Le Crépuscule des Dieux
Du 6 septembre.—Dieu protège Votre Altesse Sérénissime! Ici, la plus furieuse pluie, dont Monseigneur était bien fâché. Ayant ressenti quelque vent coulis pendant la nuit, il a commandé que l'on mît des doubles châssis à ses fenêtres et que l'on fît venir ses fourrures et manchons, à l'hôtel Windsor.
Du 14.—J'aurais beaucoup à dire à Votre gracieuse Altesse, si ma plume n'était pas trop faible à exprimer mes sentiments. J'oubliais que lundi, Monseigneur est allé chez Binder, pour voir ses nouveaux équipages. Ils sont de couleur chocolat, avec des filets blancs, en bordure.
Et ainsi de suite, jusqu'au post-scriptum qui était habituellement:
Je ne dis rien à Votre Altesse de madame Augusta Linden. La bonne dame devient chaque mois, plus renfermée et plus lunatique.
Un amusement inattendu pour celle-ci, parmi ses étagères de vieux Saxe, ses doguins et ses chats empaillés, fut l'apparition de M. d'Andonville, armé de ses volumes d'inventaires dont il ne pouvait venir à bout, et que l'Autrichienne nomma «la plus belle figure d'homme qu'elle eût vue, depuis ce pauvre lieutenant Thomayer». Sa besogne ne dura guère chez Augusta que quelques feuillets, mais le grand cabinet commun de Hans Ulric et de Christiane lui donna un bien autre exercice. Tout ce que les arts ont de précieux, tout ce que le luxe peut étaler de somptuosité et de raffinement, Hans Ulric l'avait ramassé dans cette chambre unique à Paris, où il consumait, depuis des années, la bourse que lui donnait son père. Le plafond doré, sculpté en caissons, et du milieu duquel pendait un immense chandelier vénitien, était orné de médaillons d'anciennes fresques italiennes; des pièces de tapisserie, des damas de Lyon relevés d'or, des velours ramagés, couleur pensée, formaient les rideaux et les portières; la plus superbe brocatelle de vieil or, dont les murailles étaient tendues, n'y servait que de dessous et d'harmonie à quantité de tableaux, de triptiques, de sculptures sur bois, dorées et peintes, de madones d'émail entourées de fruits, et de portraits excellents des grands maîtres, dans des cadres d'écaille et d'argent noirci. Les divans, les vases singuliers, les monceaux de gravures et de livres rares, le grand piano à queue tourné en angle, les précieux meubles encombrés de violons curieux et de buires, tout cela dont la chambre était comble, y laissait à peine de quoi se retourner. Aucun coin qui ne méritât plusieurs heures de station, grâce aux merveilles entassées de bronzes, d'émaux, de porcelaines, de dentelles, d'objets de la Chine; des coupes de cristal de roche, des gobelets en grappe de raisin, un œuf de Nuremberg près d'un caillou breton taillé, un plat de mariage de Guido Fontana... L'on voyait au fond, dans une vitre, la dernière écritoire de Schumann, plusieurs manuscrits de Beethoven, et telles autres reliques romanesques. Un calvaire en vieux chêne, trouvé à Augsbourg, et qui faisait dire à M. d'Andonville:
—Quel grand sculpteur que cet Inri! occupait le trumeau de la porte; et quatre bustes florentins d'un marbre unique et de la bonne époque, des médailles, des filigranes, mille rien singuliers et charmants complétaient ces richesses immenses, dont l'amas épuisait les yeux et l'admiration, et pouvait apprendre aux plus connaisseurs ce que c'était que la profusion, le goût raffiné et le fastueux.
Ecoulée parmi les livres, les tableaux, et la profonde paix de cette magnifique et calme retraite, la vie du frère et de la sœur n'était qu'idéal, sourires, tendresse et amour du beau. Ils eurent des jours radieux, seuls tous deux, après le départ de ces importuns, à repaître leur âme de chants et de vers. La Belcredi qui s'était fait de la musique une clef de leur appartement, ordinairement si fermé à tous, se trouvait en ce moment même, à l'hôtel Windsor, où elle resta une quinzaine. Se la rappeler tout à coup et la venir enlever un matin, ç'avait été un caprice de Charles d'Este. Elle reparut enfin, si contente de son «cher seigneur» et de ses progrès auprès de lui, qu'elle commença de songer qu'il était temps de se mettre à l'œuvre.
Le vice et la noirceur de son âme, avec le perçant de ses yeux accoutumés à sonder sans peur les mystères les plus ténébreux, lui avaient fait promptement démêler, au milieu de cette intimité de Christiane et de Hans Ulric, à quoi leur cœur était entraîné. Endormis en eux-mêmes, depuis des années, dans le paisible enchantement de leur vie écoulée côte à côte, il suffisait qu'une main les poussât vers l'abîme où Giulia les voyait pencher, pour que ces joies et ces pures délices fussent changées en tourments amers et en tragiques catastrophes.
—Lorsque vous serez mariée... avait jeté une fois la terrible femme à Christiane, afin de se mieux éclaircir. Elle en eut la joie toute pleine: Hans Ulric se dressa en sursaut, et blanc comme son linge, tandis que Christiane protestait ne vouloir pas se marier, et qu'avec son frère, sa musique et ses livres, elle serait toujours trop heureuse.
—Mais si votre père ordonnait? avait objecté Giulia.
—Hé! le Duc pense bien à cela, reprit Hans Ulric, d'une voix frémissante...
Et pendant plusieurs jours après cet éclat, une sorte de timidité farouche lui mit un cachet sur les lèvres, sans que ce silence prolongé pût rebuter la Belcredi. Frivole et oisive devant Charles d'Este, elle se montrait avec les jeunes gens, toute Shakespeare et toute Beethoven. La chanteuse savait beaucoup; elle jugeait des ouvrages d'art avec goût et discernement, et simulait d'entrer dans les émotions des livres, aussi ardemment que le faisaient ces deux âmes enthousiastes. Ce fut Giulia qui leur révéla le sombre Manfred de Byron et la partition de Schumann qu'ils avaient toujours remis de lire. Elle leur en déclama des passages, l'invocation à Astarté: Entends-moi! Entends-moi, Astarté! Ma bien-aimée, réponds-moi, j'ai tant souffert, je souffre tant! et la scène entre le frère et le fantôme de la sœur. Elevée par sa mère anglaise, elle avait joué quelque temps à Londres, car ses gestes et son pathétique n'étaient pas moins admirables que son chant; et elle parla si fréquemment de certaines tragédies du temps de Shakespeare, le Cœur brisé de Ford, le Diable blanc de Webster, les citant comme des chefs-d'œuvre, qu'elle fit naître à Hans Ulric et à Christiane le désir pressant de les connaître.
Une après-midi donc, cédant à leurs instances, elle leur en apporta les volumes, et leur débita les plus belles scènes du Juif de Malte, de Marlowe, du Valentinien, de Fletcher, et du Volpone, de Ben Jonson. Virile et d'un esprit hardi, elle aimait ces pièces singulières, dont le sang, la terreur, les épées, le tumulte et les cris dont elles sont pleines, lui faisaient rugir l'âme à l'aise. La lecture se prolongea: à chaque fois que Giulia pensait finir, Hans Ulric et sa sœur s'écriaient, jusqu'au moment où ils convinrent enfin que «cette scène-ci» serait la dernière. Elle les enveloppa tous deux d'un sourire et d'un regard cruel, leur dit:
—Soit! c'est vous qui le voulez!
Et se déployant avec son volume, en femme qui prend son parti, lentement, sans nommer le titre, et uniquement l'auteur qui était Ford, elle commença:
GIOVANNI.
Voyons, ma sœur, donnez-moi votre main. J'espère qu'une promenade avec moi ne va pas vous faire rougir; il n'y a personne ici que vous et moi.
ANNABELLA.
GIOVANNI.
En vérité, je ne pense pas à mal.
ANNABELLA.
A mal?
GIOVANNI.
Non, non, en vérité!... Comment vous portez-vous?
ANNABELLA, à part.
J'espère qu'il n'a pas perdu la raison! (Haut.) Je vais très bien, mon frère.
GIOVANNI.
Moi, je suis malade, et si malade, je le crains, que j'y laisserai ma vie.
ANNABELLA.
La bonté divine nous en préserve! Ce n'est pas vrai, j'espère!
GIOVANNI.
Je crois que vous m'aimez, ma sœur.
ANNABELLA.
Oui! vous le savez bien.
GIOVANNI.
C'est vrai, je le sais!... Vous êtes très belle...
Elle avait récité ce prélude d'un ton bas et glacé, et qui faisait pressentir quelque mystère. Alors la Belcredi reprit haleine. Il s'était peint un rouge sombre, avec des yeux étincelants, sur la figure tartare de Hans Ulric, et la tête en avant, le cœur battant, suspendu, il attendait avidement chacune des phrases du dialogue: Christiane en face de lui, les joues pâles, la bouche entr'ouverte, présentait un visage comme effrayé... Mais la voix de la Belcredi s'éleva, disant ces paroles:
GIOVANNI.
Annabella, je suis perdu! L'amour que j'ai pour toi, ma sœur, et la vue journalière de ton immortelle beauté ont détruit l'harmonie de ma vie et de mon repos.
ANNABELLA.
O mes justes craintes! Eloignez ce malheur! Si ce que vous dites est vrai, il vaut mieux que je meure!
GIOVANNI.
Vrai! Annabella, est-ce le temps de plaisanter? J'ai trop longtemps étouffé les flammes cachées qui m'ont consumé. Combien de nuits silencieuses j'ai dépensées en soupirs et en sanglots! J'ai passé au crible toutes mes pensées, j'ai défié la destinée, j'ai plaidé contre ma passion, j'ai fait enfin tout ce que pouvait me conseiller la noble vertu, mais ce fut inutile: mon destin veut que vous m'aimiez ou que je meure!
ANNABELLA.
Dites-vous votre pensée?
GIOVANNI.
Que le malheur m'écrase à l'instant, si je la déguise!
ANNABELLA.
Vous êtes mon frère, Giovanni.
GIOVANNI.
Et vous ma sœur, Annabella, je le sais.
Alors, Giulia s'arrêta et leva la tête, et cela fit un long silence où l'on eût entendu un ciron marcher. Christiane toute blanche, les yeux mourants, s'était renversée dans son fauteuil; de grosses larmes s'amassaient au bord de ses paupières. Lui, le regard farouche et contraint, et sur les traits quelque chose d'éperdu, paraissait frappé de la foudre. Quel secret de leur âme angoissée retrouvaient-ils donc dans ces cris de Giovanni et d'Annabella? Ce je ne sais quoi de poignant qu'ils sentaient en eux soudainement, à travers les détours tortueux et les ténèbres de leur cœur, allonger la main sur leur blessure, ah! savaient-ils déjà que c'était du remords et l'horreur de leur coupable paix? Des nuages enflammés s'éteignaient au couchant; les oiseaux ne pépiaient plus; la lune se levait au haut du ciel, avec son croissant d'un argent pâle, et il se répandait de tous côtés, une sérénité extraordinaire. Cependant Giulia poursuivait:
ANNABELLA.
Vis! tu as vaincu sans combattre: ce que tu me demandes, mon cœur captif l'a depuis longtemps résolu. Je rougis de te l'avouer, mais je veux le dire pourtant: pour l'un de tes soupirs, je poussais dix soupirs, pour chacune de tes larmes, je répandais vingt larmes, non point tant parce que je t'aimais, que parce que je n'osais le dire; à peine osais-je le penser!
GIOVANNI.
Que cette musique ne soit pas un rêve; ô dieux, je vous en prie, au nom de la pitié!
A deux genoux, mon frère, et par les os de notre mère, je vous en conjure; ne livrez point mon secret à votre raillerie, ou bien à votre haine; aimez-moi, ou tuez-moi, mon frère.
GIOVANNI, s'agenouillant.
A deux genoux, ma sœur, et par les os de notre mère, je vous en conjure; ne livrez point mon secret à votre raillerie, ou bien à votre haine; aimez-moi, ou tuez-moi, ma sœur.
ANNABELLA.
Ainsi vous disiez vrai?
GIOVANNI.
Oui! vrai, et toi aussi, j'espère; dis, je parle sérieusement.
ANNABELLA.
Je le dis et je le jure.
GIOVANNI.
Moi aussi je le jure, par ce premier baiser... un autre... un autre... encore un...
La Belcredi se tut, laissa tomber sa voix; quelque peu de pitié lui prenait enfin à considérer Christiane, tandis que Hans Ulric, blême et suffoqué, se remuait impétueusement sur sa chaise. Il voulut parler... sa voix s'étrangla; un orage de pleurs, de sanglots, de cris se déborda de sa poitrine, et il s'enfuit afin de les cacher... Christiane ne remuait point, deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient de ses paupières fermées; le crépuscule descendait, et couvrit le départ furtif de la Belcredi.
Elle épargna dès lors, pendant quelque temps, la contrainte de la revoir à Hans Ulric et à sa sœur. La chanteuse se donna pour indisposée;—et cette vie obscure, tranquille, qui semblait s'écouler sans volupté, au milieu des plaisirs qui sollicitaient Giulia, comme sans ambition parmi les richesses qui l'environnaient, formait un contraste saisissant avec le tapage et les folies dont Emilia emplissait l'hôtel, à ce moment même.
Le temps ordinaire de fleurs et de miel de ces sortes de liaisons n'avait guère duré pour le comte Franz. Aux premiers avis qu'il donna, l'Italienne s'était rebiffée avec aigreur, et les chapeaux, les plumets, les grands airs, bien loin qu'elle les corrigeât, avaient redoublé d'extravagance. Le pauvre patito haussait les épaules, se contentait de murmurer:
—Quelle Marphise! ou bien: Quelle Bradamante! et s'avouait, tout en lissant ses moustaches, qu'il n'avait su ce qu'il faisait, de se passer au cou cette corde.
Emilia rêvait mariage à présent, et sommait le jeune homme de ses promesses. Après les avoir reçues en l'air, ainsi que Franz les prononçait, l'Italienne en était à les tenir pour valables, à jurer qu'on l'avait abusée. Elle voulut se dire grosse, comptant probablement sur l'effet de la tendresse paternelle. Ce fut une assez longue comédie de joie, et des bavardages intarissables sur le poupon, dont elle protestait par avance, qu'il aurait les yeux bleus, «et le grand appétit de son père». Mais la tranquillité de Franz, et le peu de peine qu'il prit pour cacher son incrédulité, convainquirent à la fin l'Italienne que là n'était pas la fibre sensible, et ne pouvant, tout bien considéré, servir à rien, cet enfant postiche disparut, aussi promptement qu'il s'était formé.
Elle ne savait que résoudre, que devenir, où tourner sa vue. Elle imagina de se retrancher derrière des scrupules de piété; Franz était boudé, traité comme un nègre, et chaque soir, la porte fermée, quand il frappait chez sa maîtresse; mais à force de discours moraux, et de simuler la religion, l'Italienne en sentit soudain, réellement, un réveil cuisant et douloureux. Des riens lui devinrent des hydres; prières, macérations, jeûne rigoureux, les pratiques les plus austères suffisaient à peine à son repentir, à son horrible frayeur du diable. Elle donna une scène tragique, en s'allant jeter aux pieds d'Augusta, la supplier de ne point la maudire, de quoi l'autre bien étonnée, ne faisait que lui répéter:
—Aber! aber! chère temoiselle...
Puis finalement, se mit à pleurer avec la pauvre Madeleine. Dès lors, les visites se succédèrent; Augusta montrait à l'Italienne comment connaître l'avenir par des calculs et des petits points, la caressait, lui contait les romans de fées dont elle était pleine, et quelquefois, lui faisait fête de quelque cuisine à l'allemande, soupe aux choux, boulettes de farine nageant dans un brouet d'épices, et toujours des farces de chair à saucisse.
Alors, voyant que rien ne l'avançait, Emilia éprouva soudain de furieux emportements. Elle brisa ses vierges, lacéra ses scapulaires, et elle injuriait les saints, disant que ces grands coglioni n'avaient aucun pouvoir. Les manières soumises de Franz ne le mirent pas à couvert de l'orgueil et de l'insolence de cette impérieuse Junon. On l'entendait de deux pièces maintenant; ce parler haut ne baissait pas de ton, même pour les choses les plus intimes. L'ordinaire devint promptement trois ou quatre scènes par jour. Epuisée, elle avait recours à se faire peigner par sa femme de chambre, ce qui la calmait, l'assoupissait; sa chevelure lourde et soyeuse dégageait des étincelles par les temps d'orage, et ce fut ainsi qu'il lui naquit une de ces idées extravagantes, qui obligeaient parfois de douter si elle était de sens commun. Elle s'imagina follement que la résistance de Franz venait peut-être de prétentions, de chimères d'aristocratie, et tout du même élan, ne réfléchissant point, adressa au comte d'Œls les lignes suivantes. Il faut dire que selon la mode des cours, et sans 120que personne le prît pour bon, le Duc appelait son chambellan, familièrement, «mon cousin.»
«Comte, on me nomme Porte-Bonheur, je veux vous porter bonheur et vous rendre la santé; voici ce que je ferai pour vous: je suis catholique, je me ferai protestante, cela vous portera bonheur, puis j'ai tant de magnétisme en moi, et surtout dans mes cheveux, que ma présence dans la même chambre, suffira pour faire partir vos douleurs.
En revanche, je vous demande un tout petit service, j'ai envie d'être la cousine de François; adoptez-moi comme votre fille, je ne demande que votre nom, j'ai l'idée que François se réconciliera plus facilement avec moi, si je suis sa cousine.
Croyez-moi, cher comte, une bonne action vous portera bonheur, songez-y bien! gagner une âme pour votre religion!»
Emilia Catana.
On peut penser les gorges chaudes, et l'éclat de risée qui accueillit cet étrange galimatias. M. d'Œls, prisonnier dans son lit, et non par grimace cette fois, expédia aussitôt l'épître à Son Altesse, car sa goutte, chez le chambellan, rendait plus âcre encore le venin. Il n'en arriva pas toutefois, ce que le bon sire espérait; trop de soucis domestiques harcelaient Charles d'Este, pour qu'il songeât à cette bagatelle. Il était en effet, vers ce milieu d'octobre, en plein travail de s'installer à l'hôtel Beaujon.
Les premières journées s'écoulèrent à finir d'ajuster mille petits coins, et entre temps, à parcourir la maison, suivi du fidèle Arcangeli, lequel écrivait à mesure, tout ce qui passait par l'esprit du maître, pour singulariser et embellir. Les fenêtres leur découvraient tout près, l'Arc-de-Triomphe, et le Duc riait quelquefois de se voir logé, lui, petit-fils du généralissime prussien, devant ce superbe trophée de la «Marseillaise», qui criait éternellement la guerre et le défi à son aïeul.
La survenue du comte Otto, dont l'entresol était achevé, donna à Son Altesse une autre sorte d'occupation, et déchaîna, à travers l'hôtel, comme un tourbillon furieux, sans que le Duc en marquât moins de complaisance, et l'on peut dire de soumission, envers le jeune homme.
Ce fils chéri promenait maintenant, partout avec lui, un bas valet de dix-huit ans, qui répondait au nom ou au sobriquet mythologique de Saint-Amour. Le plaisir de donner ensemble du cor de chasse avait introduit auprès d'Otto cette crapule d'écurie; la fantaisie insensiblement, s'était tournée en goût déclaré, et bientôt le jeune comte se montra jaloux de son compagnon, jusqu'à la fureur. Des plus petites choses même, Saint-Amour n'en fut plus le maître: tantôt prêts à sortir tous deux, son capricieux tyran le renvoyait, d'autres fois il l'accablait d'injures, et le faisait pleurer, pour des rivaux dont il prenait ombrage. Les coups de pied, les soufflets n'étaient pas rares, suivis de raccommodements; tout cela tellement public, que M. d'Œls qui commençait à se remettre, demanda un jour, ironiquement:
—Si c'était là le grec que le baron de Cramm avait enseigné à son élève?
Petit, leste, rousseau, des cheveux filasse, Saint-Amour déconcertait à première vue par une laideur particulière, mais avec des yeux verts et clairs, et un minois chiffonné qui pétillait de tant de vice, de promesses et d'effronterie, qu'il était pire que joli. Le Ganymède ne tarda guère à se montrer paré des plus riches cravates et des habits les plus collants, plein d'argent, de pommades, de bagues—et des bijoux partout où il en pouvait étaler; glouton d'ailleurs, crapuleux, se plaisant aux ordures, et fait comme exprès pour Otto.
De l'un à l'autre cependant, les derniers travaux prenaient fin, et durant une quinzaine, ce fut des installations qui se succédèrent: la Belcredi, le comte Franz, les chambellans, bref le gros de la troupe, et tous, assez peu charmés de leur nouveau séjour. Partout des niveaux différents, des montées, des recoins, des tourelles, des pièces doublées, aveuglées en débarras et en garde-robes, et parmi tant de magnificence, d'extrêmes incommodités, et les vues des appartements les plus noires, les plus écrasées, les plus puantes. Emilia même en lâcha des plaintes indiscrètement, qui, si le Duc les eût apprises, auraient sans doute empêché la grâce qu'il lui fit, d'ignorer son intrigue aussi parfaitement qu'il en était informé, et de la garder à son service. Mais en souvenir de Claribel, il voulait traiter l'Italienne autrement qu'il n'eût agi avec une autre. Il l'établit donc sur un pied régulier, en la nommant en double d'Augusta, dame d'honneur de la comtesse Christiane.
Finalement, à force d'émigrer, il ne resta plus dans l'ancien hôtel que quelques valets qui pillaient tout, la visionnaire Augusta, afin de retarder le moment d'avoir les prémices de ce plâtre neuf, et Hans Ulric avec sa sœur, heureux, peut-être, de cette solitude. Elle ne put durer toutefois; un ordre du Duc arriva, si impatient et si absolu qu'il fallut obéir au plus vite, et passer à l'hôtel Beaujon; et celui des Champs-Elysées fut affiché à vendre, dès cet instant même.
Le lendemain, sur les deux heures, Charles d'Este fit appeler autour de lui ses quatre enfants, Giulia Belcredi, Arcangeli, avec ses autres familiers en grand uniforme, et prenant la tête du cortège, Son Altesse se régala de les mener partout, à travers le nouvel hôtel. Les stations furent infinies dans les jardins, dans la faisanderie, garnie de toute espèce d'oiseaux rares, et surtout aux fameuses caves superbement éclairées. Le Duc piaffait d'aise, portait haut la tête, et poussait à chaque moment de gros rires, qui devinrent du braire à force d'éclat, lorsque M. de Cramm, en heurtant par mégarde un des lambris du dernier caveau, éveilla de tous les côtés, de retentissantes sonneries d'alarme:
—Ah! ah! de Cramm, répétait le duc Charles, je vous y prends, vous essayiez de me voler!
Et il brandissait ses clefs, les larmes aux yeux. Puis voilà Son Altesse qui pousse une porte, dans l'épaisseur du mur, si exactement coupée, et la serrure tellement perdue, qu'il n'était pas possible de la découvrir. Un escalier bas et gironné, d'une quarantaine de marches, muni de grilles et se terminant par une porte en fer, à secret, conduisait à un réduit voûté, qui était la cache des trésors.
Là, dans des coffres de fer scellés à la muraille et bien armés de grosses barres, dormait un immense argent comptant: ducats, doublons, pistoles à l'effigie des ancêtres de Charles d'Este, vieilles guinées de tous les règnes, depuis l'avénement au trône d'Angleterre de la branche cadette de Blankenbourg, frédérics, louis, napoléons, qui avaient fait maintes campagnes, parmi les équipages de l'oncle du Duc; tout cela dans des sacs étiquetés et entassés, dont le total allait à des monts d'or. Un seul coffre, rien qu'en lingots d'argent, et en billes de platine empilées, passait le million et demi. Le Duc se plut à ouvrir, entre beaucoup d'autres, plusieurs caisses emplies de monnaies neuves et frappées sous son règne, et pris de générosité, en fit un présent considérable à d'Andonville et à M. d'Œls. Il fallut essuyer en revanche de terribles explications, comment le caveau pouvait être inondé en cas d'incendie, l'épaisseur des voûtes et des murailles, et des calculs du bout de sa canne, sur le pavé de pierres plates, à la lueur du gaz qui dansait. Charles d'Este crevait de joie et de tendresse pour son hôtel; on le voyait aller de l'un à l'autre, tout radieux, et comme porté sur les airs.
Ils revinrent dans l'antichambre, gardée par deux valets intérieurs, fort haute, dorée, magnifique, et qui leur réservait une surprise nouvelle, à ce bas bout de la salle où le Duc les avait entraînés. Joseph poussa un ressort caché, et la muraille de s'ouvrir, présentant une cage vitrée, et dans la cage un somptueux fauteuil, garni d'un marchepied de velours. Outre que par cet ascenseur, c'était du chemin, des escaliers et de la fatigue d'épargnés, Charles d'Este s'en trouvait encore touché à un endroit bien plus sensible. Esprit puéril et faussé, il adorait ces moyens romantiques, et tout ce qui sentait la machine, le théâtre et l'extraordinaire lui paraissait la marque qu'on était nourri dans un air de grandeur et de luxe.
Tous s'assirent l'un après l'autre, et le fauteuil les déposa au milieu même d'un escalier, devant une assez vilaine porte. Le Duc monta cinq ou six degrés à travers l'épaisseur du mur, traversa une étroite antichambre tendue de vieilles tapisseries représentant des villes italiennes, et soulevant une portière:
—Messieurs, dit-il, voici ma chambre.
En face d'eux, sous un dais d'ancien velours de Gênes couleur vin, chargé de plumes, de falbalas et de broderies de vieil or, se voyait un superbe lit, doré et majestueux comme un trône. Une balustrade à hauteur d'appui, la dorure épaisse et foncée, qui régnait au pied même du lit, d'un bout à l'autre de la chambre, la retranchait au moins d'un bon tiers, dans sa longueur. Là dedans, tout éblouissait, tout riait aux yeux; l'or, la peinture, la sculpture, les ornements les plus exquis et les plus riches répandus partout; une somptuosité effrénée, le plafond d'argent et d'or mat, les murs brodés d'un dessin magnifique, or et pourpre, en relief d'or massif, le merveilleux tapis de Perse posé sur une natte épaisse de bourre de soie; les carreaux, les fauteuils, les meubles admirables et sans prix. La nature s'était épuisée, tous les métiers et tous les arts avaient sué pendant des années, pour venir à bout de parer ce plafond, ces portes, ces murailles, et que ce fou y pût faire la roue et y promener comme par le nez, ses enfants et ses domestiques.
—Mais le coffre-fort, où est-il donc? se demanda soudain entre ses dents, le comte d'Œls, tout plein de la pensée commune.
Alors, prenant un air de sérieux et de majesté inaccoutumés, Son Altesse les conduisit à l'extrémité de la vaste chambre, dans un grand cabinet ouvert qui y tenait, et plus bas de trois marches. Il était, jusqu'au plafond même, matelassé d'un satin flamme de soufre, où le Duc eut besoin d'attention pour retrouver ce qu'il cherchait. Enfin, un carillon retentit, des charnières et des ressorts cachés jouèrent si subtilement, qu'en un clin d'œil, le panneau entier s'était replié sur lui-même, comme les lames d'un paravent, et le coffre-fort apparut.
Il y eut quelques cris de surprise, répandus par les surprises voisines; après quoi, plus rien qu'un frémissement, des ondulations de murmures étouffés, tandis que Charles d'Este combinait les divers secrets de l'immense porte, où brillait, émaillé au centre, le Cheval-Passant de Blankenbourg. Tous cependant, attachaient dessus une prunelle étincelante, le concentrement, l'air d'attention redoublèrent sur les visages; le plus profond silence s'établit, au moment où Son Altesse ouvrit enfin la dernière serrure.
Ils reculèrent instinctivement; jamais spectacle si éclatant, si fastueux, si effrayant, ne s'était présenté à leurs yeux, pas même à leur imagination. Dans le compartiment d'en bas, large et profond à lui seul, comme une médiocre alcôve, des monceaux de billets de banque, mille sortes de papiers d'Etats, de Villes et de Compagnies, entassés et jetés en désordre, composaient un chaos de richesses prodigieuses, en attendant M. Smithson, le seul capable de le débrouiller.
Les espèces se montraient au-dessus, en grosses piles de louis, quelques-unes écroulées et formant une mare, de laquelle le Duc puisait chaque jour, son argent de poche; et le haut immense du coffre-fort était destiné pour les bijoux, la vaisselle et les orfèvreries, étalés avec une pompe admirable. Ce qu'il y avait là de joyaux, de diamants, de fils de perles, de montures inestimables provenant du trésor des anciens ducs, de sacs de velours vert pleins de pierreries, de curiosités et de raretés, eût lassé plusieurs heures de patience à entreprendre de les nombrer. Mais le plus beau était le fond, capitonné de satin aurore, et qui éblouissait d'émeraudes, de saphirs, de brillants superbes, et de grands tours de merveilleux rubis. Il est incroyable la clarté que donnait cet amas de diamants; leur arrangement composait comme une espèce de soleil mystérieux, dont la splendeur étonnait les yeux; et dans la lumière crépusculaire, devant ces richesses inouïes, le silence extrême annonçait assez de quelle occupation profonde tous les esprits étaient saisis.
—En cas de danger, reprit le Duc d'une voix étouffée, et désignant le coffre béant, il peut, au moyen de chaînes et de contrepoids, descendre au fond du grand caveau.
Ce fut la seule parole prononcée. Agités, oppressés qu'ils étaient, le moindre mot eût décelé leur trouble. Ils avaient beau se composer, la passion se montrait sur les visages; et, excepté Otto, Ulric et Christiane qui, tous trois, ne voyaient guère ce qu'ils voyaient, pour le reste des assistants, les fréquents changements de postures, des regards sombres ou hagards, un soin de s'éviter les yeux, dont ils craignaient le feu et le langage, et les soupirs qui se faisaient entendre par ci, par là, comme à la dérobée, les rendaient, malgré leurs efforts, des personnages vraiment expressifs.
Le bon d'Andonville, tout ébahi, les sourcils haussés d'étonnement, ne savait où il en était; le baron de Cramm dévoré d'envie, souriait avec une angoisse visible, dont il suait à grosses gouttes; et même Franz, toujours assez libre dans sa taille, ne lançait plus à Emilia de ces brillantes œillades d'intelligence. Un silence éperdu et profond où qui que ce soit ne bougeait, s'était appesanti sur la chambre. Le comte d'Œls, les yeux étincelants, qu'il repaissait du coffre-fort, montrait comme peintes avec horreur, sur sa physionomie de réprouvé, l'avarice et la convoitise qui le perçaient; et on les lisait non moins clairement au visage d'Emilia, à travers la stupeur de l'Italienne....
Alors, une même pensée fit soudainement se regarder Arcangeli et Giulia; l'Italien nerveux, compassé, dont on voyait qu'il se savait bon gré de conserver son jugement parmi cet émoi général; elle, plus dégagée encore, seulement un peu pâle, avec un feu d'esprit jaillissant de ses prunelles, et qui perçait les fronts et les poitrines. Ils se lancèrent par les yeux le mépris, le défi et la lutte, puis tous deux détournèrent la vue; et Giulia venait de se jurer qu'un jour ces trésors lui appartiendraient. Pénétrée d'espoir, de cupidité et d'attention sur elle-même, son cœur, épanoui à l'excès, ne trouvait plus de quoi s'étendre... Ces trésors lui appartiendraient... Et le regard de la chanteuse enveloppa Ulric et Christiane, tristes, pensifs, et voyageant peut-être en des espaces éloignés, puis se posa d'une façon étrange sur le comte Otto qui bâillait, les yeux fixés au plafond.
V
Oui! le temps était venu maintenant de frapper un coup décisif. Après tant d'incurie, de timidité, de désirs aussitôt noyés dans la nonchalance et la torpeur, la Belcredi se retrouvait enfin; elle sentait s'agiter au fond de son sein, mille serpents soudainement réveillés, qui ne lui laissèrent plus aucun repos. La nuit, le jour, même en conversant, Giulia rêvait et ruminait ce grand tas d'argent et de pierreries; l'éclat de cet or lui demeurait attaché au fond des prunelles. Toute sa personne en prit alors une sorte de brillant nouveau, le teint plus rose, l'air plus vif, la conversation délicate et gaie. Mais sous cette douceur simulée, qu'elle faisait servir comme d'un fard, pour tromper ceux qui l'approchaient, la chanteuse roulait d'affreuses pensées et des recherches infernales. Ses journées n'étaient occupées qu'à repasser en elle-même l'obstacle des enfants du Duc; elle bandait son esprit sans relâche, à inventer quelque plan du démon, qui pût s'avancer sourdement, grossir au-dessus de leur tête, et de sa chute, les écraser.
Tout lui riait à ce moment. Elle s'ancrait solidement chez Son Altesse à force d'esprit, de complaisances, et de louanges renforcées qu'elle lui jetait à pleines mains. Sa faveur croissante parut lors de la distribution que fit Charles d'Este de médailles d'or à son effigie, portant au revers, la cérémonie de l'inauguration de l'hôtel. Il en accompagna l'envoi chez la Belcredi d'un grand cabinet à tiroirs, plein de riches galanteries, et un petit présent de dentelles à Christiane. Ce cadeau, que Giulia se chargea d'apporter elle-même, lui servit à renouer commerce, et à espionner de nouveau chez Christiane et chez Hans Ulric.
Elle put être satisfaite, s'applaudir du succès entier de ses plus cruelles espérances. Ah! c'étaient bien vraiment le deuil et la douleur qui sortaient de ses lèvres, l'après-midi qu'elle avait lu aux deux jeunes gens l'émouvante scène tirée de T'is a pity she's a whore. Christiane et Ulric, ce jour-là, avaient avalé un poison mortel, et qui commençait de les infecter. Ombrageux, le sourcil froncé, le regard farouche et défiant, on les voyait tressaillir tout à coup, comme si eût encore retenti à leurs oreilles ce terrible avertissement:
—Vous êtes mon frère, Giovanni!
—Et vous ma sœur, Annabella! que Giulia leur avait fait entendre. Hélas! qu'il était loin déjà ce temps délicieux où leur vie coulait si doucement, où toute leur âme s'épanchait en une puissante, une chaste, une suave délectation, rien qu'à se rencontrer les yeux. Maintenant, je ne sais quoi d'inquiet qui s'échappait, les harcelait sans cesse au fond d'eux-mêmes; et ces transports intérieurs ne se marquaient que trop au dehors par la rougeur de leur visage, leur pouls inégal et irrégulier, et les tristes vapeurs qu'envoyait à leur tête leur sang enflammé. De quelque côté qu'ils se tournassent, eux, qui jadis vivaient le cœur mêlé et comme flottant l'un dans l'autre, toujours ils rencontraient à présent une gêne, une honte, en face, ainsi qu'un mur qui les séparait. Assis près à près ou causant, l'esprit leur partait à chaque minute; ils peinaient à tenir leurs gestes et leurs regards dans de perpétuelles entraves; et ce silence qu'ils s'imposaient, tous ces ménagements forcés, loin de leur servir de remède, découvraient la gravité du mal, et pressaient leur subtile ennemie d'en venir enfin à la catastrophe.
Un matin, vers les dix heures, tandis que Giulia se trouvait justement chez le frère et la sœur, un laquais monta la demander de la part de «Monseigneur le Duc,» lequel l'attendait à l'orangerie. Il s'y amusait depuis quelque temps, à aller voir ouvrir les caisses emplies à Wendessen pendant la débâcle du 25 juin,—du moins cette grande partie que le comte d'Œls avait pu soustraire à la rapacité des Prussiens; et ces séances d'ordinaire, fournissaient les scènes les plus contrastées de colère et de gaieté de Son Altesse.
La Belcredi trouva Charles d'Este en manteau de lit, qui se levait de devant une psyché. Arcangeli achevait précisément de le pommader, pendant quoi, le maître s'ennuyant, avait réclamé Giulia. Au dehors, la pluie ne cessait point; un ciel gris qui tombait par les baies cintrées, éclairait à peine l'immense salle, avec ses gradins d'orangers et le sol bitumé, encombré de vases et de porcelaines, que l'on tirait des caisses défaites. De grands escogriffes, en veste rouge, s'agitaient paresseusement; des coups de marteau résonnaient, et le duc Charles, pris d'accablement, bâilla et dit qu'il voulait partir, mais Giulia, tout en badinant, le pria de rester encore. Les laquais s'allaient mettre à l'instant après une dernière caisse, et il était venu à la chanteuse un étrange caprice de femme de savoir ce qu'elle contenait,—comme un subit et inexplicable pressentiment.
Le couvercle bientôt s'enleva sous le ciseau, et la Belcredi se pencha, mais elle resta désappointée, tandis que Charles d'Este disait en riant:
—Bon! ce n'est que de la musique.
Elle avait déjà pris à la main un de ces cahiers manuscrits; et Giulia reconnut aussitôt le premier acte de la Valkyrie. Parmi le désordre de la nuit de fuite, les soldats avaient emballé mille sortes de bagatelles qu'on eût aussi bien fait de laisser, et ces musiques, probablement à cause du maroquin rouge et armorié de leur couverture. Toutes les parties étaient là, même celle du chef d'orchestre, portant des corrections au crayon et des annotations de la main de Wagner.
Alors le duc Charles revit en esprit cette soirée, la salle éblouissante, Sieglinde et Siegmund sur le théâtre, l'attente universelle... et ce courrier qui grattait à sa loge. Il avait tiré de sa poche un petit miroir à main de malachite, et il s'examinait le nez qui lui rougissait depuis deux semaines, à son cruel déplaisir; puis, lâchant un ricanement forcé:
—Ah! ah! messieurs les Prussiens n'aiment pas la musique, dit-il enfin. J'aurais voulu tout au moins, que l'acte fût fini.
Le rouge monta furtivement au visage de Giulia, ses yeux étincelèrent de saisissement; un sourire dérobé et noir que cette Joconde s'adressait à elle-même au plus profond de sa pensée, parut comme la sombre aurore de quelque machination d'enfer, qu'elle venait de concevoir. Le Duc, toujours le nez dans son miroir, se passait doucement du blanc dessus, avec une patte de lièvre, et répétait entre ses dents:
—Oui! oui! j'aurais bien voulu que l'acte fût fini!
—Cher seigneur, dit à ce moment la Belcredi, d'une voix tranquille, et le regardant entre les deux yeux, il ne tient qu'à vous de l'entendre encore. Que Votre Altesse redonne ici, et cette fois loin des interrupteurs, la représentation qui n'a pu s'achever à Wendessen.
—Sans doute, dit galamment le Duc, après un instant de silence, je vois bien Sieglinde; avec un Siegmund...
Mais la chanteuse interrompit:
—Votre Altesse me pardonnera! je ne songeais pas à moi-même, en lui adressant cette proposition; je ne songeais même pas, ajouta-t-elle, à aucun acteur de théâtre.
Et nommant tout de suite, Hans Ulric et la comtesse Christiane, la Belcredi vanta, sur un ton qui s'échauffait, le grand effet qu'ils feraient à la scène, s'enthousiasma de leurs voix, les plus admirables qu'on pût trouver:
—Des voix telles qu'à ce moment, il n'y a pas les pareilles dans un seul théâtre, et je m'y connais, Monseigneur....
Et, contente de l'ouverture avec laquelle le duc Charles recevait cette idée de représentation, se répandit finalement, en tendresses et en épanchements.
Elle remit vingt fois par journée, cette question sur le tapis, toujours à louanger Hans Ulric et Christiane, toujours à féliciter Charles d'Este de la soirée de Wendessen, où il avait réussi jusqu'au miracle, disait-elle, sachant bien le succès assuré, quand on pinçait au Duc cette corde. C'était d'ailleurs le temps de cette étonnante vogue des théâtres de société; on ne parlait que de mascarades, de comédies, d'opéras. Les princesses les plus princesses, étudiaient, déclamaient des rôles, et les jouaient chez elles, en plein public, et en habit de comédiennes. Le Duc, soufflé par sa favorite, et amené adroitement à ce que désirait Giulia, s'engoua donc peu à peu, de donner, pour inaugurer l'hôtel Beaujon, une fête qui surpassât tout, et qui restât comme un modèle de luxe fastueux et de goût:
—Excellent! nous ferons entendre à ces imbéciles de Parisiens qui ont sifflé Tannhaüser, un acte inédit de Wagner...
Et l'ennui dont il recommençait à dépérir, tête-à-tête avec Arcangeli, de qui l'étoile pâlissait, enfonça au Duc sa résolution. Dès ce moment, l'hôtel et les conversations des familiers ne retentirent plus que de l'opéra, et Christiane et Hans Ulric demeurèrent les seuls à ignorer le gala déclaré, et le rôle que Son Altesse leur y destinait.
On les apercevait en effet, s'il se peut, encore plus rarement qu'aux Champs-Elysées, et leur chambre, précisément pareille à l'ancienne,—même les sculptures et les ornements, et les caissons dorés du plafond, avec ses peintures exquises et l'immense chandelier vénitien,—ne leur donnait aucune idée qu'ils fussent dans un endroit nouveau. Triptyques flamands, madones d'émail entourées de fruits, tableaux excellents des grands maîtres, la vitrine aux reliques romanesques, les quatre bustes florentins, les mêmes merveilles entassées de livres rares et curieux, d'étoffes, d'ivoires, de chinoiseries, de brimborions précieux, la vieille harpe peinte dans son coin, les théorbes et les archiluths traînant çà et là sur les fauteuils, tout cet identique arrangement qui fut terminé vers Noël, après un désordre assez long, reporta Christiane et Ulric irrésistiblement, aux journées lumineuses et tranquilles que ce cabinet leur rappelait. Le frère et la sœur respirèrent; le joug qui accablait leur âme parut se relâcher quelque peu. Ils reprirent du plaisir à la lecture; la musique longtemps oubliée, se fit de nouveau recevoir; on eût dit qu'une goutte des anciennes délices, de ce fleuve de tendresse et de suavité qui coulait autrefois dans leurs veines, s'y insinuait encore. Un matin, enfin, Christiane s'oublia dans les bras de Hans Ulric, et la tête sur son épaule, jusqu'au moment où une voix partit, une voix intérieure qu'ils connaissaient bien:
—Vous êtes mon frère, Giovanni!
—Et vous ma sœur, Annabella!
Ils pâlirent, ils s'éveillèrent, et les écailles leur tombant des yeux, tous les deux reconnurent les progrès de leur cancer intérieur. Au bord de quel précipice ils s'étaient endormis; parmi quels flots et quelles tempêtes ils avaient cru être en sûreté! Ce furent d'effroyables journées, pour les misérables enfants. Ils cherchaient à tromper les heures en mille sortes d'occupations, et, continuellement pressés par l'inquiétude qui les dévorait, se répandaient de tous côtés, au Bois, aux courses, dans les sociétés. Mais cette dissipation banale, ces remèdes que l'on prescrit, ne leur empêchaient pas les souffrances; il en aurait fallu boucher la source, qui était leur propre cœur. Christiane pâlit et maigrit. Ses yeux éteints se creusèrent, son visage se défigura; elle fondait en larmes fréquemment, et Hans Ulric, jadis la patience même, devint irritable et nerveux; un léger bruit, l'odeur d'une rose suffisaient à l'incommoder. Mais les nuits principalement, leur présentaient mille idées affreuses; quelque chose de plus violent remuait alors dans leurs entrailles, et ils restaient épouvantés du monstre qu'ils nourrissaient en eux; ou bien, s'endormaient-ils enfin, il leur venait des tourments cruels, comme dans le jour, par les songes.
Cependant, à l'hôtel, autour d'eux, tout se préparait pour le gala. Les ouvriers dressaient déjà l'estrade et le reste de l'appareil dans le salon des Miroirs, et le Duc allait voir chaque après-midi, la maquette du décor chez le vieux Séchan, dont l'immense atelier l'amusait. Le chef d'orchestre du théâtre Lyrique s'était engagé à fournir les musiciens; pour chanter Hunding, on aurait Doëry, le fameux baryton de Vienne, auquel la chanteuse écrivit: toutes choses enfin, s'annonçaient au mieux. Alors seulement, quand la Belcredi vit le Duc ainsi échauffé, elle rappela à Son Altesse qu'il fallait prévenir Christiane et Hans Ulric.
Mais dès les premières paroles, ils refusèrent l'un et l'autre, assurant qu'ils ne consentiraient point à chanter en public.
On peut penser l'étrange vacarme, et les imprécations du duc Charles:—Il serait donc toujours barré en ses moindres desseins! ce petit plaisir après lequel il languissait depuis si longtemps, un caprice d'enfant l'en voulait priver; bref, tant de furieux emportements que Christiane enfin céda, puis Hans Ulric, la voyant pleurer, accorda ce qu'on exigeait. A bien penser, ils n'avaient tous deux, d'autre raison pour ce refus, que l'embarras de monter sur les planches; mais qui sait si la distraction ne leur en serait pas profitable, et un allègement à ces heures, qui leur marchaient à pas de plomb?
Ce fut Giulia Belcredi, qui se chargea de montrer leurs rôles à la comtesse et à son frère. Dès le soir du lendemain, elle était chez les jeunes gens, gaie, légère, causante, voltigeante, et qui s'extasia de la chambre terminée, et des mille choses charmantes, curieusement étalées partout. On avait allumé quelques bougies de cire du grand chandelier, dont la lumière faisait distinguer jusqu'au moindre trait des tableaux qui se trouvaient au haut des murailles, et qu'on éteignit pour répéter. Le silence régnait partout, avec une sorte de majesté; Giulia, devenue sérieuse, était toute droite au piano; et une seule lampe, dans la vaste chambre. La Belcredi s'assit enfin, promena ses doigts sur le clavier, puis, avant que de commencer, demanda aux chanteurs s'ils se rappelaient le poème.
Ni l'un ni l'autre n'avait bien compris ce premier acte, si brusquement interrompu, et la Belcredi, prenant la parole comme pour entrer en matière, leur en fit le récit rapide:—Siegmund secouru par Sieglinde, Hunding qui le reconnaît, le provoque, puis le héros demeuré seul; il rêve, il sent sa poitrine s'enfler, Sieglinde apparaissant alors, les aveux, le long duo, la fuite,—sans qu'un seul mot de Giulia eût révélé de quel plus sombre crime encore, leur adultère se noircissait. Elle frappa ensuite quelques accords, et Hans Ulric commença.
Ils dirent le premier duo, chantèrent leur partie séparément; dans la scène avec Hunding, qui suit. Comme deux cordes à l'unisson, dont l'une sonne quand on touche l'autre, le cœur leur vibrait de se répondre. Ils s'exaltaient, donnaient leur pleine voix; des élans d'amour leur revêtaient l'âme de joie et de lumière, de toutes parts, et quand ils entonnèrent à la fin, le chant triomphal du Printemps, Christiane et Hans Ulric se saisirent la main. Fiévreux, enthousiastes, haletants, ils allèrent, sans faire une faute, jusqu'à la fin de cette admirable page.
Alors Giulia dit, comme sortant d'un rêve:
—Il se révèle à l'acte suivant, que ce sont le frère et la sœur, tous les deux, les fils du dieu Wotan, caché sous le nom de Walse.
Ils pâlirent extraordinairement, et leurs mains s'ouvrirent, se séparèrent; leur visage enivré s'éteignit, crispé d'un mouvement convulsif; un silence extrême annonça de quelle horreur ils étaient saisis. Christiane avait fermé les yeux, comme le soir où la Belcredi leur lisait la scène de Ford; Hans Ulric, éperdu de stupeur, regardait fixement dans l'ombre, un Rembrandt vieux, peint par lui-même, aux yeux pénétrants et mélancoliques. Quel démon se divertissait, connaissant le trouble de leur âme, à leur lever sans cesse ce fatal rideau? Etaient-ils donc dépeints partout, ces cruels tourments dont ils mouraient, et les chants des musiciens, ainsi que les vers des poètes, n'allaient-ils plus leur faire entendre désormais, que le crime et l'horrible désir dont ils étaient brûlés eux-mêmes? Le frère et la sœur ne remuaient point; d'autres ardeurs s'enflammaient en eux, que leur cœur ne leur avait pas encore expliquées; ils ne formaient aucune idée; et parmi cette affreuse agonie, à chaque convulsion de leur pensée mourante, ils se sentaient plus enfoncés, non dans un mal particulier, mais dans un abîme de tous les maux.
Et Hans Ulric, le lendemain, pour la première fois depuis leur tendre enfance, ne parut pas chez Christiane. Etendu sur un divan, à plat ventre, l'enfant se déchirait la poitrine par des cris et des gémissements. Il exécrait les codes, les lois, toutes les entraves des hommes; il songeait à ces rois d'Egypte que la coutume contraignait d'épouser leur sœur; il enviait le destin des bêtes; il eût voulu être poussière; puis, après ces mornes méditations, éclataient non plus des sanglots, mais des râles, mais des hurlements, qui s'éteignaient enfin en voix confuses, en soupirs, en longs balbutiements. Il se dressa, essuya ses yeux rougis, et il se promenait par la chambre. Sa tête n'était plus occupée que de deux vers bizarres, en anglais, qu'il se déclamait continuellement:
Il cherchait dans quel poème il les avait pu lire:—Pauvre âme! répétait-il tout bas, en s'adressant à Christiane; elle lui était, il le sentait bien, plus son cœur que son propre cœur, plus ses souffrances que ses propres souffrances; et, à la pensée de sa sœur, ses larmes sanglantes redoublèrent.
Il était plein d'elle, il se redoutait, mille démons lui tournoyaient dans l'âme; et Hans Ulric vécut ainsi, les jours suivants, tantôt, stupide et silencieux, puis, frénétique, à faire craindre que tout ne se rompît en son corps. Il jeta dehors ses pendules, dont le battement l'importunait; il se trouvait laid dans les glaces, et il sanglotait amèrement.—Partir! je veux partir, la quitter! Mais ses résolutions les plus fortes, tout d'un coup, se perdaient en l'air. Hélas! plus il pénétrait dans son secret, plus il trouvait que c'était ses entrailles mêmes; et criant, se roulant par terre, écumant, il ne sortait de ces furies que pour demeurer couché sur le dos, tout débraillé, la bouche ouverte, dans l'état d'un homme qui se meurt...
Il s'étonnait pourtant, l'infortuné, de ne pas endurer davantage:—Eh quoi! n'était-ce que cela? Les mots: passion, tourment, désespoir, lui avaient toujours présenté, alors qu'il les lisait dans les livres, un sens plus cruel et plus âpre que ce petit spasme de ses nerfs, ce mouvement de son cœur un peu plus rapide. Et Hans Ulric s'indignait alors contre lui-même, son repos lui faisait horreur; il appelait, il embrassait, il étreignait la souffrance désespérément, et ne pouvait s'en rassasier.
Il fallut bien cependant s'habiller, dans la soirée du cinquième jour, et si cruel que fût l'effort pour le jeune homme, porter chez Son Altesse qui le demandait, son corps malade et son âme bourrelée. Christiane s'y trouvait déjà, à qui le Duc venait d'offrir une montre émaillée en forme de luth, de même qu'il donna ensuite à Hans Ulric, une boîte de pistolets, pour faire entièrement passer, grâce à ces cadeaux, ce qui pouvait leur rester d'humeur.
Ils ne levèrent point les yeux, mais l'accent saccadé de leur voix, leurs soupirs, leurs moindres mouvements, répondaient l'un dans l'autre, au frère et à la sœur, et les emplissaient douloureusement. Tout était silence autour d'eux; César dormait sous les pieds du Duc, la chanteuse parlait de Karl Doëry, lequel ne pouvait quitter Vienne; et une tentation croissante leur venait de se regarder, fût-ce un seul instant. Hans Ulric enfin, tourna la tête; elle portait au cou, suspendu à un velours, un médaillon de leur vieille nourrice, Margaréta Bracholz, la surveillante de leur enfance, à Herrenhausen et à Blankenbourg. Un torrent leur passa dans l'âme, avec ces souvenirs oubliés; Hans Ulric se dressa à demi, près de crier, de s'élancer...—et, au milieu de leur poitrine, je ne sais quoi de suave et de fort, qui semblait s'échapper de leur cœur, jaillissait à bouillons redoublés.
A partir de ce jour, ils ne luttèrent plus, s'abandonnèrent à leur destinée; Hans Ulric retourna chez Christiane; ils recommencèrent à répéter, s'enivrèrent, sans en rien craindre, de ces chants brûlants de la Valkyrie. La Belcredi, qui les suivait comme pas à pas, dans leur âme, cessa enfin de jeter du venin sur une plaie déjà mortelle, et les visita rarement,—sûre qu'ils ne pouvaient désormais se déprendre de leurs attaches criminelles.
Ils sentirent les rêveries, les fureurs, les désirs cuisants, toutes les violences de la passion. Christiane ne pria plus; des cheveux blanchirent à Hans Ulric. L'oisiveté, la nonchalance, les nourritures délicates, les tendresses feintes des opéras qui leur amollissaient le cœur, cette poésie fumeuse qu'ils buvaient et que leur tête était trop faible pour porter, ce luxe qui les entourait, tout conspirait à les amener au bord extrême de l'abîme, jusqu'au moment qu'après ces longs oublis, leur conscience réveillée dardait soudain à leurs yeux un trait de flamme si violent, que c'était comme un coup de foudre rompant tout. Ils se fuyaient avec horreur; mais à peine demeuraient-ils seuls, qu'une faim de se revoir encore, les pressait et les violentait; et aussitôt qu'ils s'étaient revus, ils n'avaient plus que des tourments, du vide, un morne accablement, et des pensées ardentes et confuses, s'effaçant les unes les autres.
Ils en vinrent à se haïr, à se lâcher des duretés, des mots amers, tant leurs souffrances s'augmentaient. Souvent, assis face à face, une sécheresse soudaine les laissait glacés, pendant des heures, sans que ni l'un ni l'autre pût produire la moindre pensée de tendresse. Oh! que n'eût pas donné Hans Ulric, pour une de ces effusions, où son âme autrefois, se tenait comme suspendue à sa sœur! Farouches, indifférents à tout, Christiane et lui faisaient pitié. Ils recouraient à la nature, mais les champs, les forêts, le soleil n'étaient plus une joie pour leurs yeux; ils se réfugiaient dans l'art, mais ils avaient en eux, un vide énorme, où la musique et la poésie n'entraient plus. Comme une eau gelée et brillante qui, le moment d'après, n'est plus que de la boue, leurs occupations d'autrefois, sitôt qu'ils y touchaient à présent, se changeaient en un néant obscur. Dévorés d'une infinité qui ne pouvait être assouvie, leur amour lui-même semblait fuir et s'effacer dans leur âme.—Christiane ne m'aime pas! se répétait alors Hans Ulric éperdument; il voulait la tuer, se tuer lui-même; et chaque instant de leur vie, chaque battement de leur pouls, chaque éclair de leur pensée, avait maintenant plus de tortures, et l'on peut dire plus de durée, que tant d'années de leur intimité.
Les journées s'écoulaient cependant, avec une effroyable vitesse, et le Duc qui mourait d'impatience, semblait encore pousser les heures de ses mains, à force de courir et de trépigner dans les derniers préparatifs. La machine matérielle était presque terminée. On avait remplacé Karl Doëry par l'un des barytons du théâtre Lyrique: Wagner enfin, sur un second billet flatteur de Son Altesse, accorda l'autorisation qu'on lui demandait; si bien que, lorsqu'on eut rangé dans la salle, trois cents fauteuils pour pareil nombre d'invités, il ne resta plus qu'à marquer le jour de la répétition générale, à laquelle le Duc voulut assister, et qui tomba le samedi, 21 janvier.
Christiane et Hans Ulric essayèrent leurs costumes, dans l'après-midi; ce n'était pour lui, qu'un sayon de cuir, et pour elle, une longue tunique de laine blanche, avec une plaque d'or qui serrait ses cheveux. La Belcredi vint les chercher sur les huit heures; et ils descendirent tous trois, à un petit salon fort éclairé, qu'on avait ménagé en arrière des coulisses, et qui rendait chez Christiane, par un degré dérobé.
—Ah! mon Dieu! comtesse, dit Giulia, vous avez oublié vos pendants d'oreilles.
C'était une nouvelle galanterie du Duc, deux dents de lion montées en or; rude bijou, que Son Altesse avait fait ciseler pour Sieglinde.
—Vous les trouverez dans le secrétaire, dit Christiane à Hans Ulric qui remonta.
La chambre était déserte et tranquille; deux grosses lampes l'éclairaient. Hans Ulric avait ouvert le curieux meuble, incrusté d'écaille et d'ivoire; et comme il l'allait refermer, et descendre avec l'écrin, tout à coup, dans le fond d'un tiroir, il aperçut ses pistolets, car Christiane redoutant quelque frénésie désespérée, les avait enlevés de chez lui, sans qu'il y prît garde.
Il ouvrit la cassette d'argent, blasonnée du Cheval-Passant, comme tout ce qui sortait des mains de Charles d'Este, et vint regarder ces belles armes, à la clarté d'une des lampes. Alors, le silence qui l'environnait, soudain, lui parut extraordinaire; des souvenirs profonds et confus l'assaillirent, tandis que son cœur s'affaissait dans un vague de souffrance intolérable; et machinalement, le jeune homme continuait de charger l'un des pistolets, en passant à droite et à gauche, des regards éperdus.
—Ulric! Ulric! appela Christiane d'en bas.
Il fit un bond, repoussa la boîte dans le secrétaire, et descendit précipitamment.
La marche des Hussards de Blankenbourg, que l'orchestre jouait, pour tirer du Duc quelque royale gratification, annonçait déjà l'arrivée de la compagnie, dans la salle. Charles d'Este se montra en tête, donnant le bras à la Belcredi; elle avait les épaules nues, une aigrette de diamants, et un habit d'étoffe magnifique, or et blanc, chamarré de diamants et de perles; puis venaient, en un seul peloton, les deux bâtards, Arcangeli, M. d'Œls tout bardé de ses croix, avec les autres familiers, et enfin, seul derrière tous, qu'il dominait de la pleine tête, le colossal habit sang de bœuf où suait M. d'Andonville. Le Duc s'assit sur un fauteuil, au premier rang; il mit Giulia à sa droite, et Otto de l'autre côté, quelque peu en arrière de lui.
L'orchestre préluda; une tempête grondait; puis le rideau se sépara par le milieu, et l'habitation apparut, avec des épieux aux murailles, sa massive porte à peine équarrie, et le toit soutenu d'un frêne géant, aux flancs duquel brillait la garde d'or du glaive promis au Walsung. Ulric-Siegmund fit son entrée; Christiane entonna les premières notes du chant de Sieglinde,—et tous deux, au milieu du calme violent qu'ils essayaient de s'imposer, sentaient revenir à leur âme, ainsi que par confuses bouffées, le temps où ils jouaient jadis à Herrenhausen, des comédies et des drames enfantins.
—Cher seigneur! souffla la Belcredi à l'oreille du Duc, parmi les battements de main qui accueillaient la fin de la scène, voyez comme la comtesse joue bien son rôle.
Immobile à un coin du théâtre, tandis que du seuil, le farouche Hunding faisait un geste de surprise en apercevant l'étranger, Christiane attachait sur son frère, des regards absorbés et noirs. Elle l'aimait, elle l'aimait! Que servait de lutter plus longtemps?... Les énormes lustres flambaient au-dessus de la salle déserte, toute préparée et rangée; d'éclatants applaudissements se succédaient presque sans relâche.—Oui! l'on pouvait les applaudir, les misérables! Ce qu'ils jouaient, c'était leur propre cœur; cette musique dont ils amusaient les oreilles des indifférents, c'étaient les cris mêmes de leur passion. Un flot de larmes lui monta aux paupières. Puisque les dieux, puisque Wotan poussait Siegmund dans les bras de sa sœur, l'inceste était-il donc un crime?... Et, défaillante, les regards fixes, abîmée au fond d'elle-même, où il se coulait à cette pensée, une angoisse de volupté, Christiane continuait de songer profondément.
—Bravo! bravo! exclama le Duc, claquant des deux mains à Sieglinde, quand elle se retira d'un pas lent.
La nuit s'était répandue sur le théâtre; Hans Ulric restait seul maintenant, auprès du foyer qui se mourait. La symphonie douce que jouait l'orchestre, n'arrivait pas à son oreille; il s'élevait en lui violemment, mille imaginations, mille désirs; son âme, déjà toute prête au crime, dévorait l'inceste par la pensée. Une porte s'ouvrit; c'était Sieglinde.
Elle avait endormi son époux, en lui versant à boire un narcotique; elle venait pour montrer à Siegmund, l'épée plantée dans le frêne; et cependant que tous les deux, ils parcouraient le vaste théâtre où, dans l'obscurité, Sieglinde avait l'air d'un fantôme blanc, il semblait de nouveau à Hans Ulric, que tout cela ne fût qu'un rêve.—Eh! le savait-il, après tout, s'il dormait ou s'il veillait? Le monde lui apparaissait comme à travers des yeux troubles et vagues, cachés bien avant au fond de son âme. Ce qu'on appelle souffrir et vivre, est-ce autre chose, se demandait-il, qu'une partie un peu plus excitée d'un morne et continuel sommeil? Mais une mélodie s'éleva, forte et héroïque comme le printemps; l'énorme porte, en sursaut, s'ouvrit avec un grand fracas; la blancheur de la nuit inonda la chaumière.
Alors, selon que le veut le poème, Hans Ulric enlaça Christiane dans ses bras; et il sentait battre contre son cœur, ce cœur plein de lui. Leurs voix s'élevèrent à l'unisson, suivies d'un silence d'extase, où l'on n'entendit plus que le murmure inquiet, la rumeur gonflée et palpitante de cette belle nuit de printemps. Tout était volupté, frémissements, tourments d'amour; et la lune, au plus haut du ciel, éclatante et fluide comme le lait, répandait partout un immense philtre, qui forçait les êtres d'aimer. La forêt vivait et soupirait, les ruisseaux s'enflaient de tendresse, des frissons remuaient les amants, enlacés au fond de la scène; dans cet embrassement redoublé, ils prenaient possession d'eux-mêmes. Un instinct leur donna comme un branle secret, pour s'avancer chanter au moment marqué; et cette musique toujours plus chaude, plus pétrie de flamme et de passion, les embrasait, les enivrait: hésitations, scrupules, remords, les deux amants sentaient je ne sais quoi de lourd qui s'envolait, de toutes les parties de leur âme. Ils chantaient, ils chantaient encore; tout ce qu'ils n'avaient jamais pu dire, ils se le criaient par ce chant, qui était leur aveu nuptial; ils triomphaient, ils s'adoraient, ils haletaient de ce rassasiement surhumain de leur amour; et l'âme roulée l'une sur l'autre, soulevés par un transport puissant qui les faisait être au delà d'eux-mêmes, goûtant un orgueil colossal à soutenir leur crime en face, ils ne se souciaient plus de rien. En trois pas, d'un seul geste, Hans Ulric arracha le glaive qu'il brandissait; puis levant dans ses bras, son amante, il s'enfuit impétueusement, et le rideau se referma.
On releva la flamme des lustres, et le Duc, suivi de son cortège, revint dans la serre d'hiver, où il fit appeler Hans Ulric avec sa sœur, aussitôt qu'ils auraient changé d'habit. Une collation y était servie, de gibier, de poisson, de fruits, et de différentes sortes de vins du Rhin, dont Son Altesse porta des toasts; puis, pour remettre Christiane de quelque peu d'étourdissement, car elle avait paru si changée en entrant, que tout le monde s'était écrié, le Duc proposa la partie d'aller voir aux flambeaux, dans le jardin, la cascade de rocailles qui était gelée. Cela fit quelques jeux de lumière dont la compagnie s'amusa, jusqu'au moment où le froid qui augmentait, chassa le Duc vers la maison. Hans Ulric et sa sœur marchaient les derniers, par le sentier couvert de neige épaisse; puis tous deux, sans se dire un seul mot, ils montèrent à leur cabinet.
Elle s'assit dans un fauteuil; le pâle Hans Ulric se mit à la vitre. La lune, toute pleine et sinistre au ciel, semblait le regarder avec des yeux vivants; et il songeait confusément, voyant les étoiles sans cesse, au delà les unes des autres, à cette profondeur infinie des mondes. Il tressaillit soudain, Christiane s'était dressée; et ces pas derrière son dos, ces pas légers le terrifiaient, comme si la Mort eût marché vers lui. D'affreux lambeaux d'un rêve l'assaillirent. Il revit des cierges allumés, un cercueil noir voltigeant çà et là, et lui debout, les yeux fixés sur ses pieds nus, où il comptait cinq pustules livides. Son cœur battait à se rompre; il la sentait derrière lui, peut-être avec un horrible visage, une tête de morte rongée des vers. Fou de terreur, il se retourna, et ils étaient tous deux, face à face. Alors, avec un long frisson, elle s'abattit dans ses bras, en collant sa bouche sur la sienne.
Vers les quatre heures et demie du matin, deux détonations, coup sur coup, réveillèrent l'hôtel en sursaut. Giulia, qui venait enfin de se mettre au lit, après avoir vu sortir Hans Ulric de l'appartement de sa sœur, prit rapidement un déshabillé, et courut à la chambre du comte. Tout y était dans une extrême confusion, portes ouvertes, et les valets éperdus, qui couraient et se poussaient l'un l'autre. Le comte Ulric avait commencé par se tirer dans la poitrine, un des pistolets du duc Charles, puis se retrouvant encore vivant, il s'était brûlé la cervelle.
VI
Il y eut des tables à l'hôtel, où nombre de gens vinrent s'inscrire, et juste autant d'aunes de drap noir qu'en exigeaient les strictes bienséances. Pour du chagrin, le Duc n'avait jamais aimé le «fils de la serve,» comme il le nommait, de sorte qu'on ne perdit pas le temps à s'amener des larmes au bord des yeux, et que, les obsèques réglées, et les valets vêtus d'enterrement, il ne fut plus question de Hans Ulric, ni d'affliction. Bien mieux, la terrible tragédie eut un contraste ridicule, par la farce qui lui succéda.
Un soir donc, précisément comme il rentrait des funérailles, Franz trouva Emilia disparue. Il interrogea les femmes de chambre; elles se regardèrent, et lui dirent ensuite, qu'après beaucoup de pleurs et de cris, à la suite de la scène du déjeuner...
—Oui! oui! après! interrompit le comte, qui savait bien que ce déluge provenait d'un nouveau refus d'épouser...
—Mademoiselle, tout à coup, avait demandé une voiture, et donné l'ordre au cocher, croyait-on, pour un embarcadère de chemin de fer. Franz envoya chercher Arcangeli, mais le cher frère fit l'aveugle, qui n'avait rien vu, ne savait rien.
—Allons, Giovan, dis-moi où est ta sœur?
—Hé! bonne Vierge; l'avait-il dans sa poche! et n'y tenant plus, l'Italien s'exclama contre de tels soupçons, protesta de son ignorance, et se déchaîna même contre Emilia, avec peu de ménagement.
Le lendemain pourtant, d'assez bonne heure, il se présenta chez le seigneur comte, et après une verbeuse préface, Arcangeli nomma Saint-Germain, où s'était enfuie Emilia, et qu'il venait, à l'instant même, disait-il, d'apprendre par un court billet.
Franz partit tout de suite, à la chaude, n'ayant dans le cœur et dans la tête, que de revoir sa maîtresse. Il comptait avoir recours là-bas, à l'un de ses intimes amis, le marquis de Courson, lieutenant aux hussards, qui lui aiderait ses recherches; mais en sortant de wagon, le doute lui vint justement, si la maison du marquis n'était pas le refuge de son Hélène. Rien d'impossible au sproposito, quelque déconcertant qu'il parût. Le jeune homme, en maintes occasions, avait rendu à l'Italienne des soins et des attentions, qui avaient été bien reçus; et d'ailleurs, le désir de se faire chercher et de piquer la jalousie de Franz, avait peut-être autant de part à l'étrange fuite d'Emilia, que ce grand efflanqué de Courson, avec le jaune, la laideur et les bourgeons dégoûtants de son visage. Ce fut à quoi Franz s'en alla rêver, dans l'allée de la Terrasse, et les nombreuses vraisemblances qu'il trouvait à cette explication, le défrayèrent sur le chemin. Il visita ensuite le château, rôda quelques instants, aux abords de l'hôtel du marquis, d'où la frayeur d'une scène publique, en cas qu'Emilia sortît, ne tarda pas à le chasser; puis, après avoir déjeuné, le comte rentra gaiement à Paris, persuadé qu'on se jouait de lui.
Franz se mit au lit de bonne heure, et passa une soirée charmante à raisonner de cette escapade, cœur à cœur, avec Louis, son valet de chambre. Il trouva, en se réveillant, une lettre de la fugitive, qui donna toute la lumière dont l'affaire avait encore besoin, et curieuse aussi, dans sa sécheresse, pour bien connaître l'Italienne, de qui, si les actions étaient fort romanesques, le style n'y répondait pas toujours:
«François,
«Vous êtes venu aujourd'hui ici pour prendre des renseignements; vous avez eu tort de retourner sans voir le marquis, car je suis dans sa maison. Je suis venue lui demander un abri pour quelques jours, jusqu'à dimanche; vous savez que je ne voulais pas rester votre maîtresse, à offenser la Vierge et les Saints.. Mais il serait inutile de répéter toutes les raisons.
Si donc vous n'êtes pas décidé à m'épouser, je serai dimanche, la maîtresse du marquis. Je vous jure à genoux sur l'âme bienheureuse de mon père, que jusqu'à présent, rien ne s'est passé.
Pour le cas où vous me refusez comme votre femme légitime, renoncez dès à présent, à toutes relations avec moi. Adieu! j'attends votre réponse. Réfléchissez, ma résolution ne changera pas».
—Tra, la, la, la, tra, la, la, chantonna le comte entre ses dents, et ce fut sa seule colère contre l'insolente alternative, que lui présentait Emilia. Sa gaieté redoubla encore, sur un billet du marquis de Courson, où celui-ci racontait plaisamment la tombée des nues de l'Italienne, ses sanglots, ses transports, ses déplorations, les pistolets dont sa chasteté était gardée, et que, ne voyant pas d'issue à cette scène grotesque, il avait fini par aller se loger d'emprunt, chez un ami, laissant la dame, par courtoisie, maîtresse du champ de bataille.
Inutile victoire pourtant! Dans cette maison abandonnée, Emilia se dévorait de voir s'écouler sans effets, un temps si précieux et si palpitant. A bout de patience, elle écrivit; mais Franz renvoya la missive, avec ces seuls mots ajoutés en marge de la signature:
«La manière dont vous avez agi, ne dénote pas une personne comme il faut».
C'était pour qui connaissait le comte, si amoureux des bienséances, le plus hautain reproche qu'il pût faire; et Giovan, qui survint peu d'heures après, confirma que tout était perdu, et qu'en cherchant à s'opiniâtrer, il n'y aurait rien d'avancé que de causer sûrement, l'éclat d'une rupture irrémédiable. Un dernier reste de comédie fit écrire à Emilia, une lettre désolée; après quoi, soufflant dans sa main pour sécher ses yeux, et quittant ce Saint-Germain funeste, la jeune femme s'installa rue d'Orléans, près du bois de Boulogne, où Giovan, provisoirement, lui donna le pot et le logis, encore qu'elle fût à son cou une lourde meule de plus.
Le temps était passé, en effet, de la faveur que l'Italien avait trouvée longtemps, près du Duc. Les amusettes, avec lesquelles il menait auparavant son maître, les bouffonneries qui servaient aux choses les plus sérieuses, perdaient de leur saveur, pour être du réchauffé:
—Va! c'est bien! mon pauvre Giovan, disait Charles d'Este, languissamment; et ce ton même se haussa, et devint de journée en journée, plus impérieux et plus aigre, après l'étrange aventure de Saint-Germain. Les cravates vert-pomme d'Arcangeli, son esprit bas, étroit, mesquin, et qui puait par trop, la sale coque d'où il sortait, jusqu'à ses breloques de corail, commençaient à fatiguer le Duc, et à le mettre à contre-poil de tout ce que faisait son bouffon. L'Italien semblait se résigner, tendait le dos sous la gouttière. Son cœur, cependant, saignait en secret, d'un si entier renversement. Lui, qui avait été l'homme unique dans l'hôtel, et bon à tout, depuis vider le pot de chambre de Son Altesse, jusqu'à reconquérir ensemble le duché, après dîner, se voyait réduit présentement à la seule toilette du maître, sèche, contrainte, silencieuse;—ou bien, s'il risquait la gambade, le Duc l'arrêtant d'un regard glacé, revenait aussitôt à ses chiffres, et aux gens de loi, qui faisaient, en ce moment, son unique et fort peu plaisante compagnie.
Tous ces tracas qui l'infestaient subitement, n'avaient d'autre guêpier que l'hôtel Beaujon lui-même. Après avoir, dans ses premiers transports, envoyé des présents superbes aux deux architectes, le duc Charles, avant de payer, s'était avisé de vérifier leurs grimoires. Il fut épouvanté des voleries, et l'ambition d'y voir clair lui croissant avec l'esprit de chiffres, notre homme, un beau jour, fit charrier dans son appartement, les inventaires généraux, les baux, les mémoires, les contrats, l'état des recettes et des dépenses, sur lesquels il passa bientôt les matinées, en compagnie de M. Smithson, à dérouiller sa plus abstruse et sa plus profonde arithmétique.
Il en apportait chez la Belcredi, un cerveau encore tout offusqué; si bien qu'assommé d'étiquette, et comme Giulia mettait son souci à tâcher de le divertir, et à faire fleurir pour lui, sa table et son appartement, Charles d'Este prit l'habitude de déjeuner tête-à-tête avec elle. Ils avaient là chacun leurs plats; elle abondamment, car elle aimait à manger et de toutes choses; le Duc assez peu, et toujours les mêmes: force fruits à l'entrée du repas, surtout des melons et des figues, des chapons, pigeons et gibier rôtis et bouillis, et quotidiennement, quelque pâtisserie, avec des farces de fromage, de caviar, ou de graines de pavot; mais tout cela, tellement plein de jus et relevé d'épices, qu'on n'était presque plus surpris des torrents de bière glacée, dont le Duc éteignait tout ce feu; jamais de salade ni de venaison, rarement du poisson, qu'il déclarait fade, et le petit coup de liqueur ou de très vieux cognac après table, tout en maniant ses écrins, que la Belcredi allait lui quérir.
C'était le temps, effectivement, où le Duc avait entrepris de dresser le Catalogue officiel de sa collection de pierreries. Il y fut aidé tout du long, par le sieur Van Moppes, expert-joaillier, lequel avait vendu jadis quelques bagatelles à Giulia, et qu'elle fit connaître à Son Altesse. Qui entrait, apercevait le Juif, juché sur une chaise haute, son gros œil collé contre un diamant, le museau livide, tout ramassé, et ressemblant fort à une grenouille: et toujours, devant lui, son éternelle paire de balances, dont deux énormes bosses qu'il avait, dans la poitrine et dans le dos, semblaient l'étui. Cependant, le lit de repos, de dessus lequel Charles d'Este dominait les assistants, disparaissait sous plus de vingt millions de pierreries de toutes sortes, diamants, rubis, monstrueuses turquoises, émeraudes de la grosseur d'une prune de la reine-Claude; et, à la lueur des candélabres, le Duc barbu et immobile, tous les doigts, jusqu'au pouce même, scintillant de mille feux, et des colliers plein la poitrine, semblait comme un roi de théâtre sur son estrade.
Tant de tracas que se donnaient M. Smithson et l'expert-joaillier, à passer des chiffres au crible et à peser des diamants, était pour un dessein venu à Charles d'Este, après la mort de Hans Ulric, et qui voulait qu'il mît de l'ordre dans sa fortune: celui de faire son testament. Il n'eut pas la joie toutefois, de si bien nettoyer ses affaires, qu'il ne lui restât au milieu, une vingtaine de puants procès, car, las de se fatiguer l'esprit, le Duc attaqua d'un seul coup, tous les mémoires des entrepreneurs; mais qu'étaient les quelques cents mille francs en litige, au prix du monstrueux argent que révéla le testament: cinq millions à Christiane, en se mariant, cinq autres, à la mort du Duc; au comte Franz, quinze millions; et le surplus, près de trois cent trente millions, id est, disait le précieux brouillon:
Nos châteaux, nos domaines, nos forêts, nos mines, nos salines, hôtels, maisons, nos parcs, nos bibliothèques, jardins, carrières, diamants, joyaux, argenterie, tableaux, chevaux, voitures, porcelaines, meubles, argent comptant, fonds publics, billets de banque, et particulièrement, cette partie importante de notre fortune, qui nous a été prise et retenue de vive force, depuis 1866, dans notre duché de Blankenbourg,
le Duc les laissait à son cher Otto, à la charge pour celui-ci de payer quelques legs, qui seraient désignés dans des codicilles postérieurs.
Le trouble et le bourdonnement furent extrêmes à l'hôtel, dès qu'on y apprit le testament. Ne sachant rien qu'en gros et par rumeurs contradictoires, que M. d'Œls s'amusait à répandre, chacun tremblait que le voisin n'eût mordu sur sa part du gâteau, jusqu'à cette bonne Augusta, qui brava le péril des courants d'air, pour venir se jeter aux pieds de la chanteuse, la suppliant qu'elle lui conservât la faveur de ses bonnes grâces. C'est que la Belcredi paraissait dans le plus radieux état, où personne eût jamais été, auprès de Son Altesse. Même appartement, même lit; Charles d'Este ne bougeait plus guère, de derrière la jeune femme. Ils étaient ensemble à présent, sur le tour de mignardise et de tendresse, et Giulia, vingt fois le jour, prenait les ordres de son «cher seigneur,» pour sa parure ou son occupation.
Elle plaisait à ce capricieux, par ses raffinements exquis, sa délicatesse et sa réserve. Chez elle, pendant le travail, car le Duc, plus que jamais, s'acharnait avec M. Smithson, la chanteuse lisait ou travaillait en tapisserie, et toujours le nez sur sa laine. Au milieu de ces monceaux de chiffres, dont Son Altesse s'entêtait d'éclaircir le testament, elle voyait d'immenses terres, peu de dettes, un Pérou d'argent et de pierreries, Christiane et Franz à pourvoir, et Otto sans doute à avantager; mais cela ne pouvait aller haut, et que de beaux et lourds millions qui resteraient! Et, à ce comble de faveur où Giulia se croyait parvenue, la tête lui tournait d'une fumée d'espérance.
Ce fut un jour de vers la fin de mars, que le testament fut déclaré, et cette déclaration produisit une scène assez singulière, et bien dans le goût théâtral où se plaisait Charles d'Este. Entrant un soir, après dîner, au grand salon des Tapisseries, le Duc s'avança vers ses familiers, qu'il venait de faire chercher, prit par la main son fils cadet, promena les yeux avec lenteur, sur la compagnie immobile, à qui il dit, sans adresser la parole à personne, que tous ses titres, honneurs, possessions, et le duché de Blankenbourg, c'était Otto qui y succéderait; et aussitôt, marchant quelques pas jusqu'à l'autre bout du salon, Charles d'Este appela le comte Franz. Là, avec excuses du peu, il lui apprit les quinze millions dont il l'apanageait par testament, nomma la part démesurée d'Otto:
—Mais il n'en faut pas moins, mes chers enfants, quand on doit soutenir son rang...
Après quoi, saisissant Franz aux épaules et s'appuyant dessus pour le faire ployer, le duc Charles pria ses deux fils de s'embrasser en sa présence, et de se garder après sa mort, une inviolable amitié; puis, lui-même les embrassa, tandis que toute la petite cour fondait sur eux, afin de les complimenter.
—Et moi, cher seigneur, lui dit une heure après, Giulia, en retirant ses bagues, ne me donnerez-vous donc rien?
Il la regarda; elle souriait de son sourire énigmatique, et comme Charles d'Este était justement en train de boire un verre d'eau de chicorée, ainsi qu'il faisait chaque soir:
—Tenez, dit le Duc, par badinage, et la Belcredi avala un long trait de la médecine, moins amère sans doute, que sa déception.
Voilà tout ce que lui produisit ce mois de mars, qu'elle espérait si succulent et si fructueux. Mais loin que l'étrange sirène en témoignât le moindre souci, elle redoubla au contraire d'empressement et de gaieté chez Son Altesse, au cruel déplaisir de l'Italien.
—Va! va! carogne, démène-toi, et gare la culbute! murmurait-il, en haussant les épaules, car sa propre et rapide disgrâce lui montrait le bâton toujours levé sur les autres.—Non! à coup sûr, cela n'irait pas loin; cette belle faveur se casserait le nez,—entends-tu, insolente bête!—concluait le bouffon, en suivant du regard, sa rivale dans la galerie des Saisons, où Son Altesse le consignait: dure pénitence de la voir passer, et entrer vingt fois par jour, chez le Duc, toujours sereine, un peu nonchalante, avec son air ouvert, gracieux et inoccupé. Quelquefois seulement, un coup d'œil au miroir trahissait quelque espoir secret, comme si l'altière ensorceleuse se fût souri à elle-même, en trouvant dans ses yeux et sur sa face superbe, de quoi venir à bout de son dessein, et abattre à ses pieds tous ses ennemis.
Depuis huit jours, le comte Otto, qu'on ne voyait jamais auparavant, commençait d'être familier et même assidu chez son père. Il arrivait de bon matin, se mettait sur une chaise percée, et là, déjeunant largement, entouré de ses chiennes couchantes, auxquelles il donnait la curée, le jeune homme tenait séance au chevet du Duc, qui s'en montrait ravi, quoique, en somme, il n'eût rien, pour profit de ce subit amour filial, que la puanteur d'une selle. Heureux encore, si le cher mignon voulait bien ne pas lui roussir la barbe avec les fusées et les pétarades auxquelles il se divertissait, et ne lâcher qu'à demi-voix, ses jurons habituels, lorsque Giulia prenait, par hasard, un morceau dont il avait envie.
Elle était la seule, pourtant, qui gagnât quelque chose sur lui, et qui pût essayer de brider cette humeur âpre et terrible. L'hôtel entier tremblait devant Otto; maître de tout, par la prédilection de son père, et sauvage comme ces animaux qui ne semblent nés que pour dévorer, ses amusements mêmes sentaient le tyran et le furieux. Avec son teint jaunâtre et pourri, sa grosse tête vacillante, ainsi que sous le poids de vapeurs empestées, et cette sorte d'âme rouge, si l'on peut hasarder ce terme, qui brûlait dans ses yeux pleins de sang et sur sa chevelure rousse, il ressemblait, prétendait M. d'Œls, à ces flammes livides du soufre de l'enfer, dont les damnés sont tourmentés.
—Oui! un démon, un vrai démon! répétait Son Altesse complaisamment; si bien qu'un jour, le chambellan osa lui dire:
—En effet, Monseigneur, quand Satan lui entrera au corps, c'est le diable qui sera possédé, et rendu plus diable qu'il n'est...
Plaisanterie dont Charles d'Este rit de tout son cœur pendant longtemps, sitôt que d'Œls lui tombait sous les yeux. Un fils pareil le rajeunissait. On le voyait comme baigné à attacher ses regards dessus; il en oubliait même ses caves, qu'on finissait d'aménager, et superbes autant qu'un salon, par près de deux cent mille écus que le Duc y avait engloutis. A la lueur des globes de gaz, que les stucs, les dorures, les marbres se renvoyaient avec un éclat incroyable, les valets ne faisaient que ranger les bouteilles dans des manières de casiers de chêne, qui montaient jusqu'au haut des murs. Et il y avait, ainsi accommodés en façon de bibliothèque, le caveau des Bordeaux, celui des Bourgognes—les meilleurs d'Europe, disait le Duc,—un autre pour les vins de Champagne, un quatrième des vins étrangers et de ceux de liqueur les plus rares, avec un dernier, réservé à la bière que buvait Charles d'Este, et qu'on brassait exprès pour lui à Pilsen, en Bohême. Otto et son androgame Saint-Amour, trouvèrent là d'étranges plaisirs, se gorgeant, cassant les goulots, entonnant à même; alors, des chansons, des hurlements, des crapauds crevés avec de la poudre, des baptêmes de chiens que l'on faisait ensuite s'accoupler, les ordures les plus énormes. Enfin, de degré en degré, l'effet de leur ivresse était tel, qu'ils salissaient le pavé d'effroyables traînées, et rendaient partout ce qu'ils avaient pris. Même, une fois ou deux, Charles d'Este s'en mit en peine, et vint passer l'après-midi, au chevet de son bien-aimé fils, en compagnie de Giulia.
Un soir, comme la Belcredi, revenue depuis une demi-heure à peu près, d'une de ces longues visites, se trouvait seule chez le Duc, son étonnement ne fut pas petit, de voir entrer soudainement, la plus singulière figure de mascarade, et de reconnaître le comte Otto. Elle s'écria; mais lui, tout d'abord, s'arrête un moment à la porte, prend son élan, en répétant:—Ah! le bon lit! le bon lit! saute dessus, comme saisi de frénésie, s'y roule trois ou quatre tours; puis, revenant vers la chanteuse stupéfaite, il la pria de lui ajuster quelque pli qui s'était dérangé. Il portait de longs crêpes verts, flottants et voltigeants, surmontés d'un bois de cerf au naturel, sur une coiffure bizarre, qui lui donnait l'aspect d'un Actéon.
—Est-ce chez M. Aguado que vous allez? demanda-t-elle, où il y avait en effet, bal masqué.
Et là-dessus, le comte se retournant, lui mit la main au sein, pour toute réponse. Il la serrait de près, elle tomba; on vit la durée d'un tourne-main, ses bas de soie couleur citron, à coins d'argent.—Finissez! finissez! disait-elle, en se défendant contre les baisers... Le terrible était qu'à cinq pas, se trouvait une porte entr'ouverte, avec quelques marches de marbre, qui conduisaient au cabinet où Charles d'Este prenait son bain; la chanteuse ne cessait pas de tourner les yeux vers cette porte. Ses forces commençaient d'être à bout, quand le Duc, par hasard, appela:
—Giulia!
Et cette voix inattendue mit en fuite l'enragé Otto, sans que Son Altesse, dans sa baignoire, eût pu s'apercevoir de rien.
Il n'en fut pas autre chose d'ailleurs, et le jeune homme put, tant qu'il voulut, se consoler auprès de Saint-Amour. Mais leur commerce, pour devenir ainsi habituel et journalier, commençait à lui paraître fade; et le vice croissant d'Otto brisa bientôt cette sale amitié, par de nouveaux amours, plus sales encore. Un sérail de prostituées prit la place de l'hermaphrodite; tout devint bon au jeune comte. A la Roche-Brûlée, un château de son père, où il s'enterra quelques jours, avec des filles et des garçons.
—Car il était au poil et à la plume, disait M. d'Œls...
Otto bouleversa le parc, en fit sauter d'énormes rochers, vida l'étang, descella les grilles, et toujours les poches bourrées de cartouches de dynamite. Il voulut faire l'épreuve enfin, ne sachant plus qu'inventer, comment l'on tombe du haut d'un arbre que les bûcherons abattent; et il faut nommer un vrai miracle, s'il ne se brisa pas les os. Mais ce fut sa dernière prouesse; la Roche-Brûlée l'ennuyait, et il revint promptement à Paris.
Alors, tout ce qu'on avait vu qu'il savait faire jusqu'à ce moment, parut en quelque sorte, les Jeux et les Ris. On peut dire que l'abcès creva, et que le pus qui affolait Otto, lui monta au-dessus des yeux. Ses furies ne le quittèrent plus; un pareil prodige de perversité étonna Charles d'Este lui-même. Il eût fait peur au coin d'un bois, avec sa pâleur de cadavre, ses regards louches et égarés, et le tic effrayant qui, à chaque minute, lui jetait la face en avant, ainsi que pour vomir son démon. Toutes les nuits, on ramassait Otto, on le portait au lit, ivre mort; puis c'était vers midi, au réveil, le plus étrange défilé, ruffians, escrocs, entremetteurs, des matrones puantes de musc, des barbes sales, des cochers. On faisait cercle, on louangeait Otto; on le pressait de venir voir, selon le style du métier:
—Quelque nouveau tableau d'un rare mérite.
Douze ou quatorze heures de suite, les chevaux du Duc restaient attelés devant d'infâmes numéros. Ses rages devinrent terribles; il fallait que l'on fût devant lui, petit et tremblant comme l'herbe: et tant de monstrueux passe-temps de débauche démesurée, dont il doublait et triplait son plaisir, ne pouvaient éteindre sa luxure. Exténué et défaillant, il était encore allouvi; un tison l'éveillait, l'embrasait, le forçait sans repos, de courir se faire étalon, dans quelque banal mauvais lieu... Il finit par ne plus bouger de ces maisons, s'y établir des semaines entières,—tellement que Charles d'Este, durant quelques jours, put disposer de cet appartement vacant pour la princesse de Hanau, une parente pauvre et catholique, qu'un accident de malles imprévu laissait sur le pavé, à peine arrivée, sans garde-robe et sans argent.
Le Duc ni elle ne s'étaient pas revus, depuis près de dix-huit années, et Son Altesse qui, dans sa jeunesse, avait montré du goût pour sa cousine, fut assez de temps à s'extasier que «Sophie eût ainsi changé.» C'était une femme étonnamment maigre, d'une taille qui effrayait, quand on l'apercevait de loin, avec un visage comme enflammé, et de longues dents de sorcière. Elle n'était rien moins cependant, mais l'honneur, la droiture même; un esprit enjoué, pénétrant et naturellement rempli de grâces, et la plus ardente charité qui l'avait fait se dépouiller à la lettre, pour nourrir les pauvres, et élever des hôpitaux. Les bonnes œuvres, les aumônes, les prières chez elle ou à l'église, de rares visites dans le monde, pour lequel elle eût eu du penchant, mais extrêmement retenu, formaient tout le tissu de sa vie. Et tant de piété et de vertu, qui ne s'étaient pas démenties, depuis quatorze ans qu'elle était veuve, avaient toujours comme obligé le Duc, de marquer à cette parente une estime particulière; si bien que Christiane enfant avait passé jadis, tout un été, en compagnie de la princesse, dans une sorte de couvent bâti par les anciens comtes de Hanau, au plus riant du Tyrol italien.
Aussi, la comtesse Christiane fut-elle la première personne de qui s'informa Mme Sophie, en ne tarissant pas sur sa gentillesse et sa vivacité d'autrefois, qui devaient la parer à présent, de toutes les grâces les plus charmantes.—Ah! elle est changée, bien changée! disait Charles d'Este nonchalamment, et sans marquer grand empressement... Mais enfin, comme tôt ou tard, il fallait bien que l'entrevue eût lieu, tous deux, vers la fin de l'après-midi, se rendirent chez Christiane.
La chambre du lit était vide; pas un valet pour les annoncer. Ils traversèrent de nouveau la galerie silencieuse; le tapis couvert de gouttes de cire, rappelait au Duc la mort de Hans Ulric, et les flambeaux de la chapelle ardente. Il se trompait, ouvrait des portes qui donnaient sur des degrés. Ils finirent pourtant par trouver le grand cabinet du piano; mais dès le seuil, le profond silence, le spectacle de Christiane, les yeux fermés, étendue dans un fauteuil, déconcertèrent la princesse, et elle n'avança que peu.
—Voilà, dit Charles d'Este, après avoir toussé, notre cousine de Hanau que je vous amène.
Christiane se tourna sans rien dire, et montra qu'elle la reconnaissait, avec un air de douceur et d'affection qui pénétra la bonne femme; son visage livide et fixe, avait quelque chose d'égaré. Le Duc lui dit que leur parente venait s'établir à Paris. Elle s'était mise debout, et demeura sans répondre un mot; les larmes qu'elle retenait, lui débordaient des paupières.—Tiens! mais c'est fort joli ici, reprit Charles d'Este, le nez en l'air, car il n'avait jamais vu cette chambre. Elle ferma les yeux et se tut. Un orgue de carrefour jouait au loin; le ciel du couchant s'appâlissait, ce ciel que Hans Ulric avait si souvent regardé à ces mêmes vitres. Il était mort, il était mort... il dormait dans les ténèbres;—et cela n'aurait jamais de fin.
Le même soir, comme le Duc, achevé de déshabiller, se faisait, selon son habitude, brosser les pieds par Arcangeli (seule fonction qui demeurât à ce grand-vizir déchu), le comte d'Œls apporta un billet, tout frais arrivé des Tuileries.—De l'Empereur, dit Charles d'Este, le dépliant vivement. Sa Majesté priait le Duc qu'ils pussent avoir tous deux ensemble, une sérieuse conversation: «et je voudrais bien, s'il vous est possible, que ce fût demain vendredi, dans l'après-dînée.» A quoi le Duc fit réponse que oui, et se mit au lit fort intrigué, d'autant qu'un post-scriptum le priait d'apporter avec lui, quelques-uns de «ses beaux diamants.»
Il se rendit aux Tuileries, vers deux heures et demie, mais Sa Majesté, à ce moment même, recevait l'ambassadeur d'Autriche; et un chambellan avertit le Duc d'entrer dans le petit cabinet sur le jardin. La pièce était vide, et Charles d'Este s'amusa comme il put, à considérer les bronzes antiques et les médailles, qui garnissaient deux hautes vitrines. Le temps lui durait néanmoins, et il tirait sa montre à chaque minute.
—Ah! je vous y prends! dit d'un ton plaisant l'Empereur, qui venait d'entrer. Et tout de suite, il demanda aux deux laquais de l'antichambre si M. Babinet n'était pas encore arrivé, défendit qu'on l'interrompît, excepté pour l'avertir, sitôt que le savant paraîtrait; puis, ferma la porte au verrou.
—Mais, Sire! qu'est-ce qu'il y a donc? interrogea le Duc étonné.
Alors Sa Majesté le prenant par le bras, et le menant devant un attirail de cuivres et de cloches de verre qui chargeaient une petite table, lui dit, qu'au risque de l'ennui, il l'avait voulu régaler d'expériences curieuses touchant la coloration des diamants; que c'était M. Babinet qui lui en avait donné l'envie à lui-même, et cité le nom de Son Altesse comme d'un des meilleurs connaisseurs de pierres, et qui s'intéressaient le plus à ces questions; et, là-dessus, on peut penser, force remerciements du Duc. Ensuite, tous deux regardèrent les pierreries de la Couronne destinées pour les expériences, et dont Napoléon tira quelques petits écrins de sa poche. Il les déposait à mesure, au milieu des papiers, des atlas, des modèles de canonnières, et de sacs pour l'infanterie, dont le bureau était encombré; puis, sans transition, tout à coup:
—Vous avez beaucoup de parents, Monseigneur? demanda-t-il de sa voix pâteuse.
—Ah! Sire! exclama le Duc, que ne sont-ils tous, au fond des enfers!
Sa Majesté tracassa ses moustaches, comme un peu surpris du compliment, et avec un air si glacé et si important dans son silence, que le pauvre Duc changea de couleur.
—Qu'y a-t-il donc, Sire? Parlez! parlez! je puis tout entendre.
A ces mots, l'Empereur lui désignant un fauteuil, et allant se mettre à son bureau, vis-à-vis du Duc, lui dit, en forme de préface, qu'il avait de puissants ennemis. Charles d'Este déjà, la mine allumée, se remuait furieusement sur son siège; mais Sa Majesté, sans s'arrêter, l'avertit en termes exprès, qu'il fît attention à sa conduite, qu'on le guettait, qu'on voulait un éclat, que, selon la bonne coutume des parents et des alliés, il se brassait des choses contre lui, et finalement, lui lâcha le nom de son oncle et ancien tuteur, François V, le duc de Modène.
—Lui, le gueux! s'écria Son Altesse, dans une sorte de transport...
Sur quoi, lui coupant la parole, car il voulait en finir promptement, l'Empereur tourna court à un autre sujet, et demanda s'il était vrai que Charles d'Este eût dépensé seize millions pour l'hôtel Beaujon.
La réponse du Duc ne fut rien de suivi, mais les élans d'un homme qui s'indigne, et veut tempêter. Après l'avoir laissé quelque temps, pousser sa plainte, Sa Majesté dit que, quoi qu'il en fût, et quelque peine qu'Elle éprouvât de lui apprendre des choses aussi fâcheuses, Elle ne pouvait plus les retenir; qu'Elle savait donc, de source sûre, que la famille du Duc s'intriguait; que l'on affectait de redouter que tant de prodigalités, la construction de cet hôtel, cette furie intempestive de procès, et mille autres actions bizarres (mais ce ne fut pas le terme employé) ne marquassent quelque dérangement dans la santé de Son Altesse; qu'il était question de s'employer à mettre un terme à cet état de choses; que François, le duc de Modène, se trouvait à la tête de la coalition:
—Et j'ai tout lieu de croire, poursuivit l'Empereur, en appuyant fortement sur les mots, qu'il a commencé des démarches, afin de réunir un conseil de famille, qui vous placerait sous sa curatelle.
—Ah! Sire! pardonnez! dit le Duc, se levant tout debout, la face empourprée; et il commença de se promener par le cabinet, de long en large, en soufflant bruyamment... Un lâche! un tyran! un voleur, bégayait-il, tout suffoqué de colère:
—Oui! un voleur! car il était prouvé, qu'au moment de sa fuite honteuse, François V avait enlevé pour cinq à six millions de tableaux qui appartenaient à l'Etat. Un vieillard incapable et méchant, et dont lui-même, Charles d'Este, était de droit le supérieur, comme chef de la branche aînée...
Et, s'échauffant de plus en plus, la pauvre Altesse découronnée se mit à vomir des injures, dont le cabinet retentissait. L'Empereur, assis au milieu de son grand bureau en désordre, et une coupe en face de lui, où il prenait distraitement des pastilles de chocolat, se balançait d'un air absorbé.
—Oui! sans doute, reprit-il, tout cela est fâcheux, extrêmement fâcheux.
Enfin, après un assez long silence, pendant lequel le Duc, encore fumant, continua de marcher à grands pas, Sa Majesté le regarda bien en face, et dit que ce n'était pas tout: qu'Elle avait voulu connaître à fond, les effets possibles d'un pareil acte; qu'on les lui avait expliqués, et que la décision du conseil de famille, transmise à M. le Ministre des affaires étrangères, passant de là, au procureur impérial...
—Mais, Sire, interrompit le Duc, en France...
—En France, reprit l'Empereur, comme en Italie, en Suisse, en Russie, et partout où vous possédez, François V, en vertu de l'acte de séquestre, formera opposition sur les revenus de vos biens, et en fera juridiquement, ordonner la remise entre ses mains.
—Sire, dit le Duc, nous plaiderons!
—Hé, sans doute, je vous attendais là, répliqua l'Empereur qui haussa les épaules. Vous plaiderez... gagnerez-vous? Il paraît qu'on peut soutenir que l'acte du conseil de famille est un véritable statut personnel, qui vous suit, où que vous soyez; et M. le Ministre de la justice ne m'a pas caché que cette doctrine avait des chances d'être acceptée par le tribunal.
—Mais ce serait monstrueux, fit le Duc, avec emportement; voyons, Sire, je ne suis pas fou!
—N'avez-vous donc, poursuivit l'Empereur sans répondre, aucun moyen d'action contre François V?—et il se leva de son fauteuil, en attachant sur le Duc des yeux mornes.
Il y avait déjà longtemps que M. Babinet était annoncé. Le paquet une fois lâché, Sa Majesté alla ouvrir, l'appela tout haut, du seuil de la porte; et les premiers moments se passèrent en respects et en saluades du savant. Il était fort voûté, tout chenu, la tête grosse, et un délicieux pantalon gris perle; il arrivait de chez Sa Majesté l'Impératrice...—Je suis à vous dans un instant, permettez! reprit l'Empereur; et tirant le duc Charles à l'écart, il se remit sur le sujet interrompu, et lui demanda à voix basse, ce qu'il décidait.
—Sire! dit le Duc, j'ai trouvé. Il m'est resté entre les mains, diverses pièces de ma tutelle qui pourraient bien embarrasser mon cher oncle, et puisqu'on m'y force, je les emploierai. François V m'attaque à Paris, je le ferai condamner à Florence.
—Il vaudrait mieux ne pas plaider, Monseigneur, croyez-moi, reprit Sa Majesté.
Et cette parole dite un peu ferme, ayant réduit Charles d'Este au silence, l'Empereur le tira dans une embrasure, où il le tint plus d'un demi-quart d'heure, à représenter ce qu'un tel procès aurait d'indécent et de dangereux. De là, s'approchant encore plus près de l'oreille de Son Altesse, l'Empereur en vint sans doute, aux raisons politiques et confidentielles, qu'il développa longuement. Charles d'Este, le nez collé contre la vitre, d'où l'on voyait la sentinelle en bonnet à poil, aller et venir au-dessous, la Diane chasseresse presque vis-à-vis, et, par delà, les arbres verts des Tuileries, changeait de posture à chaque minute, comme un homme qui rage, et qui n'ose répliquer;—et l'on n'entendait d'autre bruit, dans la chambre pleine de soleil, que ce léger chuchotement, et les pas étouffés du savant, qui avait commencé d'installer ses appareils.
—Ne pas plaider! dit tout à coup le Duc, d'une voix haute.
Puis, après un instant de silence, levant la tête et soupirant, il demanda:
—Que faire donc?
—Que faire? répondit l'Empereur; il n'y a qu'une chose à faire, transiger.
—Transiger! répéta Son Altesse, avec une extrême amertume.
—Le duc de Modène est à Rome, poursuivit Sa Majesté; envoyez-lui un négociateur en qui vous ayez confiance; il fera peur au Duc qui est avare, le menacera d'un procès, et si les papiers dont vous me parlez, ont une réelle importance...
—Assurément! interrompit le Duc.
—Eh bien! le bonhomme sera trop heureux de ne plus jamais souffler mot de la demande d'interdiction, pourvu que, de votre côte, vous renonciez à le chicaner.
Et comme Charles d'Este ne répliquait point:
—Réfléchissez! dit l'Empereur, prenez votre temps; vous me rendrez réponse tout à l'heure.
Ils revinrent alors vers M. Babinet; et Sa Majesté, debout devant lui, avec le Duc en laisse, un peu en arrière, demeura quelque temps à considérer la machine pneumatique, que le savant faisait jouer. Le Duc rompit enfin le silence, en demandant si un tableau de Karl Muller, une Vierge qui se trouvait à droite de la bibliothèque, contre la tenture de soie verte, n'était pas un Raphaël? On parla de plusieurs choses indifférentes, qui conduisirent à des anecdotes de la cour; et Sa Majesté égayée, s'avisa de demander au savant des nouvelles de la réception à l'Académie, qui avait eu lieu la veille même. Mais M. Babinet déclara gaiement, n'avoir pu pénétrer dans la salle, tant la presse était prodigieuse.
—Et l'on a dit beaucoup de mal de moi? demanda l'Empereur, avec un pâle sourire.
A quoi le savant répliqua, d'une voix contenue et modeste, qui montrait le bon mot forgé à loisir, que les orléanistes outraient sur le marquis de Mascarille, (lequel voulait, comme chacun sait, mettre l'histoire romaine en madrigaux,) mais que ces messieurs s'évertuaient à la tourner en épigrammes;—et cette allusion à la harangue de l'académicien reçu, qui, en dissertant des Césars, avait surtout critiqué Napoléon, fit sourire Sa Majesté.
La première expérience fut courte. Les diamants, sous l'action d'un courant électrique, s'illuminèrent, et chatoyèrent de mille feux multicolores, tandis que M. Babinet, voltigeant de propos en propos, donnait toutes les explications, sans un seul mot qui pût sentir la pédanterie académique. Les deux souverains comprenaient, goûtaient à cela un secret plaisir, et Charles d'Este finit même par interroger le physicien:
—La science parviendrait-elle à fabriquer jamais des diamants?
M. Babinet rassura le Duc; et tout en rattachant les rideaux des fenêtres à leurs embrasses de velours vert:
—Si j'avais cette vérité-là dans les mains, dit-il, parodiant le mot de Fontenelle, je me garderais bien de les ouvrir.
Il y eut un peu de silence, puis l'Empereur, promenant un coup d'œil sur les creusets, les fourneaux et tout l'attirail que M. Babinet déployait, pour les expériences qui allaient suivre, proposa au Duc, en attendant, de passer avec lui dans son arrière-cabinet. C'était un réduit à tenir quatre ou cinq personnes serrées, où Napoléon avait un bureau, des sièges, des livres, et que connaissaient seulement ses plus privés familiers, ainsi qu'il le dit à Charles d'Este. Deux miniatures d'Isabey pendaient au mur: l'une, la reine Hortense à quinze ans, blonde, souriante, avec des yeux bleus; et près d'elle, le prince Eugène, une tête poupine et frisée, à qui le duc Charles assura qu'il ressemblait beaucoup dans sa jeunesse. Alors Sa Majesté, d'une voix sourde:
—J'ai pris une part bien sincère, Monseigneur, à la perte cruelle que vous avez faite récemment.
Le Duc hésita quelque peu; puis, pensant qu'il s'agissait de Hans Ulric, il murmura les mots «d'affreux malheur,» car, pour ne pas avouer le suicide, on avait répandu que le comte s'était tué par accident, en nettoyant ses pistolets.
—Il vous reste deux fils, reprit Sa Majesté.
—Oui, Sire!
—Je suis fâché, dit l'Empereur qui atteignit, dans un tiroir secret du bureau, une chemise de papier gris, qu'il me faille me plaindre à vous de l'un des deux; mais aussi, voyez, Monseigneur, s'il y a moyen de faire autrement?
C'était une note de police qui concernait le comte Otto, et que Charles d'Este lut d'un coup d'œil. Son fils y était accusé ou, du moins, fortement soupçonné, d'avoir fait, par un sinistre jeu, brûler vive une femme galante, chez qui le feu avait pris plus qu'étrangement. Et le maudit rapport contenait en outre, une telle profusion de détails sur la férocité d'Otto et ses monstrueuses débauches, que Son Altesse s'altéra visiblement, tandis que l'Empereur disait de sa voix pâteuse:
—Le comte Otto est bien né, Monseigneur, mais il a été mal fouetté.
—Oh! Sire, s'écria le Duc, mon fils et moi avons tant d'ennemis!
—Il serait pourtant à propos, reprit doucement Napoléon, que le comte Otto voyageât, et s'éloignât pendant quelque temps; puis, comme le Duc faisait mine de vouloir disputer là dessus, Sa Majesté y coupa court aussitôt, en déclarant d'un ton de maître, qu'Otto, par ce qu'il était né, eût dû garder plus de respect pour lui-même, qu'il ne fallait pas moins qu'être le fils de Son Altesse pour que l'on consentît à fermer les yeux, que le scandale de sa conduite ne se pouvait déjà plus couvrir par son nom et sa dignité, en un mot comme en cent, que le comte devait partir.
—C'est bien, Sire, j'obéirai, dit le duc Charles d'une voix brève; ou plutôt, continua-t-il, à un geste de l'Empereur, je suivrai les deux conseils que Votre Majesté a bien voulu me donner.
Trois jours après, le comte Franz se mettait en route pour l'Italie. Le Duc, quelque éloigné qu'il fût de donner des missions à ceux de son sang, n'avait pu trouver que lui, comme ambassadeur. Arcangeli, las d'un état, où d'infimes occupations le tenaient encore, comme suspendu par les cheveux, mais sans avoir pied nulle part, et toujours au bord d'une disgrâce, demanda à accompagner le comte en qualité de truchement, ce que Son Altesse accorda, pour s'ôter l'Italien de devant les yeux; et Emilia, elle aussi, prit le chemin de fer de Lyon, le lendemain de leur départ. La même journée vit s'éloigner Otto, à qui son père avait signifié la volonté de l'Empereur. Il reçut cet ordre sans chagrin, et le soir même, paria qu'il irait de Paris à Vienne en treize jours, sur Bellua, sa jument favorite. Il monta à cheval à l'heure dite, et un groupe de ses amis l'accompagna jusqu'à la barrière du Trône. Là, il rendit la main, et s'éloigna au galop.
VII
Le quarante et unième jour après son arrivée à Rome, un mardi, fête de Saint-Victor, en l'honneur duquel, tout justement, carillonnaient des cloches lointaines, Arcangeli fut réveillé à cinq heures du matin en sursaut, et vit, en même temps, Emilia ouvrir les persiennes de son galetas, et un garçon bleu de l'hôtel Manni, qui se tenait debout devant lui, avec une lettre à la main. C'était une dépêche de Charles d'Este, arrivée dans la nuit, au comte Franz, et qui prescrivait que Giovan quittât Rome incontinent, et s'en revînt tout d'une traite, à Paris.
Il se dressa debout sur son matelas, et cria: Viva Garibaldi! Ses disgrâces avaient pris fin, le voilà sauvé, ressuscité, ramené du fond des abîmes. La Cucurani l'avait bien prédit qu'il ne pourrirait pas disgracié;—tu te rappelles, sorella. Et tous deux, tandis que Giovanni, le pied levé contre le mur, cire ses chaussures frénétiquement, ils se renvoient la balle l'un à l'autre, en énumérant les choses surprenantes que la sorcière leur a dites: ces détails exacts et précis, le jour, l'heure, l'endroit du campo di Fiori, où Franz, une semaine après son arrivée, a rencontré Emilia, son silence, les jours suivants, l'amour lui renaissant peu à peu, les tentatives qu'il a faites pour être admis en sa présence, tout enfin, jusqu'à ses propos mêmes, quand le galant a supplié Giovan de venir habiter avec sa sœur, chez leur vieille mamaccia, afin d'être plus à portée de le seconder dans sa passion.
—Ah! bonne Vierge, dit la jeune femme qui fondit en larmes tout à coup, et maintenant je reste seule, tu m'abandonnes... Hi! hi! hi! que je suis malheureuse!
—Allons, sotte! reprit-il avec vivacité, vous savez bien que tout est prêt, et que nos bons amis n'ont plus besoin de Giovan, pour achever la comédie.
Telle était bien la vérité. La seule vue des jupes d'Emilia, rencontrée au tournant d'une rue, avait bouleversé le jeune homme. Une passion renaît toujours, tant qu'on ne l'a pas ôtée jusqu'à la dernière racine; et Franz, sans fiel, comme la colombe, lassé d'ailleurs, de voltiger et de cueillir des faveurs passagères, oublia tous ses anciens griefs, et ne trouva même plus suspecte la présence à Rome d'Emilia, dès qu'il eut conçu le secret espoir que celle-ci redevînt sa maîtresse. Ce fut d'abord une simple pensée, puis une vive imagination, et un désir sans cesse grandissant, qui l'occupa bientôt, jour et nuit. Les négociations n'avançaient que lentement. Napoléon faisait agir sous main, auprès de François V, par la Curie romaine; et le pauvre comte inoccupé, se mourait de chaleur et d'ennui. Des rues sales, un soleil de plomb, des nuits de moustiques et de punaises, avec des naturels grossiers, se soulageant le long des maisons, et un goût d'huile abominable aux mets qu'on lui présentait, voilà ce qu'il y avait pour Franz, dans cette cité tant célébrée, et dont il trouvait tout déplaisant et ridicule, les mœurs, les enseignes, les costumes,—jusqu'au Colisée «plus petit», qu'il ne l'avait imaginé. Pour seule ressource, c'étaient les longues visites de Giovan, mais un Giovan sombre et sérieux, qui s'essuyait le front d'un air morne. Il avait été repoussé; à quoi bon s'obstiner plus longtemps? la malheureuse avait le cœur brisé... Après quoi, d'accablants silences, la tristesse qui s'épaississait, les bâillements qui redoublaient, jusqu'au moment où l'Italien, se levant enfin et se retirant, le comte lui tendait un nouveau poulet destiné à Emilia, ou bien, lui donnait rendez-vous pour la prochaine matinée, dans quelque jardin, ou quelque église,—et voilà cet homme, si fringant jadis et si plein de superbe, à Paris!
Ce jour-là, quand Franz, tout ému, descendit les marches de San-Clemente, il aperçut de loin le bouffon agenouillé, environné de triangles de bougies de cire, dont il avait fait allumer précisément, quarante et une, le chiffre fatidique de ses jours d'exil, et qui continua de pousser son oraison et de se frapper la poitrine, jusqu'à l'entier achèvement de ses quarante et un Pater, entrelardés d'Ave en même nombre.
Alors le pauvre comte, se plantant devant lui, et d'un ton de gémissement:
—Tu pars, Giovan, dit-il, tu m'abandonnes, moi qui n'avais d'espoir qu'en toi!
Il était en guêtres, en pantalon bleu, si correct avec ses favoris et son petit épagneul sous le bras, que Giovan, par ressouvenir des voyageurs guêtrés et fashionables qui lui jetaient jadis des grani, sur la route de Castellamare:
—Allons, dit-il en bouffonnant, signor Inglese, du courage! Eh! pardieu! vous n'en mourrez pas! Il se pencha vers son oreille: Prévenez votre père immédiatement, que vous avez encore besoin de moi, pendant trois... quatre jours... affaires de haute importance... négociations entamées... les intérêts de Son Altesse; et il le tenait par le coude, en l'arrêtant à chaque degré;—puis, comme du seuil de l'église, où Franz ôtait la laisse à son chien, on apercevait sur les murs, des affiches multicolores:
Frizo ne craint pas Patrizio
Patrizio ne craint pas Frizo,
défis de deux escamoteurs, fort populaires, à ce moment-là, parmi la canaille de Rome:
—Et moi, dit Giovanni, gambadant et lançant son chapeau en l'air, je ne crains ni Frizo ni Patrizio, seigneur comte; avant trois jours, Emilia et vous, serez comme deux tourtereaux.
Pendant près d'une semaine encore, on vit donc le Napolitain, tantôt de ci, tantôt de là, en fréquents colloques avec des sbires, parlant sous des porches obscurs à des abbati mystérieux, toujours en course et affairé, et faisant par journée, deux cents signes de croix, et autant de génuflexions, le bon apôtre, tant il y a d'églises dans la Ville éternelle. Là-dessus, toutes choses arrangées, la patte de ses acolytes largement graissée, et après avoir assisté à l'entrevue du comte avec Emilia, qui se passa parmi le trouble et les plus vives effusions, Arcangeli partit enfin, la tête encore pleine du grand coup de dés que sa sœur hasardait à Rome, mais le nez déjà tout tourné vers l'hôtel Beaujon, et la façon dont, lui présent, assurerait et rendrait stable, ce que son absence avait commencé de reconquérir.
Il ne s'arrêta nulle part, avala prestement à deux ou trois buffets, quelque cuisse de chapon; et un mercredi, vers les neuf heures, Arcangeli, poudreux, joyeux et se fredonnant des cavatines, passait devant le Génie d'or de la colonne de Juillet, moins alerte et moins palpitant, assurément, que ce diable d'homme.
Quelle ne fut pas la stupeur de l'excellent M. d'Andonville qui, posté au haut du perron, et jouissant avec sérénité, du calme imposant de la cour d'honneur, semblait mirer son habit sang de bœuf dans les marbres et les jaspes polis dont il était environné, d'apercevoir là, tout à coup, et l'on peut dire, tombé des nues, comme une vilaine chenille, un fiacre délabré et boueux, qui portait sur sa galerie, une malle de servante éclatée, raccommodée d'une ficelle, et deux ou trois sacs de tapisserie.
—Quoi! c'est vous! exclama-t-il tout saisi, en reconnaissant l'Italien.
—Hé oui! c'est moi! c'est moi! Ah! journée heureuse! et de son feutre noir, décoré d'un œil de paon, l'effronté comédien saluait cette façade hospitalière, quand son regard rencontra Giulia, arrêtée derrière une vitre.
—Mala bestia! lança-t-il, avec un crachat méprisant... Et un peu rembruni, l'Italien monta le perron, en s'informant à haute voix, de la santé de Son Altesse Sérénissime, cependant qu'un groupe de marmitons, au milieu desquels paradait un nègre gigantesque, habillé à la turque, se pressaient pour le considérer.
—Le comte Otto... répondit le Normand qui s'effaça, laissant le pas à M. le secrétaire des commandements...
—Non, non! protesta l'Italien, que Votre Excellence passe d'abord... Mais qu'ont-ils donc, ces coglioni?...
—A demandé hier par dépêche au Duc... Après vous, monsieur Arcangeli.
—A me dévisager ainsi... Je n'en ferai rien, monsieur d'Andonville.
—Cent vingt-cinq mille francs, acheva le digne chambellan, lequel cligna des yeux et clappa fortement de la langue. Le demi-million en deux mois! ah! ah! ah! la vie est chère à Vienne!... Il regarda, et s'élança vers les cuisines, d'où partaient des cris: Ali! attends un peu! coquin!...—Le Nubien est insupportable, reprit-il, une fois revenu, et tout en s'épongeant les tempes. Mais voilà le fidèle Joseph qui vous cherche de la part du Duc.
Arcangeli fut enlevé, ainsi qu'un Mercure qui s'envole au prologue d'un opéra, dans la fameuse machine bleu de ciel. Il éprouvait quelque peu d'émotion à la pensée de reparaître devant ce Jupiter capricieux; et arrêté dans l'antichambre, le malin singe s'y rajustait, quand il entendit, à travers la porte, la voix de son maître:
—Brave enfant! disait Charles d'Este; vous avez vu, Ulmann, lorsqu'il est arrivé, vingt-cinq officiers autrichiens se sont portés à sa rencontre jusqu'à Linz, pour témoigner leur sympathie envers le fils du duc de Blankenbourg.
—Il est question d'Otto, pensa Giovan. Ulmann?... quelque employé de M. de Rothschild; et soulevant l'épaisse portière, l'Italien se précipita:
—Ah! Monseigneur, Monseigneur, quelle joie!
—Chut! fit le Duc, avec un regard impérieux qui cloua le bouffon sur place, et bien étonné. Tout son arrangement de scène fut déconcerté; nulle embrassade, point de sensibilité, et le Duc, flegmatique et hautain, comme il n'avait jamais paru. Renversé dans un grand fauteuil, l'air concentré, sur la tête, un léger bonnet de cachemire vert, Charles d'Este considérait en face de lui, des liasses épaisses de billets de banque, et un bel homme impassible, frisé, qui les comptait du pouce rapidement, puis les jetait par paquets, à sa droite.
—Oui! oui! dit Son Altesse avec gravité, en prenant sur le guéridon, un fatras de toutes sortes de gazettes, pleines d'Otto et de portraits de son cheval:
La jument Bellua, qui a fait le trajet de Paris à Vienne, en treize jours... vérifiez, Ulmann, vérifiez, j'aime mieux cela; le baron James me disait hier, qu'il circule en ce moment, à Paris, une quantité de billets faux.
Et, se rappelant au même moment, un article de l'Entraîneur récemment paru sur Otto, Charles d'Este l'écrivait en note, afin d'envoyer au rédacteur, selon son usage constant, quelque brimborion de bijou, quand en levant les yeux, il vit M. Ulmann s'arrêter, balancer, recompter une des liasses, et finalement la jeter à part, à sa gauche, comme un homme qui sépare l'ivraie du bon grain.—Hein! quoi? qu'est-ce que cela voulait dire? et Son Altesse se dressa en pied. Un deuxième paquet, au bout d'un instant, s'en vint rejoindre le paquet suspect, puis un troisième, un quatrième, coup sur coup.—Ah! mille tonnerres du diable! les billets n'étaient donc pas bons!... Et le duc Charles tout hérissé, serrant autour de lui son vêtement flottant de damas à fleurs, et traînant ses babouches de cuir jaune, se mit à marcher, de long en large. Mais quand, pour la cinquième fois, ce vilain juif, avec son geste insultant, eût jeté au rebut une nouvelle liasse, le duc Charles n'y put tenir. Se plantant droit devant Arcangeli, qui, les yeux baissés et transi, aurait bien voulu être sous terre, il lui dit, d'une voix étranglée de furie:
—Sortez, impudent coquin! je vous chasse!
L'autre pensa fondre de saisissement, puis il sortit, sans répliquer. Cependant, le dernier paquet compté, M. Ulmann venait de se lever.
—Il y avait donc des billets faux? dit le Duc, d'un accent altéré.
—Faux!... ils sont fort bons au contraire, reprit le caissier placidement, mais je les ai séparés par séries.
Et voilà un homme bien étonné que Son Altesse se lève de sa chaise, coure à la porte avec impétuosité, l'ouvre et crie d'une voix forte:
—Arcangeli! Arcangeli! viens donc! que je suis heureux de te revoir!
Puis, soulevant d'un air affligé, son bonnet de cachemire vert, ce qui montra un crâne presque chauve:
—Ah! Giovan! ton maître est bien changé, mon enfant!
Les baignades, parfumeries, étuveries de Son Altesse reprirent donc leur cours, dès le lendemain, avec Giovan comme grand maître; c'était bien fini sa disgrâce, et les portes fermées devant lui, tandis que Giulia triomphait. La médaille avait tourné plutôt; l'Italien, à sa surprise extrême et à son entier ravissement, lui qui s'épuisait à chercher comment jeter dehors cette sultane, vit promptement que la machine roulait encore mieux d'impulsion propre, que par les efforts qu'il ferait. Il s'élevait au milieu de l'hôtel, je ne sais quelle voix confuse qui proclamait ouvertement, la décadence de la Belcredi, et les faits y répondaient assez. Plus de déjeuners tête-à-tête; l'humeur capricieuse du Duc en avait renversé les escabelles; les mignardises, les cajoleries semblaient lui puer maintenant, pour être surannées et fanées. Restaient-ils ensemble un moment, la contrainte du Duc sautait aux yeux. Il bâillait, ne savait qu'inventer:
—Tiens! voilà le galant de Sophie! disait-il enfin, posté à la vitre, et en accueillant, chaque jour, de la même fade plaisanterie, l'apparition du père Le Charmel, le confesseur, l'ami spirituel de la princesse de Hanau. On les apercevait, elle et lui, fort souvent dans le parterre d'orangers, de plain-pied à l'appartement d'Otto, et qui, taillé et régulier, fait là, au milieu des jardins, comme un bosquet de vases, de statues et de compartiments de fleurs, en terrasse sur le grand bassin. Christiane aussi, quelquefois, s'y traînait languissamment avec eux, toute noire au soleil couchant; et Charles d'Este, alors, ne manquait pas de lancer de dédaigneux brocards sur la laide tache de vin dont le Dominicain avait la joue couverte.—Quel museau! un joli galant à apprivoiser ainsi les femmes! Cela rappelait à Giovan l'envie absolument pareille de l'abbé Sotto-Cornela, l'un de ses bons amis de Rome, les filets préparés là-bas pour prendre Franz; et le baladin commençait à passer les plus mauvaises nuits, par l'impatience où il était de recevoir enfin quelque nouvelle.
Le mardi 12 août, sortant à neuf heures et demie, pour aller faire une commande d'eaux de senteur et de pommades chez Félix (Giovan se l'est toujours rappelé) on lui courut après de l'hôtel: Arrête! arrête! C'était un billet par dépêche, qui ne contenait que ces mots, passablement énigmatiques:
Fais dire une messe pour la réussite,
et le nom de sa sœur au bout. L'Italien, afin de s'éclaircir, courut chez la somnambule. Il était temps. La farce se jouait à Rome, dans ce moment même, comme cette femme, à peine endormie, en dépeignit parfaitement, et le lieu et les péripéties: la chambre empire à carreaux rouges, Emilia debout, le teint enflammé, sur qui la sibylle s'écria pour sa ressemblance avec Giovan, et un homme à ses pieds, qui paraissait supplier.—Pauvre Franz! ricana l'Italien; va! je sais ce qu'on te répond: Je ne veux pas me damner... Allons trouver quelque curé; bref, ce qui précède d'ordinaire, un bon petit mariage clandestin à la romaine...
La scène changeait en effet. Grande joie! Franz avait consenti... Emilia l'embrassait... courait... sortait avec lui. Là-dessus, un troisième acteur fit son entrée, en la personne de ce bon abbé Sotto-Cornela, lequel suivait le couple par les rues, reconnaissable à sa large tache de vin. Ensuite, minute à minute, et si fatiguée qu'elle fût, dona Estefania raconta la messe, telle qu'Arcangeli y avait maintes fois assisté, dans cette petite église du Transtevère, la description de la nef obscure, des gens du peuple agenouillés, des bougies de cire qui brûlaient. Tout d'un coup, une clochette tinte. Le prêtre à l'autel, élève l'hostie. Emilia saisit la main de Franz et lui chuchote quelques mots:
—Mon François, je te prends pour époux!
—Emilia, je te prends pour épouse!
Et brusquement le rideau tomba, Giovan ayant vu tout ce qu'il voulait voir.—Ah! le bon billet qu'a la Châtre! se disait Franz à Rome, à la même heure, sûr de la nullité d'un tel mariage, qui—tout inexplicables que soient de telles espèces de sortilèges,—s'était pourtant accompli en réalité, comme l'avait décrit la Estefania. Et le bouffon, de son côté, en regagnant l'hôtel Beaujon, riait des rires du seigneur comte, car le très saint Concile de Trente a prévu ces unions secrètes, et les a déclarées sacrilèges.
Il fallut que Giovan inventât une défaite pour ces quelques heures d'absence, son maître renfermant sous clef, jalousement, tout ce qui avait l'honneur de l'approcher. Le ridicule que le Duc supposait à son crâne pelé, le rendait le plus maussade des hommes. Il avait essayé de tout, réuni savants et médecins, épuisé les moelles de bœuf, les onguents, les lotions, les jouvences. L'entretien, du matin au soir, revenait sur ce sujet unique, auquel Arcangeli répondait comme l'effleurant à peine, prenant garde à toujours éviter, par quelque circonlocution, le terme détesté de «chauve.» Puis, comme Charles d'Este demeurait morne, s'écriant seulement parfois, ainsi qu'en un spasme de sa douleur, qu'il lui répugnait trop de porter les cheveux de quelque pouilleux enterré, le célèbre M. Félix jugeait à propos d'intervenir:
—Si les perruques de cheveux, exclamait l'illustre Toulousain, ont le malheur de répugner à Votre Altesse Sérénissime, que Votre Altesse essaie des perruques de soie! Et vite, il en tirait quelqu'une de ses cassettes, et la tournait, la maniait, sur son champignon de porcelaine rose.—Non, pas à présent, répondait le Duc, qui sentait attachés sur lui, les yeux perçants de la Belcredi.—Avait-elle jamais daigné marquer le moindre intérêt à tout cela? C'était, sans doute, au-dessous d'elle; on faisait la majestueuse, la dédaigneuse; et Charles d'Este ne respirait qu'en se retrouvant seul avec ses deux acolytes. Mais le miroir ne contentait pas plus pour cela, le pauvre homme. Il cherchait sa physionomie, son front, ses yeux, tous ses traits, lesquels ne se retrouvaient plus. D'ailleurs, comment changer de coiffure à son gré, et en varier la disposition?
—Je serais donc toujours le même, mon bon Félix, s'écriait l'Altesse gémissante.
—Allons, Monseigneur, prenez courage! je chercherai, je chercherai...
Comme, en effet, M. Félix arriva un beau jour, triomphant. Il demandait uniquement, pour l'entreprise qu'il formait, tous les portraits qui avaient été faits de Son Altesse Sérénissime.
On tracassa donc, durant deux journées, dans les greniers et dans les chambres de resserre. Cela rendit jusqu'à cinquante-quatre images du duc Charles, tant sur toile qu'en marbre, en bustes, en médailles, en miniatures,—desquelles, la pleine voiture s'en alla toute chez le coiffeur, à la réserve de divers tableaux de dévotion de grands maîtres italiens, principalement des Carrache, qui composaient l'ancienne galerie de l'électeur Antoine Ulric, et qui se retrouvèrent, on ne sait comment. Mme Sophie les recueillit; et ils allèrent orner les murs de l'appartement du comte Otto où elle était toujours logée, en attendant que l'on eût meublé sa petite maison de Passy.
Mais ce qui causa le plus de surprise au duc Charles, ce furent des caisses énormes dont l'Italien s'avisa, et tout emplies d'habits de mascarade. L'appartement, durant quelques jours, parut comme le vestiaire d'une troupe de comédiens, encombré qu'il était, de défroques: Tartares à moustaches tombantes, Mogols, Algonquins, Chinois de satin jaune et bleu, un quadrille de Turcs dorés, à tête de carton gigantesque. Charles d'Este put d'autant mieux, se croire revenu à sa jeunesse, et à ses longues conférences avec M. Pforzheim, le fabricant de masques de la cour, que le grand Félix le pria de se laisser mouler la face, au naturel...
—Mais que diable, machinez-vous donc? s'écriait le pauvre homme intrigué, de sorte que l'on dut à la fin, lui révéler qu'il s'agissait de fabriquer trente têtes de cire le représentant, destinées à trente perruques différentes; et voilà ce friand mystère, que Giovan et son compagnon firent valoir au Duc, chaleureusement, et comme si ce fût la chaudière de Médée, pour le transformer et le rajeunir.
L'émailleur avait même apporté, en guise de sûres amorces, plusieurs masques de cire de l'année dernière, commandés pour ce fameux bal chez le jeune prince Radziwil. Les gens en mettaient par badinerie, deux ou trois superposés, si bien qu'on y était trompé, quand ils se démasquaient, en prenant le second masque pour le visage. Charles d'Este s'intéressa à les considérer longuement, surtout l'un d'eux, qui représentait une jeune femme blonde et rose, l'air vif, capricieux, plaisant, et de qui même, Son Altesse finit par demander qui elle était:
—Une de mes bonnes clientes, dit le coiffeur, négligemment... Elle était charmante à ce bal...
—Me diras-tu son nom, imbécile!
—Mais c'est la Renz, lança Félix, qui s'interrompit, comme par stupeur, de replacer l'un des masques, dans leur cassette à compartiments. Est-il possible, Monseigneur! Votre Altesse ne connaît pas mademoiselle Lyonnette?
Et les deux compères s'exclamèrent, car Giovan, lui, la connaissait, sans doute pour l'avoir rencontrée chez l'émailleur; et même, il la vanta de telle sorte, et dépeignit au Duc si passionnément, toutes les grâces et l'esprit de cette fille, que l'en voilà proclamé amoureux, et des éclats de rire jusqu'au soir, à propos de cette étonnante découverte. Lui-même, il en riait encore plus, une fois retiré dans sa chambre. L'hameçon avait bien pris, en effet; la grande affaire était embarquée, qui occupait Giovan sans relâche, depuis le jour de son arrivée. Après tant de hauts et de bas, il voyait un espoir certain de pouvoir chasser la Belcredi, et donner à son étrange prince, une maîtresse de sa main. Il saurait bien tenir par les cordons, cette nouvelle favorite: tous deux gouverneraient de concert, ou plutôt, lui par dessus elle; et ce serait enfin, son vrai retour au monde et à la fortune... Amen! ainsi soit-il! pensa le bouffon, en se mettant au lit.
—Bonjour, Philippe! lui lança le Duc, dès que Giovan parut le lendemain, car la veille, à la collation, ils avaient fait, comme l'on dit, un philippe ensemble, payable pour Son Altesse en argent, et en farces pour Arcangeli. Mais Charles d'Este, par malheur, était morose, ce matin-là, si bien que, remettant les gambades à plus tard, il ordonna seulement au bouffon de lui lire à haute voix, la Gazette de Florence, un de ces journaux italiens—et celui-là paraissait en français—que l'on recevait à l'hôtel, depuis le départ de Franz, comme ambassadeur.
—Giovan, (en lui marquant de l'ongle, un certain endroit) tiens, prends ceci, ajouta Son Altesse:
UN MARIAGE A ROME
à ces mots: «Nous avons parcouru....—J'ai déjà lu le début de l'histoire, dit le Duc à M. Félix, lequel commençait à le coiffer. C'est un imbécile d'étranger... le journal ne donne pas son nom. A peine arrivé, il s'amourache d'une femme galante. Elle lui tient la dragée haute, le désespère, et finalement, il l'épousera, comme mon père avait épousé la Ghigelli.
—Aïe! aïe! pensa Giovan, le cœur palpitant de voir tout à coup, fumer la bombe qu'il avait chargée, et admirant le hasard de l'aventure. Et dans une sorte de transport de joie et d'attente, le baladin sauta sur le gradin de la fenêtre et s'assit sur l'armoire, déclarant qu'il était mieux ainsi, pour se faire entendre.
—Allons, commenceras-tu? dit le Duc.
«Nous avons parcouru, ânonna Giovan, nous avons parcouru le champ des faits préliminaires; nous avons vu comment le crédule étranger s'est laissé entraîner à ce mariage clandestin, qui devait le perdre. Le 13 août, vers trois heures de l'après-midi, un agent de la police romaine se présente: le jeune homme est arrêté, et conduit dans les prisons du Saint-Office.»
—Qu'est-ce qu'il avait donc fait? demanda M. Félix en se reculant, ses petits ciseaux à la main, car il taillait la barbe de Son Altesse.