Le crime d'Orcival
The Project Gutenberg eBook of Le crime d'Orcival
Title: Le crime d'Orcival
Author: Emile Gaboriau
Release date: January 7, 2014 [eBook #44620]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Émile Gaboriau
LE CRIME
D’ORCIVAL
PAR
ÉMILE GABORIAU
SIXIÈME ÉDITION
(1869)
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII
À mon ami,
LE DOCTEUR GUSTAVE MALLET.
I
Le 9 juillet 186.., un jeudi, Jean Bertaud, dit La Ripaille, et son fils, bien connus à Orcival pour vivre de braconnage et de maraude, se levèrent sur les trois heures du matin, avec le jour, pour aller à la pêche.
Chargés de leurs agrès, ils descendirent ce chemin charmant, ombragé d’acacias, qu’on aperçoit de la station d’Évry, et qui conduit du bourg d’Orcival à la Seine.
Ils se rendaient à leur bateau amarré d’ordinaire à une cinquantaine de mètres en amont du pont de fil de fer, le long d’une prairie joignant Valfeuillu, la belle propriété du comte de Trémorel.
Arrivés au bord de la rivière, ils se débarrassèrent de leurs engins de pêche, et Jean La Ripaille entra dans le bateau pour vider l’eau qu’il contenait.
Pendant que d’une main exercée il maniait l’écope, il s’aperçut qu’un des tolets de la vieille embarcation, usé par la rame, était sur le point de se rompre.
—Philippe, cria-t-il à son fils, occupé à démêler un épervier dont un garde-pêche eût trouvé les mailles trop serrées, Philippe, tâche donc de m’avoir un bout de bois pour refaire notre tolet.
—On y va, répondit Philippe.
Il n’y avait pas un arbre dans la prairie. Le jeune homme se dirigea donc vers le parc de Valfeuillu, distant de quelques pas seulement, et, peu soucieux de l’article 391 du Code pénal, il franchit le large fossé qui entoure la propriété de M. de Trémorel. Il se proposait de couper une branche à l’un des vieux saules qui, à cet endroit, trempent au fil de l’eau leurs branches éplorées.
Il avait à peine tiré son couteau de sa poche, tout en promenant autour de lui le regard inquiet du maraudeur, qu’il poussa un cri étouffé.
—Mon père! eh! mon père!
—Qu’y a-t-il, répondit sans se déranger le vieux braconnier.
—Père, venez, continua Philippe, au nom du ciel, venez vite!
Jean La Ripaille comprit à la voix rauque de son fils, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Il lâcha son écope, et, l’inquiétude aidant, en trois bonds, il fut dans le parc.
Lui aussi, il resta épouvanté devant le spectacle qui avait terrifié Philippe.
Sur le bord de la rivière, parmi les joncs et les glaïeuls, le cadavre d’une femme gisait. Ses longs cheveux dénoués s’éparpillaient parmi les herbes aquatiques; sa robe de soie grise en lambeaux était souillée de boue et de sang. Toute la partie supérieure du corps plongeait dans l’eau peu profonde, et le visage était enfoncé dans la vase.
—Un assassinat! murmura Philippe dont la voix tremblait.
—Ça, c’est sûr, répondit La Ripaille d’un ton indifférent. Mais quelle peut être cette femme? Vrai, on dirait la comtesse.
—Nous allons bien voir, dit le jeune homme.
Il fit un pas vers le cadavre; son père l’arrêta par le bras.
—Que veux-tu faire, malheureux! prononça-t-il; on ne doit jamais toucher au corps d’une personne assassinée, sans la justice.
—Vous croyez?
—Certainement! il y a des peines pour cela.
—Alors, allons prévenir le maire.
—Pourquoi faire? Les gens d’ici ne nous en veulent peut-être pas assez! Qui sait si on ne nous accuserait pas?
—Cependant, mon père...
—Quoi! si nous allons avertir M. Courtois, il nous demandera comment et pourquoi nous nous trouvions dans le parc de M. de Trémorel pour voir ce qu’il s’y passait. Qu’est-ce que cela te fait qu’on ait tué la comtesse? On retrouvera bien son corps sans toi... viens, allons-nous-en.
Mais Philippe ne bougea pas. La tête baissée, le menton appuyé sur la paume de sa main, il réfléchissait.
—Il faut avertir, déclara-t-il d’un ton décidé; on n’est pas des sauvages. Nous dirons à M. Courtois que c’est en côtoyant le parc dans notre bachot que nous avons aperçu le corps.
Le vieux La Ripaille résista d’abord, puis voyant que son fils irait sans lui, il parut se rendre à ses instances.
Ils franchirent donc de nouveau le fossé, et, abandonnant leurs agrès dans la prairie, ils se dirigèrent en toute hâte vers la maison de M. le maire d’Orcival.
Situé à cinq kilomètres de Corbeil, sur la rive droite de la Seine, à vingt minutes de la station d’Évry, Orcival est un des plus délicieux villages des environs de Paris, en dépit de l’infernale étymologie de son nom.
Le Parisien bruyant et pillard, qui, le dimanche, s’abat dans les champs, plus destructeur que la sauterelle, n’a pas découvert encore ces campagnes riantes. L’odeur navrante de la friture des guinguettes n’y étouffe pas le parfum des chèvrefeuilles. Les refrains des canotiers, la ritournelle du cornet à piston des bals publics n’y ont jamais épouvanté les échos.
Paresseusement accroupi sur les pentes douces d’un coteau que baigne la Seine, Orcival a des maisons blanches, des ombrages délicieux et un clocher tout neuf qui fait son orgueil.
De tous côtés, de vastes propriétés de plaisance, entretenues à grands frais, l’entourent. De la hauteur, on aperçoit les girouettes de vingt châteaux.
À droite, ce sont les futaies de Mauprévoir, et le joli castel de la comtesse de la Brèche; en face, de l’autre côté du fleuve, voici Mousseaux et Petit-Bourg, l’ancien domaine Aguado, devenu la propriété d’un carrossier illustre, M. Binder; à gauche, ces beaux arbres sont au comte de Trémorel, ce grand parc est le parc d’Étiolles et dans le lointain, tout là-bas, c’est Corbeil; cet immense bâtiment, dont la toiture dépasse les grands chênes, c’est le moulin Darblay.
Le maire d’Orcival habite tout en haut du village une de ces maisons comme on en voit dans les rêves de cent mille livres de rentes.
Fabricant de toiles peintes autrefois, M. Courtois a débuté dans le commerce sans un sou vaillant, et, après trente années d’un labeur acharné, il s’est retiré avec quatre millions bien ronds.
Alors il se proposait de vivre bien tranquille, entre sa femme et ses filles, passant l’hiver à Paris et l’été à la campagne.
Mais voilà que tout à coup, on le vit inquiet et agité. L’ambition venait de le mordre au cœur. Il faisait cent démarches pour être forcé d’accepter la mairie d’Orcival. Et il l’a acceptée, bien à son corps défendant, ainsi qu’il vous le dira lui-même.
Cette mairie fait à la fois son bonheur et son désespoir. Désespoir apparent, bonheur intime et réel.
Il est bien, lorsque le front chargé de nuages, il maudit les soucis du pouvoir, il est mieux lorsque le ventre ceint de l’écharpe à glands d’or, il triomphe à la tête du corps municipal.
Tout le monde dormait encore chez M. le maire, lorsque les Bertaud père et fils vinrent heurter le lourd marteau de la porte.
Après un bon moment, un domestique aux trois quarts éveillé, à demi vêtu, parut à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.
—Qu’est-ce qu’il y a, méchants garnements? demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur.
La Ripaille ne jugea point à propos de relever une injure que ne justifiait que trop sa réputation dans la commune.
—Nous voulons parler à monsieur le maire, répondit-il, et c’est terriblement pressé. Allez l’éveiller, M. Baptiste, il ne vous grondera pas.
—Est-ce qu’on me gronde, moi! grogna Baptiste.
Il fallut cependant dix bonnes minutes de pourparlers et d’explications pour décider le domestique.
Enfin les Bertaud comparurent par-devant un petit homme gros et rouge, fort mécontent d’être tiré du lit si matin: c’était M. Courtois.
Il avait été décidé que Philippe porterait la parole.
—Monsieur le maire, commença-t-il, nous venons vous annoncer un grand malheur; il y a eu pour sûr un crime chez M. de Trémorel.
M. Courtois était l’ami du comte, il devint à cette déclaration inattendue plus blême que sa chemise.
—Ah! mon Dieu! balbutia-t-il, incapable de maîtriser son émotion, que me dites-vous là, un crime!...
—Oui, nous avons vu un corps, tout à l’heure, et aussi vrai que vous voilà, je crois que c’est celui de la comtesse.
Le digne maire leva les bras au ciel d’un air parfaitement égaré.
—Mais où, mais quand? interrogea-t-il.
—Tout à l’heure, au bout du parc que nous longions pour aller relever nos nasses.
—C’est horrible! répétait le bon M. Courtois, quel malheur! Une si digne femme! Mais ce n’est pas possible, vous devez vous tromper; on m’aurait prévenu...
—Nous avons bien vu, monsieur le maire.
—Un tel crime, dans ma commune! Enfin, vous avez bien fait de venir, je vais m’habiller en deux temps, et nous allons courir... C’est-à-dire, non, attendez.
Il parut réfléchir une minute et appela:
—Baptiste!
Le domestique n’était pas loin. L’oreille et l’œil alternativement collés au trou de la serrure, il écoutait et regardait de toutes ses forces. À la voix de son maître, il n’eut qu’à allonger le bras pour ouvrir la porte.
—Monsieur m’appelle?
—Cours chez le juge de paix, lui dit le maire, il n’y a pas une seconde à perdre, il s’agit d’un crime, d’un meurtre peut-être, qu’il vienne vite, bien vite... Et vous autres, continua-t-il, s’adressant aux Bertaud, attendez-moi ici, je vais passer un paletot.
Le juge de paix d’Orcival, le père Plantat, comme on l’appelle, est un ancien avoué de Melun.
À cinquante ans, le père Plantat, auquel tout avait toujours réussi à souhait, perdit dans le même mois sa femme qu’il adorait et ses fils, deux charmants jeunes gens, âgés l’un de dix-huit, l’autre de vingt-deux ans.
Ces pertes successives atterrèrent un homme que trente années de prospérité laissaient sans défense contre le malheur. Pendant longtemps, on craignit pour sa raison. La seule vue d’un client, venant troubler sa douleur pour lui conter de sottes histoires d’intérêt, l’exaspérait. On ne fut donc pas surpris de lui voir vendre son étude à moitié prix. Il voulait s’établir à son aise dans son chagrin, avec la certitude de n’en point être distrait.
Mais l’intensité des regrets diminua et la maladie du désœuvrement vint. La justice de paix d’Orcival était vacante, le père Plantat la sollicita et l’obtint.
Une fois juge de paix, il s’ennuya moins. Cet homme, qui voyait sa vie finie, entreprit de s’intéresser aux mille causes diverses qui se plaidaient chez lui. Il appliqua toutes les forces d’une intelligence supérieure, toutes les ressources d’un esprit éminemment délié à démêler le faux du vrai parmi tous les mensonges qu’il était forcé d’écouter.
Il s’obstina d’ailleurs à vivre seul, en dépit des exhortations de M. Courtois, prétendant que toute société le fatiguait, et qu’un homme malheureux est un trouble-fête. Le temps que lui laissait son tribunal, il le consacrait à une collection sans pareille de pétunias.
Le malheur qui modifie les caractères, soit en bien, soit en mal, l’avait rendu, en apparence, affreusement égoïste. Il assurait ne pas s’intéresser aux choses de la vie plus qu’un critique blasé aux jeux de la scène. Il aimait à faire parade de sa profonde indifférence pour tout, jurant qu’une pluie de feu tombant sur Paris ne lui ferait seulement pas tourner la tête. L’émouvoir semblait impossible. «Qu’est-ce que cela me fait, à moi!» était son invariable refrain.
Tel est l’homme qui, un quart d’heure après le départ de Baptiste, arrivait chez le maire d’Orcival.
M. Plantat est grand, maigre et nerveux. Sa physionomie n’a rien de remarquable. Il porte les cheveux courts, ses yeux inquiets paraissent toujours chercher quelque chose, son nez fort long est mince comme la lame d’un rasoir. Depuis ses chagrins, sa bouche, si fine jadis, s’est déformée, la lèvre inférieure s’est affaissée et lui donne une trompeuse apparence de simplicité.
—Que m’apprend-on, dit-il dès la porte, on a assassiné Mme de Trémorel.
—Ces gens-ci, du moins, le prétendent, répondit le maire qui venait de reparaître.
M. Courtois n’était plus le même homme. Il avait eu le temps de se remettre un peu. Sa figure s’essayait à exprimer une froideur majestueuse. Il s’était vertement blâmé d’avoir, en manifestant son trouble et sa douleur devant les Bertaud, manqué de dignité.
«Rien ne doit émouvoir à ce point un homme dans ma position», s’était-il dit.
Et, bien qu’effroyablement agité, il s’efforçait d’être calme, froid, impassible.
Le père Plantat, lui, était ainsi tout naturellement.
—Ce serait un accident bien fâcheux, dit-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre parfaitement désintéressé, mais, au fond, qu’est-ce que cela nous fait? Il faut néanmoins aller voir sans retard ce qu’il en est; j’ai fait prévenir le brigadier de gendarmerie qui nous rejoindra.
—Partons, dit M. Courtois, j’ai mon écharpe dans ma poche.
On partit. Philippe et son père marchaient les premiers, le jeune homme empressé et impatient, le vieux sombre et préoccupé.
Le maire, à chaque pas, laissait échapper quelques exclamations.
—Comprend-on cela, murmurait-il, un meurtre dans ma commune, une commune où de mémoire d’homme, il n’y a point eu de crime de commis.
Et il enveloppait les deux Bertaud d’un regard soupçonneux.
Le chemin qui conduit à la maison—dans le pays on dit au château—de M. de Trémorel est assez déplaisant, encaissé qu’il est par des murs d’une douzaine de pieds de haut. D’un côté, c’est le parc de la marquise de Lanascol, de l’autre le grand jardin de Saint-Jouan.
Les allées et les venues avaient pris du temps, il était près de huit heures lorsque le maire, le juge de paix et leurs guides s’arrêtèrent devant la grille de M. de Trémorel.
Le maire sonna.
La cloche est fort grosse, une petite cour sablée de cinq ou six mètres sépare seule la grille de l’habitation, cependant personne ne parut.
Monsieur le maire sonna plus fort, puis plus fort encore, puis de toutes ses forces, en vain.
Devant la grille du château de M. de Lanascol, située presque en face, un palefrenier était debout, occupé à nettoyer et à polir un mors de bride.
—Ce n’est guère la peine de sonner, messieurs, dit cet homme, il n’y a personne au château.
—Comment, personne? demanda le maire surpris.
—J’entends, répondit le palefrenier, qu’il n’y a que les maîtres. Les gens sont tous partis hier soir, par le train de huit heures quarante, pour se rendre à Paris, assister à la noce de l’ancienne cuisinière, Mme Denis; ils doivent revenir ce matin par le premier train. J’avais été invité, moi aussi...
—Grand Dieu! interrompit M. Courtois, alors le comte et la comtesse sont restés seuls cette nuit?
—Absolument seuls, monsieur le maire.
—C’est horrible!
Le père Plantat semblait s’impatienter de ce dialogue.
—Voyons, dit-il, nous ne pouvons nous éterniser à cette porte, les gendarmes n’arrivent pas, envoyons chercher le serrurier.
Déjà Philippe prenait son élan, lorsqu’au bout du chemin on entendit des chants et des rires. Cinq personnes, trois femmes et deux hommes parurent presque aussitôt.
—Ah! voilà les gens du château, dit le palefrenier que cette visite matinale semblait intriguer singulièrement, ils doivent avoir une clé.
De leur côté, les domestiques, apercevant le groupe arrêté devant la grille, se turent et hâtèrent le pas. L’un d’eux, même, se mit à courir, devançant ainsi les autres; c’était le valet de chambre du comte.
—Ces messieurs voudraient parler à monsieur le comte? demanda-t-il, après avoir salué le maire et le juge de paix.
—Voici cinq fois que nous sonnons à tout rompre, dit le maire.
—C’est surprenant, fit le valet de chambre, Monsieur a pourtant le sommeil bien léger! Après cela, il est peut-être sorti.
—Malheur! s’écria Philippe, on les aura assassinés tous les deux!
Ces mots dégrisèrent les domestiques dont la gaieté annonçait un nombre très raisonnable de santés bues au bonheur des nouveaux époux.
M. Courtois, lui, paraissait étudier l’attitude du vieux Bertaud.
—Un assassinat! murmura le valet de chambre; ah! c’est pour l’argent, alors, on aura su...
—Quoi? demanda le maire.
—Monsieur le comte a reçu hier dans la matinée une très forte somme.
—Ah! oui, forte, ajouta une femme de chambre, il y avait gros comme cela de billets de banque. Madame a même dit à Monsieur qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit avec cette somme immense dans la maison.
Il y eut un silence, chacun se regardant d’un air effrayé. M. Courtois, lui, réfléchissait.
—À quelle heure êtes-vous partis hier soir, demanda-t-il aux domestiques.
—À huit heures, on avait avancé le dîner.
—Vous êtes partis tous ensemble?
—Oui, monsieur.
—Vous ne vous êtes pas quittés?
—Pas une minute.
—Et vous revenez tous ensemble?
Les domestiques échangèrent un singulier regard:
—Tous, répondit une femme de chambre qui avait la langue bien pendue... c’est-à-dire, non. Il y en a un qui nous a lâchés en arrivant à la gare de Lyon, à Paris: c’est Guespin.
—Ah!
—Oui, monsieur, il a filé de son côté en disant qu’il nous rejoindrait aux Batignolles, chez Wepler, où se faisait la noce.
Monsieur le maire donna un grand coup de coude au juge de paix, comme pour lui recommander l’attention, et continua à interroger.
—Et ce Guespin, comme vous le nommez, l’avez-vous revu?
—Non, monsieur, j’ai même plusieurs fois demandé inutilement de ses nouvelles pendant la nuit; son absence me paraissait louche.
Évidemment la femme de chambre essayait de faire montre d’une perspicacité supérieure; encore un peu elle eût parlé de pressentiments.
—Ce domestique, demanda M. Courtois, était-il depuis longtemps dans la maison?
—Depuis le printemps.
—Quelles étaient ses attributions?
—Il avait été envoyé de Paris par la maison du Gentil Jardinier pour soigner les fleurs rares de la serre de Madame.
—Et... avait-il eu connaissance de l’argent?
Les domestiques eurent encore des regards bien significatifs.
—Oui, oui! répondirent-ils en chœur, nous en avions beaucoup causé entre nous à l’office.
—Même, ajouta la femme de chambre, belle parleuse, il m’a dit à moi-même, parlant à ma personne:
«—Dire que monsieur le comte a dans son secrétaire de quoi faire notre fortune à tous!
—Quelle espèce d’homme est-ce?
Cette question éteignit absolument la loquacité des domestiques. Aucun n’osait parler, sentant bien que le moindre mot pouvait servir de base à une accusation terrible.
Mais le palefrenier de la maison d’en face qui brûlait de se mêler à cette affaire, n’eut point ces scrupules.
—C’est, répondit-il, un bon garçon, Guespin, et qui a roulé. Dieu de Dieu! en sait-il de ces histoires! Il connaît tout, cet homme-là, il paraît qu’il a été riche dans le temps, et s’il voulait... Mais, dame! il aime le travail tout fait, et avec ça c’est un noceur comme il n’y en a pas, un creveur de billards, quoi!
Tout en écoutant d’une oreille, en apparence distraite, ces dépositions, ou, pour parler plus juste, ces cancans, le père Plantat examinait soigneusement et le mur et la grille. Il se retourna à point nommé pour interrompre le palefrenier.
—En voilà bien assez, dit-il, au grand scandale de M. Courtois. Avant de poursuivre cet interrogatoire, il est bon de constater le crime, si crime il y a, toutefois, ce qui n’est pas prouvé. Que celui de vous qui a une clé ouvre la grille.
Le valet de chambre avait la clé, il ouvrit, et tout le monde pénétra dans la petite cour. Les gendarmes venaient d’arriver. Le maire dit au brigadier de le suivre, et plaça deux hommes à la grille, avec défense de laisser entrer ou sortir personne sans sa permission.
Alors seulement le valet de chambre ouvrit la porte de la maison.
II
S’il n’y avait pas eu de crime, au moins s’était-il passé quelque chose de bien extraordinaire chez le comte de Trémorel; l’impassible juge de paix dut en être convaincu dès ses premiers pas dans le vestibule.
La porte vitrée donnant sur le jardin était toute grande ouverte, et trois des carreaux étaient brisés en mille pièces.
Le chemin de toile cirée qui reliait toutes les portes avait été arraché, et sur les dalles de marbre blanc, çà et là, on apercevait de larges gouttes de sang. Au pied de l’escalier était une tache plus grande que les autres, et sur la dernière marche une éclaboussure hideuse à voir.
Peu fait pour de tels spectacles, pour une mission comme celle qu’il avait à remplir, l’honnête M. Courtois se sentait défaillir. Par bonheur, il puisait dans le sentiment de son importance et de sa dignité une énergie bien éloignée de son caractère. Plus l’instruction préliminaire de cette affaire lui paraissait difficile, plus il tenait à bien la mener.
—Conduisez-nous à l’endroit où vous avez aperçu le corps, dit-il aux Bertaud.
Mais le père Plantat intervint.
—Il serait, je crois, plus sage, objecta-t-il, et plus logique de commencer par visiter la maison.
—Soit, oui, en effet, c’est ce que je pensais, dit le maire, s’accrochant au conseil du juge de paix, comme un homme qui se noie s’accroche à une planche.
Et il fit retirer tout le monde, à l’exception du brigadier et du valet de chambre destiné à servir de guide.
—Gendarmes, cria-t-il encore, aux hommes en faction devant la grille, veillez à ce que personne ne s’éloigne, empêchez d’entrer dans la maison, et que nul surtout ne pénètre dans le jardin.
On monta alors.
Tout le long de l’escalier les taches de sang se répétaient. Il y avait aussi du sang sur la rampe, et M. Courtois s’aperçut avec horreur qu’il s’y était rougi les mains.
Lorsqu’on fut arrivé au palier du premier étage:
—Dites-moi, mon ami, demanda le maire au valet de chambre, vos maîtres faisaient-ils chambre commune?
—Oui, monsieur, répondit le domestique.
—Et, où est leur chambre?
—Là, monsieur.
Et en même temps qu’il répondait, le valet de chambre reculait effrayé, et montrait une porte dont le panneau supérieur portait l’empreinte d’une main ensanglantée.
Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front du pauvre maire; lui aussi, il avait peur, à grand-peine il pouvait se tenir debout! Hélas! le pouvoir impose de terribles obligations. Le brigadier, un vieux soldat de Crimée, visiblement ému, hésitait.
Seul, le père Plantat, tranquille comme dans son jardin, gardait son sang-froid et regardait les autres en dessous.
—Il faut pourtant se décider, prononça-t-il.
Il entra, les autres le suivirent.
La pièce où on pénétra n’offrait rien de bien insolite. C’était un boudoir tendu de satin bleu, garni d’un divan et de quatre fauteuils capitonnés en étoffe pareille à la tenture. Un des fauteuils était renversé.
On passa dans la chambre à coucher.
Effroyable était le désordre de cette pièce. Il n’était pas un meuble, pas un bibelot, qui n’attestât qu’une lutte terrible, enragée, sans merci, avait eu lieu entre les assassins et les victimes.
Au milieu de la chambre, une petite table de laque était renversée, et tout autour s’éparpillaient des morceaux de sucre, des cuillères de vermeil, des débris de porcelaine.
—Ah! dit le valet de chambre, Monsieur et Madame prenaient le thé lorsque les misérables sont entrés!
La garniture de la cheminée avait été jetée à terre; la pendule, en tombant, s’était arrêtée sur trois heures vingt minutes. Près de la pendule, gisaient les lampes; les globes étaient en morceaux, l’huile s’était répandue.
Le ciel de lit avait été arraché et couvrait le lit. On avait dû s’accrocher désespérément aux draperies. Tous les meubles étaient renversés. L’étoffe des fauteuils était hachée de coups de couteau et par endroits le crin sortait. On avait enfoncé le secrétaire, la tablette disloquée pendait aux charnières, les tiroirs étaient ouverts et vides. La glace de l’armoire, en pièces; en pièces un ravissant chiffonnier de Boule; la table à ouvrage, brisée; la toilette, bouleversée.
Et partout du sang, sur le tapis, le long de la tapisserie, aux meubles, aux rideaux, aux rideaux du lit surtout.
Évidemment le comte et la comtesse de Trémorel s’étaient défendus courageusement et longtemps.
—Les malheureux! balbutiait le pauvre maire, les malheureux! C’est ici qu’ils ont été massacrés.
Et au souvenir de son amitié pour le comte, oubliant son importance, jetant son masque d’homme impassible, il pleura.
Tout le monde perdait un peu la tête. Mais pendant ce temps, le juge de paix se livrait à une minutieuse perquisition, il prenait des notes sur son carnet, il visitait les moindres recoins.
Lorsqu’il eut terminé:
—Maintenant, dit-il, voyons ailleurs.
Ailleurs le désordre était pareil. Une bande de fous furieux ou de malfaiteurs pris de frénésie, avait certainement passé la nuit dans la maison.
Le cabinet du comte, particulièrement, avait été bouleversé. Les assassins ne s’étaient pas donné la peine de forcer les serrures; ils avaient procédé à coups de hache. Certainement ils avaient la certitude de ne pouvoir être entendus, car il leur avait fallu frapper terriblement fort pour faire voler en éclats le bureau de chêne massif. Les livres de la bibliothèque étaient à terre, pêle-mêle.
Ni le salon, ni le fumoir n’avaient été respectés. Les divans, les chaises, les canapés étaient déchirés comme si on les eût sondés avec des épées. Deux chambres réservées, des chambres d’amis, étaient sens dessus dessous.
On monta au second étage.
Là, dans la première pièce où on pénétra, on trouva devant un bahut attaqué déjà, mais non ouvert encore, une hache à fendre le bois que le valet de chambre reconnut pour appartenir à la maison.
—Comprenez-vous maintenant, disait le maire au père Plantat. Les assassins étaient en nombre c’est évident. Le meurtre accompli, ils se sont répandus dans la maison, cherchant partout l’argent qu’ils savaient s’y trouver. L’un d’eux était ici occupé à enfoncer ce meuble lorsque les autres, en bas, ont mis la main sur les valeurs; on l’a appelé, il s’est empressé de descendre, et jugeant toute recherche désormais inutile, il a abandonné ici cette hache.
—Je vois la chose comme si j’y étais, approuva le brigadier.
Le rez-de-chaussée qu’on visita ensuite avait été respecté. Seulement, le crime commis, les valeurs enlevées, les assassins avaient senti le besoin de se réconforter. On retrouva dans la salle à manger des débris de leur souper. Ils avaient dévoré tous les reliefs restés dans les buffets. Sur la table, à côté de huit bouteilles vides—bouteilles de vin ou de liqueurs—cinq verres étaient rangés.
—Ils étaient cinq, murmura le maire.
À force de volonté, l’excellent M. Courtois avait recouvré son sang-froid habituel.
—Avant d’aller relever les cadavres, dit-il, je vais expédier un mot au procureur impérial de Corbeil. Dans une heure, nous aurons un juge d’instruction qui achèvera notre pénible tâche.
Ordre fut donné à un gendarme d’atteler le tilbury du comte et de partir en toute hâte.
Puis, le maire et le juge, suivis du brigadier, du valet de chambre et des deux Bertaud s’acheminèrent vers la rivière.
Le parc de Valfeuillu est très vaste; mais c’est de droite et de gauche qu’il s’étend. De la maison à la Seine, il n’y a guère plus de deux cents pas. Devant la maison verdoie une belle pelouse coupée de corbeilles de fleurs. On prend pour gagner le bord de l’eau une des deux allées qui tournent le gazon.
Mais les malfaiteurs n’avaient pas suivi les allées. Coupant au plus court, ils avaient traversé la pelouse. Leurs traces étaient parfaitement visibles. L’herbe était foulée et trépignée comme si on y eût traîné quelque lourd fardeau. Au milieu du gazon, on aperçut quelque chose de rouge que le juge de paix alla ramasser. C’était une pantoufle que le valet de chambre reconnut pour appartenir au comte. Plus loin, on trouva un foulard blanc que le domestique déclara avoir vu souvent au cou de son maître. Ce foulard était taché de sang.
Enfin, on arriva au bord de l’eau, sous ces saules dont Philippe avait voulu couper une branche et on aperçut le cadavre.
Le sable, à cette place, était profondément fouillé, labouré, pour ainsi dire, par des pieds cherchant un point d’appui solide. Là, tout l’indiquait, avait eu lieu la lutte suprême.
M. Courtois comprit toute l’importance de ces traces.
—Que personne n’avance, dit-il.
Et, suivi seul du juge de paix, il s’approcha du corps.
Bien qu’on ne pût distinguer le visage, le maire et le juge reconnurent la comtesse. Tous deux lui avaient vu cette robe grise ornée de passementeries bleues.
Maintenant comment se trouvait-elle là?
Le maire supposa qu’ayant réussi à s’échapper des mains des meurtriers, elle avait fui éperdue. On l’avait poursuivie, on l’avait atteinte là, on lui avait porté les derniers coups, et elle était tombée pour ne plus se relever.
Cette version expliquait les traces de la lutte. Ce serait alors le cadavre du comte que les assassins auraient traîné à travers la pelouse.
M. Courtois parlait avec animation, cherchant à faire pénétrer ses impressions dans l’esprit du juge de paix. Mais le père Plantat écoutait à peine, on eût pu le croire à cent lieues du Valfeuillu, il ne répondait que par monosyllabes: oui, non, peut-être.
Et le brave maire se donnait une peine infinie: il allait, venait, prenait des mesures, inspectait minutieusement le terrain.
Il n’y avait pas à cet endroit plus d’un pied d’eau.
Un banc de vase, sur lequel poussaient des touffes de glaïeuls et quelques maigres nénuphars, allait en pente douce, du bord au milieu de la rivière. L’eau était claire, le courant nul; on voyait fort bien la vase lisse et luisante.
M. Courtois en était là de ses investigations lorsqu’il parut frappé d’une idée subite.
—La Ripaille, s’écria-t-il, approchez.
Le vieux maraudeur obéit.
—Vous dites donc, interrogea le maire, que c’est de votre bateau que vous avez aperçu le corps?
—Oui, monsieur le maire.
—Où est-il, votre bateau?
—Là, amarré à la prairie.
—Eh bien, conduisez-nous y.
Pour tous les assistants, il fut visible que cet ordre impressionnait vivement le bonhomme. Il tressaillit et pâlit sous l’épaisse couche de hâle déposée sur ses joues par la pluie et le soleil. Même, on le surprit jetant à son fils un regard qui parut menaçant.
—Marchons, répondit-il enfin.
On allait regagner la maison, lorsque le valet de chambre proposa de franchir la douve.
—Ce sera bien plus vite fait, dit-il, je cours chercher une échelle, que nous mettrons en travers.
Il partit, et une minute après reparut avec sa passerelle improvisée. Mais au moment où il allait la placer:
—Arrêtez, lui cria le maire, arrêtez!...
Les empreintes laissées par les Bertaud sur les deux côtés du fossé venaient de lui sauter aux yeux.
—Qu’est ceci? dit-il; évidemment on a passé par là, et il n’y a pas longtemps, ces traces de pas sont toutes fraîches.
Et, après un examen de quelques minutes, il ordonna de placer l’échelle plus loin. Lorsqu’on fut arrivé près du bateau:
—C’est bien là, demanda le maire à La Ripaille, l’embarcation avec laquelle vous êtes allés relever vos nasses ce matin?
—Oui, monsieur.
—Alors, reprit M. Courtois, de quels ustensiles vous êtes-vous servis? Votre épervier est parfaitement sec; cette gaffe et ces rames n’ont pas été mouillées depuis plus de vingt-quatre heures.
Le trouble du père et du fils devenait de plus en plus manifeste.
—Persistez-vous dans vos dires, Bertaud?, insista le maire.
—Et vous Philippe?
—Monsieur, balbutia le jeune homme, nous avons dit la vérité.
—Vraiment! reprit M. Courtois d’un ton ironique; alors vous expliquerez à qui de droit comment vous avez pu voir quelque chose d’un bateau sur lequel vous n’êtes pas montés. Ah! dame! on ne pense pas à tout. On vous prouvera aussi que le corps est placé de telle façon qu’il est impossible, vous m’entendez, absolument impossible de l’apercevoir du milieu de la rivière. Puis, vous aurez à dire encore quelles sont ces traces que je relève, là sur l’herbe, et qui vont de votre bateau à l’endroit où le fossé a été franchi à plusieurs reprises et par plusieurs personnes.
Les deux Bertaud baissaient la tête.
—Brigadier, ordonna monsieur le maire, au nom de la loi, arrêtez ces deux hommes et empêchez toute communication entre eux.
Philippe semblait près de se trouver mal. Pour le vieux La Ripaille, il se contenta de hausser les épaules et de dire à son fils:
—Hein! tu l’as voulu, n’est-ce pas?
Puis, pendant que le brigadier emmenait les deux maraudeurs qu’il enferma séparément et sous la garde de ses hommes, le juge de paix et le maire rentraient dans le parc.
—Avec tout cela, murmurait M. Courtois, pas de traces du comte!...
Il s’agissait de relever le cadavre de la comtesse.
Le maire envoya chercher deux planches qu’on déposa à terre avec mille précautions, et ainsi on put agir sans risquer d’effacer des empreintes précieuses pour l’instruction.
Hélas! était-ce bien là celle qui avait été la belle, la charmante comtesse de Trémorel! Étaient-ce là ce frais visage riant, ces beaux yeux parlants, cette bouche fine et spirituelle.
Rien, il ne restait rien d’elle. La face tuméfiée, souillée de boue et de sang n’était plus qu’une plaie; une partie de la peau du front avait été enlevée avec une poignée de cheveux. Les vêtements étaient en lambeaux.
Une ivresse furieuse affolait certainement les monstres qui avaient tué la pauvre femme! Elle avait reçu plus de vingt coups de couteau, elle avait dû être frappée avec un bâton ou plutôt avec un marteau, on l’avait foulée aux pieds, traînée par les cheveux!...
Dans sa main gauche crispée était un lambeau de drap commun, grisâtre, arraché probablement au vêtement d’un des assassins.
Tout en procédant à ces lugubres constatations et en prenant des notes pour son procès-verbal, le pauvre maire sentait si bien ses jambes fléchir qu’il était forcé de s’appuyer sur l’impassible père Plantat.
—Portons la comtesse à la maison, ordonna le juge de paix, nous verrons ensuite à chercher le cadavre du comte.
Le valet de chambre, et le brigadier qui était revenu, durent réclamer l’assistance des domestiques restés dans la cour. Du même coup les femmes se précipitèrent dans le jardin.
Ce fut alors un concert terrible de cris, de pleurs et d’imprécations.
—Les misérables! Une si brave femme! Une si bonne maîtresse!
M. et Mme de Trémorel étaient, on le vit bien en cette occasion, adorés de leurs gens.
On venait de déposer le corps de la comtesse au rez-de-chaussée, sur le billard, lorsqu’on annonça au maire l’arrivée du juge d’instruction et d’un médecin.
—Enfin! murmura le bon M. Courtois.
Et plus bas il ajouta:
—Les plus belles médailles ont leur revers.
Pour la première fois de sa vie, il venait sérieusement de maudire son ambition et de regretter d’être le plus important personnage d’Orcival.
III
Le juge d’instruction près le tribunal de Corbeil était alors un remarquable magistrat, M. Antoine Domini, appelé depuis à d’éminentes fonctions.
M. Domini est un homme d’une quarantaine d’années, fort bien de sa personne, doué d’une physionomie heureusement expressive, mais grave, trop grave.
En lui semble s’être incarnée la solennité parfois un peu roide de la magistrature.
Pénétré de la majesté de ses fonctions, il leur a sacrifié sa vie, se refusant les distractions les plus simples, les plus légitimes plaisirs.
Il vit seul, se montre à peine, ne reçoit que de rares amis, ne voulant pas, dit-il, que les défaillances de l’homme puissent porter atteinte au caractère sacré du juge et diminuer le respect qu’on lui doit. Cette dernière raison l’a empêché de se marier, bien qu’il se sentît fait pour la vie de famille.
Toujours et partout, il est le magistrat, c’est-à-dire le représentant convaincu jusqu’au fanatisme de ce qu’il y a de plus auguste au monde: la justice.
Naturellement gai, il doit s’enfermer à double tour lorsqu’il a envie de rire. Il a de l’esprit, mais si un bon mot ou une phrase plaisante lui échappent, soyez sûr qu’il en fait pénitence.
C’est bien corps et âme qu’il s’est donné à son état, et nul ne saurait apporter plus de conscience à remplir ce qu’il estime son devoir. Mais aussi, il est inflexible plus qu’un autre. Discuter un article du code est à ses yeux une monstruosité. La loi parle, il suffit, il ferme les yeux, se bouche les oreilles, et obéit.
Du jour où une instruction est commencée, il ne dort plus, et rien ne lui coûte pour arriver à la découverte de la vérité. Cependant on ne le considère pas comme un bon juge d’instruction: lutter de ruses avec un prévenu lui répugne; tendre un piège à un coquin est, dit-il, indigne; enfin, il est entêté, mais entêté jusqu’à la folie, parfois jusqu’à l’absurde, jusqu’à la négation du soleil en plein midi.
Le maire d’Orcival et le père Plantat s’étaient levés avec empressement pour courir au-devant du juge d’instruction.
M. Domini les salua gravement, comme s’il ne les eût point connus, et leur présentant un homme d’une soixantaine d’années qui l’accompagnait:
—Messieurs, dit-il, M. le docteur Gendron.
Le père Plantat échangea une poignée de mains avec le médecin; monsieur le maire lui adressa son sourire le plus officiellement gracieux.
C’est que le docteur Gendron est bien connu à Corbeil et dans tout le département; il y est même célèbre, malgré le voisinage de Paris.
Praticien d’une habileté hors ligne, aimant son art et l’exerçant avec une sagacité passionnée, le docteur Gendron doit cependant sa renommée moins à sa science qu’à ses façons d’être. On dit de lui: «C’est un original»; et on admire ses affectations d’indépendance, de scepticisme et de brutalité.
C’est entre cinq et neuf heures du matin, été comme hiver, qu’il fait ses visites. Tant pis pour ceux que cela dérange; ce ne sont point, Dieu merci! les médecins qui manquent.
Passé neuf heures, bonsoir, personne, plus de docteur. Le docteur travaille pour lui, le docteur est dans sa serre, le docteur inspecte sa cave, le docteur est monté à son laboratoire, près du grenier, où il cuisine des ragoûts étranges.
Il cherche, dit-on dans le public, des secrets de chimie industrielle pour augmenter encore ses vingt mille livres de rentes, ce qui est bien peu digne.
Et il laisse dire, car le vrai est qu’il s’occupe de poisons et qu’il perfectionne un appareil de son invention, avec lequel on pourra retrouver les traces de tous les alcaloïdes qui, jusqu’ici, échappent à l’analyse.
Si ses amis lui reprochent, même en plaisantant, d’envoyer promener les malades dans l’après-midi, il se fâche tout rouge.
—Parbleu! répond-il, je vous trouve superbes! Je suis médecin quatre heures par jour, je ne suis guère payé que du quart de mes malades, c’est donc trois heures que je donne quotidiennement à l’humanité que je méprise et à la philanthropie dont je me soucie... Que chacun de vous en donne autant, et nous verrons.
Cependant, monsieur le maire d’Orcival avait fait passer les nouveaux venus dans le salon où il s’était installé pour rédiger son procès-verbal.
—Quel malheur pour ma commune, que ce crime, disait-il au juge d’instruction, quelle honte! Voilà Orcival perdu de réputation.
—C’est que je ne sais rien, ou autant dire, répondait M. Domini, le gendarme qui est venu me chercher était mal informé.
Alors, M. Courtois raconta longuement ce que lui avait appris son enquête sommaire, n’oubliant pas le plus inutile détail, insistant sur les précautions admirables qu’il avait cru devoir prendre. Il dit comment l’attitude des Bertaud avait tout d’abord éveillé ses soupçons, comment il les avait pris, à tout le moins en flagrant délit de mensonge, comment finalement il s’était décidé à les faire arrêter.
Il parlait debout, la tête rejetée en arrière, avec une emphase verbeuse, s’écoutant, triant les expressions. Et à chaque instant, les mots de: «Nous, maire d’Orcival» ou de: «Ensuite de quoi» revenaient dans son discours. Enfin, il s’épanouissait dans l’exercice de ses fonctions, et le plaisir de parler le dédommageait un peu de ces angoisses.
—Et maintenant, conclut-il, je viens d’ordonner les plus exactes perquisitions qui, sans nul doute, nous feront retrouver le cadavre du comte. Cinq hommes, par moi requis et tous les gens de la maison battent le parc. Si leurs recherches ne sont pas couronnées de succès, j’ai sous la main des pêcheurs qui sonderont la rivière.
Le juge d’instruction se taisait, hochant simplement la tête de temps à autre en signe d’approbation. Il étudiait, il pesait les détails qui lui étaient communiqués, bâtissant déjà dans sa tête un plan d’instruction.
—Vous avez fort sagement agi, monsieur le maire, dit-il enfin. Le malheur est immense, mais je crois comme vous que nous sommes sur la trace des coupables. Ces maraudeurs que nous tenons, ce jardinier qui n’a pas reparu doivent être pour quelque chose dans ce crime abominable.
Depuis quelques minutes déjà, le père Plantat dissimulait tant bien que mal, plutôt mal que bien, des signes d’impatience.
—Le malheur est, dit-il, que si Guespin est coupable, il ne sera pas assez sot pour se présenter ici.
—Oh! nous le trouverons, répondit M. Domini; avant de quitter Corbeil, j’ai envoyé à Paris, à la préfecture de police, une dépêche télégraphique pour demander un agent de la police de la Sûreté, et il sera, je l’imagine, ici avant peu.
—En attendant, proposa le maire, vous désireriez peut-être, monsieur le juge d’instruction, visiter le théâtre du crime.
M. Domini eut un geste comme pour se lever et se rassit aussitôt.
—Au fait, non, dit-il, autant ne rien voir avant l’arrivée de notre agent. Mais j’aurais bien besoin de renseignements sur le comte et la comtesse de Trémorel.
Le digne maire triompha de nouveau.
—Oh! je puis vous en donner, répondit-il vivement, et mieux que personne. Depuis leur arrivée dans ma commune, j’étais, je puis le dire, un des meilleurs amis de monsieur le comte et madame la comtesse. Ah! monsieur, quels gens charmants! et excellents, et affables, et dévoués!...
Et, au souvenir de toutes les qualités de ses amis, M. Courtois éprouva une certaine gêne dans la gorge.
—Le comte de Trémorel, reprit-il, était un homme de trente-quarante ans, beau garçon, spirituel jusqu’au bout des ongles. Il avait bien, parfois, des accès de mélancolie pendant lesquels il ne voulait voir personne, mais il était d’ordinaire si aimable, si poli, si obligeant, il savait si bien être noble sans morgue, que tout le monde dans ma commune l’estimait et l’adorait.
—Et la comtesse? demanda le juge d’instruction.
—Un ange! monsieur, un ange sur la terre! Pauvre femme! Vous allez voir ses restes mortels tout à l’heure, et certes vous ne devinerez pas qu’elle a été la reine du pays, par la beauté.
—Le comte et la comtesse étaient-ils riches?
—Certes! Ils devaient réunir à eux deux plus de cent mille francs de rentes; oh! oui, beaucoup plus; car, depuis cinq ou six mois, le comte, qui n’avait pas pour la culture les aptitudes de ce pauvre Sauvresy, vendait les terres pour acheter de la rente.
—Étaient-ils mariés depuis longtemps?
M. Courtois se gratta la tête; c’était son invocation à la mémoire.
—Ma foi, répondit-il, c’est au mois de septembre de l’année dernière; il y a juste dix mois que je les ai mariés moi-même. Il y avait un an que ce pauvre Sauvresy était mort.
Le juge d’instruction abandonna ses notes pour regarder le maire d’un air surpris.
—Quel est, demanda-t-il, ce Sauvresy dont vous nous parlez?
Le père Plantat, qui se mordillait furieusement les ongles dans son coin, étranger en apparence à ce qui se passait, se leva vivement.
—M. Sauvresy, dit-il, était le premier mari de Mme de Trémorel; mon ami Courtois avait négligé ce fait...
—Oh! riposta le maire d’un ton blessé, il me semble que dans les conjonctures présentes...
—Pardon, interrompit le juge d’instruction, il est tel détail qui peut devenir précieux bien qu’étranger à la cause, et même insignifiant au premier abord.
—Hum! grommela le père Plantat, insignifiant étranger!...
Son ton était à ce point singulier, son air si équivoque, que le juge d’instruction en fut frappé.
—Ne partageriez-vous pas, monsieur, demanda-t-il, les opinions de monsieur le maire sur le compte des époux Trémorel?
Le père Plantat haussa les épaules.
—Je n’ai pas d’opinions, moi, répondit-il, je vis seul, je ne vois personne; que m’importent toutes ces choses. Cependant...
—Il me semble, exclama M. Courtois, que nul mieux que moi ne doit connaître l’histoire de gens qui ont été mes amis et mes administrés.
—C’est qu’alors, répondit sèchement le père Plantat, vous la contez mal.
Et comme le juge d’instruction le pressait de s’expliquer, il prit sans façon la parole, au grand scandale du maire rejeté ainsi au second plan, esquissant à grands traits la biographie du comte et de la comtesse.
La comtesse de Trémorel, née Berthe Lechaillu, était la fille d’un pauvre petit instituteur de village.
À dix-huit ans, sa beauté était célèbre à trois lieues à la ronde, mais comme elle n’avait pour toute dot que ses grands yeux bleus et d’admirables cheveux blonds, les amoureux—c’est-à-dire les amoureux pour le bon motif—ne se présentaient guère.
Déjà Berthe, sur les conseils de sa famille, se résignait à coiffer sainte Catherine et sollicitait une place d’institutrice—triste place pour une fille si belle—lorsque l’héritier d’un des plus riches propriétaires du pays eut occasion de la voir et s’éprit d’elle.
Clément Sauvresy venait d’avoir trente ans; il n’avait plus de famille et possédait près de cent mille livres de rentes en belles et bonnes terres absolument libres d’hypothèques. C’est dire que mieux que personne il avait le droit de prendre femme à son gré.
Il n’hésita pas. Il demanda la main de Berthe, l’obtint, et, un mois après, il l’épousait en plein midi, au grand scandale des fortes têtes de la contrée, qui allaient répétant:
—Quelle folie! À quoi sert d’être riche, si ce n’est à doubler sa fortune par un bon mariage!
Un mois avant la noce, à peu près, Sauvresy avait mis les ouvriers au Valfeuillu, et, en moins de rien, il y avait dépensé, en réparations et en mobilier, la bagatelle de trente mille écus. C’est ce beau domaine que les époux choisirent pour passer leur lune de miel.
Ils s’y trouvèrent si bien qu’ils s’y installèrent tout à fait, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient en relation avec eux. Ils conservèrent seulement un pied à terre à Paris.
Berthe était de ces femmes qui naissent tout exprès, ce semble, pour épouser les millionnaires.
Sans gêne ni embarras, elle passa sans transition de la misérable salle d’école, où elle secondait son père, au superbe salon de Valfeuillu. Et lorsqu’elle faisait les honneurs de son château à toute l’aristocratie des environs, il semblait que de sa vie, elle n’avait fait autre chose. Elle sut rester simple, avenante, modeste, tout en prenant le ton de la plus haute société. On l’aima.
—Mais il me semble, interrompit le maire, que je n’ai pas dit autre chose, et ce n’était vraiment pas la peine...
Un geste du juge d’instruction lui ferma la bouche et le père Plantat continua:
—On aimait aussi Sauvresy, un de ces cœurs d’or qui ne veulent même pas soupçonner le mal. Sauvresy était un de ces hommes à croyances robustes, à illusions obstinées, que le doute n’effleure jamais de ses ailes d’orfraie. Sauvresy était de ceux qui croient, quand même, à l’amitié de leurs amis, à l’amour de leur maîtresse.
«Ce jeune ménage devait être heureux, il le fut.
«Berthe adora son mari, cet homme honnête qui, avant de lui dire un mot d’amour, lui avait offert sa main.
«Sauvresy, lui, professait pour sa femme un culte que d’aucun trouvait presque ridicule.
«On vivait d’ailleurs grandement au Valfeuillu. On recevait beaucoup. Quand venait l’automne, les nombreuses chambres d’amis étaient toutes occupées. Les équipages étaient magnifiques.
«Enfin, Sauvresy était marié depuis deux ans, lorsqu’un soir il amena de Paris un de ses anciens amis intimes, un camarade de collège dont on l’avait souvent entendu parler, le comte Hector de Trémorel.
«Le comte s’installa pour quelques semaines, annonça-t-il, au Valfeuillu, mais les semaines s’écoulèrent, puis les mois. Il resta.
«On n’en fut pas surpris. Hector avait eu une jeunesse plus qu’orageuse, toute remplie de débauches bruyantes, de duels, de paris, d’amours. Il avait jeté à tous les vents de ses fantaisies une fortune colossale, la vie relativement calme du Valfeuillu devait le séduire.
«Dans les premiers temps, on lui disait souvent: «Vous en aurez vite assez, de la campagne!» Il souriait sans répondre. On pensa alors, et assez justement, que, devenu relativement très pauvre, il se souciait fort peu d’aller promener sa ruine au milieu de ceux qu’avait offusqués sa splendeur.
«Il s’absentait rarement, et seulement pour aller à Corbeil, presque toujours à pied. Là, il descendait à l’hôtel de la Belle Image, qui est le premier de la ville, et il s’y rencontrait—comme par hasard—avec une jeune dame de Paris. Ils passaient l’après-midi ensemble et se séparaient à l’heure du dernier train.
—Peste! grommela le maire, pour un homme qui vit seul, qui ne voit personne, qui pour rien au monde ne s’occuperait des affaires d’autrui, il me semble que notre cher juge de paix est assez bien informé!
Évidemment M. Courtois était jaloux. Comment, lui, le premier personnage de la commune, il avait ignoré absolument ces rendez-vous! Sa mauvaise humeur augmenta encore, lorsque le docteur Gendron répondit:
—Peuh! tout Corbeil a jasé de cela, dans le temps.
M. Plantat eut un mouvement de lèvres qui pouvait signifier: «Je sais bien d’autres choses encore.» Il poursuivit cependant sans réflexions:
—L’installation du comte Hector au Valfeuillu ne changea rien absolument aux habitudes du château. M. et Mme Sauvresy eurent un frère, voilà tout. Si Sauvresy fit à cette époque plusieurs voyages à Paris, c’est qu’il s’occupait, tout le monde le savait, des affaires de son ami.
«Cette existence ravissante dura un an. Le bonheur semblait s’être fixé à tout jamais sous les ombrages délicieux du Valfeuillu.
«Mais, hélas! voilà qu’un soir, au retour d’une chasse au marais, Sauvresy se trouva si fort indisposé qu’il fut obligé de se mettre au lit. On fit venir un médecin, que n’était-ce notre ami le docteur Gendron! Une fluxion de poitrine venait de se déclarer.
«Sauvresy était jeune, robuste comme un chêne; on n’eut pas d’abord d’inquiétudes sérieuses. Quinze jours plus tard, en effet, il était debout. Mais il commit une imprudence et eut une rechute. Il se remit encore du moins à peu près.
«À une semaine de là, nouvelle rechute, et si grave, cette fois, qu’on put dès lors prévoir la terminaison fatale de la maladie.
«C’est pendant cette maladie interminable qu’éclatèrent l’amour de Berthe et l’affection de Trémorel pour Sauvresy.
«Jamais malade ne fut soigné avec une sollicitude semblable, entouré de tant de preuves du plus absolu, du plus pur dévouement. Toujours à son chevet, la nuit aussi bien que le jour, il avait sa femme ou son ami. Il eut des heures de souffrance, jamais une seconde d’ennui. À ce point, qu’à tous ceux qui le venaient visiter il disait, il répétait, qu’il en était arrivé à bénir son mal.
«Il m’a dit à moi: «Si je n’étais pas tombé malade, jamais je n’aurais su combien je suis aimé.»
—Ces mêmes paroles, interrompit le maire, il me les a dites plus de cent fois, il les a répétées à Mme Courtois, à Laurence, ma fille aînée...
—Naturellement, continua le père Plantat. Mais le mal de Sauvresy était de ceux contre lesquels échouent et la science des médecins les plus expérimentés et les soins les plus assidus.
«Il ne souffrait pas énormément, assurait-il, mais il allait s’affaiblissant à vue d’œil, il n’était plus que l’ombre de lui-même.
«Enfin, une nuit, vers deux ou trois heures du matin, il mourut entre les bras de sa femme et de son ami.
«Jusqu’au moment suprême, il avait conservé la plénitude de ses facultés. Moins d’une heure avant d’expirer il voulut qu’on éveillât et qu’on fît venir tous les domestiques du château. Lorsqu’ils furent tous réunis autour de son lit, il prit la main de sa femme, la plaça dans la main du comte de Trémorel et leur fit jurer de s’épouser lorsqu’il ne serait plus.
«Berthe et Hector avaient commencé par se récrier, mais il insista de façon à leur rendre un refus impossible, les priant, les adjurant, affirmant que leur résistance empoisonnerait ses derniers moments.
«Cette pensée du mariage de sa veuve et de son ami semble, au reste, l’avoir singulièrement préoccupé sur la fin de sa vie. Dans le préambule de son testament, dicté la veille de sa mort à Me Bury, notaire à Orcival, il dit formellement que leur union est son vœu le plus cher, certain qu’il est de leur bonheur et sachant bien que son souvenir sera pieusement gardé.
—M. et Mme Sauvresy n’avaient pas d’enfant? demanda le juge d’instruction.
—Non, monsieur, répondit le maire.
Le père Plantat continua:
—Immense fut la douleur du comte et de la jeune veuve. M. de Trémorel surtout paraissait absolument désespéré, il était comme fou. La comtesse s’enferma, consignant sa porte à toutes les personnes qu’elle aimait le mieux, même les dames Courtois.
«Lorsque le comte et madame Berthe reparurent, on les reconnut à peine, tant ils étaient changés l’un et l’autre. M. Hector, particulièrement, avait vieilli de vingt ans.
«Tiendraient-ils le serment fait au lit de mort de Sauvresy, serment que tout le monde savait? On se le demandait avec d’autant plus d’intérêt qu’on admirait ces regrets profonds, pour un homme qui, fait bien remarquable, le méritait vraiment.
Le juge d’instruction arrêta, d’un signe de tête, le père Plantat.
—Savez-vous, monsieur le juge de paix, demanda-t-il, si les rendez-vous à l’hôtel de la Belle Image avaient cessé?
—Je le présume, monsieur, je le crois.
—Et moi j’en suis à peu près sûr, affirma le docteur Gendron. Il me souvient avoir ouï parler—tout se sait à Corbeil—d’une bruyante explication entre M. de Trémorel et la jolie dame de Paris. À la suite de cette scène, on ne les revit plus à la Belle Image.
Le vieux juge de paix eut un sourire.
—Melun n’est pas au bout du monde, dit-il, et il y a des hôtels à Melun. Avec un bon cheval on est vite à Fontainebleau, à Versailles, à Paris même. Mme de Trémorel pouvait être jalouse, son mari avait dans ses écuries des trotteurs de premier ordre.
Le père Plantat émettait-il une opinion absolument désintéressée, glissait-il une insinuation? Le juge d’instruction le regarda attentivement pour s’en assurer, mais son visage n’exprimait rien qu’une tranquillité profonde. Il contait cette histoire comme il en eût conté une autre, n’importe laquelle.
—Je vous demanderai de poursuivre, monsieur, reprit M. Domini.
—Hélas! reprit le père Plantat, il n’est rien d’éternel, ici-bas, pas même la douleur; mieux que personne, je puis le dire. Bientôt, aux larmes des premiers jours, aux désespoirs violents succédèrent chez le comte et chez Mme Berthe une tristesse raisonnable, puis une douce mélancolie. Et un an après la mort de Sauvresy, M. de Trémorel épousait sa veuve...
Pendant ce récit assez long, monsieur le maire d’Orcival avait, à bien des reprises, donné des marques d’un vif dépit. À la fin, n’y tenant plus:
—Voilà, certes, exclama-t-il, des détails exacts, on ne peut plus exacts; mais je me demande s’ils ont fait faire un pas à la grave question qui nous occupe tous: trouver les meurtriers du comte et de la comtesse?
Le père Plantat, à ces mots, arrêta sur le juge d’instruction son regard clair et profond, comme pour fouiller au plus profond de sa conscience.
—Ces détails m’étaient indispensables, répondit M. Domini, et je les trouve fort clairs. Ces rendez-vous dans un hôtel me frappent; on ne sait pas assez à quelles extrémités la jalousie peut conduire une femme...
Il s’arrêta brusquement, cherchant sans doute un trait d’union probable entre la jolie dame de Paris et les meurtriers; puis il reprit:
—Maintenant que je connais les «époux Trémorel» comme si j’eusse vécu dans leur intimité, arrivons aux faits actuels.
L’œil brillant du père Plantat s’éteignit subitement, il remua les lèvres comme s’il eût voulu parler, cependant il se tut.
Seul, le docteur, qui n’avait cessé d’étudier le vieux juge de paix, remarqua son subit changement de physionomie.
—Il ne me reste plus, dit M. Domini, qu’à savoir comment vivaient les nouveaux époux.
M. Courtois pensa qu’il était de sa dignité d’enlever la parole au père Plantat.
—Vous demandez comment vivaient les nouveaux époux, répondit-il vivement, ils vivaient en parfaite intelligence, nul dans ma commune ne le sait mieux que moi qui étais de leur intimité... intime. Le souvenir de ce pauvre Sauvresy était entre eux un lien de bonheur, s’ils m’aimaient tant, c’est que je parlais souvent de lui. Jamais un nuage, jamais un mot. Hector—je l’appelais ainsi familièrement, ce malheureux et cher comte—avait pour sa femme les soins empressés d’un amant, ces prévenances exquises, dont les époux, je ne crains pas de le dire, se déshabituent en général trop vite.
—Et la comtesse? demanda le père Plantat, d’un ton trop naïf pour ne point être ironique.
—Berthe! répliqua monsieur le maire—elle me permettait de la nommer paternellement ainsi—Berthe! je n’ai pas craint de la citer maintes et maintes fois pour exemple et modèle à Mme Courtois. Berthe! elle était digne de Sauvresy et d’Hector, les deux hommes les plus dignes que j’aie rencontrés en ma vie!...
Et s’apercevant que son enthousiasme surprenait un peu les auditeurs:
—J’ai mes raisons, reprit-il plus doucement, pour m’exprimer ainsi, et je ne redoute point de le faire devant des hommes dont la profession et encore plus le caractère me garantissent la discrétion. Sauvresy m’a rendu en sa vie un grand service... lorsque j’eus la main forcée pour prendre la mairie. Quant à Hector, je le croyais si bien revenu des erreurs de sa jeunesse, qu’ayant cru m’apercevoir qu’il n’était pas indifférent à Laurence, ma fille aînée, j’avais songé à un mariage d’autant plus sortable que, si le comte Hector de Trémorel avait un grand nom, je donnais à ma fille une dot assez considérable pour redorer n’importe quel écusson. Les événements seuls ont modifié mes projets.
M. le maire eût chanté longtemps encore les louanges des «époux Trémorel», et les siennes, par la même occasion, si le juge d’instruction n’eût pris la parole.
—Me voici fixé, commença-t-il, désormais il me semble...
Il fut interrompu par un grand bruit partant du vestibule. On eût dit une lutte, et les cris et les vociférations arrivaient au salon.
Tout le monde se leva.
—Je sais ce que c’est, dit le maire, je ne le sais que trop; on vient de retrouver le cadavre du comte de Trémorel.
IV
Monsieur le maire d’Orcival se trompait.
La porte du salon s’ouvrit brusquement et on aperçut, tenu d’un côté par un gendarme, de l’autre par un domestique, un homme, d’apparence grêle, qui se défendait furieusement et avec une énergie qu’on ne lui eût point soupçonnée.
La lutte avait duré assez longtemps déjà, et ses vêtements étaient dans le plus effroyable désordre. Sa redingote neuve était déchirée, sa cravate flottait en lambeaux, le bouton de son col avait été arraché, et sa chemise ouverte laissait à nu sa poitrine. Il avait perdu sa coiffure, et ses longs cheveux noirs et plats retombaient pêle-mêle sur sa face contractée par une affreuse angoisse. Dans le vestibule et dans la cour, on entendait les cris furieux des gens du château et des curieux—ils étaient plus de cent—que la nouvelle d’un crime avait réunis devant la grille et qui brûlaient de savoir et surtout de voir.
Cette foule enragée criait:
—C’est lui! À mort l’assassin! C’est Guespin! Le voilà!
Et le misérable pris d’une frayeur immense continuait à se débattre.
—Au secours! hurlait-il d’une voix rauque, à moi! Lâchez-moi, je suis innocent!
Il s’était cramponné à la porte du salon et on ne pouvait le faire avancer.
—Poussez-le donc, commanda le maire, que l’exaspération de la foule gagnait peu à peu, poussez-le!
C’était plus facile à ordonner qu’à exécuter. La terreur prêtait à Guespin une force énorme.
Mais le docteur ayant eu l’idée d’ouvrir le second battant de la porte du salon, le point d’appui manqua au misérable, et il tomba, ou plutôt roula aux pieds de la table sur laquelle écrivait le juge d’instruction.
Il fut debout aussitôt, et des yeux chercha une issue pour fuir. N’en ayant pas, car les fenêtres aussi bien que la porte étaient encombrées de curieux, il se laissa tomber dans un fauteuil.
Ce malheureux offrait l’image de la terreur arrivée à son paroxysme. Sur sa face livide, se détachaient, bleuâtres, les marques des coups qu’il avait reçus dans la lutte; ses lèvres blêmes tremblaient et il remuait ses mâchoires dans le vide, comme s’il eût cherché un peu de salive pour sa langue ardente; ses yeux démesurément agrandis étaient injectés de sang et exprimaient le plus affreux égarement; enfin son corps était secoué de spasmes convulsifs.
Si effrayant était ce spectacle, que monsieur le maire d’Orcival pensa qu’il pouvait devenir un enseignement d’une haute portée morale; il se retourna donc vers la foule, en montrant Guespin, et d’un ton tragique, il dit:
—Voilà le crime!
Les autres personnes, cependant, le docteur, le juge d’instruction et le père Plantat, échangeaient des regards surpris.
—S’il est coupable, murmurait le vieux juge de paix, comment diable est-il revenu?
Il fallut un bon moment pour faire retirer la foule; le brigadier de gendarmerie n’y parvint qu’avec l’aide de ses hommes, puis il revint se placer près de Guespin, estimant qu’il ne serait pas prudent de laisser seul, avec des gens sans armes, un si dangereux malfaiteur.
Hélas! il n’était guère redoutable en ce moment, le misérable. La réaction venait, son énergie surexcitée s’affaissait comme la flamme d’une poignée de paille, ses muscles tendus outre mesure devenaient flasques, et sa prostration ressemblait à l’agonie d’un accès de fièvre cérébrale.
Pendant ce temps, le brigadier rendait compte des événements.
—Quelques domestiques du château et des habitations voisines péroraient devant la grille, racontant les crimes de la nuit et la disparition de Guespin, la veille au soir, lorsque tout à coup on l’avait aperçu au bout du chemin, qui arrivait, la démarche chancelante et chantant à pleine gorge comme un homme ivre.
—Était-il vraiment ivre? demanda M. Domini.
—Ivre perdu, monsieur, répondit le brigadier.
—Ce serait donc le vin qui nous l’aurait livré, murmura le juge d’instruction, et ainsi tout s’expliquerait.
—En apercevant ce scélérat, poursuivit le gendarme, pour qui la culpabilité de Guespin ne semblait pas faire l’ombre d’un doute, François, le valet de chambre de feu monsieur le comte, et le domestique de monsieur le maire, Baptiste, qui se trouvaient là, se sont précipités à sa rencontre et l’ont empoigné. Il était si soûl, qu’ayant tout oublié, il croyait qu’on voulait lui faire une farce. La vue d’un de mes hommes l’a dégrisé. À ce moment, une des femmes lui a crié:—«Brigand! c’est toi, qui, cette nuit, as assassiné le comte et la comtesse!» Aussitôt, il est devenu plus pâle que la mort, il est resté immobile, béant, comme assommé, quoi! Puis, subitement, il s’est mis à se débattre si vigoureusement que sans moi il s’échappait. Ah! il est fort, le gredin, sans en avoir l’air!
—Et il n’a rien dit? demanda le père Plantat.
—Pas un mot, monsieur; il avait les dents si bien serrées par la rage, qu’il n’eût pu, j’en suis sûr, dire seulement: pain. Enfin, nous le tenons. Je l’ai fouillé, et voici ce que j’ai trouvé dans ses poches: un mouchoir, une serpette, deux petites clés, un chiffon de papier couvert de chiffres et de signes, et une adresse du magasin des Forges de Vulcain. Mais ce n’est pas tout...
Le brigadier fit une pose regardant les auditeurs d’un air mystérieux; il préparait son effet.
—Ce n’est pas tout. Pendant qu’on le tirait, dans la cour, il a essayé de se débarrasser de son porte-monnaie. Moi, j’ouvrais l’œil heureusement et j’ai vu le coup à temps. J’ai ramassé le porte-monnaie qui était tombé dans les massifs de fleurs près de la porte, et le voici. Il y a dedans un billet de cent francs, trois louis et sept francs de monnaie. Or, hier, le brigand n’avait pas le sou...
—Comment savez-vous cela? demanda M. Courtois.
—Dame! monsieur le maire, il avait emprunté à François, le valet de chambre, qui me l’a dit, vingt-cinq francs, soi-disant pour payer son écot à la noce.
—Qu’on fasse venir François, commanda le juge d’instruction.
Et dès que le valet de chambre parut:
—Savez-vous, lui demanda-t-il brusquement, si Guespin avait de l’argent hier?
—Il en avait si peu, monsieur, répondit sans hésiter le domestique, qu’il m’a demandé vingt-cinq francs dans la journée en me disant que, si je ne les lui prêtais pas, il ne pouvait venir à la noce, n’ayant même pas de quoi payer le chemin de fer.
—Mais il pouvait avoir des économies, un billet de cent francs, par exemple, qu’il lui répugnait de changer.
François secoua la tête, avec un sourire incrédule.
—Guespin n’est pas homme à avoir des économies, prononça-t-il. Les femmes et les cartes lui mangent tout. Pas plus tard que la semaine passée, le cafetier du Café du Commerce est venu lui faire une scène pour ce qu’il doit et l’a même menacé de s’adresser à monsieur le comte.
Et, s’apercevant de l’effet produit par sa déposition, bien vite le valet de chambre ajouta, en manière de correctif:
—Ce n’est pas que j’en veuille aucunement à Guespin; je l’avais même toujours, jusqu’à aujourd’hui, considéré comme un bon garçon, bien qu’aimant trop la gaudriole; il était peut-être un peu fier, vu son éducation...
—Vous pouvez vous retirer, dit le juge d’instruction, coupant court aux appréciations de M. François.
Le valet de chambre sortit.
Pendant ce temps, Guespin peu à peu était revenu à lui. Le juge d’instruction, le père Plantat et le maire épiaient curieusement ses impressions sur sa physionomie qu’il ne devait point songer à composer, pendant que le docteur Gendron lui tenait le pouls et comptait ses pulsations.
—Le remords et la frayeur du châtiment! murmura le maire.
—L’innocence et l’impossibilité de la démontrer! répondit à voix basse le père Plantat.
Le juge d’instruction recueillit ces deux exclamations, mais il ne les releva pas. Ses convictions n’étaient pas formées, et il ne voulait pas, lui, le représentant de la loi, le ministre du châtiment, laisser, par un mot, préjuger ses sentiments.
—Vous sentez-vous mieux, mon ami? demanda le docteur Gendron à Guespin.
Le malheureux fit signe que oui. Puis, après avoir jeté autour de lui les regards anxieux de l’homme qui sonde le précipice où il est tombé, il passa les mains sur ses yeux et demanda:
—À boire.
On lui apporta un verre d’eau, et il le but d’un trait avec une expression de volupté indéfinissable. Alors, il se leva.
—Êtes-vous maintenant en état de me répondre? lui demanda le juge.
Chancelant d’abord, Guespin s’était redressé. Il se tenait debout en face du juge, s’appuyant au dossier d’un meuble. Le tremblement nerveux de ses mains diminuait, le sang revenait à ses joues, tout en répondant, il réparait le désordre de ses vêtements.
—Vous savez, commença le juge, les événements de cette nuit? Le comte et la comtesse de Trémorel ont été assassinés. Parti hier avec tous les domestiques du château, vous les avez quittés à la gare de Lyon, vers neuf heures, vous arrivez maintenant seul. Où avez-vous passé la nuit?
Guespin baissa la tête et garda le silence.
—Ce n’est pas tout, continua le juge, hier vous étiez sans argent, le fait est notoire, un de vos camarades vient de l’affirmer; aujourd’hui on retrouve dans votre porte-monnaie une somme de cent soixante-sept francs. Où avez-vous pris cet argent?
Les lèvres du malheureux eurent un mouvement comme s’il eût voulu répondre, une réflexion subite l’arrêta, il se tut.
—Autre chose, encore, poursuivit le juge, qu’est-ce que cette carte d’un magasin de quincaillerie qui a été trouvée dans votre poche.
Guespin fit un geste désespéré et murmura:
—Je suis innocent.
—Remarquez, fit vivement le juge d’instruction, que je ne vous ai point accusé encore. Vous saviez que le comte avait reçu dans la journée une somme importante.
Un sourire amer plissa les lèvres de Guespin, et il répondit:
—Je sais bien que tout est contre moi.
Le silence était profond dans le salon. Le médecin, le maire et le père Plantat, saisi d’une curiosité passionnée, n’osaient faire un mouvement. C’est qu’il n’est peut-être rien d’émouvant, au monde, autant que ces duels sans merci entre la justice et l’homme soupçonné d’un crime. Les questions peuvent sembler insignifiantes, les réponses banales; questions et réponses enveloppent des sous-entendus terribles. Les moindres gestes alors, les plus rapides mouvements de physionomie peuvent acquérir une signification énorme. Un fugitif éclair de l’œil dénonce un avantage remporté; une imperceptible altération de la voix peut être un aveu.
Oui, c’est bien un duel qu’un interrogatoire, un premier interrogatoire surtout. Au début, les adversaires se tâtent mentalement, ils s’estiment et s’évaluent; questions et réponses se croisent mollement, avec une sorte d’hésitation, comme le fer de deux adversaires qui ne savent rien de leurs forces respectives, mais la lutte bientôt s’échauffe; au cliquetis des épées et des paroles les combattants s’animent, l’attaque devient plus pressante, la riposte plus vive, le sentiment du danger disparaît et à chances égales l’avantage reste à celui qui garde le mieux son sang-froid.
Le sang-froid de M. Domini était désespérant.
—Voyons, reprit-il après une pause, où avez-vous passé la nuit, d’où vous vient votre argent, qu’est-ce que cette adresse?
—Eh! s’écria Guespin avec la rage de l’impuissance, je vous le dirais que vous ne me croiriez pas!
Le juge d’instruction allait poser une nouvelle question, Guespin lui coupa la parole.
—Non, vous ne me croiriez pas, reprit-il les yeux étincelants de colère, est-ce que des hommes comme vous croient un homme comme moi. J’ai un passé, n’est-ce pas, des antécédents, comme vous dites. Le passé, on n’a que ce mot à vous jeter à la face, comme si du passé dépendait l’avenir. Eh bien! oui, c’est vrai, je suis un débauché, un joueur, un ivrogne, un paresseux, mais après? C’est vrai, j’ai été traduit en police correctionnelle et condamné pour tapage nocturne et attentat aux mœurs... qu’est-ce que cela prouve? J’ai perdu ma vie, mais à qui ai-je fait tort sinon à moi-même? Mon passé! Est-ce que je ne l’ai pas assez durement expié!
Guespin était rentré en pleine possession de soi, et trouvant au service des sensations qui le remuaient une sorte d’éloquence, il s’exprimait avec une sauvage énergie bien propre à frapper les auditeurs.
—Je n’ai pas toujours servi les autres, poursuivait-il, mon père était à l’aise, presque riche, il avait près de Saumur de vastes jardins et il passait pour un des plus habiles horticulteurs de Maine-et-Loire. On m’a fait instruire et, quand j’ai eu seize ans, je suis entré chez les messieurs Leroy, d’Angers, afin d’y apprendre mon état. Au bout de quatre ans, on me regardait comme un garçon de talent, dans la partie.
«Malheureusement pour moi, mon père, veuf depuis plusieurs années déjà, mourut. Il me laissait pour cent mille francs au moins de terres excellentes; je les donnai pour soixante mille francs comptant, et je vins à Paris. J’étais comme fou en ce temps-là. J’avais une fièvre de plaisir que rien ne pouvait calmer, la soif de toutes les jouissances, une santé de fer et de l’argent. Je trouvais Paris étroit pour mes vices, il me semblait que les objets manquaient à mes convoitises. Je me figurais que mes soixante mille francs dureraient éternellement.
Guespin s’arrêta, mille souvenirs de ce temps lui revenaient à la pensée, et bien bas il murmura:—C’était le bon temps.
—Mes soixante mille francs, reprit-il, durèrent huit ans. Je n’avais plus le sou et je voulais continuer mon genre de vie... Vous comprenez, n’est-ce pas? C’est vers cette époque que les sergents de ville, une nuit, me ramassèrent. J’en fus quitte pour trois mois. Oh! vous retrouverez mon dossier à la préfecture de police. Savez-vous ce qu’il vous dira, ce dossier? Il vous dira qu’en sortant de prison je suis tombé dans cette misère honteuse et abominable de Paris. Dans cette misère qui ne mange pas et qui se soûle, qui n’a pas de souliers et qui use ses coudes aux tables des estaminets; dans cette misère qui traîne à la porte des bals publics de barrière, qui grouille dans les garnis infâmes et qui complote des vols dans les fours à plâtre. Il vous dira, mon dossier, que j’ai vécu parmi les souteneurs, les filous et les prostituées... et c’est la vérité.
Le digne maire d’Orcival était consterné.
«Justes dieux! pensait-il, quel audacieux et cynique brigand. Et dire qu’on est tous les jours exposé à introduire dans sa maison, en qualité de domestiques, de tels misérables!»
Le juge d’instruction, lui, se taisait. Il sentait bien que Guespin était dans un de ces rares moments où, sous l’empire irrésistible de la passion, un homme s’abandonne, laisse voir jusqu’aux replis les plus profonds de sa pensée et se livre tout entier.
—Mais il est une chose, continua le malheureux, que mon dossier ne vous dira pas. Il ne vous dira pas que, dégoûté, jusqu’à la tentation du suicide, de cette vie abjecte, j’ai voulu en sortir. Il ne vous dira rien de mes efforts, de mes tentatives désespérées, de mon repentir, de mes rechutes. C’est un dur fardeau, allez, qu’un passé comme le mien. Enfin, j’ai pu reprendre mon état. Je suis habile, on m’a donné de l’ouvrage. J’ai occupé successivement quatre places, jusqu’au jour où, par un de mes anciens patrons, j’ai pu entrer ici. Je m’y trouvais bien. Je mangeais toujours mon mois d’avance, c’est vrai... Que voulez-vous, on ne se refait pas. Mais demandez si jamais on a eu à se plaindre de moi...
Il est reconnu que parmi les criminels les plus intelligents, ceux qui ont reçu une certaine éducation, qui ont joui d’une certaine aisance, sont les plus redoutables. À ce titre, Guespin était éminemment dangereux.
Voilà ce que se disaient les auditeurs, pendant qu’épuisé par l’effort qu’il venait de faire, il essuyait son front ruisselant de sueur.
M. Domini n’avait pas perdu de vue son plan d’attaque.
—Tout cela est fort bien, dit-il; nous reviendrons en temps et lieu sur votre confession. Il s’agit pour le moment de donner l’emploi de votre nuit et d’expliquer la provenance de l’argent trouvé en votre possession.
Cette insistance du juge parut exaspérer Guespin.
—Eh! répondit-il, que voulez-vous que je vous dise! La vérité?... vous ne la croirez pas. Autant me taire. C’est une fatalité.
—Je vous préviens dans votre intérêt, reprit le juge, que, si vous persistez à ne pas répondre, les charges qui pèsent sur vous sont telles que je vais être forcé de vous faire arrêter comme prévenu d’assassinat sur la personne du comte et de la comtesse de Trémorel.
Cette menace parut faire sur Guespin un effet extraordinaire. Deux grosses larmes emplirent ses yeux secs et brillants jusque-là, et roulèrent silencieuses le long de ses joues. Son énergie était à bout, il se laissa tomber à genoux en criant:
—Grâce! je vous en prie, monsieur, ne me faites pas arrêter, je vous jure que je suis innocent, je vous le jure!
—Parlez alors.
—Vous le voulez, fit Guespin en se relevant.
Mais changeant de ton subitement:
—Non! s’écria-t-il, en tapant du pied dans un accès de rage, non, je ne parlerai pas, je ne peux pas... Un seul homme pouvait me sauver, c’est monsieur le comte et il est mort. Je suis innocent, et cependant si on ne trouve pas les coupables, je suis perdu. Tout est contre moi, je le sens bien... Et maintenant, allez, faites de moi ce que vous voudrez, je ne prononcerai plus un mot.
La résolution de Guespin, résolution qu’affirmait son regard, ne surprit nullement le juge d’instruction.
—Vous réfléchirez, dit-il simplement, seulement lorsque vous aurez réfléchi je n’aurai plus en vos paroles la confiance que j’y aurais en ce moment. Il se peut—et le juge scanda ses mots comme pour leur donner une valeur plus forte et faire luire aux yeux du prévenu un espoir de pardon—, il se peut que vous n’ayez eu à ce crime qu’une part indirecte, en ce cas...
—Ni indirecte, ni directe, interrompit Guespin, et il ajouta avec violence: Malheur! être innocent et ne pouvoir se défendre!
—Puisqu’il en est ainsi, reprit M. Domini, il doit vous être indifférent d’être mis en présence du corps de Mme de Trémorel?
C’est sans broncher que le prévenu accueillit cette menace.
On le conduisit à la salle où on avait déposé la comtesse. Là, il examina le cadavre d’un œil froid et calme. Il dit seulement:
—Elle est plus heureuse que moi; elle est morte, elle ne souffre plus, et moi qui ne suis pas coupable, on m’accuse de l’avoir tuée.
M. Domini tenta encore un effort.
—Voyons, Guespin, dit-il, si d’une manière quelconque vous avez eu connaissance de ce crime, je vous en conjure, dites-le moi. Si vous connaissez les meurtriers, nommez-les moi. Tâchez de mériter quelque indulgence par votre franchise et votre repentir.
Guespin eut le geste résigné des malheureux qui ont pris leur parti.
—Par tout ce qu’il y a de plus saint au monde, répondit-il, je suis innocent. Et pourtant, je vois bien que si on ne trouve pas les coupables, c’en est fait de moi.
Les convictions de M. Domini se formaient et s’affermissaient peu à peu. Une instruction n’est pas une œuvre aussi difficile qu’on pourrait se l’imaginer. Le difficile, le point capital est de saisir au début, dans un écheveau souvent fort embrouillé, le maître bout de fil, celui qui doit mener à la vérité à travers le dédale de ruses, de réticences, de mensonges du coupable.
Ce fil précieux, M. Domini était certain de le tenir. Ayant un des assassins, il savait bien qu’il aurait les autres. Nos prisons où on mange de bonne soupe, où les lits ont un bon matelas délient les langues tout aussi bien que les chevalets et les brodequins du Moyen Âge.
Le juge d’instruction remit Guespin au brigadier de gendarmerie, avec l’ordre, de ne pas le perdre de vue. Il envoya ensuite chercher le vieux La Ripaille.
Ce bonhomme n’était pas de ceux qui se troublent. Tant de fois il avait eu maille à partir avec la justice qu’un interrogatoire de plus le touchait médiocrement. Le père Plantat remarqua qu’il semblait bien plus contrarié qu’inquiet.
—Cet homme est fort mal noté dans ma commune, souffla le maire au juge d’instruction.
La Ripaille entendit la réflexion et sourit.
Interrogé par le juge d’instruction, il raconta d’une façon très nette et très claire, fort exacte en même temps, la scène du matin, sa résistance, l’insistance de son fils. Il expliqua les prudentes raisons de leur mensonge. Là encore le chapitre des antécédents reparut.
—Je vaux mieux que ma réputation, allez, affirma La Ripaille, et il y a bien des gens qui ne peuvent pas en dire autant. J’en connais d’aucun, j’en connais d’aucunes surtout—il regardait M. Courtois—qui, si je voulais babiller!... On voit bien des choses quand on court la nuit... Enfin, suffit.
On essaya de le faire s’expliquer sur ses allusions.
En vain. Lorsqu’on lui demanda où et comment il avait passé la nuit, il répondit que, sorti à dix heures du cabaret, il était allé poser quelques collets dans les bois de Mauprévoir et que, vers une heure du matin, il était rentré se coucher.
—À preuve, ajouta-t-il, qu’ils doivent y être encore et que peut-être il y a du gibier de pris.
—Trouveriez-vous un témoin pour affirmer que vous êtes rentré à une heure? demanda le maire qui pensait à la pendule arrêtée sur trois heures vingt minutes.
—Je n’en sais, ma foi, rien, répondit insoucieusement le vieux maraudeur, il est même bien possible que mon fils ne se soit pas réveillé quand je me suis couché.
Et comme le juge d’instruction réfléchissait:
—Je devine bien, lui dit-il, que vous allez me mettre en prison jusqu’à ce qu’on ait trouvé les coupables. Si nous étions en hiver, je ne me plaindrais pas trop; on est bien en prison, et il y fait chaud. Mais juste au moment de la chasse, c’est contrariant. Enfin, ce sera une bonne leçon pour Philippe; ça lui apprendra ce qu’il en coûte pour rendre service aux bourgeois.
—Assez! interrompit sévèrement M. Domini. Connaissez-vous Guespin?
Ce nom éteignit brusquement la verve narquoise de La Ripaille; ses petits yeux gris exprimèrent une singulière inquiétude.
—Certainement, répondit-il d’un ton très embarrassé, nous avons d’aucunes fois fait une partie de cartes, vous comprenez, en sirotant un gloria.
L’inquiétude du bonhomme frappa beaucoup les quatre auditeurs. Le père Plantat particulièrement laissa voir une surprise profonde.
Le vieux maraudeur était bien trop fin pour ne pas s’apercevoir de l’effet produit.
—Ma foi! tant pis! s’exclama-t-il, je vais tout vous dire, chacun pour soi; n’est-ce pas? si Guespin a fait le coup, ce n’est pas ça qui le rendra plus noir, et moi je n’en serai pas bien plus mal vu. Je connais ce garçon parce qu’il m’a donné à vendre des fraises et des raisins de la serre du comte, je suppose qu’il les volait, et ce n’est peut-être pas très bien, nous partagions l’argent que j’en retirais.
Le père Plantat ne put retenir un: «Ah!» de satisfaction qui devait vouloir dire: «À la bonne heure! je savais bien!»
Lorsqu’il avait dit qu’on le mettrait en prison, La Ripaille ne s’était pas trompé. Le juge d’instruction maintint son arrestation.
C’était au tour de Philippe.
Le pauvre garçon était dans un état à faire pitié: il pleurait à chaudes larmes.
—M’accuser d’un si grand crime, moi! répétait-il.
Interrogé, il dit purement et simplement la vérité, s’excusant toutefois d’avoir osé pénétrer dans le parc en franchissant le fossé.
Lorsqu’on lui demanda à quelle heure son père était rentré, il répondit qu’il n’en savait rien; il s’était couché vers neuf heures et n’avait fait qu’un somme jusqu’au matin.
Il connaissait Guespin pour l’avoir vu venir chez eux à diverses reprises. Il n’ignorait pas que son père faisait des affaires avec le jardinier de M. de Trémorel, mais il ignorait quelles affaires. Il n’avait pas d’ailleurs parlé à Guespin quatre fois en tout. Le juge d’instruction ordonna la mise en liberté de Philippe, non qu’il fût absolument convaincu de son innocence, mais parce que si un crime a été commis par plusieurs complices, il est bon de laisser dehors un de ceux qu’on tient; on le surveille et il fait prendre les autres.
Cependant le cadavre du comte ne se retrouvait toujours pas. On avait vainement battu le parc avec un soin extrême, visité les taillis, fouillé les moindres massifs.
—On l’aura jeté à l’eau, insinua le maire.
Ce fut l’avis de M. Domini. Des pêcheurs furent mandés et reçurent l’ordre de sonder la Seine, en commençant leurs recherches un peu au-dessus de l’endroit où on avait retrouvé le corps de la comtesse. Il était alors près de trois heures. Le père Plantat fit remarquer que personne, très probablement, n’avait rien mangé de la journée. Ne serait-il pas sage de prendre à la hâte quelque nourriture si on voulait poursuivre les investigations jusqu’à la tombée de la nuit.
Ce rappel aux exigences triviales de notre pauvre humanité déplut souverainement au sensible maire d’Orcival, et même l’humilia quelque peu en sa dignité d’homme et d’administrateur.
Comme cependant on donna raison au père Plantat, M. Courtois essaya de suivre l’exemple général. Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas le moindre appétit.
Et alors, autour de cette table, humide encore du vin versé par les assassins, le juge d’instruction, le père Plantat, le médecin et le maire vinrent s’asseoir et prendre à la hâte une collation improvisée.
V
L’escalier avait été consigné, mais le vestibule était resté libre. On y entendait des allées et des venues, des piétinements, des chuchotements étouffés puis, dominant ce bourdonnement continu, les exclamations et les jurements des gendarmes essayant de contenir la foule.
De temps à autre, une tête effarée se glissait le long de la porte de la salle à manger restée entrebâillée. C’était quelque curieux qui, plus hardi que les autres, voulait voir manger les «gens de la justice» et essayait de surprendre quelques paroles pour les rapporter et s’en faire gloire. Mais les «gens de justice»—pour parler comme à Orcival—se gardaient bien de rien dire de grave, portes ouvertes, en présence d’un domestique circulant autour de la table pour le service.
Très émus de ce crime affreux, inquiets du mystère qui recouvrait encore cette affaire, ils renfermaient et dissimulaient leurs impressions. Chacun, à part soi, étudiait la probabilité de ses soupçons et gardait sa pensée intime.
Tout en mangeant, M. Domini mettait de l’ordre dans ses notes, numérotant les feuilles de papier, marquant d’une croix certaines réponses des inculpés particulièrement significatives et qui devaient être comme les bases de son rapport.
Il était peut-être le moins tourmenté des quatre convives de ce lugubre repas. Ce crime ne lui semblait pas de ceux qui font passer des nuits blanches aux juges d’instruction. Il en voyait nettement le mobile, ce qui est énorme, et il tenait La Ripaille et Guespin, deux coupables ou tout au moins complices.
Assis l’un près de l’autre, le père Plantat et le docteur Gendron s’entretenaient de la maladie qui avait enlevé Sauvresy.
M. Courtois, lui, prêtait l’oreille aux bruits du dehors.
La nouvelle du double meurtre se répandait dans le pays, la foule croissait de minute en minute. Elle encombrait la cour et de plus en plus devenait audacieuse. La gendarmerie était débordée.
C’était, ou jamais, pour le maire d’Orcival, le moment de se montrer.
—Je vais aller faire entendre raison à ces gens, dit-il, et les engager à se retirer.
Et aussitôt, s’essuyant la bouche, il jeta sur la table sa serviette roulée et sortit.
Il était temps. On n’écoutait déjà plus les injonctions du brigadier. Quelques curieux, plus enragés que les autres, avaient tourné la position et s’efforçaient d’ouvrir la porte donnant sur le jardin.
La présence du maire n’intimida peut-être pas beaucoup la foule, mais elle doubla l’énergie des gendarmes; le vestibule fut évacué. Aussi, que de murmures contre cet acte d’autorité!
Quelle superbe occasion de discours! M. Courtois ne la manqua pas. Il supposa que son éloquence, douée de la vertu des douches d’eau glacée, calmerait cette effervescence insolite de ses sages administrés.
Il s’avança donc sur le perron, la main gauche passée dans l’ouverture de son gilet, gesticulant de la main droite, dans cette attitude fière et impassible que la statuaire prête aux grands orateurs. C’est ainsi qu’il se pose devant son conseil, lorsque, trouvant une résistance inattendue, il entreprend de faire triompher sa volonté et de ramener les récalcitrants. Tel dans l’Histoire de la Restauration on représente Manuel, au moment du fameux: «Empoignez-moi cet homme-là.»
Son discours arrivait par bribes jusqu’à la salle à manger. Suivant qu’il se tournait de droite ou de gauche, sa voix était claire ou distincte, ou bien se perdait dans l’espace. Il disait:
«Messieurs et chers administrés,
«Un crime inouï dans les fastes d’Orcival vient d’ensanglanter notre paisible et honnête commune. Je m’associe à votre douleur. Je comprends donc et je m’explique votre fiévreuse émotion, votre indignation légitime. Autant que vous, mes amis, plus que vous, je chérissais et j’estimais ce noble comte de Trémorel et sa vertueuse épouse; l’un et l’autre, ils ont été la providence de notre contrée. Nous les pleurons ensemble...»
—Je vous assure, disait le docteur Gendron au père Plantat, que les symptômes que vous me dites ne sont pas rares à la suite des pleurésies. On croit avoir triomphé de la maladie, on rengaine la lancette, on se trompe. De l’état aigu, l’inflammation passe à l’état chronique et se complique de pneumonie et de phtisie tuberculeuse.
—«... Mais rien ne justifie, poursuivait le maire, une curiosité qui, par ses manifestations inopportunes et bruyantes, entrave l’action de la justice et est, dans tous les cas, une atteinte punissable à la majesté de la loi. Pourquoi ce rassemblement inusité, pourquoi ces cris dans les groupes, pourquoi ces rumeurs, ces chuchotements, ces suppositions prématurées?...»
—Il y a eu, disait le père Plantat, deux ou trois consultations qui n’ont pas donné de résultats favorables. Sauvresy accusait des souffrances tout à fait étranges et bizarres. Il se plaignait de douleurs si invraisemblables, si absurdes, passez-moi le mot, qu’il déroutait les conjectures des médecins les plus expérimentés.
—N’était-ce pas R..., de Paris, qui le voyait?
—Précisément. Il venait tous les jours et souvent restait coucher au château. Maintes fois, je l’ai vu remonter soucieux la grande rue du bourg, il allait surveiller la préparation de ses ordonnances chez notre pharmacien.
—«... Sachez donc, criait M. Courtois, sachez modérer votre juste courroux, soyez calmes, soyez dignes.»
—Certainement, poursuivait le docteur Gendron, votre pharmacien est un homme intelligent, mais vous avez, à Orcival même, un garçon qui lui dame joliment le pion. C’est un gaillard qui fait le commerce des simples et qui a su y gagner de l’argent, un certain Robelot...
—Robelot le rebouteur?
—Juste. Je le soupçonne même de donner des consultations et de faire de la pharmacie à huis clos. Il est fort intelligent. C’est moi, du reste, qui ai fait son éducation. Il a été pendant plus de cinq ans mon garçon de laboratoire et encore maintenant, quand j’ai quelque manipulation délicate...
Le docteur s’arrêta, frappé de l’altération des traits de l’impassible père Plantat.
—Eh! cher ami, demanda-t-il, qu’est-ce qui vous prend? Seriez-vous incommodé?
Le juge d’instruction abandonna ses paperasses pour regarder.
—En effet, dit-il, monsieur le juge de paix est d’une pâleur.
Mais déjà le père Plantat avait repris sa physionomie habituelle.
—Ce n’est rien, répondit-il, absolument rien. Avec mon maudit estomac, dès que je change l’heure de mes repas...
Arrivant à la péroraison de sa harangue, M. Courtois enflait la voix et abusait vraiment de ses moyens.
—«... Regagnez donc disait-il, vos paisibles demeures, retournez à vos occupations, reprenez vos travaux. Soyez sans crainte, la loi vous protège. Déjà la justice a commencé son œuvre, deux des auteurs de l’exécrable forfait sont en son pouvoir et nous sommes sur la trace de leurs complices.»
—De tous les domestiques actuellement au château, remarquait le père Plantat, il n’en est pas un seul qui ait connu Sauvresy. Peu à peu, toute la maison a été renouvelée.
—Il est de fait, répondait le docteur, que la vue d’anciens serviteurs n’eût pu qu’être fort désagréable à M. de Trémorel...
Il fut interrompu par le maire qui rentrait, l’œil brillant, le visage animé, s’essuyant le front.
—J’ai fait comprendre à tous ces gens l’indécence de leur curiosité, dit-il, tous se sont retirés. On voulait, m’a dit le brigadier, faire un mauvais parti à Philippe Bertaud; l’opinion publique ne s’égare guère...
Il se retourna, entendant la porte s’ouvrir, et se trouva face à face avec un homme dont on ne pouvait guère voir la figure, tant il s’inclinait profondément, les coudes en dehors, son chapeau appuyé fortement contre sa poitrine.
—Que voulez-vous? lui demanda durement M. Courtois, de quel droit osez-vous pénétrer ici? Qui êtes-vous?
L’homme se redressa.
—Je suis M. Lecoq, répondit-il avec le plus gracieux des sourires.
Et voyant que ce nom n’apprenait rien à personne, il ajouta:
—M. Lecoq, de la Sûreté, envoyé par la préfecture de police, sur demande télégraphiée, pour l’affaire en question.
Cette déclaration surprit considérablement tous les auditeurs, même le juge d’instruction.
Il est entendu, en France, que chaque état a son extérieur particulier et comme des insignes qui le dénoncent au premier coup d’œil. Toute profession a son type de convention, et quand Sa Majesté l’Opinion a adopté un type, elle ne veut pas admettre qu’il soit possible de s’en écarter. Qu’est-ce qu’un médecin? C’est un homme grave tout de noir habillé et cravaté de blanc. Un monsieur à gros ventre battu par des breloques d’or ne peut être qu’un banquier. Chacun sait que l’artiste est un joyeux vivant, portant chapeau pointu, veste de velours et de grandes manchettes.
En vertu de cette loi, l’employé de la rue de Jérusalem doit avoir l’œil plein de traîtrise, quelque chose de louche dans toute sa personne, l’air crasseux et des bijoux en faux. Le plus obtus des boutiquiers est persuadé qu’il flaire à vingt pas un agent de police: un grand homme à moustaches et à feutre luisant, le cou emprisonné dans un col de crin, vêtu d’une redingote noire râpée, scrupuleusement boutonnée sur une absence complète de linge. Tel est le type.
Or, à ce compte, M. Lecoq, entrant dans la salle à manger du Valfeuillu, n’avait certes pas l’air d’un agent de police.
Il est vrai que M. Lecoq a l’air qu’il lui plaît d’avoir. Ses amis assurent bien qu’il a une physionomie à lui, qui est sienne, qu’il reprend quand il rentre chez lui, et qu’il garde tant qu’il est seul au coin de son feu, les pieds dans ses pantoufles; mais le fait n’est pas bien prouvé.
Ce qui est sûr, c’est que son masque mobile se prête à des métamorphoses étranges; qu’il pétrit pour ainsi dire son visage à son gré comme le sculpteur pétri la cire à modeler. En lui, il change tout, même le regard, que ne parvint jamais à changer Gévrol, son maître et son rival.
—Ainsi, insista le juge d’instruction, c’est vous que monsieur le préfet de police m’envoie pour le cas où certaines investigations seraient nécessaires.
—Moi-même, monsieur, répondit Lecoq, bien à votre service.
Non, il ne payait pas de mine, l’envoyé de monsieur le préfet de police, et l’insistance de M. Domini était excusable.
M. Lecoq avait arboré ce jour-là de jolis cheveux plats de cette couleur indécise qu’on appelle le blond de Paris, partagés sur le côté par une raie coquettement prétentieuse. Des favoris de la nuance des cheveux encadraient une face blême, bouffie de mauvaise graisse. Ses gros yeux à fleur de tête semblaient figés dans leur bordure rouge. Un sourire candide s’épanouissait sur ses lèvres épaisses qui, en s’entrouvrant, découvraient une rangée de longues dents jaunes.
Sa physionomie, d’ailleurs, n’exprimait rien de précis. C’était un mélange à doses à peu près égales de timidité, de suffisance et de contentement.
Impossible d’accorder la moindre intelligence au porteur d’une telle figure. Involontairement, après l’avoir regardé, on cherchait le goitre.
Les merciers au détail qui, après avoir volé trente ans sur leur fils et sur leurs aiguilles, se retirent avec dix-huit cents livres de rentes, doivent avoir cette tête inoffensive.
Son costume était aussi terne que sa personne.
Sa redingote ressemblait à toutes les redingotes, son pantalon à tous les pantalons. Un cordon de crin, du même blond que ses favoris, retenait la grosse montre d’argent qui gonflait la poche gauche de son gilet.
Il manœuvrait tout en causant une bonbonnière de corne transparente, pleine de petits carrés de pâtes, réglisse, guimauve jujube, et ornée d’un portrait de femme très laide et très bien mise; le portrait de la défunte, sans doute.
Et selon les hasards de la conversation, suivant qu’il était satisfait ou mécontent. M. Lecoq gobait un carré de pâte ou adressait au portrait un regard qui était tout un poème.
Ayant longuement détaillé l’homme, le juge d’instruction haussa les épaules.
—Enfin, dit M. Domini—et cet enfin répondait à sa pensée intime—, nous allons, puisque vous voici, vous expliquer ce dont il s’agit.
—Oh! inutile, répondit M. Lecoq avec un petit air suffisant, parfaitement inutile.
—Il est cependant indispensable que vous sachiez...
—Quoi? ce que sait, monsieur le juge d’instruction? interrompit l’agent de la Sûreté, je le sais déjà. Nous disons assassinat ayant le vol pour mobile, et nous partons de là. Nous avons ensuite l’escalade, le bris de clôture, les appartements bouleversés. Le cadavre de la comtesse a été trouvé, mais le corps du comte est introuvable. Quoi encore? La Ripaille est arrêté, c’est un mauvais drôle, en tout état de cause il mérite un peu de prison. Guespin est revenu ivre.
—Ah! il a de rudes charges contre lui, ce Guespin.
—Ses antécédents sont déplorables: on ne sait où il a passé la nuit, il refuse de répondre, il ne fournit pas d’alibi... c’est grave, très grave.
Le père Plantat examinait le doux agent avec un visible plaisir. Les autres auditeurs ne dissimulaient pas leur surprise.
—Qui donc vous a renseigné? demanda le juge d’instruction.
—Eh! eh! répondit M. Lecoq, tout le monde un peu.
—Mais où?
—Ici, je suis arrivé depuis plus de deux heures déjà, j’ai même entendu le discours de monsieur le maire.
Et satisfait de l’effet produit, M. Lecoq avala un carré de pâte.
—Comment, fit M. Domini d’un ton mécontent, vous ne saviez donc pas que je vous attendais.
—Pardon, répondit l’agent de la Sûreté, j’espère pourtant que monsieur le juge voudra bien m’entendre. C’est que l’étude du terrain est indispensable; il faut voir, dresser ses batteries. Je tiens à recueillir les bruits publics, l’opinion, comme on dit, pour m’en défier.
—Tout cela, prononça sévèrement M. Domini, ne justifie pas votre retard.
M. Lecoq eut un tendre regard pour le portrait.
—Monsieur le juge n’a qu’à s’informer rue de Jérusalem, répondit-il, on lui dira que je sais mon métier. L’important, pour bien faire une enquête, est de n’être point connu. La police—c’est bête comme tout—est mal vue. Maintenant qu’on sait qui je suis et pourquoi je viens, je puis sortir, on ne me dira plus rien, ou si j’interroge on me répondra mille mensonges, on se défiera de moi, on aura des réticences.
—C’est assez juste, objecta M. Plantat venant au secours de l’agent de la Sûreté.
—Donc, poursuivit M. Lecoq, quand on m’a dit, là-bas c’est en province, j’ai pris ma tête de province. J’arrive, et tout le monde, en me voyant, se dit: «Voilà un bonhomme bien curieux, mais pas méchant.» Alors, je me glisse, je me faufile, j’écoute, je parle, je fais parler! j’interroge, on me répond à cœur ouvert; je me renseigne, je recueille des indications; on ne se gêne pas avec moi. Ils sont charmants, les gens d’Orcival, je me suis déjà fait plusieurs amis, et on m’a invité à dîner pour ce soir.
M. Domini n’aime pas la police et ne s’en cache guère. Il subit sa collaboration plutôt qu’il ne l’accepte, uniquement parce qu’il ne peut s’en passer.
Dans sa droiture, il condamne les moyens qu’elle est parfois forcée d’employer, tout en reconnaissant la nécessité de ces mêmes moyens.
En écoutant M. Lecoq, il ne pouvait s’empêcher de l’approuver, et cependant il le regardait d’un œil qui n’était rien moins qu’amical.
—Puisque vous savez tant de choses, lui dit-il sèchement, nous allons procéder à l’examen du théâtre du crime.
—Je suis aux ordres de monsieur le juge d’instruction, répondit laconiquement l’agent de la Sûreté.
Et comme tout le monde se levait, il profita du mouvement pour s’approcher du père Plantat et lui tendre sa bonbonnière.
—Monsieur le juge de paix en use-t-il?
Le père Plantat ne crut pas devoir lui refuser, il avala un morceau de jujube et la sérénité reparut sur le front de l’agent de la Sûreté. Il lui faut, comme à tous les grands comédiens, un public sympathique, et vaguement il sentait qu’on allait travailler devant un amateur.
VI
M. Lecoq s’engagea le premier dans l’escalier, et tout d’abord les taches de sang lui sautèrent aux yeux.
—Oh! faisait-il, d’un air révolté, à chaque tache nouvelle, oh! oh! les malheureux.
M. Courtois fut très touché de rencontrer cette sensibilité chez un agent de police. Il pensait que cette épithète de commisération s’appliquait aux victimes. Il se trompait, car M. Lecoq, tout en montant, continuait:
—Les malheureux! On ne salit pas tout ainsi dans une maison, ou du moins on essuie. On prend des précautions, que diable!
Arrivé au premier étage, à la porte du boudoir précédant la chambre à coucher, l’agent de la Sûreté s’arrêta, étudiant bien, avant d’y pénétrer, la disposition de l’appartement.
Ayant bien vu ce qu’il voulait voir, il entra en disant:
—Allons! je n’ai pas affaire à de mes pratiques.
—Mais il me semble, remarqua le juge d’instruction, que nous avons déjà des éléments d’instruction qui doivent singulièrement faciliter votre tâche. Il est clair que Guespin, s’il n’est pas complice du crime, en a du moins eu connaissance.
M. Lecoq eut un coup d’œil pour le portrait de la bonbonnière. C’était plus qu’un regard, c’était une confidence. Évidemment il disait à la chère défunte ce qu’il n’osait dire tout haut.
—Je sais bien, reprit-il, Guespin est terriblement compromis. Pourquoi ne veut-il pas dire où il a passé la nuit? D’un autre côté il a contre lui l’opinion publique, et alors, moi, naturellement je me défie.
L’agent de la Sûreté se tenait seul au milieu de la chambre—les autres personnes, sur sa prière, étaient restées sur le seuil—et promenant autour de lui son regard terne, il cherchait une signification à l’horrible désordre.
—Imbéciles! disait-il d’une voix irritée, doubles brutes! Non, vrai, on ne travaille pas de cette façon. Ce n’est pas une raison parce qu’on tue les gens afin de les voler, de tout casser chez eux. On ne défonce pas les meubles, que diable! On porte avec soi des rossignols, de jolis rossignols qui ne font aucun bruit, mais qui font d’excellente besogne. Maladroits! idiots! Ne dirait-on pas...
Il s’arrêta, bouche béante.
—Eh! reprit-il, pas si maladroits peut-être.
Les témoins de cette scène se tenaient immobiles à l’entrée, suivant avec un intérêt mêlé de surprise les mouvements—il faudrait presque dire les exercices de M. Lecoq.
Agenouillé sur le tapis, il promenait sa main à plat sur le tissu épais, au milieu des morceaux de porcelaine.
—C’est humide, très humide, tout le thé n’était pas bu, il s’en faut, quand on a cassé la porcelaine.
—Il pouvait rester beaucoup de thé dans la théière, objecta le père Plantat.
—Je le sais, répondit M. Lecoq, et c’est justement ce que j’étais en train de me dire. De telle sorte, que cette humidité ne suffit pas pour nous donner le moment précis du crime.
—Mais la pendule nous le donne, s’écria M. Courtois, et très exactement même.
—En effet, approuva M. Domini, monsieur le maire dans son procès-verbal explique fort bien que dans la chute le mouvement s’est arrêté.
—Eh bien! dit le père Plantat, c’est justement l’heure de cette pendule qui m’a frappé. Elle marque trois heures et vingt minutes et nous savons que la comtesse était complètement habillée, comme dans le milieu du jour quand on l’a frappée. Était-elle donc encore debout, prenant une tasse de thé à trois heures du matin? C’est peu probable.
—Et moi aussi, reprit l’agent de la Sûreté, j’ai été frappé de cette circonstance, et c’est pour cela que tout à l’heure je me suis écrié: «Pas si bêtes!» Au surplus, nous allons bien voir.
Aussitôt, avec des précautions infinies, il releva la pendule et la replaça sur la tablette de la cheminée s’appliquant à la poser bien d’aplomb.
Les aiguilles étaient toujours arrêtées sur trois heures vingt minutes.
—Trois heures vingt, murmurait M. Lecoq, tout en glissant une petite cale sous le socle, ce n’est pas à cette heure-là, que diable! qu’on prend le thé. C’est encore moins à cette heure-là, qu’en plein mois de juillet, au lever du jour, on assassine les gens.
Il ouvrit, non sans peine, le caisson du cadran et poussa la grande aiguille jusque sur la demie de trois heures.
La pendule sonna onze coups.
—À la bonne heure! s’écria M. Lecoq triomphant, voilà la vérité!
Et tirant de sa poche la bonbonnière à portrait, il goba un carré de guimauve et dit:
—Farceurs!...
La simplicité de ce moyen de contrôle, auquel personne n’avait songé, ne laissait pas de surprendre les spectateurs.
M. Courtois, particulièrement, était émerveillé.
—Voilà, dit-il au docteur, un drôle qui ne manque pas de moyens dans sa partie.
—Ergo, reprenait M. Lecoq, qui sait le latin, nous avons en face de nous, non plus des brutes, comme j’ai failli le croire d’abord, mais des gredins qui y voient plus loin que le bout de leur couteau. Ils ont mal calculé leur affaire, c’est une justice à leur rendre, mais enfin ils ont calculé; l’indication est précise. Ils ont eu l’intention d’égarer l’instruction en la trompant sur l’heure.
—Je ne vois pas clairement leur but, insinua M. Courtois.
—Il est cependant bien visible, répondit M. Domini. N’était-il pas de l’intérêt des assassins de faire croire que le crime a été commis après le dernier passage du train se dirigeant sur Paris? Quittant ses camarades à neuf heures, à la gare de Lyon, Guespin pouvait être ici à dix heures, assassiner ses maîtres, s’emparer de l’argent qu’il savait en la possession du comte de Trémorel et regagner Paris par le dernier train.
—Ces suppositions sont très aimables, objecta le père Plantat. Mais alors, comment Guespin n’est-il pas allé rejoindre ses camarades chez Wepler, aux Batignolles; par là, jusqu’à un certain point, il se ménageait une espèce d’alibi.
Dès le commencement de l’enquête, le docteur Gendron s’était assis sur l’unique chaise intacte de la chambre, réfléchissant au subit malaise qui avait fait pâlir le père Plantat lorsqu’on avait parlé de Robelot le rebouteux.
Les explications du juge d’instruction le tirèrent de ses méditations; il se leva.
—Il y a autre chose encore, dit-il, cette avance de l’heure très utile à Guespin peut devenir accablante pour La Ripaille, son complice.
—Mais, répondit M. Domini, il se peut fort bien que La Ripaille n’ait point été consulté. Pour ce qui est de Guespin, il avait probablement de bonnes raisons pour ne point aller à la noce. Son trouble, après un pareil forfait, lui aurait nui plus encore que son absence.
M. Lecoq, lui, ne jugea pas à propos de se prononcer encore. Comme un médecin au lit du malade, il veut être sûr de son diagnostic.
Il était retourné à la cheminée, et de nouveau faisait marcher les aiguilles de la pendule. Successivement elle sonna la demie de onze heures, puis minuit, puis minuit et demi, et une heure.
Tout en se livrant à cette occupation, il grommelait:
—Apprentis, brigands d’occasion! On est malin, à ce qu’on croit, mais on ne pense pas à tout. On donne un coup de pouce aux aiguilles, mais on ne pense pas à mettre la sonnerie d’accord. Survient alors un bonhomme de la Sûreté, un vieux singe qui connaît les grimaces et la mèche est éventée.
M. Domini et le père Plantat gardaient le silence. M. Lecoq revint vers eux.
—Monsieur le juge, dit-il, peut-être maintenant certain que le coup a été fait avant dix heures et demie.
—À moins, observa le père Plantat, que la sonnerie ne soit détraquée, ce qui arrive quelquefois.
—Ce qui arrive souvent, appuya M. Courtois, à telle enseigne, que la pendule de mon salon est dans cet état depuis je ne sais combien de temps.
M. Lecoq réfléchissait.
—Il se peut, reprit-il, que monsieur le juge de paix ait raison. J’ai pour moi la probabilité, mais la probabilité ne suffit pas au début d’une affaire, il faut la certitude. Il nous reste, par bonheur un moyen de vérification, nous avons le lit, je parie qu’il est défait.
Et s’adressant au maire:
—J’aurais besoin, monsieur, d’un domestique, pour me donner un coup de main.
—Inutile, dit le père Plantat, je vais vous aider, moi, ce sera plus vite fait.
Aussitôt, à eux deux, ils enlevèrent le ciel de lit et le déposèrent à terre, enlevant du même coup les rideaux.
—Hein? fit M. Lecoq, avais-je raison?
—C’est vrai, dit M. Domini un peu surpris, le lit est défait.
—Défait, oui, répondit l’agent de la Sûreté, mais on ne s’y est pas couché.
—Cependant, voulut objecter M. Courtois.
—Je suis sûr de ce que j’avance, interrompit l’homme de la police. On a ouvert ce lit, c’est vrai, on s’est peut-être roulé dessus, on a chiffonné les oreillers, froissé les couvertures, fripé les draps, mais on n’a pu lui donner pour un œil exercé l’apparence d’un lit dans lequel deux personnes ont dormi. Défaire un lit est aussi difficile, plus difficile peut-être que de le refaire. Pour le refaire, il n’est pas indispensable de retirer draps et couvertures et de retourner les matelas. Pour le défaire, il faut absolument se coucher dedans et y avoir chaud. Un lit est un de ces témoins terribles qui ne trompent jamais et contre lesquels on ne peut s’inscrire en faux. On ne s’est pas couché dans celui-ci...
—Je sais bien, remarqua le père Plantat, que la comtesse était habillée, mais le comte pouvait s’être couché le premier.
Le juge d’instruction, le médecin et le maire s’étaient approchés.
—Non, monsieur, répondit M. Lecoq, et je puis vous le prouver. La démonstration est facile d’ailleurs, et après l’avoir entendue, un enfant de dix ans ne se laisserait pas prendre à un désordre factice tel que celui-ci.
Il ramena doucement les couvertures et le drap du dessus au milieu du lit, tout en poursuivant:
—Ces oreillers sont très froissés tous deux, n’est-ce pas? Mais voyez en dessous le traversin, il est intact, vous n’y retrouvez aucun de ces plis que laissent le poids de la tête et le mouvement des bras. Ce n’est pas tout: regardez le lit à partir du milieu jusqu’à l’extrémité. Comme les couvertures ont été bordées avec soin, les deux draps se touchent bien partout. Glissez la main comme moi—et il glissait un de ses bras—et vous sentirez une résistance qui n’existerait pas si des jambes s’étaient allongées à cet endroit. Or, M. de Trémorel était de taille à occuper le lit dans toute sa longueur.
Si claire était la démonstration de M. Lecoq, si palpables étaient ses preuves qu’il n’y avait pas à douter.
—Ce n’est rien encore, continuait-il, passons au second matelas. On songe rarement au second matelas, quand pour des raisons quelconques on défait un lit ou qu’on cherche à en réparer le désordre. Examinez celui-ci.
Il souleva le premier matelas et on vit en effet que la toile de l’autre était parfaitement tendue, on n’y découvrait aucun affaissement.
—Ah! le second matelas, murmura M. Lecoq.
Et son nez pétilla, pour ainsi dire, au souvenir sans doute de quelque bonne histoire.
—Il me paraît prouvé, murmura le juge d’instruction, que M. de Trémorel n’était pas couché.
—De plus, ajouta le docteur Gendron, si on l’eût assassiné dans son lit, ses vêtements seraient restés sur quelque meuble.
—Sans compter, fit négligemment M. Lecoq, qu’on retrouverait sur les draps une goutte au moins de sang. Décidément, ces malfaiteurs-là ne sont pas forts.
Depuis un moment, les yeux du père Plantat cherchaient ceux du juge d’instruction. Lorsque leurs regards, à la fin, se rencontrèrent:
—Ce qui me paraît surprenant, à moi, dit le vieux juge de paix, donnant, par l’accentuation, une valeur particulière à chaque mot, c’est qu’on soit parvenu à tuer chez lui, autrement que pendant son sommeil, un homme jeune et vigoureux comme l’était le comte Hector.
—Et dans une maison pleine d’armes, appuya le docteur Gendron; car le cabinet du comte est entièrement tapissé de fusils, de couteaux de chasse! C’est un véritable arsenal.
—Hélas! soupira le bon M. Courtois, nous connaissons de pires catastrophes. L’audace des malfaiteurs croît en raison des convoitises de bien-être, de dépenses, de luxe, des classes inférieures dans les grands centres. Il n’est pas de semaine où les journaux...
Il dut s’arrêter non sans un vif mécontentement; on ne l’écoutait pas. On écoutait le père Plantat qu’il n’avait jamais vu si bavard, et qui poursuivait:
—Le bouleversement de la maison vous paraît insensé, eh bien, je suis surpris qu’il ne soit pas plus affreux encore. Je suis, autant dire, un vieillard, je n’ai plus l’énergie physique d’un homme de trente-cinq ans, et pourtant, il me semble que si des assassins pénétraient chez moi, lorsque je suis encore debout, ils n’auraient pas raison de moi. Je ne sais ce que je ferais, je serais tué probablement, mais certainement je réussirais à donner l’éveil. Je me défendrais, je crierais, j’ouvrirais les fenêtres, je mettrais le feu à la maison.
Qu’eussiez-vous dit, justiciables d’Orcival, s’il vous eût été donné de voir l’animation, l’emportement de votre impassible juge de paix!
—Ajoutons, insista le docteur, qu’éveillé il est difficile d’être surpris. Toujours quelque bruit insolite prévient. C’est une porte qui crie en tournant sur ses gonds, c’est une des marches de l’escalier qui craque. Si habile que soit un meurtrier, il ne foudroie pas sa victime.
—Il se peut, insinua M. Courtois, qu’on se soit servi d’arme à feu. Cela s’est vu. Vous êtes bien tranquillement assis dans votre chambre; on est en été, vos fenêtres sont ouvertes, vous causez avec votre femme tout en prenant une tasse de thé; au dehors, les malfaiteurs se font la courte échelle; l’un deux arrive à la hauteur de l’appui de la fenêtre, il vous ajuste à son aise, il presse la détente, le coup part...
—Et, continua le docteur, tout le voisinage réveillé accourt.
—Permettez, permettez, riposta M. Courtois, à la ville, dans une cité populeuse, oui. Là, au milieu d’un vaste parc, non. Songez, docteur, à l’isolement de cette habitation. La plus voisine des maisons habitées est celle de Mme la comtesse de Lanascol, et encore est-elle distante de plus de cinq cents mètres, et par-dessus le marché, environnée de grands arbres qui interceptent le son et s’opposent à sa propagation.
—Tentons l’expérience. Je vais si vous le voulez, tirer un coup de pistolet, ici, dans cette chambre et je parie que vous n’entendrez pas la détonation dans le chemin.
—Le jour, peut-être, mais la nuit!...
Si M. Courtois causait si longtemps, c’est que ses auditeurs observaient attentivement le juge d’instruction.
—Enfin, conclut M. Domini, si contre tout espoir Guespin ne se décide pas à parler ce soir ou demain, le cadavre du comte nous donnera le mot de l’énigme.
—Oui, répondit le père Plantat, oui... si on le retrouve.
Pendant cette discussion assez longue, M. Lecoq avait continué ses investigations, soulevant les meubles, étudiant les fractures, interrogeant les moindres débris, comme s’ils eussent pu lui apprendre la vérité.
Parfois, il sortait d’une trousse, renfermant une loupe et divers instruments de formes bizarres, une tige d’acier recourbée vers le bout, qu’il introduisait et faisait jouer dans les serrures.
Sur le tapis, il ramassa plusieurs clés, et sur un séchoir, il trouva une serviette qui devait lui offrir quelque chose de remarquable, car il la mit de côté.
Il allait et venait, de la chambre à coucher au cabinet du comte, sans perdre toutefois un mot de ce qui se disait, faisant bon profit de toutes les observations, recueillant et notant bien, dans sa mémoire, moins les phrases elles-mêmes que les intonations diverses qui les accentuaient.
C’est que dans une instruction comme celle du Crime d’Orcival, lorsque plusieurs délégués de la justice se trouvent en présence, ils se tiennent sur la réserve. Ils se savent tous presque également expérimentés, fins, perspicaces, pareillement intéressés à découvrir la vérité, peu disposés par habitude à se payer d’apparences trompeuses, difficiles à surprendre, et la circonspection naturelle de chacun d’eux s’augmente de l’estime qu’il a pour la sagacité et la pénétration des autres.
Il se peut que chacun d’eux donne aux faits révélés par l’enquête une interprétation différente, il se peut que chacun d’eux ait sur le fond même de l’affaire un sentiment opposé; un observateur superficiel ne s’apercevrait pas de ces divergences.
Tout en dissimulant son intime pensée, chacun cherche à pénétrer celle du voisin, et s’efforce, si elle est opposée, de ramener cet adversaire à son opinion, non en la lui découvrant franchement et sans ambages, mais en appelant son attention sur les mots graves ou futiles qui l’ont fixée.
L’énorme portée d’un seul mot justifie cette hésitation.
Les hommes qui ont entre les mains la liberté et la vie des autres hommes, qui d’un trait de plume peuvent briser une existence, sentent, bien plus durement qu’on ne croit, le fardeau de leur responsabilité. Sentir ce fardeau partagé leur procure un ineffable soulagement.
Voilà pour quelles raisons personne n’ose prendre l’initiative, ni s’expliquer clairement, pourquoi chacun attend l’émission positive d’une opinion pour l’adopter et l’approuver ou pour la combattre. Les interlocuteurs échangent donc bien moins des affirmations que des propositions. C’est par insinuations qu’on procède. De là, des phrases banales, des suppositions presque ridicules, des apartés, qui sont comme une provocation à une explication.
De là, aussi la presque impossibilité de donner la physionomie exacte et réelle d’une instruction difficile.
Ainsi, dans cette affaire, le juge d’instruction et le père Plantat étaient loin d’être du même avis. Ils le savaient avant d’avoir échangé une parole. Mais M. Domini dont l’opinion reposait sur des faits matériels, sur des circonstances palpables, et pour lui hors de toute discussion, était peu disposé à provoquer la contradiction. À quoi bon?
D’un autre côté, le père Plantat, dont le système semblait reposer uniquement sur des impressions, sur une série de déductions plus ou moins logiques, ne pouvait s’expliquer clairement sans une invitation positive et pressante.
Son dernier mot, souligné avec affectation, n’ayant pas été relevé, il jugea qu’il s’était assez avancé, trop peut-être, aussi s’empressa-t-il, pour détourner la conversation, de s’adresser à l’envoyé de la préfecture de police.
—Eh bien! M. Lecoq, demanda-t-il, avez-vous recueilli quelques indices nouveaux?
M. Lecoq, en ce moment, regardait avec une persévérante attention un grand portrait de M. le comte Hector de Trémorel suspendu en face du lit.
Sur l’interpellation du père Plantat, il se retourna.
—Je n’ai rien trouvé de décisif, répondit-il, mais je n’ai rien trouvé non plus qui dérange mes prévisions. Cependant...
Il n’acheva pas, peut-être, lui aussi, reculait-il devant sa part de responsabilité.
—Quoi? insista durement M. Domini.
—Je voulais dire, reprit M. Lecoq, que je ne tiens pas parfaitement mon affaire. J’ai bien ma lanterne, et même une chandelle dans ma lanterne, il ne me manque plus qu’une allumette...
—Soyez convenable, je vous prie, dit sévèrement le juge d’instruction.
—Eh bien, continua M. Lecoq, d’un air et d’un ton trop humble pour n’être pas joué, j’hésite encore. J’ai besoin d’être aidé. Par exemple, si monsieur le docteur daignait prendre la peine de procéder à l’examen du cadavre de Mme la comtesse de Trémorel, il me rendrait un grand service.
—J’allais précisément vous adresser cette prière, mon cher docteur, dit M. Domini à M. Gendron.
—Volontiers, répondit le vieux médecin, qui immédiatement se dirigea vers la porte.
M. Lecoq l’arrêta par le bras.
—Je me permettrai, observa-t-il, d’un ton qui ne ressemblait en rien à celui qu’il avait eu jusqu’alors, je me permettrai d’appeler l’attention de monsieur le docteur sur les blessures faites à la tête de Mme de Trémorel par un instrument contondant que je suppose être un marteau. J’ai étudié ces blessures, moi qui ne suis pas médecin, et elles m’ont paru suspectes.
—Et à moi aussi, dit vivement le père Plantat, il m’a semblé qu’il n’y avait pas eu, aux endroits atteints, effusion de sang dans les vaisseaux cutanés.
—La nature de ces blessures, continua M. Lecoq, sera un indice précieux qui me fixera complètement.
Et comme il avait sur le cœur la brusquerie du juge d’instruction, il ajouta, innocente vengeance:
—C’est vous, monsieur le docteur, qui tenez l’allumette.
M. Gendron se disposait à sortir, lorsque sur le seuil apparut le domestique de monsieur le maire d’Orcival, Baptiste, l’homme qu’on ne gronde pas.
Il salua longuement et dit:
—Je viens chercher Monsieur.
—Moi! demanda M. Courtois, pourquoi? Qu’y a-t-il? Ne saurait-on me laisser une minute en repos! Vous répondrez que je suis occupé.
—C’est que, reprit le placide Baptiste, c’est rapport à Madame que nous avons cru devoir déranger Monsieur. Elle n’est pas bien du tout, Madame!
L’excellent maire pâlit légèrement.
—Ma femme! s’écria-t-il sérieusement inquiet, que veux-tu dire? explique-toi donc.
—Eh bien, voilà, continua Baptiste, de l’air le plus tranquille du monde. Le facteur arrive tout l’heure, avec le courrier. Bon! Je porte les lettres à Madame qui était dans le petit salon. À peine avais-je tourné les talons, que j’entends un grand cri, et comme le bruit d’une personne qui tombe à terre de son haut.
Baptiste s’exprimait lentement, mettant, on le sentait, un art infini à augmenter les angoisses de son maître.
—Mais parle donc! disait le maire exaspéré, parle, va donc!
—Naturellement, poursuivit le drôle sans se hâter, je rouvre la porte du petit salon. Qu’est-ce que je vois? Madame étendue à terre. Comme de juste, j’appelle au secours, la femme de chambre arrive, la cuisinière, les autres, et nous portons Madame sur son lit. Il paraît, m’a dit Justine, que c’est une lettre de Mlle Laurence qui a mis Madame dans cet état...
Le domestique qu’on ne gronde jamais était à battre. À chaque mot, il s’arrêtait, hésitait, cherchait; ses yeux, démentant sa figure contrite, trahissaient l’extrême satisfaction qu’il ressentait d’un malheur survenu à son maître.
Ce maître, hélas! était consterné. Ainsi qu’il nous arrive à tous, quand nous ne savons au juste quel malheur va nous atteindre, il tremblait d’interroger. Il restait là, anéanti, ne bougeant; se lamentant au lieu de courir.
Le père Plantat profita de ce temps d’arrêt pour questionner le domestique, et avec un tel regard que le drôle n’osa pas tergiverser.
—Comment, demanda-t-il, une lettre de Mlle Laurence, elle n’est donc pas ici?
—Non, monsieur, elle est partie il y a eu hier huit jours pour aller passer un mois chez une des sœurs de Madame.
—Et comment va Mme Courtois?
—Mieux, monsieur, seulement elle pousse des cris à faire pitié.
L’infortuné maire s’était redressé sous le coup. Il saisit son domestique par le bras.
—Mais viens donc, malheureux, lui cria-t-il, viens donc!...
Et ils sortirent en courant.
—Pauvre homme! fit le juge d’instruction, sa fille est peut-être morte.
Le père Plantat hocha tristement la tête.
—Si ce n’était que cela, dit-il.
Et il ajouta:
—Rappelez-vous, monsieur, les allusions de La Ripaille.
VII
Le juge d’instruction, le père Plantat et le docteur échangèrent un regard plein d’anxiété.
Quel malheur frappait M. Courtois, cet homme si parfaitement estimable et si excellent en dépit de ses défauts? Était-ce donc décidément une journée maudite!
—Si La Ripaille s’en est tenu aux allusions, dit M. Lecoq, j’ai entendu raconter, moi qui ne suis ici que depuis quelques heures, deux histoires très circonstanciées. Il paraît que cette demoiselle Laurence...
Le père Plantat interrompit brusquement l’agent de la Sûreté.
—Calomnies, s’écria-t-il, calomnies odieuses! Le petit monde qui jalouse les riches ne se gêne pas pour les déchirer à belles dents, faute de mieux. L’ignorez-vous donc? Est-ce qu’il n’en a pas toujours été ainsi! Le bourgeois, dans les petites villes surtout, vit, sans s’en douter, comme dans une cage de verre. Nuit et jour les yeux de lynx de l’envie braqués sur lui l’observent, l’épient, surprennent celles de ses démarches qu’il croit les plus secrètes pour s’en armer contre lui. Il va, content et fier, ses affaires prospèrent, il a l’estime et l’amitié de ceux de sa condition, et pendant ce temps, il est vilipendé dans les classes inférieures, traîné dans la boue, sali par les plus injurieuses suppositions. Est-ce que l’envie respecte quelque chose!
—Si Mlle Laurence a été calomniée, fit en souriant le docteur Gendron, au moins a-t-elle trouvé un bon avocat pour défendre sa cause.
Le vieux juge de paix, l’homme de bronze, comme dit M. Courtois, rougit imperceptiblement, un peu embarrassé de sa vivacité.
—Il est des causes, reprit-il doucement, qui se défendent seules. Mlle Courtois est une de ces jeunes filles qui ont droit à tous les respects. Mais il est de ces abominations qu’aucune législation ne saurait atteindre, et qui me révoltent. Il faut songer, messieurs, que notre réputation, l’honneur de nos femmes et de nos filles, sont à la merci du premier gredin doué d’assez d’imagination pour inventer une abomination. On ne le croira peut-être pas, peu importe, on répétera sa calomnie, on la propagera. Qu’y faire? Pouvons-nous savoir ce qui se dit contre nous, en bas, dans l’ombre; le saurons-nous jamais?
—Eh! répliqua le docteur Gendron, que nous importe? Il n’est pour moi qu’une voix respectable, celle de la conscience. Quant à ce qu’on appelle l’opinion publique, comme c’est en réalité la somme des opinions particulières de milliers d’imbéciles et de méchants, je m’en moque comme de l’an quarante.
La discussion se serait peut-être prolongée, sans le juge d’instruction qui, ayant tiré sa montre, fit un geste de dépit.
—Nous causons, dit-il, nous parlons et l’heure marche. Il faut nous hâter. Partageons-nous, au moins, la besogne qui reste.
Le ton impérieux de M. Domini glaça sur les lèvres de M. Lecoq quelques réflexions dont il attendait le placement.
Il fut alors convenu que, pendant que le docteur Gendron procéderait à l’autopsie, le juge d’instruction rédigerait son projet de rapport.
Le père Plantat restait chargé de surveiller la suite des investigations de l’homme de la préfecture de police.
Dès que l’agent de la Sûreté se trouva seul avec le vieux juge de paix:
—Enfin, dit-il, en respirant longuement, comme s’il eut été soulagé d’une lourde oppression, enfin, nous allons pouvoir marcher maintenant.
Et comme le père Plantat souriait un peu, il goba un carré de pâte et ajouta:
—Arriver quand une instruction est commencée, est déplorable, monsieur le juge de paix, tout à fait déplorable. Les gens qui vous ont précédé ont eu le temps de se faire un système, et si vous ne l’adoptez pas d’emblée, c’est le diable!
On entendit dans l’escalier la voix de M. Domini appelant son greffier qui, arrivé un peu après lui, était resté au rez-de-chaussée.
—Tenez, monsieur, ajouta l’agent, voici monsieur le juge d’instruction qui se croit en face d’une affaire toute simple, tandis que moi, moi M. Lecoq, l’égal au moins de ce drôle de Gévrol, moi l’élève chéri du père Tabaret—il ôta respectueusement son chapeau—je n’y vois pas encore clair.
Il s’arrêta, récapitulant, sans doute, le résultat de ses perquisitions et reprit:
—Non, vrai, je suis dérouté, je m’y perds presque. Je devine bien sous tout ceci quelque chose, mais quoi? quoi?
La figure du père Plantat restait calme, mais son œil étincelait.
—Peut-être avez-vous raison, approuva-t-il d’un air détaché, peut-être en effet y a-t-il quelque chose.
L’agent de la Sûreté le regarda, il ne bougea pas. Il continuait à offrir la physionomie la plus indifférente du monde, tout en relevant quelques notes sur son carnet.
Il y eut un assez long silence, et M. Lecoq en profita pour confier au portrait les réflexions qui lui battaient la cervelle.
«Vois-tu bien, chère mignonne, disait-il, ce digne monsieur m’a l’air d’un vieux finaud dont il faut surveiller attentivement les faits et gestes. Il ne partage pas, il s’en faut, les opinions du juge d’instruction, il a une idée qu’il n’ose nous dire et nous la trouverons. Il est malin, ce juge de paix de campagne. Du premier coup il nous a devinés, malgré nos jolis cheveux blonds. Tant qu’il a pu croire que, nous égarant, nous prendrions les brisées de M. Domini, il nous a suivis, nous appuyant, nous montrant la voie. Maintenant qu’il sent que nous tenons la piste, il se croise les bras, il se retire. Il veut nous laisser l’honneur de la découverte. Pourquoi? Il est d’ici, a-t-il peur de se faire des ennemis? Non. C’est un de ces hommes qui ne craignent pas grand-chose. Quoi donc? Il recule devant sa pensée. Il a trouvé quelque chose de si surprenant qu’il n’ose s’expliquer.»
Une subite réflexion changea le cours des confidences de M. Lecoq.
«Mille diables! pensait-il, et si je me trompais, si ce bonhomme n’était pas fin du tout! s’il n’avait rien découvert, s’il n’obéissait qu’à des inspirations du hasard? On a vu des choses plus surprenantes. J’en ai tant connu, de ces gens, dont les yeux sont comme les pitres des baraques, ils annoncent qu’à l’intérieur on contemple des merveilles; on entre et on ne voit rien, on est volé. Mais moi—il eut un sourire—je vais bien savoir à quoi m’en tenir.»
Et prenant l’air le plus niais de son répertoire:
—Ce qui reste à faire, monsieur le juge de paix, dit-il tout haut, est, en y réfléchissant bien, assez peu de chose. On tient les deux principaux coupables, en définitive, et quand ils se décideront à parler, ce qui arrivera tôt ou tard, si monsieur le juge d’instruction le veut, on saura tout.
Un seau d’eau glacée tombant sur la tête du père Plantat ne l’eût pas plus surpris, ne l’eût pas surtout surpris plus désagréablement.
—Comment, balbutia-t-il d’un air absolument abasourdi, c’est vous, monsieur l’agent de Sûreté, un homme habile, expérimenté qui...
Ravi de la réussite de sa ruse, M. Lecoq ne put tenir son sérieux, et le père Plantat, qui s’aperçut qu’il était tombé dans un piège, se prit à rire franchement.
Entre ces deux hommes savants dans la science de la vie, d’un esprit également subtil et défié, pas un mot, d’ailleurs, ne fut échangé.
Ils s’entendaient, ils se comprenaient.
«Toi, mon bonhomme, se disait l’agent de la Sûreté, tu as quelque chose dans ton sac, seulement c’est si énorme, si monstrueux, que tu ne l’exhiberais pas pour un boulet de canon. Tu veux qu’on te force la main? On te la forcera.»
«Il est futé, pensait le père Plantat, il sait que j’ai une idée, il la cherchera et certainement il la trouvera.»
M. Lecoq avait remis dans sa poche la bonbonnière à portrait ainsi qu’il fait, quand il travaille sérieusement. Son amour-propre d’élève du père Tabaret était émoustillé. Il jouait une partie et il est joueur.
—Donc, s’écria-t-il, à cheval et rendez la main. On a, dit le procès-verbal de monsieur le maire d’Orcival, trouvé l’instrument avec lequel on a tout brisé ici.
—Nous avons retrouvé, répondit le père Plantat, dans une chambre du second étage, donnant sur le jardin, une hache, par terre, devant un meuble attaqué légèrement, mais non ouvert; j’ai empêché qu’on y touchât.
—Et bien vous avez fait, monsieur. Est-elle lourde, cette hache?
—Elle doit bien peser un kilo.
—C’est parfait, montons la voir.
Ils montèrent, et M. Lecoq aussitôt, oubliant son rôle de mercier soigneux de ses vêtements, se coucha à plat ventre, étudiant alternativement, et la hache, une arme terrible, pesante, emmanchée de frêne, et le parquet luisant et bien ciré.
—Je suppose, moi, observa le juge de paix, que les malfaiteurs ont montré cette hache et ont attaqué ce meuble dans le seul but d’éparpiller les suppositions de l’enquête, pour compliquer le problème. Cette arme n’était pas nécessaire pour enfoncer cette armoire qui ne tient à rien, que je briserais avec mon poing. Ils ont donné un coup, un seul, et posé la hache tranquillement.
L’agent de la Sûreté s’était relevé et s’époussetait:
—Je crois, monsieur, dit-il, que vous vous trompez. Cette hache n’a pas été posée tranquillement à terre, elle a été jetée avec une violence qui décèle un grand effroi ou une vive colère. Tenez, voyez ici, sur le parquet, ces trois marques qui se suivent. Lorsque le malfaiteur a lancé la hache, elle est tombée d’abord sur le tranchant, de là cette entaille: puis elle est retombée sur le côté, et l’envers qui est un marteau a laissé cette trace, tenez, ici, sous mon doigt; enfin, elle était lancée avec tant de vigueur, qu’elle a fait un tour sur elle-même et qu’elle est venue de nouveau entailler le parquet, là, à l’endroit où elle est maintenant.
—C’est juste, murmurait le père Plantat, c’est très juste!...
Et les observations de l’agent dérangeant sans doute son système, il ajoutait d’un air contrarié:
—Je n’y comprends rien, rien du tout.
M. Lecoq poursuivait ses observations.
—Les fenêtres qui sont maintenant ouvertes, demanda-t-il, l’étaient-elles ce matin, lors des premières perquisitions.
—Oui.
—Alors, c’est bien cela. Les assassins ont entendu un bruit quelconque dans le jardin, et ils sont allés regarder. Qu’ont-ils vu? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que ce qu’ils ont vu les a épouvantés, qu’ils ont jeté la hache précipitamment et se sont enfuis. Examinez la position des entailles—faites en biais naturellement—et vous verrez que la hache a été lancée par une personne qui se tenait, non pas près du meuble, mais près de la fenêtre ouverte.
À son tour, le père Plantat s’agenouilla, regardant avec une attention extrême. L’agent disait vrai. Il se redressa un peu interdit, et après un moment de méditation:
—Cette circonstance me gêne un peu, dit-il; cependant, à la rigueur...
Il s’arrêta, immobile, songeur, une de ses mains appuyée sur son front.
—Tout peut encore s’expliquer, murmura-t-il, ajustant mentalement les diverses pièces de son système, et en ce cas l’heure indiquée par la pendule serait la vraie.
M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix. D’abord il savait bien qu’il ne répondrait pas, puis sa vanité était engagée. Comment, lui, il ne devinerait pas une énigme déchiffrée par un autre?
—Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix, cette circonstance de la hache me dérange. Je supposais que les brigands avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu’ils ont été surpris, qu’on les a troublés, qu’ils ont eu peur.
Le père Plantat était tout oreilles.
—Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devons diviser les indices en deux catégories. Il y a les indices laissés à dessein pour nous tromper, le lit défait, par exemple; puis les indices involontaires, soit les entailles de cette hache. Mais ici, j’hésite. L’indication de la hache est-elle vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Je me croyais sûr du caractère des assassins et alors l’enquête allait de soi, tandis que maintenant...
Il s’interrompit. Les plis de son front, la contraction de sa bouche, trahissaient l’effort de sa pensée.
—Tandis que maintenant!... interrogea le père Plantat.
M. Lecoq, à cette question, eut l’air étonné d’un homme qu’on éveille.
—Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m’oubliais. C’est une habitude déplorable que j’ai comme cela de réfléchir et de chercher tout haut. Voilà pourquoi je m’obstine presque toujours à opérer seul. Mes incertitudes, mes hésitations, la vacillation de mes soupçons me feraient perdre, si on les entendait, mon prestige de policier-devin, d’agent pour lequel il n’est pas de mystère.
Le vieux juge de paix avait un sourire d’indulgence.
—D’ordinaire, poursuivit l’homme de la préfecture, je n’ouvre la bouche que lorsque mon siège est fait, et alors d’un ton péremptoire je rends mes oracles, je dis: c’est ceci ou c’est cela. Mais aujourd’hui j’agis, sans trop me contraindre, devant un homme qui sait qu’on ne résout pas du premier coup un problème aussi compliqué que me semble être celui-ci. Je laisse voir sans vergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la vérité d’un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce à une série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. Eh bien, en ce moment, ma logique est en défaut.
—Comment cela? demanda le père Plantat.
—Oh! c’est fort simple, monsieur le juge de paix. Je croyais avoir pénétré les assassins, les savoir par cœur, ce qui est capital au début, et je ne reconnais plus les adversaires imaginés. Sont-ils idiots, sont-ils extrêmement fins? J’en suis à me le demander. La ruse du lit et de la pendule m’avait, à ce que je supposais, exactement donné la mesure et la portée de leur intelligence et de leurs inventions. Déduisant du connu à l’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très simples à tirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, je n’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contre-pied des apparences. Je me disais:
«On a retrouvé une hache au deuxième étage, donc les assassins l’y ont portée et oubliée à dessein.
«Ils ont laissé cinq verres sur la table de la salle à manger, donc ils étaient plus ou moins de cinq, mais ils n’étaient pas cinq.
«Il y avait sur la table comme les restes d’un souper, donc ils n’ont ni bu ni mangé.
«Le cadavre de la comtesse était au bord de l’eau, donc il a été déposé là et non ailleurs avec préméditation.
«On a retrouvé un morceau d’étoffe dans les mains de la victime, donc il y a été placé par les meurtriers eux-mêmes.
«Le corps de Mme de Trémorel est criblé de coups de poignard et affreusement meurtri, donc elle a été tuée d’un seul coup...
—Bravo! oui, bravo! s’écria le père Plantat visiblement charmé.
—Eh! non, pas bravo! fit M. Lecoq, car ici mon fil se casse, je rencontre une lacune. Si mes déductions étaient justes, cette hache aurait été remise bien paisiblement sur le parquet.
—Si! encore une fois, bravo! reprit le père Plantat, car cette circonstance est une particularité qui n’infirme en rien notre système général. Il est clair, il est certain que les assassins ont eu l’intention d’agir comme vous dites. Un événement qu’ils ne prévoyaient pas les a dérangés.
—Peut-être, approuva l’agent de la Sûreté à demi-voix, peut-être votre observation est-elle juste. Mais c’est que je vois encore autre chose...
—Quoi?...
—Rien... pour le moment, du moins. Il est nécessaire, avant tout, que je voie la salle à manger et le jardin.
M. Lecoq et le vieux juge de paix descendirent bien vite, et le père Plantat montra à l’agent les verres et les bouteilles qu’il avait fait mettre de côté.
L’homme de la préfecture prit les verres l’un après l’autre, les portant à la hauteur de son œil, les exposant au jour, étudiant les places humides qui ternissaient le cristal.
L’examen terminé.
—On n’a bu dans aucun de ces verres, déclara-t-il résolument.
—Quoi! pas dans un seul?
L’agent de la Sûreté arrêta sur le vieux juge un de ces regards qui font tressaillir la pensée aux plus profonds replis de l’âme et répondit en mettant un intervalle calculé entre chacun de ces mots:
—Pas dans un seul.
Le père Plantat ne répondit que par un mouvement de lèvres qui disait clairement: «Vous vous avancez peut-être beaucoup.»
M. Lecoq sourit, et, allant ouvrir la porte de la salle à manger, il appela:
—François.
Le valet de chambre de feu M. le comte de Trémorel accourut. La figure de ce brave garçon était décomposée. Fait inouï, bizarre, ce domestique regrettait son maître, il le pleurait.
—Écoute-moi bien, mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, le tutoyant avec cette familiarité qui caractérise les employés de la rue de Jérusalem, écoute-moi bien, et tâche en me répondant d’être exact, net et bref.
—J’écoute, monsieur.
—Avait-on l’habitude au château de monter du vin à l’avance?
—Non, monsieur, moi-même, avant chaque repas, je descendais à la cave.
—Il n’y avait donc jamais une certaine quantité de bouteilles pleines dans la salle à manger?
—Jamais, monsieur.
—Mais il devait quelquefois en rester en vidange.
—Non, monsieur; feu monsieur le comte m’avait autorisé à emporter pour l’office le vin de la desserte.
—Et où mettait-on les bouteilles vides?
—Je les plaçais, monsieur, dans le bas de cette armoire d’encoignure, et quand il y en avait un certain nombre, je les descendais à la cave.
—Quand en as-tu descendu, la dernière fois?
—Oh!...—François parut chercher—il y a bien cinq ou six jours.
—Bien. Maintenant, quelles liqueurs aimait ton maître?
—Feu monsieur le comte, monsieur—et le brave garçon eut une larme—ne buvait presque jamais de liqueur. Quand par hasard il avait envie d’un petit verre d’eau-de-vie, il le prenait dans la cave à liqueurs que voici, là sur le poêle.
—Il n’y avait donc pas dans les armoires de bouteilles de rhum ou de cognac entamées?
—Pour ça, non, monsieur.
—Merci, mon garçon, tu peux te retirer.
François allait sortir, M. Lecoq le rappela.
—Eh! lui dit-il d’un ton léger, pendant que nous y sommes, regarde donc dans le bas de l’encoignure, si tu retrouves ton compte de bouteilles vides.
Le domestique obéit, et l’armoire ouverte, s’écria:
—Tiens! il n’y en a plus une seule.
—Parfait reprit M. Lecoq. Cette fois-ci, mon brave, montre-nous tes talons pour tout de bon.
Aussitôt que le valet de chambre eut fermé la porte:
—Eh bien! demanda l’agent de la Sûreté, que pense monsieur le juge de paix?
—Vous aviez raison, M. Lecoq.
L’agent de la Sûreté, alors, flaira successivement tous les verres et toutes les bouteilles.
—Allons, bon! s’écria-t-il en haussant les épaules, encore une preuve nouvelle à l’appui de mes suppositions.
—Quoi encore? demanda le vieux juge de paix.
—Ce n’est même pas du vin, monsieur, qu’il y a au fond de ces verres. Parmi toutes les bouteilles vides, déposées dans le bas de cette armoire, il s’en trouve une, la voici, ayant contenu du vinaigre, et c’est de cette bouteille que les assassins ont versé quelques gouttes.
Et, saisissant un verre, il le mit sous le nez du père Plantat, en ajoutant:
—Que monsieur le juge de paix prenne la peine de sentir.
Il n’y avait pas à discuter, le vinaigre était bon, son odeur était des plus fortes, les malfaiteurs dans leur précipitation avaient laissé derrière eux cette preuve irrécusable de leur intention d’égarer l’enquête.
Seulement, capables des plus artificieuses combinaisons, ils ignoraient l’art de les mener à bien. Leurs malices étaient, ainsi que l’eût dit le digne M. Courtois, cousues de fil blanc.
On pouvait cependant mettre toutes leurs fautes sur le compte d’une précipitation forcée ou d’un trouble qu’ils ne prévoyaient pas.
Les planchers brûlent les pieds, disait un policier célèbre, dans une maison où on vient de commettre un crime.
M. Lecoq, lui, paraissait indigné, exaspéré comme peut l’être un véritable artiste devant l’œuvre grossière, prétentieuse et ridicule de quelque écolier poseur.
—Voilà, grommelait-il, qui passe la permission. Canaille! canaille! ne l’est pas qui veut; canaille habile, surtout. Encore faut-il les qualités de l’emploi, mille diables! et tout le monde, Dieu merci! ne les a pas.
—M. Lecoq! M. Lecoq! murmurait le vieux juge de paix.
—Eh! monsieur, je ne dis rien que de juste. Quand on est candide à ce point, on devrait bien rester honnête, purement et simplement, c’est si facile!
Alors, perdant toute mesure, tant sa colère paraissait grande, il avala, d’un seul coup, cinq ou six carrés de pâtes assorties.
—Voyons, voyons, poursuivait le père Plantat, de ce ton paternellement grondeur qu’on prend pour apaiser un enfant qui crie, ne nous fâchons pas. Ces gens-ci ont manqué d’adresse, c’est incontestable, mais songeons qu’ils ne pouvaient, dans leurs calculs, faire entrer en ligne de compte l’habileté d’un homme tel que vous.
M. Lecoq qui a la vanité de tous les acteurs, fut sensible au compliment et dissimula assez mal une grimace de satisfaction.
—Soyons donc indulgent, continuait le père Plantat. D’ailleurs—il fit une pause pour donner plus de valeur à ce qu’il allait dire—, d’ailleurs vous n’avez pas encore tout vu.
On ne sait jamais quand M. Lecoq joue la comédie. Comment le saurait-on, il ne le sait pas toujours lui-même. Ce grand artiste, passionné pour son art, s’est exercé à feindre tous les mouvements de l’âme, de même qu’il s’est habitué à porter tous les costumes; et telle a été la conscience de ses études, qu’arrivé à une perfection désolante pour la vérité, peut-être, à cette heure, n’a-t-il pas plus de sentiment que de physionomie qui lui soient propres. Il tempêtait bien fort contre les malfaiteurs, il gesticulait, mais il ne cessait d’observer sournoisement le père Plantat, et ces derniers mots lui firent dresser l’oreille.
—Voyons donc le reste, dit-il.
Et tout en suivant au jardin le vieux juge de paix, il adressait au portrait de la bonbonnière la confidence de son déplaisir et de son désappointement.
«Peste soit, lui disait-il, peste soit du vieux cachottier. Nous ne tirerons rien par surprise de cet entêté. Il nous donnera le mot de son rébus quand nous l’aurons deviné, pas avant. Il est aussi fort que nous, ma mignonne, il ne lui manque absolument qu’un peu de pratique. Cependant, vois-tu, pour qu’il ait trouvé ce qui nous échappe, il faut qu’il ait eu des indices antérieurs que nous ne connaissons pas.»
Au jardin, rien n’avait été dérangé.
—Tenez, M. Lecoq, disait le vieux juge de paix, en suivant une des allées en demi-cercle conduisant à la Seine, tenez, c’est ici, à cet endroit du gazon qu’on a trouvé une des pantoufles de ce pauvre comte; là-bas, un peu à droite de cette corbeille de géraniums, était son foulard.
Ils arrivèrent au bord de la rivière et relevèrent avec beaucoup de circonspection les planches qu’avait fait placer le maire pour laisser les empreintes intactes.
—Nous supposons, dit le père Plantat, que la comtesse ayant réussi à s’échapper, a pu fuir jusqu’ici, et que c’est ici qu’elle a été rejointe et frappée d’un dernier coup.
Était-ce là l’avis du vieux juge, ne faisait-il que traduire l’impression du matin? C’est ce que M. Lecoq ne put deviner.
—D’après nos calculs, monsieur, reprit-il, la comtesse n’a pas dû fuir. Elle a dû être apportée ici morte, ou la logique n’est pas la logique. Au surplus, examinons.
Il s’agenouilla alors, comme là-haut, dans la chambre du second étage, et plus scrupuleusement encore, il étudia successivement le sable de l’allée, l’eau stagnante et les touffes de plantes aquatiques.
Puis, remontant un peu, il prit une pierre qu’il lança, s’approchant aussitôt pour voir l’effet produit par la vase.
Il regagna ensuite le perron de l’habitation et revint sous les saules en traversant le gazon où étaient encore, très nettes et très visibles, les traces d’un fardeau traîné relevées le matin.
Sans le moindre égard pour son pantalon, il traversa la pelouse à quatre pattes interrogeant les moindres brins d’herbe, écartant les touffes épaisses pour mieux voir le sol, observant minutieusement la direction des petites tiges brisées.
Cette inspection terminée:
—Nos déductions s’affirment, dit-il, on a apporté la comtesse ici.
—En êtes-vous bien certain? demanda le père Plantat.
Il n’y avait pas à s’y tromper cette fois. Évidemment, sur ce point le vieux juge était indécis, et il demandait une autre opinion que la sienne, fixant ses hésitations.
—Il n’y a pas d’erreur possible, répondit l’agent de la Sûreté.
Et, souriant finement, il ajouta:
—Seulement, comme deux avis valent mieux qu’un, je vous demanderai, monsieur le juge, de m’écouter, vous me direz ce que vous pensez après.
Dans ses perquisitions, M. Lecoq avait trouvé à terre une petite baguette flexible, et tout en parlant, il s’en servait pour indiquer les objets à la façon des saltimbanques qui montrent sur les tableaux de leurs baraques la représentation des merveilles qu’on voit à l’intérieur.
—Non, disait-il, non, monsieur le juge de paix, madame de Trémorel n’a pas fui. Frappée ici, elle serait tombée avec une certaine violence; son poids, par conséquent, eût fait jaillir de l’eau assez loin, et non seulement de l’eau, mais encore de la vase, et nous retrouverions certainement quelques éclaboussures.
—Mais, ne pensez-vous pas que depuis ce matin, le soleil...
—Le soleil, monsieur, aurait absorbé l’eau, mais la tache de boue sèche serait restée, or, j’ai beau regarder, un à un pour ainsi dire, tous les cailloux de l’allée, je n’ai rien trouvé. On pourrait m’objecter que c’est de droite et de gauche que l’eau et la vase ont jailli. Moi, je réponds: examinez ces touffes de glaïeuls, ces feuilles de nénuphar, ces tiges de jonc; sur toutes ces plantes vous trouvez une couche de poussière, très légère, je le sais, mais enfin de la poussière. Apercevez-vous la trace d’une seule goutte d’eau? Non. C’est qu’il n’y a point eu jaillissement, par conséquent pas de chute violente, c’est donc que la comtesse n’a pas été tuée ici, c’est donc qu’on a apporté son cadavre et qu’on l’a déposé doucement où vous l’avez retrouvé.
Le père Plantat ne paraissait pas encore absolument convaincu.
—Mais ces traces de lutte, sur le sable, là, dit-il.
M. Lecoq eut un joli geste de protestation.
—Monsieur le juge de paix daigne sans doute plaisanter, répondit-il, ces marques-là ne tromperaient pas un lycéen.
—Il me semble cependant...
—Il n’y a pas à s’y tromper, monsieur. Que le sable ait été remué, fouillé, c’est positif. Mais toutes ces traînées qui mettent à nu le sol que recouvrait le sable, ont été faites par le même pied, cela vous ne le croyez peut-être pas—et de plus, faites uniquement avec le bout du pied—et cela vous pouvez le remarquer.
—Oui, cela, en effet, je le reconnais.
—Eh bien! monsieur, quand il y a eu lutte sur un terrain favorable aux investigations, comme celui-ci, on relève deux sortes de vestiges fort distincts: ceux de l’assaillant et ceux de la victime. L’assaillant, qui se précipite en avant, s’appuie nécessairement sur la partie antérieure du pied et l’imprime sur la terre. La victime, au contraire, qui se débat, qui cherche à se débarrasser d’une étreinte fatale, fait son effort en arrière, s’arc-boute sur les talons, et moule par conséquent les talons dans le sol. Si les adversaires sont de force égale, on trouve en nombre à peu près égal les empreintes de bouts de pieds et de talons, selon les hasards de la lutte. Ici, que trouvons-nous?...
Le père Plantat interrompit l’agent de la Sûreté.
—Assez, monsieur, lui dit-il, assez, l’homme le plus incrédule serait maintenant convaincu.
Et après un instant de méditations, répondant à sa pensée intime, il ajouta:
—Non, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’objection.
M. Lecoq, de son côté, pensa que sa démonstration valait bien une récompense, et triomphalement il avala un carré de réglisse.
—Je n’ai cependant pas encore fini, reprit-il. Nous disons donc que la comtesse n’a pu être achevée ici. J’ajouterai: elle n’y a pas été portée, mais traînée. La constatation est aisée. Il n’est que deux façons de traîner un cadavre. Par les épaules, et alors les deux pieds traînant à terre laissent deux sillons parallèles. Par les jambes, et alors la tête portant sur le sol laisse une empreinte unique et assez large.
Le père Plantat approuva d’un mouvement de tête.
—En examinant le gazon, poursuivit l’agent de la Sûreté, j’ai relevé les sillons parallèles des pieds, mais l’herbe était foulée sur un espace assez large. Pourquoi? C’est que ce n’est pas le cadavre d’un homme qui a été traîné à travers la pelouse, mais bien celui d’une femme tout habillée et dont les jupons étaient assez lourds, celui de la comtesse enfin, et non celui du comte.
M. Lecoq s’interrompit, attendant un éloge, une question, un mot.
Mais le vieux juge de paix n’avait plus l’air de l’écouter et paraissait plongé dans les calculs les plus abstraits.
La nuit tombait, un brouillard léger comme la fumée d’un feu de paille se balançait au-dessus de la Seine.
—Il faut rentrer, dit tout à coup le père Plantat, aller voir où le docteur en est de l’autopsie.
Et lentement, l’agent de police et lui regagnèrent la maison.
Sur le perron, se tenait le juge d’instruction qui s’apprêtait à aller à leur rencontre. Il tenait sous son bras sa grande serviette de chagrin violet, timbrée à ses initiales, et avait repris son léger pardessus d’Orléans noir.
Il avait l’air satisfait.
—Je vais vous laisser le maître, monsieur le juge de paix, dit-il au père Plantat, il est indispensable, si je veux voir ce soir monsieur le procureur impérial, que je parte à l’instant. Déjà, ce matin, lorsque vous m’avez envoyé chercher, il était absent.
Le père Plantat s’inclina.
—Je vous serai fort obligé, continua M. Domini, de surveiller la fin de l’opération. Le docteur Gendron n’en a plus, vient-il de me dire, que pour quelques minutes, et j’aurai ses notes demain matin. Je compte sur votre bonne obligeance, pour mettre les scellés partout où besoin est, et aussi pour constituer des gardiens. Je me propose d’envoyer un architecte relever le plan exact de la maison et du jardin.
—Puis, remarqua le vieux juge de paix, il faudra, sans doute un supplément d’instruction?
—Je ne le pense pas, fit le juge d’instruction, d’un ton de certitude.
Puis s’adressant à M. Lecoq.
—Eh bien, monsieur l’agent, demanda-t-il, avez-vous fait quelque découverte nouvelle?
—J’ai relevé plusieurs faits importants, répondit M. Lecoq, mais je ne puis me prononcer avant d’avoir encore vu là-haut au jour. Je demanderai donc à monsieur le juge d’instruction la permission de ne lui présenter mon rapport que demain, dans l’après-midi. Je crois pouvoir répondre, d’ailleurs, que si embrouillée que soit cette affaire...
M. Domini ne le laissa pas achever.
—Mais, interrompit-il, je ne vois rien d’embrouillé dans cette affaire; tout me paraît, au contraire, fort clair.
—Cependant, objecta M. Lecoq, je pensais...
—Je regrette vraiment, poursuivit le juge d’instruction, qu’on vous ait appelé avec trop de précipitation et sans grande nécessité. J’ai maintenant, contre les deux hommes que j’ai fait arrêter, les charges les plus concluantes.
Le père Plantat et M. Lecoq échangèrent un long regard, trahissant leur surprise profonde.
—Quoi! ne put s’empêcher de dire le vieux juge de paix, vous auriez, monsieur, recueilli des indices nouveaux!
—Mieux que des indices, je crois, répondit M. Domini avec un plissement de lèvres de fâcheux augure; La Ripaille, que j’ai interrogé une seconde fois, commence à se troubler. Il a perdu tout à fait son arrogance. J’ai réussi à le faire se couper à plusieurs reprises et il a fini par m’avouer qu’il a vu les assassins.
—Les assassins! exclama le père Plantat, il a dit les assassins?
—Il a vu au moins l’un d’entre eux. Il persiste me jurer qu’il ne l’a pas reconnu. Voilà où nous en sommes. Mais les ténèbres de la prison ont des terreurs salutaires. Demain, après une nuit d’insomnie, mon homme, j’en suis persuadé, sera bien autrement explicite.
—Mais Guespin, interrogea anxieusement le vieux juge, avez-vous de nouveau questionné Guespin.
—Oh! fit M. Domini, pour ce qui est de celui-là, tout est dit.
—Il a avoué? demanda M. Lecoq stupéfié.
Le juge d’instruction se tourna à demi vers l’homme de la police, comme s’il eût trouvé mauvais qu’il osât le questionner.
—Guespin n’a rien avoué, répondit-il néanmoins, mais sa cause n’en est pas meilleure. Nos bateliers sont revenus. Ils n’ont pas encore retrouvé le cadavre de M. de Trémorel qu’ils supposent avoir été entraîné par le courant. Mais, ils ont repêché d’abord au bout du parc, dans les roseaux, l’autre pantoufle du comte; puis, au milieu de la Seine, sous le pont, remarquez bien ce détail, sous le pont, une veste de drap grossier qui porte encore des traces de sang.
—Et cette veste est à Guespin? demandèrent ensemble le vieux juge de paix et l’agent de la Sûreté.
—Précisément. Elle a été reconnue par tous les gens du château et Guespin a avoué sans difficulté qu’elle lui appartient. Mais ce n’est pas tout...
M. Domini s’arrêta comme pour reprendre haleine, en réalité pour faire languir un peu le père Plantat. Par suite de leurs divergences d’opinions, il avait cru reconnaître en lui une certaine hostilité sourde, et—la faiblesse humaine ne perdant jamais ses droits—il n’était pas fâché de triompher un peu.
—Ce n’est pas tout, poursuivit-il; cette veste avait à la poche droite une large déchirure et un morceau de l’étoffe avait été arraché. Ce lambeau de la veste de Guespin, savez-vous ce qu’il était devenu?...
—Ah! murmura le père Plantat, c’est lui que nous avons retrouvé dans la main de la comtesse.
—Vous l’avez dit, monsieur le juge de paix. Que pensez-vous, je vous prie, de cette preuve de culpabilité du prévenu?
Le père Plantat semblait consterné; les bras lui tombaient.
Quant à M. Lecoq qui, devant le juge d’instruction, avait repris sévèrement son attitude de mercier retiré, il fut à ce point surpris qu’il faillit s’étrangler avec un morceau de pâte.
—Mille diables! disait-il, tout en toussant, réparation d’honneur, voilà qui est fort.
Il eut un sourire niais, et ajouta, plus bas et pour le seul père Plantat:
—Très fort! quoique du même tonneau et prévu par nos calculs. La comtesse tenait entre ses doigts crispés un lambeau de drap, donc il a dû être placé là intentionnellement par les meurtriers.
M. Domini n’avait pas relevé l’exclamation, il n’entendit pas la réflexion de M. Lecoq. Il tendit la main au père Plantat et lui donna rendez-vous pour le lendemain, au palais.
Puis il sortit, emmenant son greffier.
Guespin et le vieux La Ripaille, les menottes aux mains, avaient été quelques minutes plus tôt dirigés sur la prison de Corbeil, sous la conduite des gendarmes d’Orcival.
VIII
Dans la salle de billard du château de Valfeuillu, le docteur Gendron venait d’achever sa funèbre besogne.
Il avait retiré son vaste habit noir à larges manches, à basques immenses, à boutonnière ornée du ruban rouge de la Légion d’honneur, véritable habit de savant, et il avait retroussé, bien au-dessus du coude, les manches de sa chemise de forte toile.
Près de lui, sur une petite table destinée à recevoir les rafraîchissements, étaient épars les instruments dont il s’était servi, des bistouris et plusieurs sondes d’argent.
Il avait dû, pour les investigations, dépouiller le cadavre, et il l’avait ensuite recouvert d’un grand drap blanc qui dessinait vaguement les formes du corps et dépassait, d’un côté, les bandes du billard.
La nuit était venue et une grosse lampe, à globe de cristal dépoli, éclairait cette scène sinistre.
Penché au-dessus d’un immense seau d’eau, le docteur finissait de se laver les mains, lorsque entrèrent le vieux juge de paix et l’agent de la Sûreté. Au bruit de la porte, M. Gendron se redressa vivement:
—Ah! c’est vous, Plantat, dit-il—d’une voix dont l’altération était parfaitement sensible—, où est M. Domini?
—Parti.
Le docteur ne prit pas la peine de réprimer un mouvement de vive impatience.
—Il faut pourtant que je lui parle, dit-il, c’est indispensable et le plus tôt sera le mieux. Car enfin, je me trompe peut-être, je puis me tromper...
M. Lecoq et le père Plantat s’étaient approchés, refermant la porte qu’assiégeaient les domestiques du château. Entrés dans le cercle de la lumière de la lampe, ils purent voir combien étaient bouleversés les traits si régulièrement calmes de M. Gendron.
Il était pâle, plus pâle que la morte qui gisait là sous ce grand drap.
L’altération des traits et de la voix du docteur ne pouvait être causée par la tâche qu’il venait de remplir. Certes, elle était pénible, mais M. Gendron est un de ces vieux praticiens qui ont tâté le pouls à toutes les misères humaines, dont le dégoût s’est blasé aux plus hideux spectacles, qui en ont vu bien d’autres enfin.
Il fallait qu’il eût découvert quelque chose d’extraordinaire.
—Je vais, mon cher docteur, lui dit le père Plantat, vous adresser la question que vous m’adressiez, il y a quelques heures: Vous trouveriez-vous indisposé, êtes-vous souffrant?
M. Gendron secoua tristement la tête, et répondit avec une intention calculée et parfaitement notée:
—Je vous répondrai, mon ami, précisément ce que vous m’avez répondu: Je vous remercie, ce n’est rien, je vais déjà mieux.
Alors, ces deux observateurs, également profonds, détournèrent la tête, comme si, redoutant d’échanger leurs pensées, ils se fussent défiés de l’éloquence de leurs regards.
M. Lecoq s’avança.
—Je crois savoir, dit-il, les raisons de l’émotion de M. le docteur. Il vient de découvrir que Mme de Trémorel a été tuée d’un seul coup, et que plus tard les assassins se sont acharnés sur un cadavre déjà presque froid.
Les yeux du docteur eurent, en s’arrêtant sur l’agent de la Sûreté, une expression d’immense stupeur.
—Comment avez-vous pu deviner cela? demanda-t-il.
—Oh! je n’ai pas deviné seul, répondit modestement M. Lecoq. Je dois partager avec monsieur le juge de paix l’honneur du système qui nous a amenés à prévoir ce fait.
M. Gendron se frappa le front.
—En effet, s’écria-t-il, je me rappelle maintenant votre recommandation; dans mon trouble, qui a été grand, il faut bien que je le confesse, je l’avais totalement oubliée.
M. Lecoq crut devoir s’incliner.
—Eh bien reprit le médecin, vos prévisions se trouvent réalisées. Entre le premier coup de poignard qui a donné la mort et les autres, il ne s’est peut-être pas écoulé tout le temps que vous supposez, mais je suis persuadé que Mme de Trémorel avait cessé de vivre depuis près de trois heures, lorsqu’on l’a frappée de nouveau.
M. Gendron s’était approché du billard et lentement il avait relevé le drap mortuaire, découvrant ainsi la tête et une partie du buste du cadavre.
—Éclairez-nous donc, Plantat, demanda-t-il.
Le vieux juge de paix obéit. Il prit la lampe et passa de l’autre côté du billard. Sa main tremblait si fort que le globe et le verre s’entrechoquaient. La lumière vacillante promenait sur les murs des ombres sinistres.
Cependant le visage de la comtesse avait été lavé soigneusement, les plaques de sang et de vase avaient été enlevées. La marque des coups était ainsi plus visible, mais on retrouvait sur cette figure livide les traces de sa beauté.
M. Lecoq se tenait en haut du billard, se penchant pour examiner de plus près.
—Mme de Trémorel, disait le docteur Gendron, a reçu dix-huit coups de poignard. De toutes ces blessures, une seule est mortelle, c’est celle dont la direction est presque verticale; tenez, là, un peu au-dessous de l’épaule.
En même temps, il montrait la plaie béante, et sur son bras gauche il soutenait le cadavre dont les admirables cheveux blonds s’éparpillaient sur lui.
Les yeux de la comtesse avaient conservé une expression effrayante. Il semblait que de sa bouche entrouverte ce cri allait s’échapper: «À moi! au secours!»
Le père Plantat, l’homme au cœur de pierre, détournait la tête, et le docteur, devenu maître de son émotion première, continuait de cette voix un peu emphatique des professeurs à l’amphithéâtre.
—La lame du couteau devait être large de trois centimètres et longue de vingt-cinq au moins. Toutes les autres blessures, au bras, à la poitrine, aux épaules, sont légères relativement. On doit les supposer postérieures de deux heures au moins à celle qui a déterminé la mort.
—Bien! fit M. Lecoq.
—Remarquez, reprit vivement le docteur, que je n’émets pas une certitude; j’indique simplement une probabilité. Les phénomènes sur lesquels se base ma conviction personnelle, sont trop fugitifs, trop insaisissables de leur nature, trop discutés encore pour que je puisse rien assurer.
Cet exposé du docteur parut contrarier vivement M. Lecoq.
—Cependant, dit-il, du moment où...
—Ce que je puis affirmer, interrompit M. Gendron, ce que sans scrupules j’affirmerais devant un tribunal, sous la foi du serment, c’est que toutes les plaies contuses de la tête, à l’exception d’une seule, ont été faites bien après la mort. Pas de doutes, pas de discussion possibles. Voici, au-dessus de l’œil, le coup donné pendant la vie. Comme vous le voyez, l’infiltration du sang dans les mailles des tissus a été considérable, la tumeur est énorme, très noire au centre et plombée. Les autres contusions ont si peu ce caractère que même ici, où le choc a été assez violent pour fracturer l’os temporal, il n’y a aucune trace d’ecchymose.
—Il me semble, monsieur le docteur, insinua M. Lecoq, que de ce fait acquis et prouvé, que la comtesse a été, après sa mort, frappée par un instrument contondant, on peut conclure que c’est également lorsqu’elle avait cessé de vivre qu’elle a été hachée de coups de couteau.
M. Gendron réfléchit un moment.
—Il se peut, monsieur l’agent, dit-il enfin, que vous ayez raison, et pour ma part j’en suis persuadé. Pourtant, les conclusions de mon rapport ne seront pas les vôtres. La médecine légale ne doit se prononcer que sur des faits patents, démontrés, indiscutables. Si elle a un doute, le moindre, le plus léger, elle doit se taire. Je dirai plus: s’il y a incertitude, mon avis est que l’accusé doit en recueillir le bénéfice et non l’accusation.
Ce n’était, certes, pas là l’opinion de l’agent de la Sûreté, mais il se garda bien d’en rien dire.
C’est avec une attention passionnée qu’il avait suivi le docteur Gendron, et la contraction de sa physionomie disait l’effort de son intelligence.
—Il me paraît possible maintenant, dit-il, de déterminer où et comment la comtesse a été frappée.
Le docteur avait recouvert le cadavre et le père Plantat avait replacé la lampe sur la petite table.
Ils engagèrent tous deux M. Lecoq à s’expliquer.
—Eh bien! reprit l’homme de la police, la direction de la blessure de Mme de Trémorel me prouve qu’elle était dans sa chambre, prenant le thé, assise et le corps un peu incliné en avant, lorsqu’elle a été assassinée. L’assassin est arrivé par-derrière, le bras levé, il a bien choisi sa place et a frappé avec une force terrible. Telle a été la violence du coup, que la victime est tombée en avant, et que dans la chute, son front rencontrant l’angle de la table, elle s’est fait la seule blessure ecchymosée que nous ayons remarquée à la tête.
M. Gendron examinait alternativement M. Lecoq et le père Plantat, qui échangeaient des regards au moins singuliers. Peut-être se doutait-il du jeu qu’ils jouaient.
—Évidemment, dit-il, le crime doit avoir eu lieu comme l’explique monsieur l’agent.
Il y eut un autre silence si embarrassant que le père Plantat jugea convenable de l’interrompre. Le mutisme obstiné de M. Lecoq le taquinait.
—Avez-vous vu, lui demanda-t-il, tout ce que vous aviez à voir!
—Pour aujourd’hui, oui, monsieur. Pour les quelques perquisitions qui me seraient encore utiles, j’ai besoin de la lumière du jour. Il me paraît d’ailleurs que, sauf un détail qui m’inquiète, je tiens complètement l’affaire.
—Il faut alors être ici demain de bon matin.
—J’y serai, monsieur, à l’heure qu’il vous plaira.
—Vos explorations terminées, nous nous rendrons ensemble à Corbeil, chez monsieur le juge d’instruction.
—Je suis aux ordres de monsieur le juge de paix.
Le silence recommença.
Le père Plantat se sentait deviné et il ne comprenait rien au singulier caprice de l’agent de la Sûreté qui, si prompt quelques heures plus tôt, se taisait maintenant.
M. Lecoq, lui, ravi de taquiner un peu le juge de paix, se proposait de l’étonner prodigieusement le lendemain en lui présentant un rapport qui serait le fidèle exposé de toutes ses idées. En attendant, il avait tiré sa bonbonnière et confiait mille choses au portrait.
—Puisqu’il en est ainsi, fit le docteur, il ne nous reste plus, ce me semble, qu’à nous retirer.
—J’allais demander la permission de le faire, dit M. Lecoq; je suis à jeun depuis ce matin.
Le père Plantat prit un grand parti:
—Regagnez-vous Paris ce soir, M. Lecoq? demanda-t-il brusquement.
—Non, monsieur, je suis arrivé ici ce matin avec l’intention d’y coucher. J’ai même apporté mon sac de nuit, qu’avant de venir au château j’ai déposé à cette petite auberge qui est au bord de la route et qui a un grenadier peint sur sa devanture. C’est là que je me propose de souper et de coucher.
—Vous serez fort mal au Grenadier fidèle, fit le vieux juge de paix, vous ferez acte de prudence en venant dîner avec moi.
—Monsieur le juge de paix est vraiment trop bon...
—De plus, comme nous avons à causer et peut-être, longuement, je vous offre une chambre; nous allons prendre votre sac de nuit en passant.
M. Lecoq s’inclina, la bouche en cœur, à la fois flatté et reconnaissant de l’invitation.
—Et vous aussi, docteur, continua le père Plantat, bon gré mal gré je vous enlève. Ah! ne dites pas non. Si vous tenez absolument à rentrer à Corbeil ce soir, nous vous reconduirons après souper.
Restaient les scellés à poser.
L’opération fut promptement terminée. Des bandes étroites de parchemin, retenues par de larges cachets de cire, aux armes de la justice de paix, furent placées à toutes les portes du premier étage, à la porte de la chambre à la hache, et aussi aux battants d’une armoire où toutes les pièces de conviction, recueillies par l’enquête et minutieusement décrites dans les procès-verbaux, avaient été déposées.