chambre intrépidement, alla droit à Syphax, et le tua d'un coup de revolver.
Cet exploit si peu féminin, tout en mettant les langues en mouvement, n'excita pourtant pas à l'hôtel, un trop vif étonnement: il y avait bien près de quinze jours, que caméristes et laquais souriaient au nom de l'Italienne. Abandonnée depuis le départ de Giovan à sa conduite personnelle, son humeur et ses fantaisies venaient enfin de rompre la bride, et sous son masque ancien de sagesse, la Clorinde avait apparu. Plus de ménagements, plus de contrainte; c'était la vraie Emilia, toute d'élans, d'extravagances. Après un très long temps écoulé sans se laisser toucher par Franz le bout du doigt, elle s'abandonna tout d'un coup, alors qu'il l'espérait le moins:
—Bonne sainte! avait-elle dit à sa Santa Lucia de plâtre, je vais commettre un grand péché, mais vous êtes si puissante au ciel..., et le pauvre homme est si malheureux!
Comme de vrai, il en était à se traîner aux genoux de sa maîtresse, et à lui protester par les plus solennels serments qu'il l'épouserait,—fermement résolu d'ailleurs, à ne jamais passer sous ce joug.
Tant de romanesque attendrit l'Italienne, restée, depuis ses fonctions de lectrice, un vivant répertoire de comédies et d'opéras, dont elle citait souvent des bribes. Elle adorait les spectacles en effet, les courses, les galas, les chevaux. Toujours par monts et sur les chemins, ses pieds ne tenaient pas en place; qui l'aurait cru, on n'eût pas pris le temps d'un seul repas. Vers midi, à son retour du Bois, rhabillée et déjà prête à ressortir, elle envoyait chercher du salé ou une tranche de jambon, quelquefois des petits pâtés qu'elle mangeait debout, tout en discourant. Son grand chapeau de feutre à plume grise, une sorte d'habit de chasse Louis XIII dont les parements galonnés d'argent se rabattaient sur la poitrine, ses bottines aux talons de cuivre, sa jupe rayée mastic et bleu, tout son ajustement en un mot, sentait la reine de théâtre, que ne démentait pas sa physionomie vive, mobile, audacieuse, et véritablement un peu folle, à voir le brillant de ses yeux. Franz s'émerveillait qu'elle eût réussi, pendant des semaines, à les rendre si impassibles; ses lorgneries, sa contenance, et jusqu'à son silence même, ne parlaient que trop clair maintenant! La maison entière s'apercevait de leur secrète intelligence, en sorte que le pauvre amoureux, toujours tremblant devant le Duc, redoutait prodigieusement que son intrigue n'arrivât enfin, jusqu'aux oreilles de son père.
Mais le Duc songeait bien à cela! Toujours noyé dans les mille détails dont il voulait se charger lui-même, il était machiniste à présent, pour bâtir et fortifier le caveau de l'hôtel Beaujon, où ses trésors seraient enfermés. Cela donna des scènes plaisantes. Confus d'esprit comme il l'était, on ne le débrouillait pas sans peine au travers de ses explications, et aussitôt, il s'échauffait, criait, et dérangeait les meubles de sa chambre, afin de mieux inculquer ses plans aux architectes et à M. Smithson. Finalement, Charles d'Este n'y tint plus, et, de colère, une après-midi, partit avec eux pour Beaujon, où, sans motifs, depuis près de quatre mois, il s'obstinait à ne plus paraître.
Il fut surpris et enchanté. Là où il avait laissé les gâcheurs, du tumulte et des échafaudages, l'hôtel se déployait au fond de la cour, avec ses murailles de marbre rose, son perron de pierre bleue poncée, et l'immense balustre doré qui dissimulait la toiture. Une rampe de jaspe à hauteur d'appui, couvrait le fossé des cuisines, et le Duc prit plaisir à considérer les statues de bronze qu'on voyait dessus, élevant en l'air des lampadaires.
Mais ce qui le charma le plus, ce fut le côté des jardins. Tout y avait été bâti l'un après l'autre, selon les caprices successifs de Son Altesse, et ce pêle-mêle, que les architectes avaient vainement tenté d'ajuster ensemble, formait un prodige de bâtiments, par les pavillons, les arcades, les rampes, les fers à cheval, les galeries qui s'escaladaient; nulle symétrie, nul plain-pied; un toit conique pour pendant à une coupole verte à la Russe, des terrasses chargées d'orangers s'enfuyant sans tenir à rien, l'écrasé et le suffoqué près du haut et du majestueux; partout enfin, une profusion de colonnes, de vases de métal, de myrtes taillés en pyramide, de déesses, de pots à feu, d'œils de bœuf à vitraux colorés, de marbres noirs et violets, et des bassins avec des vasques, où des jets d'eau partaient en fusée. Le duc Charles s'arrêta là une bonne heure; puis ce fut la visite des communs, de l'orangerie, des remises, de la grande et de la petite écurie, et toujours avec le même enchantement. Il ne fut pas même rebuté par les fanges énormes du jardin, où l'on commençait à écaver les trous des arbres et les pièces d'eau, et s'amusa encore, avant de partir, aux dorures d'une des trois portes, lamées de fer et peintes en rouge sang de bœuf, qui fermaient son immense palais.
Cette visite, en tirant Charles d'Este de l'appartement où il languissait, lui donna l'envie de la renouveler. Il revint, s'engoua encore davantage; son esprit, naturellement médiocre, se plaisait en ces mille occupations qu'il voyait naître de toutes parts, de manière que, peu à peu, il se reprit à faire sa poupée de l'hôtel Beaujon.
Chaque jour, à deux heures à la montre, on l'y entendait arriver, sans que les temps les plus extrêmes pussent le retarder, même d'un instant. Il écoutait les rapports des architectes, inspectait le progrès des travaux; puis, établi sur une chaise, à considérer les plafonneurs ou les raboteurs de parquets, il se laissait dévorer de poussière, pendant une bonne couple d'heures, demandait ensuite son porte-manteau, changeait de linge et d'habits, et partait. M. Smithson, que l'on réclamait à Villaharta, dans une des mines de mercure appartenant à Son Altesse, reçut enfin la permission de se mettre en route, différée depuis six semaines.
—Je vous suppléerai à l'hôtel, avait daigné lui dire le duc Charles, et il s'y rendit, s'il se peut, encore plus assidu qu'auparavant, principalement lorsque vint le temps de terminer les écuries, où l'on travailla même la nuit.
Elles étaient d'une splendeur royale, avec des boxes en chêne pour vingt-huit chevaux, un pavé de marbre sarancolin, le plafond de chêne à caissons sculptés, et un rang d'arcades vitrées du haut, dont la salle tirait tout son jour. Rien de si éblouissant d'or, et du luxe le plus rare. Au-dessus d'un revêtement d'azulejos arabes à mi-hauteur, montait un ancien cuir de Cordoue, garni partout de pièces de porcelaine et de faïences d'un grand prix, jusqu'à la corniche de vieux chêne, blasonnée sans nombre du Cheval-Passant, peint et argenté.
—Les pauvres bêtes! exclamait parfois le Duc, tout attendri à se représenter d'avance ses chevaux, au milieu de cette magnificence.
Aussi, célébra-t-il comme une fête, le jour où ses treize étalons passèrent des Champs-Elysées à Beaujon, avec la moitié des cochers. Ce fut un plaisir pendant longtemps, de voir Son Altesse se pavaner en se promenant par les écuries, tandis qu'Otto, que le fumier attirait maintenant au nouvel hôtel, étrillait ou bouchonnait lui-même quelqu'un de ses poulains favoris. Les plus furieux, les plus indomptables, le jeune comte les prenait, et les trouvait encore trop doux pour ses promenades de chaque jour. Cinq valets suffisaient à peine à maintenir Selam ou Firdousi, et à le dompter dans la cour. Puis, quand le comte était en selle, il fallait reconnaître, avant d'ouvrir les portes, si la rue se trouvait déserte, car le premier bond du cheval le portait jusqu'au milieu de la chaussée; et ces folles témérités, la rudesse et la violence d'Otto, rajeunissaient le Duc, rien qu'à les regarder:
—Il est ma vive image, disait-il souvent, se rappelant ses anciennes prouesses de boxeur et de cavalier, et toutes les fougues de sa jeunesse.
Elles lui duraient encore par accès, comme on vit lorsqu'il commença de s'empresser dans les soins de son installation. Il en mit ses bêtes, ses laquais, Arcangeli lui-même sur les dents; vingt-quatre heures de journée, le Duc les eût consumées comme douze. Dans sa furie d'activité, il ordonna que l'on dressât un inventaire général de ses meubles des Champs-Elysées. Le comte d'Œls venait chaque matin, en lire le détail exact, avec le cahier écrit de sa main, qui ne lui laissait plus, littéralement, le temps de manger ni de dormir. Il se plaignit, querella même Son Altesse; finalement, prit le parti de se rejeter sur la goutte qui le travaillait quelquefois, et de ne plus bouger de son lit, si bien que le Duc impatient, et auquel il importait peu qui était attelé à la roue, pourvu qu'elle marchât, se décida à lui donner un aide, et à créer dans sa maison, le titre de deuxième chambellan.
Cette résolution tomba justement en cadence de plusieurs sollicitations qu'on venait de lui adresser en faveur de M. Cordebœuf d'Andonville, bon gentilhomme de Normandie, et qui après avoir, durant dix années, bu frais, mangé son blé en herbe, grugé matrones et pucelles, et jeté, comme dit le proverbe, sa maison par les fenêtres, allait enfin se trouver réduit à vivre dans quelque masure, de ses choux et de son fusil, quand il fut ramassé par Mme d'Esparbès, sa cousine, une des beautés des Tuileries. Elle s'employait ardemment pour lui, et redoubla d'efforts et de machines, en voyant jour à le caser auprès de Charles d'Este.
—D'Andonville, d'Andonville, répondait le Duc en riant, aux diplomates chargés de l'affaire. Hé! que diable, voulez-vous que je m'assourdisse chez moi, de ce nom de cloche?
Il consentit pourtant, de bonne grâce, à ce que Mme d'Esparbès lui présentât le compagnon. C'était une sorte de colosse en hauteur et en épaisseur, l'air jovial et enflammé, qui sentait son hobereau de village, et lui donnait entièrement l'aspect de ces gros brutaux de maquignons, avec lesquels il avait si souvent trinqué; mais bon, honnête, et, pour l'instant, prodigieusement intimidé. Il rompit net en s'asseyant, la chaise que lui désignait Son Altesse, perdit la tête, et ne sut que tourner son chapeau dans ses doigts, tout le temps que dura l'entretien. Cette gaucherie, cet effarement plurent extrêmement au Duc, qui était l'homme le plus sensible à ce qu'on parût accablé de sa majesté et de ses rayons. Il se mit donc à faire fête au d'Andonville, et, sur ce qu'il passait au même moment, un régiment, musique en tête, dans la rue, se plaindre à lui de ce vacarme de trompettes, qui l'assassinait chaque jour. Voilà l'autre qui balbutie, puis tout à coup, prenant son parti:
—Votre Altesse Sérénissime devrait ordonner, lui dit-il, qu'on mît de la paille devant l'hôtel.
Le fou rire partit au Duc, une si sublime bêtise acheva de le conquérir, et le soir même, M. d'Andonville s'installait aux Champs-Elysées.
Il était temps; le coulage y allait au delà du croyable, et les mille relâchements de règle, de service et de discipline, furent longtemps pour le pauvre majordome, autant de fâcheuses épines, qu'il n'ôta qu'à force de rigueur et de réformes de toutes sortes. Une de celles-ci, qui ne vint pas de lui cependant, et bien amère à Son Altesse, fut la suppression du chasseur en plumet de coq et des valets qui marchaient, certains jours, devant le carrosse ducal, avec leur canne à pomme d'or. L'Empereur lui-même n'avait pas dédaigné de s'expliquer assez vivement, sur cette «étiquette gothique», et il fallut bien obéir à un ordre si peu déguisé, quelque blessé qu'en fût l'orgueil du souverain exilé.
Son Altesse eut, quinze jours après, une autre mortification. Les trois quarts de sa maison allemande, ses serviteurs les plus anciens, les plus affidés, le quittèrent, pris du mal du pays, et retournèrent dans leurs montagnes de Wolfenbuttel. Cet abandon navra le Duc, plus peut-être que n'aurait fait un grand et cruel malheur. Il s'attendrit en leur donnant leur congé:
—Quoi, répétait-il d'une voix émue, vous ne me verrez jamais plus?
Ces bonnes gens ne savaient que répondre. Il leur fit compter à chacun deux années entières de leurs gages, et à la petite Frida, la dernière amie de Claribel, une dot de trois mille florins. M. de Cramm qui parlait de départ, reçut aussi de cette manne, et en proportion du traitement qu'il venait de souffrir d'Otto. Ce démon n'avait-il pas tenté de le berner, aidé de trois valets, dans une couverture d'écurie? Enfin, après quelque débat, le Duc finit par tirer parole que le bonhomme demeurerait à son service.
Ce dépit de vouloir partir n'était que grimace: M. de Cramm avait les meilleures raisons pour ne point quitter la maison. Qui eût espionné le duc Charles? Qui eût envoyé, tous les deux mois, un long rapport chiffré à Blankenbourg? Ce petit homme, grosset, basset, avec sa figure poupine, sa voix ridicule, et ses yeux naïfs, avalait depuis nombre d'années, la perfidie et la fausseté comme l'eau. Il avait été, tour à tour, aux gages de la cour de Berlin, abandonné à François V de Modène, l'oncle et le tuteur du duc Charles, puis Hanovrien, puis payé par Wilhelm; il se serait pris à un fer rouge, plutôt que de n'avoir à qui se vendre. Ce n'était pas que l'on tirât un grand profit de ses bulletins. Ils n'apprenaient rien au delà de ce que tout le monde pouvait savoir; les événements de l'hôtel s'y trouvaient, jour par jour, à leur date, même les plus indifférents, mais sans aucune appréciation: