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Le Crépuscule des Dieux

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«On comprend facilement l'intrigue, continua d'un ton criard, Giovan, qui sauta ainsi, par dessus toute explication. A peine de retour de l'église, la demoiselle ou l'un de ses complices, était allée se dénoncer et dénoncer sa dupe. Le mariage clandestin est en effet, un sacrilège, une profanation des cérémonies sacrées, prévue par le concile de Trente, et frappée d'anathèmes et de peines physiques (CH. I. Section 24 des Actes du Concile). Le malheureux a devant lui, une autorité religieuse inflexible qui gouverne les âmes, et les galères l'attendent, s'il ne consent pas à épouser. Telle est la seule alternative: le mariage ou les galères!

«Le 14 août au matin, poursuivit Arcangeli, le jeune homme est placé dans une voiture cadenassée, escortée par des sbires. C'est avec ce cortège nuptial, qu'il est conduit à l'église Saint-Augustin. La voiture s'ouvre, le prisonnier est traîné en silence, il entre ainsi dans la sacristie. Il y trouve son audacieuse maîtresse; on lui dit qu'il peut choisir, il est libre; (l'Italien éclata de rire) il épousera, ou il ira aux galères!»

—Eh bien! il est allé aux galères? demanda plaisamment le Duc, pendant que Giovan, au milieu de la chambre, mimait en se contorsionnant, toute la scène du mariage.

—Pis que cela, la corde au cou! cria Giovan. Uni, béni, lié, escamoté, par devant notre sainte mère l'Eglise!

Et dans l'emportement de joie de son triomphe, il hésita quelques moments, s'il n'allait pas découvrir au Duc le pot aux roses; mais rien n'était encore débrouillé, et que savait-on si le mariage se trouvait solidement muni de tout ce qui le devait assurer? Aussi, modérant ses premiers transports, le bouffon se contenta-t-il de ricaner sous cape, du hasard qui l'avait enfilé malignement, jusqu'à pouvoir ainsi bafouer le Duc, à son nez et à sa barbe, la pauvre Altesse!


Arcangeli reçut le lendemain, une longue lettre d'Emilia, qui confirma et étendit ce que l'Italien connaissait déjà. Tout avait bien joué, nul accroc, et la farce aussitôt éclatée et finie, qu'entreprise. Les détails en étaient plaisants: contestations, lamentations, protestations de Franz sous les verrous, puis les liqueurs spiritueuses auxquelles il avait fallu recourir, dans l'église Saint-Augustin, pour le faire revenir à lui; mais au dénouement, le style changeait. Il était tellement visible de quelle main partait le coup, que si peu que le comte eût de ruse, les écailles devaient lui tomber des yeux; de manière qu'après la messe, et à peine mis en liberté, le nouvel époux était monté dans un cabriolet de louage, et avait planté là Emilia, en lui disant d'un ton irrité:

—Je ne vous reverrai jamais!

—Il frappera chez elle, après-demain, pensa Giovan, qui haussa les épaules. Ce n'était pas cela qui le mettait en peine, ainsi que le baladin l'écrivit à sa sœur, avec tout un plan de conduite, mais bien, l'éclat d'apprendre au Duc le mariage, et la cascade de fureur qui en pouvait tomber sur son dos.

Justement, Son Altesse, durant quelques jours, eut des ondes d'humeur terribles, sans que nul en devinât la cause. On se regardait effrayé; chacun ouvrait des suppositions, jusqu'à M. de Cramm, qui se joua, pour sonder Charles d'Este, à lui parler du comte Otto et de l'argent immense que ce fils chéri continuait de prodiguer à Vienne. Bien lui en prit d'être encore ingambe, et de pouvoir s'enfuir au plus vite. Mais la fureur du maître, déçue de ce côté, se tourna contre Giulia qui, depuis cinq ou six matinées, ne rendait plus même au Duc, le respect de l'aller visiter à son réveil. Cela fit une horrible scène, dont les hurlements, les piétinements retentirent dans l'hôtel entier. Enfin, l'énigme fut éclaircie, et l'on apprit par M. Smithson, qui arriva le lendemain, que la perte de plusieurs des procès du duc Charles, avait causé ces étranges bourrasques.

Arcangeli passa vingt-quatre heures, on peut dire, à les compter toutes, dans le riant espoir que, d'un moment à l'autre, sa rivale serait chassée. Il ne cessait pas, toutefois, de chanter les louanges de Lyonnette; à quoi le Duc, sans trop répondre, s'exhalait contre la Belcredi, et son insolence incroyable. Et ces doléances finirent—pauvre Giovan qui s'en étonna!—par un commandement exprès que lui fit Son Altesse, un matin, d'aller lui chercher la chanteuse. La hauteur superbe de Giulia avait, en effet, ranimé le petit reste d'affection qui palpitait encore pour elle, dans cette âme engourdie et blasée.

On peut juger si l'Italien avait une mine de joie, en se rendant chez la favorite. Quoique l'heure fût matinale, les portes tombèrent devant le nom du Duc. Giovan avança doucement, saluant la chanteuse, du plus loin qu'il l'aperçut; et cette entrevue, il ne sait pourquoi, lui est toujours demeurée dans l'esprit, avec une impression de mystère. La Belcredi était au fond de son boudoir, où elle avait fait mettre un petit divan, une écritoire sur les genoux, et la plume à la main:

—A qui donc écrit-elle? se disait Giovan, tandis que Giulia ployait ses paperasses.

Il crut bien avoir distingué, sur une enveloppe de lettre toute préparée, posée près d'elle, le mot «Wien»; mais, outre qu'il n'en aurait pu jurer, comment discerner parmi tant d'amis, que la chanteuse avait à Vienne?

Il ne tint donc qu'à Giulia, grâce à cet heureux coup de baguette, de se remettre avec le Duc, mieux qu'elle n'y avait jamais été. Bien loin cependant, de triompher d'un tel changement de théâtre, la chanteuse parut daigner à peine, ramasser les avances de Charles d'Este, et même, parfois, se froncer contre elles. On la voyait, assise au bout de la chambre, (ordinairement, près de la dernière de ces trois tables de porphyre qui occupaient les entre-fenêtres, toutes chargées de vases et de bijoux,) indifférente, silencieuse, jusqu'à ne répondre jamais à ce qui n'était pas une interrogation précise,—et comme absorbée à contempler la statuette équestre d'argent de l'électeur Otto Ludwig, ou le petit temple d'argent, peuplé de figurines de vermeil, qui sont les princes et princesses de la maison de Blankenbourg.

Les deux compères, à l'autre bout, jouaient leur farce, autour du sopha où trônait Charles d'Este, assis à la turque: l'un allant, venant, pérorant, toujours à «méditer» ses bustes; et Giovan qui courait, gambadait, soupirait, tournait les prunelles, parlait à chaque moment du jour, de la divine Lyonnette. Elle avait dit ceci, elle avait fait cela; elle l'appelait «grand luriot, vieux rouffia» comprend-on? Et des mains! des fossettes! une gorge! car l'Italien ne se cachait plus d'aller chez elle, maintenant:

—Mais pas ça! ajoutait-il, en se prenant la dent avec l'ongle du pouce, d'un air piteux et désespéré.

Il ne laissa pas néanmoins, si cruelle que fût Lyonnette, d'avoir son portrait à souhait, un jour que Son Altesse bâillait, et se plaignait de sa solitude; et la miniature montra le sourire le plus charmant, un visage comme formé par les Amours, et je ne sais quoi de piquant, de mutin, de capricieux, qui étonnait et ravissait:—tellement, que bientôt Charles d'Este, rebuté de la Belcredi, et à force d'entendre sans cesse, «Lyonnette, Lyonnette,» et «Lyonnette», commença de s'intéresser à ces litanies sempiternelles, y répondit, les mit sur le tapis, et même, souhaita intérieurement, de voir enfin cette merveille.

Une après-dînée que les amusements languissaient dans la chambre du Duc, Giovan, comme s'il y songeait tout d'un coup, proposa qu'on montât regarder, de dessus la terrasse neuve, le défilé qui s'en allait au Bois. Son Altesse, depuis cinq semaines, s'était avisée de faire doubler une galerie du rez-de-chaussée, ce qui avait donné trois ou quatre petits salons intérieurs, et une terrasse à l'italienne, ornée de fleurs et d'orangers en boule, et d'où l'œil plongeait à découvert, sur la place de l'Arc de-l'Etoile. On emporta donc des lorgnettes et un pliant pour Giulia; et le Duc, assez peu curieux de ces visages inconnus, se divertissait, comme un écolier, à jeter dans le premier jardin, des carrés de papier déchiré, quand l'Italien, poussant un cri, et affectant la plus grande surprise:

—C'est elle! la voilà! exclama-t-il, la Madonna del mio cor; et il envoyait des baisers de la main, tandis que M. Félix saluait.

—Est-ce Lyonnette? demanda le Duc, qui vint, avec vivacité, se poster à la balustrade.

Il la trouva encore plus délicatement et singulièrement jolie qu'il ne l'avait imaginée. Elle était seule, avec un laquais, dans un soufflet de satin mauve, tiré par trois petits poneys, tout harnachés d'argent, de rosettes, de bouffettes, et qu'elle menait au grand trot. Le duc Charles, lorsqu'elle passa, lui ôta son bonnet fourré, en le tenant près de son oreille. Elle leva le nez, sous son large chapeau de mousseline, chargé de plumes, fit une demi-révérence, accompagnée d'un sourire charmant, et disparut comme le vent, pendant que Charles d'Este disait:

—Où diable, monsieur mon bouffon est-il allé chercher une aussi jolie femme?

—Oui! elle est charmante, vraiment charmante, dit Giulia derrière lui; et Votre Altesse a bien raison.

Charles d'Este se retourna; elle parlait avec une paix profonde, toute droite, les mains croisées, et en souriant si étrangement, que le pauvre Duc rougissant, se trouva assez déconcerté. L'immense couchant était jaune et vert; Giulia regardait au loin, appuyée à la balustrade, entre les aiguilles de marbre sanguin, qui s'y dressent à chaque bout. Cette tranquillité était-elle une feinte? Sous ce visage paisible et doux, cachait-elle une âme sinistre; ou bien, vraiment indifférente à ce nouveau caprice de son maître, poursuivait-elle un but mystérieux, que la suite allait découvrir? Elle était montée haut cependant, maîtresse en titre du duc Charles, et pouvait bien encore grandement espérer, avec un peu de patience; mais les ambitieux, des combles les plus désirés, même les plus inespérés, une fois atteints, se font aussitôt des degrés, pour arriver à davantage. Peut-être qu'à l'âge du Duc, et avec la graisse qu'il avait, une telle base semblait trop périlleuse à Giulia, pour porter sa fortune définitive. Peut-être, en cette pleine vie, si éclatante et fastueuse, qu'elle avait senti le cadavre, et tâchait déjà de se retirer... Mais qui le sait, qui pourra jamais dire les pensées enfouies au plus grand secret, et dans le centre de ce cœur, sinon le prince des démons dont elle était la digne fille, et Celui aussi qui l'a jugée, en quelque endroit que sa justice ou sa miséricorde l'ait mise!

Septembre, cette année, fut admirable; un ciel pur, le plus beau soleil du monde, une température charmante. Le Duc voulut donc que l'on garnît cette terrasse à la chinoise, de porcelaines et de lanternes; et sans en faire aucune façon, il y vint chaque jour, voir passer Lyonnette, qui ne manqua pas plus que lui, à ce rendez-vous tacite et fort exact.

De la rue, on apercevait Son Altesse et ses deux acolytes, buvant, mangeant au haut des airs, parmi les pots de fleurs, les coussins, les sophas, les meubles de vernis rouge et or. La triste Christiane et Mme Sophie, offusquées de ces rires retentissants, avaient dû se réfugier au fond extrême du jardin, dans ce qu'on nommait le «Bosquet,»—un bois de charmilles humides, arrangé et planté en partie, d'après le fameux labyrinthe de Wendessen.

Elles erraient là toutes deux, en compagnie du père Le Charmel, au milieu des arcades, des cloîtres et des cabinets de verdure, passant sous les portiques déserts, enfilant de sombres colonnades, tournant autour de bassins mornes, ombragés d'immobiles cyprès, où des nymphes dormaient, couchées sur des dauphins silencieux. Les matières de dévotion, les débats de controverse, ne duraient que de courts instants, quoique le Père et la princesse ne se cachassent plus maintenant, de vouloir convertir Christiane. Mais, outre la science des saints, le célèbre Dominicain avait aussi celle des hommes. Bien différent de Mme Sophie, de qui l'extrême élévation et la spiritualité faisaient parfois perdre haleine, c'était avec des choses de la terre que le Père poussait Christiane sans relâche, du côté du ciel; une fleur, un arbre, un passereau, lui fournissaient de quoi parler, et toucher les cœurs. Elle répondait oui de la tête:—Oui, mon père, ou bien: Oui, ma tante, en tachant de montrer à ces deux noirs fantômes, un visage de sérénité. Ils allaient ainsi, à pas lents, par les sentiers verdis et moisis, jusqu'à ce qu'ils s'arrêtassent enfin, au pied d'un de ces vases énormes, isolés sur des piédestaux, ou bien à quelque banc de pierre, dans un renfoncement de charmille. Le Père alors, ou la princesse lisait tout haut, en reprenant au signet de la veille: «Mes cinquante raisons pour retourner à la religion de mes aïeux», cette fameuse apologie, publiée par l'électeur Antoine Ulric de Blankenbourg, quand il avait abjuré la réforme. Christiane s'appliquait à comprendre, mais son cœur s'enfuyait loin d'elle.—Ulric, Ulric! elle le revoyait, elle le retrouvait partout; son âme avide reconnaissait la moindre ressemblance ébauchée. C'était ainsi qu'il posait les mains, ainsi qu'il portait ses regards. Où donc s'en était-il allé, ce frère, cet ami de toutes les heures? Pourquoi l'avait-il abandonnée? Le monde lui paraissait trouble, et couvert d'une épaisse fumée; les choses passaient devant son esprit, ainsi qu'une eau bourbeuse et livide... Le soir tombait; on entendait l'Angelus, qui tintait a une chapelle voisine:

Je vous salue Marie, pleine de grâces...

Et Christiane, en se signant, faisait les réponses avec la princesse. Que lui importaient ces pratiques, ces chapelets, ces croix, ces médailles, qu'elle acceptait docilement! Tous trois marchaient vers l'hôtel, sans plus rien dire, Christiane seule en avant. Ce mort, dont les mains lui serraient le cœur, elle le sentait à cette heure, s'agiter dans son sein, plus douloureusement.—Oui! je t'entends! je t'entends, pauvre âme! apaise-toi, pardonne-moi; et à ces souvenirs déchirants, toute son âme s'en allait...


Cependant, le jour approchait, que M. Félix avait marqué pour la livraison des bustes du Duc. Charles d'Este fit la partie de les aller voir achevés dans la boutique de l'émailleur; et depuis si longtemps qu'il croupissait à l'hôtel, sur son canapé et sur ses coussins, cette sortie devint une vraie aventure, dont il s'amusa comme un enfant. Il choisit lui-même, la veille, des habits parmi sa garde-robe: twine vert, gants lilas et cravate appareillée, beaucoup de bagues et de bijoux, avec le cordon de son ordre; et ce ne fut pas un petit travail pour Giovan et M. Félix, que de l'ajuster à son gré, quand cette fameuse aurore se leva enfin. Charles d'Este ne tenait pas à terre, d'impatience; il grondait, hâtait ses gens. Et même, de peu s'en fallut qu'il ne trouvât interminables, les trente tours de roue qu'il y avait, de son logis à celui du coiffeur, juste au beau milieu des Champs-Elysées.

—Qu'est-ce donc, dit le Duc, en montant le large escalier, garni de fleurs et de statues, qu'est-ce donc que m'a bredouillé, tout à l'heure, ce bon d'Andonville?

—Il apportait à Votre Altesse, une lettre du comte François, répondit l'Italien, à qui le cœur battit quelque peu;—puis, comme dans le même instant, Charles d'Este avait passé la porte, l'émailleur et Giovan s'esquivèrent doucement, et le Duc, en se retournant, se vit seul, et un salon désert.

Mais il entendit quelque bruit, une toux, un froissement d'étoffes, et, au même moment, Lyonnette se montra, de derrière le paravent. Le silence, et l'air d'embarras, également dans les deux personnages, durèrent au moins une bonne minute. Elle avait un habit charmant, quoique d'invention et extraordinaire, en velours frappé bleu turquoise, la jupe de satin vert froid, brochée de fleurs de velours vert brun, et aux oreilles, deux montres sonnantes, de la grosseur d'une noisette, qui formaient le présent royal dont le Duc s'était fait précéder. Il remarqua bien qu'elle les portait, et d'une voix assez mal assurée:

—M. Félix vous a donc parlé, mademoiselle, demanda-t-il.

—Oui, monsieur, répondit Lyonnette; puis, se reprenant:

—Oui, Monseigneur; et en elle-même, tout bas:

—Oui, pomme cuite, ajouta Lyonnette.

—Ho çà, où diable, sont donc mes bustes? dit Charles d'Este, pour ne pas rester court; et il commença de marcher, le nez en l'air, autour de la chambre.

Dix-sept grandes armoires, à doubles battants, blanc et or, enrichies de sculptures dorées, lambrissaient les quatre murailles; et le plafond ovale, à compartiments, était orné de bas-reliefs, de peintures, et de divers emblèmes, qui avaient du rapport à l'art qu'exerçait M. Félix. Son Altesse en fit des plaisanteries, tandis que Lyonnette expliquait que chaque fleur en médaillon, peinte sur les panneaux blanc et or, répondait aux flacons de l'armoire,—et que les bustes, par conséquent, ne pouvaient point se trouver là.

Le Duc les découvrit enfin, derrière un rideau qui paraissait une draperie de fenêtre. On les voyait, tous les trente-deux, au haut de leur socle de stuc, sur une manière d'estrade, entourée d'une corde dorée; et, dans le demi-jour du petit cabinet, tant de cires, avec le bleu des veines, et reflétées de toutes parts, par une infinité de miroirs, semblaient plutôt les curiosités de quelque charlatan de foire, que d'honnêtes bustes emperruqués, à cinquante louis la pièce.

—Décidément, Félix est le premier artiste de l'Europe! s'écria Charles d'Este, enthousiasmé.

—Ah!... ils me font peur! lança Lyonnette, qui rentra dans le salon des Fleurs; et s'apercevant qu'elle avait encore une fois, omis le: «Monseigneur.»

—Ne m'en voulez pas! Vous savez, dit-elle, c'est de la légèreté.

Tous deux sourirent et se regardèrent; elle, debout, les bras levés, tout en ôtant sa toque de fourrure; et lui, la tirait par sa robe, et considérait ses beaux cheveux blonds, dont la dorure épaisse et éclatante, avait au soleil, des reflets d'argent. Mais à cet instant, il éternua.

Que Dieu te bénisse! pensa Lyonnette, et te fasse le nez, comme j'ai la cuisse, et le menton, comme j'ai le talon.

Après quoi, se plaignant du froid, et combien il était précoce, cette année, elle se posta devant le feu, en se troussant quelque peu les jupes. Elle avait des bas couleur chair, tellement chatouillants à la vue, qu'anges et saints n'y eussent tenu. Charles d'Este lui prit la jambe, sans mot dire, et puis de là, la jarretière. Il était occupé de l'idée si sa perruque ne tomberait point.

—Ah! mon Dieu! dit la jeune femme, qui se renversa sur le canapé; je ne savais pas que Votre Altesse me fit venir ici pour cela...

Arcangeli, Félix, Charles d'Este et Lyonnette rentrèrent à l'hôtel, vers quatre heures. Ils garnissaient le plein carrosse, sans compter deux bustes de cire, que Son Altesse avait voulu qu'on emportât,—le no 13 en frac bleu, et le no 25 aux épaulettes de diamants jaunes;—et comme il y avait dans la voiture, un en-cas de pâtisseries, le bouffon et Lyonnette étaient en train de dépêcher une espèce de petit goûter, quand on entendit la voix du Duc:

—Oh! oh! trois pots de confitures pour Hildemar! Si du moins, cet imbécile-là ne s'était pas laissé mourir!

Son Altesse, chapeau en tête, s'amusait à vérifier le registre des comptes de bouche, que cet entêté d'Andonville avait laissé sur la banquette, au moment où les chevaux partaient; et encouragé par les rires, Charles d'Este continua à demi-voix:

Du 29.-Le dîner des gens de son Altesse  114 fr. 70
Sucreries que S. A. a envoyé chercher 20 »
Truite pour la comtesse Christiane 14 »

—Tiens! dit le Duc s'interrompant, voilà ma fille qui fait maigre le vendredi, comme les papistes.

Mais en tournant la page, il resta béant et hagard devant le registre, comme s'il venait d'y découvrir quelque venimeux scorpion. Sa gorge s'enfla de fureur, les yeux lui sortirent de la tête: et, se jetant hors de la portière, car la voiture abordait justement, devant le perron principal, il commanda avec impétuosité, au premier valet qu'il aperçut, de lui amener sur-le-champ, mademoiselle Belcredi.

—Où cela, Monseigneur?

—Ici, triple brute! dans ce vestibule...

Et d'un revers de main, Son Altesse fit voler la porte si furieusement, que les armes et les armures, rangées des deux côtés, en symétrie, tremblèrent sur leur tronc de bois, et qu'une plume du masque horrible qui pendait au casque de Montézuma, se détacha et tournoya jusqu'à terre. Au même instant, la Belcredi paraissait au bas de l'escalier, ainsi que sept ou huit laquais attirés par cet étrange vacarme.

—Est-il vrai, madame, demanda le Duc, d'un bout à l'autre de la salle, et sans lui donner loisir d'approcher, que vous vous soyez fait servir, l'autre mois, quatorze cruchons de ma bière?

—Monseigneur, dit la Belcredi, revenez à vous, je vous en conjure.

—Elle m'insulte! s'écria le Duc, à qui la furie sortit aussitôt, par les prunelles et par la bouche, d'une si terrible façon, qu'il fit trembler non seulement Giulia, mais Félix, Giovan, Lyonnette, les domestiques amassés et jusqu'aux marmitons, dans les cuisines. Les termes les plus durs, les plus méprisants, les apostrophes et les injures tombèrent sur la Belcredi, qui, blanche et immobile comme une statue, n'eut ni le temps ni le moyen de proférer une syllabe.

—Dehors! dehors! hurlait le frénétique, et qu'on ne vous revoie jamais!

Alors, prenant tout à coup son parti, avec l'air d'un mépris superbe, Giulia Belcredi sortit, silencieuse.

—Bon voyage! chantonna Giovan, qui monta l'escalier en sautillant, derrière le dos de son maître.

Ce ne fut que le soir, fort tard, et pendant sa toilette de nuit, que Charles d'Este ouvrit la lettre de son fils. Le comte Franz annonçait, tout d'abord, en guise de gâteau de miel, le plein succès de son ambassade: puis, venait un récit assez court et mal en ordre, ajusté de manière à prouver qu'arrestation, prison et mariage étaient du fait de François V, qui, par vengeance, avait servi ce plat romain au pauvre comte; pour finir, des protestations, force humilité, et la demande de pouvoir revenir à Paris, avec sa femme.

—L'imbécile, exclama le Duc, en haussant les épaules, et sans d'ailleurs se mettre en peine de voir clair, dans cet imbroglio.

Puis, comme la pendule sonnait:

—Allons, Monseigneur, couche-toi, dit Lyonnette, qui courait çà et là, en chemise; et du ton d'un enfant qui récite:

Il est minuit.
Qui l'a dit?
Jésus-Christ.
Où est-il?
Il est dans sa chapelle.
Que fait-il?
Il fait de la dentelle
Pour les dames de Paris.

VIII

On put croire que la Belcredi n'avait eu qu'à tirer une chaîne dont le bout était dans sa main, pour ramener Otto à Paris. Quarante-huit heures après l'étrange scène de Beaujon, un samedi, dernier septembre, vers le milieu de l'après-dînée, le jeune homme, qui n'avait pris que le temps de changer d'habits, gâtés par cette longue route, et d'avaler du potage et un œuf, se présenta au Grand-Hôtel, où la chanteuse s'était retirée. Quoiqu'il eût roulé jour et nuit, sans s'arrêter, jusqu'à Paris, tirant sa montre à chaque demi-quart d'heure, Otto eût souhaité au-dedans de lui même, de ne pas rencontrer Giulia.

Elle se dressa, en poussant un cri...

—Ah! c'est vous, Otto, balbutiait-elle.

Il demeurait en silence, il ne lui disait rien, il la regardait enivré, et il attendait qu'elle lui parlât; elle avait un vêtement blanc, chargé de falbalas pressés de dentelle et de mille rubans, et où la chanteuse s'était amusée à attacher, de place en place, tout du long, des bouquets de roses naturelles. Il contemplait éperdument ces roses, ce vêtement éblouissant, les yeux, les cheveux de sa maîtresse, jusqu'au plus petit de ses traits; il lui semblait qu'il allait aimer Giulia, des siècles entiers, et, plongé dans des images délicieuses, le jeune homme ne remuait point. Ce silence le réveilla; il fit un brusque effort sur lui-même, et sans savoir ce qu'il disait:

—Oui! répondit-il, je suis parti, sitôt que j'ai reçu votre dépêche. Je serais accouru de plus loin, rien ne me retenait là-bas.

—Et la Schlosser? fit Giulia.

—La Schlosser! répéta Otto, qui rougit à l'excès, puis pâlit tout à coup, blanc comme le marbre où il s'appuyait; et après un instant de pesant silence qui avouait tout, il se mit précipitamment, à tâcher de se disculper. Mais est-ce qu'il aimait la Schlosser? Pouvait-il aimer pareille sotte, une femme toujours pleurante, laide, maigre, une vraie sauterelle? Et, dans son trouble et son irritation, il accompagnait ce discours de gestes outrés, en parlant avec une sorte de transport. Il avait trouvé en wagon, les paroles les plus touchantes et les plus tendres; mais la crainte qu'il éprouvait de ne pouvoir fléchir Giulia, l'agitation de la revoir enfin, et cet air lourd et parfumé, à force de jonquilles et de roses dont l'appartement était plein, jusque sur la table en face d'Otto, lui dissipaient maintenant ses pensées, de manière que, malgré ses efforts, il s'égarait, ne se retrouvait plus: et le spectacle de la Belcredi, qui, rêveuse et silencieuse, jetait distraitement au feu, de vieilles brochures de théâtre, des lettres, des bouquets fanés, dont la cassette reposait sur ses genoux, déconcertait par surcroît, l'amoureux;—tellement, qu'il commençait à dire le contraire de ce qu'on voyait qu'il voulait dire, quand à ce moment, une camériste mit la tête dans le salon, et pria que Mademoiselle indiquât l'heure, à laquelle on devait venir enlever les malles.

—Vous quittez donc l'hôtel? demanda le comte.

—J'ai loué, répondit Giulia, un petit pavillon tout meublé, rue du Puits-qui-parle, numéro 7.

Et sur ces mots, gagnant la porte, comme en deux sauts légers, elle parla bas à Laury, qui entra ramasser de dessus les fauteuils, des palatines et des manchons qui y traînaient.

Otto s'était levé aussi, et considérait, par la vitre, l'immense rue fourmillante de monde, les boutiques parées et remplies, et les voitures innombrables, rapides, continuelles, roulant sous ce ciel pluvieux, qui redoublait sa tristesse. Il se répétait cependant, que c'était là une heure unique, un des plus vifs et des plus beaux moments qu'il aurait jamais; et enragé contre lui-même, bandait son âme tant qu'il pouvait, pour se donner de l'émotion. Il se sentait porté à pleurer, à faire des actions singulières; et comme, en cet instant, Laury étant enfin sortie, Giulia rejetait confusément dans la cassette, ce qu'elle en avait tiré de papiers et mis à mesure sur la nappe, Otto s'approcha tout à coup, et lui passa le bras autour de la taille. Elle dit:

—N'avez-vous pas faim? Ne mangeriez-vous pas un morceau?

Puis, baissée devant les tisons, elle commença de secouer la cassette dans la cheminée, en tenant avec les pincettes, les brochures amoncelées, afin qu'aucune ne s'écartât; le jeune homme, pendant ce temps, lui couvrait la nuque de baisers. Le cœur d'Otto avait séché subitement; il était là, comme une souche, comme une bête, devant elle; et Giulia restait de glace elle aussi, muette ainsi qu'une statue, et les yeux fixés sur le feu, regardait flamber et pétiller un dernier bouquet desséché, dont les rubans de satin vert étaient peints par le fameux Dalbono, de Milan. Un sourire étrange lui monta aux lèvres..... Quel souvenir longtemps oublié, ce bouquet lui rappelait-il? Etait-ce point cette journée, où le Duc aussi l'avait trouvée, environnée d'habits et de couronnes...? Mais leurs prunelles se rencontrèrent, elle donna un baiser au jeune homme,—et la Belcredi s'abandonna.

Les jambes tremblaient à Otto, quand il descendit l'escalier; il éprouvait un vide de dégoût, un horrible désenchantement.—Ah! voilà donc ce que c'était qu'aimer; rien de plus qu'avec les autres femmes! Comme un enfant qui reste étonné, aussitôt qu'il a mangé le fruit convoité, Otto doutait si ce moment était bien une réalité. Quoi! les ravissantes douceurs de ses longues rêveries, cet amour qui avait dormi trois années, à un endroit de son être si profond et si retiré, que lui-même n'en soupçonnait rien, ces ardentes lettres écrites dans le plus ténébreux secret, ses désirs, ses élans, sa passion, ses lèvres qui tremblaient vers elle, tout cela se réduisait donc à cette triste et courte débauche, à ce néant affreux qu'il sentait!

—Et je croyais l'aimer! pensa le jeune homme...

Son cœur se brisa en morceaux; Otto pleura amèrement et à sanglots. Il ne s'est jamais rappelé comment, après avoir erré dans des théâtres et des cafés, il se retrouva, au matin, chez une appareilleuse connue, ni par quels compagnons il y avait été mené. Il passa là deux jours entiers, cruellement livré à tous les transports d'une humeur terrible et égarée: tantôt, s'abandonnant aux derniers excès, pour se venger de Giulia et avilir en lui son image; tantôt, au contraire, vengeant sa maîtresse contre lui-même, et se frappant la tête aux murailles, en désespéré. Mais au milieu de la troisième nuit, comme son imagination agitée ramenait sans cesse les mêmes pensées, il se représenta de nouveau, le bonheur de voir Giulia, avec un sentiment de tendresse, irrésistible et singulier; toutes ses violentes douleurs de la surveille, ne parurent plus qu'un songe à Otto. Il n'y tient plus: il se lève, s'habille, et donne à un cocher le nom de la vieille rue du Puits-qui-parle, bien plus connu à ce moment, que celui de rue Amyot, par lequel on venait de le remplacer. Il faisait froid, Paris dormait, la lune rayonnait en son plein. Otto, tout en considérant cette roue d'or immobile, se livrait à une rêverie si vive et si impatiente, qu'elle semblait le mettre par avance, en possession du bonheur auquel il songeait. Il arrive devant un mur; il sonne, frappe, appelle, redouble, si bien qu'enfin, Laury vient lui ouvrir. Il traverse un carré de jardin, gravit un escalier de bois; Giulia réveillée, paraît... Ils se jetèrent éperdus, dans les bras l'un de l'autre.


Ah! bonheur et bonheur d'aimer! philtre de vie qui renouvelle toutes choses! source à laquelle une fois uni, le cœur se répand de là sur le monde entier, comme un torrent qui prend sa course! A peine les amants se retrouvèrent-ils, leurs prunelles se dessillèrent, leur âme fut toute changée par une espèce d'enchantement. Jamais les couleurs du soleil ne leur avaient paru si brillantes, le ciel d'une sérénité aussi splendide et aussi continuelle. Ils jouissaient avec transport, d'une fleur, d'une herbe, d'un nuage, des humbles objets qui les entouraient; leurs moindres actions étaient mêlées d'une joie et d'une impétuosité extraordinaires; de leurs yeux, jaillissait un esprit qui animait pour eux, tout l'univers. Jusqu'à ce quartier gueux et noir, mal peuple, mal pavé, mal bâti, qui dort à l'ombre du Panthéon, les brins d'herbe entre les pavés, les croisées où séchaient des guenilles, et l'étroite et petite rue du Puits-qui-parle, bordée de masures branlantes et de vieux murs de jardin, leur semblaient les plus beaux endroits, que tous deux eussent vus sur la terre; et lorsqu'ils découvraient de loin, leur porte basse dans la muraille, avec l'ancien avis collé dessus, et écrit à la main:

Pour les lettres et réclamations, s'adresser à M. Spitzer neveu,

que ni Otto ni Giulia ne songeait jamais à arracher, ils sentaient éclater en eux une lumière intérieure, qui leur dévoilait combien ils aimaient.

Leur tendresse rompue pendant deux journées, maintenant réconciliée, se reprenait plus étroitement; leur âme avait plaisir à serrer ses nœuds: et ravis après ces mortelles langueurs, du réveil de leur passion, ils ne savaient comment bien répandre leur cœur, et se prouver leur grand amour, dans cet infini qui les remplissait. Tout en courant par la maison, ils se suivaient, s'appelaient, s'embrassaient, se rajustaient les habits, ou bien, se les dérangeaient par badinage, et se parlaient d'une voix tendre, uniquement pour se dire «toi» et goûter le délice nouveau de cette familiarité. Mais, à si peu de jours de la Schlosser, les mêmes propos de tendresse qu'Otto avait tenus à celle-ci, les mêmes pensées, les mêmes phrases, jusqu'au même arrangement et aux mêmes mots, se retrouvèrent sur ses lèvres; de manière que, peu à peu, et quelque ennui qu'il en eût, l'amant nomma la Belcredi de ces mêmes termes mignards dont il avait appelé la danseuse,—tant l'homme a des ressources bornées, pour exprimer l'infini de son cœur!

Au reste, que lui importait! Que lui importait une autre femme, quand il possédait Giulia! Jamais elle ni lui n'avaient eu leurs pareils. Ils se sentaient uniques, seuls au monde: et d'heure en heure, si l'on peut dire, tous deux se formaient l'un de l'autre, des idées nouvelles, embellies au gré de leurs sens et de leur imagination, comme autant d'idoles spirituelles qu'ils érigeaient au profond d'eux-mêmes, pour les adorer.—Que tu es douce! que tu es bonne! répétait l'enfant à Giulia, quoique cet orgueilleux sût bien qu'elle n'était point douce et bonne. Il se rabaissait, il avait soif d'obéir, de se prosterner, d'être l'esclave de sa maîtresse; mais cette humilité d'amour, vouée à Giulia seule, haussait d'autant plus sa superbe, à l'égard du reste des humains. Une joie, une force effrayante, lui coulaient parmi le sang. Il eût voulu crier, frapper, mordre, étouffer des lions; et cependant, ses yeux tournés sur Giulia, ne cessaient point de lui parler avec une douceur infinie. Il ne pouvait se retenir de lui sourire, de l'admirer, de lui toucher l'épaule ou les cheveux,—même en présence des ouvriers, qu'on venait, depuis quelques jours, de mettre après le petit logis, afin d'en rafraîchir les murs et de le rendre un peu plus commode.

Il consistait en trois pièces au premier, où l'on montait par un degré de bois appuyé au mur, entre deux bâtons pour garde-fou, ni plus ni moins que l'escalier d'un meunier de village. On entrait de là, dans un corridor, sur lequel donnaient les trois chambres assez pauvrement meublées, qui s'ouvraient à gauche et à droite et c'était là le logement, sans rien de plus que quelques placards, un petit galetas au-dessus, et la cuisine, au rez-de-chaussée. Comme la Belcredi, en louant aux héritiers du vieux «souffleur» qui occupait la maison avant elle, s'était installée précipitamment, il ne se trouvait rien de prêt: pas une serrure en état, les clefs des appartements mêlées, et à peine, le soir, quelque mauvaise bougie, en attendant le retour de Laury, qui s'en allait chercher de l'huile. Dans cette ombre, Otto s'asseyait en face de Giulia pensive, et les paumes posées à plat sur les genoux de sa maîtresse, il la contemplait avidement. Le crépuscule descendait, la chambre devenait plus obscure. Il avançait la main tout éperdu, il caressait avec des doigts tremblants, la pâle joue de son idole; et la douceur de cette sensation lui dilatait l'âme, et l'inondait d'une clarté semblable à celle de l'aurore.

Mais déjà, le plâtre et les coups de marteau les incommodaient grandement là-haut, et Giulia ayant découvert une clef du rez-de-chaussée, les deux amants y pénétrèrent, s'y logèrent sans façon, pour déballer des caisses d'armes anciennes, polonaises et lithuaniennes, que le jeune comte Dzalinski, un des nouveaux amis d'Otto, lui avait expédiées en cadeau;—et ils finirent même par n'en plus bouger, encore que l'on eût excepté ces deux chambres de la location, jusqu'après la vente qui s'allait faire des cornues, des matras, des creusets, et des raretés du vieux Spitzer, lesquelles y étaient en dépôt.

On ne voyait de toutes parts, sous la poussière et les araignées, que squelettes d'hommes et de bêtes, des plantes, des oiseaux, des métaux, des productions extravagantes, une main de nymphe marine, un singe et un chat nés avec des ailes:

—Adam et Eve, comme les avait surnommés bizarrement, la Belcredi, des médailles, des urnes, des momies, des arbres de corail noir, et plus de deux cents fioles, pleines d'une liqueur balsamique transparente, où étaient conservés des scorpions, des tarentules et des serpents; bref, un obscur capharnaüm, où se plaisaient pourtant, les amants. Ils allaient, s'exclamaient, furetaient, s'amusaient aux roues de cristal d'où jaillissaient des étincelles; leurs doigts faisaient comme fleurir tout ce noir fatras, en y touchant. Et ce que ces âmes tragiques ont eu peut-être de meilleur, dans leur court et sanglant passage sur la terre, le moment de leur vie sans doute, le plus doux et le plus rayonnant, c'est une après-dînée d'amour, de folies, de jeux d'enfants, et d'éclats de rire qui les reprenaient, sans qu'ils se pussent arrêter, à cause d'un récit de la Belcredi sur une ferme hollandaise, où les vaches avaient la queue retroussée par une cordelette fixée au plafond, de peur qu'elles ne se salissent.

Ils s'adoraient, ils défiaient le sort, ils s'étreignaient l'un l'autre, avec emportement.—Ah! que je t'aime, cher trésor, comme je voudrais mourir pour toi! Le seul nom de l'hôtel Beaujon, où il faudrait pourtant reparaître, ne fût-ce que quelques instants, donnait au terrible enfant, un visage froncé d'ennui; quitter une heure Giulia, lui semblait comme un amer poison. Elle lui était plus douce que la vie, plus nécessaire que la main droite. Quand il l'apercevait d'en bas, appuyée sur la rampe de bois, son âme sortait de lui-même, dans un transport d'extase délirante, pour s'attacher, pour se coller à sa maîtresse; et rien qu'au murmure de ses jupes, tous les sens d'Otto se réveillaient, toutes les forces de son esprit et de son corps se précipitaient ardemment, vers elle. Une intime chaleur d'amour lui fondait le cœur comme la cire; il se taisait, il s'abîmait, il s'enfonçait dans son adoration: son âme, entièrement vibrante et immobile, bientôt, ne connaissait plus rien qu'un bonheur tranquille et infini, où chaque joie distincte se perdait, ainsi que les pâles étoiles sont effacées par le soleil. Tout était comble en lui; il n'y avait rien de vide,—jusqu'au moment où cette plénitude amassée et surabondante, crevait enfin par des sanglots, des pleurs, des abattements, le plus souvent, par des rages de bruit et des gaîtés extravagantes.

Après avoir mangé, surtout, rassasié de viande et de vins, et tandis qu'il mordait goulûment aux fruits, dont le jus lui coulait le long du menton, c'était alors que les pensées bestiales et frénétiques, lui bouillonnaient au cerveau. Il se jetait à quatre pattes, hennissait, se roulait sur les lits, bâtonnait comme un furieux, les squelettes du vieux Spitzer, soulevait des meubles énormes qui donnaient peur à Giulia qu'il se rompît la poitrine, hurlait, tourbillonnait, jouait des pantomimes, sans que tout cela pût le délivrer du démon chaud et lourd qui l'oppressait. Il se faisait amener Bellua, arrivée depuis quelques jours, sous l'escorte du valet Lajos, et logée provisoirement, au manège Bernard-Pelletier, à une portée de fusil de la maison du Puits-qui-parle; et alors commençaient, dans le petit jardin, les plus téméraires folies, comme de tomber tout botté, d'une fenêtre, au dos de la jument, et cent autres voltiges pareilles. La musique qu'il entendait avec une sorte de ravissement, loin de lui apaiser le cœur, l'emplissait d'un tel regorgement de soupirs, de larmes, d'émotion, qu'au pied de la lettre, Otto suffoquait: il le fallait déboutonner; en cet état, le coucher sur son lit; et les orages quotidiens, qu'il fit à ce début d'octobre, achevaient de le mettre hors de lui. Rien ne pouvait un peu mater ses furies, que de s'en aller dans le jardin, recevoir les torrents de pluie de ce ciel sulfureux et noir, nu sous un drap, ainsi qu'un cadavre.

Cependant, de légers embarras d'argent commençaient d'avertir le jeune homme fort sérieusement, qu'il était temps d'aller à Beaujon, afin de s'y remplir les poches. Les quelques cents napoléons qui lui restaient encore, du million si vite dévoré à Vienne, avaient fondu, sans qu'il sût comment; de petites dettes criardes ne laissaient pas d'importuner les deux amants. Et puisqu'il fallait bien, tôt ou tard, se résigner à ce calice, Otto et Giulia, un soir, se rendirent en coupé de louage, à l'hôtel de Charles d'Este. Les mantelets étaient baissés, la voiture pleine de bouquets, pour égayer et parfumer cette vilaine boîte puante; et tous deux, immobiles à leur coin, perdus dans des pensées profondes, ils se dirent à peine quelques mots, jusqu'à la place de l'Etoile, où la Belcredi, bien enfermée derrière ces vitres obscures, devait attendre le retour de son amant. Il reparut presque aussitôt; le Duc n'était pas à Paris, mais non loin de Fontainebleau, au château de la Roche-Brûlée, ainsi que l'avait annoncé l'excellent M. d'Andonville, rencontré au bas de l'escalier.

—A la Roche-Brûlée? répéta Giulia pensive.

—Oui! répondit Otto, il ne reste à l'hôtel que ma sœur Christiane, et Emilia, la femme de Franz, car je viens d'apprendre à l'instant, que mon frère l'a épousée.


Quelle mouche avait piqué le Duc, lui si fastueux d'ordinaire, et comme amoureux des regards, de se venir cette fois, enterrer au fond de cette solitude, tel un berger, qui ne se plaît qu'aux antres sourds, aux rochers et aux fontaines? Aussi bien, dès le premier soir, parmi force plaintifs bâillements, et en se noircissant le nez d'un bouchon brûlé, pour se distraire, la pétulante Lyonnette s'avisa-t-elle de trouver la fantaisie un peu sauvage, tête-à-tête avec ce vieux taureau amoureux, qui piaffait autour d'elle, et ces dieux de pierre moisis du jardin; pas même dieux, mais demi-dieux, puisqu'ils ne commençaient qu'au-dessus du ventre:—Et voilà de beaux amoureux!... Son imagination s'échauffe, se remplit de ses bonnes amies, qu'elle n'a pas vues depuis trois jours. Il lui tarde de leur montrer son faste nouveau et son bonheur; et tout d'un trait, notre héroïne écrit à Anna Deslions et à Julietta Barucci, de lui venir rendre visite. Les deux princesses arrivées, Lyonnette tourna quelque peu, pour avouer la chose à Son Altesse.—Bien, bien! ma chère, et invitez qui vous voudrez! se contenta de répondre le Duc. Sur quoi, billets de s'envoler, dépêches de se succéder, en sorte qu'au bout de quatre jours, la Roche-Brûlée fut emplie de ce qu'il y avait à Paris, de plus riche et de plus galant, parmi les demoiselles de moyenne vertu.

Le château coquet, pavoisé, décoré de balcons en saillie, et riant au soleil avec ses briques rouges, ses colonnes à la rustique, et le fer à cheval de son escalier, sous lequel se voyait un ancien buffet-d'eau, était accompagné par derrière, de bois de haute futaie, dont les massifs pressés, touffus, qui s'étendaient sur plusieurs lieues, fourmillaient de biches et de daims. C'était là, tandis que le Duc se promenait seul dans le parterre, garni de vases de métal, et où des jardiniers, dès qu'il rentrait, effaçaient ses pas avec des râteaux, sur le sable roux des allées, que Lyonnette et ses folles amies s'échappaient, et erraient, tout le long du jour. Vêtues de capes bigarrées, de pèlerines à collet vert, d'habits rayés zinzolin et blanc, et tout empanachées de plumes assorties, sous leur parasol à franges, ces nymphes couraient, bavardaient, combattaient, se jetaient des fleurs, inventaient mille jeux pour se divertir, gageaient à qui ramasserait le plus de bruyères ou de champignons, se cachaient par folâtrerie, dans les fougères safranées qui poussent géantes, sous les futaies; et leurs cris, au milieu des allées humides et silencieuses, faisaient s'envoler, tout d'un coup, quelque noir corbeau qui planait dans l'air gris, sur ses lourdes ailes, puis disparaissait en croassant.

—Tiens! voilà encore Flora qui chante, disaient-elles...

Et cette plaisanterie, toujours la même, qu'elles adressaient à la Van Bloemen, leur amie de l'Opéra-Comique, provoquait des rires éclatants qui sonnaient dans le parc tranquille. C'était alors ces jours d'automne, aux matins mouillés et blancs de vapeurs, que le soleil d'après-midi emplit de longs traits de lumière rousse. L'atmosphère, encore tiède et molle, se balançait entre le chaud et le froid; le canal d'une eau transparente, était parsemé de feuilles mortes. Et la fraîcheur des arbres épais, la tranquillité infinie de ce beau lieu, séparé du reste du monde, et où ne s'entendait que le bruit des ruisseaux, le murmure des forêts de pins, et parfois, le rapide galop d'un cerf, détalant au fond des halliers, saisissaient même, par instants, ces pauvres têtes de poupées, et les arrêtaient tout ébahies, au sommet de quelque sentier, devant les échappées de vue et les perspectives charmantes, qui changeaient, tous les cinquante pas,—jusqu'à ce que bientôt, la Fougerette tirât sa boîte à fard, de sa poche, ou que la fantasque Gabrielle Odry regrettât qu'il n'y eût pas là, de chevaux de bois où tourner.

Une après-midi, qu'elles revenaient de cette partie de la forêt où se voient l'épitaphe du Chien, le rocher de la Pierre qui rage, et le rond-point des Daguets, le très léger panier d'osier, que Lyonnette conduisait, la versa au rebord d'un sentier de bruyères et de sable mouillés, sans autre accident que de gâter les volants et les fanfreluches, dont cette belle était attifée. On peut penser les jolis éclats de risée, qui retentirent tout au long de la route, et les coups de fouet cinglants dont Lyonnette stimula les petits poneys écossais, pour rentrer vite au château. Remontée aussitôt dans la chambre du Duc, où se trouvait tout l'attirail de parures et d'ajustements qu'elle avait traînés après elle, la jeune femme, en changeant d'habit, devant le feu clair et pétillant, jouait à mille enfantillages avec Pepa Sanchez et Giovannina Flor, qui lui servaient de caméristes, quand, à ce moment, la porte s'ouvrit, et Otto parut sur le seuil, enflammé, suant, et couvert de boue, car il était venu à pied, toujours courant, depuis la gare de Montigny.

—Mon père n'est-il pas ici? fit-il, d'une voix rauque.

—En voilà un de malitourne! riposta Lyonnette courroucée; qu'est-ce qui lui prend d'entrer comme ça, chez les personnes!

Ses yeux bleus étincelants, son nez levé, ses jolis cheveux annelés, qu'elle secouait d'impatience, et l'incarnat qui lui était monté aux joues, tout faisait d'elle à ce moment, la Bellone la plus mutine, autour de laquelle eussent jamais voltigé les Amours, les Jeux et les Plaisirs. Surprise à demi-rhabillée, Otto la voyait dans les miroirs, dont l'appartement était plein, avec le cou et les bras nus, peu de gorge, mais aiguë et ferme, entre laquelle descendait, au bout d'un cordonnet de soie, un médaillon de vermeil; et son corset de satin mauve-bleu, où la lumière s'irisait comme au col d'une tourterelle, et qui était brodé de vieil argent, laissait voir ses charmantes épaules, délicates et enfantines.

—Ah! vous êtes monsieur Otto! reprit Lyonnette radoucie, et qui reconnut le jeune homme, d'après les nombreux portraits de lui, appendus à l'hôtel Beaujon.—Non! non! il n'est pas ici, le vieux chien-fou, ajouta-t-elle, en allant et venant par la chambre; et son court jupon de dentelles, blanc, léger, tournoyant autour d'elle, découvrait ses jambes, chaussées de bas de soie, couleur de rose sèche... Il s'en est allé à Fontainebleau, avec son singe d'Italien, et l'autre, la vieille momie, qui a des yeux pareils à des braises.

—Mon père n'est pas à la Roche-Brûlée? répéta Otto, stupéfait de ce contre-temps inopiné.

—Hé, non! non! quand on vous le dit, reprit la belle, en se passant un corps de jupe; je dois bien le savoir, je crois, puisqu'il voulait m'emmener avec lui. Mais qu'a-t-il à faire d'abord, au château de Fontainebleau, ce vieux Salomon, ce vieux Cosaque? C'est-il donc, pour aller visiter ce qu'ils nous en ont volé, au temps du premier Empereur? poursuivit Lyonnette, qui s'échauffait dans le musical de ses injures, et qui croyait réellement, que Charles d'Este était Cosaque, ou tout au moins, «de ces pays-là.» Elle s'arrêta, se sourit, fit une révérence au miroir, dans lequel elle s'apercevait, depuis les pieds jusqu'à la tête, toucha du doigt les fossettes charmantes de ses épaules et de son cou, en disant successivement:

—Le sel... le poivre... la moutarde...

Et tout de suite, s'appuyant sur les bras de ses deux compagnes, elle se mit à sauter et à chantonner:

—Hé! le vieux loup-garou! je me moque de lui; hé! ce soir, le feu d'artifice; hé! nous allons nous amuser; hé! vous y serez, monsieur Otto; hé! nous danserons tous les deux!

Mais une épingle la piqua; un peu de sang lui perla au doigt. Par un mouvement enfantin, elle en barbouilla la joue d'Otto, lui jeta:

—Maintenant, vous êtes mon cousin...

Après quoi, toutes trois de rire, et de s'esquiver précipitamment.

Le jour déclinait, le soleil était sur son penchant. Une couleur de pourpre immobile enveloppait le ciel, la rivière, le parc tout entier; et Otto, resté seul dans la chambre, se sentait ivre de tristesse.—Giulia! Giulia! cher bonheur!... Un appétit de la revoir, de l'étreindre, de la posséder, le tirait violemment vers Paris; il n'y pouvait plus résister. Et poussant tout à coup un cri rauque, Otto commença d'enfoncer le massif secrétaire d'acajou ronceux, où le Duc enfermait son argent. Il portait par dessous la sienne, une chemise que sa maîtresse avait portée, et de temps à autre, il étalait dedans ses membres, pour la mieux coller à sa peau. Alors, ses larmes éclataient, et les coups de chenet de fer dont il battait la serrure plus furieusement, lui assouvissaient sa colère. Il éprouvait comme une honte au cœur, qui lui reprochait d'avoir vu cette femme dans ce désordre; et l'âme enflée et mal à l'aise, il entrait en un si vif transport de rage contre Lyonnette, et d'adoration devant Giulia, que suffoquant, criant et soupirant vers elle:

—Ah! mon amour! mon cher amour! Otto devait à ces moments, s'en venir à la fenêtre ouverte. Il y avait longtemps que le soir ne s'était trouvé si beau. Le couchant, derrière l'étang qu'on nomme la petite mer, était rayé d'orange et de turquoise, où flottaient mille nuages d'or; et là-bas, au bord de cette eau, dans laquelle se réfléchissait l'archipel éclatant du ciel, sous les feuillages peints d'un roux sombre, dont les perspectives profondes laissaient voir au fond du bois, un vieil hémicycle ruiné, les dix femmes, à souhait pour le plaisir des yeux, goûtaient tranquillement sur l'herbe, avec des fiasques et des pâtés, servies par des valets en livrée rouge.

La nuit était venue, quand le secrétaire enfin, se trouva ouvert. Otto enflamma une allumette, et prit les liasses de billets, dix à douze rouleaux de louis, et ne laissa que l'argent blanc; puis, l'enfant se sauva à travers le bois. Il lui partait des cris intérieurs vers Giulia, vers sa lointaine idole; il s'arrêtait alors, appuyait son front brûlant contre l'écorce des arbres. Mais un bruit qui le poursuivait, le fit tout à coup, se retourner. C'étaient deux des chiennes courantes, dont il avait pris soin autrefois, qui s'étaient échappées, et venaient le rejoindre:

Miss... Turlu...

Et se penchant vers elles, Otto les flattait de la main. Les larmes lui jaillirent des yeux; un air humide, qui portait une âcre senteur de champignons, le pénétrait et le glaçait; le parc immobile dormait: pas une lumière, pas un bruit. Il eut peur tout à coup, s'enfuit,—et ne respira librement, que lorsqu'il aperçut au loin, les feux rouges de la gare de Montigny.

Mais, de même qu'un baume subtil dissipe quelquefois tout son parfum, avant que l'on se soit aperçu de l'émanation qui s'en fait, Otto, pendant cette journée, avait vidé et exhalé son âme en vains désirs, vers sa maîtresse absente; de sorte qu'en la revoyant, il ne trouva plus rien en lui, de ces transports qu'il s'était promis. La conversation languissait, et tous deux, réciproquement affamés de mille détails, ils attendaient pourtant, chacun en peine, par où l'autre commencerait:

—Quels bas as-tu mis? dit Otto, en portant une main à la jupe de la Belcredi. Elle avait des bas de fil vert, relevés près à près, de raies noires. Tout dormait, les étoiles brillaient; les deux amants rêvaient sur le balcon de bois, encombré d'un petit jardin, dans des caisses et des majoliques. Il lui demanda tout à coup, supposé qu'il mourût avant elle, et que Giulia vît son fantôme apparaître, si elle en prendrait de l'effroi. Elle ne savait que répondre, et de la main, lui caressait les cheveux, en murmurant:

—Enfant... enfant....

—Ah! reprit Otto, amèrement, moi, je n'aurais pas peur de toi; et tout pâle, les yeux noyés dans l'orbe de la lune, il sentait son cœur défaillir, comme sous un lourd chagrin.


Il ne dormit pas de la nuit. Fiévreux, dressé sur son séant, buvant continuellement, à même un pot d'eau, dans lequel il jetait des citrons avec leur écorce, coupés en deux, l'agitation lui faisait faire cent tours et retours dans son lit; et ses rêveries étaient un tissu de tout ce qu'il se peut imaginer de folies, de transports passionnés, de souvenirs de voluptés, et surtout des plaintes et de la colère, parce qu'elle l'avait appelé: enfant... Hélas! il ne le sentait que trop, qu'il était un enfant pour elle, et que leur âge différent les séparait, ainsi qu'un abîme. Et en allant et venant par la chambre, durant la brumeuse matinée qui suivit cette ardente nuit, l'orgueilleux roula mille pensées, se rappelant le peu de cas que Giulia paraissait faire de lui.—Jamais une prévenance amie, jamais un pas à sa rencontre; à l'époque de ce marché avec les serres de Fontenay, pour avoir tout l'hiver, des fleurs fraîches, lui en avait-elle parlé? Et quoi de plus impatientant, sitôt qu'il s'approchait d'elle, que ces éternelles questions, s'il avait bien parfumé ses mains, s'il avait lavé sa bouche!...

—Allons! à bas, Turlu; à bas!

Et se trouvant à la muraille, il s'arrêtait soudain, devant un cabinet, chargé de mille brimborions, avec des bergères de Saxe, que Giulia s'amusait à rassembler:

—Mais c'est elle, qui a des goûts d'enfant, pensait le jeune homme, et non pas moi... Et durant toute une semaine, il s'efforça par artifice, de la rapetisser à ses yeux, en la nommant de surnoms mignards, et en se la représentant, quand elle était petite fille. Les jours courts, la saison embrumée, les retenaient au coin du feu, elle couchée sur le canapé, recouvert d'un gros satin rose de la Chine, brodé de scarabées et de fleurs; et, à ses pieds, sur un coussin, c'était la place où s'asseyait Otto. Là d'abord, il lui parlait d'une manière sèche et contrainte, tantôt mêlant quelque mot d'amour, ensuite demeurant en silence,—jusqu'à ce qu'enfin, échauffé par ces beaux yeux qui versaient sur lui tant de lumière et de douceur, toute sa rancune fondait, ses griefs secrets se dissipaient:

—Je t'aime, je t'aime, mon cœur!

Il se sentait saisi et pris, comme par une force divine. Ce fut pendant ces après-dînées, que Giulia mit en quelque sorte, la dernière main à l'éducation du jeune homme, car l'amour, ce grand livre, écrit par dedans et par dehors, enseigne autant les choses du monde, qu'il régente celles du cœur: de manière que, si violent, si impétueux, si effrayant, qu'Otto eût paru jusque-là, de cet abîme on vit sortir, en peu de temps, un amant dompté et patient, qui obéissait à la Belcredi. Parce qu'elle aimait les parfums, elle donna ce goût au jeune homme, en lui en vidant des flacons, sur les mains et dans la chevelure; elle l'habitua aux soins de sa personne, les plus délicats, les plus poussés. Le teint jaune d'Otto s'éclaircit, ses veux verts se firent moins farouches. La gloire intérieure d'aimer et d'être aimé, répandit sur son extérieur, je ne sais quel air de grâce et de politesse; et jusques aux moindres faveurs de la maîtresse qu'il adorait, des badinages d'amoureux, quand la chanteuse, par exemple, lui glissait quelquefois dans le cou, une rose ou un lilas blanc, lui commandant de ne le point ôter de la journée, pour l'amour d'elle, il y paraissait aussitôt, par un éclat de plus de joie et de passion, sur toute la physionomie d'Otto.

Il y eut, le jour des Trépassés, un ouragan si furieux, qu'il rompit le haut d'une des maisons avoisinant le logis des amants, et remplit le petit jardin de ramilles d'arbres fracassés, et d'éclats d'ardoises et de vitres. Otto et Giulia passèrent la soirée, enlacés sur le lit, à écouter cette tempête, sans autre mouvement que de se serrer plus fort, par instants, en poussant de grands soupirs.—Chère, chère, lui disait-il, au milieu des vapeurs d'un réchaud d'encens, dont elle avait parfumé la chambre, que je t'aime! que tu es belle...! Et ses yeux se fermaient d'eux-mêmes; il eût voulu rester aveugle et sourd, afin que rien n'empêchât son ravissement. Elle répondit ces seuls mots, accompagnés d'un étrange sourire:

—Je suis moins belle que la Ondédei, nommant probablement, quelque rivale de sa jeunesse. Il fut blessé de ces paroles; il crut sentir son adoration méconnue et comme raillée; et rendu timide désormais, Otto ne lui dit plus qu'elle était belle.

Cependant, il était rongé d'inquiétude et de mélancolie; une tristesse continue faisait le tissu de ses journées: et tant d'allées et de venues, et de promenades sans arrêt, du haut en bas de la maison, ne lui servaient pas même à découvrir une place qui lui fût commode. Les vitres brillaient comme du cristal; les allées du jardin étaient si nettes, que Giulia s'y promenait, chaussée de pantoufles de satin; les meubles luisants se miraient dans les parquets frottés de cire. Et, au milieu de son bonheur et de sa tranquillité, les plus sombres pensées ne quittaient pas le jeune homme. Souvent, couché sur une chaise longue, il simulait de se tuer, braquait le pistolet chargé, disposait le couteau près de lui; il se frappa même une fois, par une sorte de frénésie, et il recueillait avec son mouchoir, les grumeaux de sang découlant de sa cuisse, en jouissant amèrement, d'être seul, sans secours et comme délaissé...

Alors, commença pour l'enfant, une vie morne et désespérée. Il ne s'élevait plus en lui, que des tendresses languissantes, flamme errante et volage, qui ne prenait pas à son âme, mais courait légèrement par dessus, et qu'éteignait le moindre souffle. Tout s'en allait soudain de lui, comme une obscure fumée; la bonne grâce qu'il trouvait en Giulia, s'évanouissait. Il l'aimait toujours, cependant; mais ses mains étaient immobiles pour la caresser, ses yeux morts pour la contempler, sa bouche froide pour la baiser.—Quel cœur avait-il donc, ah! misérable! Pourquoi n'était-il pas heureux? Et confondu de sa subtilité, il demeurait des heures sans remuer, les coudes posés sur la table, la tête basse entre ses deux mains, et tout pâle du crépuscule. Il soupirait:

—Giulia!... Giulia!...

Il tâchait par mille souvenirs, de raviver sa passion, et pendant un instant quelquefois, embrassait une vaine image. Mais son âme n'avait plus d'émotion, qu'à mesure de son travail. Si ses rêveries discontinuaient, c'était tarir l'amour du même coup, pareillement, l'on peut dire, à ces pompes, qui ne donnent de l'eau, que tandis qu'on les agite. Et cependant, moins il aimait, et plus son cœur avait l'instinct de vouloir se poursuivre soi-même, et s'accablait d'exaltation et d'efforts, pour retrouver ce qu'il avait perdu.


L'ivresse l'aidait à cela. Les vapeurs ardentes des boissons lui gonflaient alors la poitrine; les mâchoires lui tremblaient; tout son être défaillait de joie, dans un spasme intérieur: de manière qu'affamé de ces moments, Otto se les procura dès lors, chaque jour, en dînant avec la Belcredi. Le vin lui ranimait l'esprit, élevait son âme au-dessus des élans de passion qu'il avait, autant que ceux-ci surpassaient le reste de ses sentiments.—Ah! que je t'aime, cher trésor, comme je mettrais mon cœur sous tes pieds!... Livide, et la face en sueur, il se balançait sur sa chaise, il se disait tout bas:—Je suis ivre; ses transports s'augmentaient toujours, il aimait de toutes ses forces, il soupirait, sanglotait, riait; il lui fallait parler, au dedans de lui-même:

—O mon amour, ô mon trésor, ma chère vie, ô mon bien unique; ô toi qui es ma joie, ma lumière; toi qui es seule, qui es tout; que j'aime, que j'aime, que j'adore...

Mais tant d'expressions enflammées ne parvenaient pas cependant, à lui représenter l'amour, aussi passionné qu'il le sentait. Son émoi surpassait infiniment, tous les mots qui forment le langage humain:

—Tais-toi, mon âme, ne parle plus!

Et dans l'extase où il entrait, jamais ses yeux n'avaient été aussi prompts et aussi pénétrants, ni ses sens aussi exercés. Un geste, un petit clin d'œil faisait passer à l'amoureux, par une espèce de contagion, les humeurs les plus imperceptibles dont la Belcredi était affectée. Il vivait, il respirait en elle. Et ainsi, semblable à un homme qui, tombé en pleine mer, s'enfonce, et s'enfoncerait éternellement, si la mer n'avait pas de fond, Otto plongeait, s'abîmait plus avant, dans le bonheur infus où son âme nageait,—jusqu'au moment qu'enfin, l'instant venu, les fumées du vin dissipées, le Souci le frappait de nouveau, d'un coup de sa pesante main.

Parfois, dans un de ces réveils, attirant Giulia par la taille, Otto se plantait devant le miroir, et là, les yeux fixés dedans, ils se considéraient l'un l'autre: elle sereine, mystérieuse, faisant tourner au bout de ses doigts, quelque rose qu'elle respirait; lui pâle, avec ses cheveux roux, ses terribles et brutales mâchoires, et la veste hongroise à olives noires, dont il était toujours vêtu; jamais de rouge ni de bleu, non pas même à ses cravates, mais des verts bronze, ou de gros nœuds de faille noire.

—Parle-moi, dis-moi quelque chose... murmurait enfin la jeune femme; mais il n'avait rien à lui dire, il ne savait qu'un seul mot: je t'aime! et tout ce qui n'était pas ce mot, l'importunait.—Ah! l'aimait-elle donc si peu, qu'il fallût la distraire maintenant, babiller, étaler des grâces, en sa présence! Il se remettait à marcher de long en large, à travers la chambre.

—A quoi penses-tu?

—Moi... à rien.

—Tu es fâché contre moi.

—Non... je t'assure.

Puis, de nouveau, les pas cadencés de la promenade d'Otto.—Que pouvait-il dire, d'ailleurs, qui ne risquât encore de le faire aigrement reprendre de son ignorance, ou relever de ses erreurs, ainsi qu'il arrivait d'ordinaire; car sa première éducation avait été si abandonnée par ce misérable de Cramm, que les choses les plus notoires, de mœurs, de religion, de science, d'événements contemporains, Otto n'en connaissait presque rien. Il frappait du pied, s'arrêtait devant les vitres de la fenêtre. La gelée morfondait le ciel; un vent glacé mêlait à tourbillons, la neige épaisse qui tombait; la nature était comme demi-morte. Et ce spectacle s'accordant avec la triste humeur du jeune homme, son âme se fondait en faiblesse. Jamais il ne s'était senti si morne, si misérable; son imagination ne lui présentait plus que des langueurs et des obstacles. Il crut que prendre l'air dissiperait peut-être son ennui, et comme l'on était au temps de la neuvaine de sainte Geneviève, il sortit avec la Belcredi; et ils parcoururent tous deux, cette foire de chapelets, qui se tient au début de l'année, devant le parvis Saint-Etienne. Mais les regards des curieux, attachés sur sa belle maîtresse, déconcertèrent le terrible enfant, en même temps qu'ils l'emplissaient de rage impuissante. Et en marchant, les yeux contraints, Otto fauchait par la pensée, toutes ces têtes, de sa cravache, comme Tarquin, dont il venait de lire le récit des pavots coupés.

Elle ne l'aimait pas, elle ne l'aimait pas! De jour en jour, cette mortelle idée s'enfonçait en lui davantage. Que de fois déjà, un coup d'œil hautain, un mot sec de la Belcredi, avait déraciné jusqu'aux moindres fibres de l'attendrissement qu'il sentait. Se pouvait-il voir un pareil mépris, que de ne jamais se lever, s'avancer à lui, quand il entrait? Et par contraste, la Schlosser, si tendre et si impatiente, qu'elle le guettait aux carreaux, bien longtemps avant qu'il ne parût, lui revenait à la mémoire. Pauvre femme! Il la revoyait, dans sa robe de nuit de dentelles, occupée à cueillir des framboises au jardin, et feignant de ne savoir pas qu'il arrivait, car il lui avait défendu de se tenir ainsi, à la vitre. Quand il s'était trouvé malade (et Dieu sait quel étrange présent il venait de lui apporter) ne l'avait-elle pas soigné, sans un murmure, sans un dégoût, lui montrant, en toutes ses actions, une compassion de mère. Elle l'aimait, tel était le mystère...

—Et Giulia ne m'aime pas!

Hélas! de celle-ci, plus Otto s'approchait, plus il la voyait loin de lui. Il eût voulu qu'elle se renfermât dans les seules pensées qu'il avait, et n'aimât rien que leur amour; et d'instant en instant, au contraire, le gouffre de séparation entre son cœur et la Belcredi, semblait devenir plus large. Elle fuyait, elle se dérobait, elle se retirait à lui; l'esprit d'Otto, tout pénétrant qu'il fût, se perdait dans cette nuée, qui enveloppait Giulia. Déesse si connue et si inconnue, merveille à la fois présente et lointaine, étoile qu'il portait en lui, et cependant inaccessible, il avait beau l'aimer, pour ainsi dire, au delà de son cœur, dilater et lancer son âme, comme à la poursuite de la Belcredi, jamais il ne pouvait atteindre à ce point obscur qu'il voyait de loin, et d'où sa maîtresse se faisait sentir—et d'elle, tout ce qu'il comprenait, c'est qu'elle était incompréhensible.

Un soir qu'il rentrait du manège, où il était allé visiter Bellua, malade depuis quelques jours, le jeune homme arriva sans bruit, jusqu'à la chambre de Giulia. La portière s'en trouvait relevée, les restes du foyer mourant, éclairaient les murs et le plafond, d'un pourpre de feu immobile; et du seuil, où l'enfant demeurait arrêté, le soir livide qui descendait, les feuillages noirs du jardin, les meubles presque indistincts dans l'ombre, jetaient Otto dans une telle extase, qu'il ne songeait pas à avancer.

Tout à coup, il aperçut Giulia; elle était étendue sur le lit, à plat ventre; et les effroyables soupirs qu'elle poussait, de temps en temps, rendaient plus sombres et plus mystérieux, les intervalles de silence.—Ah! je voudrais mourir! dit-elle, à demi-voix. Les cheveux se dressèrent sur la tête d'Otto; et éperdu, les yeux fixés droit devant lui, et n'osant remuer d'épouvante, il entendait son triste cœur lui battre à coups pressés, la poitrine. Alors, au bout d'un instant, se soulevant sur les deux coudes, et semblant parler à quelqu'un:

—Ne me crois pas froide! dit Giulia... et elle retomba sur le lit. Une tristesse singulière assaillit et pénétra Otto par tant d'endroits, qu'il resta là, longtemps, ainsi qu'un homme hors d'haleine. Etait-ce à lui que s'adressait cette espèce de soupir plaintif?—Ah! froide, hélas! il sentait bien qu'elle ne l'était nullement, mais avide d'émotions nouvelles, inconnues, violentes, surhumaines, que leur passion ne lui donnait point. Que cachait-elle donc, dans cette profondeur immense de son cœur? N'était-elle pas destinée, comme le sont les autres femmes, à posséder ce grand trésor de l'amour; et gémissante de son mal, détestant son vide et ses langueurs, ne pouvait-elle cependant, passer et s'envoler au-dessus, par la force de son désir, et se perdre dans l'infini qui l'attirait?... Qui le saurait? Qui lui révélerait le secret de cette âme ténébreuse?...


Alors, dévoré plus que jamais, de l'ardeur de la posséder, de s'enfoncer intimement, dans ce sein qui lui était fermé, et ne rencontrant sous sa main, pour assouvir ce brûlant désir, que le corps de la Belcredi, il commença d'en exiger des complaisances criminelles, et de chercher dans tous les abus des délectations charnelles, cette consommation dernière de l'amour, qu'il voulait à tout prix, ressentir. Ce fut d'abord, par un appât délicat et presque imperceptible, pour obtenir à chaque fois, une preuve d'amour plus grande, et non sans quelque rougeur, qui lui montait par instants, au front: mais la honte, on l'avale vite, quand on est amant;—de manière que, peu à peu, brûlés de flammes lascives, hantés des fantômes impurs des plaisirs qu'ils avaient goûtés, et enivrés par leurs désirs, comme d'un vin fumeux et effréné, les deux amants se livrèrent enfin, à des ardeurs et des désordres tels, qu'ils eussent fait trembler les plus abandonnés.

Elle s'y révéla complaisante, savante même, indifférente, et reçut les adorations, à la fois comme une reine, et comme une courtisane. Blanche et nue, frottée de parfums, terrible à la lueur des bougies, avec son fard et ses paupières peintes, dont l'artifice libertin attisait les désirs du jeune homme, la Belcredi étalait sur le lit, son corps impudique et superbe, tandis qu'Otto, demi-pâmé, rugissant, les yeux pleins de visions lumineuses, demandait à tous les secrets de débauche les plus énormes, de quoi rassasier son âme, et l'engloutir, pour ainsi dire, par l'excès de son plaisir. Alors, ses os criaient de joie; le cœur lui palpitait dans le sein, comme un aigle qui bat des ailes; pendant un point et un moment, sa passion trouvait enfin, sa complète assouvissance. Ah! vieille idole de l'amour, qu'importe comment l'on t'adore! Dans les déréglements du corps, c'est toujours notre âme qui agit, et tourmentée de l'infini où elle voudrait s'amalgamer, entraîne, de bourbiers en bourbiers, son misérable compagnon.

Mais le spasme une fois terminé, son cœur ne fut pas plus heureux; la convoitise de l'amour demeura en lui, tout aussi âpre. Non! le plaisir ne comblait pas ce vide immense, qui le séparait d'avec sa maîtresse. Et il avait beau la serrer dans ses bras, jusques à mourir, s'emplir par tous les sens et par tous les excès, de cette chair, où s'accomplissait ce qui causait ces transports à son âme, toujours, il semblait à Otto que, pour posséder Giulia, pour avoir toute sa personne, et atteindre au profond d'elle-même, il dût ôter un dernier voile et percer encore une nuée.

Il se réveillait l'œil pesant, alourdi, l'âme hébétée. Les flammes des bougies, qui brûlaient dans leurs torchères, en vacillant contre le mur, lui faisaient cligner les paupières; tandis que les miroirs dont, par une bizarre invention de débauche, il avait garni le plafond, lui renvoyaient d'en haut, sa face renversée, effrayante, d'un rouge pourpre. Ses idées confuses tourbillonnaient; il tâchait de les rattraper; il se demandait soudainement:—Hein!... plaît-il?... d'une langue épaisse; et les yeux fermés, s'obstinait à essayer de se représenter l'image de la Belcredi. Mais il ne pouvait plus la voir que selon un profil de chat, caricature au front bombé et les paupières mi-closes, que cette insolente Joconde avait griffonnée d'elle, un jour, en badinant. Surpris, il rouvrait les prunelles; il se penchait sur l'endormie, lui disait tout bas, câlinement:

—Tu m'aimes, dis, oh oui, tu m'aimes? comme on parle à un enfant. Mais il la trouvait inquiétante, mystérieuse, énigmatique; des doutes naissaient à Otto: peut-être qu'elle le trompait! Et un fourmillement de soupçons et de cuisantes réflexions, ne le laissaient plus s'endormir. Il repassait en son esprit, les moindres paroles de la Belcredi; il voulait se persuader qu'il n'y a point de femme fidèle, et balançait s'il n'allait pas enfoncer tout à l'heure, son secrétaire. Mais, dès qu'elle se réveillait, Giulia lui engourdissait le cœur de ses regards voluptueux, si bien que, de jour en jour, par ce long combat, l'amoureux ne gagnait rien sur lui-même.

Ce qui l'exaspérait surtout, c'étaient les longs et profonds soupirs, que poussait parfois la Belcredi. Au reste, son cœur ulcéré cherchait à se sentir souffrir, à pouvoir accuser sa maîtresse. S'avançait-il pour l'embrasser:

—Non, non! il y en a de plus belles que toi... répétait Otto amèrement, se souvenant du mot sur la Ondédei. Et la pensée de la Schlosser, qui ne l'abandonnait comme plus, ne lui servait qu'à comparer la conduite de Giulia, à celle qu'eût tenue la danseuse. Les yeux ouverts sur celle qu'il aimait, et comme sans cesse à l'affût, il voulait de la Belcredi une douceur, une gaîté, une complaisance continuelles; et tout ce qu'il exigeait d'elle, l'enfant s'étonnait, égoïstement, qu'elle le réclamât de lui. Ils eurent des scènes violentes, et cela se tourna promptement, en habitude. A toute occasion, il lui jetait au front de sèches vérités; puis, la dispute s'échauffant, Otto poussait sans bornes, ses ressentiments, ses éclats de voix, ses fureurs. Parfois, durant les silences, on entendait dans sa chambre, Laury, qui se jouait de la cithare, à la façon des Tyroliennes, et les notes expiraient dans l'air, avec un tremblement de cristal... Il sortait de là, épuisé, le teint livide, les yeux hagards, et courant précipitamment, comme s'il cherchait partout son remède, et demandait où est la mort. Le soir tombait; Otto marchait dans les rues solitaires, où le gaz dansait sur la neige. La colère lui bouillonnait, il l'appelait encore de noms injurieux; puis, soudainement, se rapaisant, il se disait qu'elle perdrait bien plus que lui, s'il la quittait.

Une nuit qu'il fuyait ainsi, après une scène de violence, il prit sa course tout d'un coup, vers l'hôtel de l'Arc-de-Triomphe; et il se jurait à haute voix, qu'il allait rentrer chez le Duc, qu'il ne reverrait plus Giulia. L'hôtel dormait, la place était silencieuse. Otto, le front contre la grille, considérait les mornes statues, qui levaient leurs lampes de gaz vacillantes, au fond de la cour.—Ah! cette fois, elle peut bien m'attendre! pensa-t-il; et il éprouvait, à l'idée de l'anxiété de Giulia, une amère douceur de vengeance, un sentiment âcre et douloureux, dont il se faisait un plaisir. Trois heures sonnèrent au loin; rien ne bougeait, l'air était aigre et froid. Le roulement d'une voiture tira Otto de ses réflexions; et quelle ne fut pas sa surprise de voir le fiacre s'arrêter devant la grille de l'hôtel! Un homme descendit, sonna; c'était son frère, le comte Franz.

—Pstt! pstt! et une tête hâlée, avec de gros favoris noirs, se montra à l'une des portières:

—N'oubliez pas que c'est demain, que se joue au cercle, la grosse partie, avec de Poix et Caussade.....

—Tiens, pensa l'enfant étonné; mon frère est devenu joueur.


Les intrigues le mieux concertées, quoique tissues avec tout l'art et l'expérience possible, ont quelquefois, des suites fâcheuses; et l'événement l'avait bien montré, pour Franz et pour Emilia. Si indolent que fût le jeune homme, il avait senti très vivement, le dégoût de son mariage. Et bien qu'ensuite, par l'effet de son naturel accommodant, il se fût remis avec l'Italienne, les querelles, suivies à peine de réconciliations passagères, ne tardèrent guère à prouver que Franz n'avait pas éteint tout ressentiment. Cependant, à son départ de Rome, Emilia se trouvait grosse, et elle fondait mille espoirs de concorde et de rapprochement, sur la naissance de cet enfant. Mais, par malheur, le diable fit qu'ils rencontrèrent à Monte-Carlo, Romero, le célèbre joueur. On n'a jamais su les adresses par lesquelles cet aventurier, laid, noir, petit, audacieux, mais qui avait beaucoup d'esprit et de magnificence, s'empara de Franz si complètement, et lui insinua son vice. Ne fit-il rien que deviner cette dangereuse inclination, dont les semences étaient en l'âme du jeune homme? Faut-il croire, comme on l'a prétendu, que l'appât qui séduisit Franz, fut les quatre-vingt-cinq mille francs qu'il gagna, la première nuit, à la roulette? Quoi qu'il en soit, jamais passion ne prit si chaudement à personne;—de sorte que, lorsque Emilia en eut enfin le soupçon, il n'était déjà plus temps d'opposer à ce goût devenu tout-puissant, ni larmes ni raisonnement.

Ah! qu'ils étaient loin, maintenant, ces jours brillants de la Catana, où elle sortait à cheval, portait des jupes retroussées, favorables à montrer sa jambe, et dormait les bras attachés en haut, afin d'avoir de plus belles mains. L'Italienne semblait, depuis son retour, aussi changée que l'était Franz, non seulement de visage et de port, que sa grossesse avait gâtés, mais de conduite et d'esprit. On eût eu peine à démêler quelques vestiges de la fringante cavalière, dans cette figure allongée, les cheveux mal peignés sous un bonnet, sale, indolente, la taille énorme. Enfermée dans son appartement, où le désordre était extrême, elle s'y traînait d'un fauteuil à l'autre, tout le long du jour; à moins qu'avec Térésina, sa camérière romaine, elle ne s'amusât à couvrir de napperons et de bouquets, une sorte de petit autel qu'elle avait dressé à la Madone. Elle était demeurée en effet, fort italienne dans toutes ses mœurs, et ne faisait d'autre remède à son chagrin et à son abandon, que d'allumer des cierges, en l'honneur du «bambino,» et de réciter le chapelet. C'était ainsi que, chaque nuit, gardant Térésina près d'elle, Emilia persévérait des heures, à attendre le comte Franz. Les Ave Maria monotones, la lumière des bougies, assoupissaient peu à peu, les deux femmes. Elles se réveillaient soudain, et Emilia commençait à pleurer, à se lamenter. Elle ne pouvait pas comprendre comment les choses avaient tourné ainsi, contre toutes les apparences. Il lui semblait, parce que, dans sa pensée, elle avait passé l'éponge sur tout, que Franz ne devait plus avoir aucun sujet de plainte contre elle.

Il ne se plaignait pas, d'ailleurs. Son souci paraissait bien plutôt, d'éviter, de fuir l'Italienne, tant il abhorrait toute discussion: si bien que, rentrant au matin, il ôtait ses souliers, pour traverser, sans bruit, le couloir sur lequel donnait la chambre d'Emilia. Dans la journée, leurs entrevues étaient au plus, d'un demi-quart d'heure, pendant lequel, il échappait soudain, des torrents de larmes à la jeune femme, ou bien des brusqueries si fortes, que Franz, se tenant pour offensé, prenait son chapeau et partait. Elle espérait toujours se le ramener, mais cette espèce d'insensibilité qui rendait, il est vrai, le comte sans rancune, faisait aussi, qu'on n'avait guère de prise sur lui. Il ne répondait mot, laissait passer les averses. Et à mesure que le temps coulait, sans apporter aucun changement, chagrins et larmes redoublaient, et maigrissaient la pauvre Italienne.

Elle écrivit à la mamaccia, pour avoir des secrets de piété, des prières qu'on récite trois fois, et d'une efficace infaillible. Elle alla consulter des «voyantes,» accompagnée de Térésina, mais les tarots disaient toujours «un deuil forcé.» Elle cousit dans un sachet, divers brimborions magiques, dont l'assemblage composait un charme; mais le scapulaire achevé, comment en harnacher le comte? Et le sachet ne servit à rien. Le jour d'après, comme minuit sonnait, elle jeta dans un feu ardent, quatre jeux de cartes, en disant:

—Je te renie, cœur!

—Je te renie, pique!

—Je te renie, carreau!

—Je te renie, trèfle!

Mais il n'en fut pas autre chose, et Franz continua de jouer. Encore, si elle eût trouvé quelque réconfort autour d'elle! Mais le cher frère Arcangeli ne donnait rien en réponse à ses plaintes, que des compatissements d'épaules; Augusta, la mère de Franz, à qui la graisse survenait, et commençait d'en faire une baleine, et que l'âge rendait aussi, plus acariâtre et plus visionnaire, refusait de conclure sa paix, et se répandait en discours, contre cet impudent mariage; et Christiane enfin, de qui même, la pauvre sotte avait espéré du secours, s'obstinait à rester invisible, et sa chambre fermée à tous.

Ce fut en ce temps seulement, qu'elle commença d'éprouver les plus durs et les plus sanglants effets de la perte de Hans Ulric. Jusque là, sa douleur avait été plutôt, une sorte d'écrasement, et comme un long et affreux rêve, où il ne palpitait qu'un reste obscur de vie. Soudain, elle se retrouva, la malheureuse, avec ce glaive dans le cœur. Hélas! trop forte pour mourir, et trop faible pour oublier, elle était condamnée à vivre; elle allait traîner à tout jamais, son expiation avec elle, et ses yeux n'apercevraient plus que des ténèbres et des fantômes: toujours Hans Ulric devant ses regards, à la table où elle lisait, au coin du foyer qu'elle occupait, à ses côtés, lorsqu'elle marchait. Et ce spectre qui l'obsédait, elle n'en pouvait revoir les traits; ce n'était rien qu'une forme confuse. La nuit, rêvant de Hans Ulric, elle ne distinguait jamais, que le derrière de sa tête.

L'ennui la consumait, le remords la tuait; le moindre bruit, le temps qu'il faisait, la longueur des jours, tout l'accablait. Renversée dans son grand fauteuil, elle regardait vaguement, les tisons rougissants du foyer, le ciel morne et plein de nuées, derrière les rideaux brodés; puis, se remettait à sa lecture. Mais, si profonds que fussent les abîmes, où elle tâchait d'ensevelir sa pensée, son cœur n'en demeurait pas moins, toujours cuisant et douloureux. Par instants, une corde éclatait, avec un long gémissement, à quelqu'un des luths ou des violons rares qui ornaient les murs, et Christiane tressaillait, et jetait ses regards, çà et là. Elle était en proie, soudainement, à des terreurs inexplicables; elle craignait que le plafond ne vînt à s'abattre sur sa tête, ou qu'un des lourds bas-reliefs d'émail, encastrés au-dessus des portes, ne l'écrasât, en se détachant. Elle frissonnait, s'éloignait, couverte d'une sueur froide, et ensuite, elle se reprochait de tenir encore à la vie.

Mais, morte, quel serait son sort?—Je suis damnée, se répétait-elle; et l'enfer s'ouvrait sous ses pieds. Elle en ressentait les horreurs, ce feu si vif, si dévorant, les hurlements rauques des damnés, et ces effroyables profondeurs de ténèbres et de brasiers. Sa pensée s'arrêtait sur les démons; elle eût voulu être l'un d'eux, car ils sont seulement bourreaux, et les tourmenteurs, assurément, souffrent moins que les tourmentés. Souvent, le père Le Charmel et la princesse de Hanau, survenaient dans un de ces moments; et domptant la nature éperdue, Christiane se remettait, par un effort terrible. Elle tâchait, aux paroles du Père, de lancer son âme vers Dieu, mais ses épouvantables pensées ne lui donnaient pas de relâche.—Oui! son péché était trop grand, point de miséricorde pour elle. Et, puisqu'elle serait damnée, elle pouvait pécher sans effroi, s'assouvir l'âme, autant qu'elle le souhaitait. Alors, n'écoutant plus les exhortations, elle songeait à Hans Ulric, elle évoquait sa trop chère image, elle appelait les souvenirs les plus passionnés de leur amour, le duo de Sieglinde et Siegmund, les baisers de leur nuit suprême, goûtant à s'enfoncer plus avant dans son crime, une volupté de terreur, qui la jetait hors d'elle-même.

Et cependant, parmi ces crises et ces souffrances, le grand ouvrage de sa conversion continuait de s'accomplir. De jour en jour, son cœur inclinait davantage vers cette religion, pleine d'une douleur qui console, et d'une tristesse si douce, qu'elle adoucit tous les maux. Un rayon d'espoir commença de s'insinuer dans son âme. Quoique persistant à se regarder comme une personne réprouvée, et presque sans espérance de salut, Christiane savait pourtant qu'il lui restait, comme disait le père Le Charmel, «et sa grande misère à elle, et la grande clémence de Dieu;» et il se répandait en elle, à cette idée, une joie et une chaleur, qui lui émouvaient les entrailles. Pauvre âme altérée de pardon! Comme elle pleurait, en écoutant les paroles tendres du Père:

Veni, columba te vocat, gemendo, te vocat, lui disait-il, citant saint Augustin:—Venez vers nous, venez à l'Eglise, mon enfant; c'est une colombe qui gémit pour vous, et qui tâche de vous attirer en gémissant... Mais, moins misérable pendant le jour, ses nuits cependant, restaient affreuses. A peine avait-elle goûté les douceurs du premier sommeil, et voilà qu'elle se réveillait, toute pleine de Hans Ulric.—Si je viens à nommer son nom, je suis damnée, se disait Christiane. Elle se cramponnait aux draps, haletante, la face enfouie dans l'oreiller, puis, se dressant sur son séant:

—Hans Ulric! Hans Ulric! criait-elle.

Elle demeurait immobile, à écouter son cœur qui battait... Et une voix lui répétait:—Je suis damnée, je suis damnée, jusqu'à ce que la malheureuse tombât enfin dans une syncope, qui ne lui laissait ni couleur, ni chaleur, ni respiration.

Ce ne fut pourtant, pas cela qui l'abattit aux pieds du Seigneur, mais Christiane fut gagnée par quelque chose de plus cher, par l'espérance que le châtiment n'était pas éternel peut-être, que tous les pécheurs n'étaient pas damnés, que le purgatoire attendait les âmes plus faibles que coupables. Le jour où le père Le Charmel lui exposa, sur ce sujet, la vraie doctrine catholique, la sœur d'Ulric fut convertie; il se répandit dans son cœur, une foi spontanée et heureuse. Puisqu'elle pourrait, sans impiété, son frère n'étant pas damné, se partager à lui et au Seigneur, sa résolution fut prise: elle consacrerait sa vie, à racheter Ulric de leur crime. Oui! elle entrerait au couvent. Que ferait-elle désormais, par ces grands et vastes chemins du monde, qui mènent à la perdition? Mieux valait chercher un asile, sous la droite levée du Sauveur. Aussi bien, d'ailleurs, l'hôtel Beaujon devenait déjà inhabitable, par les scandales et les folies, dont le Duc y donnait chaque jour, le spectacle.

On n'a jamais bien démêlé les motifs de la fâcherie de Son Altesse, avec Lyonnette. Le froid vint-il, ainsi qu'on l'a prétendu, pour le museau d'un valet de chenil, à qui cette nymphe témoignait une bonté singulière? Le Duc ne put-il plus souffrir ces éclats de rire impertinents, dont elle le régalait à son nez, sitôt qu'il parlait? Le cas est douteux; mais, en revanche, il fut aussi clair que le jour, pour quelle cause, un beau matin, le comte d'Œls vint prévenir Son Altesse, qu'il épousait mademoiselle Renz.

—Quoi! vous aussi, vous me quittez! s'écriait le Duc, avec émotion...

Et là-dessus, le chambellan de lever les sourcils, douloureusement. Tout l'avait tenté de ce mariage, auquel il visait, depuis le jour où Lyonnette était entrée à Beaujon: la fortune de cette femme, la différence d'être à la merci du Duc, d'avec celle de se trouver seigneur et maître dans son logis, et peut-être aussi, l'infamie qui était attachée à ces noces. Il prit son temps, fit le passionné; enfin, proposa le marché: liberté entière pour la belle, et rien de changé à sa vie, si ce n'est qu'elle aurait un état dans le monde. Lyonnette avait ri d'abord, et ensuite, avait réfléchi. D'Œls qui, avec ses yeux méchants et sa physionomie ténébreuse, lui aurait fait peur, au coin d'un bois, chez elle, ne lui déplut pas. Comme le disait la vieille Irma:

—Ça, c'est l'air grand seigneur, ma chère...

Et ce serait drôle, après tout. En somme, il n'était pas plus laid que le prince Alexeieff, ou le marquis de son amie, Giovannina Flor. Il n'avait pas de culottes, à la vérité, mais elle était riche pour deux; de manière qu'en fort peu de temps, le titre lui brillant aux yeux, de plus en plus, la donzelle enfin, avala la proposition de M. d'Œls, comme si elle gobait une fraise. Elle hésita encore, deux ou trois jours, pour la forme, en jouissant d'avance, à s'imaginer le bon tour que cela ferait, et la colère de Son Altesse; et finalement, consentit, avec une avidité intérieure, qu'elle couvrit d'un air de complaisance. Et telles furent les amours du comte d'Œls et de la jolie Lyonnette.


Charles d'Este revint à Paris, vers les derniers jours de novembre, plus dépité qu'on ne saurait dire. Les marmitons de ses cuisines, les galopins, les grooms, les cochers, quittèrent tout, à son arrivée, pour environner son landau, et pousser force vivat. C'était la racaille italienne, dont Giovan avait rempli l'hôtel, pendant l'absence de son maître, et que Son Altesse ne connaissait point. La mise en scène le ravit; mais ennuyé, dès le lendemain, de voir fourmiller autour de lui, cette canaille baragouinante, le Duc annonça qu'il ne tiendrait plus table, et tant par jour fut donné aux laquais, pour s'en aller dîner au cabaret.

Il était possédé d'un démon misanthropique, et ne respirait que colère, amertume et gronderie. Aussi, redoubla-t-il, dès les premiers jours, de procès et de tracasseries, car, sur les querelles engagées pour la construction de l'hôtel, il s'en était bientôt greffé d'autres; et le Duc, dans l'ennui où il vivait, avait promptement débrouillé le grimoire de cette langue juridique. Tout devint matière à chicanes: l'antichambre fut emplie, chaque jour, de figures à longs favoris. Riche comme était le bon seigneur, dépensant le million par mois, ou davantage, il se montrait plus impatient qu'un pauvre diable, d'une volerie de quelques écus. Si bien qu'enfin, on le vit plaider pour un mémoire de sept francs, que devait son heiduque à la blanchisseuse; et que, plusieurs fois, Son Altesse daigna comparaître au tribunal, et faire elle-même sa déposition: d'abord contre son culottier, pour «défauts dans la fourniture» contre son sellier, son carrossier, enfin, contre un malheureux aveugle, que ses chevaux avaient à moitié écrasé.

—Que l'on règle le prix, eu égard au cocher, disait le duc Charles; je ne viens qu'après mon laquais, payant pour lui, s'il est insolvable.

Et les dommages-intérêts ayant été fixés à quinze mille francs, le Duc cria, pendant huit jours, qu'on le ruinait, qu'on abusait de sa qualité d'étranger, qu'il mourrait sur la paille, et que sais-je?

Ce fut d'ailleurs, le moment de sa vie, où l'on put craindre que la cervelle ne lui tournât complètement. Tant d'extravagances de tout genre, auxquelles le Duc se livrait depuis des années, mais seulement par le vent d'ouest, comme l'on dit, formèrent à cette époque, le tissu de toutes ses journées; et il parut lui tomber de la lune, les idées les plus bigarrées. Après avoir donné audience dans son lit, au bataillon des gens de loi, quelquefois à Van Moppes ou à M. Félix, il se levait vers quatre heures, et la toilette commençait. L'hésitation durait longtemps, dans le petit salon des Bustes, à bien choisir le mieux harmonié à l'état d'esprit de Son Altesse, à ses projets, à son caprice, au temps sec ou brumeux qu'il faisait; après quoi, le Duc établi dans le cabinet des Miroirs, et campé au fond de son fauteuil, Arcangeli se mettait gravement à reproduire les couleurs, peintes aux joues de la tête de cire, sur le visage de Charles d'Este. Là-dessus, brossé, cravaté, harnaché dans un corset de peau, et la face comme figée sous son enduit de rose et de plâtre, le vieux galant montait dans son landau, et fouette cocher!

Le plus souvent, passant au boulevard, il tirait son cordon, se faisait descendre chez quelque confiseur en renom; et là, avalait force fruits, des dragées, des sucreries, entremêlées de verres d'eau glacée, en exhortant M. de Cramm ou Smithson, à en faire autant. Parfois aussi, il s'attablait à la vitre de la Maison d'or. Bien loin qu'il fût importuné de la foule des curieux qui s'attroupaient pour le considérer, il était sensible, au contraire, à entendre admirer son twine et ses diamants, à travers les glaces de la fenêtre; et c'était une comédie que de le voir s'épanouir, sous les regards surpris des passants.

Ses manières impétueuses avaient encore redoublé, et faisaient craindre, à chaque moment, quelque accès fâcheux et irréparable. Un soir, montant dans son coupé, il ordonne la plus grande allure, et le cocher, de lancer ses chevaux...

—Pas si vite! ordonne Son Altesse.

Et la voiture, aussitôt, ralentit.

—Plus vite! s'écrie le Duc; puis, le revoilà qui arrête, et ainsi de suite, par quatre ou cinq fois. Enfin, se redressant tout d'un coup, le pistolet dans une main, car il était toujours farci de poignards et de revolvers.

—A pied! traître!... brute!... hurle-t-il. Descends, ou je te casse la tête;—et le coupé, finalement, s'en alla au théâtre, au plus petit pas, conduit par le groom qui claquait des dents.

Installé dans une avant-scène, impassible et majestueux, avec quelque sorbet près de lui, c'était là maintenant, chaque soir, que siégeait et paradait Charles d'Este, et l'on en promettait la vue aux gens de province, comme du Persan ou de l'Homme-orchestre. Ses yeux ardents, son nez immense, sa face d'un rose vif, sous sa noire et mate perruque de soie, et les diamants dont il était tout constellé, excitaient les rires des femmes, tandis que les hommes, debout, ne se lassaient pas de lorgner la créature qui l'accompagnait, et qui chargée de bijoux, vêtue de satins éclatants, se tenait quelque peu en arrière, ayant ordre de ne parler, que lorsqu'on l'interrogerait.

—Mais c'est Esther Debloutz, ma foi!

—Allons donc, il a quitté Léo?

Et en effet, ce fut à l'hôtel, durant six mois à peu près, un défilé si continuel de danseuses, d'aventurières, d'écuyères et de comédiennes, que l'on était souvent en peine, quel nom devait figurer cette fois, sur les états dressés chaque semaine, des pensions et des gages à payer. Non certes, que Vénus se montrât si tyrannique, à Son Altesse. Le pauvre homme n'était plus débauché, que par un reste d'habitude, mais il voulait une maîtresse, sur laquelle étaler son luxe, comme sur un mannequin, et qui complétât la maison.

La belle avait valets, cocher, camériste, et sa table particulière. Un des coupés du Duc la menait toujours, affecté à son service; et le bon d'Andonville était d'ailleurs, pour elle, en général, une façon de majordome, fonction que Son Altesse lui assigna. Mais, malgré de telles douceurs, le métier rebuta promptement, toutes celles qui l'entreprirent. Incommodée, malade, aux jours de migraine et d'abattement, la favorite devait cependant, être gaie, sourire, amuser le Duc, veiller, causer, goûter, souper, ne jamais marquer ni froid, ni chaud, ni aucune incommodité, raconter des galanteries, toutes les sottises de Paris, afin de dérider Son Altesse, sans que rien adoucît jamais l'étiquette ni la consigne. Et deux ou trois, qui s'avisèrent d'avoir des syncopes ou des vapeurs, Charles d'Este les fit revenir à elles, avec de pleins seaux d'eau lancés par la figure,—et leur congé, le même jour. Heureuses encore, celles dont Son Altesse se défaisait honnêtement, en leur lâchant quelque bribe d'affaires, créances véreuses à recouvrer, sommes qu'il fallait recueillir dans des procès, ou des banqueroutes,—sur quoi, bonne chance, et adieu!

Sa tête achevait de s'égarer; son orgueil, ce vice radical d'où pullulaient tous les autres vices du Duc, devenait, s'il se peut, plus insolent qu'auparavant. Il s'entêta, le premier de l'an, à refuser toute visite à l'Empereur, et peu s'en fallait qu'il ne le nommât à l'ordinaire, «Buonaparte.» Lui, si poli anciennement, qu'à toute femme il tirait son chapeau, même aux jardinières de Wendessen, il se piqua de faire un affront public, à l'ex-reine Isabelle d'Espagne, en se détournant avec brusquerie, dans un couloir de l'Opéra. Sa vie n'était rien qu'un mélange de la plus vaniteuse grandeur, et de la plus basse crapule. Il s'enfermait dans sa galerie, à considérer les portraits des Rois et des Empereurs, ses ancêtres, à moins qu'il ne bouffonnât avec Giovan et ses laquais, ou ne fît mettre sa maîtresse nue. Charles d'Este bâillait, s'ennuyait, il ne savait plus qu'inventer. Rassasié de tout, jusqu'à la gorge, cet avare n'avait même plus de joie, à considérer son coffre-fort:

—Bah! je vendrai quelque jour, mes diamants... répondait-il, aux cris d'admiration de Van Moppes. Sa maîtresse était, à ce moment-là, une certaine miss Sinclair, aventurière assez jolie, des yeux noirs brillants, la plus belle peau, avec de courts cheveux bouclés, qui empêchaient que l'on vît trop, le nez camus et la tête de mort, à laquelle, malgré le fard, sa ronde figure ressemblait. Ce prince si superbe, s'avilit à faire des repas avec elle et d'obscurs coquins, entraîneurs, ruffians, spadassins, terribles surtout à l'argenterie, dont il manquait toujours quelque pièce. La chère exquise, se préparait dans l'appartement du duc Charles, à qui Potel ou le Café anglais prêtait quelqu'un de ses cuisiniers; et miss Sinclair, Son Altesse elle-même, mettaient parfois, la main à l'œuvre, et s'ébattaient parmi les fourneaux. On buvait, on cassait les pots, on chantait à gorge déployée, et jusqu'au Duc, si sobre d'ordinaire, s'échauffait de vin, tous les soirs. Quand on n'en pouvait plus, on s'allait coucher, et la fête recommençait le lendemain.

Tout était à l'hôtel, sens dessus dessous. Les créanciers y affluaient; les valets insolents s'y battaient; on entendait craquer dans les couloirs, les bottes d'inconnus à brandebourgs, tellement, qu'un beau soir enfin, les crépines et les franges d'or de la galerie des Arazzi, se trouvèrent toutes coupées. Et les perquisitions que l'on fit, ne servirent qu'à découvrir quantité d'autres menus vols, dont personne ne s'était avisé. On rentra donc les miroirs d'argent, les bijoux, les curiosités, étalés çà et là, sur les tables; et il n'en fut rien autre chose, la première surprise passée, qu'un redoublement d'incurie. Le vent sifflait par les vastes chambres, à travers les carreaux brisés; des lames de parquet étaient pourries de pluie; la poussière s'amoncelait dans les angles, noirs d'araignées; les robinets ouverts des baignoires, en continuant de couler, inondèrent une fois, plusieurs salles; et l'extravagance du Duc, pendant ce temps, allait tous les jours, se raffinant, et comme renviant sur soi-même. Ne s'était-il pas avisé d'être jaloux de miss Sinclair, de l'habiller en homme, chaque matin, et de lui poser des moustaches!... Bref, tant et tant fut procédé, que Charles d'Este, un jour, en se levant, n'eut pas de chemise à changer, et dans la soirée, sa voiture resta bien dix minutes, arrêtée devant la porte de l'hôtel, le suisse ni pas un laquais ne se trouvant là, pour lui ouvrir.

Le lendemain, le Duc, dès son réveil, écrivit à miss Sinclair trois lignes, dans lesquelles il la priait de s'aller... en propres termes, les lui fit porter par un valet, sans consentir à la revoir; puis, sonnant aussitôt Arcangeli, il donna l'ordre à l'Italien de retrouver Giulia.

—Mais, Monseigneur... balbutiait le pauvre diable, à moitié mort de cette cheminée, qui lui tombait sur la tête.

—Tais-toi, coquin, reprit Son Altesse. Je sais fort bien que tu ne l'aimes pas; mais écoute, et retiens ceci. C'est toi que je charge du soin de me réconcilier avec elle, et si tu échoues, je te chasse.

Et il l'eût fait comme il le disait, se complaisant à ces coups de théâtre, et brûlant de passion pour les gens, autant que, quelques jours avant, il leur marquait de dégoût. Aussi bien, Giovan ne s'y méprit pas, et si amère que lui fût la médecine à avaler, il songea fort sérieusement, où pouvait se trouver la chanteuse; et, pour prendre langue, d'abord, alla s'informer au Grand Hôtel,—ce qui était, du premier coup, mettre le nez sur la bonne piste, le petit pavillon de la rue du Puits-qui-parle, ayant été loué pour Giulia, par M. Tripp, l'agent général, en personne.

Pauvre maison, si tranquille jadis, sous le lierre qui la couvrait, à l'ombre immobile de ses marronniers, et qui, depuis six mois, ne retentissait plus que de cris et de gémissements.—Oh! je la hais, se disait Otto, à chaque moment. Mais, parmi ses pires furies, ses plus violentes résolutions, il se sentait comme un comédien, qui s'agite sur le théâtre, et ne croit pas au conte qu'il déclame. Faible et haïssant sa faiblesse, dompté, mais de cœur insoumis, il faisait un circuit éternel, de la haine à l'amour, de l'amour à la haine: tantôt, enragé d'en finir, de porter au vif le couteau, jusqu'au fond même de sa passion, et l'instant d'après, espérant un temps moins orageux, et plus pur. Ainsi, cette attente obstinée le menait, de journée en journée, et d'illusions en illusions, encore que l'impétueux enfant ne voulût pas se l'avouer.—Ce n'est qu'une femme, après tout! s'écriait Otto, en secouant furieusement, sa tête rousse; et pour rabaisser la Belcredi, il commençait à s'énumérer celles qu'il avait possédées. Mais, bien qu'il les comptât sur ses doigts, en s'arrêtant à chaque nom, toutes lui paraissaient plus lointaines que des ombres. Et, au moindre regard jeté sur Giulia, il se disait que les souffrances qu'il endurait pour celle-ci, valaient mieux que les heures de joie, qu'il avait passées avec les autres.

Cependant, la santé du jeune homme, longtemps soutenue, en quelque sorte, par une vigueur d'âme, qui se renouvelait, de jour en jour, menaçait enfin, de s'altérer. Il lui prit des vertiges, des douleurs de tête, un dévoiement continuel, et Otto maigrit, comme à vue d'œil. Ensuite, le mal se mit dans la gorge; il fut douteux, pendant plusieurs semaines, si l'on pourrait éviter une opération. Installé dans la chambre à coucher, seul, dolent au coin des tisons, devant lesquels frémissaient lentement, les limonades et les potions dont les médecins le gorgeaient, Otto se dévorait d'ennui. Tout le fâchait, l'irritait. Quand la Belcredi, par hasard, chantait dans le petit salon, quelque douce et ravissante que fût la musique, ce bruit si proche, importunait le jeune homme. Il était jaloux maintenant, de Laury, la femme de chambre, et il trouvait que Giulia marquait à cette fille une confiance trop tendre; mais il rêvait, en même temps, de monter, par quelque chaude nuit, dans le galetas de la servante. La taille souple de Laury, son nez camard, ses yeux jaunes, qui le poursuivaient insolemment, comme deux guêpes, donnaient à Otto, chaque fois qu'ils venaient à se trouver ensemble, des désirs de volupté bestiale. Et par cela, il lui semblait qu'il se vengeait de Giulia, toujours si dédaigneuse et si froide.

Cependant, à force de vivre ainsi, continuellement solitaires, il se fit peu à peu, dans l'âme des amants, un silence extraordinaire. Le monde entier s'évanouit, autour d'eux; leur esprit harassé, qui roulait en lui-même, par un mouvement éternel, parut enfin se fixer; et pleins d'une pensée unique, ils ne regardaient plus les choses, qu'à la lueur de ce flambeau, que la passion allume aux amants. Ils ne pouvaient se quitter, même une heure. A peine séparés, chacun tendait les bras, vers l'image de l'autre amant; et sitôt qu'ils étaient réunis, ils se querellaient, se frappaient. La maîtresse revenait la première. Et pour sentir quelque émotion, dans le temps qu'elle le cajolait, et ne pas rester sec et froid, Otto avait recours alors, à se représenter Giulia, comme morte, et à penser qu'un jour, peut-être, il aurait à l'ensevelir. Les larmes à la fin, lui venaient, et ces pleurs brûlants, qui tombaient sur la robe de la Belcredi, attendrissaient les deux amants, et les poussaient à vider leur cœur:

—Tu es trop exigeant, disait-elle.

—Et toi, disait Otto, tu n'es pas confiante.

Ils se plaignaient l'un l'autre, tendrement; ils entraient dans un sentiment intime et profond, de leurs communes misères.... Et ainsi, malades et inquiets, consumés de chagrins incessants, détrompés de leurs espérances, dégoûtés de la vie qu'ils menaient et ne croyant plus à l'amour, avides d'infini, affamés d'un bonheur qu'ils ne rencontraient nulle part, néanmoins, malgré ces dégoûts, ce vide, ces querelles sans nombre, Otto et Giulia s'aimaient, d'une manière inexprimable.

Une après-midi du début de juin,—et Otto se rappela depuis, qu'ils avaient lu ensemble, ce jour-là, le procès de madame Lafarge, car excédés du tête-à-tête, il leur arrivait d'emprunter des livres, à un cabinet de lecture de la rue de la Vieille Estrapade,—les deux amants se tenaient accoudés, sur le petit palier couvert, appuyé contre le pignon de la maison, en haut de l'escalier de bois. Un orage, qui finissait à peine, emportait au couchant, de vastes nuages noirs, d'où il sortait encore des grondements, tandis qu'une couleur dorée, d'une sérénité charmante, occupait l'autre partie du ciel, que les amants avaient en face d'eux. On n'entendait que le bruit limpide des feuillages qui s'égouttaient; le sable mouillé, sous les marronniers, était tout jonché de thyrses roses; et Giulia allait descendre, pour relever ses amaryllis, ployés en deux, par la violente averse, lorsque soudain, un grand landau, tout resplendissant de cuivre et d'acier, déboucha de la rue des Postes, et s'arrêta devant le jardinet.

La Belcredi poussa un cri:—Le Duc!

—Mon père! exclama Otto, qui se jeta en arrière, dans la porte. Que nous veut-il? Qu'on n'ouvre pas!... Et il songeait aux soixante-quinze mille francs, qu'il avait pris du secrétaire.

—Allons, dit-elle; y pensez-vous? Retirez-vous dans votre chambre... Va-t'en ouvrir! dit-elle à Laury, qui parut... Mais ne vous montrez pas, Otto; vous voyez bien que l'Italien lève les yeux, reprit-elle, avec vivacité.

Cependant, le Duc et Arcangeli gravissaient déjà l'escalier, de l'autre côté du couloir. Elle poussa Otto dans sa chambre, le baisa avec passion. Puis, mettant un doigt sur sa bouche, Giulia ouvrit la porte, la referma;—et le jeune homme, demeuré seul, entendit le cri de saisissement qu'elle jeta, en pénétrant dans la pièce voisine.

—Eh oui! c'est moi! dit Charles d'Este, dont Otto reconnut la voix, c'est moi qui reviens à vous, Giulia, puisque vous dédaignez de revenir à moi.

—Monseigneur! s'écria la Belcredi, Monseigneur, je ne puis vous entendre.

Elle rougit, et avec une impétuosité singulière, fit mine de se retirer.

—Allons, madame, dit Giovan, un peu de patience, daignez songer...

—Allez-vous en! lui cria-t-elle, en reculant brusquement, car ce valet avait poussé la hardiesse, jusqu'à la saisir par le bras.

—Madame... madame, répétait le Duc, visiblement déconcerté.

—Eh! que venez-vous faire ici? s'écria-t-elle. Qu'ai-je gagné près de vous, Monseigneur, sinon des affronts? Votre chien, vos chevaux, vos laquais, étaient mieux traités que moi même!...

Les lèvres lui tremblaient de fureur; son visage, blême et hautain, respirait une haine implacable; et Charles d'Este, embarrassé, ployait les épaules fort piteusement, en jouant avec ses gants, par contenance.

Quand la Belcredi fut un peu calmée, et après une pause assez longue, pendant laquelle Arcangeli n'avait cessé de faire des signes à son illustre compagnon, le Duc, enfin, ouvrit la bouche. Il parla d'abord, diffusément, de son respect, de son amour. C'était parce qu'il comprenait ses torts, qu'il cherchait à les réparer; son repentir était sincère; depuis le départ de la Belcredi, il n'avait pas vécu un jour, sans penser à elle, et sans se maudire. Puis, s'échauffant de plus en plus, et comme emporté par le pathétique des paroles qu'il prononçait, il s'écria qu'elle voyait un fou, qu'il n'était pas digne de la posséder, et s'accabla de toutes sortes de reproches:

—Mais je vous conjure d'être bonne, de vouloir bien faire la paix...

Et il attendait, tourné vers elle, avec des regards suppliants.

—N'espérez point, dit Giulia, que je redevienne votre maîtresse!

Et comme Son Altesse, sur ce mot-là, recommençait ses raisonnements...

—Jamais... jamais... s'écria-t-elle, avec une sorte de furie; puis, poussant un gémissement, elle se jeta sur un canapé, et se couvrit les yeux de la main, en pleurant, comme une femme à qui les forces manquent, et qui est à bout.

Cependant, tous deux, étourdis de l'effet qu'ils venaient de produire, Charles d'Este et Arcangeli s'étaient retirés en un coin; et ils laissèrent quelque temps à l'émotion de la Belcredi, agités eux-mêmes, et attendris d'un état si violent, qu'ils avaient devant les yeux. Enfin, Giovan rompit le silence, et dit, d'un ton conciliant, que c'étaient là bien des paroles inutiles, qu'il fallait s'expliquer sans bruit; puis, se tournant vers la Belcredi:

—Allons, madame, reprit-il, votre colère est légitime... Monseigneur, vous avez eu tort, dans cette affaire, et très grand tort, je vous le dis.

—Voyons, Giulia, fit Son Altesse, en avançant de quelques pas, allez-vous me refuser la main?

Elle semblait ne rien entendre, et faisait des gestes saccadés, comme pour éloigner le Duc. Peu à peu, toutefois, l'agitation corporelle cessa, les profonds soupirs qu'elle poussait, ne lui soulevèrent plus la poitrine.

—Voici, pensa le pauvre Duc, le moment de tomber à ses pieds...

Et en effet, attirant un coussin, il s'y laissa choir sur les genoux, tandis que Giovan s'écriait:

—Voyez, madame, comme Son Altesse vous aime, comme elle sait réparer ses torts!

—Ah! je vois, repartit Giulia, d'un ton bas, combien les hommes sont trompeurs.

—Oui! exclama l'Italien, en bouffonnant, nous sommes de rusés coquins, et nous commençons à mentir, avant d'avoir nos premières dents.

—Faut-il encore, poursuivait Giulia, après une telle leçon, que je me laisse prendre à vos paroles!.....

A ces mots, elle se leva languissamment, et il y eut un long silence, Son Altesse s'étant relevée aussi. Enfin, le Duc se hasarda à saisir la main de la Belcredi, et à la porter à ses lèvres, et Giulia ne s'en défendit point; mais, les cils entre-clos, superbe, et les yeux demi-tournés vers lui, elle faisait ce sourire de sphinx, doux et glacé en même temps, dont elle couvrait et masquait ses plus terribles résolutions. Alors, la voyant à la fin, au point où Charles d'Este voulait l'amener, l'Italien battit des mains, en s'écriant d'un ton plaisant:

—C'est fait, Monseigneur, c'est conclu. Ah! nous autres, les jolis hommes, nous sommes encore, sans contredit, ce que les femmes aiment le mieux!

Ensuite, ils parlèrent tous trois, assez longuement et confusément, avec bien des questions, des redites, des explications, comme il arrive après une absence; et Charles d'Este allait et venait par la chambre, à la lueur d'une bougie que la chanteuse alluma, car la nuit commençait à venir. Il était vêtu, ce jour-là, d'une façon de redingote, ajustée et plissée à la taille, d'un pantalon garni sur le côté, d'une bande de velours vert, ses faux cheveux noirs bien luisants, et un flot de dentelles au jabot.

De temps en temps, parmi les paroles inutiles, le Duc revenait à son fait, à la rentrée de la Belcredi:

—Votre appartement est tout prêt; dès demain, je vous y attendrai.

—Eh bien, répondit-elle enfin, j'y consens, Monseigneur, à une condition.

—Qu'est-ce donc? demanda Charles d'Este.

Et la Belcredi se pencha, et lui parla bas à l'oreille; puis, comme il la considérait avec une mine stupéfaite, elle repartit en riant:

—C'est à prendre ou à laisser, Monseigneur; je veux savoir si, tout de bon, vous m'obéirez désormais.

—Ah! l'arrêt est trop cruel, madame, dit Son Altesse, avec galanterie.

—Trente jours, ce n'est guère long, riposta aussitôt, la Belcredi... Voyons, cher seigneur, décidez-vous, jurez! dit-elle avec malice.

—Allons, soit! répondit Son Altesse, je vous le jure, Giulia.

Les galanteries et les propos se succédèrent, un peu de temps encore. Charles d'Este força Giulia d'accepter quelques écrins de pierreries, qui se trouvèrent dans sa poche, fort à propos, comme dragées du raccommodement; et bientôt, la soirée s'avançant, Son Altesse se leva et prit congé:

—Le coupé bleu viendra vous chercher demain, vers trois heures, ma chère.

Il descendit avec Giovan; on entendit les chevaux s'ébrouer, puis le fracas du départ. La cloche d'un couvent voisin continuait de tinter, dans le crépuscule;—et pleine d'une immense tristesse, tout debout à la fenêtre ouverte, Giulia, les regards fixes, écoutait le bruit des roues s'éteindre, et ce glas désolé, qui passait au-dessus des jardins déserts...

Quand la Belcredi se retourna, elle vit Otto, devant elle. Il se tenait dans l'embrasure de la porte, blême, effrayant. Et ce court silence, où l'on entendit comme brûler et palpiter la bougie verte du piano, tremblante à l'air de la nuit, fut ce qu'Otto et Giulia, au cours de leur vie si sombre et si pleine, ont éprouvé de plus terrible.

—Tu ne feras pas cela, bégaya-t-il, tu ne retourneras pas chez mon père?

—J'y serai dès demain, dit-elle.

—Ah!... ah!... râla Otto, deux ou trois fois, et au même instant, il se jeta si violemment sur Giulia, qu'il la fit trébucher, et roula par terre, avec sa maîtresse. Elle tâchait de se dégager, d'écarter les doigts crispés de haine, dont il lui étreignait le cou.—Catin! catin! répétait-il, d'une voix ardente et concentrée, en luttant avec une rage, qui ne peut se dire. Il la serrait de plus en plus; tout à coup, elle le mordit cruellement, à la main droite.

Il fit un cri, lâcha la Belcredi, et se releva, chancelant; puis, voyant sa main qui saignait, il se mit à claquer des dents, ainsi qu'un homme qui a grand froid, et soudain, il fondit en larmes.

La nuit était obscure et tranquille; par instants, de grosses nuées passaient sur le croissant lumineux. Dix heures sonnèrent au loin; le parfum vif de l'acacia entrait par la fenêtre ouverte... Il y eut ainsi, un très long silence, puis, une étoile glissa au ciel; et Otto, comme du fond d'un rêve, apercevait devant lui Giulia, aussi pâle et blanche qu'un fantôme, qui levait les bras, et se rajustait devant le miroir.

—Oui! je retourne chez le Duc, reprit-elle enfin, d'une voix basse. Mais, pendant un mois, je resterai mienne, et nul ne franchira mon seuil; j'ai exigé du Duc cette promesse.

—Un mois... dit-il, palpitant, et après?.....

—Eh! dit-elle, en mirant au miroir, les colliers dont Son Altesse lui avait fait présent, qui donc est sûr de vivre plus d'un mois?

—Giulia, fit-il... Giulia!...

Alors, ils ne parlèrent plus, et tous deux méditaient, en silence: elle blême, l'air triste et doux, avec quelque chose d'accablé, les mains croisées, et rien ne remuant en elle, que les feux scintillants des diamants qui tremblaient, le long de ses joues; lui, le coude au genou, la tête dans sa main, étonné, se contenant à peine, dans le tumulte qui l'emplissait, se répétant, avec obstination:—Je suis fou, qu'ai-je été penser? mais, tout au profond de lui-même, considérant d'un œil oblique, qu'il était dans l'alternative de perdre à jamais Giulia, ou de l'avoir à lui, éternellement; que sans doute, elle se lassait de leur pauvreté, de leur vie cachée; que si le Duc venait à disparaître, il serait lui, seul maître et seigneur de cette prodigieuse fortune...

—Et un tel crime, commis pour elle, me l'attachera, me l'asservira.

D'ailleurs, serait-il le premier, à oser une telle aventure?... et les pensées se succédaient, dans l'esprit du pâle jeune homme.

—Oui, dans son lait, ou dans ses fruits, exclama soudain la Belcredi, du profond de sa méditation.

Ils tressaillirent tous les deux, et se réveillant de leur songe, ils se considéraient stupéfaits, déjà complices et criminels, avec une angoisse d'horreur qui leur brûlait l'âme.

IX

Les cinq premiers jours qui suivirent le retour de Giulia à l'hôtel Beaujon, se passèrent en événements qui exigent une espèce de journal, pour servir à les débrouiller, dans leur succession si précipitée. Ce fut d'abord, l'apparition inopinée du comte Otto, qui survint, comme s'il émergeait de dessous terre, fort tristement, et dit qu'il arrivait de Londres; mais, avec des réponses si rechignées, lorsqu'on en venait à des questions, que le Duc, sans y insister, et jugeant qu'il y avait là-dessous, quelque aventure romanesque, ne songea plus qu'à faire fête à l'enfant prodigue. Il s'épanouissait de joie, entre son fils et sa maîtresse. Et pour dissiper quelque gêne, qui avait paru dans leur maintien, au moment où ils s'étaient revus, le Duc les emmena dîner au cabaret, et s'y égaya vers la fin, jusqu'à frapper de son couteau et de sa fourchette, sur son assiette, en guise d'accompagnement du piano d'un cabinet voisin.

Le lendemain, mardi, au réveil, Charles d'Este reçut des mains du valet qui tirait son rideau, une lettre sous un pli noir, qu'avait apportée, dès le matin, la femme de chambre de Christiane. La vue du billet lui déplut, dans la pensée que c'était encore quelque demande de secours, inspirée par Mme Sophie, pour une chapelle ou pour des pauvres; et le Duc différa de l'ouvrir, jusqu'après quatre heures de l'après-midi. Vers les deux heures, Christiane donna l'ordre que l'on attelât; et après un peu d'attente encore, allant çà et là par la chambre, toute rêveuse, tandis que dans un coin, le père Le Charmel et la princesse de Hanau s'entretenaient à voix basse, elle dit soudainement: Allons!

—Vous voulez toujours, chère enfant, passer par le Père La Chaise? interrogea Mme Sophie.

Elle répondit oui, de la tête; la vieille Louisa parut avec des paquets de voyage,—et debout, restée la dernière, au seuil de la porte, Christiane attachait un long regard sur cette chambre familière, aussi chère à son cœur, qu'une amie aimée. C'était donc vrai: elle quittait Paris, elle s'en allait à Poitiers, dans un cloître de carmélites. Là, tout d'abord, son abjuration, et plus tard, la prise de voile, les vœux solennels, irrévocables... Un silence de mort régnait; le vent soulevait doucement, les cendres amoncelées du foyer, où elle avait brûlé quelques lettres, et les portraits de Hans Ulric; elle éprouvait avec horreur, les plus poignants effets de la tendresse... puis, Christiane descendit.

—Nous avons deux heures à nous, dit la princesse, en tirant sa montre; et personne ne parla plus. Enfoncée derrière les glaces, Christiane jetait un morne regard sur les avenues plantées d'arbres, les équipages, les passants; leur aspect lui offusquait les yeux. Elle baissa le mantelet, et se plongea dans son coin; mais déjà, le coupé s'arrêtait. On était à la porte du cimetière.

—Allez, ma fille, nous vous attendons, dit à mi-voix, le père Le Charmel.

Le monument provisoire des Blankenbourg, que le duc Charles avait acheté, à moitié bâti, de don Lopez Aguillu, riche Brésilien, se trouve au sommet de la colline, non loin du sépulcre de Balzac. Quoiqu'il soit entouré de tombes pressées, dont les dalles et les croix de pierre, bornent la vue de toutes parts, il se fait remarquer de très loin, par sa flèche de marbre évidée, les dorures dont il est chargé, et ses clochetons, fouillés à jour, et flanqués de figures d'anges.

Christiane renvoya Louisa, après avoir pris les bouquets de fleurs, que portait la vieille servante; et mettant la clef à la serrure, elle descendit les deux marches qui précèdent l'étroite chapelle. Quoique ce lieu fût si enfermé, on n'y sentait aucune odeur. Les murailles de stuc, luisantes, éblouissaient de blancheur; quelques vieilles couronnes fanées, jonchaient le dallage de marbre; d'autres pendaient, le long des murs, à des patères de bronze doré. Et dans cet endroit, propre et clair, aucune émotion ne venait à l'âme de la malheureuse: Hans Ulric lui paraissait éloigné d'elle, si proche fût-il, d'une distance comme infinie. Christiane s'agenouilla, et se penchant vers le caveau, elle dit, à plusieurs reprises:

—Adieu... adieu... adieu...

Elle le revoyait dans sa bière, pâle, la tête fracassée, entourée de bandelettes. Il était là, gisant et mort,—et c'est une morte aussi, qui te parle, pensait Christiane, car je me sépare de ce monde, et je vais m'établir dans un lieu de repos, aussi obscur et caché, qu'est le tien. Elle se tut. Une rafale secouait les arbres du cimetière, les guirlandes de perles d'un tombeau voisin, en s'entrechoquant, produisaient un bruit singulier; puis soudain, une averse croula, le ciel entier fondit en eau.—Ah! pensa Christiane, ils doivent avoir froid! Et au même moment, les larmes l'étouffèrent, elle éclata en soupirs et en sanglots.

—O cher, cher, mon cher bien-aimé!...

Et, en s'abattant sur le sol, balbutiante et désespérée:

—Ah! je t'aime, je t'aime, Ulric; prends-moi, étends les bras, mets-moi à tes côtés! Oh! parle-moi... je veux t'entendre... Mais entends-moi, réponds-moi, hélas!... Je t'en supplie... ouvre les yeux...

Et toute pâmée sur la dalle, avec ses cheveux défaits, ses larmes coulaient abondamment, comme la pluie qui ruisselait, ses sanglots se mêlaient à l'orage; dans sa frénésie de mourir, elle allait se briser la tête à un angle de la muraille... Soudain, elle frissonna, en se voyant seule, enfermée, avec ces deux morts pour voisins. Le sol se déroba sous elle, ses yeux se fermèrent doucement, et la malheureuse s'évanouit...

La pluie avait cessé; Christiane, immobile, se tenait devant le tombeau. Un grondement puissant, continuel, traversé par des rumeurs étranges, des cris indistincts de chariots, montait de l'énorme Paris, qui s'étalait sous ses yeux. Elle contempla un instant, ce sombre charnier où son frère dormirait son éternel sommeil; puis, disant encore:

—Adieu... adieu... Christiane redescendit; Louisa donna au cocher, le nom de la gare d'Orléans... Le train roula et disparut,—et l'on ne devait jamais plus parler de Christiane, dans ce monde.


Le duc Charles sortait de son lit, quand il daigna se ressouvenir de cette lettre différée, et apprit ainsi, la nouvelle...—Voilà donc, dit-il amèrement, le respect et l'amour de ma fille... Et tout de suite, après avoir sonné, pour qu'on lui apportât du lait, dont il faisait, en ce moment, sa seule boisson, il se mit à jouer aux échecs, avec Giulia Belcredi, tandis qu'Otto marchait, de long en large, par la chambre. Soit qu'il y prît vraiment plaisir, soit comme marque de grandeur d'âme, le vieux fou, ce jour-là, ne s'avisa-t-il pas de faire l'amoureux, pressant la Belcredi du genou, par dessous la table, se penchant parfois, et lui parlant bas, avec des roulements de prunelles. Giulia se mourait de peur, de quelque foucade du jeune homme, en le voyant bientôt, rougir, pâlir, la gorge lui enfler, les yeux lui sortir de la tête. Par bonheur, Charles d'Este lui-même, se leva au bout de peu de temps, et laissant les échecs rangés, il proposa qu'on fît un tour au jardin, en se plaignant de la chaleur.

—Buvez donc, si vous avez chaud, dit Giulia.

—Tout à l'heure, répondit le Duc...

Et ils sortirent, sur ce mot. On n'a jamais bien éclairci le bizarre incident qui suivit, qui eut quelque chose de mystérieux, et comme imaginé pour un roman, du moins, tel que l'Italien le raconta plus tard, se vantant fort d'avoir sauvé Son Altesse. A l'en croire, il avait eu soif, dans le temps qu'il accommodait je ne sais quelle tête de cire, au fond du cabinet, contigu à la chambre à coucher du Duc; et par malice de Scapin, qui joue un tour plaisant à son maître, se trouvant seul, dans la chambre déserte, avait eu la pensée de boire à la propre tasse de Charles d'Este; mais, en la portant à ses lèvres, une odeur fétide qui s'en échappait, et la couleur du lait toute changée, l'avaient saisi si fortement que, sans y faire réflexion, le bouffon l'avait été jeter. Si le récit est véritable, et qu'une enquête, ainsi que le pensait le Duc, eût trouvé Otto au bout de l'affaire, outre la folie et la noirceur d'un tel crime hasardé ainsi, c'est encore un excès de péril, qui ne se peut comprendre. Comment quitter le Duc, préparer le poison, (en supposant, comme l'on fit, que c'était du phosphore raclé sur des allumettes de bois,) entrer et jeter ces raclures, sans que Giovan, qui travaillait dans le réduit à côte, eût entendu le plus léger bruit? Et ce subtil Arcangeli, si avisé, si précautionneux qui n'a pas un doute, une hésitation!... Il est vrai de dire que l'événement, qui lui tomba comme une bombe, à lui et à Emilia, eut de quoi l'occuper tout entier, dès le lendemain même, et ne lui laissa guère le temps d'enfiler des raisonnements.

Le mercredi soir, en effet, entre huit et neuf, Emilia, qui était fort incommodée depuis quelques jours, se sentit prise soudain, des douleurs de l'enfantement. Personne, d'après son rapport même, ne songeait à rien moins, mais on comptait la chose pour le mois suivant; en sorte que Giovan qui soupait, pensa étrangler de saisissement, lorsque Térésina, accourant à lui, s'écria, tout effarouchée, que sa maîtresse allait accoucher.

On dépêcha au médecin, qui arriva presque aussitôt; mais quand ce fut à s'en aller quérir le comte Franz, les questions passèrent de bouche en bouche, par tous les valets de l'hôtel, sans que l'on sût en quel endroit se trouvait le jeune homme, depuis huit jours qu'il n'avait paru. On envoya plusieurs laquais, en divers lieux: d'abord, à l'entresol que le comte avait récemment loué, rue Taitbout, afin d'être libre en ses mouvements, disait-il; ensuite, au cercle Impérial, puis, au club de la rue du Helder. Enfin, vers minuit et demi, dans un claquedent du boulevard, le garçon de jeu répondit que M. le comte, ainsi que M. Romero, étaient allés, une heure auparavant, faire une partie, rue François Ier, chez madame Lyonnette.


Il se trouvait en effet, ce soir-là, chez la nouvelle comtesse d'Œls,—née Léonilde Chaffaroux, de son vrai nom, révélé par les bans de mariage—une assez nombreuse compagnie. Des moyennes-vertus, des filles d'Opéra, Flora Van Bloemen, la chanteuse, une Brésilienne avec son mari, et une douzaine de jeunes gens du monde, brillants par leur esprit, leurs prodigalités, ou leur débauche. C'était Lussan-Biron, le jeune duc, qui mourut à vingt-neuf ans, ne laissant que des dettes immenses, et quatre-vingt-trois costumes de bal masqué, dans sa garde-robe; Schonen le roux; quatre ou cinq fils de banquiers, et non des moindres; le marquis de Courson, M. de Poix, Feuillade, le tenant actuel de Lyonnette; le vieux marquis de Vivarens, et quelques autres.

Vers minuit, survint M. de Villalba, jeune gentilhomme cubain, fort riche, novice, et gros joueur. Il fut tout de suite entouré, et après les premières civilités, Lussan-Biron lui demanda, pour l'avoir rencontré plusieurs fois, au cercle de la rue de la Paix, si la fortune lui était favorable, et s'il se trouvait en perte ou en gain?

—A Enghien? demanda Villalba, qui entendait mal le français, et le baragouinait plus mal encore; puis, voyant tous ces jeunes gens perdre contenance, et rire en-dessous, il s'excusa fort poliment, tandis que le duc répétait sa question.

—Non! non! reprit Villalba, je ne suis pas heureux; j'ai perdu hier, vingt mille francs. Et au même moment, avisant Romero dans le cercle qui l'environnait, il ajouta d'un ton plaisant, que c'était avec ce coquin-là, et lui prit le bras, familièrement.

—Mais il sait très bien le français, chuchota le duc de Lussan à l'oreille de M. de Poix, tandis que Romero répondait en ricanant:

—Bah! bah! vous vous rattraperez...

—J'y compte bien, repartit Villalba; et il fit voir son portefeuille, tout gonflé de billets de banque, non sans répéter plusieurs fois, qu'il avait pris avec lui, cent mille francs.

—Eh bien! mais, qu'à cela ne tienne, dit l'Espagnol, comme par politesse; puisque tel est votre désir, je m'en vais vous donner votre revanche... Franz, allez donc demander des cartes à la maîtresse de la maison.

Le comte d'Œls arriva au bout d'un instant, les yeux perçants, la mine haute et railleuse...—Madame la comtesse s'attendait si peu à ce que l'on voulût jouer, qu'elle n'avait fait préparer que trois ou quatre tables de whist; et il s'excusait, en donnant des ordres. Deux laquais parurent bientôt, maniant et portant à reculons, une laide et sale table de cuisine, sur laquelle M. d'Œls jeta lui-même un tapis vert; après quoi, entra un petit chasseur, qui apportait plusieurs jeux de cartes. Pendant ce temps-là, Romero, avec la craie du billard, dessinait sur le lapis vert, le tableau de trente et quarante, tel qu'il est usité en Allemagne. Les deux joueurs s'assirent face à face, et l'Espagnol disposa devant lui, de l'or et des billets, pour vingt mille francs environ.

—Franz, êtes-vous mon associé? demanda-t-il, tout en distribuant les cartes.

—Je veux bien, répondit le comte.

Alors, tandis que la plupart des assistants se pressaient autour de la table, curieux de voir l'Espagnol tailler une banque, Feuillade s'approchant de Schonen et de Lussan, assis à un coin du salon, demeura debout devant eux, où la conversation, vive et chuchotée, s'engagea sur ce Romero. Schonen l'avait déjà rencontré à Bade, l'y avait vu gagner un soir, plus de quatre cent mille francs. Et telle était d'ailleurs, la renommée de cet illustre aventurier, que, dans les casinos d'Allemagne, il avait obtenu l'étrange faveur de jouer sur un maximum de vingt-cinq mille francs, au lieu de douze mille.

Ils remontèrent vers la table de jeu, afin de ne paraître pas trop longtemps, en conciliabule. La partie commençait à s'animer, et les assistants pariaient pour l'un ou pour l'autre des joueurs.

—Comment! demanda Feuillade à Franz, vous pontez contre la banque, vous, l'associé du banquier?

—Oui, dit le comte, Romero est si peu en veine, ce soir, que je suis forcé de jouer contre mon propre argent, afin de compenser mes pertes.

En effet, au même moment, l'Espagnol frappa du poing la table, et jetant ses cartes dessus, se leva comme un furieux, en protestant qu'il ne jouerait plus. Tout ce que put dire Villalba, ne fit que redoubler sa colère, et ses serments de s'en tenir là. Si bien qu'enfin, le jeune seigneur, encore chaud et alléché du gain, proposa aux autres assistants, un petit baccara tournant, qui commença par des dépôts de dix ou de vingt louis, et où les dames se mêlèrent.

De temps à autre, Villalba, en interpellant l'Espagnol, demeuré debout près de la table, au premier rang des curieux, le pressait de se remettre au jeu.—Non! non! répondait Romero, et le pauvre sot de redoubler:—Allons, voyons, laissez-vous tenter; c'est à vous que la main arrive; allons donc, vous en mourez d'envie!... Et tant d'autres importunités, que l'Espagnol s'assit enfin, comme vaincu et presque contraint, tandis que M. de Villalba, lui applaudissait, en écolier.

—Je mets trois mille francs, dit Romero. Les tenez-vous?

—Parbleu! dit Villalba.

—Huit, dit Romero.

—J'ai perdu, dit Villalba; doublons la mise.

—Je tiens cent louis, dit le comte Franz.

—Sept, dit Villalba.

—Neuf, dit Romero.

—Bien! doublons la mise.

—J'en donne... Huit, dit Romero.

—Encore perdu! dit Villalba.

—Je tiens deux cents louis, dit le comte Franz.

—Huit, dit Villalba.

—Neuf, dit Romero.

Tous les regards étaient attachés sur les joueurs, ce qui donna moyen à Lussan-Biron de se tourner vers M. de Schonen, comme lui montrant Romero. L'autre cligna des yeux, voulant répondre: Oui! je vois. Une minute après, ils se joignirent; et le duc dit tout bas à Schonen, que Villalba avait perdu la tête, qu'il allait se faire voler, et qu'on ne savait d'où sortait en somme, ce beau fils, avec ses favoris.

—Le fait est, dit Schonen, entraînant Lussan plus loin, que les coups se présentent d'une façon bien extraordinaire.

—Et voilà Franz, reprit le duc, qui tient à présent, sur la main, des coups de cinq cents louis! En ce moment, le grand Feuillade sauta entre Schonen et Lussan, et leur dit à l'oreille, avec émotion:

—Que se passe-t-il donc? Regardez les cartes.

Romero tenait en effet, son jeu en éventail, devant lui, mais on eût dit qu'il s'y trouvait des cartes blanches, et toutes neuves. Le duc examina le talon. Le contraste était saisissant, entre les tranches éclatantes des cartes étalées par l'Espagnol, et la dorure un peu ternie de celles qui restaient sur la table.

—Il faut prévenir la comtesse, puisque M. d'Œls s'est mis au lit, dit alors le duc de Lussan... Feuillade, priez-la de venir dans le salon jaune.

Ils s'y promenèrent en l'attendant, fort animés d'indignation, le monocle collé à l'orbite, et s'interrompant l'un l'autre, en leurs propos. Lyonnette parut aussitôt, avec Feuillade:—Eh bien, qu'est-ce? que me dit-il?... Ils la prirent dans une embrasure, et lui expliquèrent le cas. La stupeur et les exclamations durèrent un assez long temps; après, grande question sur ce qu'il leur fallait faire? Sûrement, arrêter la partie, mais quel scandale, quel éclat!... Sans compter qu'ils devraient peut-être, comparaître comme témoins, au tribunal. Feuillade, envoyé près des joueurs, revint tout de suite, en levant les bras. Il fallait se hâter; les coups s'augmentaient toujours. Villalba venait, à l'instant même, de perdre une banque de soixante mille francs; il y avait eu sur la table, à peu près, cent trente mille francs. Le chiffre de la somme les décida. Ils rentrèrent, bien résolus à tout, dans le petit salon de jeu.

Un silence extrême avait succédé au gros coup qui venait de se jouer. On se haussait sur la pointe des pieds pour apercevoir Villalba, qui, pâle et tremblant, tirait les billets de son portefeuille; et tous les visages béants, où perlaient des gouttes de sueur, montraient je ne sais quoi de cruel, des yeux collés sur tant d'argent, des bouches entr'ouvertes de saisissement. Alors, au milieu du profond silence, la voix de Feuillade éclata:

—Ce jeu est trop cher, messieurs, dit-il, ce n'est point ici un tripot.

—C'est mon jeu habituel, répondit Romero.

Mais au même moment, le duc de Lussan-Biron, saisissant le paquet de cartes, sur la table, dit nettement à l'Espagnol:

—Vous avez ajouté des cartes, monsieur, tandis que M. de Schonen couvrait de son chapeau, le panier où l'on jetait les jeux, une fois qu'ils avaient servi.

On peut juger quel étrange coup de théâtre produisirent ces divers mouvements, et le tumulte qui suivit. Romero et Villalba s'étaient levés, avec précipitation; mais l'Espagnol avait fait rafle, prudemment, de tout ce qui se trouvait devant lui, et il se débattait, au milieu de la presse dont il était entouré. Enfin, à force de frapper avec sa canne sur la table, Feuillade obtint un peu de silence; et s'adressant à Lyonnette:

—Combien y avait-il, madame, de jeux de cartes, dans la maison?

Elle en avait fait donner cinq aux joueurs. Là-dessus, Feuillade compta. Il se trouvait des cartes de sept ou huit jeux différents, dans le paquet de l'Espagnol.

—Messieurs, dit Romero, au travers des mille injures qui lui pleuvaient de tous côtés, vous êtes joueurs, vous me comprendrez. J'avais gagné avec ces cartes du cercle Impérial; j'y croyais la veine attachée.

Une grande risée s'éleva, et Feuillade dit, parmi le tumulte:

—Allons, monsieur, il faut rendre l'argent.

Mais, à cette proposition, une espèce de frénésie saisit soudainement l'Espagnol, qui se mit à taper des pieds, à protester, à gesticuler. Puis, s'arrêtant, voilà notre homme qui pâlit, se démène, et fait cent contorsions, comme en proie à un de ces besoins pressants, auxquels on ne croit pas pouvoir résister. L'éclat de rire fut subit et irrésistible. Les femmes battirent des mains, et l'on en voyait de pâmées, qui pouffaient, sans pouvoir s'arrêter. Cependant Villalba, en prenant les gens à part, leur faisait remarquer sa délicatesse, de ne se point mêler à cette scène, tandis que Courson et Vivarens, debout devant le comte Franz, l'engageaient à intervenir auprès de son ami.

—Romero n'est pas mon ami, répondit Franz, avec vivacité.

Et il parut fort soulagé, lorsque l'Espagnol consentit enfin, à ce qu'on exigeait de lui,—non pas à titre de restitution, ajouta le joueur, en prenant un air superbe, et passant à la ronde, un œil de défi, mais par gentillesse gratuite, et parce qu'il voulait bien céder à l'opinion de la galerie. Il rendrait donc les sommes gagnées au baccara, mais il était juste qu'on lui tînt compte de sa perte au trente et quarante... Sur quoi, prenant dans son habit, une liasse de billets de banque, Romero les jeta sur la table, en grommelant de vagues menaces, entre ses dents.

—Franz, dit le marquis de Courson, il faut aussi que vous rendiez ce que vous avez gagné, en vous associant dans la banque.

—Je n'ai rien gagné, dit Franz vivement, et il tira son portefeuille. J'avais apporté trente-cinq mille francs, et voilà tout ce qui me reste: vingt-cinq mille.

Ces messieurs se lancèrent une œillade d'étonnement... Mais au même instant, le duc de Lussan, qui avait compté les billets jetés sur la table par Romero, dit d'une voix mordante et railleuse:

—Il y a là, cinquante mille francs; nous attendons le reste, monsieur Romero.

—C'est tout ce que j'ai sur moi, fit l'Espagnol, avec furie.

Cette réponse excita de nouveau des éclats de dérision, et une bruyante huée, qui recommença à plusieurs reprises. Romero fut pressé, bousculé. On lui mit le poing sous le nez; peu s'en fallut que la Barucci ne le frappât de toutes ses forces. Au milieu de la confusion, quelqu'un, resté inconnu, renversa une des lampes d'applique; et la tapisserie, qui était de Beauvais, à Cupidons chasseurs et à colombes, s'en trouva vilainement gâtée. Les femmes, pour mieux voir, avaient escaladé les fauteuils, autour de la chambre; et là, en pied, elles ricanaient, se démenaient, faisaient tapage, répétant:

—Fouillez-le! Fouillez-le! Le commissaire de police! puis, tout à coup, recommencèrent à applaudir, comme frénétiques. Et un grand battement de mains emplit l'hôtel, pendant quelques instants, les hommes, pour applaudir, aussi, s'écartant tous, et formant un cercle, autour du blême Romero.

Alors Schonen qui, durant cette scène, ne perdait pas de l'œil le misérable, vit sortir, du bas de son pantalon, une liasse de billets de banque; et il s'élança pour les ramasser, tandis que l'Espagnol s'écartait avec précipitation.

—Oh! c'est inutile, dit Feuillade, nous savons maintenant, où est le nid.

—Je vous dis que je me sens malade, cria furieusement, Romero.

—Hé! laissez-le aller, dit le duc de Lussan, avec un ton compatissant. Vous voyez bien que M. Romero a un flux de billets de banque.

L'Espagnol sortit du petit salon, suivi pas à pas, par la foule; et les billets, comme à un enchanteur, apparaissaient, où il marchait. Lussan les ramassait à mesure, et après les avoir comptés, en annonçait l'addition, à voix haute:—Soixante-cinq mille.... soixante-dix mille.... quatre-vingt mille.... Cette sorte de chasse parut, on ne peut plus divertissante; et ne se fit pas, comme on pense bien, sans un feu roulant de quolibets, et la plupart, assez grossiers. Mais, par malheur, l'amusement ne fut pas de très longue durée. Arrivé au bout du salon jaune, Romero s'assit sur un fauteuil, et refusa d'en bouger. Le pauvre sire, pâle et les yeux fermés, paraissait près de se trouver mal.

—Allons! finissons-en, dit Feuillade, entendant trois heures sonner... Il faut que M. Romero ait passé à quelque compère, le reste de l'argent qu'il a gagné. Messieurs, vous êtes tous d'avis de vous laisser fouiller, n'est ce pas?

—Sans doute... sans doute, répondit-on.

Là dessus, Feuillade et Lussan, après avoir eux-mêmes, ouvert leur gilet, et montre le dedans de leurs poches, s'approchèrent du vieux marquis de Vivarens, qui les imita de bonne grâce. Le reste de la compagnie ne se montra pas moins empressée. Et, tout en faisant la cérémonie de retourner son gilet et ses poches, ces jeunes gens étaient en train de plaisanter, sur ce qu'il faudrait contraindre les dames, et principalement, Flora qui était grasse, à se laisser aussi fouiller, quand tout à coup, on entendit les éclats d'une voix furieuse:

—Jamais! jamais!..... disait le comte Franz. On s'efforçait de le calmer, mais lui, tout pâle et les yeux hors de la tête:

—Jamais je ne supporterai que l'on me fasse un tel outrage!

—Puisque j'ai souffert que l'on me fouillât, dit d'un ton piqué, le vieux Vivarens, vous pouvez bien le souffrir aussi.

—Je vous ai montré mon portefeuille, criait Franz; c'est là tout ce que j'ai, tout, absolument.

On entourait le comte; on demeurait en groupe, à l'exhorter, tandis qu'il passait des yeux égarés sur les assistants, en répétant: Jamais! jamais! Enfin, comme on le serrait de moins près, l'on aperçut tout d'un coup, à ses pieds, un paquet de billets de banque.

—Voici des billets, lui dit le duc, en les ramassant, qui viennent de tomber à vos pieds; prenez-les, ils sont à vous.

—Ils ne sont pas à moi, vous pouvez les garder, répondit Franz, qui les repoussa; et il changea tout à fait, de couleur.

Ces vingt mille francs une fois comptés, il n'en manquait plus que trente mille, pour parfaire la somme totale; et peu d'instants après, M. de Poix, qui rôdait dans le petit salon, les découvrit derrière un fauteuil. Alors, Courson prit une plume, et il fit le compte des pertes. On restitua à Villalba, en sus des mille louis qui lui restaient, environ quatre-vingt mille francs, sept mille cinq cents francs à de Poix, cent cinquante louis à Constance Meyer, et enfin, au sieur Romero, à peu près, vingt-cinq mille francs. L'Espagnol, une dernière fois, voulut faire donner parole aux assistants, de ne rien divulguer de l'affaire. Mais chacun lui tourna les épaules, et tous partirent.

Le comte Franz trouva dans l'antichambre, un laquais de l'hôtel Beaujon, qui l'attendait depuis fort longtemps, sans pouvoir percer jusqu'à lui, à travers les portes que Lyonnette avait commandé qu'on fermât, dès le début de cette scène,—et qui lui apprit l'accouchement. Le laquais observa que Franz avait l'air égaré, et qu'il parlait tout seul, en s'en allant à sa voiture. On le vit un moment, rue Taitbout, où sans doute, il se garnit les mains de quelques bons écrins et de sacoches.. Et de là, le diable sait où il disparut, en Belgique probablement, mais onques, nul ne l'a revu, sur le bitume du boulevard. Il est vrai que revenir à Paris, c'eût été se mettre la corde au cou, car Romero, jugé quinze jours après, fut condamné à cinq ans de prison et mille francs d'amende, et le comte Franz, par défaut, à treize mois, comme complice.


Le Duc n'apprit l'événement, que le vendredi, 13 juin, à son réveil. Il avait eu la fièvre, la veille et toute la nuit, par frissons; et en lisant ce beau récit, dont les journaux étaient pleins, il lui prit une pâmoison, qui le fit tomber sur son oreiller. La journée entière se passa, en suspens et en inquiétude. Quoiqu'il y eût déjà grand soupçon d'un anthrax, par la douleur violente qu'il sentait au cou, et l'inflammation qui y paraissait, les médecins, ce premier jour-là, ne parlèrent que d'un simple clou. Mais la nuit se trouva fort mauvaise, et il fallut bien, dès le lendemain, déclarer le péril où se trouvait Charles d'Este.

Il fut pansé. Incontinent après, l'anthrax parut, et l'on fit à la pauvre Altesse, une première incision. Lui-même, il se sentait si mal, et la tête si embarrassée, qu'il craignit les accidents. Et faisant venir son notaire, Me Arrachequesne, Charles d'Este dicta un testament, par lequel, en révoquant et annulant expressément, ses testaments antérieurs, il désignait son fils, le comte Otto, pour son seul et unique héritier.

Jamais Giulia Belcredi ne parut aussi belle, que dans ces jours-là. Quelque soin qu'elle prît de simuler l'affliction, elle marchait environnée de je ne sais quel éclat superbe, qui ornait toute sa personne, et que l'on sentait retenu. Otto était ébloui d'elle; et les amants enhardis à tout, par l'agonie de Charles d'Este, se cherchaient incessamment des prunelles, afin d'avaler par les yeux, un trait délicieux de l'amour l'un de l'autre. Le Duc était trop mal, pour prendre garde à quoi que ce fût, et ses rideaux restaient fermés plus souvent qu'ouverts; mais l'Italien ne bougeait pas de la ruelle, et le tourment que se faisaient les deux amants, pour ne rien laisser échapper devant cet importun témoin, était extrême et délicieux. Cet état si violent, fut d'assez courte durée. Les médecins, pendant ce temps, multipliaient les incisions; la dépuration s'établit: en sorte que, ce faible espoir d'éviter leur crime, qu'avaient eu un moment, Otto et la Belcredi, s'éteignit aussi vite qu'il avait paru.

La convalescence du Duc n'exigea pas moins de plusieurs semaines, pendant lesquelles, le grand lit fut, tour à tour, tendu et détendu, à tous les coins de l'appartement, Charles d'Este étant devenu plus soupçonneux des courants d'air, et plus précautionné pour sa santé, qu'Augusta Linden elle-même. Des pistolets et des poignards, qu'on voyait toujours près de lui, témoignaient de ses autres craintes, à l'égard des pères Jésuites,—ses cruels ennemis, pensait-il, qui, non contents de convertir sa fille, pouvaient bien en vouloir, maintenant, à sa fortune et même à sa vie.

Du reste, l'emploi qu'il faisait du temps, n'était pas pour lui tourner l'esprit aux idylles et aux pastorales. On se rappelle le monstrueux crime, qui fut commis à cette époque, par un scélérat du nom de Hermann, et dont l'horrible découverte retentit dans toute la France, et donna le spectacle nouveau de sept victimes à la fois, égorgées par un seul homme. Tel était le riant poème que, chaque jour, le Duc se faisait lire, et qu'il suivait avec un vif intérêt.

—Quel gaillard, répétait-il, à tous moments, quel gaillard! tandis qu'il faisait arroser d'eau, les nattes de vétyver des Indes, dont les fenêtres étaient tendues. L'évaporation, en mêlant du frais à l'odeur des fleurs, qui emplissaient force grands pots de Chine, redoublait l'agréable langueur de cette salle obscure et magnifique, faite bien plutôt pour les rêveries de quelque Calife amoureux, que pour ce vieux fou, qui s'y repaissait de terreurs et de cauchemars. Il fut ravi surtout, lorsqu'on en vint, après le meurtre des cinq enfants et de la femme, à l'empoisonnement de Kinck le père, au moyen de l'acide prussique. Or, pour préparer le poison, Hermann avait imaginé un procédé, le plus ingénieux du monde, et que le Duc pria la Belcredi de lui lire bien posément, le jour qu'il parut dans les gazettes.

L'assassin s'était donc servi de deux cornues, la première, à large orifice, et l'autre, à col long et étroit. Il les avait engagées l'une dans l'autre. Après quoi, moyennant une simple lampe d'esprit de vin, Hermann avait distillé dans la grande, du prussiate jaune de potasse, de l'acide sulfurique, et de l'eau; et la petite, dont le fond était garni d'un linge mouillé, avait fait l'office de récipient. L'expert-chimiste déclarait que c'était l'unique procédé, par lequel on fabriquât de l'acide, capable de se conserver.

Alors, les yeux de la Belcredi rencontrèrent les yeux d'Otto; puis tous deux, comme par réponse, jetèrent un regard affreux sur Charles d'Este, qui, demi-allongé dans son lit de broderie d'or et d'argent, se jouait devant lui, avec de gros lingots d'or massif, qu'il se plaisait, en ce moment, à ramasser par l'Europe entière. Pauvre vieil enfant couronné, tout charmé de son hochet, et qui ne voyait pas la dangereuse vipère, liée au bord de ses habits. De ce jour, de cet instant, en effet, l'empoisonnement de Charles d'Este, fut résolu et préparé. L'idée d'abord, leur en avait paru un rêve, un vain amusement, un roman qu'ils imaginaient, et qui les séduisait par la perspective de leur plein bonheur futur. Et voici qu'après quelques journées, sans savoir comment cela s'était fait, les deux amants se réveillaient, tout pénétrés, tout environnés de leur crime. Giulia et Otto se parlèrent; tout fut prévu, et arrangé. Le poison dont ils avaient fait choix, tue, sans laisser la moindre trace: la mort serait sans doute, attribuée à la rupture d'un vaisseau, ou à quelque anévrisme du cœur. D'ailleurs, Otto, dès les premiers instants, demanderait par dépêche, au prince Wilhelm, la permission d'enterrer le Duc dans la vieille cathédrale Saint-Blaise, où se trouvent les tombeaux des Guelfes. Et le corps serait soustrait ainsi, aux médecins trop curieux, si, par impossible, il s'en trouvait.

Divers incidents domestiques reculèrent d'abord leur projet, puis un autre prétexte, qui fut la mort de l'enfant d'Emilia, et l'enterrement que l'on en fit, avec beaucoup de fleurs et de flambeaux. Il leur parut que deux convois, se succédant à l'hôtel, coup sur coup, fixeraient trop l'attention. Par malheur, la fin des cérémonies leur ramena l'Italien, qui, soit qu'il eût des yeux tout neufs, soit par une chance particulière, démêla, ce jour-là, en les voyant entrer ensemble, qu'Otto et Giulia devaient s'être serrés d'un peu près, en passant la porte.

Déjà certains airs, des regards, que Giovanni avait cru surprendre, n'avaient pas laissé de l'étonner. Bien plus de familiarité s'échappait entre les deux amants, qu'ils ne voulaient en laisser paraître: cela se sentait comme au nez.

—Oh! pensa l'Italien, prenons garde!

Et dès lors, il n'est pas de chien tenant l'arrêt, aussi patient et attentif que se montra Giovan, en cette occurrence. Mais, quoique ce qu'il apercevait, lui donnât bien fort à penser, il fallut, pour avoir des preuves, en venir aux ruses de Mascarille. Arcangeli scella d'un cheveu, les portes des appartements du fils du Duc et de la chanteuse; et les sceaux, au matin, se trouvèrent rompus. Il sabla de poussière menue, l'obscur corridor qui conduisait à la chambre de Giulia; et les pas marquèrent ouvertement, d'où le galant était venu. Il pétilla de cette découverte: mais, quant à prévenir Son Altesse, le bouffon demeura indécis, quelque gros qu'il fût de parler. L'aveugle prévention de Charles d'Este pour son fils et pour sa maîtresse, et la défaveur où lui-même se trouvait auprès du Duc, faisaient redouter à Giovan, d'avoir vu ce qu'il ne devait point voir,—et les preuves de ses allégations, comment les faire toucher du doigt?


Une après-dînée, entre quatre et cinq, comme Arcangeli se trouvait dans la chambre d'Emilia, qui se levait pour la première fois, en convalescence de sa couche, l'Italien ne fut pas peu surpris d'entendre des pas, et même assez lourds, au-dessus de sa tête. Ce galetas était vide en effet, et hormis les rats, nul n'y logeait. Il interrogea Emilia, qui répondit que, depuis plusieurs jours, elle entendait le même bruit, et qu'elle n'y avait pas pris garde, pensant que ce fût quelque laquais.

—Dans l'après-midi? demanda Giovan.

—Dans l'après-midi, répondit-elle.

Or, Charles d'Este avait coutume, après avoir considéré du haut de la terrasse, le défilé de ses chevaux, que l'on faisait passer, tout harnachés, devant lui, d'aller reposer une heure ou deux, sur un petit lit de jour; et les amants, durant ce temps, avaient leur entière liberté.—Si ce sont eux, je le saurai, pensa Giovan.

Il alla consulter, en quittant sa sœur, l'un des nombreux plans de l'hôtel, dans le cabinet où Son Altesse avait ordonné qu'on les enfermât. La chambre à œil de bœuf, qui donnait au-dessus de l'appartement d'Emilia, portait le numéro 14. Notre homme ne put rien savoir de plus, à ce moment, son service le rappelant auprès du Duc.

Il y resta jusqu'à onze heures, et remontait chez lui, fort agité, par l'étroit escalier de service, quand l'idée lui vint tout à coup, de visiter cette chambre mystérieuse. Aussitôt pensé, voilà l'Italien qui grimpe un étage, parcourt deux ou trois corridors, en abritant son rat de cave, de la main, erre quelque temps, dans ces solitudes de lambourdes et de plâtras, puis, se trouve enfin, devant un 14, peint sur une porte. Il s'était largement muni de fausses clefs, dans l'après-midi, en sorte qu'il entra comme il voulut, et referma la serrure avec soin.

Le premier coup d'œil, vivement jeté de tous côtés, ne montra d'abord à Giovan, à la clarté fumeuse de sa bougie, qu'un grand lit à colonnes torses et à baldaquin de broderie, qui était jadis, celui de Christiane, et qu'après la mort de Hans Ulric, elle avait fait enlever de chez elle, et un pêle-mêle de meubles, entassés tout autour de la chambre, laquelle était proprement, un débarras. Giovan en fit le tour avec précaution, n'y remarqua rien de suspect, parmi cet étrange fouillis, si ce n'est qu'il s'y voyait même, deux de ces couronnes de paille tressée, dont on se sert pour mettre les cornues sur cul. Et notre homme désappointé, qui s'était figuré découvrir là, des merveilles, ne songeait plus qu'à s'en aller, quand un bruit de pas retentit, à l'extrémité du long corridor. Il demeura tout d'abord, comme pétrifié, les yeux fixes, le cœur battant; puis soudain, souffle sa bougie, écrase entre ses doigts, la mèche qui fume, et se coule sans bruit, sous l'énorme lit, en mordant sa manche, pour s'empêcher de respirer.

Tout d'un coup, la porte s'ouvrit, et Giulia s'avança dans la chambre, en même temps qu'Otto venait derrière, tenant une petite lampe allumée. La chanteuse portait des deux mains, un grand bassin de porcelaine, plein jusqu'au bord, d'oranges de la Chine, confites; elle avait à l'oreille, une rose rouge, ayant passé la soirée chez le Duc; et la queue de sa robe de velours vert, brodée en mosaïque d'argent, de perles et de pierreries, bruissait et serpentait derrière elle. La Belcredi posa le bassin sur une table; Otto mit la lampe à côté: puis, tous deux, en se regardant au fond des prunelles, restèrent un moment sans parler.

—C'est donc pour demain... pour demain, répéta l'enfant, d'une voix basse.

Elle dit oui, avec la tête; et Otto commença de marcher, d'un bout à l'autre du réduit, à petits tours, espacés et courts. La Belcredi, pendant ce temps, avait disposé sur la table, une sorte de poêlon d'argent, emprunté, selon toute apparence, aux ustensiles dont le Duc et la Sinclair s'étaient servis naguère, pour leurs cuisines,—et dans lequel Giulia mélangea je ne sais quelles alchimies d'eau, de sucre, et de fleur d'orange. Elle posa ensuite par dessous, une lampe d'alcool enflammé, et le poêlon, presque aussitôt, commença de frémir à bas bruit. Otto, debout, et la table entre eux deux, sur laquelle il s'appuyait des poings, considérait Giulia fixement. Au dehors, la nuit était sereine, de larges étoiles brillaient.

—Bouchez la fenêtre avec ce tapis, dit Giulia, en désignant l'œil de bœuf; quelque valet pourrait apercevoir de la lumière.

Elle retira de son sein, un mince flacon de cristal taillé, tout couvert d'ornements en dorure, et dans le bouchon d'or duquel s'ajustait un tuyau d'argent creux, le plus menu que l'on pût voir, et aussi délié qu'une aiguille. Par là, se verse goutte à goutte, ce précieux baume d'essence de roses, qui est, dit-on, l'écume qui s'amasse au-dessus des canaux d'eau de rose, qui circulent dans les jardins du roi de Perse, et dont ce prince envoie parfois, des présents, à certaines cours de l'Europe: comme en effet, ce flacon vidé, qui restait à la Belcredi, lui venait du grand duc Vladimir.

—Ah! dit Otto, c'est là que tu as mis...

Et il n'osait prononcer: «le poison.» Elle portait dans les cheveux, une assez grosse épingle de diamants, qu'elle retira en silence, et dont elle piqua profondément, plusieurs de ces petites oranges. Ensuite, avec ce long bec du flacon, Giulia fit couler au cœur de chaque fruit, par la piqûre, une goutte du poison mortel, et les enduisait à mesure, du sucre chaud du poêlon d'argent; en sorte que, ce vernis épais refroidissant et blanchissant, l'œil le plus exercé n'aurait su distinguer les fruits empoisonnés, des bons et des sains.

—Non! dit la Belcredi, au bout d'un instant, en prenant au plat une orange, celle-ci est trop belle pour lui; et après y avoir mordu, elle l'offrit à Otto. Lui, cependant, blessé au cœur sans doute, par la vue du présent de cet ancien amant, demeurait morose et renfrogné, et se défendait froidement, tandis que Giulia, en riant, lui approchait l'orange de la bouche. Elle finit par la jeter, dépitée; et se renversant dans ses bras, elle le regardait fixement. Les yeux d'Otto devinrent plus brillants, ses mains errèrent sur la gorge nue de sa maîtresse; il palpitait. Elle l'entraîna vers le grand lit, sous lequel se cachait l'Italien, plus mort que vif.

La petite lampe brûlait, rien ne bougeait dans l'étroite chambre. De temps à autre seulement, il échappait à la Belcredi des paroles entrecoupées, comme à quelqu'un qui rêve tout haut. Elle éleva un peu la voix, et Arcangeli, frissonnant, entendit le nom de Charles d'Este.

—Il faudra prendre deux mouchoirs, disait la jeune femme, en rêvant... Je serai forcée de toucher au corps.

Et tout de suite, avec agitation:

—Mais, dit-elle, s'il allait tomber de son haut, et se fendre le crâne à quelque meuble! car la vue du sang répandu faisait horreur à cette Locuste. Le jeune homme ne répondit pas, et la face dans l'oreiller, le bras passé au-dessus de sa tête, ses sanglots éclatèrent soudain, avec une sorte de fureur amère...

—Veux-tu que nous mourions, dit-elle; ah! comme je mourrais avec joie!...

Il l'étreignit sans dire un seul mot, tout plein d'une frénésie sombre; puis ses pleurs, peu à peu, s'arrêtèrent, tandis que Giulia pensive, lui caressait les cheveux, de la main. Enfin, les deux amants quittèrent ce lit.

Les propos, en se rhabillant, ne furent que quelques paroles, parmi lesquelles la Belcredi, regardant le flacon à la lampe, avant de le cacher en son sein, dit tout haut, qu'elle en verserait le bon tiers tout au moins, qui restait, dans le bol de lait de Charles d'Este, de façon qu'aucun hasard ne le pût sauver. Déjà, Otto tenait la lampe à la main, Giulia prit le plat de porcelaine, et tous deux s'en allèrent sans bruit.

Il fallut un demi-quart d'heure à n'ouïr rien de suspect, avant que l'Italien osât quitter sa retraite, où, cent fois, il avait pensé tomber en faiblesse, ou se déceler. Il se secoua, renifla l'air, ôta ses souliers; et, pieds nus, plus léger qu'un chat, quoique les jambes et le corps lui tremblassent, Arcangeli se sauva dans sa chambre, où il tira le verrou.

Une terreur extrême dominait en lui, à travers mille pensées tumultueuses; Giovan se voyait déjà mort, immolé près de son maître. Tantôt, il voulait l'éveiller, courir, dévoiler le complot, et pour un peu, il aurait sonné la grande cloche de l'hôtel; l'instant d'après, il retombait sur sa chaise, comme hébété. Pour comble d'ennui, il se sent tout à coup, un besoin incommode, fruit de sa peur, sans aucun doute; mais le privé se trouvait dans le corridor, et Giovan n'y fût pas allé, dût-il crever. Nécessité n'a point de loi. Lassé de frétiller d'un pied sur l'autre, le malheureux se soulagea pleinement où il put, aux dépens de son nez; et demeura toute la nuit, avec cette étrange cassolette, sans se coucher, ni songer à le faire. Aussi bien, vers les six heures du matin, s'endormit-il dans un fauteuil, dûment gardé par un gros meuble, qu'il avait traîné devant sa porte, et ne s'éveilla qu'à midi.

Il se dressa en pied, tout effaré, et néanmoins, il éprouvait comme un lâche et secret désir, que la chose se fût faite, pendant qu'il dormait. L'Italien écouta: pas un bruit; le ciel gris roulait des nuées, des ramiers sur le toit, roucoulèrent. Tout d'un coup, on frappa à la porte. Arcangeli bondit, et passa ses regards avec crainte, de tous côtés, puis, il alla parlementer à la serrure. Ce n'était rien qu'un message de Son Altesse, qui l'attendait dans la salle de Bains.

-Oui, j'y vais!

Et le laquais parti, Giovan se débarricada. Il s'attendait, tout en marchant par les corridors obscurs, à recevoir un coup de poignard dans les épaules.


Il a paru, vers ce temps-là, de si minutieuses descriptions de l'hôtel de l'Arc de l'Etoile, et même des dessins figurés, dans les gazettes, que bien des gens se rappellent encore, cette fameuse chambre de Bains, qui faisait l'orgueil du pauvre prince. La salle en rotonde, où l'on pénétrait par un corridor tortueux, et qui est le dedans de la coupole russe, qui domine au-dessus des bâtiments, prenait jour par une fenêtre, sur la place de l'Arc de l'Etoile, et en haut, par quatre petits dômes mosaïques, peints or et azur, et percés de trous, figurés en étoiles et en croissants. Le revêtement des murailles n'était rien, de la plinthe au plafond, que les plus belles glaces de miroir, qui montraient en s'ouvrant, de gigantesques armoires, contenant les flacons, les onguents, les crèmes, les pommades innombrables, dont Charles d'Este se servait. Un énorme buffet de malachite, aussi haut que le maître-autel d'une cathédrale, et dont le dessus écavé contenait trois cuvettes d'argent, où l'eau montait à volonté, chaude, froide, ou tempérée, se voyait, en face de la porte, plein des instruments de toilette, de toutes les sortes et les plus riches, répandus partout sur les tablettes, et dont on ne savait ni le nom, ni même l'usage.

Le Duc, lorsque l'Italien entra, était plongé jusqu'à la barbe, dans la grande cuve de malachite, placée sous un de ces petits dômes, or et bleu, et à laquelle on descendait, par quatre marches de marbre blanc. La Belcredi venait de terminer sa lecture, Otto se promenait par la chambre; et quoique Son Altesse se baignât, toujours couverte d'un vêtement, un drap brodé de rouge et de bleu, à la russe, cachait la baignoire, pour l'honnêteté.

—Bon Dieu! qu'est-ce donc? mon pauvre Giovan, quelle mine as-tu?

Et comme l'autre balbutiait, Charles d'Este, sans plus songer à s'apitoyer, lui commanda d'ouvrir le courrier, à l'ordinaire. La voix tremblante de l'Italien se perdait dans le bruit de l'eau, dont le Duc réchauffait son bain, à chaque minute. Ces premières lettres ne furent d'ailleurs, que des demandes de secours ou d'audience, de la part d'anciens sujets de Son Altesse. Si bien que le Duc, excédé par avance, du gros tas d'épîtres qui restaient encore, commanda qu'on les jetât au feu; puis, il demanda son peignoir.

—Mon cher seigneur, dit Giulia, n'avez-vous pas soif? Ne boiriez-vous pas?

—Oui, répondit le Duc; que l'on m'apporte du lait... Et voyez, je vous prie, à faire remplir ma bonbonnière, d'oranges confites.

—J'y vais, Monseigneur, dit la Belcredi.

De brusques rafales de vent secouaient les arbres du jardin, et des murmures de tonnerre, en grondant du bout de l'horizon, commençaient à rouler sur Paris. Otto, debout contre la vitre, où il battait des doigts, nerveusement, regardait s'enténébrer le ciel, qui devint noir, en un moment. Les braises de noyaux d'olives, où tiédissaient les fers pour la barbe de Charles d'Este, crépitèrent dans le brasero; et le vieux lévrier César vint se serrer contre son maître, en poussant un long gémissement. Au fond de la pièce, le Duc, enveloppé d'un peignoir blanc, se faisait brosser les pieds par Arcangeli, dans un large bol d'eau d'amandes.

—Prenez garde, n'en mangez pas, chuchota rapidement Giovan, à l'oreille de Charles d'Este.

—Que dis-tu? fit le Duc...

Otto se retourna, et il y eut un long silence, pendant lequel, on n'entendit que les gouttes d'eau, tombant une à une, dans la baignoire. Une sueur glacée couvrait le visage de l'Italien; peu s'en fallait qu'il ne pâmât d'effroi. Il put à grand-peine poser un doigt tremblant devant ses lèvres, et il balbutia, de nouveau:

—N'en mangez pas. Ils sont empoisonnés...

Au même moment, un coup de tonnerre éclata avec un bruit affreux, et une lumière aveuglante dont la chambre parut tout en feu, et qui montra, au bout du corridor, Giulia livide et glacée, apportant sur un plateau, une grande tasse de lait et le drageoir en or de Son Altesse,—puis tout s'éteignit.

—Ah! dit-elle, j'ai failli lâcher le plateau, tant j'ai eu de peur.

—On n'y voit plus, dit Charles d'Este: Giovan, ferme la persienne, et allume les lustres.

Arcangeli se hâta d'enflammer les éclatantes bougies de gaz qui pendaient, du milieu des dômes, à cinq girandoles de cristal de roche, puis, il vint à la fenêtre. L'averse s'écroulait à torrents, de ce ciel lourd et ténébreux. Sous ce déluge, au loin, passait un régiment, en route pour quelque embarcadère, car la guerre, depuis trois jours, était déclarée à la Prusse. On vit un instant, le drapeau pendant, les longues files indistinctes; puis, Giovan referma les volets de fer, matelassés de bourre de soie.

—Là! dit Son Altesse, nous voilà chez nous; Giovan, viens faire ma toilette.

Alors, tandis que l'orage tonnait, Charles d'Este s'assit dans un grand fauteuil de velours cramoisi, à franges d'or et à bois doré, où il s'installa, comme un homme qui attend pour être rasé. Cependant, l'Italien roulait près de lui, un des bustes de cire coloriée, porté sur un escabelon de velours cramoisi, à franges, et si bien modelé au naturel, que côte à côte, on ne discernait guère l'original de la copie; puis, s'asseyant en face du Duc, Arcangeli ouvrit sa cassette d'émailleur, et commença de peindre son maître. Avec des couleurs délayées dans un peu de gomme adragante, ou avec des crayons de pastel, il rétablissait les traits effacés du visage de Charles d'Este; mais ses mains, ce jour-là, tremblaient si horriblement, que ce fut miracle, l'on peut dire, si le patient sauva ses yeux.

—Un peu plus de carmin sur la joue... la courbe du sourcil est dure... Mais qu'as-tu donc? voyons, tu perds la tête! s'écriait le Duc furieux. Les torchères, en donnant sur lui de toutes parts, rendaient plus éclatante encore, son étrange figure rose, que les glaces multipliaient, reculant la chambre et les personnages, en des fuites à perte de vue. Les coups de tonnerre ne cessaient point; le comble entier de l'hôtel résonnait, sous une averse furieuse. Et Giulia non plus qu'Otto, ne parlait plus.

A quoi songèrent-ils, dans ces minutes suprêmes, au bord de l'abîme ouvert devant eux? Lui, le regard fermé et noir, farouche, le visage enflammé, où paraissaient des taches livides, fronçait la face par moments, comme pour en chasser une guêpe importune; et Giulia, pâle à mourir, demeurait superbe et impassible. Peut-être, à ce terrible moment, quelque horreur leur toucha le cœur, les pénétra d'effroi, de repentir sur eux-mêmes. S'ils n'eurent point d'hésitation, si le remords ne les vint pas brûler, et les épouvanter de leur crime, eux qui avaient reçu tant de bienfaits du Duc, et auxquels il restait si peu d'années à attendre, pour être au comble de leurs vœux, on sera bien tenté de croire à quelque impulsion du mauvais Ange, qu'aucune philosophie ne saurait expliquer.

—Giulia, dit tout à coup le Duc, voulez-vous me passer mon drageoir... Et prenant en main une orange, soit hasard, soit qu'il eût compris l'avertissement d'Arcangeli, ce qui n'a jamais été éclairci:

—Allons, hop! César... à toi, César!

Le lévrier reçut l'orange, gueule ouverte, mais à peine l'eut-il broyée, qu'il tomba pesamment, raide mort.

—Oh! oh! qu'est donc ceci? dit le Duc, qui se leva tout droit, et blême de saisissement, mais impassible en apparence, avec sa face fardée; et Otto et la Belcredi se levèrent en même temps.

—Ce pauvre César! dit-elle, dans son trouble, que lui est-il donc arrivé?

—Il y a quelque chose de malsain dans ces fruits, reprit Charles d'Este, d'une voix rauque.

—Ah! répondit la Belcredi, vous me cherchez toujours querelle, Monseigneur... Voilà que vous semblez me soupçonner.

—Ne vous accusez pas vous-même, exclama le Duc.

—Monseigneur, reprit Giulia, j'en ai mangé, j'en mangeais tout à l'heure...

—Empoisonneuse! cria Charles d'Este, incapable de se contenir plus longtemps... Empoisonneuse!

Un coup de pistolet partit. Otto, de l'entrée du corridor, venait de tirer sur son père.

—Ah! traître! hurla le Duc, saisissant dans sa poche, son revolver.

Une seconde balle passa à trois doigts par dessus sa tête, tandis qu'il se baissait vivement, derrière son fauteuil. Il tira. Otto tournoya, tomba, et demeura comme mort, à l'entrée de ce couloir obscur.

—Giovan! cria le Duc, tiens, prends mon revolver, abats-moi cette coquine!

—Oh non! dit Giulia; je saurai mourir seule... Et avec un rire strident:

—Vieux fou, vieux fou, qui a pu penser un seul instant, que je l'aimais! Je n'ai jamais aimé qu'Otto, entends-tu?... Otto!... Il t'exécrait, tous t'exècrent, moi, ton fils, ton frère, tes laquais, tous... tous... tous!

Et comme saisie de délire, elle se mit à pousser des cris:

—Assassin! assassin! assassin!... à l'assassin!

—Ne criez pas, dit Charles d'Este, ou je vous tue!

—Allez, dit-elle, je saurai mourir. Elle s'agenouilla auprès du corps de son amant, en lui baisant les lèvres, et le pressant contre son sein; puis, s'apercevant que sa robe était quelque peu remontée, Giulia se rajusta.—Adieu, dit-elle, Monseigneur, j'étais bien lasse de ce monde; mangez en paix, quand je serai morte... Et s'appuyant d'une main sur la terre, elle mit à ses lèvres le flacon mortel, et se renversa tout d'un coup.

Un éclair, si éblouissant qu'il en passa comme un long trait par les volets, sembla au même instant, faire crouler la coupole, sous le coup de tonnerre effroyable qui lui succéda. La foudre venait de tomber sur l'un des huit paratonnerres qui garnissaient les toits de Beaujon.

—Nous quittons Paris dès ce soir, dit le Duc à Arcangeli qui se montra, sans qu'on pût dire d'où il sortait... Et comme Charles d'Este se trouvait devant le corps d'Otto:

—Parricide! assassin! cria le Duc à cette vue; puis soudain, sa voix s'étouffa, et il balbutia, dans un long sanglot:

—Mon fils... mon fils... il ne m'aimait donc pas!

X

On n'a pas oublié ces représentations magnifiques et fort singulières, qui se donnèrent à Bayreuth, vers la mi-août 1876, des grandes pièces d'opéra, composant la tétralogie de l'Anneau du Niebelung. On joua l'Or du Rhin, le 14; la Valkyrie, puis Siegfried, les journées suivantes; et enfin, le 17 août, fut chanté pour la première fois, l'opéra qui clôt ce drame immense: le Crépuscule des Dieux.

L'après-dînée de ce jour-là, vers quatre heures, M. Smithson se promenait de long en large, devant la façade du théâtre, en compagnie de M. de Cramm, qu'il venait, à l'instant, d'y rencontrer. Depuis trois ans, ce vilain escargot ne faisait plus partie de la maison de Charles d'Este, et il vivait à Blankenbourg; de manière qu'après les compliments d'abordée, il demanda des nouvelles de Son Altesse, du comte d'Œls, de M. d'Andonville, qui était retourné en Normandie, et même, de quelques anciens domestiques; à quoi, Smithson répondait à mesure.

—Et la bonne Augusta? reprit le baron.

—Morte à Rome, dit l'Américain; et il ajouta que la pauvre dame avait fini par tomber dans un si triste état de paralysie et d'autres maux, depuis la fuite de son fils, que la mort l'avait en effet, délivrée.

—Ah! dit M. de Cramm, et le comte Franz?

—On prétend qu'il vit retiré avec sa femme, dans je ne sais quel coin de la Bohême, répondit Smithson. Le comte Nostitz, je crois, l'a recueilli comme intendant, régisseur d'une grande terre.

—Et le «signor» Arcangeli? demanda M. de Cramm, en baissant la voix.

—Ah! ne m'en parlez pas, répliqua l'Américain...

Et après quelques tours en silence, ils s'arrêtèrent tous les deux, à considérer le spectacle extrêmement animé, qu'ils voyaient. Le théâtre de Bayreuth, en effet, est bâti sur une éminence, isolée et peu étendue, qui découvre toute la ville et la campagne, et où l'on monte par un chemin en pente douce. Il faisait le plus beau ciel du monde; une quantité de voitures, de fiacres, d'antiques berlines, de carrosses à laquais poudrés, gravissaient cette côte, au plus petit pas, entre deux haies de curieux, et de paysans accourus des hameaux des environs. Par moments, quand passait quelque prince, cette multitude criait; la joie éclatait sur tous les visages, et l'on n'entendait que le nom de Wagner, dans toutes les bouches.

—Ah! dit M. Smithson qui regardait paisiblement les groupes avec sa lorgnette, voici Son Altesse qui arrive.

Au bas de la côte, apparut le landau magnifique du Duc, attelé de quatre chevaux gris-pommelés, la queue tressée, et qui s'avançaient d'un air superbe. Comme le torrent des voitures commençait déjà de s'écouler, le landau, à cette minute, montait seul au milieu de la route, tout étincelant de vernis, de satin, de cuivre, et d'écussons.

—Il a bien changé, dit M. de Cramm, les deux yeux collés à sa lorgnette.

Et aussitôt, comme pour se rassurer sur lui-même, car il avait, précisément et exactement, l'âge du Duc, il se mit, riant jaune, avec un air de compassion, à raisonner sur les fatigues qu'avaient causées à Charles d'Este tant de voyages, depuis son départ de Paris, et à les compter sur ses doigts: Naples d'abord, d'où l'avaient chassé les horribles fumées du Vésuve; Rome, où il s'était dégoûté de la plus belle vue du monde, les jardins de la Vigne Madame, les faubourgs, le Tibre serpentant entre les prairies et les campagnes, et à l'horizon, les cornes de l'Apennin couvert de neige; puis la Haye, où Son Altesse ravie, avait pensé s'établir pour tout de bon, et à jamais. Les maisons en effet, y sont belles, et comme on en repeint les briques assez fréquemment, elles paraissent toujours neuves. Des chaînes barrent les trottoirs; les rues et les chaussées sont si nettes, que les carrosses en roulant, ne font pas la moindre poussière; derrière les vitres reluisantes, des femmes épient les passants, ou arrosent des pots de tulipes. Mais bientôt, la santé du Duc, gravement atteinte tout à coup, l'avait forcé de quitter ce pays de canaux et de marécages; et maintenant, installé à Genève, il s'y promenait d'hôtel en hôtel, inquiet, malade et mécontent.

—Et Otto? demanda le baron, en se penchant à l'oreille de M. Smithson.

—Toujours de même, dit l'Américain; la folie redouble par accès, et se tourne alors, en frénésie. Les Pères de la Charité, chez lesquels il est placé depuis un an, n'espèrent plus sa guérison.

—Oui! dit M. de Cramm, d'un ton pénétré, il eût mieux valu assurément, que sa blessure fût mortelle.

A ce moment, des musiciens parurent à un balcon du théâtre, et jouèrent une fanfare de trompettes, sur un thème du Crépuscule des Dieux. C'était le signal qu'on donnait, que l'opéra allait commencer. Les groupes qui encombraient le péristyle, s'écoulèrent; et M. de Cramm prit hâtivement congé de Smithson, ne se souciant pas de se retrouver en face du Duc, dont le landau arrivait dans le même instant.

Les chevaux s'arrêtèrent au perron, où le peu qui restait de spectateurs, s'écarta. Le Duc, au fond de la voiture, la tête basse, d'un rouge violet, et avec un air hébété, ne semblait pas avoir pris garde que l'on était arrivé. M. Smithson dut lui toucher le bras. Il tourna les yeux lentement, puis, d'une langue pâteuse:

—Ah! vous voilà, Smithson, dit-il: Giovan n'a pas voulu m'accompagner; il prétend que cela l'ennuie.

Et sur ces mots, le pauvre Duc se leva péniblement, les jambes tremblantes, descendit à grand peine, le marchepied, aidé par deux valets; et fort voûté sur un bâton, donnant l'autre bras à l'Américain, il se mit en marche, sous le péristyle.

Un frémissement se fit dans la salle, lorsque Charles d'Este y parut, et augmenta avec une sorte de brouhaha étouffé, quand, au bras de M. Smithson, il se mit à monter les marches qui menaient à son fauteuil. Il était à présent, en effet, d'une grosseur si démesurée, qu'à peine pouvait-il se remuer: perdu de goutte avec cela, les mains enflées et tordues, et les pieds gourds, qui ne supportaient plus que des chaussures de velours noir. Dans un effort qu'il avait fait, le corps lui avait rompu au nombril, en sorte qu'il fallait le soutenir avec une espèce de ventre d'argent; et deux descentes qu'il avait à l'aîne, par surcroît, lui donnaient la crainte continuelle de l'accident le plus léger. Il avait tenu néanmoins, à se vêtir encore de gala, et le Duc était ce jour-là, en grand uniforme noir et or, avec les plaques de ses ordres, et un chapeau à bouquet de plumes.


Assis en place, dans un lieu élevé, personne devant lui, au haut des sièges, parce que le banc inférieur était coupé par la baie d'un couloir, Charles d'Este rencontrait les yeux de presque tout le monde sur les siens, et il demeurait immobile, regardant sans rien voir, l'air concentré. De rares lumières de gaz, entre les pilastres et demi-colonnes qui décoraient les murs de stuc, éclairaient à peine la vaste salle, construite à la manière d'un théâtre antique. Une foule bruyante s'y agitait, sur des gradins de velours rouge, qui montaient étagés, depuis l'orchestre, jusqu'à la «Fürstenloge», la loge des Princes, drapée de velours cramoisi, avec des glands pendants d'or massif, et occupant la largeur entière de la vaste salle. Toutes les autres places, sans exception, étaient ces fauteuils de velours rouge.

Une petite porte s'ouvrit tout à coup, en face de la scène, et l'empereur Guillaume entra dans la loge impériale. Tout le monde aussitôt, se leva; des acclamations retentirent, pendant que Sa Majesté saluait. Le prince de Prusse, derrière lui, menait la princesse à son bras. Puis, survinrent le roi de Bavière, les grands ducs de Mecklembourg, de Bade, de Saxe-Weimar; après eux, le duc de Cobourg, le duc d'Anhalt, le duc de Saxe-Altenbourg, le prince Georges de Prusse, le prince Hohenzollern-Sigmaringen, le duc de Leuchtenberg, le prince Romanowsk, et le prince Wilhelm de Blankenbourg. Le tumulte de cette entrée dans le théâtre, parmi les cris de joie, les trépignements, les mouchoirs que beaucoup de femmes agitaient, dura jusqu'à ce que Sa Majesté, et tout ce qui l'accompagnait, fût en place. Seul, au milieu de tant de curieux, ou de sincères enthousiastes, Charles d'Este était resté assis, tournant le dos aux princes et à l'Empereur, avec une affectation de tranquillité méprisante.

—Vieux fou! dit Sa Majesté, en haussant les épaules;—et Elle se penchait vers la princesse de Prusse, pour lui montrer cet excentrique Charles d'Este, dont on parlait fort depuis quelques jours, quand tout d'un coup, le gaz baissa, jusqu'à ne plus laisser que très peu de clarté dans la salle, et la rampe allumée se dressa devant le rideau. Il se fit aussitôt un profond silence: puis, tous les yeux s'attachèrent à la fois, sur ce que les adeptes du maître appelaient «l'abîme mystique», qui était l'endroit, où l'orchestre, entièrement caché aux regards, par une manière d'avance de bois, interposée entre la scène et le théâtre, n'attendait qu'un signal pour commencer.

Le bâton de Hans Richter s'abaissa, les musiciens jouèrent le prélude; puis, le rideau se séparant, découvrit un morne paysage. Au sommet de pics fracassés, des éclairs déchiraient les ténèbres; et assises, çà et là, sur des rocs, les trois Nornes, filles d'Erda, effroyables et en cheveux blancs, filaient le câble des destinées. Sœurs vénérables, antiques filandières! L'une embrasse tout le Présent dans sa pensée, la seconde, tout l'Avenir, la troisième, tout le Passé. Hors d'elles, sans elles, il n'y a rien. Leur veille éternelle fait la vie de l'univers et des créatures; leurs prunelles sont les bornes de tout ce qui existe. Elles chantaient, en hâtant leur tâche; et leurs paroles fatidiques parlaient de Sieglinde et de Siegmund, et de Siegfried et de Brunnhilde. Soudain, ô prodige effrayant! le fil se cassait entre leurs doigts, et les Nornes, épouvantées, disparaissaient au sein d'Erda, la terre.

Et, comme à cette voix amère de la Norne du passé, le Duc songea soudain, de dix années en arrière; il se revit à Blankenbourg. Alors, c'était lui que l'on acclamait, lorsqu'il entrait dans une loge de théâtre; la bassesse, les adulations, les adorations, rampaient à ses pieds. Mais ces jours enivrants de son règne, n'avaient servi qu'à préparer les plus cruels malheurs de toutes sortes, jusqu'à précipiter enfin, ce maître si grand et si absolu, dans un abîme d'impuissance et de néant. Ah! trois fois néfaste cette aube glacée, où il avait quitté Wendessen, abandonné son beau duché qu'il ne devait jamais plus revoir! Au moment de monter en berline, il avait demandé à Wagner, le titre du dernier opéra de l'Anneau du Niebelung:

Le Crépuscule des Dieux, Monseigneur... Et comme si cette parole eût contenu quelque malédiction, de ce jour, avait commencé pour le Duc, le lent et sombre crépuscule de sa vie.

Il s'assoupissait peu à peu, car il dormait partout, depuis quelques mois, se réveillant net, si on lui parlait; et tout d'un coup, il lui parut qu'il voyait devant lui, Claribel. Elle était entourée d'une lumière tranquille, les yeux fixes, les lèvres blêmies, et tenait un crâne dans sa main. Elle demeura sans rien dire, immobile, le temps d'un assez long Pater, puis disparut;—et le Duc s'éveilla en sursaut, glacé par cette vision, et fut quelques moments, à reprendre haleine. Hélas! que voulait-elle de lui, sa Clary, sa dernière née? La Mort qui l'avait emmenée, avait ouvert la porte à bien d'autres fantômes; et depuis ce malheur, les plaies domestiques ne s'étaient plus retirées de dessus la famille du Duc. C'était d'abord Hans Ulric, qu'on trouvait un matin, râlant dans son sang. Et un bruit sourd, chuchoté, à l'oreille, sur les causes de cette mort désespérée, était venu en redoubler l'horreur, dont la douleur de Christiane et son prompt dépérissement, avaient achevé de développer la noire et effrayante énigme. Puis, les folies scandaleuses d'Otto, le dégoûtant mariage de Franz... Mais bientôt après, le Duc avait été attaqué par des coups plus vifs et plus sensibles: son cœur, dont il s'étonnait toujours de souffrir, par l'ingrat abandon de sa dernière fille; son honneur, sa dignité, son repos, par cette infâme tricherie au jeu, de son fils Franz. O tache ineffaçable à son nom! Comble de bassesse et de déshonneur! Mais qui, si peu de temps après, avait été comme surpassé par ce comble de tous les crimes, l'attentat monstrueux d'Otto!... Ainsi, cette race superbe qui avait tenu autrefois, l'Allemagne entière sous son joug, et brillé par les plus grands hommes en tous genres, des rois, des empereurs, des saints, finissait dans un abîme de boue sanglante, avec des bâtards, des incestueux, des voleurs et des parricides.

Alors, le cœur du Duc se brisa.—Et lui-même, d'ailleurs, qu'avait-il été? Fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maître détestable, jaloux, capricieux, inquiet sans relâche, quel bonheur avait-il goûté, quelle grandeur lui restait-il, à lui qui voulait tout mettre à ses pieds? Il se vit seul, plus que malheureux en famille, en frère, en oncle, et en enfants, déchiré au dedans par des catastrophes poignantes, sans consolation de personne, portant son front découronné, dans tous les hôtels de l'Europe, abandonné à deux ou trois valets, qui le gouvernaient despotiquement, ne faisant plus rien que par eux, ayant donné à son bouffon, son goût, son jugement, ses oreilles, ses yeux; d'ailleurs, infirme et ridicule. La nuit montait autour de lui, les ténèbres s'épaississaient; ces temps cruels, hélas! avaient été le crépuscule de sa race.

Des moments de demi-sommeil, dans la lourde chaleur qu'il faisait, suspendaient pour un temps, ses pensées; et le spectacle et la musique les détournaient aussi, quelquefois, sans qu'il pût demeurer longtemps attentif. Un visage, un ruban, la plaque d'un ordre qu'il voyait briller, lui mettaient aux mains sa lorgnette; et tandis qu'il en parcourait les files pressées des spectateurs, en face de lui, le Duc retombait dans ses réflexions. Certes, une fête si fameuse, annoncée depuis de longs mois, et à laquelle tant de gens avaient mis leur point d'honneur de figurer et d'être vus, était comme un congrès de l'Europe assemblée, dont tous les puissants, les arbitres, et si l'on peut dire, les premières têtes, en noblesse, en art, en capacité, devaient se trouver là réunis; et cependant, qu'y voyait Charles d'Este? Beaucoup d'industriels, enrichis dans leurs forges ou leurs filatures; des hommes d'affaires, des légistes, qui s'étaient poussés peu à peu, par les plus vils emplois de plume, ou d'aboyeurs devant un tribunal; quantité de ces beautés galantes des diverses capitales de l'Europe, admises partout maintenant, à exercer leur sale métier; et le reste, des gens de lettres, ou des reporters de gazettes: tout mêlé, nivelé, confondu, devenu peuple, grands et petits, connus et inconnus, dans la parité des habits. Plus de règle, plus de hiérarchie! Une arrogante bourgeoisie, des suppôts brouillons de politique, des écrivassiers besoigneux, se mêlaient, comme bon leur semblait, aux seigneurs et aux souverains mêmes, tant l'esprit de révolte et d'innovation avait comme enivré le monde.

Alors, par une sorte d'élan, le Duc qui, depuis trois journées, s'obstinait, de façon affectée et scandaleuse, à tourner le dos à la «Fürstenloge», se leva,—tandis que la salle entière, à la fin de ce second entr'acte, acclamait l'Empereur qui rentrait,—et s'inclinant fort bas, avec lenteur, Charles d'Este salua Sa Majesté. Il lui pardonnait maintenant, d'avoir anéanti les souverains d'Allemagne, et écrasé les derniers débris de cette noble et grande féodalité. Contre les peuples turbulents, les violences de l'esprit nouveau, et la licence débordée et triomphante, qu'eussent fait ces princes vides de tout, et ne formant nul corps ensemble? Au lieu qu'un seul chef et un guide unique, avec ses tentes, ses pavillons, son armée de soldats dévoués, pouvait se ranger en bataille contre tant de sectes nouvelles, les écraser et remettre tout, dans la soumission et dans le devoir.

Mais en se rasseyant, Charles d'Este vit près de lui et peu éloignés l'un de l'autre, deux juifs à nom fameux, qui faisaient en Europe, le plus gros commerce d'argent, et il devint blême de dépit. C'était à eux, non pas à lui, que s'adressait le salut particulier, rendu par l'empereur Guillaume; et cette espèce de prostitution de ce prince si avare de ses grâces, à deux hommes d'une telle sorte, marquait assez la puissance qu'ils avaient. Oui! les Juifs étaient à présent, montés par dessus la tête des Rois. Cette tribu vorace et ennemie, et sans cesse occupée à sucer les peuples par les cruelles inventions que l'avarice peut imaginer, avait, siècle à siècle, amassé, dans la doublure de ses guenilles, tous les trésors et l'or du monde; et par là, maintenant, rois, prélats, empereurs, la terre, le travail, le commerce, et même la paix et la guerre, quelques juifs immondes les tenaient captifs, et en disposaient souverainement. Leurs rapines, tournées en science et en stratégie financières, leur avaient asservi ce temps, qui rend un culte au Veau d'or: tout pliait, tout courbait la tête devant eux; leurs filles entraient au lit des princes, et mêlaient au plus pur sang chrétien, la boue infecte du Ghetto.

Le Duc détourna ses regards avec dégoût, de ces usuriers à nez crochu; mais ses yeux tombèrent, au même moment, sur un groupe de gens habillés en désordre, l'air impudent, les mains énormes, le plastron étalé et cassé, et la barbe de bouc du Yankee. Ils étaient des Américains, et les plus opulents personnages du monde entier, prétendait-on: celui-ci, possédant des puits à pétrole, cet autre, d'immenses bazars, un troisième, des troupeaux de bœufs, et cet autre, court et rougeaud, que l'on surnommait le Commodore, les steamers de l'Atlantique. Tous ces «milliardaires,» visiblement, sortaient de la plèbe du peuple, et Dicky Bennett portait encore, de petites boucles d'oreille. Ils avaient dû être là-bas, avant leur brusque enrichissement, gardiens de porcs, flotteurs de bois, pilotes d'une barque marchande, conducteurs de railways, pionniers. Et, rien qu'à les apercevoir, cyniques et vautrés à leur place, on découvrait en eux, du premier coup d'œil, l'arrogance la plus affectée, un orgueil de grossièreté étalé dans tout leur maintien, et un mépris stupide et superbe, pour les arts et les élégances de la vieille Europe.

Alors le Duc vit tout à coup, cette multitude infinie de peuples, d'ouvriers et de misérables, comme un abîme immense, d'où allaient s'élever des flots furieux. L'indépendance et l'indocilité entraient par trop d'endroits, dans les sociétés, pour pouvoir être arrêtées, de toutes parts. Qu'on bouchât cette eau d'un côté, aussitôt, elle pénétrait de l'autre; elle bouillonnait même, par dessous la terre. Oui! le temps fatal approchait. Tous les signes de destruction étaient visibles sur l'ancien monde, comme des anges de colère, au-dessus d'une Gomorrhe condamnée. Et ensuite, qu'y aurait-il? Quel sombre avenir attendait les hommes? Désormais libres et égaux, sujets de personne, pas même de Dieu, contre qui leurs savants leur créeraient des prestiges, comme les magiciens de Pharaon, ils bouleverseraient la terre par des trous et des mécaniques, pour percer à travers les montagnes, et abréger les continents; mais, enflés par l'orgueil de la matière, ils en seraient pour ainsi dire, crevés. Toute fleur de la vie flétrie, les Grâces réfugiées au ciel, nulle tête ne s'élevant sous le niveau pesant d'une monstrueuse égalité, la terre allait, en peu de temps, devenir une auge immonde, où le troupeau des hommes se rassasierait.

Au milieu du profond silence, une marche solennelle se déroulait, la marche de la mort des Dieux, car le héros Siegfried venait d'être tué, et tous les Dieux mouraient de cette mort. Et le Duc écoutait, stupéfait, cette lamentation funèbre, qui l'étonnait par une horreur et une majesté surhumaines. Il lui semblait qu'elle menait le deuil de tout ce qu'il avait connu et aimé, le deuil de ses enfants, le deuil de lui-même, et le deuil des Rois, dont il voyait l'agonie en quelque sorte, et le crépuscule de ces dieux.

Et jusqu'au dernier accord de la pièce, Charles d'Este demeura dans ses réflexions. Wagner parut sur le théâtre, appelé par les cris de l'assemblée entière; ses yeux d'aigle étincelaient, toute sa face tourmentée, et comme pétrie de génie, était blême d'émotion. Il disparut, après avoir parlé, et le Duc se hâtant de sortir, gagna aussitôt sa voiture, qui le tira très heureusement de la foule, de sorte qu'il ne mit pas un quart d'heure, par les rues désertes de Bayreuth, pour rentrer chez lui.


Charles d'Este trouva Arcangeli qui l'attendait dans le salon, avec une collation de gâteaux, de raisins et de pêches. Il mangea quelques grains de muscat, et but un peu de vin d'Espagne, tout en se plaignant fort d'une excessive fatigue; mais le Duc voulut toutefois, avant que de s'aller mettre au lit, écrire à son notaire, à Genève. On a conjecturé depuis, que c'était pour lui expédier quelques lignes de testament, ou, tout au moins, pour annuler celui qu'il avait déposé dans son étude. Quoi qu'il en soit, quand l'Italien revint, avec une écritoire, le Duc était sur sa chaise percée, entre deux laquais qui l'y avaient mis; et ne dit mot, le voyant approcher. Soudain, on s'aperçut qu'il balbutiait, et au même instant, il se laissa tomber de côté, en apoplexie, sur Arcangeli qui le retint.

Tout l'hôtel, en un moment, fut sur pied. On courut chercher du secours, mais le Duc était sans espérance. Le premier médecin qui vint, l'étendit à la hâte, sur un canapé, et l'y saigna; mais on ne parvint à tirer de lui, que de faibles signes de vie. En moins de deux heures, tout fut fini, pendant lesquelles, Arcangeli fut assez justement soupçonné de s'être bien garni les mains, par avance; car on ne retrouva que peu d'argent, dans le secrétaire de Son Altesse. La précaution d'ailleurs, vint à propos. En effet, ni lui, ni Franz, ni Christiane, ni le prince Wilhelm, ni le roi de Hanovre, ni aucun membre de la famille, pas un ami, pas un serviteur, n'eut une obole du testament. M. Smithson, le seul excepté, était inscrit pour un legs d'un million. Il convient d'ailleurs, d'insérer ici cette pièce, telle qu'elle a paru dans divers journaux, car elle peint, jusqu'après la mort, le caractère de Charles d'Este.

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