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Le crime d'Orcival

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XV

En montant se coucher, ce soir-là, le comte de Trémorel était déjà beaucoup moins enthousiasmé du dévouement de son ami Sauvresy. Il n’est pas de diamant où on ne trouve une tache en l’examinant à la loupe.

«Le voici, se disait-il, prêt à abuser de son rôle de sauveur. Il se pose en mentor et fait des phrases. Les gens ne sauraient-ils donc vous obliger sans vous le faire sentir. Ne semblerait-il pas que par cette raison qu’il m’a empêché de me brûler la cervelle, je deviens quelque chose lui appartenant? Pour un peu plus il allait ce soir me reprocher les magnificences de Fancy! Où s’arrêtera son zèle?»

Ce qui n’empêcha pas que le lendemain, au déjeuner, il prétexta un malaise pour ne pas manger et qu’il fit remarquer à Sauvresy qu’il allait manquer le train.

Comme la veille, Berthe accoudée à sa fenêtre, les regardait s’éloigner.

Si grand était son trouble depuis quarante-huit heures qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même. Déjà elle en était à n’oser plus ni réfléchir ni descendre au fond de son cœur. Quelle puissance mystérieuse possédait-il donc, cet homme, pour être entré ainsi violemment dans sa vie! Elle souhaitait qu’il s’éloignât pour ne plus revenir jamais, et en même temps elle s’avouait qu’en partant il emporterait sa pensée tout entière. Et elle se débattait sous le charme, ne sachant si elle devait se réjouir ou s’affliger des inexprimables émotions qui l’agitaient, s’irritant de subir une domination plus forte que sa volonté.

Elle avait décidé que, ce jour-là, elle descendrait au salon. Il ne manquerait pas—ne fût-ce que par politesse—d’y descendre, et alors elle pensait que le voyant de plus près, le faisant causer, le connaissant mieux, son prestige s’évanouirait.

Sans doute il allait revenir, et elle guettait son retour, prête à descendre dès qu’elle le verrait au détour du chemin d’Orcival.

Elle l’attendait avec des frémissements fébriles, anxieuse comme on l’est au moment d’une lutte, sentant bien que ce premier tête à tête, en l’absence de son mari, serait décisif.

Mais le temps passait. Il y avait plus de deux heures qu’il était sorti avec Sauvresy et il ne reparaissait pas. Où pouvait-il être?

En ce moment même, Hector arpentait la salle d’attente du chemin de fer de Corbeil, attendant miss Fancy.

Enfin, il se fit, dans la gare, un grand remue-ménage. Les employés couraient, les hommes d’équipe traversaient la voie, roulant des brouettes, les portes s’ouvraient et se refermaient bruyamment. Le train arrivait.

Bientôt miss Fancy parut.

Sa douleur, sa joie, ses émotions ne l’avaient pas empêchée de songer à sa toilette, et jamais elle n’avait été plus tapageusement élégante et jolie. Elle portait une robe vert d’eau avec une traîne d’un demi-mètre, un manteau de velours qui n’en finissait plus et un de ces chapeaux nommés «chapeaux à accidents» parce qu’ils font cabrer les chevaux de fiacre sur le boulevard.

Dès qu’elle aperçut Hector, resté debout près de la porte de sortie, elle poussa un cri, écarta brusquement les gens qui se trouvaient sur son passage et courut se pendre à son cou, riant et pleurant tout à la fois. Elle parlait très haut, avec des gestes que sa toilette faisait paraître plus désordonnés, et tout le monde pouvait l’entendre.

—Tu ne t’es donc pas tué, disait-elle, comme j’ai souffert, mais quel bonheur aujourd’hui!

Trémorel, lui, se débattait de son mieux, tâchant de calmer les bruyantes démonstrations de Fancy, la repoussant doucement, enchanté et irrité tout ensemble, et exaspéré de tous ces gros yeux fixés sur lui, en Parisien habitué à passer inaperçu au milieu de la foule.

C’est qu’aucun des voyageurs ne sortait. Ils restaient tous là, béants, regardant, attendant. On les regardait, on les entourait, on faisait cercle, on était sur eux.

—Allons, viens! fit Hector à bout de patience.

Et il l’entraîna, espérant échapper à cette curiosité naïve et imprudente de désœuvrés pour qui tout est une distraction.

Mais ils n’y échappèrent pas. On les suivit de loin. Même quelques habitants de Corbeil, montés sur l’impériale de l’omnibus qui fait le service entre la gare et le chemin de fer, prièrent le conducteur d’aller au pas afin de ne pas perdre de vue ces singuliers étrangers. Et ce n’est que lorsqu’ils eurent disparu sous le porche de l’hôtel que la voiture prit le trot.

Ainsi furent déconcertées les prévisions de Sauvresy. L’entrée trop triomphale de Jenny fit sensation. On s’inquiéta, on alla aux renseignements; l’hôtesse fut adroitement questionnée, et bientôt on sut que ce monsieur qui allait attendre à la gare des dames si excentriques, était un intime ami du propriétaire du Valfeuillu.

Ni Hector ni Fancy ne se doutaient alors qu’ils étaient le sujet de toutes les conversations.

Ils déjeunaient gaiement dans la plus belle chambre de la Belle-Image, qui est une pièce immense, à deux lits, avec une seule fenêtre donnant sur la place, décorée de tableaux bien vernis et bien encadrés, représentant des messieurs à cheval.

Trémorel avait imaginé pour expliquer sa résurrection un petit roman assez probable, où il jouait un rôle héroïque très propre à redoubler l’admiration de sa maîtresse.

Puis, à son tour, miss Fancy déroulait ses plans d’avenir qui étaient, il faut lui rendre cette justice, des plus raisonnables. Résolue à rester, quand même et plus que jamais, fidèle à son Hector ruiné, elle allait donner congé de son appartement de six mille francs, vendre son mobilier et entreprendre un commerce honnête.

Justement, elle avait retrouvé une de ses anciennes amies, très habile ouvrière en modes et qui ne demandait pas mieux que de s’associer avec une camarade qui apporterait l’argent, pendant qu’elle apporterait son savoir-faire. Elles achèteraient un fonds de modiste dans le quartier Bréda, et entre leurs mains il ne pouvait manquer de prospérer et de donner de beaux bénéfices.

Jenny parlait d’un petit air entendu, épuisant son répertoire de termes techniques, et Hector riait. Ces projets de négoce lui semblaient du dernier comique, mais il était très sensible à cette abnégation d’une femme jeune et jolie, consentant à travailler, à faire quelque chose, et cela pour lui plaire.

Malheureusement, il fallait se séparer.

Fancy était venue à Corbeil avec l’intention d’y passer une semaine; mais le comte lui déclara que c’était absolument impossible. Elle pleura d’abord beaucoup, se fâcha, puis finalement se consola à l’idée de revenir le mardi suivant.

—Allons, adieu, répétait-elle en embrassant Hector, au revoir, pense à moi!

Et souriant, avec un geste mutin, elle ajouta:

—Je devrais être inquiète, cependant, il y avait dans le chemin de fer des messieurs qui connaissent ton ami et qui disaient que sa femme est peut-être la plus belle femme de France. Est-ce vrai?

—Je n’en sais ma foi rien! J’ai oublié de la regarder.

Hector ne mentait pas. Sans qu’il parût, il était encore sous l’empire des angoisses de son suicide manqué. Il subissait cet étourdissement qui suit les grandes crises morales aussi bien que les chocs violents sur la tête, et qui empêche l’attention de s’arrêter aux choses extérieures.

Mais ces mots: «la plus belle femme de France», éveillèrent son attention, et il put, le soir même, réparer son oubli. Quand il rentra au Valfeuillu, son ami n’était pas encore de retour, et Mme Sauvresy était seule, lisant, dans le salon très vivement éclairé.

Assis en face d’elle, mais un peu de côté, Hector pouvait l’observer à son aise, tout en égrenant quelques phrases banales.

Sa première impression fut défavorable à Berthe. Il trouvait sa beauté trop sculpturale et aussi par trop accomplie. Il lui cherchait des imperfections, et, n’en trouvant pas, il s’effrayait presque de cette belle physionomie immobile, de ces yeux si clairs, dont le regard vous arrivait comme une pointe d’épée. Peut-être son instinct seul lui faisait-il redouter à lui, l’homme faible, vacillant, irrésolu, une nature énergique, déterminée, d’une audace implacable.

Peu à peu, cependant, il s’habitua à passer avec Berthe une grande partie des après-midi, pendant que Sauvresy courait pour sa liquidation, vendant, négociant, usant ses journées à débattre des intérêts, à discuter avec des avoués et des agents d’affaires.

Il s’était vite aperçu du plaisir qu’elle prenait à l’entendre, et, par cela, il la jugeait une femme éminemment spirituelle et bien au-dessus de son mari.

Il n’avait aucun esprit lui-même, mais seulement un fonds, inépuisable pour des années, d’anecdotes et d’aventures. Il avait vu tant de choses, il s’était frotté à tant de gens, qu’il était intéressant à feuilleter comme une chronique. Il avait encore une certaine verve mousseuse qui ne manquait pas de brillant, et un cynisme poli qui, au premier abord, surprenait.

Moins subjuguée, Berthe l’eût jugé à sa valeur, mais elle avait perdu son libre arbitre.

Elle l’écoutait, plongée dans une sorte d’extase idiote, comme on écoute un voyageur revenu de ces pays étranges dont on ne revient pas, qui a visité des peuples dont on ignore même l’existence, vécu au milieu des mœurs et de civilisations incompréhensibles pour nous.

Les jours, cependant, se passaient, les semaines, les mois, et le comte de Trémorel ne s’ennuyait pas au Valfeuillu autant qu’il l’aurait supposé.

Insensiblement il glissait sur cette pente douce du bien-être matériel qui mène droit à l’abrutissement. À sa fièvre des premiers jours avait succédé un engourdissement physique et moral, exempt de sensations désagréables, s’il manquait de piquant.

Il mangeait et buvait beaucoup, et dormait ses douze heures. Le reste du temps, quand il ne causait pas avec Berthe, il vaguait dans le parc, se balançait sur un fauteuil américain ou montait à cheval. Il alla même jusqu’à pêcher à la ligne, au bout du jardin, sous les saules. Il engraissait.

Ses meilleures journées étaient celles qu’il passait à Corbeil, en compagnie de miss Fancy. En elle, il retrouvait quelque chose de son passé, et toujours pour le réveiller elle avait quelque querelle à lui faire. D’ailleurs, elle lui rapportait des bouffées d’air de Paris, dans les plis de sa robe, et, à ses bottines, de la boue des boulevards.

Jenny venait très exactement toutes les semaines, et son amour pour Hector, loin de diminuer, semblait croître à chaque entrevue.

Peut-être ne s’expliquait-elle pas parfaitement tous ses sentiments. Les affaires de la pauvre fille tournaient assez mal. Elle avait acheté son fonds bien trop cher et son associée, au bout d’un mois avait décampé, lui emportant trois mille francs. Elle n’entendait rien au commerce qu’elle avait entrepris et on la volait sans pudeur de tous les côtés.

Elle ne disait rien de ses soucis à Hector, mais elle comptait bien lui demander de lui venir en aide. C’était bien le moins qu’il pût faire, après l’immense sacrifice, auquel elle s’était résignée pour lui.

Dans les commencements, les habitués du Valfeuillu s’étonnèrent un peu de la continuelle présence de ce grand jeune homme qui traînait comme un boulet son désœuvrement, puis ils s’accoutumèrent à lui.

Hector avait fini par se composer une physionomie mélancolique, ainsi qu’il convient à un être éprouvé par des malheurs inouïs et pour lequel la vie a menti à ses promesses. Il paraissait inoffensif, on l’adopta. On disait:

—Le comte de Trémorel est d’une simplicité charmante.

Mais il avait, à certains moments, lorsqu’il était seul, des retours soudains et terribles. «Cette vie ne peut durer», pensait-il; et des rages puériles le transportaient, s’il venait à comparer le passé au présent.

Comment secouer cette morne existence, comment se délivrer de tous ces gens étroits comme la morale, plus plats que la réalité, qui l’entouraient, qui étaient les amis de Sauvresy?

Mais où fuir, où se réfugier? La tentation de reparaître à Paris ne lui venait pas. Et d’ailleurs, qu’y ferait-il? Son hôtel avait été vendu à un ancien marchand de cuirs vernis. Il n’avait d’argent que celui qu’il empruntait à Sauvresy.

Et c’était, ce Sauvresy, dans la pensée d’Hector, un ami terrible, envahissant, implacable, dur comme le chirurgien qui s’inquiète peu de faire crier, sous le bistouri, le malade qu’il doit sauver. Il ne comprenait, dans les situations désespérées, ni les demi-partis, ni les transactions.

—Ta barque sombre, avait-il dit à Hector, jetons à la mer tout le superflu pour commencer. Ne gardons rien du passé, il est mort; enterrons-le, et que rien ne le rappelle. Ta situation liquidée, nous verrons.

Elle était fort laborieuse, cette liquidation. Les créanciers naissaient sous les pas, de tous côtés, et jamais la liste n’en était close. Il en venait même de l’étranger, de l’Angleterre. Plusieurs avaient certainement été payés, mais on ne pouvait leur présenter de reçus, et ils se fâchaient. Quelques-uns, dont les prétentions par trop exorbitantes furent repoussées, déclarèrent qu’ils plaideraient, espérant qu’on reculerait devant le scandale.

Et Sauvresy fatiguait son ami par son incessante activité. Tous les deux ou trois jours il se rendait à Paris, et il fit plusieurs voyages lors de la vente des propriétés de la Bourgogne et de l’Orléanais.

Après l’avoir d’abord pris en guignon, le comte de Trémorel le détestait nettement. Il le haïssait. L’air constamment heureux de Sauvresy faisait son désespoir. La jalousie le poignait. Une seule pensée, une pensée détestable le consolait un peu.

«Le bonheur de Sauvresy, se disait-il, vient surtout de ce qu’il est un imbécile. Il croit sa femme folle de lui, et la vérité est qu’elle ne peut le souffrir.»

Berthe, en effet, en était venue à laisser deviner à Hector son aversion pour son mari.

Elle n’en était plus à étudier les mouvements de son cœur, elle aimait Trémorel et elle se l’avouait. À ses yeux prévenus, il réalisait absolument l’idéal de ses rêves enfiévrés.

Mais elle était en même temps exaspérée de ne lui voir aucun amour pour elle. Sa beauté n’était donc pas irrésistible, comme elle l’avait souvent entendu dire. Il était avec elle, empressé, galant même, mais rien de plus.

«S’il m’aimait, pensait-elle, non sans colère, hardi comme il l’est avec les femmes, ne redoutant rien ni personne, il me le dirait.»

Et elle se prenait à détester cette femme—cette rivale—qu’il allait retrouver toutes les semaines à Corbeil. Elle eût voulu la connaître, la voir. Qui pouvait-elle être? Était-elle bien belle?

Hector avait été impénétrable au sujet de miss Fancy. Adroitement interrogé, il avait répondu très vaguement, n’étant pas fâché de laisser l’imagination de Berthe s’égarer en suppositions qui ne pouvaient être que très flatteuses pour lui.

Enfin, un jour arriva où elle ne sut plus résister aux obsessions de sa curiosité. Elle prit la plus simple de ses toilettes noires, jeta sur son chapeau un voile très épais, et courut à la gare de Corbeil à l’heure où elle supposait que l’inconnue devait repartir.

Elle s’était établie dans la cour, sur un banc que dissimulaient deux camions. Elle n’attendit pas longtemps.

Bientôt, à l’extrémité de l’avenue, qu’elle pouvait surveiller de sa place, elle vit s’avancer le comte de Trémorel et sa maîtresse. Ils se donnaient le bras et avaient l’air des plus heureux amoureux de la terre. Ils passèrent à trois pas d’elle, et comme ils marchaient fort lentement, elle put examiner miss Fancy à son aise. Elle la trouva jolie et sans la moindre distinction.

Ayant vu ce qu’elle voulait voir, rassurée par cette certitude, prouvant son inexpérience, que Jenny, étant une fille de rien, n’était pas à craindre, Berthe ne songea plus qu’à se retirer bien vite.

Mais elle prit mal son temps! Au moment où elle dépassait les voitures qui la cachaient, Hector sortait de la gare. Ils se croisèrent à la grille et leurs yeux se rencontrèrent.

La reconnut-il? Son visage exprima la plus vive surprise, cependant il ne salua point.

«Oui, il m’a reconnue», pensait Berthe en regagnant le Valfeuillu par le chemin du bord de l’eau.

Et surprise, un peu épouvantée de son audace, elle se demandait si elle devait s’affliger ou se réjouir de cette rencontre. Qu’en résulterait-il?

À dix minutes de distance, Hector la suivait le long de cette route qui côtoie la Seine.

Il était, lui aussi, singulièrement étonné. Depuis longtemps déjà sa vanité, toujours en éveil, l’avait prévenu de ce qui se passait dans l’esprit de Berthe, mais bien que la modestie ne fût pas son défaut, il était loin de croire à un sentiment assez vif pour déterminer une pareille démarche.

—Elle m’aime, se répétait-il tout en marchant, elle m’aime!

Il ne savait encore à quoi se résoudre. Fuirait-il? Resterait-il le même avec elle, feignant de ne pas l’avoir aperçue? Cependant, il n’y avait guère à hésiter. Il devait fuir vite, le soir même, sans hésiter, sans détourner la tête; fuir comme si la maison eût été sur le point de s’écrouler sur sa tête. Ce fut sa première pensée. Elle fut promptement étouffée sous l’explosion des passions basses et viles qui fermentaient en lui.

Ah! Sauvresy lui avait tendu la main quand il se noyait! Sauvresy le recueillait après l’avoir sauvé, il lui ouvrait son cœur, sa maison et sa bourse, en ce moment même, il s’épuisait en efforts pour lui reconstituer une fortune. Les hommes de la trempe du comte de Trémorel ne peuvent recevoir que comme des outrages tant et de si grands services.

Est-ce que son séjour au Valfeuillu n’était pas une souffrance continuelle? Est-ce que du matin au soir son amour-propre n’était pas à la torture? Il pouvait compter les jours par humiliations. Quoi! il lui fallait subir, sinon reconnaître, la supériorité d’un homme qu’il avait traité en inférieur!

«D’ailleurs, pensait-il, jugeant sur le sien le cœur de son ami, n’est-ce pas uniquement par orgueil, par ostentation, qu’il se conduit si bien en apparence avec moi? Que suis-je à son château sinon le vivant témoignage de sa munificence, de sa générosité et de son dévouement? Il semble ne plus vivre que pour moi: Trémorel par ci, Trémorel par là! Il triomphe de ma défaite, il se pare de ma ruine, il s’en fait une gloire et un titre à l’admiration publique.»

Décidément, il ne pouvait pardonner à son ami d’être si riche, si heureux, si estimé, d’avoir su régler sa vie, tandis que lui, à trente ans, il avait gaspillé la sienne.

Et il ne saisirait pas l’occasion qui se présentait de se venger de tant de bienfaits qui l’accablaient? Oh! si!

«En définitive, se disait-il, essayant d’imposer silence aux sourds murmures de sa conscience, suis-je allé la chercher, sa femme? Elle vient à moi de son plein gré, d’elle-même, sans la moindre tentative de séduction; la repousser serait une duperie.»

L’envie a d’irrésistibles arguments. La détermination d’Hector était irrévocable lorsqu’il entra au Valfeuillu.

Il ne partit pas.

Et il n’avait cependant ni l’excuse de la passion, ni l’excuse de l’entraînement, il n’aimait pas, il n’aima jamais la femme de son ami, et son infamie fut réfléchie, raisonnée, froidement préméditée. Mais entre elle et lui, une chaîne se riva, plus solide que les liens fragiles de l’adultère: leur haine commune pour Sauvresy.

Ils lui devaient trop, l’un et l’autre. Sa main les avait retenus au bord du cloaque où ils allaient rouler. Car Hector ne se serait pas brûlé la cervelle, car Berthe n’aurait pas trouvé de mari. Fatalement ils en seraient arrivés, lui, à traîner en compagnie de chevaliers d’industrie un grand nom déshonoré; elle, à étaler sur les chaises du boulevard une beauté flétrie.

Les heures de leurs premiers rendez-vous se consumèrent en paroles de colère, bien plutôt qu’en propos d’amour. Ils sentaient trop profondément, trop cruellement l’ignominie de leur conduite, pour ne pas chercher à se rassurer contre leurs remords.

Ils s’efforçaient de se prouver mutuellement que Sauvresy était ridicule et odieux. Comme s’ils eussent été absous par ses ridicules—en admettant qu’il en eût.

Si, en effet, notre monde est horrible à ce point que la confiance y soit une sottise, il fut un sot, cet homme de cœur qu’on trompait sous ses yeux, dans sa maison. Il fut un sot, car il avait foi en sa femme et en son ami.

Il ne se doutait de rien, et tous les jours il se félicitait d’avoir réussi à retenir Trémorel, à le fixer. À tout venant, il répétait sa fameuse phrase:

—Je suis trop heureux!

Berthe, il est vrai, dépensait pour entretenir ses riantes illusions des trésors de duplicité.

Elle, si souvent capricieuse autrefois, nerveuse, volontaire, elle devint peu à peu soumise jusqu’à l’abnégation et d’une angélique douceur.

De son mari dépendait l’avenir de sa liaison, et rien ne lui coûtait pour empêcher le plus léger soupçon d’effleurer sa naïve sécurité. Elle payait l’horrible tribut des femmes adultères, réduites par la peur, par leurs anxiétés de tous les instants, aux feintes les plus honteuses et les plus déshonorantes de la passion.

Telle fut d’ailleurs leur prudence que, chose rare, personne, dans leur entourage, ne se douta jamais de rien.

Et cependant, Berthe n’était pas heureuse.

Cet amour ne lui donnait rien des joies célestes qu’elle en avait attendues. Elle espérait être emportée dans les nuages, et elle restait à terre, se heurtant à toutes les misérables vulgarités d’une vie de transes et de mensonges.

Peut-être s’aperçut-elle, que pour Hector elle était surtout une vengeance, qu’en elle il aimait surtout la femme enlevée à un ami lâchement envié.

Et pour comble, elle était jalouse!

Après plusieurs mois, elle n’avait pu obtenir de Trémorel qu’il rompît avec miss Fancy. Toutes les fois qu’elle se résignait à aborder cette question si humiliante pour elle, il avait la même réponse, prudente et sensée peut-être, mais à coup sûr injurieuse et irritante:

—Songez, je vous prie, Berthe, répondait-il, que miss Fancy est notre sécurité.

Le fait est, cependant, qu’il songeait aux moyens de se débarrasser de Jenny. L’entreprise présentait des difficultés. Tombée dans une misère relative, la pauvre fille devenait plus tenace que le lierre et désespérément se cramponnait à Hector.

Elle lui faisait souvent des scènes, prétendant qu’il n’était plus le même, qu’il changeait; et elle était triste, elle pleurait, elle avait les yeux rouges.

Un soir, dans un accès de colère, après avoir attendu en vain son amant une partie de la journée, elle lui avait fait des menaces singulières.

—Tu as une autre maîtresse, lui avait-elle dit, je le sais, j’en ai la preuve. Prends garde! Si jamais tu me quittais, c’est sur elle que tomberait ma colère, et crois que je ne ménagerais rien.

Le comte de Trémorel eut le tort de n’attacher aucune importance aux propos de miss Fancy. Cependant ils hâtèrent la séparation.

«Elle devient insupportable, pensait-il, et si un jour je ne venais pas, elle serait capable de me relancer jusqu’au Valfeuillu et d’y faire un scandale affreux.»

C’est pourquoi, les plaintes et les larmes de Berthe aidant, il s’arma de courage et partit pour Corbeil, résolu à rompre à tout prix. Il prit, pour annoncer ses intentions, toutes les précautions imaginables, cherchant de bonnes raisons, des prétextes plausibles.

—Il faut être sage, vois-tu, Jenny, disait-il, et pour un temps cesser de nous voir. Je suis ruiné, tu le sais, un mariage seul peut me sauver.

Hector s’était préparé à une explosion terrible de fureur, à des cris perçants à des attaques de nerfs, à des évanouissements. Rien. À sa grande stupéfaction, miss Fancy ne répondit pas un seul mot.

Seulement, elle devint plus blanche que sa collerette, ses lèvres d’ordinaire si rouges blêmirent, ses grands yeux s’injectèrent, non de sang, mais de bile.

—Ainsi, fit-elle, les dents serrées par sa colère contenue, ainsi tu te maries!

—Il le faut bien, hélas! répondit-il, avec un soupir hypocrite, songe que dans ces derniers temps je n’ai pu t’être utile qu’en empruntant de l’argent à mon ami; sa bourse ne sera pas éternellement à ma disposition.

Miss Fancy prit les mains d’Hector et l’attira au jour, près de la fenêtre. Là, le fixant, comme si l’obstination de son regard eût pu faire tressaillir la vérité en lui, elle lui dit lentement, en scandant ses mots:

—C’est bien vrai, n’est-ce pas, si tu m’abandonnes, c’est pour te marier?

Hector dégagea une de ses mains pour l’appuyer sur son cœur.

—Je te le jure sur mon honneur, affirma-t-il.

—Alors, je dois te croire.

Jenny était revenue au milieu de la chambre. Debout, devant la glace, elle remettait son chapeau, disposant gracieusement les brides, tranquillement, comme si rien ne s’était passé.

Quand elle fut prête à sortir, elle revint à Trémorel:

—Une dernière fois, demanda-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre ferme et que démentaient ses yeux brillants d’une larme près de rouler, une dernière fois, Hector, c’est bien fini?

—Il le faut.

Fancy eut un geste que Trémorel ne vit pas, sa figure prit une expression méchante, ses lèvres s’entrouvrirent pour quelque réponse ironique, mais elle se ravisa presque aussitôt.

—Je pars, Hector, dit-elle, après un moment de réflexion. Si c’est vraiment pour te marier que tu me quittes, jamais tu n’entendras parler de moi.

—Eh! mon enfant, j’espère bien que je resterai ton ami.

—Bien! bien! Si au contraire, comme je le crois, c’est pour une autre maîtresse que tu m’abandonnes, rappelle-toi ce que je te dis. Tu es un homme mort, et elle est une femme perdue.

Elle ouvrait la porte, il voulut lui prendre la main, elle le repoussa.

—Adieu!

Hector courut à la fenêtre pour s’assurer de son départ. Oui, elle se résignait, elle remontait l’avenue qui conduit à la gare.

«Allons, se dit-il, ç’a été dur, mais moins que je ne croyais. Vraiment, Jenny était une bonne fille.»

XVI

Lorsqu’il parlait à miss Fancy d’un mariage conclu, le comte de Trémorel ne mentait qu’à demi. Il était, en effet, question pour lui d’un mariage, et si les choses n’étaient pas aussi avancées qu’il lui plaisait de le dire, au moins les préliminaires faisaient-ils prévoir une prompte et favorable issue.

L’idée venait de Sauvresy, plus que jamais désireux de compléter son œuvre de sauvetage et de restauration.

Un soir, il y avait de cela un peu plus d’un mois, il avait, après le dîner, entraîné Trémorel dans son cabinet.

—Accorde-moi, lui avait-il dit, un quart d’heure d’attention, et, surtout, ne me réponds pas à l’étourdie; les propositions que je vais te faire méritent les plus sérieuses réflexions.

—Va! je sais être sérieux quand il le faut.

—Commençons donc par la liquidation. Elle n’est pas terminée encore, mais elle est assez avancée pour qu’on puisse prédire les résultats. J’ai, dès aujourd’hui, la certitude qu’il te restera de trois à quatre cent mille francs.

Jamais, en ses rêves les plus optimistes, Hector n’avait osé espérer un tel succès.

—Mais je vais être riche, s’écria-t-il joyeusement.

—Riche, non, mais bien au-dessus du besoin. Et maintenant il est, je crois, un moyen de reconquérir la position que tu as perdue.

—Un moyen! Lequel! bon Dieu!

Sauvresy fut un moment à répondre, il cherchait les yeux de son ami pour se rendre bien compte de l’impression que sa proposition allait produire.

—Il faut te marier, dit-il enfin.

L’ouverture parut surprendre Trémorel, mais non désagréablement.

—Me marier! répondit-il, le conseil est plus aisé à donner qu’à suivre.

—Pardon, tu devrais savoir que je ne parle jamais à la légère. Que dirais-tu d’une jeune fille appartenant à une famille honorable, jeune, jolie, bien élevée, si charmante qu’après ma femme je n’en connais pas de plus charmante, et qui t’apporterait un million de dot?

—Ah! mon ami, je dirais que je l’adore. Et tu connais cet ange?

—Oui, et toi aussi, car l’ange est Mlle Laurence Courtois.

À ce nom, la figure radieuse d’Hector s’assombrit, et il eut un geste de découragement.

—Jamais! répondit-il, jamais M. Courtois, cet ancien négociant, positif comme un chiffre, ce fils de ses œuvres, pour parler comme lui, ne consentira à donner sa fille à un homme assez fou pour avoir gaspillé sa fortune.

Le châtelain du Valfeuillu haussa les épaules.

—Voilà bien, répliqua-t-il, l’homme qui a des yeux pour ne pas voir. Sache donc que ce Courtois, que tu dis si positif, est tout bonnement le plus romanesque des hommes, comme un ambitieux qu’il est. Donner sa fille au comte Hector de Trémorel, le cousin du duc de Samblemeuse, l’allié des Commarin-d’Arlange, lui semblerait une spéculation superbe, alors même que tu n’aurais pas le sou. Que ne ferait-il pas pour se procurer cette rare et délicate jouissance de pouvoir dire à pleine bouche: «Monsieur le comte mon gendre!» ou «Ma fille, madame la comtesse Hector! Et tu n’es plus ruiné, tu as ou tu vas avoir vingt mille francs de rentes qui, ajoutés à deux livres de parchemins que tu possèdes, valent bien un million.

Hector se taisait. Il avait cru sa vie finie, et voilà que tout à coup de magnifiques perspectives se déroulaient devant lui. Il allait donc pouvoir se dérober à l’humiliante tutelle de son ami! Il serait libre; riche, il aurait une femme supérieure—à son avis—à Berthe; son train de maison écraserait celui de Sauvresy.

Car l’image de Berthe traversa son esprit, et il songea qu’ainsi il échappait à cette maîtresse si belle, si aimante, mais altière, mais envahissante, dont les exigences et la domination commençaient à lui peser.

—Je t’affirme, répondit-il sérieusement à son ami, que j’ai toujours considéré M. Courtois comme un homme excellent et des plus honorables, et Mlle Laurence me paraît une de ces personnes accomplies qu’on serait encore heureux d’épouser sans dot.

—Tant mieux, mon cher Hector, tant mieux, car il est, à ce mariage, une condition que je te crois, d’ailleurs, fort capable de remplir. Avant tout, il faut plaire à Laurence. Son père l’adore, et il ne la donnerait pas, j’en suis sûr, à un homme qu’elle n’aurait pas choisi.

—Sois tranquille, répondit Hector avec un geste triomphant, elle m’aimera.

Et, dès le lendemain, en effet, il prit ses mesures pour rencontrer M. Courtois, qui l’emmena visiter des poulains qu’il venait d’acheter et qui finit par l’inviter à dîner.

Pour Laurence, le comte de Trémorel déploya toutes ses séductions, superficielles, il est vrai et de mauvais aloi, mais si brillantes, si habiles, qu’elles devaient surprendre, éblouir et charmer une jeune fille.

Bientôt, dans la maison du maire d’Orcival, on ne jura plus que par ce cher comte de Trémorel.

Il n’y avait rien encore d’officiel, il n’y avait eu ni une ouverture, ni une démarche, ni même une allusion, et pourtant M. Courtois comptait bien qu’Hector, un de ces jours, lui demanderait la main de sa fille, et il se réjouissait d’autant plus de répondre: oui, qu’il pensait bien que Laurence ne dirait pas: non.

Et Berthe ne se doutait de rien. Berthe, lorsqu’un danger si grand menaçait, ce qu’elle appelait «son bonheur», en était encore à s’inquiéter de miss Jenny Fancy.

C’est après une soirée chez M. Courtois, soirée pendant laquelle le prudent Hector n’avait pas quitté une table de whist, que Sauvresy se décida à parler à sa femme de ce mariage dont il se proposait de lui faire une agréable surprise.

Elle pâlit dès les premiers mots. Si grande fut son émotion, que sentant qu’elle allait se trahir, elle n’eut que le temps de se jeter dans son cabinet de toilette.

Tranquillement assis dans un des fauteuils de la chambre à coucher, Sauvresy continuait à exposer les avantages considérables de ce mariage, haussant la voix pour que sa femme l’entendît de la pièce voisine.

—Vois-tu, d’ici, disait-il, notre ami à la tête de soixante mille livres de rentes? Nous lui dénicherons quelque propriété à notre porte, et nous le verrons tous les jours, ainsi que sa femme. Ce sera pour nous une société très agréable et précieuse pour nos soirées d’automne. Hector est en somme un brave et digne garçon, et Laurence, tu me l’as dit cent fois, est charmante.

Berthe ne répondait pas. Si terrible était ce coup inattendu, qu’elle n’y voyait plus clair dans le désordre épouvantable de ses pensées.

—Tu ne dis rien, poursuivait Sauvresy, est-ce que tu n’approuves pas mon projet? Je pensais que tu serais enchantée.

Elle comprit que si elle gardait plus longtemps le silence, son mari viendrait, il la verrait affaissée sur une chaise, il devinerait tout! Elle fit donc un effort, et d’une voix étranglée, sans attacher aucun sens aux mots qu’elle prononçait, elle répondit:

—Oui! oui! c’est une idée excellente.

—Comme tu dis cela! fit Sauvresy; verrais-tu des objections?

Justement, elle en cherchait, des objections, et n’en apercevait pas de raisonnables qu’elle pût mettre en avant.

—Je tremble un peu pour l’avenir de Laurence, dit-elle enfin.

—Bah! et pourquoi?

—Je ne parle que d’après toi. M. de Trémorel a été, m’as-tu dit, un libertin, un joueur, un prodigue...

—Raison de plus pour avoir confiance en lui. Ses folies passées garantissent sa sagesse future. Il a reçu une leçon qu’il n’oubliera jamais. D’ailleurs, il aimera sa femme.

—Qu’en sais-tu?

—Dame! il l’aime déjà.

—Qui te l’a dit?

—Lui-même.

Et Sauvresy se mit à plaisanter la belle passion d’Hector qui tournait, assurait-il, à la bergerade.

—Croirais-tu, disait-il en riant, qu’il en est à trouver ce brave Courtois amusant et spirituel! Ah! les amoureux chaussent de singulières lunettes! Il passe avec lui tous les jours deux ou trois heures à la mairie. Mais que diable, fais-tu dans ce cabinet? m’entends-tu?

Au prix d’efforts surhumains, Berthe avait réussi à dominer son trouble affreux; elle reparut la physionomie presque souriante.

Elle allait et venait, calme en apparence, déchirée par les pires angoisses qu’une femme puisse endurer.

Et ne pouvoir courir à Hector pour savoir, de sa bouche, la vérité!

Car Sauvresy devait mentir, il la trompait. Pourquoi? Elle n’en savait rien. N’importe. Et elle sentait son aversion pour lui redoubler jusqu’au dégoût. Car elle excusait son amant, elle le pardonnait, et c’est à son mari seul qu’elle s’en prenait. Qui avait eu l’idée de ce mariage? Lui. Qui avait éveillé les espérances d’Hector, qui les encourageait? Lui, toujours lui.

Ah! tant qu’il était resté inoffensif, elle avait pu lui pardonner de l’avoir épousée; elle se contraignait à le subir, elle se résignait à feindre un amour bien loin de son cœur. Mais voici qu’il devenait nuisible.

Supporterait-elle que bêtement, par caprice, il rompît une liaison qui était sa vie à elle. Après l’avoir traîné comme un boulet, allait-elle le trouver en travers de son bonheur!

Elle ne ferma pas l’œil. Elle eut une de ces nuits horribles pendant lesquelles se conçoivent les crimes. Ce n’est qu’après le déjeuner, le lendemain, qu’elle put se trouver seule avec Hector, dans la salle de billard.

—Est-ce vrai? demanda-t-elle.

L’expression de son visage était si atroce qu’il eut peur. Il balbutia:

—Vrai... quoi?

—Votre mariage.

Il se tut d’abord, se demandant s’il devait accepter l’explication ou l’esquiver. Enfin, froissé du ton impérieux de Berthe, il répondit:

—Oui!

Cette réponse la foudroya. Jusqu’alors elle avait eu une lueur d’espoir. Elle pensait que, dans tous les cas, il chercherait à la rassurer, à la tromper. Il est des circonstances où le mensonge est un suprême hommage. Mais non, il avouait. Et elle restait anéantie, les expressions manquant à ses sensations.

Alors, Trémorel bien vite se mit à lui exposer les motifs de sa conduite.

Pouvait-il habiter éternellement le Valfeuillu! Avec ses goûts et ses habitudes, que ferait-il de quinze mille livres de rentes? À trente ans, il est temps ou jamais de songer à l’avenir. M. Courtois donnait un million à sa fille, et, à sa mort, on recueillerait une somme plus considérable encore. Fallait-il laisser échapper cette occasion unique. Certes, il se souciait fort peu de Laurence, la dot seule le décidait.

Et il se faisait ignoble et bas à plaisir, se calomniant, jurant que ce mariage n’était qu’une affaire, un marché, qu’il échangeait simplement son nom et son titre contre de l’argent.

Berthe l’arrêta d’un regard écrasant de mépris.

—Épargnez-vous d’autres lâchetés, dit-elle, vous aimez Laurence.

Il voulut protester; il se révoltait.

—Assez, reprit Berthe. Une autre femme vous ferait des reproches, moi je vous déclare simplement que le mariage ne se fera pas; je ne le veux pas. Croyez-moi, renoncez-y franchement, ne me forcez pas à agir.

Elle se retira, fermant la porte avec violence, laissant Hector furieux.

«Comme elle me traite, se disait-il. Une reine ne parlerait pas autrement à un manant qu’elle aurait élevé jusqu’à elle. Ah! elle ne veut pas que j’épouse Laurence!...»

Mais, avec le sang-froid, les réflexions les plus inquiétantes lui venaient. S’il s’obstinait à poursuivre ce mariage, Berthe ne mettrait-elle pas ses menaces à exécution? Si, évidemment; c’était, il ne le sentait que trop, une de ces femmes qui ne reculent jamais, que rien ne touche, que nulle considération humaine n’est capable d’arrêter.

Quant à ce qu’elle ferait, il le devinait, ou plutôt il le savait d’après ce qu’elle lui avait dit une fois, dans une grande querelle, à propos de miss Fancy:

—J’irai tout avouer à Sauvresy, et nous serons plus liés par la honte que par toutes les formules de l’église et de la mairie.

Voilà certainement le moyen qu’elle comptait employer pour rompre ce mariage qui lui semblait odieux.

Et à l’idée que son ami saurait tout, le comte de Trémorel frissonnait.

«Que fera-t-il, pensait Hector, si Berthe lui dit tout? Il tâchera de me tuer roide, c’est ainsi que j’agirais à sa place. Supposons qu’il me manque. Me voilà obligé de me battre en duel avec lui, et forcé, si je m’en tire, de quitter le pays. Et quoi qu’il arrive, mon mariage est irrévocablement rompu et Berthe me retombe sur les bras pour l’éternité.»

En vain il réfléchissait, il ne voyait nulle issue à l’horrible situation qu’il s’était faite.

«Il faut attendre», s’était-il dit.

Et il attendait, se cachant pour aller chez M. Courtois, car il aimait vraiment Laurence. Il attendait, dévoré d’anxiétés, se débattant entre les instances de Sauvresy et les menaces de Berthe.

Comme il la détestait, cette femme, qui le tenait, dont la volonté le faisait plier comme l’osier! Rien ne pouvait ébranler son entêtement féroce. Elle n’était sensible qu’à son idée fixe. Il avait pensé qu’il lui serait agréable en congédiant Jenny. Erreur. Lorsque le soir de la rupture, il lui dit:

—Berthe, je ne reverrai de ma vie miss Fancy.

Elle lui répondit ironiquement:

—Mlle Courtois vous en sera fort reconnaissante.

Ce soir-là même, Sauvresy traversant la cour vit devant la grille un mendiant qui lui faisait des signes.

Il s’approcha:

—Que demandez-vous, mon brave homme?

Le mendiant jeta autour de lui un coup d’œil pour s’assurer que personne ne l’épiait.

—Je suis chargé, monsieur, répondit-il rapidement et à voix basse, de vous faire tenir un mot d’écrit que j’ai là. On m’a bien recommandé de ne le remettre qu’à vous, et encore, en vous priant de le lire sans être vu.

Et il glissait mystérieusement dans la main de Sauvresy un billet soigneusement cacheté.

—Ça vient d’une jolie dame, ajouta-t-il en clignant de l’œil, on connaît ça.

Sauvresy, le dos tourné à la maison, avait ouvert le billet et lisait:

«Monsieur,

«Vous rendrez un immense service à une pauvre fille, bien malheureuse, en prenant la peine de venir demain jusqu’à Corbeil, à l’hôtel de la Belle-Image, où on vous attendra toute la journée.

«Votre humble servante, JENNY FANCY

Il y avait encore en post-scriptum:

«De grâce, monsieur, je vous en conjure, pas un mot de ma démarche à M. le comte de Trémorel.»

«Eh! eh! pensa Sauvresy, il y a de la brouille dans le ménage illégitime de ce cher Hector, c’est bon signe pour le mariage.»

—Monsieur, insista le mendiant, on m’a dit qu’il y avait une réponse.

—Dites, répondit Sauvresy en lui jetant une pièce de quarante sous, dites que j’irai.

XVII

Le lendemain, le temps était froid et humide. Il faisait un brouillard si épais qu’on ne distinguait pas les objets à dix pas devant soi. Cependant, à l’issue du déjeuner, Sauvresy prit son fusil et siffla ses chiens.

—Je vais faire un tour dans les bois de Mauprévoir, dit-il.

—Singulière idée! remarqua Hector, une fois sous bois, tu ne verras seulement pas le bout du canon de ton fusil.

—Que m’importe, pourvu que j’aperçoive quelques faisans.

Ce n’était qu’un prétexte, car en sortant du Valfeuillu, Sauvresy prit à droite la route de Corbeil, et une demi-heure plus tard, fidèle à sa promesse, il entrait à l’hôtel de la Belle-Image.

Miss Fancy l’attendait dans cette grande chambre à deux lits qu’on lui réservait toujours depuis qu’elle était une des bonnes clientes de l’hôtel. Ses yeux étaient rouges de larmes récentes, elle était fort pâle et son teint marbré annonçait bien qu’elle ne s’était pas couchée.

Sur la table, près de la cheminée où brûlait un grand feu, se trouvait encore son déjeuner auquel elle n’avait pas touché.

Lorsque Sauvresy entra, elle se leva pour aller à sa rencontre, lui tendant amicalement la main:

—Merci, lui disait-elle, merci d’être venu. Ah! vous êtes bon, vous.

Jenny n’était qu’une fille et Sauvresy détestait les filles; pourtant sa douleur était si évidente et semblait si profonde qu’il fut sincèrement ému.

—Vous souffrez, madame? demanda-t-il.

—Oh! oui, monsieur, oui, cruellement.

Les larmes l’étouffaient, elle cachait sa figure sous son mouchoir.

«J’avais deviné, pensait Sauvresy, Hector lui a signifié son congé. À moi, maintenant, de panser délicatement la blessure, tout en rendant un raccommodement impossible.»

Et comme Fancy pleurait toujours, il lui prit les mains, et doucement, bien que malgré elle, il lui découvrit le visage.

—Du courage, lui disait-il, du courage.

Elle leva sur lui ses grands yeux noyés, auxquels la douleur donnait une ravissante expression.

—Vous savez donc? interrogea-t-elle.

—Je ne sais rien, car sur votre prière je n’ai rien demandé à Trémorel, mais je devine.

—Il ne veut plus me revoir, fit douloureusement miss Fancy, il me chasse.

Sauvresy fit appel à toute son éloquence. Le moment était venu d’être à la fois persuasif et banal, paternel mais ferme.

Il traîna une chaise près de miss Fancy et s’assit.

—Voyons, mon enfant, poursuivit-il, soyez forte, sachez vous résigner. Hélas! votre liaison a le tort de toutes les liaisons semblables, que le caprice noue, que la nécessité rompt. On n’est pas éternellement jeune. Une heure sonne, dans la vie, où bon gré mal gré il faut écouter la voix impérieuse de la raison. Hector ne vous chasse pas, vous le savez bien, mais il comprend la nécessité d’assurer son avenir, d’asseoir son existence sur les bases plus solides de la famille, il sent le besoin d’un intérieur...

Miss Fancy ne pleurait plus. Le naturel reprenait le dessus, et ses larmes s’étaient séchées au feu de la colère qui lui revenait. Elle s’était levée, renversant sa chaise, et elle allait et venait par la chambre incapable de rester en place.

—Vous croyez cela, monsieur, disait-elle, vous croyez qu’Hector s’inquiète de l’avenir? On voit bien que vous ne savez rien de son caractère. Lui, songer à un intérieur, à une famille! Il n’a jamais pensé et ne pensera jamais qu’à lui. Est-ce que, s’il avait eu du cœur, il serait allé se pendre à vos crocs comme il l’a fait. N’avait-il donc pas deux bras, pour gagner son pain et le mien. J’avais honte, moi qui vous parle, de lui demander de l’argent, sachant que ce qu’il me donnait, venait de vous.

—Mais il est mon ami, ma chère enfant.

—Agiriez-vous comme lui?

Sauvresy ne savait vraiment que répondre, embarrassé par la logique de cette fille du peuple, jugeant son amant comme on juge dans le peuple, brutalement, sans souci des conventions imaginées dans la bonne compagnie.

—Ah! je le connais, moi, poursuivait Jenny, s’exaltant à mesure que se présentaient ses souvenirs, il ne m’a trompée qu’une fois, le matin où il est venu m’annoncer qu’il allait se détruire. J’ai été assez bête pour le croire mort et pleurer. Lui, se tuer! Allons donc, il a bien trop peur de se faire mal, il est bien trop lâche. Oui, je l’aime, oui, c’est plus fort que moi, mais je ne l’estime pas. C’est notre sort, à nous autres, de ne pouvoir aimer que des hommes que nous méprisons.

On devait entendre Jenny de toutes les pièces voisines, car elle parlait à pleine voix, gesticulant, et parfois donnant sur la table un coup de poing qui secouait les bouteilles et les verres.

Et Sauvresy s’inquiétait un peu de ce que penseraient les gens de l’hôtel qui le connaissaient, qui l’avaient vu entrer. Il commençait à regretter d’être venu, et faisait tous ses efforts pour calmer miss Fancy.

—Mais Hector ne vous abandonne pas, répétait-il, Hector vous assurera une petite position.

—Eh! je me moque bien de sa position! Est-ce que j’ai besoin de lui? Tant que j’aurai dix doigts et de bons yeux, je ne serai pas à la merci d’un homme. Il m’a fait changer de nom, il a voulu m’habituer aux grandeurs; la belle affaire! Il n’y a plus aujourd’hui ni miss Fancy ni opulence, mais il y a encore Pélagie qui se charge de gagner ses cinquante sous par jour sans se gêner.

—Non, essayait Sauvresy, vous n’aurez plus besoin...

—De quoi? De travailler. Mais cela me plaît, à moi, je ne suis pas une fainéante. Tiens! je reprendrai mon existence d’autrefois. Pensez-vous que j’étais bien malheureuse? Je déjeunais d’un sou de pain et d’un sou de frites et je n’en étais pas moins fraîche. Le dimanche, on me conduisait dîner au Turc, pour trente sous. C’est là, qu’on s’amuse! J’y ai plus ri en une seule soirée que depuis des années que je connais Trémorel.

Elle ne pleurait plus, elle n’était plus en colère, elle riait. Elle pensait aux cornets de frites et aux dîners du Turc.

Sauvresy était stupéfait. Il n’avait pas idée de cette nature parisienne, détestable et excellente, mobile à l’excès, nerveuse, toute de transition, qui pleure et rit, caresse et frappe dans la même minute, qu’une fugitive idée qui passe entraîne à cent lieues des sensations présentes.

—Donc, conclut Jenny devenue plus calme, je me moque d’Hector—elle venait de dire précisément le contraire et l’oubliait—, je me soucie de lui comme de l’an huit, mais je ne souffrirai pas qu’il m’abandonne ainsi. Non, il ne sera pas dit qu’il m’aura quittée pour une autre maîtresse, je ne le veux pas.

Miss Fancy était de ces femmes qui ne raisonnent pas, qui sentent, avec lesquelles discuter est folie, car toujours en dépit des plus victorieux arguments leur idée fixe se représente, comme un bouchon qui, enfoncé dans une bouteille, revient toujours, quoi qu’on fasse, aussitôt qu’on verse.

Tout en se demandant pourquoi elle l’avait fait venir, Sauvresy se disait que le rôle qu’il s’était proposé tout d’abord serait difficile à remplir. Mais il était patient.

—Je vois, ma chère enfant, recommença-t-il, que vous ne m’avez ni compris ni même écouté. Je vous l’ai dit, Hector a un mariage en vue.

—Lui! répondit Fancy, avec un de ces gestes ironiques du boulevard, qui sont l’argot du geste, lui se marier!

Elle réfléchit un moment et ajouta:

—Si c’était vrai, pourtant?...

—Je vous l’affirme, prononça Sauvresy.

—Non, s’écria Jenny, non, mille fois non, ce n’est pas possible. Il a une maîtresse, je le sais, j’en suis sûre, j’ai des preuves.

Un sourire de Sauvresy triompha d’une hésitation qui l’avait arrêtée.

—Qu’est-ce donc alors, reprit-elle avec violence, que cette lettre que j’ai trouvée dans sa poche, il y a plus de six mois? Elle n’est pas signée, c’est vrai, mais elle ne peut venir que d’une femme.

—Une lettre?

—Oui, et qui ne laisse pas de doutes. Vous vous demandez comment je ne lui en ai pas parlé? Ah voilà je n’ai pas osé. Je l’aime, j’ai été lâche. Je me suis dit: si je parle, et que vraiment il aime l’autre, c’est fini, je le perds. Entre le partage et l’abandon, j’ai choisi un partage ignoble. Et je me suis tue, je me résignais à l’humiliation, je me cachais pour pleurer, je l’embrassais d’un air riant pendant que sur son front je cherchais la place des baisers de l’autre. Je me disais: il me reviendra. Pauvre folle! Et je ne le disputerais pas à cette femme qui m’a tant fait souffrir.

—Eh! mon enfant, que voulez-vous faire?

—Moi? Je n’en sais rien; tout. Je n’ai rien dit de cette lettre, mais je l’ai gardée: c’est mon arme à moi. Je m’en servirai. Quand je le voudrai bien, je saurai de qui elle est, et alors...

—Vous forcerez Trémorel, si bien disposé pour vous, à user de moyens violents.

—Lui! Que peut-il contre moi? Je m’attacherai à lui, je le suivrai comme son ombre, j’irai partout crier le nom de l’autre. Il me fera jeter à Saint-Lazare? On en sort. J’inventerai contre lui les plus horribles calomnies, on ne me croira pas sur le moment; il en restera toujours quelque chose plus tard. Je n’ai rien à craindre, moi, je n’ai ni parents, ni amis, ni personne au monde qui se soucie de moi. Voilà ce que c’est que de prendre ses maîtresses dans la rue. Je suis tombée si bas que je le défie de me pousser plus bas encore. Ainsi, tenez, monsieur, vous êtes son ami, croyez-moi, conseillez-lui de me revenir.

Sauvresy ne laissait pas que d’être effrayé, il sentait vivement tout ce que les menaces de Jenny avaient de réel. Il est des persécutions contre lesquelles la loi est absolument désarmée. Et quand même! À frapper dans la boue on s’éclabousse toujours plus ou moins.

Mais il dissimula la frayeur sous l’air le plus paternel qu’il put prendre.

—Écoutez, ma chère enfant, reprit-il, si je vous donne ma parole, vous m’entendez bien? ma parole d’honneur de vous dire la vérité, me croirez-vous?

Elle hésita une seconde, et dit:

—Oui! vous avez de l’honneur, vous; je vous croirai.

—Alors, je vous jure que Trémorel espère épouser une jeune fille, immensément riche, dont la dot assure son avenir.

—Il vous le dit, il vous le fait croire.

—Dans quel but? Je vous affirme que depuis qu’il est au Valfeuillu il n’a eu, il ne peut avoir eu d’autre maîtresse que vous. Il vit dans ma maison, comme mon frère, entre ma femme et moi, et je pourrais dire l’emploi de toutes les heures de ses journées aussi bien que des miennes.

Miss Fancy ouvrait la bouche pour répondre, mais une de ces réflexions soudaines qui changent les déterminations les mieux arrêtées glaça la parole sur ses lèvres. Elle se tut et devint fort rouge, regardant Sauvresy avec une expression indéfinissable.

Lui, ne l’observait pas. Il était agité d’un de ces mouvements de curiosité puérile, sans but précis, qu’on ne s’explique pas et qui n’en sont pas moins pressants. Cette preuve dont parlait Jenny l’intriguait.

—Cependant, dit-il, si vous vouliez me montrer cette fameuse lettre...

Elle ressentit à ces mots comme une commotion électrique.

—À vous, fit-elle frissonnante, à vous, monsieur! Jamais.

On dort. Le tonnerre gronde, l’orage éclate sans que le sommeil soit troublé; puis tout à coup, à un certain moment, l’imperceptible vibration de l’aile de l’insecte qui passe, éveille.

Le frisson de Fancy fut pour Sauvresy cette vibration à peine saisissable. L’éclair sinistre du doute illumina son âme. C’en était fait de sa sécurité, de son bonheur, de son repos, de sa vie.

Il se redressa, l’œil étincelant, les lèvres tremblantes.

—Donnez-moi cette lettre, dit-il d’un ton impérieux.

Jenny eut une telle frayeur qu’elle recula de trois pas. Elle dissimulait tant bien que mal ses impressions, même elle essayait de sourire, de tourner la chose en plaisanterie.

—Pas aujourd’hui, répondit-elle, une autre fois, vous êtes trop curieux.

Mais la colère de Sauvresy grandissait, terrible, effrayante, il était devenu pourpre comme s’il eût été sur le point d’être frappé d’un coup de sang, et il répétait d’une voix à peine distincte.

—Cette lettre, je veux cette lettre.

—Impossible, bégayait Fancy, impossible.

Et se raccrochant à une inspiration suprême, elle ajouta:

—D’ailleurs, je ne l’ai pas ici.

—Où est-elle?

—Chez moi, à Paris.

—Partons alors, venez.

Elle se sentait prise. Et elle ne trouvait, elle si fine, elle si rouée, comme elle se plaisait à le dire, ni une ruse, ni un expédient. Il lui était bien facile, cependant, de suivre Sauvresy, d’endormir ses soupçons à force de gaieté, puis, une fois dans les rues de Paris, de le perdre, de s’esquiver.

Non, elle ne songeait pas à cela, elle ne songeait qu’à fuir vite, sur-le-champ. Elle crut qu’elle aurait le temps de gagner la porte, de l’ouvrir, de se jeter dans les escaliers... elle se précipita. D’un bond, Sauvresy fut sur elle, refermant la porte déjà entrouverte, d’un coup de pied qui ébranla les cloisons.

—Misérable femme! disait-il, d’une voix rauque et sourde, misérable créature, tu veux donc que je t’écrase!

D’un mouvement terrible, la repoussant, il la lança dans un fauteuil. Puis donnant un double tour à la porte il mit la clé dans sa poche.

—Maintenant, reprit-il, revenant à Fancy, la lettre.

De sa vie, la pauvre fille n’avait éprouvé une terreur pareille. La colère de cet homme l’épouvantait, elle comprenait qu’il était hors de lui, qu’elle était entre ses mains, à sa merci, qu’elle pouvait être brisée, et cependant elle se débattait encore.

—Vous m’avez fait mal, murmurait-elle, essayant la puissance de ses larmes, bien mal, je ne vous ai cependant rien fait.

Il lui reprit les poignets, et se penchant sur elle jusqu’à effleurer son visage:

—Une dernière fois, dit-il, cette lettre, donne-la moi ou je la prends de force.

Résister plus longtemps était folie. Par bonheur, elle n’eut pas l’idée de crier, on serait venu et peut-être en était-ce fait d’elle.

—Lâchez-moi, répondit-elle, vous allez l’avoir.

Il la lâcha, restant debout, devant elle, pendant qu’elle fouillait dans toutes ses poches. Ses cheveux, dans la lutte, s’étaient dénoués, sa collerette était déchirée, elle était livide, ses dents claquaient, mais ses yeux brillaient d’une audace et d’une résolution viriles.

Tout en paraissant chercher, elle murmurait:

—Attendez... la voilà... Non. C’est singulier, je suis pourtant sûre de l’avoir, je la tenais il n’y a qu’un instant...

Et tout à coup, d’un geste plus prompt que l’éclair, elle porta à sa bouche la lettre qu’elle avait roulée en boule, essayant de l’avaler.

Elle ne le put, Sauvresy lui serrait la gorge à l’étrangler. Elle râla, puis poussa un cri étouffé:

—Ah!...

Enfin! il était le maître de cette lettre.

Il fut plus d’une minute à l’ouvrir, tant ses mains tremblaient; pourtant il l’ouvrit.

Ah! ses soupçons étaient justes, il ne s’était pas trompé.

C’était bien l’écriture de Berthe.

Il eut une sensation horrible, indescriptible, un vertige, puis une épouvantable commotion, la sensation d’un homme qui, d’une hauteur vertigineuse, serait précipité à terre, et se rendrait compte de la chute et du choc. Il n’y voyait plus clair; il avait comme un nuage rouge devant les yeux; ses jambes se dérobaient sous lui, il chancelait, et ses mains battaient l’air cherchant un point d’appui.

Un peu revenue à elle, Jenny l’épiait du coin de l’œil, elle pensa qu’il allait tomber et s’élança pour le soutenir. Mais le contact de cette femme lui fit horreur, il la repoussa.

Qu’était-il arrivé? Il n’eût su le dire. Ah! il voulait lire cette lettre et il ne pouvait pas. Alors, il s’approcha de la table, se versa et but coup sur coup deux grands verres d’eau. L’impression du froid le ranimait, le sang qui tout à coup avait afflué à la tête reprenait son cours, il y voyait.

C’était un billet de cinq lignes, il lut:

«N’allez pas demain à Petit-Bourg, ou plutôt revenez-en avant déjeuner. Il vient de me dire à l’instant qu’il lui faut aller à Melun et qu’il rentrera tard. Toute une journée!»

Il... c’était lui. Cette autre maîtresse d’Hector, c’était sa femme, c’était Berthe.

Pour le moment, il ne voyait rien au-delà. Toute pensée en lui était anéantie. Ses tempes battaient follement, il entendait dans ses oreilles un bourdonnement insupportable, il lui semblait que l’univers s’abîmait avec lui.

Il s’était laissé tomber sur une chaise. De pourpre qu’il était, il était devenu livide; le long de ses joues, de grosses larmes roulaient qui le brûlaient.

En voyant cette douleur immense, ce désespoir silencieux, en voyant cet homme de cœur foudroyé, Jenny comprit l’infamie de sa conduite. N’était-elle pas la cause de tout? Le nom de la maîtresse d’Hector, elle l’avait deviné. En demandant une entrevue à Sauvresy, elle se proposait bien de lui tout dire, se vengeant ainsi à la fois et d’Hector et de l’autre. Puis, à la vue de cet homme d’honneur refusant de comprendre ses allusions, n’ayant pas l’ombre d’un soupçon, elle avait été saisie de pitié. Elle s’était dit que le plus cruellement puni, ce serait lui, et alors elle avait reculé, mais trop tard, mais maladroitement, et il lui avait arraché son secret.

Elle s’était approchée de Sauvresy et cherchait à lui prendre les mains, il la repoussa encore.

—Laisse-moi, disait-il.

—Monsieur, pardon, je suis une malheureuse, je me fais horreur.

Il se redressa tout d’une pièce, revenant peu à peu au sentiment de l’affreuse réalité.

—Que me voulez-vous?

—Cette lettre, j’avais deviné...

Il eut un éclat de rire navrant, sinistre, l’éclat de rire d’un fou.

—Dieu me pardonne! ma chère, fit-il, vous avez osé soupçonner ma femme!

Et pendant que Fancy balbutiait des excuses inintelligibles, il sortit son portefeuille et en retira tout ce qu’il contenait, sept ou huit billets de cent francs, qu’il posa sur la table.

—Prenez toujours ceci de la part d’Hector, dit-il, on ne vous laissera manquer de rien, mais croyez-moi, laissez-le se marier.

Puis, toujours de ce même mouvement automatique qui terrifiait miss Fancy, il prit son fusil qu’il avait posé dans un coin, ouvrit la porte et sortit.

Ses chiens, restés dehors, se précipitèrent sur lui pour le caresser, il les repoussa à coups de pied.

Où allait-il? qu’allait-il faire?

XVIII

Au brouillard du matin avait succédé une petite pluie fine, pénétrante, glaciale. Mais Sauvresy ne s’en apercevait pas. Il allait, la tête nue, dans la campagne, par les chemins de traverse, au hasard, sans direction, sans but. Il parlait haut, tout en marchant, s’arrêtait tout à coup, puis reprenait sa course, et des exclamations bizarres lui échappaient.

Les paysans des environs qu’il rencontrait, et qui tous le connaissaient, se retournaient ébahis après l’avoir salué, et le suivant des yeux, se demandaient si le maître du Valfeuillu n’était pas devenu fou.

Il n’était pas fou, malheureusement. Foudroyé par une catastrophe inouïe, qui l’atteignait en plein bonheur, son cerveau avait été pour un moment frappé de paralysie. Mais il recueillait une à une ses idées éparses, et avec la faculté de penser, la faculté de souffrir lui revenait.

Il en est des crises morales comme des crises physiques. Aussitôt après un choc terrible qui fracture le crâne ou qui brise un membre, on ressent une douleur épouvantable, il est vrai, mais vague, mais indéterminée et que suit un engourdissement plus ou moins prolongé. C’est plus tard qu’on éprouve véritablement le mal: il va grandissant, redoublant d’intensité de minute en minute, poignant, intolérable, jusqu’au moment où il arrive à son apogée.

Ainsi chacune des réflexions de cet homme si malheureux augmentait sa mortelle angoisse.

Quoi! c’était Berthe et Hector qui le trompaient, qui le déshonoraient. Elle, une femme aimée jusqu’à l’idolâtrie; lui, son meilleur, son plus ancien ami. Une malheureuse qu’il avait arrachée à la misère, qui lui devait tout; un gentilhomme ruiné qu’il avait ramassé le pistolet sur la tempe et qu’il avait recueilli ensuite.

Et c’est chez lui, sous son toit, que se tramait cette infamie sans nom. S’était-on assez joué de sa noble confiance, avait-il été assez misérablement pris pour dupe!

L’affreuse découverte empoisonnait non seulement l’avenir, mais encore le passé.

Il eût voulu pouvoir rayer de sa vie, anéantir ces années écoulées près de Berthe, que la veille encore il appelait ses seules années de bonheur. Le souvenir de ses félicités d’autrefois emplissait son âme de dégoût, de même que la pensée de certains aliments soulève l’estomac.

Mais comment cela s’était-il fait? Quand? Comment ne s’était-il aperçu de rien?

Mille détails lui revenaient à la mémoire qui eussent dû l’éclairer s’il n’eût été frappé d’aveuglement. Il se rappelait maintenant certains regards de Berthe, certaines inflexions de voix qui étaient un aveu.

Et dans toute cette histoire du mariage de Trémorel avec Mlle Courtois, s’était-on assez moqué de sa crédulité! Ainsi s’expliquaient, croyait-il, les hésitations d’Hector, ses enthousiasmes soudains, ses revirements.

Ce projet, qui traînait depuis si longtemps, c’était un bandeau plus épais appliqué sur ses yeux.

Par moments, il essayait de douter. Il est de ces malheurs si grands qu’il faut plus que l’évidence pour qu’on y croie absolument.

—Ce n’est pas possible, murmurait-il, ce n’est pas possible!

Assis sur un tronc d’arbre renversé, au milieu de la forêt de Mauprévoir, il étudiait, pour la dixième fois depuis quatre heures, cette lettre fatale.

—Elle prouve tout, disait-il, et elle ne prouve rien.

Et il relisait encore:

«N’allez pas demain à Petit-Bourg...»

Eh bien, n’avait-il pas été, dans sa confiance imbécile, jusqu’à dire maintes et maintes fois au comte de Trémorel:

—Je serai absent demain, reste donc pour tenir compagnie à Berthe.

Cette phrase n’avait donc aucune signification positive. Mais pourquoi avoir ajouté:

«... Ou plutôt revenez-en avant déjeuner

Voilà qui décelait la crainte, c’est-à-dire la faute. Partir, revenir aussitôt, c’était prendre une précaution, aller au-devant d’un soupçon.

Puis, pourquoi «Il», et non pas Clément? L’expression de ce mot est saisissante. «Il», c’est l’être cher, l’adoré, ou le maître que l’on exècre. Pas de milieu: c’est le mari ou l’amant. «Il» n’est jamais un indifférent. Un mari est perdu le jour où sa femme, en parlant de lui, dit: «Il

Mais quand Berthe avait-elle écrit ces cinq lignes? Un soir, sans doute, après qu’ils s’étaient retirés dans la chambre conjugale. Il lui avait dit: «Je vais demain à Melun» et aussitôt elle avait à la hâte griffonné ce billet et l’avait envoyé plié dans un livre à son amant.

—Son amant!

Il prononçait ce mot tout haut, comme pour se l’apprendre, comme pour se bien convaincre de l’horrible réalité. Il disait:

—Ma femme, ma Berthe, a un amant!...

L’édifice de son bonheur qui lui avait paru solide à défier tous les orages de la vie s’écroulait, et il restait là, éperdu, au milieu des décombres.

Plus de bonheur, de joies, d’espérances, rien. Sur Berthe seule reposaient tous ses projets d’avenir, son nom était mêlé à tous ses rêves, ou plutôt elle était à la fois l’avenir et le rêve.

Il l’avait tant aimée, qu’elle était devenue quelque chose de lui, et qu’il ne pouvait se comprendre sans elle. Berthe perdue, il ne voyait aucun but vers lequel se diriger, il n’avait plus de raison de vivre.

Il sentait si bien que tout, en lui, était brisé qu’il eut l’idée d’en finir. Il avait son fusil, des balles, on attribuerait sa mort à un accident de chasse, et tout serait dit.

Oui, mais eux!

Ah! sans doute, continuant leur comédie infâme, ils feraient semblant de le pleurer, tandis qu’en réalité leur cœur déborderait de joie. Plus de mari, plus de contrainte, de ruses, de frayeurs. Son testament assurant toute sa fortune à Berthe, ils seraient riches. Ils vendraient tout, et ils s’en iraient gaiement s’aimer en liberté, bien loin, en Italie, à Venise, à Florence.

Quant à son souvenir, à lui, pauvre mari trop confiant, il resterait pour eux le souvenir d’un être ridicule, qu’on trompe, qu’on bafoue et qu’on méprise.

—Jamais! s’écria-t-il, ivre de fureur, jamais! Je veux me tuer, mais il faut auparavant que je me venge.

Mais il avait beau chercher, il ne trouvait aucun châtiment assez cruel, assez terrible. Quel supplice pouvait faire expier les effroyables tortures qu’il endurait?

Il se dit que pour mieux assurer sa vengeance il lui faudrait attendre, et il se jura qu’il attendrait. Il se jura qu’il saurait feindre une inaltérable sécurité, qu’il saurait se résigner à tout voir, à tout entendre.

«Ma perfidie, pensait-il, égalera la leur.»

C’est qu’une duplicité savante était indispensable. Berthe était la finesse même et elle était femme, au premier soupçon que son mari se doutait de quelque chose, à fuir avec son amant. Hector, maintenant, ne possédait-il pas, grâce à lui, tout près de quatre cent mille francs?

Cette idée qu’ils pourraient échapper à sa vengeance lui rendit avec son énergie toute la lucidité de son esprit.

Alors seulement il songea au temps écoulé, à la pluie qui tombait à torrents, à l’état de ses vêtements. «Bast! pensa-t-il, j’arrangerai une histoire selon ce qu’on me dira.»

Il n’était guère qu’à une lieue de chez lui, mais il lui fallut, à lui, excellent marcheur, plus d’une heure et demie pour faire cette lieue. Il était brisé, anéanti, il se sentait glacé jusque dans la moelle des os.

Mais lorsqu’il rentra au Valfeuillu, il avait réussi à reprendre son visage habituel, sa gaieté qui exprimait si bien sa sécurité parfaite.

On l’avait attendu, mais il ne put prendre sur lui, en dépit de ses serments, de s’asseoir à table entre cet homme et cette femme, ses deux plus cruels ennemis. Il déclara qu’ayant pris froid il ne se sentait pas bien et allait se mettre au lit.

Vainement Berthe insista pour qu’il avalât au moins un bol de bouillon bien chaud avec un verre de bordeaux.

—Sérieusement, fit-il, je ne me sens pas bien.

Lorsque Sauvresy se fut retiré:

—Avez-vous remarqué, Hector? demanda Berthe.

—Quoi?

—Mon mari a quelque chose d’extraordinaire.

—C’est fort possible, après être resté toute la journée sous la pluie.

—Non. Son œil avait une expression que je ne lui connais pas.

—Il m’a semblé à moi fort gai, comme toujours.

—Hector!... mon mari a un soupçon.

—Lui! Ah! le pauvre cher ami, il a bien trop confiance en nous, pour songer à être jaloux.

—Vous vous trompez, Hector, il ne m’a pas embrassée en rentrant, et c’est la première fois depuis notre mariage.

Ainsi, pour son début, il avait commis une faute. Il l’avait fort bien sentie; mais embrasser Berthe en ce moment était au-dessus de ses forces.

Cependant, il était beaucoup plus souffrant qu’il ne l’avait dit et qu’il ne l’avait cru surtout.

Lorsque sa femme et son ami montèrent à sa chambre, après le dîner, ils le trouvèrent grelottant sous ses couvertures, rouge, le front brûlant, la gorge sèche, les yeux brillant d’un éclat inquiétant. Bientôt une fièvre terrible le prit, accompagné d’un affreux délire.

On envoya chercher un médecin qui tout d’abord déclara qu’il ne pouvait répondre de lui. Le lendemain il était au plus mal.

De ce moment le comte de Trémorel et Mme Sauvresy firent preuve du plus admirable dévouement. Pensaient-ils ainsi racheter quelque chose de leur crime? C’est douteux. Ils cherchaient, plus vraisemblablement, à en imposer à l’opinion publique, tout le monde s’intéressant à l’état de Sauvresy. Toujours est-il qu’ils ne le quittèrent pas une minute, passant les nuits à tour de rôle à son chevet. Et certes, le veiller était pénible. Le délire, un délire furieux, ne le quittait pas. À deux ou trois reprises, il fallut employer la force pour le maintenir dans son lit, il voulait se jeter par la fenêtre.

Le troisième jour, il eut une fantaisie singulière. Il ne voulait pas absolument rester dans sa chambre. Il criait comme un fou:

—Emportez-moi d’ici, emportez-moi d’ici.

Sur les conseils du médecin, on se rendit à ses désirs et on lui dressa un lit dans le petit salon au rez-de-chaussée qui donne sur le jardin.

Mais la fièvre ne lui arracha pas un mot ayant trait à ses soupçons. Peut-être, ainsi que l’a indiqué Bichat, une ferme volonté peut-elle régler jusqu’au délire.

Enfin, le neuvième jour, dans l’après-midi, la fièvre céda. Sa respiration haletante devint plus calme, il s’endormit. Il avait toute sa raison lorsqu’il se réveilla.

Ce fut un moment affreux. Il lui fallait pour ainsi dire rapprendre son malheur. Il crut d’abord que c’était le souvenir d’un cauchemar odieux, qui lui revenait. Mais non. Il n’avait pas rêvé. Il se rappelait l’hôtel de la Belle-Image, miss Fancy, les bois de Mauprévoir et la lettre. Qu’était-elle devenue, cette lettre?

Puis, comme il avait la certitude vague d’une maladie grave, d’accès de délire, il se demandait, s’il n’avait pas parlé. Cette inquiétude l’empêcha de faire le plus léger mouvement, et c’est avec des précautions infinies, doucement, qu’il se risqua à ouvrir les yeux.

Il était onze heures du soir, tous les domestiques étaient couchés. Seuls, Hector et Berthe veillaient. Il lisait un journal, elle travaillait à un ouvrage de crochet.

À leur calme physionomie, Sauvresy comprit qu’il n’avait rien dit. Mais pourquoi était-il dans cette pièce?

Il fit un léger mouvement, et aussitôt Berthe se leva et vint à lui.

—Comment te trouves-tu, mon bon Clément? demanda-t-elle en l’embrassant tendrement sur le front.

—Je ne souffre pas.

—Vois, pourtant, les suites d’une imprudence.

—Depuis combien de jours suis-je malade?

—Depuis huit jours.

—Pourquoi m’a-t-on porté ici?

—C’est toi qui l’as voulu.

Trémorel à son tour s’était approché.

—Et bien voulu même, affirma-t-il, tu refusais de rester là-haut, tu t’y démenais comme un diable dans un bénitier.

—Ah!

—Mais ne te fatigue pas, reprit Hector, rendors-toi et demain tu seras guéri. Et bonne nuit, je vais me coucher bien vite pour venir relever ta femme demain à quatre heures.

Il se retira, et Berthe, après avoir donné à boire à son mari, regagna sa place.

—Quel ami incomparable que M. de Trémorel murmurait-elle.

Sauvresy ne répondit pas à cette exclamation si affreusement ironique. Il avait refermé les yeux. Il faisait semblant de dormir et songeait à la lettre. Qu’en avait-il fait? Il se rappelait fort bien l’avoir pliée soigneusement et serrée dans la poche du côté de son gilet. Il lui fallait cette lettre. Tombée aux mains de sa femme elle compromettait sa vengeance, et elle pouvait y tomber d’un moment à l’autre. C’était miracle que son valet de chambre ne l’eût pas posée sur la cheminée comme il faisait de tous les objets qu’il trouvait dans ses poches. Il songeait aux moyens de la ravoir, à la possibilité de monter à sa chambre où devait se trouver son gilet, lorsque doucement Berthe se leva. Elle vint au lit et murmura bien bas:

—Clément! Clément!

Il n’ouvrit pas les yeux, et persuadée qu’il dormait, légère, sur la pointe des pieds, retenant son souffle, elle sortit.

—Oh! la misérable! fit Sauvresy, elle va rejoindre son amant.

En même temps, avec l’idée de se venger, la nécessité de rentrer en possession de la lettre se présentait à son esprit, plus poignante, plus impérieuse.

«Je puis, pensait-il, gagner ma chambre sans être vu par le jardin et l’escalier de service. Elle me croit endormi, je serais revenu et couché avant son retour.»

Aussitôt, sans se demander s’il n’était pas trop faible pour risquer le trajet, sans s’inquiéter du danger qu’il courait à s’exposer au froid, il se jeta à bas de son lit, passa une robe de chambre déposée sur une chaise, et, les pieds nus dans ses pantoufles, il se dirigea vers la porte. Il se disait:

«Si on vient, si on me rencontre, je mettrai tout sur le compte du délire.»

La lampe du vestibule était éteinte, il eut quelque peine à ouvrir la porte. Il y réussit cependant et descendit dans le jardin.

Le froid était intense et il était tombé de la neige. Le vent agitait lugubrement les branches des arbres durcies par la gelée. La façade de la maison était sombre. Une seule fenêtre était éclairée, celle du comte de Trémorel, et elle l’était vivement, par une lampe sans abat-jour et par un grand feu clair.

Sur les rideaux de fine mousseline, se dessinait très nettement, avec les contours les plus précis, l’ombre d’un homme, l’ombre d’Hector. Il était debout devant la croisée, le front appuyé contre une vitre.

Instinctivement Sauvresy s’arrêta pour regarder cet ami, qui dans sa maison était comme chez lui, et qui en échange de la plus fraternelle des hospitalités, apportait le déshonneur, le désespoir, la mort.

Quelles réflexions le clouaient à cette fenêtre, le regard perdu dans les ténèbres? Songeait-il à l’infamie de sa conduite? Mais il eut un mouvement brusque, il se retourna comme s’il eût été surpris par quelque bruit insolite. Qu’était-ce? Sauvresy ne le sut que trop. Une seconde ombre se dessina sur le léger rideau, l’ombre d’une femme, l’ombre de Berthe.

Et lui qui s’efforçait de douter quand même! Des preuves nouvelles lui arrivaient sans qu’il les eut cherchées.

Quelle raison l’amenait, dans cette chambre, à cette heure? Elle parlait avec une certaine animation.

Il lui semblait entendre cette voix pleine et sonore, tantôt timbrée comme le métal, tantôt molle et caressante, et qui faisait vibrer en lui toutes les cordes de la passion. Il revoyait ces yeux si beaux qui avaient régné despotiquement sur son cœur et dont il pensait connaître si bien toutes les expressions.

Mais que faisait-elle?

Sans doute elle était venue demander quelque chose à Hector, il le lui refusait, et voici qu’elle le priait. Oui, elle le priait, et Sauvresy le devinait bien aux gestes de Berthe, qui nettement se reproduisaient sur la mousseline, comme le spectre noir des ombres chinoises sur le papier huilé. Il connaissait si bien ce geste ravissant de supplication qui lui était familier, quand elle désirait obtenir quelque chose! Elle levait ses deux mains jointes à la hauteur de son front, inclinait la tête, fermant à demi les yeux pour en redoubler l’éclat. Quelle langueur voluptueuse avait sa voix quand elle disait:

—Dis, mon bon Clément, tu veux bien, n’est-ce pas? tu veux bien!...

Et c’est pour un autre homme qu’elle avait ce geste charmant, ce regard, ces intonations.

Sauvresy fut obligé de s’appuyer à un arbre pour ne pas tomber.

Évidemment Hector lui refusait ce qu’elle souhaitait. Elle agitait maintenant l’index relevé de la main droite, avec des mouvements mutins, hochant la tête d’un air de bouderie. Elle devait lui dire:

—Tu ne veux pas, tu vois, tu ne veux pas...

Cependant, elle revenait à la prière.

«Ah! pensait Sauvresy, il sait résister à une prière de sa bouche; je n’ai jamais eu ce courage, moi. Il peut garder sa raison, son sang-froid, sa volonté, quand elle le regarde. Je ne lui ai jamais dit non, moi, ou plutôt je n’ai jamais attendu qu’elle me demandât rien. J’ai passé ma vie à épier ses moindres fantaisies pour les prévenir. Peut-être est-ce là ce qui m’a perdu?»

Hector s’obstinait et Berthe peu à peu s’animait, elle devait être en colère. Elle reculait, étendant le bras, le buste en arrière; elle le menaçait.

Enfin, il était vaincu. De la tête, il fit: «Oui.»

Alors elle se précipita, elle se jeta sur lui, les bras ouverts et les deux ombres se confondirent en une longue étreinte.

Sauvresy ne put retenir un cri terrible qui se perdit au milieu des mugissements du vent. Il avait demandé une certitude; il l’avait. La vérité éclatait, indiscutable, évidente. Il n’avait plus à rien chercher, maintenant, rien, que le moyen de punir sûrement, terriblement.

Berthe et Hector causaient amicalement, elle appuyée contre sa poitrine, lui baissant la tête par moments pour embrasser ses beaux cheveux.

Sauvresy comprit qu’elle allait descendre, qu’il ne pouvait songer à aller chercher la lettre et en toute hâte il rentra, oubliant, tant il redoutait d’être surpris, de remettre les verrous à la porte du jardin.

Ce n’est qu’une fois arrivé dans sa chambre qu’il s’aperçut qu’il était resté dans la neige; même il gardait quelques gros flocons à ses sandales et elles étaient toutes mouillées. Vivement il les lança sous le lit tout au fond, et se recoucha, faisant semblant de dormir.

Il était temps: Berthe rentrait. Elle s’approcha de son mari, et croyant qu’il ne s’était pas réveillé, elle revint prendre sa broderie près du feu.

Elle n’avait pas fait dix points que Trémorel reparut. Il n’avait pas pensé à monter son journal et revenait le chercher. Il semblait inquiet.

—Êtes-vous sortie, ce soir, madame? lui demanda-t-il, de cette voix chuchotante qu’on prend involontairement dans la chambre des malades.

—Non.

—Tous les domestiques sont bien couchés?

—Je le suppose, du moins. Mais pourquoi ces questions?

—C’est que depuis que je suis monté, c’est-à-dire depuis moins d’une demi-heure, quelqu’un est allé dans le jardin et est rentré.

Berthe le regarda d’un air singulièrement inquiet.

—Êtes-vous sûr de ce que vous dites?

—Parfaitement. Il y a de la neige, et la personne qui est sortie en a rapporté à ses chaussures. Cette neige, tombée sur les dalles du vestibule, a fondu...

Mme Sauvresy prit brusquement la lampe, interrompant Hector.

—Venez, dit-elle.

Trémorel ne s’était pas trompé. On voyait çà et là de petites flaques d’eau, très apparentes sur les carreaux noirs.

—Peut-être cette eau est-elle là depuis assez longtemps, hasarda Berthe.

—Non. Il n’y avait rien tout à l’heure, j’en mettrais ma main au feu, et d’ailleurs, voyez, là, tenez il y a encore un peu de neige qui n’a pas fondu.

—C’est sans doute un domestique?

Hector était aller examiner la porte.

—Je ne le crois pas, répondit-il, un domestique aurait remis les verrous et, vous le voyez, ils sont tirés. C’est cependant moi qui, ce soir, ai fermé la porte, et je me rappelle parfaitement les avoir poussés.

—C’est extraordinaire.

—Et de plus, remarquez-le, les traces d’eau ne vont pas plus loin que la porte du salon.

Ils restèrent silencieux, palpitants, échangeant des regards pleins d’anxiété. La même pensée terrifiante leur venait à tous deux.

—Si c’était lui?

Mais pourquoi serait-il allé au jardin? Ce ne pouvait être pour les épier. Ils ne songeaient pas à la fenêtre.

—Ce ne peut être Clément, dit enfin Berthe, il dormait lorsque je suis sortie, et il dort encore maintenant du sommeil le plus calme et le plus profond.

Penché sur son lit, Sauvresy écoutait ceux qui étaient devenus ses ennemis les plus abhorrés. Il maudissait son imprudence, comprenait bien qu’il n’était pas fait pour les machinations perfides.

«Pourvu, pensait-il qu’ils n’aient pas l’idée de visiter ma robe de chambre et de chercher mes sandales.»

Heureusement cette idée si simple ne leur vint pas, et ils se séparèrent après avoir tout fait pour se rassurer mutuellement. Mais chacun, au fond de son âme, emportait un doute poignant.

Cette nuit-là même, Sauvresy eut une crise affreuse. Après cette lueur de raison, le délire, cet hôte terrible, emplit de nouveau son cerveau de ses fantômes.

Le docteur R..., le lendemain matin, le déclara plus en danger que jamais; à ce point, qu’il expédia une dépêche à Paris pour prévenir de son absence, et annonça qu’il allait rester deux ou trois jours au Valfeuillu.

Le mal redoublait de violence, mais sa marche devenait de plus en plus certaine. Les symptômes les plus contradictoires se produisaient. C’était chaque jour un phénomène nouveau, déconcertant toutes les prévisions des médecins. C’est qu’aussitôt que Sauvresy avait une heure de rémission, il revoyait l’abominable scène de la fenêtre, et le mieux s’envolait.

Il ne s’était d’ailleurs pas trompé. Berthe avait, ce soir-là, une grâce à demander à Hector.

Le maire d’Orcival devait, le surlendemain, se rendre à Fontainebleau avec toute sa famille, et il avait proposé au comte de Trémorel de l’accompagner. Hector avait accepté l’offre avec empressement, on devait atteler à une grande voiture de chasse quatre chevaux qu’il conduirait à grandes guides, M. Courtois ayant—et avec raison—la plus grande confiance en son habileté.

Or, Berthe qui ne pouvait tolérer cette idée, qu’il passerait toute une journée avec Laurence, venait le conjurer de se dégager. Il ne manquait pas, elle le lui prouvait, de prétextes excellents. Était-il convenable qu’il s’en allât en partie de plaisir pendant que l’existence de son ami était en péril!

Il ne voulait pas absolument d’abord. Mais à force de prières et surtout de menaces, elle le décida, et elle ne descendit qu’après qu’il lui eut juré qu’il écrirait, le soir même une lettre d’excuses à M. Courtois. Il tint sa parole, mais il finissait par être excédé de cette tyrannie. Il était las d’immoler sans cesse sa volonté, de sacrifier sa liberté à ce point qu’il ne pouvait rien projeter, rien dire, rien promettre, avant d’avoir consulté l’œil clair de cette femme jalouse qui ne permettait pas qu’il s’écartât du cercle de ses jupons.

De plus en plus, la chaîne devenait lourde et le meurtrissait, et il commençait à comprendre qu’elle ne se délierait pas seule, à la longue, mais que tôt ou tard il lui faudrait la briser.

Il n’avait jamais aimé Berthe, ni Fancy, ni personne probablement, et il aimait la fille du maire d’Orcival.

Le million qui devait former sa couronne de mariée avait commencé par l’éblouir, mais peu à peu il avait subi le charme pénétrant qui s’exhalait de la personne de Laurence. Il était séduit, lui, le viveur blasé, par tant de grâces, tant d’innocence naïve, par tant de candeur et de beauté. Si bien qu’il eût épousé Laurence pauvre, comme Sauvresy avait épousé Berthe.

Mais cette Berthe, il la redoutait trop pour la braver ainsi tout à coup, et il se résigna à attendre encore, à ruser. Dès le demain de la scène au sujet de Fontainebleau, il se déclara souffrant, attribuant son malaise au manque d’exercice, et tous les jours il monta à cheval deux ou trois heures. Il n’allait pas bien loin; il allait jusque chez M. Courtois.

Berthe, tout d’abord, n’avait rien vu de suspect à ces promenades du comte de Trémorel. Il sortait à cheval et cela la rassurait, comme certains maris qui se croient à l’abri de tout malheur parce que leur femme ne se promène qu’en voiture.

Mais après quelques jours, l’examinant mieux, elle crut découvrir en lui une certaine satisfaction intime qu’il s’efforçait de voiler sous une contenance fatiguée. Il avait beau faire, il se dégageait de toute sa personne comme un rayonnement de bonheur.

Elle eut des doutes, et ils grandirent à chaque sortie nouvelle. Les plus tristes conjectures l’agitaient tant qu’Hector était absent. Où allait-il? Probablement rendre visite à cette Laurence qu’elle redoutait et détestait.

Ses pressentiments de maîtresse jalouse ne la trompaient pas, elle le vit bien.

Un soir, Hector reparut, portant à sa boutonnière une branche de bruyère que Laurence elle-même y avait passée et qu’il avait oublié de retirer.

Berthe prit doucement cette fleur, l’examina, la flaira, et se contraignant à sourire alors qu’elle endurait les plus cruels déchirements de la jalousie:

—Voici, dit-elle, une charmante variété de bruyère.

—C’est ce qu’il m’a semblé, répondit Hector d’un ton dégagé, bien que je ne m’y connaisse pas.

—Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander qui vous l’a donnée?

—Aucune. C’est un cadeau de notre cher juge de paix, le père Plantat.

Tout Orcival savait parfaitement que, de sa vie, le juge de paix, ce vieil horticulteur maniaque, n’avait donné une fleur à qui que ce fût, sauf à Mlle Courtois. La défaite était malheureuse, et Berthe ne pouvait en être dupe.

—Vous m’aviez promis, Hector, commença-t-elle de cesser de voir Mlle Courtois, de renoncer à ce mariage.

Il essaya de répondre.

—Laissez-moi parler, fit-elle, vous vous expliquerez après. Vous avez manqué à votre parole, vous vous êtes joué de ma confiance, je suis folle de m’en étonner. Seulement, aujourd’hui, après mûres réflexions, je viens vous dire que vous n’épouserez pas Mlle Courtois.

Aussitôt, sans attendre sa réplique, elle entama l’éternelle litanie des femmes séduites ou qui prétendent l’avoir été. Pourquoi était-il venu? Elle était heureuse dans son ménage, avant de le connaître. Elle n’aimait pas Sauvresy, il est vrai, mais elle l’estimait, il était bon pour elle. Ignorant les félicités divines de la passion vraie, elle ne les désirait pas. Mais il s’était montré et elle n’avait pas su résister à la fascination. Pourquoi avait-il abusé de ce qu’irrésistiblement elle se sentit entraînée vers lui. Et maintenant, après l’avoir perdue, il prétendait se retirer, en épouser une autre, lui laissant pour souvenir de son passage, la honte et le remords d’une faute abominable.

Trémorel l’écoutait, abasourdi de son audace. C’était à n’y pas croire! quoi! elle osait prétendre que c’était lui qui avait abusé de son inexpérience, quand, au contraire, la connaissant mieux, il avait été parfois épouvanté de sa perversité. Telle était la profondeur de la corruption qu’il découvrait en elle, qu’il se demandait s’il était son premier amant ou le vingtième.

Mais elle l’avait si bien poussé à bout, elle lui avait si rudement fait sentir son implacable volonté, qu’il était décidé à tout plutôt que de subir davantage ce despotisme. Il s’était promis qu’à la première occasion il résisterait. Il résista.

—Eh bien, oui, déclara-t-il nettement, je vous trompais, je n’ai pas d’avenir, ce mariage m’en assure un, je me marie.

Et il reprit tous ses raisonnements passés jurant que moins que jamais il aimait Laurence, mais que de plus en plus il convoitait l’argent.

—La preuve, continuait-il, c’est que si demain vous me trouviez une femme ayant douze cent mille francs au lieu d’un million, je l’épouserais préférablement à Mlle Courtois.

Jamais elle ne lui aurait cru tant de courage. Il y avait si longtemps qu’elle le pétrissait comme la cire molle, que cette résistance inattendue la déconcerta. Elle était indignée, mais en même temps elle éprouvait cette satisfaction malsaine qui délecte certaines femmes lorsqu’elles rencontrent un maître qui les bat, et son amour pour Trémorel, qui allait faiblissant, reprenait une nouvelle énergie. Puis il avait trouvé cette fois des accents pour la convaincre. Elle le méprisait assez pour le supposer très capable de se marier uniquement pour de l’argent.

Quand il eut terminé:

—C’est donc bien vrai, lui dit-elle, vous ne tenez qu’au million?

—Je vous l’ai juré cent fois.

—Vous n’aimez vraiment pas Laurence?

—Berthe, ma bien-aimée, je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais que vous.

Il pensait qu’ainsi, berçant Berthe de paroles d’amour, il parviendrait à l’endormir jusqu’au jour de son mariage. Et une fois marié, il se souciait bien, vraiment, de ce qui adviendrait. Que lui importait Sauvresy! La vie de l’homme fort n’est qu’une suite d’amitiés brisées. Qu’est-ce, en somme, qu’un ami? Un être qui peut et doit vous servir. L’habileté consiste précisément à rompre avec les gens, le jour où ils cessent de vous être utiles.

De son côté, Berthe réfléchissait.

—Écoutez, dit-elle enfin à Hector, je ne saurais là, froidement, me résigner au sacrifice que vous exigez. De grâce, laissez-moi quelques jours encore pour m’habituer au coup terrible. Attendez... vous me devez bien cela, laissez Clément se rétablir.

Il n’en revenait pas de la voir si facile et si douce.

Qui se serait attendu à de telles concessions si aisément obtenues. L’idée d’un piège ne lui venait pas.

Dans son ravissement, il eut un transport d’enthousiasme qui eût pu éclairer Berthe, mais qui passa inaperçu. Il lui prit la main et l’embrassa avec transport en disant:

—Ah! vous êtes bonne, et vous m’aimez vraiment.

XIX

Le comte de Trémorel ne supposait pas que le répit demandé par Berthe dût être de longue durée. Depuis une semaine, Sauvresy semblait aller mieux. Il se levait maintenant, il commençait à aller et venir dans la maison, et même il recevait sans trop de fatigue la visite de ses nombreux amis du voisinage.

Mais, hélas! le maître du Valfeuillu n’était plus que l’ombre de lui-même. Jamais, à le voir plus blême que la cire, exsangue, chancelant, la joue creuse, l’œil brillant d’un feu sombre, on n’aurait reconnu ce robuste jeune homme aux lèvres rouges, au visage épanoui, qui, le long du restaurant de Sèvres, avait arrêté la main de Trémorel.

Il avait tant souffert! Vingt fois la maladie avait failli le terrasser, vingt fois l’énergie de son indomptable volonté avait repris le dessus. Il ne voulait pas, non il ne voulait pas mourir avant de s’être vengé de ces infâmes qui lui avaient pris son bonheur et sa vie.

Mais quel châtiment leur infliger. Il cherchait, et c’était là l’idée fixe qui, brûlant son cerveau, allumait la flamme de son regard.

Dans les circonstances ordinaires de la vie, trois partis se présentent pour servir la colère et la haine du mari trompé. Il a le droit, presque le devoir, de livrer sa femme et son complice aux tribunaux. La loi est pour lui. Il peut épier adroitement les coupables, les surprendre et les tuer. Il y a un article du code qui ne l’absout pas, mais qui l’excuse. Enfin, rien ne l’empêche d’affecter une philosophique indifférence, de rire le premier et le plus haut de son malheur, de chasser purement et simplement sa femme et de la laisser manquer de tout.

Mais quelles pauvres, quelles misérables vengeances!

Livrer sa femme aux tribunaux? n’est-ce pas, de gaieté de cœur, courir au-devant de l’opprobre, offrir son nom, son honneur, sa vie, à la risée publique?

N’est-ce pas se mettre à la merci d’un avocat qui vous traîne dans la boue. On ne défend pas la femme adultère, on attaque son mari, c’est plus commode. Et quelle satisfaction obtiendrait-il? Berthe et Trémorel seraient condamnés à un an de prison, à dix huit mois, à deux ans au plus.

Tuer les coupables lui semblait plus simple; et encore! Il entrerait, déchargerait sur eux un revolver, ils n’auraient pas le temps de se reconnaître, leur agonie ne durerait pas une minute; et après? Il lui faudrait se constituer prisonnier, subir un jugement, se défendre, invoquer l’indulgence du législateur, risquer une condamnation.

Quant à chasser sa femme, c’était la livrer bénévolement à Hector. Il devait supposer qu’ils s’adoraient, et il les voyait, quittant le Valfeuillu la main dans la main, heureux, riant, se moquant de lui, pauvre niais!

À cette pensée, il était pris d’accès de rage froide, tant il est vrai que les pointes aiguës de l’amour-propre ajoutent une douleur aux plus douloureuses blessures.

Aucune de ces vengeances vulgaires ne pouvait le satisfaire. Il voulait quelque chose d’inouï, de bizarre, d’excessif, comme l’offense, comme ses tortures.

Et il se reprenait à songer à toutes les histoires sinistres qu’il avait lues, cherchant un supplice applicable aux circonstances présentes. Il avait le droit d’être difficile, il était déterminé à attendre et, d’avance, il avait fait le sacrifice de sa vie.

Une seule chose pouvait renverser ses projets, la lettre arrachée à Jenny Fancy. Qu’était-elle devenue? L’avait-il donc perdue dans les bois de Mauprévoir? Il l’avait cherchée partout et ne l’avait pas retrouvée.

Il s’accoutumait, d’ailleurs, à feindre, trouvant comme une jouissance cruelle dans la contrainte qu’il s’imposait. Il avait su se composer une contenance qui ne laissait rien deviner des pensées qui le hantaient. C’est sans frissonnements apparents qu’il subissait les flétrissantes caresses de cette femme jadis tant aimée; jamais il n’avait tendu à son ami Hector une main plus largement ouverte.

Le soir, lorsqu’ils se trouvaient tous trois réunis sous la lampe, il prenait sur lui d’être gai. Il bâtissait mille riants châteaux en Espagne, pour plus tard, quand on lui permettrait de sortir, quand il irait tout à fait bien.

Le comte de Trémorel se réjouissait.

—Voici Clément sur pied pour tout de bon cette fois, dit-il un soir à Berthe.

Elle ne comprenait que trop le sens de cette phrase.

—Vous songez donc toujours à Mlle Courtois? demanda-t-elle.

—Ne m’avez-vous pas permis d’espérer?

—Je vous ai prié d’attendre Hector, et vous avez bien fait de ne pas vous hâter. Je sais une femme qui vous apporterait non pas un, mais trois millions de dot.

Il fut péniblement surpris. En vérité, il ne songeait qu’à Laurence, et voici qu’un nouvel obstacle se dessinait!

—Et quelle est cette femme?

Elle se pencha à son oreille, et d’une voix frémissante:

—Je suis la seule héritière de Clément, dit-elle, il peut mourir, je puis être veuve demain.

Hector fut comme pétrifié.

—Mais Sauvresy, répondit-il, se porte, Dieu merci! à merveille.

Berthe fixa sur lui ses grands yeux clairs, et, avec un calme effrayant, dit:

—Qu’en savez-vous?

Trémorel ne voulut pas, n’osa pas demander la signification de ces paroles étranges. Il était de ces hommes faibles qui fuient les explications, qui, plutôt que de se mettre en garde lorsqu’il en est temps encore, se laissent niaisement acculer par les circonstances. Êtres mous et veules qui, avec une lâche préméditation, se bandent les yeux pour ne pas voir le danger qui les menace, et qui, à une situation nette et définie qu’ils n’ont pas le courage d’envisager, préfèrent les langueurs du doute et les transactions de l’incertitude.

D’ailleurs, bien que redoutant Berthe et la détestant un peu, il éprouvait, à mesurer ses angoisses, une puérile satisfaction. À voir l’acharnement et la persistance qu’elle déployait pour le défendre, pour le conserver, il concevait de sa valeur et de son mérite une estime plus grande.

«Pauvre femme, pensait-il, voici que dans sa douleur de me perdre, de me voir à une autre, elle est venue à souhaiter la mort de son mari.»

Et telle était son absence de sens moral, qu’il ne comprenait pas tout ce qu’il y avait de vil, de répugnant d’odieux, dans les idées qu’il supposait à Mme Sauvresy et dans ses propres réflexions.

Cependant, les alternatives de mieux et de plus mal de Sauvresy donnaient tort à l’assurance du comte de Trémorel. Ce jour-là même, et lorsqu’on croyait bien qu’enfin la convalescence de Sauvresy allait désormais marcher rapidement, il fut obligé de se remettre au lit.

Cette rechute se déclara après un verre de quinquina qu’il avait l’habitude, depuis une semaine, de prendre avant son repas du soir.

Seulement, cette fois, les symptômes changèrent du tout au tout, comme si, à la maladie qui avait failli l’emporter, succédait une autre maladie différente.

Il se plaignait de picotements à la peau, de vertiges, de commotions convulsives qui contractaient et tordaient tous ses membres, particulièrement ses bras. D’intolérables névralgies faciales lui arrachaient des cris par moments. Un affreux goût de poivre, persistant, tenace, que rien ne pouvait atténuer, lui faisait sans cesse ouvrir et fermer la bouche. Il ressentait une agitation inquiète qui se traduisait par des insomnies dont la morphine à hautes doses ne triomphait pas. Enfin, il éprouvait un affaissement mortel et un froid de plus en plus intense, venant non de l’extérieur mais de l’intérieur, comme si la température du corps eût graduellement diminué.

Quant au délire, il avait complètement disparu, et le malade conservait la parfaite lucidité de son intelligence.

Au milieu de telles épreuves, Sauvresy montrait la plus indomptable vaillance, réagissant tant qu’il pouvait contre la douleur.

Jamais il n’avait paru attacher une importance si grande à l’administration de son immense fortune. Perpétuellement il était en conférence avec des gens d’affaires. Il mandait à tout propos des notaires et des avocats et s’enfermait avec eux des journées entières.

Puis, sous prétexte qu’il lui fallait des distractions, il recevait tous les gens d’Orcival qui le venaient voir, et quand par hasard il n’avait pas de visiteur, vite il envoyait chercher quelqu’un, assurant que seul il ne pouvait s’empêcher de songer à son mal, souffrant par là même bien davantage.

De ce qu’il faisait, de ce qu’il tramait, pas un mot, et Berthe, réduite aux conjectures, était dévorée d’anxiété.

Souvent, lorsqu’un homme d’affaires était resté avec son mari plusieurs heures, elle le guettait à sa sortie, et se faisant aussi aimable, aussi séduisante que possible, elle mettait en œuvre toute sa finesse pour obtenir quelque renseignement qui l’éclairât.

Mais nul de ceux auxquels elle s’adressait ne pouvait ou ne voulait rassurer sa curiosité. Ils n’avaient tous que des réponses vagues, soit que Sauvresy leur eût recommandé la discrétion, soit qu’ils n’eussent rien à dire.

Personne, d’ailleurs, n’entendit Sauvresy se plaindre. Ses conversations roulaient d’habitude sur Berthe et sur Hector. Il voulait que tout le monde sût bien leur dévouement. Il ne les appelait que ses «anges gardiens», bénissant le ciel de lui avoir donné une telle femme et un tel ami.

Avec tout cela, si grave était son état que l’optimisme de Trémorel commençait à désespérer. Ses alarmes étaient vives. Quelle situation lui ferait la mort probable de son ami? Berthe, veuve, deviendrait implacable, elle serait libre de tout oser, et que n’oserait-elle pas?

Il se promit qu’à la première occasion il s’efforcerait de démêler les sentiments exacts de Mme Sauvresy. Elle vint d’elle même au-devant de ses intentions.

C’était dans l’après-midi, le père Plantat était près du malade, ils avaient la certitude de n’être ni écoutés, ni interrompus.

—Il me faut un conseil, Hector, commença Berthe, et seul vous pouvez me le donner. Comment savoir, si, dans ces derniers jours, Clément n’a pas changé ses dispositions à mon égard?

—Ses dispositions?

—Oui. Je vous ai dit que par un testament dont j’ai la copie, Sauvresy me lègue toute sa fortune. Je tremble qu’il ne l’ait révoqué.

—Quelle idée!

—Ah! j’ai des raisons pour craindre. Est-ce que la présence au Valfeuillu de tous ces gens de loi ne trahit pas quelque machination perfide? Savez-vous que d’un trait de plume cet homme peut me ruiner. Savez-vous qu’il peut m’enlever ses millions et me réduire aux cinquante mille francs de ma dot!

—Mais il ne le fera pas, répondit-il, cherchant sottement à la rassurer, il vous aime...

—Qui vous le garantit? interrompit-elle brusquement. Je vous ai annoncé trois millions, c’est trois millions qu’il me faut, non pour moi, Hector, mais pour vous; je les veux, je les aurai. Mais comment savoir, comment savoir?...

L’indignation de Trémorel était grande. Voilà donc où l’avaient conduit ses atermoiements, l’étalage de ses convoitises d’argent. Elle se croyait le droit, maintenant, de disposer de lui sans se soucier de sa volonté, l’achetant en quelque sorte. Et ne pouvoir, n’oser rien dire!

—Il faut patienter, conseilla-t-il, attendre...

—Attendre quoi? reprit-elle avec violence, qu’il soit mort?

—Ne parlez pas ainsi, fit-il.

—Pourquoi donc?

Berthe se rapprocha de lui, et d’une voix sourde, sifflante:

—Il n’a plus huit jours à vivre, dit-elle, et tenez...

Elle sortit de sa poche et lui montra un petit flacon de verre bleu bouché à l’émeri.

—... Voici qui m’assure que je ne me trompe pas.

Hector devint livide et ne put retenir un cri d’horreur. Il comprenait tout, maintenant, il s’expliquait l’inexplicable facilité de Berthe, son affectation à ne plus parler de Laurence, ses propos bizarres, son assurance.

—Du poison, balbutiait-il, confondu de tant de perversité, du poison!

—Oui, du poison.

—Vous ne vous en êtes pas servie?

Elle arrêta sur lui son regard insupportable de fixité, ce regard qui brisait sa volonté, sous lequel d’ordinaire il se débattait en vain, et d’une voix calme, appuyant sur chaque mot, elle répondit:

—Je m’en suis servie.

Certes, le comte de Trémorel était un homme dangereux, sans préjugés, sans scrupules, ne reculant devant aucune infamie quand il s’agissait de l’assouvissement de ses passions, capable de tout; mais ce crime horrible réveilla en lui tout ce qui lui restait encore d’énergie honnête.

—Eh bien! s’écria-t-il révolté, vous ne vous en servirez plus.

Il se dirigeait déjà vers la porte, frémissant, éperdu; elle l’arrêta.

—Avant d’agir, fit-elle froidement, réfléchissez. Vous êtes mon amant, j’en fournirai la preuve; à qui ferez-vous entendre qu’étant mon amant vous n’êtes pas mon complice?

Il sentit toute la portée de cette terrifiante menace dans la bouche de Berthe.

—Allez, poursuivit-elle d’un ton ironique parlez, demandez à faire des révélations. Quoi qu’il arrive, dans le bonheur ou dans l’infamie, nous ne serons plus séparés, nos destinées seront pareilles.

Hector s’était laissé tomber pesamment sur un fauteuil, plus assommé que s’il eût reçu un coup de massue.

Il prenait entre ses mains crispées son front qui lui semblait près d’éclater. Il se voyait, il se sentait enfermé dans un cercle infernal sans issue.

—Mais je suis perdu, balbutia-t-il sans savoir ce qu’il disait, je suis perdu!...

Il était à faire pitié, sa figure était affreusement décomposée, de grosses gouttes de sueur perlaient à la racine de chacun de ses cheveux, ses yeux avaient l’égarement de la folie.

Berthe lui secoua rudement le bras, sa misérable lâcheté l’indignait.

—Vous avez peur, lui disait-elle, vous tremblez! Perdu! Vous ne prononceriez pas ce mot, si vous m’aimiez autant que je vous aime. Serez-vous perdu parce que je serai votre femme, parce qu’enfin nous nous aimerons librement, à la face de toute la terre. Perdu! Mais vous n’avez donc pas idée de ce que j’ai enduré? Vous ne savez donc pas que je suis lasse de souffrir, lasse de craindre, lasse de feindre!

—Un si grand crime!

Elle eut un éclat de rire qui le fit frissonner.

—Il fallait, reprit-elle avec un regard écrasant de mépris, faire vos réflexions le jour où vous m’avez prise à Sauvresy, le jour où vous avez volé la femme de cet ami qui vous avait sauvé la vie. Pensez-vous que ce crime soit moins grand, moins affreux? Vous saviez, comme moi, tout ce qu’il y avait pour moi d’amour au fond du cœur de mon mari, vous saviez qu’entre mourir et me perdre de cette façon, s’il lui eût fallu choisir, il n’eût pas hésité.

—Mais il ne sait rien, balbutiait Hector, il ne se doute de rien.

—Vous vous trompez, Sauvresy sait tout.

—C’est impossible.

—Tout, vous dis-je, et cela depuis le jour où il est revenu si tard de la chasse. Vous souvient-il qu’observant son regard, je vous ai dit: «Hector, mon mari, se doute de quelque chose!» Vous avez haussé les épaules. Vous rappelez-vous les pas dans le vestibule, le soir où j’étais allée vous rejoindre dans votre chambre? Il nous avait épiés. Enfin, voulez-vous une preuve plus forte, plus décisive? Examinez cette lettre que j’ai retrouvée froissée, mouillée, dans la poche d’un de ses vêtements.

En parlant ainsi, elle mettait sous ses yeux la lettre arrachée à miss Jenny Fancy, et il la reconnaissait bien.

—C’est une fatalité, répétait-il, visiblement accablé, vaincu; mais nous pouvons rompre. Berthe, je puis m’éloigner.

—Il est trop tard. Croyez-moi, Hector, c’est notre vie aujourd’hui que nous défendons. Ah! vous ne connaissez pas Clément. Vous ne vous doutez pas de ce que peut être la fureur d’un homme comme lui lorsqu’il s’aperçoit qu’on s’est odieusement joué de sa confiance, qu’on l’a trahi indignement. S’il ne m’a rien dit, s’il ne nous a rien laissé voir de son implacable ressentiment, c’est qu’il médite quelque affreux projet de vengeance.

Tout ce que disait Berthe n’était que trop probable, et Hector le comprenait bien.

—Que faire? demanda-t-il, sans idée, presque sans voix, que faire?

—Savoir quelles dispositions il peut avoir prises?

—Mais comment?

—Je l’ignore encore. J’étais venue vous demander conseil et je vous trouve plus lâche qu’une femme. Laissez-moi donc agir, ne vous occupez plus de rien, puisque je prends tout sur moi.

Il voulut essayez une objection.

—Assez, dit-elle, il ne faut pas qu’il puisse nous ruiner, je verrai, je réfléchirai...

On l’appelait en bas. Elle descendit, laissant Hector perdu dans ses mortelles angoisses.

Le soir, après bien des heures, pendant que Berthe paraissait heureuse et souriante, sa figure à lui portait si bien la trace de ses poignantes émotions que Sauvresy lui demanda affectueusement s’il ne se trouvait pas indisposé.

—Tu t’épuises à me veiller, mon bon Hector, disait-il, comment reconnaître jamais ton paternel dévouement?

Trémorel n’avait pas la force de répondre.

«Et cet homme-là saurait tout! pensait-il. Quelle force, quelle courage! Quel sort nous réserve-t-il donc?»

Cependant, le spectacle auquel il assistait lui faisait horreur.

Toutes les fois que Berthe donnait à boire à son mari, elle retirait de ses cheveux une grande épingle noire, la plongeait dans la bouteille de verre bleu et en détachait ainsi quelques grains blanchâtres qu’elle faisait dissoudre dans les potions ordonnées par le médecin.

On devrait supposer que, dominé par des circonstances atroces, harcelé de terreurs croissantes, le comte de Trémorel avait renoncé complètement à la fille de M. Courtois. On se tromperait. Autant et plus que jamais, il songeait à Laurence. Les menaces de Berthe, les obstacles devenus infranchissables, les angoisses, le crime ne faisaient qu’augmenter les violences, non de son amour, mais de sa passion pour elle, et attisaient la flamme de ses convoitises pour sa personne.

Une lueur, petite, chétive, tremblante, qui éclairait les ténèbres de son désespoir, le consolait, le ranimait, lui rendait le présent plus facile à supporter.

Il se disait que Berthe ne pouvait songer à l’épouser au lendemain de la mort de son mari. Des mois se passeraient, une année, et après il saurait encore gagner du temps. Enfin, un jour, il signifierait ses volontés.

Qu’aurait-elle à dire? Parlerait-elle du crime? Voudrait-elle le compromettre comme complice? Qui la croirait? Comment arriverait-elle à prouver, que lui, aimant et épousant une autre femme, avait intérêt à la mort de Sauvresy? On ne tue pas un homme, son ami, pour son plaisir. Provoquerait-elle une exhumation?

Elle se trouvait actuellement, supposait-il, dans une de ces crises qui ne souffrent ni le libre arbitre, ni l’exercice de la raison.

Plus tard, elle réfléchirait, et alors elle serait arrêtée par la seule probabilité de dangers dont la certitude, en ce moment, ne l’effrayait aucunement.

Il ne voulait d’elle pour femme à aucun prix, jamais.

Il l’eût détestée riche à millions, il la haïssait pauvre, ruinée, réduite à ses propres moyens. Et elle pouvait être ruinée, elle devait l’être, si on admettait que Sauvresy fût instruit de tout.

Attendre ne l’inquiétait pas. Il se savait assez aimé de Laurence pour être sûr qu’elle l’attendrait un an, trois ans s’il le fallait.

Déjà, il exerçait sur elle un empire d’autant plus absolu qu’elle ne cherchait ni à combattre, ni à repousser cette pensée d’Hector qui doucement l’envahissait, pénétrait tout son être, remplissait son cœur et son intelligence.

Hector, en y appliquant tout l’effort de sa réflexion, se disait que peut-être, dans l’intérêt de sa passion, autant valait que Berthe agît comme elle le faisait.

Il s’efforçait de dompter les révoltes de sa conscience, en se prouvant qu’en somme il n’était pas coupable.

De qui venait l’idée? D’elle. Qui l’exécutait? Elle seule. On ne pouvait lui reprocher qu’une complicité morale et involontaire, forcée, imposée en quelque sorte par le soin de sa défense légitime.

Parfois, pourtant, d’amères répugnances lui montaient à la gorge. Il eût compris un meurtre soudain, violent, rapide. Il se fût expliqué le coup de couteau ou le coup de poignard. Mais cette mort lente, versée goutte à goutte, édulcorée de tendresses, voilée sous des baisers, lui paraissait particulièrement hideuse.

Il avait peur et horreur de Berthe, comme d’un reptile, comme d’un monstre. Si parfois ils se trouvaient seuls et qu’elle l’embrassât, il frissonnait de la tête aux pieds. Elle était si calme, si avenante, si naturelle; sa voix avait si bien les mêmes inflexions molles et caressantes, qu’il n’en revenait pas. C’était sans s’interrompre de causer qu’elle glissait son épingle à cheveux dans le flacon bleu, et il ne surprenait en elle, lui qui l’étudiait, ni un tressaillement, ni un frémissement, ni même un battement de paupières. Il fallait qu’elle fût de bronze.

Cependant il trouvait qu’elle ne prenait pas assez de précautions, elle pouvait être découverte, surprise. Il lui dit ses frayeurs, et combien elle le faisait frémir à tout moment.

—Ayez donc confiance en moi, répondit-elle; je veux réussir, je suis prudente.

—On peut avoir des soupçons?

—Qui?

—Eh! le sais-je? tout le monde, les domestiques, le médecin.

—Il n’y a nul danger? Et quand même!...

—On chercherait, Berthe, y songez-vous? On descendrait aux plus minutieuses investigations.

Elle eut un sourire où éclatait la plus magnifique certitude.

—On peut chercher, reprit-elle, examiner, expérimenter, on ne retrouvera rien. Vous imagineriez-vous que j’emploie niaisement l’arsenic?

—De grâce, taisez-vous!...

—J’ai su me procurer un de ces poisons inconnus encore, qui défient toutes les analyses; un de ces poisons dont bien des médecins, à cette heure, et je parle des vrais, des savants, ne sauraient seulement pas dire les symptômes.

—Mais où avez-vous pris... Il s’arrêta net devant ce mot: poison; il n’osait le prononcer.

—Qui vous a donné cela? reprit-il.

—Que vous importe! J’ai su prendre de telles précautions que celui qui me l’a donné court les mêmes dangers que moi, et il le sait. Donc, rien à craindre de ce côté. Je l’ai payé assez cher pour qu’il n’ait jamais l’ombre d’un regret.

Une objection abominable lui vint sur les lèvres. Il avait envie de dire: «C’est bien lent!» Il n’eut pas ce courage, mais elle lut sa pensée dans ses yeux.

—C’est bien lent parce que cela me convient ainsi, dit-elle. Avant tout, il faut que je sache à quoi m’en tenir au sujet du testament, et j’y travaille.

Elle ne s’occupait que de cela, en effet, et pendant les longues heures qu’elle passait près du lit de Sauvresy, peu à peu, avec des nuances insaisissables à force de délicatesse, avec les plus infinies précautions, elle amenait la pensée défiante du malade à ses dispositions dernières.

Si bien que lui-même il aborda ce sujet d’un si poignant intérêt pour Berthe.

Il ne comprenait pas, disait-il, qu’on n’eût pas toujours ses affaires en ordre, et ses volontés suprêmes écrites, en cas de malheur. Qu’importe qu’on soit bien portant ou malade?

Aux premiers mots, Berthe essaya de l’arrêter. De telles idées lui faisaient, gémissait-elle, trop de peine.

Même, elle pleurait des larmes très réelles, qui glissaient, brillantes comme des diamants, le long de ses joues et la rendaient plus belle et plus irrésistible, des larmes vraies, qui mouillaient son mouchoir de fine batiste.

—Folle, lui disait Sauvresy, chère folle, crois-tu donc que cela fait mourir?

—Non, mais je ne veux pas.

—Laisse donc. Avons-nous été moins heureux parce que le lendemain de mon mariage j’ai fait un testament qui te donne toute ma fortune? Et, tiens, tu dois en avoir une copie; si tu étais complaisante, tu irais me la chercher.

Elle devint toute rouge, puis fort pâle. Pourquoi demandait-il cette copie? Voulait-il la déchirer? Une rapide réflexion la rassura. On ne déchire pas une pièce que d’un mot sur une autre feuille de papier on peut anéantir.

Cependant, elle se défendit un peu.

—J’ignore où est cette copie.

—Je le sais, moi. Elle est dans le tiroir à gauche de l’armoire à glace: Va, tu me feras bien plaisir.

Et pendant qu’elle était sortie:

—Pauvre femme, dit Sauvresy à Hector, pauvre Berthe adorée, si je mourais, elle ne me survivrait pas.

Trémorel ne trouvait rien à répondre, son anxiété était inexprimable et visible.

«Et cet homme-là se douterait de quelque chose! pensait-il, non, ce n’est pas possible.»

Berthe rentrait.

—J’ai trouvé, disait-elle.

—Donne.

Il prit cette copie de son testament, et la lut avec une satisfaction évidente, hochant la tête à certains passages où il rappelait son amour pour sa femme.

Quand il eut fini sa lecture:

—Maintenant, demanda-t-il, donnez-moi une plume avec de l’encre.

Hector et Berthe lui firent remarquer qu’écrire allait le fatiguer, mais il fallut le contenter. Placés au pied du lit, hors de la vue de Sauvresy, les deux coupables échangeaient les regards les plus inquiets. Que pouvait-il écrire ainsi? Mais il venait de terminer.

—Prends, dit-il à Trémorel, lis tout haut ce que je viens d’ajouter.

Hector se rendit au désir de son ami, bien que sentant que l’émotion devait faire chevroter sa voix, et il lut:

«Aujourd’hui (le jour et la date), sain d’esprit, bien que souffrant, je déclare n’avoir pas une ligne à changer à ce testament. Jamais je n’ai plus aimé ma femme, jamais je n’ai tant désiré la faire héritière, si je viens à mourir avant elle, de tout ce que je possède.

Clément Sauvresy

Si forte était Berthe, si parfaitement et toujours maîtresse de ses impressions, qu’elle parvint à refouler la satisfaction immense qui l’inondait. Tous ses vœux étaient comblés, et pourtant elle parvint à voiler de tristesse l’éclat de ses beaux yeux.

—À quoi bon! fit-elle avec un soupir.

Elle disait cela, mais une demi-heure plus tard, seule avec Trémorel, elle se livrait à tous les enfantillages de la joie la plus folle.

—Plus rien à craindre, disait-elle, plus rien. À nous maintenant la liberté, la fortune, l’ivresse de notre amour, le plaisir, la vie, toute la vie! Trois millions, Hector, nous avons trois millions au moins! Je le tiens donc, ce testament! Désormais il n’entrera plus un homme d’affaires ici. C’est maintenant que je vais me hâter.

Incontestablement, le comte était content de la savoir libre, parce qu’on se défait bien plus facilement d’une veuve millionnaire que d’une pauvre femme sans le sou. L’action de Sauvresy calmait bien des anxiétés aiguës.

Cependant, cette expansion de gaieté pareille à un éclat de rire, cette inaltérable sécurité lui semblèrent monstrueuses. Il eût souhaité plus de solennité dans le crime, quelque chose de grave et de recueilli. Il jugea qu’il devait au moins calmer ce délire.

—Vous penserez plus d’une fois à Sauvresy, fit-il d’une voix sombre.

Elle fit une roulade: prrr, et vivement répondit:

—À lui? quand et pourquoi faire? Ah! son souvenir ne sera pas lourd. J’espère bien que nous ne cesserons pas d’habiter le Valfeuillu qui me plaît, seulement nous aurons un hôtel à Paris, le vôtre que nous rachèterons. Quel bonheur, mon Hector, quelle félicité!

La seule perspective de ce bonheur entrevu l’épouvantait au point de lui inspirer un bon mouvement. Il espéra toucher Berthe.

—Une dernière fois, je vous en conjure, lui dit-il, renoncez à ce terrible, à ce dangereux projet. Vous voyez bien que vous vous abusiez, que Sauvresy ne se doute de rien, qu’il vous aime toujours.

L’expression de la physionomie de la jeune femme changea brusquement, elle restait pensive.

—Ne parlons plus de cela, dit-elle enfin. Il se peut que je me trompe. Il se peut qu’il n’ait que des doutes, il se peut que, même ayant découvert quelque chose, il espère me ramener à force de bonté. C’est que voyez-vous...

Elle se tut. Peut-être ne voulait-elle pas l’effrayer.

Il ne l’était déjà que trop. Le lendemain, ne pouvant supporter la vue de cette agonie, craignant sans cesse de se trahir, il partit pour Melun sans rien dire. Mais il avait laissé son adresse, et, sur un mot d’elle, lâchement il revint. Sauvresy le redemandait à grands cris.

Elle lui avait écrit une lettre d’une inconcevable imprudence qui lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Il comptait à son retour lui adresser des reproches, c’est elle qui lui en adressa.

—Pourquoi cette fuite?

—Je ne saurais rester ici, je souffre, je tremble, je meurs.

—Quel lâche vous faites! dit-elle.

Il voulait répliquer, mais elle mit un doigt sur sa bouche, en montrant de l’autre main la porte de la pièce voisine.

—Chut!... il y a là trois médecins en consultation depuis une heure, et je n’ai pu réussir à surprendre une seule de leurs paroles. Qui sait ce qu’ils disent? Je ne serai tranquille qu’après leur départ.

Les transes de Berthe n’étaient pas sans quelque fondement. Lors de la dernière rechute de Sauvresy, quand il s’était plaint de névralgies très douloureuses à la face, et d’un odieux goût de poivre, le docteur R... avait laissé échapper un singulier mouvement de lèvres.

Ce n’était rien, ce mouvement, mais Berthe l’avait surpris, elle avait cru y deviner l’involontaire traduction d’un soupçon rapide, et il était resté présent à son esprit comme un avertissement et une menace.

Le soupçon, cependant, s’il y en eût jamais un, dut s’évanouir bien vite. Douze heures plus tard, les phénomènes avaient complètement changé et le lendemain le malade éprouvait tout autre chose. Même, cette variété d’indices, cette inconsistance des symptômes n’avait pas dû peu contribuer à égarer les conjectures des médecins.

Depuis ces derniers jours, Sauvresy ne souffrait presque plus, affirmait-il, et reposait assez bien la nuit. Mais il accusait des accidents bizarres, déconcertants et parfois excessifs.

Évidemment il allait s’affaiblissant d’heure en heure, il s’éteignait et tout le monde s’en apercevait.

C’est en cet état de choses que le docteur R... avait demandé une consultation et lorsque Trémorel reparut, Berthe, le cœur serré, en attendait les résultats.

Enfin, la porte du petit salon s’ouvrit et la placide figure des hommes de l’art dut rassurer l’empoisonneuse.

Désolantes étaient les conclusions de cette consultation. Tout avait été tenté, épuisé, on n’avait négligé aucune des ressources humaines; on ne pouvait plus rien attendre que de l’énergique constitution du malade.

Plus froide que le marbre, immobile, les yeux pleins de larmes, Berthe, en écoutant cet arrêt cruel, offrait si bien l’image parfaite de la Douleur ici-bas, que tous ces vieux médecins en furent remués.

—N’y a-t-il donc plus d’espoir, Ô mon Dieu! s’écria-t-elle d’une voix déchirante.

C’est à peine si le docteur R... osa essayer de la rassurer un peu. Il lui répondit vaguement quelques-unes de ces phrases banales qui signifient tout et ne veulent rien dire, et qui sont comme le lieu commun; des consolations qu’on sait inutiles.

—Il ne faut jamais désespérer, disait-il, chez des malades de l’âge de Sauvresy, la nature, lorsqu’on s’y attend le moins, fait souvent des miracles.

Mais ayant pris Hector à part, le docteur l’engagea à préparer au coup terrible cette malheureuse jeune femme, si dévouée, si intéressante et qui aimait tant son mari.

—Car, voyez-vous, ajouta-t-il, je ne crois pas que M. Sauvresy puisse vivre plus de deux jours.

L’oreille au guet, Berthe avait surpris le fatal ultimatum de la Faculté, et Trémorel en revenant de conduire les médecins consultants la trouva rayonnante. Elle lui sauta au cou.

—C’est maintenant, disait-elle, que l’avenir vraiment nous appartient. Un seul point noir, imperceptible, obscurcissait notre horizon et il s’est dissipé. À moi de réaliser la prédiction du docteur R...

Ils dînèrent tous deux comme d’ordinaire dans la salle à manger, pendant qu’une des femmes de chambre restait près du malade.

Berthe était d’une gaieté expansive qu’elle avait peine à dissimuler. La certitude du succès et de l’impunité, l’assurance de toucher au but la faisaient se départir de sa dissimulation si habile. Malgré la présence des domestiques, elle parlait vivement à mots couverts de sa délivrance prochaine. Ce mot: délivrance, fut prononcé.

Elle fut ce soir-là l’imprudence même. Un doute, chez un seul des domestiques, moins que cela, une mauvaise disposition, et elle pouvait être compromise, perdue.

À tout moment Hector, qui sentait ses cheveux se dresser sur sa tête, lui donnait des coups de pied sous la table en roulant de gros yeux pour la faire taire; en vain. C’est qu’il est de ces heures où l’armure de l’hypocrisie devient si lourde à porter, qu’on est forcé coûte que coûte de la déposer, ne fût-ce qu’un instant, pour se délasser, pour se détirer. Heureusement on apporta le café et les gens se retirèrent.

Pendant qu’Hector fumait son cigare, Berthe, plus librement, poursuivait son rêve. Elle comptait passer au Valfeuillu tout le temps de son deuil, et Hector, pour garder les apparences, louerait dans les environs quelque jolie petite maison où elle irait le surprendre, le matin.

L’ennui, c’est qu’il lui faudrait faire semblant de pleurer Sauvresy mort, comme elle avait fait semblant de l’aimer vivant. Elle n’en aurait donc jamais fini avec cet homme! Enfin un jour viendrait où, sans scandaliser les imbéciles, elle pourrait quitter les vêtements noirs. Quelle fête! Puis ils se marieraient. Où? À Paris ou à Orcival.

Puis, elle s’inquiétait du délai après lequel une veuve a le droit de choisir un nouveau mari, car il y a une loi, à ce sujet, et elle disait qu’elle avait envie d’en finir le soir même, que ce serait un jour de gagné. Hector dut lui prouver longuement qu’attendre était indispensable; on courait à brusquer des dangers réels.

Lui aussi cependant il eût voulu voir son ami sous la terre, pour en finir avec ses terreurs, pour secouer l’obsession épouvantable de Berthe.

XX

L’heure s’avançait, Hector et Berthe durent passer dans la chambre de Sauvresy. Il dormait. Ils s’installèrent sans bruit chacun d’un côté du feu comme tous les soirs, la femme de chambre se retira.

Afin que la lumière de la lampe ne gênât pas le malade, on avait disposé les rideaux de la tête du lit de telle façon que, couché, il ne pouvait voir la cheminée. Pour l’apercevoir, il lui fallait se hausser sur ses oreillers et se pencher en s’appuyant sur le bras droit.

Mais il dormait, d’un sommeil pénible, fiévreux, agité de frissons convulsifs. Sa respiration pressée et sifflante soulevait la couverture à intervalles égaux.

Berthe et Trémorel n’échangeaient plus une parole. Le silence morne, sinistre, n’était troublé que par le tic-tac de la pendule, ou par le froissement des feuillets du livre que lisait Hector.

Dix heures sonnèrent.

Peu après, Sauvresy fit un mouvement, il se retournait, il s’éveillait. Légère et attentive comme une épouse dévouée, d’un saut, Berthe, fut près du lit. Son mari avait les yeux ouverts.

—Te sens-tu un peu mieux, mon bon Clément? demanda-t-elle.

—Ni mieux, ni plus mal.

—Souhaites-tu quelque chose?

—J’ai soif.

Hector, qui avait levé les yeux aux premières paroles de son ami, se replongea dans sa lecture.

Debout devant la cheminée, Berthe préparait avec des soins minutieux la dernière potion prescrite par le docteur R... et qui nécessitait certaines précautions.

La potion prête, elle sortit de sa poche la fiole de cristal bleu et y trempa, comme tous les soirs, une de ses épingles à cheveux. Elle n’eut pas le temps de la retirer, on la touchait légèrement à l’épaule.

Un frisson la secoua jusqu’aux talons; brusquement elle se retourna et poussa un cri terrible, un cri d’épouvante et d’horreur:

—Oh!...

Cette main qui l’avait touchée, c’était celle de son mari. Oui, pendant qu’elle était devant la cheminée, dosant le poison, Sauvresy bien doucement s’était soulevé; puis doucement, il avait écarté le rideau, et c’était son bras décharné qui s’allongeait vers elle, c’étaient ses yeux effrayants de haine et de colère qui flamboyaient devant les siens.

Au cri de Berthe, un autre cri sourd, un râle plutôt, avait répondu.

Trémorel avait tout vu, tout compris, il était anéanti.

«Tout est découvert!» Ces trois mots éclataient dans leur intelligence comme des obus. Partout autour d’eux, ils éblouissaient, écrits en lettres de feu. Il y eut un moment d’indicible stupeur, une minute de silence si profond qu’on entendit battre les tempes d’Hector.

Sauvresy était rentré sous ses couvertures. Il riait d’un rire éclatant et lugubre, comme le serait le ricanement d’un squelette dont les mâchoires et les dents s’entrechoqueraient.

Mais Berthe n’était pas de ces créatures qu’un seul coup, si terrible qu’il soit, peut abattre. Elle tremblait plus que la feuille, ses jambes fléchissaient, mais déjà sa pensée s’égarait en subterfuges possibles. Qu’avait vu Sauvresy, avait-il même vu quelque chose? Que savait-il? Et quand il aurait vu le flacon de verre bleu, ces choses-là s’expliquent. Ce pouvait être, ce devait être par un simple effet du hasard que son mari l’avait touchée à l’épaule juste au moment du crime.

Toutes ces pensées ensemble traversèrent son esprit en une seconde, rapides comme l’éclair rayant les ténèbres. Et alors, elle osa, elle eut la force d’oser s’approcher du lit, et de dire avec un sourire affreusement contraint, mais enfin avec un sourire:

—Quelle peur tu viens de me faire!

Il la regarda pendant une seconde qui lui parut durer un siècle, et simplement répondit.

—Je le comprends!

Plus d’incertitude possible. Aux yeux de son mari, Berthe ne vit que trop clairement qu’il savait. Mais quoi? mais jusqu’où? Elle parvint à prendre sur elle de continuer:

—Souffrirais-tu davantage?

—Non.

—Alors, pourquoi t’es-tu levé!

—Pourquoi?...

Il réussit à se hausser sur ses oreillers et avec une force dont on ne l’eût pas cru capable, une minute auparavant, il poursuivit:

—Je me suis levé pour vous dire que c’est assez de tortures comme cela, que j’en suis arrivé aux limites de l’énergie humaine, que je ne saurais endurer un jour de plus ce supplice inouï de me voir, de me sentir mesurer la mort lentement, goutte à goutte, par les mains de ma femme et de mon meilleur ami.

Il s’arrêta. Hector et Berthe étaient foudroyés.

—Je voulais vous dire encore: Assez de ménagements cruels, assez de raffinements, je souffre. Ah! ne voyez-vous pas que je souffre horriblement. Hâtez-vous, abrégez mon agonie. Tuez-moi, mais tuez-moi d’un coup, empoisonneurs!

Sur ce dernier mot: empoisonneurs, le comte de Trémorel se dressa comme s’il eût été mû par un ressort, tout d’une pièce, les yeux hagards, les bras étendus en avant.

Sauvresy, lui, à ce mouvement, glissa rapidement sa main sous les oreillers et en retira un revolver dont il dirigea le canon vers Hector, en criant:

—N’approche pas.

Il avait cru que Trémorel allait se précipiter sur lui, et, puisque le poison était découvert, l’étrangler, l’étouffer.

Il se trompait. Hector se sentait devenir fou. Il retomba comme une masse.

Berthe, plus forte, essayait de se débattre, s’efforçant de secouer les torpeurs de l’épouvante qui l’envahissait.

—Tu es plus mal, mon Clément, disait-elle, c’est encore cette affreuse fièvre qui me fait tant de peur qui te reprend. Le délire...

—Ai-je vraiment le délire? interrompit-il d’un air surpris.

—Hélas! oui, mon bien-aimé, c’est lui qui te hante, qui peuple d’horribles visions ta pauvre tête malade.

Il la regarda curieusement. Réellement, il était stupéfait de cette audace qui croissait avec les circonstances...

—Quoi! ce serait nous qui te sommes si chers, tes amis, moi ta...

L’implacable regard de son mari la força, oui, la força de s’arrêter, les paroles expirèrent sur ses lèvres.

—Assez de mensonges, va, Berthe, reprit Sauvresy, ils sont inutiles. Non, je n’ai pas rêvé, non, je n’ai pas eu le délire. Le poison n’est que trop réel et je pourrais te le nommer sans le retirer de ta poche.

Elle recula épouvantée comme si elle eût vu la main de son mari étendue pour lui arracher le flacon de cristal.

—Je l’ai deviné et reconnu dès le premier moment, car vous avez choisi un de ces poisons qui ne laissent guère de traces, il est vrai, mais dont les indices ne trompent pas. Vous souvient-il du jour où je me suis plaint d’une saveur poivrée? Le lendemain j’étais fixé, et j’ai failli ne pas l’être seul. Le docteur R... a eu un doute.

Berthe voulut balbutier quelques mots. Sauvresy l’interrompit.

—On s’exerce au poison, poursuivait-il, d’un ton d’effrayante ironie, avant de s’en servir. Vous ne connaissez donc pas le vôtre, vous ne savez donc rien de ses effets? Maladroits! Comment! votre poison donne d’intolérables névralgies, des insomnies dont rien ne triomphe, et vous me regardez sottement, sans surprise, dormir des nuits entières. Comment! je me plains d’un feu intérieur dévorant, pendant que votre poison charrie des glaces dans les veines et dans les entrailles, et vous ne vous en étonnez pas! Vous voyez disparaître et changer tous les symptômes, et vous n’êtes pas éclairés. Vous êtes donc fous. Savez-vous ce qu’il m’a fallu faire pour écarter les soupçons du docteur R... J’ai dû taire les souffrances réelles de votre poison, et me plaindre de maux imaginaires, ridicules, absurdes. J’accusais précisément le contraire de ce que j’éprouvais. Vous étiez perdus, je vous ai sauvés.

Sous tant de coups redoublés, la criminelle énergie de Berthe chancelait. Elle se demandait si elle ne devenait pas folle. Entendait-elle bien? Était-ce bien vrai que son mari s’était aperçu qu’on l’empoisonnait et qu’il n’avait rien dit, qu’il avait même trompé et dérouté le médecin? Pourquoi? dans quel but?

Sauvresy avait fait une pause de quelques minutes, bientôt il reprit:

—Si je me suis tu, si je vous ai sauvés, c’est que le sacrifice de ma vie était fait. Oui, j’ai été frappé au cœur pour ne plus me relever, le jour où j’ai appris qu’abusant de ma confiance vous me trompiez.

C’est sans émotion apparente qu’il parlait de sa mort, du poison qu’on lui versait; mais sur ces mots: «Vous me trompiez», sa voix s’altéra et trembla.

—Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire d’abord. Je doutais du témoignage de mes sens plutôt que de vous. Il a bien fallu me rendre à l’évidence. Je n’étais plus dans ma maison, qu’un de ces tyrans grotesques qu’on berne et qu’on bafoue. Cependant, je vous gênais encore. Il fallait à vos amours plus d’espace et de liberté. Vous étiez las de contrainte, excédés de feintes. Et c’est alors que, songeant que ma mort vous faisait libres et riches, vous avez chargé le poison de vous débarrasser de moi.

Berthe avait du moins l’héroïsme du crime. Tout était découvert, elle jetait le masque. Elle essaya de défendre son complice, qui restait anéanti dans un fauteuil.

—C’est moi qui ai tout fait, s’écria-t-elle, il est innocent.

Un mouvement de rage empourpra le visage pâle de Sauvresy.

—Ah! vraiment, reprit-il, mon ami Hector est innocent! Ce n’est donc pas lui, qui pour me payer—non la vie, il était trop lâche pour se tuer, mais l’honneur, qu’il me doit—m’a pris ma femme? Misérable! Je lui tends la main quand il se noie, je l’accueille comme un frère aimé, et pour prix de mes services, il installe l’adultère à mon foyer... non cet adultère brillant qui a l’excuse de la passion et la poésie du péril bravé, mais l’adultère bourgeois, bas, ignoble, de la vie commune...

Et tu savais ce que tu faisais, mon ami Hector, tu savais—je te l’avais dit cent fois—que ma femme était tout pour moi, ici-bas, le présent et l’avenir, la réalité, le rêve, le bonheur, l’espérance, la vie, enfin? Tu savais que, pour moi, la perdre, c’était mourir.

Si encore tu l’avais aimée! Mais non, ce n’est pas elle que tu aimais. C’est moi que tu haïssais. L’envie te dévorait, et vraiment tu ne pouvais pas me dire en face: «Tu es trop heureux, rends-m’en raison!» Alors, lâchement, dans l’ombre, tu m’as déshonoré. Berthe n’était que l’instrument de tes rancunes. Et aujourd’hui, elle te pèse, tu la méprises et tu la crains. Mon ami Hector, tu as été chez moi le vil laquais qui pense venger sa bassesse en souillant de sa salive les mets qu’il porte à la table du maître!

Le comte de Trémorel ne répondit que par un gémissement. Les paroles terribles de cet homme mourant tombaient sur sa conscience plus cruelles que des soufflets sur sa joue.

—Voilà, Berthe, continuait Sauvresy, voilà l’homme que tu m’as préféré, pour lequel tu m’as trahi. Tu ne m’as jamais aimé, moi, je le reconnais maintenant, jamais ton cœur ne m’a appartenu. Et moi je t’aimais tant!...

Du jour où je t’ai vue, tu es devenue mon unique pensée, ou plutôt ma pensée même, comme si ton cœur à toi eut battu à la place du mien.

En toi tout m’était cher et précieux. J’adorais tes caprices, tes fantaisies, j’adorais jusqu’à tes défauts. Il n’est rien que je n’eusse entrepris pour un de tes sourires, pour me faire dire: merci! entre deux baisers. Tu ne sais donc pas, que bien des années après notre mariage, ce m’était encore un bonheur, une fête, de m’éveiller le premier pour te regarder dormir d’un sommeil d’enfant, pour admirer, pour toucher tes beaux cheveux blonds épandus sur la batiste des oreillers. Berthe!...

Il s’attendrissait au souvenir de ces félicités passées, de ces jouissances immatérielles à force d’être profondes, et qui ne reviendraient plus.

Il oubliait leur présence, la trahison infâme, le poison.

Il oubliait qu’il allait mourir assassiné par cette femme tant aimée, et ses yeux s’emplissaient de larmes, sa voix s’étouffait dans sa gorge; il s’arrêta.

Plus immobile et plus blanche que le marbre, Berthe écoutait, essayant de pénétrer le sens de cette scène.

—Il est donc vrai, reprit le malade, que ces beaux yeux limpides éclairent une âme de boue! Ah! qui n’eût été trompé comme moi! Berthe, à quoi rêvais-tu lorsque tu t’endormais bercée entre mes bras? Quelles chimères caressait ta folie?

Trémorel est arrivé, et tu as cru voir en lui l’idéal de tes songes. Tu admirais les rides précoces du viveur comme le sceau fatal qui marque le front de l’archange déchu. Tu as pris pour des lambeaux de pourpre les guenilles pailletées de son passé qu’il secouait sous tes yeux.

Ton amour, sans souci du mien, s’est élancé au-devant de lui qui ne songeait même pas à toi. Tu allais au mal comme à ton essence même. Et moi qui croyais ta pensée plus immaculée que la neige des Alpes. En toi il n’y a même pas eu de lutte. Tu ne t’es pas abandonnée, tu t’es offerte. Nul trouble ne m’a révélé ta première faute. Tu m’apportais sans rougir ton front mal essuyé des baisers de ton amant.

La lassitude domptait son énergie. Sa voix peu à peu se voilait et devenait plus faible.

—Tu as eu ton bonheur entre les mains, Berthe, et tu l’as brisé insoucieusement comme l’enfant brise le jouet dont il ignore la valeur. Qu’attendais-tu de ce misérable pour lequel tu as eu l’affreux courage de me tuer le baiser aux lèvres, doucement, lentement, heure par heure? Tu as cru l’aimer, mais le dégoût à la longue doit t’être venu. Regarde-le et juge-nous. Vois quel est l’homme, de moi étendu sur ce lit où je vais rendre le dernier soupir dans quelques heures, et de lui qui agonise de peur dans son coin. Du crime, tu as l’énergie, et il n’en a que la bassesse. Ah! si je m’appelais Hector de Trémorel et qu’un homme eût osé parler comme je viens de le faire, cet homme n’existerait plus, eût-il pour se défendre dix revolvers comme celui que je tiens.

Ainsi remué du pied dans la boue, Hector essaya de se lever, de répondre. Ses jambes ne le portaient plus, sa gorge ne rendait que des sons rauques et inarticulés.

Et Berthe, en effet, examinant ces deux hommes, reconnaissait avec rage son erreur.

Son mari, en ce moment, lui apparaissait sublime: ses yeux avaient des profondeurs inouïes, son front rayonnait, tandis que l’autre; l’autre!... à le considérer seulement elle se sentait prise de nausées.

Ainsi, toutes ces chimères décevantes après lesquelles elle avait couru, amour, passion, poésie, elle les avait eues entre les mains, elle les avait tenues, et elle n’avait pas su s’en apercevoir. Mais où en voulait venir Sauvresy, quelle idée poursuivait-il? Il continuait péniblement:

—Ainsi donc, voici notre situation: vous m’avez tué, vous allez être libres, mais vous vous haïssez, vous vous méprisez...

Il dut s’interrompre, il étouffait. Il essaya de se hausser sur ses oreillers, de s’asseoir sur son lit, il était trop faible. Alors, il s’adressa à sa femme.

—Berthe, dit-il, aide-moi à me soulever.

Elle se pencha sur le lit, s’appuyant au dossier, et prenant son mari sous les bras, elle parvint à le placer comme il le désirait. Dans cette nouvelle position, il parut plus à l’aise, et à deux ou trois reprises, il respira longuement.

—Maintenant, fit-il, je voudrais boire. Le médecin m’a permis un peu de vin vieux, si fantaisie m’en prenait; donne-moi trois doigts de vin vieux.

Elle se hâta de lui en apporter un verre, il le vida et le lui rendit.

—Il n’y avait pas de poison dedans? demanda-t-il. Cette question effrayante, le sourire qui l’accompagnait brisèrent l’endurcissement de Berthe.

Depuis un moment, avec son dégoût pour Trémorel, les remords en elle s’étaient éveillés et déjà elle se faisait horreur.

—Du poison! répondit-elle avec violence, jamais!

—Il va pourtant falloir m’en donner tout à l’heure, pour m’aider à mourir.

—Toi! mourir, Clément! non, je veux que tu vives, pour que je puisse racheter le passé. Je suis une infâme, j’ai commis un crime abominable, mais tu es bon. Tu vivras; je ne te demande pas d’être ta femme, mais ta servante, je t’aimerai, je m’humilierai, je te servirai à genoux, je servirai tes maîtresses si tu en as, et je ferai tant qu’un jour, après dix ans, après vingt ans d’expiation, tu me pardonneras.

C’est à peine si, dans son trouble mortel, Hector avait pu suivre cette scène. Mais aux gestes de Berthe, à son accent, à ses dernières paroles surtout, il eut comme une lueur d’espoir, il crut que peut-être tout allait être fini, oublié, que Sauvresy allait pardonner. Se soulevant à demi, il balbutia:

—Oui, grâce, grâce!

Les yeux de Sauvresy lançaient des éclairs, la colère donnait à sa voix des vibrations puissantes.

—Grâce! s’écria-t-il, pardon!... Avez-vous eu pitié de moi pendant une année que vous vous êtes joués de mon bonheur, depuis quinze jours que vous mêlez du poison à toutes mes tisanes! Grâce? Mais vous êtes fous? Pourquoi donc pensez-vous que je me suis tu en découvrant votre infamie, que je me suis laissé tranquillement empoisonner, que j’ai pris soin de dérouter les médecins? Espérez-vous que j’ai agi ainsi uniquement pour préparer une scène d’adieux déchirants et vous donner à la fin ma bénédiction? Ah! connaissez-moi mieux!

Berthe sanglotait. Elle essaya de prendre la main de son mari, il la repoussa durement.

—Assez de mensonges, dit-il, assez de perfidies! Je vous hais!... Vous ne sentez donc pas qu’il n’y a plus que la haine de vivante en moi!

L’expression de Sauvresy était atroce en ce moment.

—Voici bientôt deux mois, reprit-il, que je sais la vérité. Tout se brisa en moi, l’âme et le corps. Ah! il m’en a coûté de me taire, j’ai failli en mourir. Mais une pensée me soutenait: je voulais me venger. Aux heures de répit, je ne songeais qu’à cela. Je cherchais un châtiment proportionné à l’offense. Je n’en trouvais pas, non, je ne pouvais en trouver, lorsque vous avez pris le parti de m’empoisonner. Le jour où j’ai deviné le poison, j’ai eu un tressaillement de joie, je tenais ma vengeance.

Une terreur toujours croissante envahissait Berthe et la stupéfiait autant que Trémorel.

—Pourquoi voulez-vous ma mort? continuait Sauvresy, pour être libres, pour vous marier? Eh bien! c’est là ce que je veux aussi. Le comte de Trémorel sera le second mari de Mme veuve Sauvresy.

—Jamais! s’écria Berthe, non jamais!

—Jamais! répéta Hector comme un écho.

—Cela sera pourtant, puisque moi je le veux. Oh! mes précautions sont bien prises, allez, et vous ne sauriez m’échapper. Écoutez-moi donc: Dès que j’ai été certain du poison, j’ai commencé par écrire notre histoire très détaillée à tous les trois, j’ai de plus, tenu jour par jour, heure par heure, pour ainsi dire, un journal fort exact de mon empoisonnement; enfin, j’ai recueilli du poison que vous me donniez...

Berthe eut un geste que Sauvresy prit pour une dénégation, car il insista:

—Certainement, j’en ai recueilli, et je puis même vous dire comment. Toutes les fois que Berthe me donnait une potion suspecte, j’en gardais une gorgée dans ma bouche, et fort soigneusement je crachais cette gorgée dans une bouteille cachée sous mon traversin.

Ah! vous vous demandez comment j’ai pu faire toutes ces choses sans que vous vous en soyez doutés, sans qu’aucun domestique s’en soit aperçu? Sachez donc que la haine est plus forte encore que l’amour, et que jamais l’adultère n’aura les perfidies de la vengeance. Soyez sûrs que je n’ai rien laissé au hasard, rien oublié.

Hector et Berthe regardaient Sauvresy avec cette attention fixe, voisine de l’hébétement. Ils s’efforçaient de comprendre, ils ne comprenaient pas encore.

—Finissons-en, reprit le mourant, mes forces s’épuisent. Donc, ce matin même, cette bouteille contenant un litre environ de potion, notre biographie et la relation de mon empoisonnement ont été remises aux mains d’un homme sûr et dévoué que vous n’arriveriez pas à corrompre si vous le connaissiez. Rassurez-vous, il ignore la nature du dépôt. Le jour où vous vous marierez, cet ami vous rendra le tout. Si au contraire, d’aujourd’hui en un an, vous n’êtes pas mariés, il a ordre de remettre le dépôt confié à son honneur entre les mains du procureur impérial.

Un double cri d’horreur et d’angoisse apprit à Sauvresy qu’il avait bien choisi sa vengeance.

—Et songez-y bien, ajouta-t-il, le paquet remis à la justice, c’est le bagne, pour vous, sinon l’échafaud.

Sauvresy avait abusé de ses forces. Il retomba sur son lit haletant, la bouche entrouverte, les yeux éteints; les traits si décomposés qu’on eût pu croire qu’il allait expirer.

Mais ni Berthe ni Trémorel ne songeaient à le secourir. Ils restaient là, en face l’un de l’autre, la pupille dilatée, hébétés, comme si leurs pensées se fussent rencontrées dans les tourments de cet avenir que leur imposait l’implacable ressentiment de l’homme qu’ils avaient outragé. Ils étaient, maintenant, indissolublement unis, confondus dans une destinée pareille, sans que rien pût les séparer, que la mort. Une chaîne les liait plus étroite et plus dure que celle des forçats, chaîne d’infamies et de crimes, dont le premier anneau était un baiser et le dernier un empoisonnement.

Désormais Sauvresy pouvait mourir, sa vengeance planait sur leur tête, faisant ombre à leur soleil. Libres en apparence, ils iraient dans la vie écrasés par le fardeau du passé, plus esclaves que les Noirs des marais empestés de l’Amérique du Sud.

Séparés par la haine et le mépris, ils se voyaient rivés par la terreur commune du châtiment, condamnés à un embrassement éternel.

Mais ce serait méconnaître Berthe que de croire qu’elle en voulut à son mari. C’est en ce moment qu’il l’écrasait du talon qu’elle l’admirait.

Agonisant, si faible qu’un enfant eût eu raison aisément de son dernier souffle, il prenait pour elle des proportions supra-humaines.

Elle n’avait idée ni de tant de constance ni de tant de courage s’alliant à tant de dissimulation et de génie. Comme il les avait devinés! Comme il avait su se jouer d’eux! Pour être le plus fort, le maître, il n’avait eu qu’à vouloir. Jusqu’à un certain point elle jouissait de l’étrange atrocité de cette scène, trop excessive pour être de celles qui entrent dans les prévisions humaines. Elle ressentait quelque chose comme un âpre orgueil à s’y trouver mêlée, à y jouer un rôle. En même temps elle était transportée de rage et de regrets en songeant que cet homme elle l’avait eu à elle, en son pouvoir, qu’il avait été à ses genoux. Elle était bien près de l’aimer. Entre tous les hommes, maîtresse de ses destinées, c’est lui qu’elle eût choisi. Et il allait lui échapper.

Cependant, il faut bien le dire: le caractère de Berthe n’est pas une exception.

On rencontre assez souvent des caractères pareils, seulement le sien fut poussé à l’extrême. L’imagination est, selon les circonstances, le foyer qui vivifie la maison ou l’incendie qui la dévore. L’imagination de Berthe, faute d’aliments pour sa flamme, mit le feu à tous ses mauvais instincts.

Les femmes douées de cette effroyable énergie ne sont médiocres ni pour le crime ni pour la vertu, ce sont des héroïnes sublimes ou des monstres. Elles peuvent être des anges de dévouement, des Sophie Gleire, des Jane Lebon, alors elles partagent le martyre de quelque obscur inventeur ou donnent leur vie pour une idée. D’autres fois, elles épouvantent la société par leur cynisme, elles empoisonnent leur mari en écrivant des lettres en beau style et finissent dans les maisons centrales.

Et à tout prendre, mieux vaut une nature passionnée comme celle de Berthe, qu’un tempérament flasque et mou comme celui de Trémorel.

La passion, au moins, va de son mouvement propre, terrible comme celui du boulet, mais de son mouvement. La faiblesse est comme une masse de plomb suspendue au bout d’une corde, et qui va heurtant et blessant de droite et de gauche, selon la direction que lui imprime le premier venu. Trémorel, pendant que les sentiments les plus violents bouillonnaient dans l’âme de Berthe, Trémorel commençait à revenir à lui. Comme toujours, la crise passée, il se relevait, pareil à ces roseaux que le vent couche dans la vase et qui se redressent plus boueux après chaque bourrasque.

La certitude que Laurence désormais était perdue pour lui commençait à entrer dans son entendement, et son désespoir était sans bornes.

Le silence dura ainsi un bon quart d’heure au moins.

Enfin, Sauvresy triompha du spasme qui l’avait abattu. Il respirait, il parlait.

—Je n’ai pas tout dit encore... commença-t-il.

Sa voix était faible comme un murmure, et cependant elle retentit comme un mugissement formidable aux oreilles des empoisonneurs.

—... Vous allez voir si j’ai tout calculé, tout prévu. Moi mort, l’idée vous viendrait peut-être de fuir, de passer à l’étranger. C’est ce que je ne permettrai pas. Vous devez rester à Orcival, au Valfeuillu. Un ami—non celui qui a reçu le dépôt, un autre—est chargé, sans en savoir la raison, de vous surveiller. Si l’un de vous, retenez bien mes paroles, disparaissait huit jours, le neuvième l’homme du dépôt recevrait une lettre qui le déterminerait à aller prévenir immédiatement le procureur impérial.

Oui, il avait tout prévu, et Trémorel à qui cette idée de fuite était venue déjà, fut accablé.

—Je me suis arrangé d’ailleurs, continuait Sauvresy, pour que cette tentation de fuite ne vous soit pas trop forte. Je laisse, il est vrai, toute ma fortune à Berthe, mais je la lui laisse en usufruit seulement. La nue propriété ne lui appartiendra que le lendemain de votre mariage.

Berthe eut un geste de répugnance que son mari interpréta mal. Il crut qu’elle pensait à cette copie à laquelle il avait ajouté quelques lignes.

—Tu songes à la copie du testament que tu as entre les mains, lui dit-il, c’est une copie inutile, et si j’y ai ajouté quelques mots sans valeur, c’est que je redoutais vos convoitises et qu’il me fallait endormir vos défiances. Mon testament, le vrai—et il insista sur ce mot: vrai—, celui qui est déposé chez le notaire d’Orcival et qui vous sera communiqué, porte une date postérieure de deux jours. Je puis vous donner lecture du brouillon.

Il tira d’un portefeuille, caché comme le revolver sous son chevet, une feuille de papier et lut:

«Atteint d’une maladie qui ne pardonne pas et que je sais être incurable, j’exprime ici, librement et dans la plénitudes de mes facultés, mes volontés dernières.

«Mon vœu le plus cher est que ma bien aimée veuve, Berthe, épouse, aussitôt que les délais légaux seront expirés, mon cher ami le comte Hector de Trémorel. Ayant été à même d’apprécier la grandeur d’âme, et la noblesse de sentiment de ma femme et de mon ami, je sais qu’ils sont dignes l’un de l’autre et que, l’un par l’autre, ils seront heureux. Je meurs plus tranquille, sachant que je laisse à ma Berthe un protecteur dont j’ai éprouvé...»

Il fut impossible à Berthe d’en entendre davantage.

—Grâce! s’écria-t-elle, assez!

—Assez, soit, répondu Sauvresy. Je vous ai lu ce brouillon pour vous montrer que si, d’un côté, j’ai tout disposé pour assurer l’exécution de mes volontés, de l’autre j’ai tout fait pour vous conserver la considération du monde. Oui, je veux que vous soyez estimés et honorés, c’est sur vous seuls que je compte pour ma vengeance. J’ai noué autour de vous un réseau que vous ne sauriez briser. Vous triomphez. La pierre de ma tombe sera bien comme vous l’espériez, l’autel de vos fiançailles; sinon, le bagne.

Sous tant d’humiliations, sous tant de coups de fouet le cinglant en plein visage, la fierté de Trémorel se révolta, à la fin.

—Tu n’as oublié qu’une chose, ami Sauvresy, s’écria-t-il, on peut mourir.

—Pardon, reprit froidement le malade, j’ai prévu le cas et j’allais vous en avertir. Si l’un de vous mourait brusquement avant le mariage, le procureur impérial serait prévenu.

—Tu te méprends; j’ai voulu dire: on peut se tuer.

Sauvresy toisa Hector d’un regard outrageant.

—Toi, te tuer! fit-il, allons donc! Jenny Fancy, qui te méprise presque autant que moi, m’a éclairé sur la portée de tes menaces de suicide. Te tuer!... Tiens, voici mon revolver, brûle-toi la cervelle, et je pardonne à ma femme.

Hector eut un geste de rage, mais il ne prit pas l’arme que lui tendait son ami.

—Tu vois bien, insista Sauvresy, je le savais bien, tu as peur...

Et s’adressant à Berthe:

—Voilà ton amant, dit-il.

Les situations excessives ont ceci de bizarre que les acteurs y restent naturels dans l’exception. Ainsi, Berthe, Hector et Sauvresy acceptaient, sans s’en rendre compte, les conditions anormales dans lesquelles ils se trouvaient placés, et ils parlaient presque simplement, comme s’il se fût agi de choses de la vie ordinaire et non de faits monstrueux.

Mais les heures volaient, et Sauvresy sentait la vie se retirer de lui.

—Il ne reste qu’un acte à jouer, fit-il; Hector, va appeler les domestiques, qu’on fasse lever ceux qui sont couchés, je veux les voir avant de mourir.

Trémorel hésitait.

—Va donc, veux-tu que je sonne, veux-tu que je tire un coup de pistolet pour attirer ici toute la maison!

Hector sortit.

Berthe était seule avec son mari; seule!

Elle eut l’espoir que peut-être elle parviendrait à le faire revenir sur ses résolutions, qu’elle obtiendrait son pardon. Elle se rappelait le temps où elle était toute puissante, le temps où son regard fondait les résolutions de cet homme qui l’adorait.

Elle s’agenouilla devant le lit.

Jamais elle n’avait été si belle, si séduisante, si irrésistible. Les poignantes émotions de la soirée avaient fait monter toute son âme à son front, ses beaux yeux noyés de larmes suppliaient, sa gorge haletait, sa bouche s’entrouvrait comme pour des baisers, cette passion pour Sauvresy née dans la fièvre éclatait en délire.

—Clément, balbutiait-elle, d’une voix pleine de caresses, énervante, lascive, mon mari, Clément!...

Il abaissa sur elle un regard de haine.

—Que veux-tu?

Elle ne savait comment commencer, elle hésitait, elle tremblait, elle se troublait... elle aimait.

—Hector ne saurait pas mourir, fit-elle, mais moi...

—Quoi, que veux-tu dire? parle.

—C’est moi, misérable, qui te tue, je ne te survivrai pas.

Une inexprimable angoisse contracta les traits de Sauvresy. Elle, se tuer! Mais alors, c’en était fait de sa vengeance; sa mort, à lui, ne serait plus qu’un suicide absurde, ridicule, grotesque. Et il savait que le courage ne manquerait pas à Berthe au dernier moment.

Elle attendait, il réfléchissait.

—Tu es libre, répondit-il enfin, ce sera un dernier sacrifice à ton amant. Toi morte, Trémorel épousera Laurence Courtois et, dans un an, il aura oublié jusqu’au souvenir de notre nom.

D’un bond, Berthe fut debout, terrible. Elle voyait Trémorel marié, heureux!...

Un sourire de triomphe, pareil à un rayon de soleil, éclaira le pâle visage de Sauvresy. Il avait touché juste. Il pouvait s’endormir en paix dans sa vengeance. Berthe vivrait. Il savait quels ennemis il laissait en présence.

Mais déjà les domestiques arrivaient un à un.

Presque tous étaient au service de Sauvresy depuis de longues années déjà, et ils l’aimaient, c’était un bon maître. En le voyant sur son lit, hâve, défait, portant déjà sur sa figure l’empreinte de la mort, ils étaient émus, ils pleuraient.

Alors, Sauvresy dont les forces étaient vraiment à bout, se mit à leur parler d’une voix à peine distincte, et entrecoupée de hoquets sinistres. Il avait tenu, disait-il, à les remercier de leur attachement à sa personne, et à leur apprendre que par ses dernières dispositions il leur laissait à chacun une petite fortune.

Puis arrivant à Berthe et à Hector, il poursuivait:

—Vous avez été témoins, mes amis, des soins dont j’ai été l’objet de la part de cet ami incomparable et de ma Berthe adorée. Vous avez vu leur dévouement. Hélas! je sais quels seront leurs regrets! Mais s’ils veulent adoucir mes derniers instants et me faire une mort heureuse, ils se rendront à la prière que je ne cesse de leur adresser, ils me jureront de s’épouser après ma mort. Oh! mes amis bien aimés, cela vous semble cruel en ce moment; mais ne savez-vous pas que toute douleur humaine s’émousse. Vous êtes jeunes, la vie a encore bien des félicités pour vous. Je vous en conjure, rendez-vous aux vœux d’un mourant.

Il fallait se rendre. Ils s’approchèrent du lit et Sauvresy mit la main de Berthe dans celle d’Hector:

—Vous jurez de m’obéir? demanda-t-il.

Ils frissonnaient à se tenir ainsi, ils semblaient près de s’évanouir. Cependant ils répondirent, et on put les entendre:

—Nous le jurons.

Les domestiques s’étaient retirés, navrés de cette scène déchirante, et Berthe murmurait:

—Oh! c’est infâme, c’est horrible!

—Infâme, oui, murmura Sauvresy, mais non plus infâme que tes caresses, Berthe, que tes poignées de main, Hector... non plus horrible que vos projets, que vos convoitises... que vos espérances...

Sa voix s’éteignait dans un râle.

Bientôt son agonie commença. D’horribles convulsions tordaient ses membres, comme des sarments, dans son lit; deux ou trois fois il cria:

—J’ai froid, j’ai froid!

Son corps, en effet, était glacé, et rien ne pouvait le réchauffer.

Le désespoir était dans la maison, on ne croyait pas à une fin si prompte. Les domestiques allaient et venaient effarés, ils se disaient:—Il va passer, ce pauvre monsieur; pauvre madame!

Mais bientôt les convulsions cessèrent. Il restait étendu sur le dos, respirant si faiblement que par deux fois on crut que tout était fini.

Enfin, un peu avant deux heures, ses joues tout à coup se colorèrent, un frisson le secoua. Il se dressa sur son séant et, l’œil dilaté, le bras roidi dans la direction de la fenêtre, il s’écria:

—Là, derrière le rideau, je les vois.

Une dernière convulsion le rejeta sur son oreiller.

Clément Sauvresy était mort.

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XXI

Depuis plus de cinq minutes le vieux juge de paix avait achevé la lecture de son volumineux dossier, et ses auditeurs, l’agent de la Sûreté et le médecin, subissaient encore l’impression de ce récit désolant.

Il est vrai que le père Plantat avait une façon de dire singulière et bien propre à frapper ceux qui l’écoutaient.

Il se passionnait en parlant comme si sa personnalité eût été en jeu, comme s’il eût été pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, et que ses intérêts s’y fussent trouvés engagés.

M. Lecoq, le premier, revint au sentiment de la situation.

—Un homme crâne, ce Sauvresy, dit-il.

L’envoyé de la préfecture de police était tout entier dans cette exclamation.

Ce qui le frappait, dans cette affaire, c’était la conception extraordinaire de Sauvresy. Ce qu’il admirait, c’était «son bien jouer» dans une partie où il savait devoir laisser sa vie.

—Je ne connais pas, ajouta-t-il, beaucoup de gens capables d’une si effroyable fermeté. Se laisser empoisonner tout doucettement par sa femme, brrr... cela donne froid rien que d’y penser.

—Il a su se venger, murmura le docteur Gendron.

—Oui, répondit le père Plantat, oui, docteur, il a su se venger et plus terriblement encore qu’il ne le supposait et que vous ne sauriez l’imaginer.

Depuis un moment l’agent de la Sûreté s’était levé. Pendant plus de trois heures, cloué sur son fauteuil par l’intérêt du récit, il était resté immobile et il sentait ses jambes engourdies.

—Monsieur le juge de paix m’excusera, dit-il, pour ma part, je me fais très bien une idée de l’infernale existence qui a commencé pour les empoisonneurs le lendemain de la mort de leur victime. Quels caractères! Et vous nous les avez, monsieur, esquissés de main de maître. On les connaît après votre analyse comme si on les eût étudiés à la loupe pendant dix ans.

Il parlait fort délibérément, mais il cherchait en même temps l’effet de son compliment sur la physionomie du père Plantat.

«Où diable ce bonhomme a-t-il eu ces détails? se demandait-il. Est-ce lui qui a rédigé ce mémoire, et, si ce n’est pas lui, qui ce peut-il être? Comment, possédant de tels renseignements, n’a-t-il rien dit?»

M. Plantat ne voulut pas remarquer la muette interrogation de M. Lecoq.

—Je sais, dit-il, que le corps de Sauvresy n’était pas refroidi que déjà ses assassins en étaient à échanger des menaces de mort.

—Malheureusement pour eux, observa le docteur Gendron, Sauvresy avait prévu le cas où sa veuve aurait voulu utiliser le restant du flacon de verre bleu.

—Ah! il était fort, fit Lecoq, d’un ton convaincu, très fort.

—Berthe, continuait le père Plantat, ne pouvait pardonner à Hector de ne pas avoir pris le revolver qu’on lui tendait, et de ne pas s’être fait sauter la cervelle. Sauvresy avait encore prévu cela. Berthe s’imaginait que son amant mort, son mari aurait tout oublié, et on ne peut dire si elle se trompait.

—Et le public n’a jamais rien su de l’horrible guerre intérieure?

—Le public n’a jamais rien soupçonné.

—C’est merveilleux!

—Dites, monsieur Lecoq, que c’est à peine croyable. Jamais dissimulation ne fut si habile, ni surtout si merveilleusement soutenue. Interrogez le premier venu des habitants d’Orcival, il vous répondra comme ce brave Courtois, ce matin, au juge d’instruction, que le comte et la comtesse étaient des époux modèles et qu’ils s’adoraient. Eh! tenez, j’y ai été pris moi-même, moi qui savais ce qui s’était passé, qui m’en doutais, veux-je dire.

Si prompt qu’eût été le père Plantat à se reprendre, l’inadvertance n’échappa pas à M. Lecoq.

«N’est-ce vraiment qu’une inadvertance, qu’un lapsus?» se demandait-il.

Mais le vieux juge de paix poursuivait:

—De vils criminels ont été atrocement punis, on ne saurait les plaindre; tout serait donc pour le mieux si Sauvresy enivré par la haine, n’ayant qu’une idée fixe, la vengeance, n’avait lui-même commis une imprudence que je regarde presque comme un crime.

—Un crime! exclama le docteur stupéfait, un crime, Sauvresy!

M. Lecoq eut un fin sourire et murmura, oh! bien bas:

—Laurence.

Si bas qu’il eût parlé, le père Plantat l’entendit.

—Oui, monsieur Lecoq, répondit-il d’un ton sévère, oui, Laurence. Sauvresy a commis une détestable action le jour où il a songé à faire de cette malheureuse enfant la complice, je veux dire l’instrument de ses colères. C’est lui qui l’a jetée sans pitié entre deux êtres exécrables sans se demander si elle n’y serait pas brisée. C’est avec le nom de Laurence qu’il a décidé Berthe à vivre. Et cependant il savait la passion de Trémorel, il savait l’amour de cette malheureuse jeune fille, et il connaissait son ami capable de tout. Lui qui a si bien prévu tout ce qui pouvait servir sa vengeance, il n’a pas daigné prévoir que Laurence pouvait être séduite et déshonorée, et il l’a laissée désarmée devant la séduction du plus lâche et du plus infâme des hommes.

L’agent de la Sûreté réfléchissait.

—Il est une circonstance, objecta-t-il, que je ne puis m’expliquer. Comment ces complices qui s’exécraient, que la volonté implacable de leur victime enchaînait l’un à l’autre contre tous leurs instincts, ne se sont-ils pas séparés d’un commun accord le lendemain de leur mariage, le lendemain du jour où ils sont rentrés en possession du titre qui établissait leur crime?

Le vieux juge de paix hocha la tête.

—Je vois bien, répondit-il, que je ne suis point arrivé à vous bien faire comprendre l’épouvantable caractère de Berthe. Hector eût accepté avec transport une séparation, sa femme ne pouvait pas y consentir. Ah! Sauvresy la connaissait bien. Elle sentait sa vie perdue, d’horribles regrets la déchiraient, il lui fallait une victime, une créature à qui faire expier ses erreurs et ses crimes, à elle. Cette victime fut Hector. Acharnée à sa proie, elle ne l’eût lâchée pour rien au monde.

—Ah! ma foi! remarqua le docteur Gendron, votre Trémorel est aussi trop pusillanime. Qu’avait-il tant à redouter, une fois le manuscrit de Sauvresy anéanti?

—Qui vous dit qu’il l’ait été, interrompit le vieux juge de paix.

Sur cette réponse, M. Lecoq interrompit sa promenade de long en large dans la bibliothèque et vint s’asseoir en face du père Plantat.

—Les preuves ont-elles ou n’ont-elles pas été anéanties, fit-il, pour moi, pour l’instruction, tout est là.

Le père Plantat ne jugea pas à propos de répondre directement.

—Savez-vous, demanda-t-il, qui était le dépositaire choisi par Sauvresy.

—Ah! s’écria l’agent de la Sûreté en se frappant le front comme s’il eût été illuminé par une idée soudaine, ce dépositaire, c’était vous, monsieur le juge de paix.

Et en lui-même il ajouta: «Maintenant, mon bonhomme, je commence à comprendre d’où viennent tes informations.»

—Oui; c’était moi, reprit le père Plantat. Le jour du mariage de Mme veuve Sauvresy et du comte Hector, me conformant aux dernières volontés de mon ami mourant, je me suis rendu au Valfeuillu, et j’ai fait demander M. et Mme de Trémorel.

Bien que très entourés, très occupés, ils me reçurent immédiatement dans le petit salon du rez-de-chaussée où ce pauvre Clément a été assassiné. Ils étaient fort pâles l’un et l’autre et affreusement troublés. Certainement ils devinaient l’objet de ma visite, ils l’avaient deviné en m’entendant nommer puisqu’ils me recevaient.

Après les avoir salués l’un et l’autre, je m’adressai à Berthe, ainsi que le prescrivaient les minutieuses instructions qui m’avaient été données par écrit, et où éclate l’infernale prévoyance de Sauvresy.

«Madame, lui dis-je, j’ai été chargé par feu votre premier mari de vous remettre, le jour de vos secondes noces, le dépôt qu’il m’avait confié.»

Elle me prit le paquet renfermant la bouteille et le manuscrit, d’un air fort riant, joyeux même, me remercia beaucoup et aussitôt sortit.

À l’instant la contenance du comte changea. Il me parut très inquiet, très agité. Il était comme sur des charbons. Je voyais bien qu’il brûlait de s’élancer sur les pas de sa femme et qu’il n’osait pas. J’allais me retirer, mais il n’y tenait, plus. «Pardon! me dit-il brusquement, vous permettez, n’est-ce pas? Je suis à vous dans l’instant.» Et il sortit en courant.

Lorsque je le revis ainsi que sa femme quelques minutes plus tard, ils étaient fort rouges l’un et l’autre; leurs yeux avaient un éclat extraordinaire et leur voix frémissait encore pendant qu’ils me reconduisaient avec des formules polies. Ils venaient certainement d’avoir une altercation de la dernière violence.

—Et le reste se devine, interrompit M. Lecoq. Elle était allée, la chère dame, mettre en sûreté le manuscrit du défunt. Et quand son nouveau mari lui a demandé de le lui livrer, elle lui a répondu: «Cherche.»

—Sauvresy m’avait bien recommandé de ne remettre le paquet qu’entre ses mains à elle.

—Oh! il s’entendait à monter une vengeance. Il donnait à sa veuve, pour tenir Trémorel sous ses pieds, une arme terrible toujours prête à frapper. C’est là cette cravache magique qu’elle employait si, par hasard, il se révoltait. Ah! c’était un misérable, cet homme, mais elle a dû le faire terriblement souffrir...

—Oui, interrompit le docteur Gendron, jusqu’au jour où il l’a tuée.

L’agent de la Sûreté avait repris sa promenade à travers la bibliothèque.

—Reste maintenant, disait-il, la question du poison, question simple à résoudre, puisque nous tenons là, dans ce cabinet, celui qui l’a vendu.

—D’ailleurs, répondit le docteur, pour ce qui est du poison, j’en fais mon affaire. C’est dans mon laboratoire que ce gredin de Robelot l’a volé, et je ne saurais que trop quel il est, le poison, alors même que les symptômes, si bien décrits par le père Plantat, ne m’eussent pas appris son nom. Je m’occupais d’un travail sur l’aconit lors de la mort de M. Sauvresy, c’est avec de l’aconitine qu’il a été empoisonné.

—Ah! fit M. Lecoq surpris, de l’aconitine; c’est la première fois que je rencontre ce poison-là dans ma pratique. C’est donc une nouveauté?

—Pas précisément, dit en souriant M. Gendron. C’est de l’aconit que Médée extrayait, dit-on, ses plus effroyables toxiques, et Rome et la Grèce l’employaient concurremment avec la ciguë comme agent d’exécutions judiciaires.

—Et je ne le connaissais pas! J’ai, il est vrai, si peu de temps pour travailler. Après cela, il était peut-être perdu, ce poison de Médée, comme celui des Borgia; il se perd tant de choses!

—Non, il n’est pas perdu, rassurez-vous. Seulement, nous ne le connaissons guère maintenant que par les expériences de Mathiole, sur les condamnés à mort, au XVIe siècle; par les travaux de Hers, qui en 1833 isola le principe actif, l’alcaloïde, et enfin par quelques essais de Bouchardat qui prétend...

Quand par malheur on a mis le docteur Gendron sur les poisons, il est difficile de l’arrêter. Mais, d’un autre côté, M. Lecoq ne perd jamais son but de vue.

—Pardon de vous interrompre, docteur, fit-il, retrouverait-on des traces d’aconitine dans un cadavre inhumé depuis près de deux ans. Car enfin, M. Domini va vouloir l’exhumation.

—Les réactifs de l’aconitine, monsieur, ne sont pas assez connus pour en permettre l’isolement dans les produits cadavériques. Bouchardat a bien proposé l’iodure de potassium ioduré qui donnerait un précipité orange, mais cette expérience ne m’a pas réussi.

—Diable, fit M. Lecoq, voilà qui est contrariant.

Le docteur eut un sourire de triomphe.

—Rassurez-vous, dit-il, le procédé n’existait pas, je l’ai inventé.

—Ah! s’écria le père Plantat, votre papier sensibilisé.

—Précisément.

—Et vous retrouveriez de l’aconitine dans le corps de Sauvresy.

—Je retrouverais, monsieur l’agent, un milligramme d’aconitine dans un tombereau de fumier.

M. Lecoq paraissait radieux, comme un homme qui acquiert la certitude de mener à bonne fin une tâche qui lui avait paru un peu lourde.

—Eh bien! s’écria-t-il voici qui est terminé, notre instruction est complète. Les antécédents des victimes exposés par monsieur le juge de paix nous donnent la clé de tous les événements qui suivent la mort de ce malheureux Sauvresy. Ainsi, on comprend la haine de ces époux si bien unis en apparence. Ainsi, on s’explique que le comte Hector ait fait sa maîtresse et non sa femme d’une jeune fille charmante, qui avait un million de dot. Il n’y a plus rien de surprenant, à ce que M. de Trémorel se soit résigné à jeter à la Seine son nom et sa personnalité pour se refaire un état civil. S’il a tué sa femme, c’est qu’il y a été contraint par la logique des événements. Elle vivante, il ne pouvait pas fuir, et cependant il ne pouvait plus continuer à vivre au Valfeuillu. Enfin, ce papier qu’il cherchait avec tant d’acharnement, lorsque chaque minute pouvait lui coûter la vie, c’était sa condamnation, la preuve de son premier crime, le manuscrit de Sauvresy.

M. Lecoq parlait avec une animation extraordinaire, et comme s’il eût eu quelques motifs personnels d’animosité contre le comte de Trémorel. Il est ainsi fait, et l’avoue volontiers en riant, il ne peut s’empêcher d’en vouloir aux criminels qu’il est chargé de poursuivre. Entre eux et lui, c’est un compte à régler. De là, l’ardeur désintéressée de ses recherches. Peut-être est-ce chez lui simple affaire d’instinct, pareil à celui qui pousse le chien de chasse sur la trace du gibier.

—Il est clair maintenant, poursuivait-il, que c’est Mlle Courtois qui a mis fin aux éternelles irrésolutions du comte de Trémorel. Sa passion pour elle, irritée par les obstacles, devait toucher au délire. En apprenant la grossesse de sa maîtresse—car elle est réellement enceinte, je le parierais—ce misérable, perdant la tête, a oublié toute prudence et toute mesure. Il devait être si las d’un supplice qui, pour lui, recommençait tous les matins! Il s’est vu perdu, il a vu sa terrible femme se livrant pour avoir le bonheur de le livrer. Épouvanté, il a pris les devants et s’est décidé au meurtre. Cet événement a été le coup de fouet qui fait franchir le fossé.

Bien des circonstances qui établissaient la certitude de l’agent de la Sûreté avaient nécessairement échappé au docteur Gendron.

—Quoi! s’écria-t-il stupéfait, vous croyez à la complicité de Mlle Laurence.

L’homme de la préfecture eut un geste d’énergique protestation.

—Non, monsieur le docteur, répondit-il, non certainement, le ciel me préserve d’une pareille idée. Mademoiselle Courtois a ignoré et ignore le crime. Mais elle savait que Trémorel abandonnerait sa femme pour elle. Cette fuite avait été discutée entre eux, convenue, arrêtée; ils s’étaient donné rendez-vous pour un certain jour, à un endroit déterminé.

—Mais cette lettre, fit le médecin, cette lettre!

Depuis qu’il était question de Laurence, le père Plantat dissimulait mal ses angoisses et ses émotions.

—Cette lettre, s’écria-t-il, qui plonge toute une famille dans la plus affreuse douleur, qui tuera peut-être mon pauvre Courtois, n’est qu’une scène de la comédie infâme imaginée par le comte.

—Oh! fit le docteur révolté, est-ce possible?

—Je suis absolument de l’avis de monsieur le juge de paix, affirma l’agent de la Sûreté. Hier soir, chez monsieur le maire, nous avons eu en même temps le même soupçon. J’ai lu et relu la lettre de Mlle Laurence, et je parierais qu’elle n’est pas d’elle. Le comte de Trémorel lui a imposé un brouillon qu’elle a copié. Ne nous abusons pas, messieurs, cette lettre a été méditée, réfléchie, composée à loisir. Non, ce ne sont pas, ce ne peuvent être là les expressions d’une malheureuse jeune fille de vingt ans qui va se tuer pour échapper au déshonneur.

—Peut-être êtes-vous dans le vrai, fit le docteur, visiblement ébranlé; mais comment pouvez-vous imaginer que M. de Trémorel a réussi à décider Mlle Courtois à cet abominable expédient?

—Comment! Tenez, docteur, je ne suis pas un grand Grec en pareille matière, ayant eu rarement l’occasion d’étudier sur le vif les sentiments des demoiselles bien nées, et pourtant la chose me semble fort simple. Une jeune fille, dans la situation où se trouve Mlle Courtois, qui sent approcher le moment fatal où sa honte sera publique, doit être prête à tout, décidée à tout, même à mourir.

Le père Plantat eut comme un gémissement. Une conversation qu’il avait eue avec Laurence lui revenait à l’esprit. Elle lui avait demandé—il se le rappelait—des renseignements sur certaines plantes vénéneuses qu’il cultivait, s’inquiétant beaucoup des moyens qu’on emploie pour en extraire les sucs mortels.

—Oui, dit-il, elle a songé à mourir.

—Eh bien! reprit l’agent de la Sûreté, c’est à moment où ces pensées funèbres hantaient l’esprit de la pauvre enfant, que le comte de Trémorel a pu facilement achever son œuvre de perdition. Elle lui disait sans doute qu’elle préférait la mort à la honte, il lui a prouvé qu’étant enceinte, elle n’avait pas le droit de se tuer. Il lui a dit qu’il était bien malheureux, que n’étant pas libre, il ne pouvait réparer l’horrible faute, mais il lui a offert en même temps de lui sacrifier se vie.

Que devait-elle faire pour tout sauver? Abandonner sa famille, faire croire à son suicide, pendant que lui, de son côté, déserterait sa maison et abandonnerait sa femme. Elle a dû se défendre, résister. Mais ne devait-il pas tout obtenir d’elle, lui arracher les plus invraisemblables consentements—en lui parlant de cet enfant qu’elle sentait tressaillir dans son sein, qu’ils élèveraient entre eux, qui ainsi aurait un père!

Et elle a consenti à tout, elle a fui, elle a recopié et jeté à la poste la lettre infâme préparée par son amant.

Le docteur était convaincu.

—Oui, murmura-t-il, oui, voilà bien les moyens de séduction qu’il a dû employer.

—Mais quel maladroit, reprit l’agent de la Sûreté, quel niais, qui n’a pas pensé qu’infailliblement on remarquerait cette bizarre coïncidence entre la disparition de son cadavre et le suicide de Mlle Laurence. Les cadavres ne se perdent pas comme cela, que diable! Mais non, monsieur s’est dit: On me croira bel et bien assassiné tout comme ma femme, et la justice ayant son coupable, c’est-à-dire Guespin, n’en demandera pas davantage.

Le père Plantat eut un geste désespéré de rage impuissante.

—Ah! s’écria-t-il, ne savoir où le misérable se cache pour lui arracher Laurence.

L’agent de la Sûreté prit le bras du vieux juge de paix et le serra énergiquement.

—Rassurez-vous, monsieur, dit-il d’un ton froid, nous le retrouverons, ou je perdrai mon nom de Lecoq; et, pour être franc, je dois vous avouer que la tâche ne me paraît pas bien difficile.

Trois ou quatre coups discrets frappés à la porte interrompirent M. Lecoq. L’heure s’avançait, et depuis bien longtemps déjà, la maison était éveillée et remuante. Dix fois au moins, Mme Petit, dévorée d’inquiétude, malade et pleurant presque de curiosité déçue, était venue coller son oreille à la serrure. Vainement, hélas!

—Que peuvent-ils machiner là-dedans? disait-elle à Louis, son tranquille commensal. Voici douze heures qu’ils sont enfermés sans boire ni manger; cela a-t-il du bon sens! Enfin, je vais toujours préparer à déjeuner.

Ce n’était pourtant pas Mme Petit, qui se risquait à frapper.

C’était Louis, le jardinier, qui venait rendre compte à son maître de dégâts tout à fait extraordinaires commis dans le jardin. Le gazon avait été abîmé, piétiné, saccagé.

Il apportait en même temps des objets singuliers, laissés par les malfaiteurs sur la pelouse, et qu’il avait ramassés. Ces objets M. Lecoq les reconnut du premier coup d’œil.

—Ciel! s’écria-t-il, je m’oubliais. Je suis là qui cause tranquillement à visage découvert, comme si nous n’étions pas en plein jour, comme si quelque indiscret ne pouvait pas entrer d’un moment à l’autre!

Et s’adressant à Louis, fort surpris de retrouver là ce jeune homme brun qu’il n’y avait pas vu entrer la veille:

—Donne, mon garçon, lui dit-il, donne-moi ces accessoires de toilette qui m’appartiennent.

Puis, en un tournemain, pendant que le maître de la maison était allé donner quelques ordres, il rajusta sa physionomie de la veille. Si bien que le père Plantat, en rentrant, n’en pouvait croire ses yeux; il voyait là, près de la cheminée, son Lecoq, à l’air bénin, de l’instruction. C’étaient bien les mêmes cheveux plats, ces favoris d’un blond fauve, ce sourire idiot; il jouait avec sa même bonbonnière à portrait.

Le déjeuner était servi et le vieux juge venait de prévenir ses hôtes. Silencieux comme le dîner de la veille, ce repas dura peu. Les convives sentaient le prix des minutes. M. Domini les attendait à Corbeil, et, sans doute, il commençait à s’impatienter de leur retard.

Louis venait de poser sur la table une magnifique corbeille de fruits, lorsque M. Lecoq pensa au rebouteux.

—Le misérable, dit-il, a peut-être besoin de quelque chose.

Le père Plantat voulait envoyer son domestique chercher maître Robelot, l’agent de la Sûreté s’y opposa.

—C’est un gaillard dangereux, dit-il, j’y vais moi-même.

Il sortit, et dix secondes ne s’étaient pas écoulées que sa voix se fit entendre:

—Messieurs, criait-il, messieurs!!!

Le docteur et le juge de paix accoururent.

En travers de la porte du cabinet gisait le corps inanimé du rebouteux. Le misérable s’était suicidé.

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