Le crime d'Orcival
XXII
Il avait fallu au rebouteux d’Orcival une présence d’esprit singulière et un rare courage, pour se donner la mort dans ce cabinet obscur, sans éveiller par aucun bruit suspect l’attention des hôtes de la bibliothèque.
Un bout de ficelle, trouvé en tâtant dans l’ombre parmi les vieux livres et les liasses de journaux, avait été l’instrument de son suicide. Il l’avait lié solidement autour de son cou, et se servant d’un morceau de crayon en guise de tourniquet il s’était étranglé.
Il n’offrait rien, d’ailleurs, de cet aspect hideux que la croyance populaire attribue aux individus qui périssent par la strangulation. Il avait la face pâle, les yeux à demi ouverts, la bouche béante et l’air hébété de l’homme qui, sans grandes douleurs, perd peu à peu connaissance, sous l’influence d’une congestion cérébrale.
—Peut-être est-il encore possible de le rappeler à la vie, dit le docteur Gendron?
Et sortant bien vite sa trousse de sa poche, il s’agenouilla près du cadavre.
Ce suicide paraissait contrarier vivement et même affecter M. Lecoq. Au moment où tout allait comme sur des roulettes, voilà que son principal témoin, celui qu’il avait arrêté au péril de ses jours, lui échappait.
Le père Plantat au contraire semblait presque satisfait, comme si cette mort eût servi certains projets dont il n’avait pas parlé encore et répondu à de secrètes espérances. Peu importait, d’ailleurs, s’il ne s’agissait que de combattre les opinions de M. Domini et de lui fournir les éléments d’une conviction nouvelle. Ce cadavre avait une bien autre éloquence que le plus explicite des aveux.
Le docteur venait de se relever; il reconnaissait l’inutilité de ses soins.
Vainement il s’était livré à toutes les manœuvres qu’indique l’expérience en matière de strangulation. Il avait, sans succès, pratiqué l’ouverture de la jugulaire.
—C’est bien fini, dit-il; la pression a porté particulièrement entre l’os hyoïde et le cartilage thyroïde: l’asphyxie a dû être complète en très peu d’instants.
Le corps du rebouteux était alors étendu à terre, sur le tapis de la bibliothèque.
—Il n’y a plus qu’à le faire reporter chez lui, dit le père Plantat; nous l’y accompagnerons pour mettre les scellés sur tous ses meubles, qui pourraient bien contenir des papiers importants.
Et se retournant vers son domestique:
—Cours, lui dit-il, jusqu’à la mairie, demander un brancard et deux hommes de bonne volonté.
La présence du docteur Gendron n’était plus nécessaire; il promit au père Plantat qu’il le rejoindrait, et sortit pour aller s’informer de l’état de M. Courtois.
Cependant, Louis n’avait pas tardé à reparaître, suivi non pas d’un homme de bonne volonté, mais de dix. On plaça sur le brancard le corps de Robelot et le funèbre cortège se mit en route.
C’est tout en bas de la côte, à droite du pont de fil de fer que demeurait le rebouteux d’Orcival. Il occupait seule une petite maison composée de trois pièces, dont une lui servait de boutique, et était encombrée de paquets de plantes, d’herbes sèches, de graines et de cent autres articles de son commerce d’herboristerie. Il couchait dans la pièce du fond, mieux meublée que ne le sont d’ordinaire les chambres à coucher de campagne.
Les porteurs déposèrent sur le lit leur triste fardeau.
Ils auraient été fort embarrassés, sans doute, si parmi eux ne s’était trouvé le tambour de ville, qui est en même temps fossoyeur d’Orcival. Cet homme, expert en tout ce qui concerne les funérailles, donna toutes les indications pour la dernière toilette. Lui-même, d’une main habile et prompte, disposait les matelas selon le rite, pliant les draps et les bordant ainsi qu’on a coutume de le faire. Pendant ce temps, le père Plantat visitait tous les meubles dont on avait pris les clés dans les poches du suicidé.
Les valeurs trouvées en possession de cet homme qui, deux ans plus tôt, vivait au jour le jour et ne possédait pas un sou vaillant, devaient être contre lui un témoignage accablant et ajouter une preuve aux preuves, moralement indiscutables, mais non évidentes pourtant de sa complicité. Mais le vieux juge de paix avait beau chercher, il ne rencontrait rien qu’il ne connût déjà.
C’étaient les titres de propriété du pré Morin, des champs de Frapesle et des pièces de terre Peyron. À ces titres étaient jointes deux obligations, une de cent cinquante francs et l’autre de huit cent vingt francs, souscrites au profit du sieur Robelot par deux habitants de la commune.
Le père Plantat dissimulait mal son désappointement.
—Pas de valeurs, fit-il à l’oreille de M. Lecoq, comprenez-vous cela?
—Très bien, répondit l’agent de la Sûreté. C’était un rusé gaillard, ce Robelot, assez prudent pour cacher sa fortune subite, assez patient pour paraître mettre des années à s’enrichir. Vous n’apercevrez, monsieur, dans son secrétaire que les valeurs qu’il croyait pouvoir avouer sans danger. Pour combien y en a-t-il là?
Le juge de paix additionna rapidement les différentes sommes et répondit:
—Pour quatorze mille cinq cents francs.
—Mme Sauvresy lui a donné davantage, déclara péremptoirement l’homme de la préfecture. N’ayant que quatorze mille francs, il n’aurait pas été assez fou pour les placer en terres. Il faut qu’il ait un magot caché quelque part.
—Sans doute, je suis de cet avis, mais où?
—Ah! je cherche.
Il cherchait en effet, sans en avoir l’air, il rôdait tout autour de la chambre, dérangeant les meubles, faisant à certains endroits sonner le carreau du talon de ses bottes, auscultant le mur par places. Enfin, il revint à la cheminée, devant laquelle plusieurs fois déjà il s’était arrêté.
—Nous sommes au mois de juillet, disait-il, et cependant voici bien des cendres dans ce foyer.
—On ne les retire pas toujours à la fin de l’hiver, objecta le juge de paix.
—C’est vrai, monsieur, mais celles-ci ne vous semblent-elles pas bien propres et bien nettes? Je ne leur vois pas cette légère couche de poussière et de suie qui devrait les recouvrir alors que depuis plusieurs mois on n’a pas allumé de feu.
Il se retourna vers la seconde pièce où il avait fait retirer les porteurs, une fois leur besogne terminée, et dit:
—Tâchez donc de me procurer une pioche.
Tous les hommes se précipitèrent; il revint près du juge de paix.
—Certainement, murmurait-il, comme en aparté, ces cendres ont été remuées récemment, et si elles ont été remuées...
Il s’était baissé déjà, et, écartant les cendres, il avait mis à nu la pierre du foyer. Prenant alors un mince morceau de bois, il le promena facilement dans les jointures de la pierre.
—Voyez, monsieur le juge de paix, disait-il, pas un atome de ciment, et la pierre est mobile: le magot doit être là.
On lui apporta une pioche, il ne donna qu’un coup. La pierre du foyer bascula, laissant béant un trou assez profond.
—Ah! s’écria-t-il d’un air de triomphe, je savais bien.
Ce trou était plein de rouleaux de pièces de vingt francs. On compta, il s’y trouvait dix neuf mille cinq cents francs.
La physionomie du vieux juge de paix portait en ce moment l’empreinte d’une douleur profonde.
«Hélas! pensait-il, voici pourtant le prix de la vie de mon pauvre Sauvresy.»
En même temps que l’or, l’agent de la Sûreté avait retiré de la cachette un petit papier couvert de chiffres. C’était comme le grand-livre du rebouteux. D’un côté, à gauche, il avait porté la somme de quarante mille francs. De l’autre côté, à droite, il avait inscrit diverses sommes, dont le total s’élevait à vingt et un mille cinq cents francs. Ces différentes sommes se rapportaient au prix de ses acquisitions. C’était par trop clair. Mme Sauvresy avait payé quarante mille francs à Robelot son flacon de cristal bleu.
Le père Plantat et l’agent de la Sûreté n’avaient plus rien à apprendre chez le rebouteux.
Ils serrèrent dans le secrétaire l’or de la cachette et apposèrent partout les scellés qui devaient rester à la garde de deux des hommes présents.
Mais M. Lecoq n’était pas encore complètement satisfait.
Qu’était-ce donc que ce manuscrit lu par le vieux juge de paix? Un instant il avait pensé que c’était simplement une copie de la dénonciation à lui confiée par Sauvresy. Mais non, ce ne pouvait être cela; Sauvresy n’avait pas pu décrire les dernières scènes si terribles de son agonie.
Ce point, resté obscur, tracassait prodigieusement l’homme de la préfecture de police et empoisonnait la joie qu’il éprouvait d’avoir mené à bonne fin cette enquête si difficile. Une fois encore il voulut essayer d’arracher la vérité au père Plantat. Le prenant sans trop de façon par le collet de sa redingote, il l’attira dans l’embrasure de la fenêtre, et de son air le plus innocent:
—Pardon, monsieur, lui dit-il à voix basse, est-ce que nous n’allons pas retourner chez vous?
—À quoi bon, puisque le docteur Gendron, en sortant de chez le maire, doit nous rejoindre ici?
—C’est que, monsieur, nous aurions, je crois besoin du dossier que vous nous avez lu cette nuit afin de le communiquer à monsieur le juge d’instruction.
L’agent de la Sûreté s’attendait à voir son interlocuteur bondir à cette proposition, ses prévisions furent trompées.
Le père Plantat eut un triste sourire, et le regardant fixement dans les yeux:
—Vous êtes bien fin, cher M. Lecoq, dit-il, mais je le suis assez pour garder le dernier mot dont vous avez deviné une bonne partie.
M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.
—Croyez, monsieur... balbutia-t-il.
—Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriez peut-être bien aise de connaître la source de mes renseignements. Vous avez trop de mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir, en commençant, je vous ai prévenu que cette relation était pour vous seul et que je n’avais en vous la communiquant, qu’un seul but: faciliter nos recherches. Que voulez-vous que fasse le juge d’instruction de notes absolument personnelles, n’ayant aucun caractère d’authenticité?
Il réfléchit quelques secondes, comme s’il eût cherché à ajouter une phrase à sa pensée, et ajouta:
—J’ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime trop pour ne pas être certain d’avance que vous ne parlerez aucunement de documents absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudra tout ce que j’ai pu écrire, maintenant qu’à l’appui de vos assertions vous avez le cadavre de Robelot et la somme considérable trouvée en sa possession. Si M. Domini hésitait encore à vous croire, vous savez que le docteur se fait fort de retrouver le poison qui a tué Sauvresy...
Le père Plantat s’arrêta, il hésitait.
—Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vous avez su pénétrer.
La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c’est que trouver un partenaire de sa force ne lui déplaît pas. Certes, il était, en tant que policier, bien supérieur au père Plantat, mais il lui fallait bien reconnaître qu’il ne manquait à ce vieux juge de paix de campagne qu’un peu de pratique et moins de passion. Plusieurs fois déjà depuis la veille, il s’était incliné devant sa perspicacité supérieure. Cette fois il lui prit la main et la serrant d’une façon significative:
—Comptez sur moi, monsieur, dit-il.
En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.
—Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, il s’en tirera.
—Le ciel soit loué! répondit le vieux juge de paix, mais puisque vous voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nous attendait ce matin, doit être fou d’impatience.
XXIII
Lorsqu’il parlait de l’impatience du juge d’instruction, le père Plantat était certes bien au-dessous de la réalité. M. Domini était furieux, ne comprenant rien à l’absence si prolongée de ses collaborateurs de la veille, du juge de paix, du médecin et de l’agent de la Sûreté.
Dès le grand matin, il était venu s’installer dans son cabinet, au palais de justice, drapé de sa robe de juge, et il comptait les minutes.
C’est que les réflexions de la nuit loin d’ébranler et de troubler ses convictions n’avaient fait que les affirmer. À mesure qu’il s’éloignait de l’heure du crime, il le trouvait plus simple, plus naturel, plus aisé à expliquer.
Mais la conviction où il était que son avis n’était pas celui des autres agents de l’enquête le taquinait, quoi qu’il pût se dire, et lui faisait attendre leur rapport dans un état d’irritation nerveuse dont son greffier ne s’apercevait que trop. Même, dans la crainte de n’être pas là au moment de l’arrivée de M. Lecoq, redoutant de rester une minute de plus dans l’incertitude, il s’était fait apporter à déjeuner dans son cabinet.
Précaution inutile. L’aiguille tournait autour du joli cadran à dessins bleus qui orne le palais, et personne n’arrivait.
Il avait bien, pour tuer le temps, interrogé Guespin et La Ripaille; ces nouveaux interrogatoires ne lui avaient rien appris. L’un des prévenus jurait ses grands dieux qu’il ne savait rien de plus que ce qu’il avait dit, l’autre se renfermait dans un silence farouche, on ne peut plus irritant, se bornant à répéter:—Je sais que je suis perdu, faites de moi ce que vous voudrez.
M. Domini allait faire monter un gendarme à cheval et l’envoyer à Orcival s’enquérir des causes de cette inexplicable lenteur, lorsque enfin l’huissier de service lui annonça ceux qu’il attendait.
Vite, il donna l’ordre de les faire entrer, et si violente était sa curiosité, que lui-même, en dépit de ce qu’il appelait sa dignité, se leva pour aller au-devant d’eux.
—Comme vous êtes en retard! disait-il.
—Et cependant, fit le juge de paix, nous n’avons pas perdu une minute, et nous ne nous sommes pas couchés.
—Il y a donc du nouveau? demanda-t-il. A-t-on retrouvé le cadavre du comte de Trémorel?
—Il y a du nouveau, monsieur, répondit M. Lecoq, et beaucoup. Mais on n’a pas retrouvé le cadavre du comte, et même j’ose affirmer qu’on ne le retrouvera pas; par une raison bien simple, c’est qu’il n’a pas été tué; c’est qu’il n’est pas une des victimes comme on a pu le supposer un instant, c’est qu’il est l’assassin.
À cette déclaration, fort nettement articulée par l’homme de la police, le juge d’instruction bondit dans son fauteuil.
—Mais c’est de la folie! s’écria-t-il.
M. Lecoq ne s’est jamais permis un sourire en présence d’un magistrat.
—Je ne pense pas, répondit-il froidement. Je suis même persuadé que si monsieur le juge d’instruction veut bien me prêter une demi-heure d’attention, j’aurai l’honneur de l’amener à partager mes convictions.
Un imperceptible haussement d’épaules de M. Domini n’échappa pas à l’homme de la rue de Jérusalem, aussi crut-il devoir insister.
—Bien plus, je suis certain que monsieur le juge ne me laissera pas sortir de son cabinet, sans m’avoir remis un mandat d’amener décerné contre le comte Hector de Trémorel que présentement il croit mort.
—Soit, fit M. Domini, parlez.
Rapidement alors M. Lecoq se mit à exposer les faits recueillis tant par lui que par le juge de paix depuis le commencement de l’instruction. Il les exposait, non comme il les avait appris ou deviné, mais dans leur ordre chronologique et de telle sorte, que chaque incident nouveau qu’il abordait, découlait naturellement du précédent.
Plus que jamais, il était rentré dans son personnage de mercier bénin, s’exprimant d’une petite voix flûtée, outrant les formules obséquieuses: «J’aurai l’honneur» ou «Si monsieur le juge daigne me permettre» Il avait ressorti la bonbonnière à portrait et, comme la veille au Valfeuillu, aux passages palpitants ou décisifs, il avalait un morceau de réglisse.
Et à mesure qu’avançait son récit, la surprise de M. Domini devenait plus manifeste. Par moments il laissait échapper une exclamation.
—Est-ce possible! C’est à n’y pas croire.
M. Lecoq avait terminé. Il goba tranquillement un carré de guimauve, et ajouta:
—Que pense maintenant monsieur le juge d’instruction?
M. Domini, il faut l’avouer, était médiocrement satisfait. Ce n’est jamais sans une secrète contrariété qu’on voit un inférieur désarticuler d’un doigt brutal un système qu’on a pris la peine de combiner et d’agencer. Mais si entier qu’il soit dans ses opinions, si peu disposé qu’il s’avoue à entrer dans le sentiment d’autrui, il lui fallait bien cette fois s’incliner devant l’évidence qui éclatait à aveugler.
—Je suis convaincu, répondit-il, qu’un crime a été commis sur la personne de M. Clément Sauvresy avec l’assistance chèrement payée de ce Robelot. C’est si vrai que dès demain M. le docteur Gendron recevra une réquisition d’avoir à procéder sans délai à l’exhumation et à l’autopsie du cadavre.
—Et je retrouverai le poison, affirma le docteur, vous pouvez en être sûr.
—Fort bien, reprit M. Domini. Mais de ce que M. de Trémorel a empoisonné son ami pour épouser sa veuve, s’ensuit-il nécessairement, rigoureusement, qu’il a hier assassiné sa femme et ensuite pris la fuite? Je ne le crois pas.
Le père Plantat, n’osant rien dire, tant il craignait de s’emporter, trépignait de colère. M. Domini s’égarait.
—Pardon, monsieur, objecta doucement M. Lecoq, il me semblait que le suicide de Mlle Courtois—suicide supposé, tout porte à le croire—prouvait au moins quelque chose.
—C’est un fait à éclaircir. La coïncidence que vous invoquez peut n’être qu’un pur effet du hasard.
—Mais, monsieur, insista l’agent de la Sûreté, visiblement agacé, je suis sûr que M. de Trémorel s’est rasé, j’en ai la preuve; nous n’avons pas retrouvé les bottes qu’au dire de son domestique il avait chaussées le matin...
—Doucement, monsieur, interrompit le juge, plus doucement, je vous en prie. Je ne prétends pas que vous ayez absolument tort, il s’en faut, seulement je vous présente mes objections. Admettons, j’y consens, que M. de Trémorel ait tué sa femme. Il vit, il est en fuite, soit. Cela prouve-t-il l’innocence de Guespin et qu’il n’ait pris aucune part au meurtre?
C’était là, évidemment, le côté faible du plan de M. Lecoq. Mais, convaincu, sûr de la culpabilité d’Hector, il s’était assez peu inquiété du pauvre jardinier, se disant que son innocence éclaterait forcément d’elle-même quand on mettrait la main sur le coupable.
Il allait cependant répliquer, lorsque dans le corridor on entendit un bruit de pas puis des voix qui chuchotaient.
—Tenez, fit M. Domini, nous allons sans doute apprendre sur Guespin des détails d’un haut intérêt.
—Attendriez-vous quelque nouveau témoin? demanda le père Plantat.
—Non, mais j’attends un employé de notre police de Corbeil auquel j’ai confié une commission importante.
—Au sujet de Guespin?
—Précisément. Ce matin, de fort bonne heure, une ouvrière de la ville à laquelle Guespin faisait la cour, m’a apporté une photographie de lui très ressemblante, à ce qu’elle m’a affirmé. Ce portrait, je l’ai remis à mon agent, avec l’adresse des Forges de Vulcain, trouvée hier en possession du prévenu, le chargeant de savoir si Guespin n’aurait pas été vu dans ce magasin, et s’il n’y aurait pas, acheté quelque chose dans la soirée d’avant-hier.
S’il est un chasseur jaloux, n’aimant pas à voir suivre sur ses brisées, c’est à coup sûr M. Lecoq. La démarche du juge d’instruction le froissa si fort qu’il ne put dissimuler une affreuse grimace.
—Je suis vraiment désolé, dit-il d’un ton sec, d’inspirer à monsieur le juge si peu de confiance qu’il croie devoir m’adjoindre des aides.
Cette susceptibilité amusa beaucoup M. Domini.
—Eh! monsieur l’agent, fit-il, vous ne pouvez être partout à la fois. Je vous crois fort habile, mais je ne vous avais pas sous la main et j’étais pressé.
—Une fausse démarche est souvent irréparable.
—Rassurez-vous, j’ai envoyé un homme intelligent.
La porte du cabinet s’ouvrit au même moment, et l’émissaire annoncé par le juge d’instruction parut sur le seuil.
C’était un vigoureux homme d’une quarantaine d’années, à tournure soldatesque plutôt que militaire, portant moustache rude taillée en brosse, aux yeux luisants ombragés de sourcils touffus se rejoignant en bouquet formidable au-dessus du nez. Il avait l’air futé plutôt que fin, et sournois encore plus que rusé, si bien que son seul aspect devait éveiller toutes sortes de défiances et mettre instinctivement en garde.
—Bonne nouvelle! dit-il d’une grosse voix enrouée et brisée par l’alcool, je n’ai pas fait le voyage de Paris pour le roi de Prusse, nous sommes en plein sur la piste de ce gredin de Guespin.
M. Domini l’interrompit d’un geste bienveillant, presque amical.
—Voyons, Goulard, disait-il—il s’appelle Goulard—procédons par ordre, s’il se peut, et méthodiquement. Vous vous êtes transporté, conformément à mes ordres au magasin des Forges de Vulcain?
—Immédiatement au sortir du wagon, oui, monsieur le juge.
—Parfait. Y avait-on vu le prévenu?
—Oui, monsieur, le mercredi 8 juillet, dans la soirée.
—À quelle heure?
—Sur les dix heures, peu d’instant avant la fermeture du magasin, ce qui fait qu’il a été bien plus remarqué et bien mieux observé.
Le juge de paix remuait les lèvres, sans doute pour présenter une objection, un geste de M. Lecoq qui le regardait, l’index posé sur la bouche, l’arrêta.
—Et qui a reconnu la photographie? poursuivait M. Domini.
—Trois commis, monsieur, ni plus ni moins. Il faut vous dire que les manières de Guespin ont tout d’abord éveillé leur attention. Il avait l’air extraordinaire, m’ont-ils dit, à ce point qu’ils ont pensé avoir affaire à un homme ivre ou pour le moins gris. Puis, ce qui fixe leurs souvenirs, c’est qu’il a beaucoup parlé, il posait, il a été jusqu’à leur promettre sa protection, disant que si on lui garantissait une remise, il ferait acheter quantité d’outils de jardinage par une maison dont il avait toute la confiance, la maison du Gentil Jardinier.
M. Domini suspendit l’interrogatoire pour consulter le dossier déjà volumineux placé devant lui, sur son bureau. C’était bien, en effet—à en croire les témoins—par cette maison du Gentil Jardinier, que Guespin avait été placé chez le comte de Trémorel.
Le juge d’instruction en fit la remarque à haute voix, et ajouta:
—L’identité, à tout le moins, ne saurait être contestée. Il est acquis à l’accusation que Guespin était, le mercredi soir, aux Forges de Vulcain.
—Tant mieux pour lui, ne put s’empêcher de murmurer M. Lecoq.
Le magistrat entendit fort bien l’exclamation, mais malgré qu’elle lui parût singulière, il ne la releva pas et continua à questionner son homme de confiance.
—Cela étant, reprit-il, on a dû pouvoir vous dire de quels objets le prévenu était venu faire l’acquisition?
—Les commis se le rappelaient, en effet, on ne peut mieux. Il a acheté d’abord un marteau, un ciseau à froid, et une lime.
—Je savais bien! exclama le juge d’instruction. Et après?
—Ensuite, monsieur...
Ici, l’homme aux moustaches en brosse jaloux de frapper l’imagination de ses auditeurs, crut devoir rouler des yeux terribles et prendre une voix sinistre:
—... Ensuite, il a acheté un couteau poignard.
Le juge d’instruction ne se sentait pas d’aise, il battait M. Lecoq sur son terrain, il triomphait.
—Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus ironique à l’agent de la Sûreté, que pensez-vous maintenant de votre client? Que dites-vous de cet honnête et digne garçon qui, le soir même du crime, renonce à une noce où il se serait amusé, pour s’en aller acheter un marteau, un ciseau, un poignard, tous les instruments, en un mot, indispensables pour l’effraction et le meurtre.
Le docteur Gendron paraissait quelque peu déconcerté de ces incidents qui tout à coup se produisaient, mais un fin sourire errait sur les lèvres du père Plantat.
Pour M. Lecoq, il avait la mine impayable d’un homme supérieur scarifié d’objections qu’il sait devoir d’un mot réduire à néant, résigné à voir gaspiller en partages oiseux, un temps qu’il mettrait utilement à profit.
—Je pense, monsieur, répondit-il bien humblement, que les assassins du Valfeuillu n’ont employé ni marteau, ni ciseau, ni lime, qu’ils n’avaient pas apporté d’outils du dehors, puisqu’ils se sont servis d’une hache.
—Ils n’avaient pas de poignard non plus? demanda le juge, de plus en plus goguenard, à mesure qu’il se sentait plus sûr d’être sur la bonne voie.
—Ceci, dit l’agent de la Sûreté, c’est une autre question, je l’avoue, mais qui n’est pas difficile à résoudre.
Il commençait à perdre patience. Il se retourna vers l’agent de Corbeil et assez brusquement lui demanda:
—C’est tout ce que vous savez?
L’homme aux gros sourcils toisa d’un air dédaigneux ce petit bourgeois bénin, à tournure mesquine qui se permettait de l’interroger ainsi. Il hésitait si bien à l’honorer d’une réponse que M. Lecoq dut répéter sa question, brutalement, cette fois.
—Oui, c’est tout, dit-il enfin, et je trouve que c’est suffisant puisque c’est l’avis de monsieur le juge d’instruction, le seul qui ait des ordres à me donner et à l’approbation de qui je tienne.
M. Lecoq haussait tant qu’il pouvait les épaules en examinant le messager de M. Domini.
—Voyons, fit-il, avez-vous seulement demandé quelle est exactement la forme du poignard acheté par Guespin. Est-il grand, petit, large, étroit, est-il à lame fixe?...
—Ma foi! non, à quoi bon?
—Simplement, mon brave, pour rapprocher cette arme des blessures de la victime, pour voir si sa garde correspond à celle qui a laissé une empreinte nette et visible entre les épaules de la victime.
—C’est un oubli, mais il est aisé de le réparer.
M. Lecoq n’eut pas eu, pour surexciter sa perspicacité, les aiguillons de sa vanité blessée, qu’il eût fait des prodiges pour répondre aux regards que lui adressait le père Plantat.
—On comprend une inadvertance, fit-il, mais du moins vous allez nous dire en quelle monnaie Guespin a soldé ses achats?
Il semblait si embarrassé de son personnage, le pauvre détective de Corbeil, si humilié, si vexé, que le juge d’instruction crut devoir venir à son secours.
—La nature de la monnaie importe assez peu, ce me semble, objecta-t-il.
—Je prie monsieur le juge de m’excuser, si je ne suis pas de son avis, répondit M. Lecoq. Cette circonstance peut être des plus graves. Quelle est en l’état de l’instruction la charge la plus grave relevée contre Guespin? C’est l’argent trouvé dans sa poche. Or, supposons un moment, que hier soir à dix heures, il a changé à Paris un billet de mille francs. Ce billet serait-il le produit du crime du Valfeuillu? Non, puisqu’à cette heure-là le crime n’était pas commis. D’où viendrait-il? C’est ce que je n’ai pas à rechercher encore. Mais si mon hypothèse est exacte, la justice sera bien forcée de convenir que les quelques cents francs dont était nanti le prévenu, peuvent et doivent être le reste du billet.
—Ce n’est toujours qu’une hypothèse, fit M. Domini d’un ton de mauvaise humeur de plus en plus accentuée.
—Il est vrai, mais qui peut se changer en certitude. Il me reste encore à demander à monsieur—il désignait l’homme aux moustaches—comment Guespin a emporté les objets achetés. Les a-t-il simplement glissés dans sa poche, ou en a-t-il fait faire un paquet et comment était ce paquet.
L’agent de la Sûreté parlait d’un ton tranchant, dur, glacial, empreint d’une amère raillerie, si bien que le pauvre diable avait perdu toute l’assurance de sa mine et ne relevait plus, tant s’en faut, ses moustaches.
—Je ne sais pas, balbutia-t-il, on ne m’avait pas dit, je croyais...
M. Lecoq éleva ses deux mains comme pour prendre le ciel à témoin. Au fond, il était ravi de cette occasion superbe qui se présentait de se venger des dédains de M. Domini. Au juge d’instruction, il ne pouvait, il n’osait, il ne voulait rien dire, mais il avait le droit de bafouer le malencontreux agent, de passer sur lui sa colère.
—Ah ça! mon garçon, lui dit-il, qu’êtes vous donc allé faire à Paris? Montrer la photographie de Guespin et conter le crime d’Orcival à ces messieurs des Forges de Vulcain? Ils ont dû être bien sensibles à votre attention. Mais Mme Petit, la gouvernante de monsieur le juge de paix, en aurait bien fait autant.
Ah! par exemple, à ce coup de boutoir, l’homme aux dures moustaches fut sur le point de se fâcher, il fronça ses épais sourcils, et de sa plus grosse voix:
—Ça, monsieur, commença-t-il...
—Ta, ta, ta! interrompit l’agent de la Sûreté le tutoyant cette fois, laisse-moi donc en paix et tâche de savoir qui te parle, je suis M. Lecoq.
L’effet du nom du policier célèbre fut magique sur un gaillard, employé quelques mois, comme auxiliaire dans les brigades volantes de la rue de Jérusalem. Il tomba au port d’armes, et son attitude, aussitôt, devint respectueuse, comme celle du modeste fantassin qui, sous la redingote d’un épicier, trouverait son général.
Être traité de «mon garçon», tutoyé, brutalisé même par cet illustre, loin de l’offenser, le flattait presque. Il est de ces souples échines qui volent au-devant de certains gourdins.
D’un air ébahi et plein d’admiration, il murmurait:
—Quoi! est-ce possible, M. Lecoq, vous, un pareil homme!
—Oui, c’est moi, mon garçon, mais console-toi, je ne t’en veux pas; tu ne sais pas ton métier, mais tu m’as rendu service, tu as eu le bon esprit de m’apporter une preuve concluante de l’innocence de mon client.
Ce n’est pas sans un secret déplaisir que M. Domini vit cette scène. Son homme passait à l’ennemi, reconnaissant sans conteste une supériorité fixée et classée. L’assurance de M. Lecoq en parlant de l’innocence d’un prévenu, dont la culpabilité lui semblait indiscutable, acheva de l’exaspérer.
—Et quelle est cette fameuse preuve, s’il vous plaît? demanda-t-il.
—Elle est simple et éclatante, monsieur, répondit M. Lecoq s’amusant à outrer son air niais à mesure que ses déductions rétrécissaient le champ des probabilités. Sans doute, il vous souvient que, lors de notre enquête au château du Valfeuillu, nous trouvâmes les aiguilles de la pendule de la chambre à coucher arrêtée sur trois heures vingt minutes. Me défiant d’un coup de pouce perfide, je mis, vous le rappelez-vous? la sonnerie de cette pendule en mouvement. Qu’advint-il? Elle sonna onze coups. De ce moment, il fut patent pour nous que le crime avait été commis avant onze heures. Or, si à dix heures du soir Guespin était dans les magasins des Forges de Vulcain, il ne pouvait être au Valfeuillu avant minuit. Donc, ce n’est pas lui qui a fait le coup.
Et sur cette conclusion l’agent de la Sûreté sortant sa bonbonnière se récompensa d’un carré de réglisse adressant au juge d’instruction un joli sourire qui bien clairement signifiait: «Tirez-vous de là.»
C’était, si les déductions de M. Lecoq étaient rigoureusement justes, le système entier du juge d’instruction qui s’écroulait.
Mais M. Domini ne pouvait admettre qu’il se fût ainsi trompé; il ne pouvait, tout en mettant la découverte de la vérité bien au-dessus de mesquines considérations personnelles, renoncer à une conviction affermie par de mûres réflexions.
—Je ne prétends pas, dit-il, que Guespin soit le seul coupable, il peut n’être que complice, mais pour complice, il l’est.
—Complice! non, monsieur le juge, mais victime. Ah! le Trémorel est un grand misérable! Comprenez-vous maintenant pourquoi il avait avancé les aiguilles? Moi, d’abord, je ne voyais pas l’utilité de cette avance de cinq heures. Le but est clair, maintenant. Il fallait, pour que Guespin fût sérieusement inquiété et compromis que le crime eût été commis bien après minuit, il fallait...
Mais tout à coup, il s’interrompit, il restait la bouche béante, l’œil fixe, en arrêt, pour ainsi dire, devant une idée qui venait de traverser son cerveau.
Le juge d’instruction, tout entier à son dossier, occupé à chercher des arguments en faveur de son opinion ne s’aperçut pas de ce mouvement.
—Mais alors, fit-il, comment expliquez-vous l’obstination de Guespin à se taire, à refuser de donner l’emploi de sa nuit?
M. Lecoq s’était remis bien vite de son émotion, mais le docteur Gendron et le père Plantat qui l’observaient avec la plus ardente attention, épiant les plus légères contractions des muscles de son visage virent passer dans ses yeux l’éclair du triomphe. Sans doute il venait de trouver une solution au problème qui lui était posé. Et quel problème! qui mettait en question la liberté d’un homme, la vie d’un innocent.
—Je comprends, monsieur le juge d’instruction, répondit-il, je m’explique le mutisme obstiné de Guespin. Je serais au comble de la surprise si, à cette heure, il se décidait à parler.
M. Domini se méprit au sens de cette explication; même il y crut découvrir une intention soigneusement voilée de persiflage.
—Il a eu cependant la nuit pour réfléchir, répondit-il. Douze heures, n’est-ce pas assez pour échafauder un système de défense?
L’agent de la Sûreté hocha la tête d’un air de doute.
—C’est certes plus qu’il ne faut, dit-il, mais notre prévenu s’inquiète peu d’un système, j’en mettrais ma main au feu.
—S’il se tait, c’est qu’il n’a rien trouvé de plausible.
—Non, monsieur, non, répondit M. Lecoq, croyez bien qu’il ne cherche pas. Dans mon opinion, Guespin est victime. C’est vous dire que je soupçonne Trémorel de lui avoir tendu un piège infâme dans lequel il est tombé et où il se sent si bien pris que toute lutte lui paraît insensée. Il est convaincu, ce malheureux, que plus il se débattrait, plus il resserrerait les mailles du filet qui l’enveloppe.
—C’est aussi mon avis, affirma le père Plantat.
—Le vrai coupable, poursuivait l’agent de la Sûreté, le comte Hector, a été pris de folie au dernier moment, et ce trouble a stérilisé toutes les précautions qu’il avait imaginées pour donner le change. Mais c’est, ne l’oublions pas, un homme intelligent, assez perfide pour mûrir les plus odieuses machinations, assez dégagé de scrupules pour les exécuter. Il sait qu’il faut à la justice son compte de prévenus, un par crime; il n’ignore pas que la police tant qu’elle n’a pas son coupable, reste sur pied, l’œil et l’oreille au guet; il nous a jeté Guespin comme le chasseur serré de trop près jette son gant à l’ours qui le poursuit. Peut-être comptait-il que l’erreur ne coûterait pas la tête à un innocent, certainement il espérait gagner ainsi du temps. Pendant que l’ours flaire le gant, le tourne et le retourne, le rusé chasseur gagne du terrain, s’esquive et se met en lieu sûr. Ainsi se proposait de faire Trémorel.
De tous les auditeurs de M. Lecoq, le plus enthousiaste était désormais, sans conteste, l’agent de Corbeil qui, tout à l’heure, le regardait avec des yeux si farouches. Littéralement, Goulard buvait les paroles de son chef. Jamais il n’avait ouï un collègue s’exprimer avec cette verve, cette autorité; il n’avait pas idée d’une semblable éloquence, et il se redressait comme s’il eût rejailli sur lui quelque chose de l’admiration qu’il lisait sur tous les visages. Il grandissait dans sa propre estime, à cette idée qu’il était soldat dans une armée commandée par de tels généraux. Il n’avait plus d’opinion, il avait l’opinion de son supérieur.
Malheureusement il était plus difficile de séduire, de subjuguer et de convaincre le juge d’instruction.
—Cependant, objecta-t-il, vous avez vu la contenance de Guespin.
—Eh! monsieur, qu’importe et que prouve la contenance? Savons-nous, vous et moi, si demain nous étions arrêtés sous la prévention d’un crime affreux quelle serait notre tenue?
M. Domini ne prit pas la peine de dissimuler un haut-le-corps des plus significatifs: la supposition lui semblait des plus malséantes.
—Pourtant, vous et moi, nous sommes familiarisés avec l’appareil de la justice. Le jour où j’arrêtai Lanscot, ce pauvre domestique de la rue de Marignan, ses premières paroles furent: «Allons, mon compte est bon.»
Le matin où le père Tabaret et moi nous saisîmes au saut du lit le vicomte de Commarin, accusé d’avoir assassiné la veuve Lerouge, il s’écria: «Je suis perdu.» Ils n’étaient pourtant coupables ni l’un ni l’autre. Mais l’un et l’autre, le noble vicomte et l’infime valet, égaux devant la terreur d’une erreur judiciaire possible, évaluant d’un coup d’œil les charges qui allaient les accabler, avaient eu un moment d’affreux découragement.
—Mais ce découragement ne persiste pas deux jours, fit M. Domini.
M. Lecoq ne répondit pas, il poursuivait s’animant à mesure que des exemples plus saisissants se présentaient à son esprit.
—Nous avons vu, monsieur, vous juge, moi humble agent de police, assez de prévenus pour savoir combien les apparences sont trompeuses, combien peu il faut s’y fier. Ce serait folie que de baser une appréciation sur l’attitude d’un accusé. Celui qui le premier a parlé du «cri de l’innocence» était un sot, tout comme celui qui prétend montrer la «pâle stupeur» du coupable. Ni le crime, ni la vertu, malheureusement, n’ont de voix ni de contenance particulières. La fille Simon, accusée d’avoir tué son père, s’est refusé obstinément à répondre pendant vingt-deux jours; le vingt-troisième, on a découvert l’assassin. Quant à l’affaire Sylvain...
De deux coups légèrement frappés sur son bureau, le juge d’instruction interrompit l’agent de la Sûreté.
Homme, M. Domini tient beaucoup trop à ses opinions; magistrat, il est également obstiné, mais prêt aux derniers sacrifices d’amour-propre, si la voix du devoir se fait entendre.
Les arguments de M. Lecoq n’avaient entamé en rien le granit de sa conviction, mais ils lui imposaient l’obligation de s’éclairer sur-le-champ, de battre l’homme de la préfecture ou de s’avouer lui-même vaincu.
—Vous semblez plaider, monsieur? dit-il à l’agent de la Sûreté, et dans le cabinet du magistrat instructeur, il n’est pas besoin de plaidoirie. Il n’y a pas ici un avocat et un juge. Les mêmes intentions généreuses et honorables nous animent l’un et l’autre. Chacun de nous, dans la sphère de ses fonctions, cherche la vérité. Vous croyez la voir briller où je ne découvre que ténèbres, mais vous pouvez vous tromper aussi bien que moi.
Et avec une condescendance un peu raide, véritable acte d’héroïsme, mais que gâtait une pointe fine d’ironie, il ajouta:
—Selon vous, monsieur, que devrais-je faire?
Le juge fut du moins récompensé de l’effort qu’il faisait par un regard approbateur du père Plantat et du docteur Gendron.
Mais M. Lecoq ne se pressait pas de répondre. Il avait bien quantité de raisons de poids à offrir; ce n’était pas là, il le sentait, ce qu’il fallait. Il devait présenter des faits, là, sur-le-champ; faire jaillir de la situation une de ces preuves qu’on touche du doigt. Comment y parvenir? Et son esprit, si fertile en expédients, se bandait outre mesure.
—Eh bien? insista M. Domini.
—Ah! s’écria l’agent de la Sûreté, que ne puis-je poser moi-même trois questions à ce malheureux Guespin.
Le juge d’instruction fronça le sourcil; la proposition lui semblait vive. Il est dit formellement que l’interrogatoire de l’inculpé doit être fait secrètement et par le juge seul assisté de son greffier. D’un autre côté, il est décidé qu’après avoir été interrogé une première fois, l’inculpé peut être confronté avec des témoins. Puis il y a des exceptions en faveur des agents de la force publique.
M. Domini repassait ses textes dans sa mémoire, cherchant un précédent.
—Je ne sais, répondit-il enfin, jusqu’à quel point les règlements m’autorisent à vous accorder ce que vous me demandez. Cependant, comme en conscience, je suis persuadé que l’intérêt de la vérité domine toutes les ordonnances, je vais prendre sur moi de vous laisser interroger votre client.
Il sonna, un huissier parut.
—A-t-on reconduit, demanda-t-il, Guespin à la prison?
—Pas encore, monsieur.
—Tant mieux! Dites qu’on me l’amène.
M. Lecoq ne se possédait pas de joie. Il n’avait pas osé compter à ce point sur son éloquence, il n’espérait pas surtout un succès si prompt et si surprenant, étant donné le caractère de M. Domini.
—Il parlera, disait-il, si plein de confiance, que son œil terne s’était rallumé et qu’il oubliait le portrait de la bonbonnière, il parlera, j’ai, pour lui délier la langue, trois moyens, dont un au moins réussira. Mais avant qu’il arrive, de grâce, monsieur le juge de paix, un renseignement? Savez-vous si, après la mort de Sauvresy, Trémorel a revu son ancienne maîtresse?
—Jenny Fancy? demanda le père Plantat un peu surpris.
—Oui, miss Fancy.
—Certainement, il l’a revue.
—Plusieurs fois?
—Assez souvent. À la suite de la scène de la Belle-Image, la malheureuse s’est jetée dans la plus affreuse débauche. Avait-elle des remords de la délation, comprenait-elle qu’elle avait tué Sauvresy, eut-elle un soupçon du crime, je l’ignore. Toujours est-il qu’à partir de ce moment elle s’est mise à boire avec fureur, s’enfonçant plus profondément dans la boue de semaine en semaine...
—Et le comte pouvait consentir à la revoir?
—Il y était bien obligé. Elle le harcelait, il avait peur d’elle. Dès qu’elle n’avait plus d’argent, elle lui en envoyait demander par des commissionnaires à figure patibulaire, et il en donnait. Une fois il refusa, le soir même elle arriva elle-même, ivre, et il eut toutes les peines du monde à la renvoyer. En somme, elle savait qu’il avait été l’amant de Mme Sauvresy, elle le menaçait, c’était un chantage organisé. Je tiens de lui l’histoire de tous les soucis qu’elle lui donnait, il me disait qu’il ne se débarrasserait d’elle qu’en la faisant enfermer, mais le moyen lui répugnait.
—La dernière entrevue date-t-elle de loin?
—Ma foi! répondit le docteur Gendron, étant en consultation à Melun, il n’y a pas trois semaines, j’ai aperçu à la fenêtre d’un hôtel le comte et sa péronnelle, même à ma vue il s’est retiré vivement.
—Alors, murmura l’agent de la Sûreté, plus de doute...
Il se tut. Guespin entrait entre deux gendarmes.
En vingt-quatre heures, le malheureux jardinier du Valfeuillu avait vieilli de vingt ans. Il avait les yeux hagards, et ses lèvres crispées étaient bordées d’écume. Par moments la contraction de sa gorge trahissait la difficulté qu’il éprouvait à avaler sa salive.
—Voyons, lui demanda le juge d’instruction, êtes-vous revenu à des sentiments meilleurs?
Le prévenu ne répondit pas.
—Êtes-vous décidé à parler?
Une convulsion de rage secoua Guespin de la tête aux pieds, ses yeux lancèrent des flammes.
—Parler, fit-il d’une voix rauque, parler! Pourquoi faire?
Et après un de ces gestes désespérés de l’homme qui s’abandonne, qui renonce à toute lutte comme à toute espérance, il s’écria:
—Que vous ai-je fait, mon Dieu! pour me torturer ainsi? Que voulez-vous que je vous dise? Que c’est moi qui ai fait le coup? Est-ce là ce que vous voulez? Alors, oui, c’est moi! Vous voilà contents. Coupez-moi maintenant la tête, mais faites vite, je ne veux pas souffrir.
Une morne stupeur accueillit cette déclaration de Guespin. Quoi, il avouait!...
M. Domini eut au moins le bon goût de ne pas triompher, il resta impassible, et cependant cet aveu le surprenait au-delà de toute expression.
Seul, M. Lecoq, bien que surpris, ne fut pas absolument décontenancé. Il s’approcha de Guespin, et lui tapant sur l’épaule:
—Allons, mon camarade, lui dit-il d’un ton paternel, ce que tu nous racontes est absurde. Penses-tu que monsieur le juge d’instruction a quelque motif secret de t’en vouloir? Non, n’est-ce pas? Supposes-tu que j’ai intérêt à ta mort? Pas davantage. Un crime a été commis, nous cherchons le coupable. Si tu es innocent, aide-nous à trouver celui qui ne l’est pas. Qu’as-tu fait de mercredi à jeudi matin?
Mais Guespin persistait dans son entêtement farouche, stupide. Entêtement de l’idiot et de la bête brute.
—J’ai dit ce que j’avais à dire, fit-il.
Alors M. Lecoq, changea de ton, de bienveillant qu’il était, il se fit sévère, se reculant comme pour mieux juger de l’effet qu’il allait produire sur Guespin...
—Tu n’as pas le droit de te taire, entends-tu, reprit-il. Et quand même tu te tairais, imbécile, est-ce que la police ne sait pas tout. Ton maître t’a chargé d’une commission, n’est-ce pas, mercredi soir. Que t’a-t-il donné? Un billet de mille francs?
Le prévenu regardait M. Lecoq d’un air absolument stupide.
—Non, balbutia-t-il, c’était un billet de cinq cents francs.
Comme tous les grands artistes, au moment de leur scène capitale, l’agent de la Sûreté était vraiment ému. Son surprenant génie d’investigation venait de lui inspirer cette combinaison hardie qui, si elle réussissait, lui assurait le gain de la partie.
—Maintenant, demanda-t-il, dis-moi le nom de cette femme.
—Je ne le sais pas, monsieur.
—Tu n’es donc qu’un sot? Elle est petite, n’est-ce pas! assez jolie, brune et pâle, avec des yeux très grands.
—Vous la connaissez donc? fit Guespin d’une voix tremblante d’émotion.
—Oui, mon camarade, et si tu veux savoir son nom pour le dire dans tes prières, elle s’appelle Jenny Fancy.
Les hommes vraiment supérieurs en quelque spécialité que ce soit, n’abusent jamais mesquinement de leur supériorité; l’intime satisfaction qu’ils éprouvent à la voir reconnue leur est une suffisante récompense.
M. Lecoq jouissait donc doucement de sa victoire pendant que ses auditeurs s’émerveillaient de sa perspicacité. C’est qu’en effet une série de rapides calculs lui avait révélé, non seulement la pensée de Trémorel, mais encore les moyens qu’il avait dû employer pour arriver à ses fins.
Chez Guespin, la colère faisait place à un étonnement immense. Il se demandait, et on suivait sur son front l’effort de sa réflexion, comment cet homme avait pu être informé d’actions qu’il avait tout lieu de croire secrètes.
Mais déjà l’agent de la Sûreté était revenu à son prévenu.
—Puisque je t’ai appris le nom de la femme brune, lui demanda-t-il, explique-moi donc comment et pourquoi le comte de Trémorel t’a remis un billet de cinq cents francs.
—C’est au moment où j’allais partir, monsieur le comte n’avait pas de monnaie, il ne voulait pas m’envoyer changer à Orcival, je devais rapporter le reste.
—Et pourquoi n’as-tu pas rejoint tes camarades chez Wepler, aux Batignolles?
Pas de réponse.
—Quelle commission devais-tu faire pour le comte?
Guespin hésita. Ses yeux allaient de l’un à l’autre des auditeurs; du juge d’instruction au père Plantat, du docteur à l’agent de Corbeil, et sur tous les visages il lui semblait découvrir une expression d’ironie.
Il eut la pensée que tous ces gens se moquaient de lui, qu’on lui avait tendu un piège et qu’il y était tombé. Il crut que ses réponses venaient d’empirer sa situation. Aussitôt, un affreux désespoir s’empara de lui.
—Ah! s’écria-t-il, s’adressant à M. Lecoq, vous m’avez trompé, vous ne saviez rien, vous avez plaidé le faux pour savoir le vrai. J’ai été assez simple pour vous répondre et vous allez retourner toutes mes paroles contre moi.
—Quoi? vas-tu déraisonner de nouveau?
—Non, mais j’y vois clair et vous ne me reprendrez plus. Maintenant, monsieur, je mourrais plutôt que de dire un mot.
L’agent allait chercher à le rassurer, il ajouta avec un entêtement idiot:
—Je suis d’ailleurs aussi fin que vous, allez, je ne vous ai dit que des mensonges.
Ce revirement subit du prévenu n’étonna personne. S’il est des prévenus qui, une fois enfermés dans un système de défense, n’en sortent pas plus qu’une tortue de sa carapace, il en est d’autres qui, à chaque nouvel interrogatoire, varient, niant aujourd’hui ce qu’hier ils affirmaient, inventant le lendemain quelque épisode absurde qu’ils démentiront encore.
C’est donc vainement que M. Lecoq essaya de faire sortir encore Guespin de son mutisme; vainement que M. Domini, à son tour, essaya de lui tirer quelques paroles. À toutes les questions il avait pris le parti de répondre:
—Je ne sais pas.
L’agent de la Sûreté s’impatienta à la fin.
—Tiens, dit-il au prévenu, je t’avais pris pour un garçon d’esprit et tu n’es qu’un sot. Tu crois que nous ne savons rien? Écoute-moi: Le soir de la noce de Mme Denis, au moment où tu te disposais à partir avec tes camarades, lorsque tu venais d’emprunter vingt francs au valet de chambre, ton maître t’a appelé. Après t’avoir recommandé un secret absolu, secret que tu as gardé, c’est une justice à te rendre, il t’a prié de quitter les autres domestiques à la gare et d’aller jusqu’aux Forges de Vulcain lui acheter un marteau, une lime, un ciseau à froid et un poignard. Ces objets, tu devais les porter à une femme. C’est alors que ton maître t’a donné ce fameux billet de cinq cents francs, en disant que tu lui rendrais le reste à ton retour le lendemain. Est-ce cela?
Oui, c’était cela, on le voyait dans les yeux du prévenu. Cependant il répondit encore:
—Je ne me rappelle pas.
—Alors, poursuivit M. Lecoq, je vais te conter ce qui est arrivé ensuite. Tu as bu, tu t’es soûlé, si bien que tu as dissipé en partie le reste du billet qui t’avait été confié. De là, tes terreurs quand on t’a mis la main dessus, hier matin, avant qu’on t’ait dit un mot. Tu as cru qu’on t’arrêtait pour détournement. Puis, quand tu as su que le comte avait été assassiné dans la nuit, te rappelant que la veille tu avais acheté toutes sortes d’instruments de vol et de meurtre, songeant que tu ne sais ni l’adresse ni le nom de la femme à qui tu as remis le paquet, convaincu qu’on ne te croirait pas si tu expliquais l’origine de l’argent trouvé dans ta poche, au lieu de songer aux moyens de prouver ton innocence, tu as eu peur, tu as cru te sauver en te taisant.
Il est certain que la physionomie du prévenu changeait à vue d’œil. Ses nerfs se détendaient; ses lèvres tout à l’heure crispées se desserraient. Son esprit s’ouvrait à l’espérance. Mais il résista.
—Faites de moi ce que vous voudrez, dit-il.
—Eh! que veux-tu que nous fassions d’un idiot comme toi? s’écria M. Lecoq décidément en colère. Je commence à croire que tu es un mauvais gars. Un bon sujet comprendrait que nous voulons le tirer d’un mauvais pas et il nous dirait la vérité. C’est volontairement que tu vas prolonger ta prévention. Tu apprendras ainsi que la plus grande finesse est encore de dire ce qui est. Une dernière fois, veux-tu répondre?
De la tête Guespin fit signe que non.
—Retourne donc en prison et au secret, puisque tu t’y plais, conclut l’agent de la Sûreté.
Et ayant cherché de l’œil l’approbation du juge d’instruction:
—Gendarmes, dit-il remmenez le prévenu.
Les derniers doutes du juge d’instruction s’étaient dissipés comme le brouillard au soleil. Pour tout dire, il ressentait une certaine peine d’avoir si mal traité l’agent de la Sûreté. Au moins essaya-t-il de réparer autant qu’il était en lui sa dureté passée.
—Vous êtes un homme habile, monsieur, dit-il à M. Lecoq. Sans parler de votre perspicacité si surprenante qu’elle pourrait passer pour un don de seconde vue, votre interrogatoire de tout à l’heure est un chef-d’œuvre en son genre. Recevez donc mes félicitations, sans préjudice de la récompense que je me propose de demander pour vous à vos chefs.
L’agent de la Sûreté, à ces compliments, baissait les yeux avec des airs de vierge. Il regardait tendrement la vilaine femme de la bonbonnière, et sans doute, il lui disait:
«Enfin, mignonne, nous l’emportons, cet austère magistrat qui déteste si fort l’institution dont nous sommes le plus bel ornement, fait amende honorable; il reconnaît et loue nos utiles services.»
Et tout haut il répondit:
—Je n’accepte, monsieur, que la moitié de vos éloges, permettez-moi d’offrir l’autre à monsieur le juge de paix.
Le père Plantat voulut protester.
—Oh! fit-il, pour quelques renseignements! Sans moi vous arriviez quand même à la vérité.
Le juge d’instruction s’était levé. Noblement, mais non sans un certain effort, il tendit la main à M. Lecoq qui la serra respectueusement.
—Vous m’épargnez, monsieur, lui dit-il, de grands remords. Certes, l’innocence de Guespin aurait été tôt ou tard reconnue; mais l’idée d’avoir retenu un innocent en prison, de l’avoir harcelé de mes interrogatoires, aurait longtemps tourmenté ma conscience et troublé mon sommeil.
—Dieu sait cependant que ce pauvre Guespin n’est guère intéressant, répondit l’agent de la Sûreté. Je lui en voudrais cruellement si je n’étais certain qu’il est plus d’à moitié fou.
M. Domini eut un tressaillement.
—Je vais faire lever son secret aujourd’hui même, dit-il, à l’instant.
—Ce sera certes un acte de charité, fit M. Lecoq, mais la peste soit de l’entêté. Il lui était si facile de simplifier ma tâche! J’ai bien pu, en effet, le hasard m’aidant, reconstituer les faits principaux, trouver l’idée de la commission, soupçonner l’intervention d’une femme; je ne saurais, n’étant pas sorcier, deviner les détails. Comment miss Fancy est-elle mêlée à cette affaire? Est-elle complice? n’a-t-elle fait que jouer un rôle dont elle ignorait l’intention? Où s’est-elle rencontrée avec Guespin, où l’a-t-elle entraîné? Il est évident que c’est elle qui a grisé le pauvre diable pour l’empêcher d’aller aux Batignolles. Il faut que Trémorel lui ait conté quelque fable. Laquelle?
—Je crois, moi interrompit le juge de paix, que Trémorel ne s’est pas, pour si peu, mis en frais d’imagination. Il aura chargé Guespin et Fancy d’une commission sans leur donner la moindre explication.
M. Lecoq réfléchit une minute.
—Peut-être avez-vous raison, monsieur, dit-il enfin. Il fallait cependant que Fancy eut des ordres particuliers pour empêcher Guespin d’avoir un alibi à fournir.
—Mais, fit M. Domini, cette Fancy nous expliquera tout.
—J’y compte bien, monsieur, et j’espère bien qu’avant quarante-huit heures, je l’aurai retrouvée et expédiée à Corbeil sous bonne escorte.
Il se leva sur ces mots, et alla prendre sa canne et son chapeau qu’il avait, en entrant, déposés dans un coin.
—Avant de me retirer... dit-il au juge d’instruction.
—Oui, je sais, interrompit M. Domini, vous attendez le mandat d’arrêt du comte Hector de Trémorel.
—En effet, répondit M. Lecoq, puisque maintenant monsieur le juge pense comme moi qu’il est vivant.
—Je ne le crois pas, j’en suis sûr.
Et rapprochant son fauteuil de son bureau, M. Domini se mit à libeller cet acte terrible qui s’appelle un mandat d’arrêt.
DE PAR LA LOI,
NOUS,
«Juge d’instruction près le tribunal de première instance de l’arrondissement, etc. Vu les articles 91 et 94 du Code d’instruction criminelle,
«Mandons et ordonnons, à tous agents de la force publique d’arrêter en se conformant à la loi, le nommé Hector de Trémorel, etc., etc.»
Lorsqu’il eut terminé:
—Tenez, dit-il, en remettant le mandat à M. Lecoq, et puissiez-vous réussir bientôt à retrouver ce grand coupable.
—Oh! il le retrouvera, s’écria l’agent de Corbeil.
—Je l’espère, du moins. Quant à dire comment je m’y prendrai, je n’en sais rien encore, j’arrêterai mon plan de bataille cette nuit.
L’agent de la Sûreté prit alors congé de M. Domini et se retira suivi du père Plantat. Le docteur Gendron restait avec le juge pour s’entendre avec lui au sujet de l’exhumation de Sauvresy.
M. Lecoq allait sortir du palais de justice, lorsqu’il se sentit tirer par la manche. Il se retourna, c’était l’agent de Corbeil qui venait lui demander sa protection, le conjurant de le prendre avec lui, persuadé qu’après avoir servi sous un si grand capitaine, il serait lui aussi très fort. M. Lecoq eut bien du mal à s’en débarrasser.
Enfin, il se trouvait seul dans la rue avec le vieux juge de paix.
—Il se fait tard, lui dit le père Plantat, vous serait-il agréable de partager encore mon modeste dîner et d’accepter ma cordiale hospitalité?
—Ce m’est un vrai chagrin, monsieur, de vous refuser, répondit M. Lecoq, mais je dois être ce soir à Paris.
—C’est que, reprit le vieux juge de paix—et il hésitait—c’est que j’aurais vivement désiré vous parler, vous entretenir...
—Au sujet de Mlle Courtois, n’est-ce pas?
—Oui, j’ai un projet, et si vous vouliez m’aider...
M. Lecoq serra affectueusement les mains du père Plantat.
—Je vous connais depuis bien peu d’heures, monsieur, dit-il, et cependant je vous suis dévoué autant que je le serais à un vieil ami. Tout ce qu’il me sera humainement possible de faire pour vous être agréable ou utile, je le ferai.
—Mais où vous voir, car aujourd’hui on m’attend à Orcival.
—Eh bien! demain matin, à neuf heures, chez moi, rue Montmartre, nº...
—Merci! merci mille fois, j’y serai.
Et, arrivés à la hauteur de l’hôtel de la Belle-Image, ils se séparèrent.
XXIV
Neuf heures venaient de sonner à Saint-Eustache et on entendait encore la grosse cloche du carreau des halles, lorsque le père Plantat arriva rue Montmartre et s’engagea dans l’allée obscure de la maison qui porte le nº...
—M. Lecoq? demanda-t-il à une vieille femme occupée à préparer le mou du déjeuner de trois énormes matous qui miaulaient autour d’elle.
La portière le toisa d’un air à la fois surpris et goguenard.
C’est que le père Plantat, lorsqu’il est habillé, a beaucoup plus l’air d’un vieux gentilhomme que la tournure d’un ancien avoué de petite ville. Or, bien que l’agent de la Sûreté reçoive beaucoup de visites de tous les mondes, ce ne sont pas précisément les vieillards du faubourg Saint-Germain qui usent son cordon de sonnette.
—M. Lecoq, répondit enfin la vieille, c’est au troisième, la porte faisant face à l’escalier.
Le juge de paix d’Orcival le gravit lentement, cet escalier, étroit, mal éclairé, glissant, rendu presque dangereux par ses recoins noirs et sa rampe gluante.
Il réfléchissait à la singularité de la démarche qu’il allait tenter. Une idée lui était venue, il ne savait pas si elle était praticable, et dans tous les cas il lui fallait les conseils et le concours de l’homme de la préfecture. Il allait être forcé de dévoiler ses plus secrètes pensées, de se confesser pour ainsi dire. Le cœur lui battait.
La porte «en face», au troisième étage, ne ressemble pas à toutes les autres portes. Elle est de chêne plein, épaisse, sans moulures, et encore consolidée par des croisillons de fer, ni plus ni moins que le couvercle d’un coffre-fort. Au milieu, un judas est pratiqué, garni de barreaux entrecroisés à travers lesquels on passerait à peine le doigt.
On jurerait une porte de prison, si la tristesse n’en était égayée par une de ces gravures qu’on imprimait autrefois rue Saint-Jacques, collée au-dessus du guichet. Elle représente, cette gravure aux couleurs violentes, un coq qui chante, avec cette légende: Toujours vigilant.
Est-ce l’agent qui a placardé là ses armes parlantes? Ne serait-ce pas plutôt un de ses hommes?
Les portes de droite et de gauche sont condamnées, on le voit.
Après un examen qui dura plus d’une minute et des hésitations rappelant celles d’un lycéen à la porte de sa belle, le père Plantat se décida enfin à presser le bouton de cuivre de la sonnette.
Un grincement de verrous répondit à son appel. Le judas s’ouvrit et, à travers le grillage étroit, il distingua la figure moustachue d’une robuste virago.
—Vous demandez? interrogea cette femme, d’une belle voix de basse.
—M. Lecoq.
—Que lui voulez-vous?
—Il m’a donné rendez-vous pour ce matin.
—Votre nom, votre profession?
—M. Plantat, juge de paix à Orcival.
—C’est bien, attendez.
Le judas se referma et le vieux juge attendit.
—Peste! grommelait-il, n’entre pas qui veut à ce qu’il paraît chez ce digne M. Lecoq.
À peine achevait-il de formuler cette réflexion que la porte s’ouvrit, non sans un certain fracas de chaînes, de targettes et de serrures.
Il entra, et la virago, après lui avoir fait traverser une salle à manger n’ayant pour tout meubles qu’une table et six chaises, l’introduisit dans une vaste pièce, haute de plafond, moitié cabinet de toilette, moitié cabinet de travail, éclairée par deux fenêtres prenant jour sur la cour, garnies de forts barreaux très rapprochés.
—Si monsieur veut prendre la peine de s’asseoir, fit la domestique, Monsieur ne tardera pas à venir; il donne des instructions à un de ses hommes.
Mais le vieux juge de paix ne prit pas de siège; il aimait bien mieux examiner le curieux endroit où il se trouvait.
Tout un côté du mur était occupé par un portemanteau où pendaient les plus étranges et les plus disparates défroques. Là étaient accrochés des costumes appartenant à toutes les classes de la société, depuis l’habit à large revers, dernière mode, orné d’une rosette rouge, jusqu’à la blouse de laine noire du tyran de barrière. Sur une planche, au-dessus du portemanteau, s’étalaient sur des têtes de bois une douzaine de perruques de toutes nuances. À terre, étaient des chaussures assorties aux divers costumes. Enfin, dans un coin, se voyait un assortiment de cannes assez complet et assez varié pour faire rêver un collectionneur.
Entre la cheminée et la fenêtre se trouvait une toilette de marbre blanc encombrée de pinceaux d’essences et de petits pots renfermant des opiats et des couleurs: toilette à faire pâlir d’envie une dame du Lac. L’autre pan de mur était garni par une bibliothèque remplie d’ouvrages scientifiques. Les livres de physique et de chimie dominaient. Enfin le milieu de la pièce était pris par un vaste bureau sur lequel s’empilaient, depuis des mois, sans doute, des journaux et des papiers de toute nature.
Mais le meuble, c’est-à-dire l’ustensile le plus apparent et le plus singulier de cette pièce était une large pelote de velours noir en forme de losanges suspendue à côté de la glace.
À cette pelote, quantité d’épingles à tête fort brillante étaient piquées, de façon à figurer des lettres dont l’assemblage formait ces deux noms: HECTOR-FANCY.
Ces noms, qui resplendissaient en argent sur le fond noir du velours tiraient les yeux dès la porte et attiraient les regards de toutes les parties de la pièce. Ce devait être là le mémento de M. Lecoq. Cette pelote était chargée de lui rappeler à toute heure du jour les prévenus qu’il poursuivait. Bien des noms sans doute avaient tour à tour brillé sur ce velours, car il était fort éraillé.
Sur le bureau, une lettre inachevée était restée ouverte; le père Plantat se pencha pour la lire, mais il en fut pour ses frais d’indiscrétion, elle était chiffrée.
Cependant le vieux juge de paix avait terminé son inspection, lorsque le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner.
Il se trouvait en face d’un homme de son âge, à peu près, à figure respectable, aux manières distinguées, un peu chauve, portant lunettes à branches d’or et vêtu d’une robe de chambre de légère flanelle claire.
Le père Plantat s’inclina.
—J’attends ici M. Lecoq... commença-t-il.
L’homme aux lunettes d’or éclata de rire, joyeusement, franchement, frappant les mains l’une contre l’autre.
—Quoi! cher monsieur, disait-il, vous ne me reconnaissez pas? Mais regardez-moi donc, c’est moi, c’est bien moi, M. Lecoq.
Et pour convaincre le juge de paix, il ôta ses lunettes.
À la rigueur, ce pouvait être l’œil de M. Lecoq, ce pouvait être aussi sa voix. Le père Plantat était abasourdi.
—Je ne vous aurais pas reconnu, dit-il.
—C’est vrai je suis un peu changé, tenue de bureau. Hélas! que voulez-vous, le métier!...
Et avançant un fauteuil à son visiteur:
—J’ai mille excuses à vous demander, poursuivit-il, pour les formalités de l’entrée de ma maison. C’est une nécessité qui ne m’amuse guère. Je vous ai dit à quels périls je suis exposé; ces dangers me poursuivent jusque dans mon domicile officiel. Tenez, la semaine dernière, un facteur du chemin de fer se présente porteur d’un paquet à mon adresse. Janouille—c’est ma bonne—à laquelle dix ans de Fontevrault ont cependant donné un fier nez, ne se doute de rien et le fait entrer. Il me présente le paquet, j’allonge la main pour le prendre, pif! paf! deux coups de pistolet éclatent. Le paquet était un revolver enveloppé de toile cirée, le facteur était un évadé de Cayenne serré par moi l’an passé. Ah! je dois une fière chandelle à mon patron pour cette affaire-là.
Il contait cette affreuse aventure d’un ton dégagé, comme la chose la plus naturelle du monde.
—Mais en attendant qu’un mauvais coup réussisse, reprit-il, se laisser mourir de faim serait niais.
Il sonna, la virago parut aussitôt.
—Janouille, lui dit-il, à déjeuner, vite deux couverts et du bon vin surtout.
Le juge de paix avait bien du mal à se remettre.
—Vous regardez ma Janouille, poursuivait M. Lecoq. Une perle, cher monsieur, qui me soigne comme son enfant et qui pour moi passerait dans le feu. Et forte, avec cela. J’ai eu bien du mal, l’autre matin, à l’empêcher d’étrangler le faux facteur. Il faut dire que j’ai pris la peine de la trier, pour mon service, entre trois ou quatre mille réclusionnaires. Elle avait été condamnée pour infanticide et incendie. C’est à cette heure la plus honnête des créatures. Je parierais que depuis trois ans qu’elle est à mon service, elle n’a pas seulement eu la pensée de me voler un centime.
Mais le père Plantat n’écoutait que d’une oreille distraite, il cherchait le moyen de couper court aux louanges de Janouille, très justes peut-être, mais déplacées à son avis, et de ramener l’entretien aux faits de la veille.
—Je vous dérange peut-être un peu matin, M. Lecoq? commença-t-il.
—Moi! vous n’avez donc pas vu mon enseigne?... Toujours vigilant! Tel que vous me voyez, j’ai déjà fait dix courses ce matin et taillé de la besogne à trois de mes hommes. Ah! nous n’avons guère de morte saison nous autres! Même je suis allé jusqu’aux Forges de Vulcain chercher des nouvelles de ce pauvre Guespin.
—Et que vous a-t-on appris?
—Que j’avais deviné juste. C’est mercredi soir, à dix heures moins le quart, qu’il a changé un billet de cinq cents francs.
—C’est-à-dire que le voilà sauvé?
—Ou à peu près. Il le sera tout à fait quand nous aurons retrouvé miss Jenny Fancy.
Le vieux juge de paix ne put dissimuler un mouvement de contrariété.
—Ce sera peut-être bien long, fit-il, bien difficile?
—Bast! pourquoi cela? Elle est sur ma pelote, nous l’aurons, à moins de jouer de malheur, avant la fin de la journée.
—Le croyez-vous, vraiment?
—À tout autre qu’à vous, monsieur, je répondrais: J’en suis sûr. Songez donc que cette créature a été la maîtresse du comte de Trémorel, un homme en vue, un prince de la mode. Quand une fille retombe au ruisseau, après avoir, comme on dit, ébloui pendant six mois tout Paris de son luxe, elle ne disparaît pas tout à fait comme une pierre dans la vase. Quand elle n’a plus un ami, il reste des créanciers qui la suivent, qui l’observent, guettant le jour où de nouveau la fortune lui sourira. Elle ne s’inquiète pas d’eux, elle croit qu’ils l’oublient: erreur! Il est telle marchande à la toilette que je connais, dont la cervelle est tout ensemble le Vapereau et le Bottin du monde galant. Elle m’a souvent rendu des services, la digne femme. Nous irons, si vous le voulez bien, la trouver après déjeuner et en deux heures elle nous aura l’adresse de cette miss Fancy. Ah! si j’étais aussi sûr de pincer Trémorel.
Le père Plantat eut un soupir de satisfaction. Enfin, la conversation prenait la direction qu’il désirait.
—Vous pensez donc à lui? demanda-t-il.
—Si j’y pense, s’écria M. Lecoq, que ce doute fit bondir sur son fauteuil, mais voyez donc ma pelote! Je ne pense absolument, exactement qu’à ce misérable depuis hier. Il est cause que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il me le faut, je le veux, je l’aurai.
—Je n’en doute pas, fit le juge de paix, mais quand?
—Ah! voilà. Peut-être demain, peut-être seulement dans un mois, cela dépend de la justesse de mes calculs, de l’exactitude de mon plan.
—Quoi! votre plan est fait?
—Et arrêté, oui, monsieur.
Le père Plantat était devenu l’attention même.
—Je pars, reprit l’agent de la Sûreté, de ce principe qu’il est impossible à un homme accompagné d’une femme de se dérober aux investigations de la police. Ici, la femme est jeune, elle est jolie et elle est enceinte; trois impossibilités de plus.
Ce principe admis, étudions le comte de Trémorel.
Est-ce un homme d’une perspicacité supérieure? Non, puisque nous avons éventé ses ruses. Est-ce un imbécile? Non, puisque ses manœuvres ont failli prendre des gens qui ne sont pas des sots. C’est donc un esprit moyen auquel son éducation, ses lectures, ses relations, les conversations quotidiennes ont procuré une somme de connaissances dont il tirera parti.
Voilà pour l’esprit. Nous connaissons le caractère: mou, faible, vacillant, n’agissant qu’à la dernière extrémité. Nous l’avons vu ayant en horreur les déterminations définitives, cherchant toujours des biais, des transactions. Il est porté à se faire des illusions, à tenir ses désirs pour événements accomplis, enfin il est lâche.
Et quelle situation est la sienne? Il a tué sa femme, il espère avoir fait croire à sa mort, il enlève une jeune fille, il a en poche une somme qui approche et peut-être même dépasse un million.
Maintenant, étant donnés la situation, le caractère et l’esprit d’un homme, peut-on, par l’effort de la réflexion, en raisonnant sur ses actions connues, découvrir ce qu’il a fait en telle ou telle circonstance?
Je crois que oui, et j’espère vous le prouver.
M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet de travail ainsi qu’il a coutume de le faire, toutes les fois qu’il expose et développe ses théories policières.
—Voyons donc, poursuivit-il, comment je dois m’y prendre pour arriver à découvrir la conduite probable d’un homme dont les antécédents, le caractère et l’esprit me sont connus? Pour commencer je dépouille mon individualité et m’efforce de revêtir la sienne. Je substitue son intelligence à la mienne. Je cesse d’être l’agent de la Sûreté, pour être cet homme, quel qu’il soit.
Dans notre cas, par exemple, restant moi, je sais fort bien ce que je ferais. Je prendrais de telles mesures que je dépisterais tous les détectives de l’univers. Mais j’oublie M. Lecoq pour deviner le comte Hector de Trémorel.
Recherchons donc quels ont dû être les raisonnements d’un homme assez misérable pour voler la femme de son ami et laisser ensuite empoisonner cet ami sous ses yeux. Nous savons déjà que Trémorel a longtemps hésité avant de se résoudre au crime. La logique des événements, que les imbéciles appellent la fatalité, le poussait. Il est certain qu’il a envisagé le meurtre sous toutes ses faces, qu’il en a étudié les suites, qu’il a cherché tous les moyens de se soustraire à l’action de la justice. Toutes ses actions ont été combinées et arrêtées longtemps à l’avance, et ni la nécessité immédiate ni l’imprévu n’ont troublé ses réflexions.
Du moment où le crime a été décidé dans son esprit, il s’est dit: «Voici Berthe assassinée; grâce à mes mesures on me croit tué aussi; Laurence que j’enlève écrit une lettre où elle annonce son suicide; j’ai de l’argent, que faut-il faire?»
Le problème, je le crois du moins, est bien posé ainsi.
—Oui, parfaitement, approuva le père Plantat.
—Naturellement, Trémorel a dû choisir entre tous les systèmes de fuite dont il avait ouï parler, ou qui se présentaient à son imagination, celui qui lui semblait le plus sûr et le plus prompt. A-t-il songé à s’expatrier? C’est plus que probable. Seulement, comme il n’est pas dénué de sens, il a compris que c’est à l’étranger surtout qu’il est malaisé de faire perdre sa piste. Qu’on quitte la France pour éviter le châtiment d’un délit; rien de mieux. Passer la frontière pour un crime porté sur les cartels d’extradition est tout simplement une énorme absurdité.
Vous imaginez-vous un homme et une femme égarés dans une contrée dont ils ne parlent pas la langue? Aussitôt, ils sont signalés à l’attention, observés, remarqués, suivis. Ils ne font pas un achat qui ne soit commenté, il n’est pas un de leurs mouvements qui échappe à la curiosité des désœuvrés.
Plus on va loin, plus le danger d’être pris augmente. Veut-on franchir l’Océan et gagner cette libre Amérique, où les avocats pillent leurs clients? Il faut s’embarquer, et du jour où on a mis le pied sur les planches d’un navire, on peut se considérer comme perdu. Il y a dix-neuf à parier contre vingt qu’au port d’arrivée on trouvera un agent armé d’un mandat d’amener.
Notez que je parle seulement pour mémoire de la police du pays où on se réfugie, laquelle cependant a toujours l’œil ouvert sur les étrangers.
À Londres même, je me fais fort de retrouver en huit jours un Français, à moins toutefois qu’il ne parle assez purement l’anglais pour se dire citoyen du Royaume-Uni. Telles ont été les réflexions de Trémorel. Il s’est souvenu de mille tentatives avortées, de cent aventures surprenantes racontées par les journaux et très certainement il a renoncé à l’étranger.
—C’est clair, s’écria le père Plantat, c’est net, c’est précis. C’est en France que nous devons chercher les fugitifs.
—Oui, monsieur, oui, répondit M. Lecoq, vous l’avez dit. Examinons donc où et comment on peut se cacher en France. Sera-ce une province? Non, évidemment. À Bordeaux, qui est un de nos plus grands centres, on regarde passer l’homme qui n’est pas de Bordeaux. Les boutiquiers des fossés de l’Intendance qui flânent sur le pas de leur magasin, se disent: «Eh! connaissez-vous ce monsieur-là?»
Pourtant il est deux villes où on peut passer inaperçu: Marseille et Lyon. Mais elles sont fort éloignées, mais il faut risquer un long voyage. Et rien n’est si dangereux que le chemin de fer depuis l’établissement du télégraphe électrique. On fuit, c’est vrai, on va vite, c’est positif, mais en entrant dans un wagon on se ferme toute issue, et jusqu’à l’instant où on descend, on reste sous la main de la police. Trémorel sait tout cela aussi bien que nous. Écartons donc toutes les villes de province. Écartons aussi Lyon et Marseille.
—Impossible, en effet, de se cacher en province!
—Pardon, il est un moyen. Il s’agit simplement d’acheter loin de toute ville, loin du chemin de fer, quelque propriété modeste et d’aller s’y établir sous un faux nom. Mais ce moyen excellent est fort au-dessus de la portée de notre homme, et son exécution nécessite des démarches préparatoires qu’il ne pouvait risquer, surveillé comme il l’était par sa femme.
Ainsi le champ des investigations utiles se rétrécit singulièrement. Nous laissons de côté l’étranger, la province, les grandes villes, la campagne; reste Paris. C’est à Paris, monsieur, que nous devons chercher Trémorel.
M. Lecoq s’exprimait avec l’aplomb et la certitude d’un professeur de mathématiques sorti de l’École Normale, qui, debout devant le tableau noir, la craie à la main, démontre victorieusement à ses élèves que deux lignes parallèles, indéfiniment prolongées, ne se rencontreront jamais.
Le vieux juge de paix écoutait, lui, comme n’écoutent pas les écoliers. Mais déjà il s’habituait à la lucidité surprenante de l’agent de la Sûreté et il ne s’émerveillait plus. Depuis vingt-quatre heures qu’il assistait aux calculs et aux tâtonnements de M. Lecoq, il saisissait le mécanisme de ses investigations et s’appropriait presque le procédé. Il trouvait tout simple qu’on raisonnât ainsi. Il s’expliquait à cette heure certains exploits de la police active qui jusqu’alors lui avaient semblé tenir du prodige.
Mais ce que M. Lecoq appelait un champ d’investigations restreint lui paraissait encore l’immensité.
—Paris est grand, observa-t-il.
L’agent de la Sûreté eut un magnifique sourire.
—Dites immense, répondit-il, mais il est à moi. Paris entier est sous la loupe de la rue de Jérusalem comme une fourmilière sous le microscope du naturaliste.
Cela étant, me demanderez-vous, comment se trouve-t-il encore à Paris des malfaiteurs de profession?
Ah! monsieur, c’est que la légalité nous tue. Nous ne sommes pas les maîtres, malheureusement. La loi nous condamne à n’user que d’armes courtoises contre des adversaires pour qui tous les moyens sont bons. Le Parquet nous lie les mains. Les coquins sont habiles, mais croyez que notre habileté est mille fois supérieure.
—Mais, interrompit le père Plantat, Trémorel est désormais hors-la-loi, nous avons un mandat d’amener.
—Qu’importe? le mandat me donne-t-il le droit de fouiller sur-le-champ les maisons où j’ai lieu de supposer qu’il s’est réfugié! Non. Que je me présente chez un des anciens amis du comte Hector, il me jettera la porte au nez. En France, monsieur, la police a contre elle non seulement les coquins, mais encore les honnêtes gens.
Toutes les fois que par hasard M. Lecoq aborde cette thèse, il s’emporte et en arrive à des propositions étranges. Son ressentiment est profond comme l’injustice. Avec la conscience d’immenses services rendus, il a le sentiment d’une sorte de réprobation qui l’exaspère.
Par bonheur, au moment où il était le plus animé, un brusque mouvement le mit en face de la pelote. Il s’arrêta court.
—Diable! fit-il, j’oubliais Hector.
Le père Plantat, lui, tout en subissant, faute de pouvoir faire autrement, le débordement d’indignation de l’homme de la préfecture, ne pouvait cesser de penser à l’assassin, au séducteur de Laurence.
—Vous disiez, fit-il, que c’est à Paris que nous devons chercher Trémorel.
—Et je disais vrai, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq d’un ton plus calme. J’en suis venu à cette conclusion que c’est ici, peut-être à deux rues de nous, peut-être dans la maison voisine, que sont cachés nos fugitifs. Mais poursuivons nos calculs de probabilités.
Hector connaît trop bien son Paris pour espérer se dissimuler une semaine seulement dans un hôtel ou même dans une maison meublée. Il sait que les garnis—l’hôtel Meurice aussi bien que l’auberge de la Limace—sont l’objet d’une surveillance toute spéciale et sont dans la main de la préfecture. Ayant du temps devant lui, il a très certainement songé à louer un appartement dans quelque maison à sa convenance.
—Il a fait, il y a environ un mois ou un mois et demi, trois ou quatre voyages à Paris.
—Alors, plus de doute. Il a retenu sous un faux nom un appartement, il a payé un terme d’avance, et aujourd’hui il est bien chez lui.
À cette affirmation de l’agent de la Sûreté, la physionomie du père Plantat exprima un découragement affreux.
—Je ne sens que trop, monsieur, dit-il tristement, que vous êtes dans le vrai. Mais alors, le misérable n’est-il pas perdu pour nous? Faudra-t-il donc attendre qu’un hasard nous le livre? Fouillerez-vous une à une toutes les maisons de Paris!
Le nez de l’agent de la Sûreté frétilla sous ses lunettes d’or, et le juge de paix, qui avait observé que ce pétillement était bon signe, sentit renaître toutes ses espérances.
—C’est que j’ai beau me creuser la tête...
—Pardon, interrompit M. Lecoq, Trémorel ayant loué un appartement, a dû, n’est-il pas vrai, s’occuper de le meubler.
—Évidemment.
—Et de le meubler somptueusement, qui plus est. D’abord parce qu’il aime le luxe et qu’il a de l’argent; ensuite parce qu’enlevant une jeune fille il ne peut la faire passer de la riche maison de son père dans un galetas. Je gagerais volontiers qu’ils ont un salon aussi beau que celui du Valfeuillu.
—Hélas! que nous importe!
—Peste! cher monsieur, cela nous importe fort comme vous l’allez voir. Voulant beaucoup de meubles, et de beaux meubles, Hector ne s’est pas adressé à un brocanteur. Il n’avait le temps ni d’acheter rue Drouot, ni de courir le faubourg Saint-Antoine. Donc il est allé simplement trouver un tapissier.
—Quelque tapissier à la mode...
—Non, il aurait risqué d’être reconnu et il est clair qu’il s’est présenté sous un faux nom, sous celui qu’il a donné à l’appartement. Il a choisi quelque tapissier habile et modeste, il a commandé, s’est assuré que tout serait livré à une époque fixe et a payé.
Le juge de paix ne put retenir une exclamation de joie, il commençait à comprendre.
—Ce marchand, poursuivait M. Lecoq, a dû garder le souvenir de ce riche client qui n’a pas marchandé et qui a payé comptant. S’il le revoyait, il le reconnaîtrait.
—Quelle idée! s’écria le père Plantat hors de lui, vite, bien vite, procurons-nous des portraits de Trémorel, des photographies, envoyons un homme à Orcival.
M. Lecoq eut ce fin sourire qui lui monte aux lèvres, chaque fois qu’il donne une nouvelle preuve d’habileté.
—Remettez-vous, monsieur le juge de paix, dit-il, j’ai fait le nécessaire. Hier, pendant l’enquête, j’avais glissé dans ma poche trois cartes du comte. Ce matin, j’ai relevé sur le Bottin le nom et l’adresse de tous les tapissiers de Paris et j’en ai fait trois listes. À cette heure, trois de mes hommes ayant chacun une liste et une photographie, vont de tapissier en tapissier, demandant: «Est-ce vous qui êtes le tapissier de ce monsieur?» Si l’un d’eux répond: «Oui», nous tenons l’homme.
—Et nous le tenons! s’écria le père Plantat, pâle d’émotion.
—Pas encore, ne chantons pas victoire. Il se peut qu’Hector ait eu la prudence de ne pas aller en personne chez le tapissier. En ce cas nous sommes distancés. Mais non! il n’aura pas eu cette prudence...
M. Lecoq s’interrompit. Pour la troisième fois, Janouille, entrouvrant la porte du cabinet, criait de sa belle voix de basse:
—Monsieur est servi!...
C’est un remarquable cordon bleu que Janouille, l’ancienne réclusionnaire, le père Plantat s’en aperçut dès les premières bouchées. Mais il n’avait pas faim et il ne pouvait prendre sur lui de se forcer à manger. Il lui était impossible de songer à autre chose qu’à ce projet qu’il voulait soumettre à M. Lecoq, et il ressentait cette oppression douloureuse qui précède l’exécution d’un acte auquel on ne se résout qu’à regret.
En vain l’agent de la Sûreté, qui est un grand mangeur comme tous les hommes d’une activité dévorante, s’efforçait d’égayer son hôte; en vain il remplissait son verre d’un bordeaux exquis, présent d’un banquier dont il a retrouvé le caissier qui était allé prendre l’air de Bruxelles.
Le vieux juge de paix restait silencieux et triste, ne répondant que par monosyllabes. Il s’encourageait à parler et intérieurement combattait le puéril amour-propre qui le retenait au dernier moment. Il ne croyait pas, en venant, qu’il aurait ces hésitations qu’il taxait d’absurdes. Il s’était dit: «J’entrerai et je m’expliquerai.» Mais voilà qu’il était pris de ces pudeurs irréfléchies qui embarrassent un vieillard obligé de confesser ses faiblesses à un jeune homme et qui font monter le rouge à son front.
Redoutait-il donc le ridicule? Non. Sa passion d’ailleurs était bien au-dessus d’un sarcasme ou d’un sourire ironique. Et que risquait-il? Rien. Est-ce que ce policier auquel il n’osait plus confier ses secrètes pensées ne les avait pas devinées? N’avait-il pas su lire dans son âme dès les premiers instants, et plus tard ne lui avait-il pas arraché un aveu. Il réfléchissait ainsi lorsque le timbre de l’entrée retentit.
—Monsieur, vint dire Janouille, un agent de Corbeil nommé Goulard demande à vous parler. Dois-je ouvrir?
—Oui, et fais-le entrer ici.
On entendit le fracas des verrous et de la chaîne de la porte, et aussitôt Goulard parut dans la salle à manger.
L’agent, cher à M. Domini, avait endossé ses plus beaux habits, passé du linge blanc et arboré son col de crin le plus haut. Il était respectueux et raide, comme il convient à un ancien militaire qui a appris au régiment que le respect se mesure à la raideur.
—Que diable viens-tu chercher ici, lui demanda brutalement M. Lecoq, et qui s’est permis de te donner mon adresse?
—Monsieur, répondit Goulard, visiblement intimidé par cette réception daignez m’excuser, je suis envoyé par M. le docteur Gendron pour remettre cette lettre à monsieur le juge de paix d’Orcival.
—En effet, dit le père Plantat, j’ai, hier soir, prié Gendron de me faire connaître par une dépêche le résultat de l’autopsie, et ne sachant à quel hôtel je descendrais, je me suis permis de lui demander de me l’adresser chez vous.
M. Lecoq, aussitôt, voulut rendre à son hôte la lettre que venait de lui remettre Goulard.
—Oh! ouvrez-la, fit le juge de paix, il n’y a aucune indiscrétion...
—Soit, répondit l’agent de la Sûreté, mais passons dans mon cabinet.
Et appelant Janouille:
—Tu vas, lui dit-il, faire déjeuner ce gaillard-là. As-tu mangé ce matin?
—J’ai tué le ver, monsieur, simplement.
—Alors, donne un bon coup de dent en m’attendant, et bois une bouteille à ma santé.
Renfermé de nouveau dans son cabinet avec le père Plantat:
—Voyons un peu, fit l’agent de la Sûreté, ce que nous dit le docteur.
Il brisa le cachet et lut:
«Mon cher Plantat,
«Vous m’avez demandé une dépêche, autant vous griffonner en toute hâte une vingtaine de lignes que je vous fais porter chez notre sorcier...»
—Oh! murmura M. Lecoq s’interrompant, M. Gendron est trop bon, trop indulgent, en vérité!
N’importe, le compliment lui allait au cœur. Il reprit:
«... Ce matin à trois heures, nous avons procédé à l’exhumation du corps de ce pauvre Sauvresy. Certes, plus que personne je déplore les circonstances affreuses de la mort de ce digne et excellent homme, mais d’un autre côté, je ne puis m’empêcher de me réjouir de cette occasion unique et admirable qui m’est offerte d’expérimenter sérieusement et de démontrer l’infaillibilité de mes papiers sensibilisés...»
—Maudits savants! s’écria le père Plantat indigné, ils sont tous les mêmes.
—Pourquoi? Je m’explique très bien le sentiment involontaire du docteur. Puis-je n’être pas ravi lorsque je rencontre un beau crime?
Et, sans attendre la réplique du juge de paix, il poursuivit la lecture de la lettre:
«L’expérience promettait d’être d’autant plus concluante que l’aconitine est un des alcaloïdes qui se dérobent le plus opiniâtrement aux investigations et à l’analyse.
«Vous savez comment je procède? Après avoir fait chauffer fortement dans deux fois leur poids d’alcool les matières suspectes, je fais couler doucement le liquide dans un vase à bords peu élevés dont le fond est garni d’un papier sur lequel je suis parvenu à fixer mes réactifs. Mon papier conserve-t-il sa couleur? Il n’y a pas de poison. En change-t-il? Le poison est constant.
«Ici, mon papier, d’un jaune clair, devait, si nous ne nous trompions pas, se couvrir de taches brunes, ou même devenir complètement brun.
«D’avance, j’avais expliqué l’expérience au juge d’instruction et aux experts qui m’étaient adjoints.
«Ah! mon ami, quel succès! Aux premières gouttes d’alcool, le papier est devenu subitement du plus beau brun foncé. C’est vous dire que votre récit était de la dernière exactitude.
«Les matières soumises à mon examen étaient littéralement saturées d’aconitine. Jamais, dans mon laboratoire, opérant à loisir, je n’ai obtenu des résultats plus décisifs.
«Je m’attends à voir, à l’audience, contester la sûreté de mon expérimentation, mais j’ai des moyens de vérification et de contre-expertise tels, que je confondrai certainement tous les chimistes qu’on m’opposera.
«Je pense, mon cher ami, que vous ne serez pas indifférent à la légitime satisfaction que j’éprouve...»
La patience du père Plantat était à bout.
—C’est inouï, s’écria-t-il d’un ton furieux, oui, c’est incroyable, sur ma parole. Dirait-on que c’est dans son laboratoire qu’a été volé ce poison qu’il cherche dans le cadavre de Sauvresy? Que dis-je? Ce cadavre n’est plus pour lui que la «matière suspecte». Et déjà il se voit à la Cour d’assises discutant les mérites de son papier sensibilisé.
—Il est de fait qu’il a raison de compter sur des contradicteurs.
—Et en attendant il s’exerce, il expérimente, il analyse du plus beau sang-froid; il continue son abominable cuisine, il fait bouillir, il filtre, il prépare ses arguments!...
M. Lecoq était bien loin de partager la colère du juge de paix. Cette perspective de débats acharnés lui souriait assez. D’avance il se figurait quelque terrible lutte scientifique, rappelant la dispute célèbre d’Orfila et de Raspail, des chimistes de province et des chimistes de Paris.
—Il est certain, prononça-t-il, que si ce lâche gredin de Trémorel a assez de tenue pour nier l’empoisonnement de Sauvresy, ce qui sera son intérêt, nous assisterons à un superbe procès.
Ce seul mot: procès, mit brusquement fin aux longues irrésolutions du père Plantat.
—Il ne faut pas, s’écria-t-il, non, il ne faut pas qu’il y ait de procès.
L’incroyable violence de ce père Plantat, si calme, si froid, si maître de soi habituellement, parut confondre M. Lecoq.
«Eh! eh! pensa-t-il, je vais tout savoir.»
Puis, à haute voix, il ajouta:
—Comment, pas de procès?
Le père Plantat était devenu plus blanc que son linge, un tremblement nerveux le secouait, sa voix était rauque et comme brisée par des sanglots.
—Je donnerais ma fortune, reprit-il, pour éviter des débats. Oui, toute ma fortune et ma vie par-dessus le marché, bien qu’elle ne vaille plus grand-chose. Mais comment soustraire ce misérable Trémorel à un jugement? Quel subterfuge imaginer? Seul, M. Lecoq, seul vous pouvez me conseiller en cette extrémité affreuse où vous me voyez réduit, seul vous pouvez m’aider, me tendre la main. S’il existe un moyen au monde vous le trouverez, vous me sauverez...
—Mais, monsieur... commença l’agent de la Sûreté.
—De grâce, écoutez-moi, et vous me comprendrez. Je vais être franc, sincère comme je le serais vis-à-vis de moi-même, et vous allez vous expliquer mes irrésolutions, mes réticences, toute ma conduite en un mot depuis hier.
—Je vous écoute, monsieur.
—C’est une triste histoire. J’étais arrivé à cet âge où le sort d’un homme est, dit-on, fini, lorsque tout à coup la mort m’a pris ma femme et mes deux fils, toute ma joie, toutes mes espérances en ce monde. Je me trouvais seul en cette vie plus perdu que le naufragé au milieu de la mer, sans une épave pour me soutenir. Je n’étais qu’un corps sans âme, lorsque le hasard m’a fait venir m’installer à Orcival.
À Orcival, j’ai vu Laurence. Elle venait d’avoir quinze ans, et jamais créature de Dieu ne réunit tant d’intelligence, de grâces, d’innocence et de beauté.
Courtois était mon ami, bientôt elle devint comme ma fille. Sans doute, je l’aimais dès ce temps-là, mais je ne me l’avouais pas, je ne voyais pas clair en moi.
Elle était si jeune, et moi j’avais des cheveux blancs. Je me plaisais à me persuader que mon affection était celle d’un père, et c’est comme un père qu’elle me traitait. Ah! qui dira les heures délicieuses passées à écouter son gentil babil et ses naïves confidences. Lorsque je la voyais courir dans mes allées, piller les roses que j’élevais pour elle, dévaster mes serres, j’étais heureux, je me disais que l’existence est un beau présent de Dieu. Mon rêve alors était de la suivre dans la vie, j’aimais à me la représenter mariée à un honnête homme la rendant heureuse, et je restais l’ami de la femme après avoir été le confident de la jeune fille. Si je m’occupais de ma fortune, qui est considérable, c’est que je pensais à ses enfants, c’est pour eux que je thésaurisais. Pauvre, pauvre Laurence.
M. Lecoq paraissait mal à l’aise sur son fauteuil, il s’agitait beaucoup, il toussait, il passait son mouchoir sur sa figure, au risque d’effacer sa peinture. La vérité est qu’il était bien plus ému qu’il ne le voulait laisser paraître.
—Un jour, poursuivit le père Plantat, mon ami Courtois me parla du mariage de sa fille et du comte de Trémorel. Ce jour-là je mesurai la profondeur de mon amour. Je ressentais de ces douleurs atroces qu’il est impossible de décrire. Ce fut comme un incendie qui a longtemps couvé et qui tout à coup, si on ouvre une fenêtre, éclate et dévore tout. Être vieux et aimer une enfant! J’ai cru que je deviendrais fou. J’essayais de me raisonner, de me railler, à quoi bon! Que peuvent contre la passion, la raison ou les sarcasmes. «Vieux céladon ridicule, me disais-je, ne rougis-tu pas, veux-tu bien te taire!» Je me taisais et je souffrais. Pour comble, Laurence m’avait choisi pour confident; quelle torture! Elle venait me voir pour me parler d’Hector. En lui, elle admirait tout et il lui paraissait supérieur aux autres hommes, à ce point que nul ne pouvait même lui être comparé. Elle s’extasiait sur sa hardiesse à cheval, elle trouvait ses moindres propos sublimes. J’étais fou, c’est vrai, mais elle était folle.
—Saviez-vous, monsieur, quel misérable était ce Trémorel?
—Hélas! je l’ignorais encore. Que m’importait à moi, cet homme qui vivait au Valfeuillu! Mais du jour où j’ai su qu’il allait me ravir mon plus précieux trésor, qu’on allait lui donner ma Laurence, j’ai voulu l’étudier. J’aurais trouvé une sorte de consolation à le savoir digne d’elle. Je me suis donc attaché à lui, M. Lecoq, comme vous vous attachez au prévenu que vous poursuivez. Que de voyages à Paris, à cette époque où je voulais pénétrer sa vie! Je faisais votre métier; j’allais questionnant tous ceux qui l’avaient connu, et mieux j’apprenais à le connaître, plus j’apprenais à le mépriser. C’est ainsi que j’ai découvert les rendez-vous avec miss Fancy, que j’ai deviné ses relations avec Berthe.
—Pourquoi n’avoir rien dit?
—L’honneur me commandait le silence. Avais-je le droit de déshonorer un ami, de ruiner son bonheur, de perdre sa vie, au profit d’un amour grotesque et sans espoir. Je me suis tu, me bornant à parler de Fancy à Courtois qui ne faisait que rire de ce qu’il appelait une amourette. Pour dix paroles hasardées contre Hector, Laurence avait presque cessé de venir me visiter.
—Ah! s’écria l’agent de la Sûreté, je n’aurais eu, monsieur, ni votre patience ni votre générosité.
—C’est que vous n’avez pas mon âge, monsieur! Ah! je le haïssais cruellement ce Trémorel. En voyant trois femmes si différentes éprises de lui jusqu’à en perdre la tête, je me disais: «Qu’a-t-il donc pour être ainsi aimé?»
—Oui! murmura M. Lecoq, répondant à une pensée secrète, les femmes se trompent souvent, elles ne jugent pas les hommes comme nous les jugeons.
—Que de fois, continuait le vieux juge de paix, que de fois j’ai songé à provoquer ce misérable, à me battre avec lui, à le tuer. Mais Laurence n’aurait pas voulu me revoir. Pourtant, j’aurais parlé peut-être, si Sauvresy n’était tombé malade et n’était mort. Je savais qu’il avait fait jurer à sa femme et à son ami de s’épouser, je savais qu’une raison terrible les forçait à tenir leur serment, je crus Laurence sauvée. Hélas! elle était perdue au contraire. Un soir, comme je passais le long de la maison du maire, je vis un homme qui pénétrait dans le jardin en franchissant le mur. Cet homme c’était Trémorel, je le reconnus parfaitement. J’eus un mouvement de rage terrible, je me jurai que j’allais l’attendre et l’assassiner; et j’attendis. Il ne ressortit pas cette nuit-là.
Le père Plantat avait caché son visage entre ses mains. Son cœur se brisait au souvenir de cette nuit d’angoisses, passée tout entière à attendre un homme pour le tuer.
M. Lecoq, lui, frémissait d’indignation.
—Mais ce Trémorel, s’écria-t-il, est le dernier des misérables. En vain on chercherait une excuse à ses infamies et à ses crimes. Et vous voudriez, monsieur, l’arracher à la Cour d’assises, le soustraire au bagne ou à l’échafaud qui l’attendent!
Le vieux juge de paix fut un moment sans répondre.
Ainsi qu’il arrive dans les grandes crises, entre toutes les idées qui se pressaient tumultueuses dans son esprit, il ne savait laquelle présenter la première. Les mots lui semblaient impuissants à exprimer ses sensations. Il aurait voulu, en une seule phrase, traduire tout ce qu’il ressentait comme il le ressentait.
—Que me fait Trémorel? dit-il enfin, est-ce que je me soucie de lui! Qu’il vive ou qu’il meure, qu’il réussisse à fuir ou qu’il finisse un matin sur la place de la Roquette, que m’importe!
—Alors pourquoi cette horreur du procès?
—C’est que...
—Êtes-vous l’ami de la famille, tenez-vous au grand nom qu’il va couvrir de boue et vouer à l’infamie?
—Non, mais je m’inquiète de Laurence, monsieur, sa chère pensée ne me quitte pas.
—Mais elle n’est pas complice, mais elle ignore tout, tout nous le dit et nous l’affirme, elle ignore que son amant a assassiné sa femme.
—En effet, reprit le père Plantat, Laurence est innocente, Laurence n’est que la victime d’un odieux scélérat. Il n’en est pas moins vrai qu’elle sera plus cruellement punie que lui. Que Trémorel soit envoyé devant la Cour d’assises, elle comparaîtra à ses côtés, comme témoin, sinon comme accusée. Et qui sait si on n’ira pas jusqu’à suspecter sa bonne foi? On se demandera si vraiment elle n’a pas eu connaissance du projet de meurtre, si elle ne l’a pas encouragé. Berthe était sa rivale, elle devait la haïr. Juge d’instruction, je n’hésiterais pas, je comprendrais Laurence dans mon accusation.
—Vous et moi aidant, monsieur, elle démontrera victorieusement qu’elle ignorait tout, qu’elle a été abominablement trompée.
—Soit! En sera-t-elle moins déshonorée, perdue à tout jamais! Ne lui faudra-t-il pas, quand même, paraître à l’audience, répondre aux questions du président, raconter au public sa honte et ses malheurs? Ne faudra-t-il pas qu’elle dise où, quand et comment elle a failli, qu’elle répète les paroles de son séducteur, qu’elle énumère les rendez-vous? Comprenez-vous qu’elle se soit résignée à annoncer son suicide, au risque de faire mourir de douleur toute sa famille? Non, n’est-ce pas? Elle devra expliquer quelles menaces ou quelles promesses ont pu lui faire accepter cette idée horrible qui, certes, n’est pas d’elle. Enfin, pis que tout cela, elle sera forcée de confesser son amour pour Trémorel.
—Non, répondit l’agent de la Sûreté, n’exagérons rien. Vous savez comme moi que la justice a des ménagements infinis pour les innocents dont le nom se trouve compromis dans des affaires de ce genre.
—Des ménagements? Eh! la justice en pourrait-elle garder, quand elle le voudrait, avec cette absurde publicité qu’on donne maintenant aux débats! Vous toucherez le cœur des magistrats, je le veux bien; attendrirez-vous cinquante journalistes qui, depuis que le crime du Valfeuillu est connu, taillent leurs plumes et préparent leur papier? Est-ce que les journaux ne sont pas là, toujours à l’affût de ce qui peut piquer et révéler la malsaine curiosité de la foule. Pensez-vous que, pour nous plaire, ils vont laisser dans l’ombre ces scandaleux débats que je redoute et auxquels le grand nom et la situation du coupable donneront un attrait immense? Est-ce qu’il ne réunit pas, ce procès, toutes les conditions qui assurent le succès des drames judiciaires? Oh! rien n’y manque, ni l’adultère, ni le poison, ni la vengeance, ni le meurtre. Laurence y représentera l’élément romanesque et sentimental. Elle deviendra, elle, ma fille, une héroïne de Cour d’assises. C’est elle qui intéressera, comme disent les lecteurs de la Gazette des Tribunaux. Les sténographes diront si elle a rougi et combien elle a versé de larmes. C’est à qui s’efforcera de détailler au plus juste sa personne et de décrire ses toilettes et son maintien. Les journaux la rendront plus publique que la fille des rues, chaque lecteur aura quelque chose d’elle. Est-ce assez odieux? Et après l’horreur, l’ironie. Les photographes assiégeront sa porte, et si elle refuse de poser, on vendra comme sien le portrait de quelque gourgandine. Elle voudra se cacher, mais où? Quelles grilles, quels verrous peuvent mettre à l’abri de l’âpre curiosité? Elle sera célèbre. Les limonadiers ambitieux lui écriront pour lui proposer une chaise à leur comptoir, et les Anglais spleeniques lui feront offrir leur main par M. de Foy. Quelle honte et quelle misère! Pour qu’elle fût sauvée, M. Lecoq, il faudrait qu’on ne prononçât pas son nom. Je vous le demande: est-ce possible? Répondez.
Le vieux juge de paix s’exprimait avec une violence extrême, mais simplement, sans ces phrases pompeuses de la passion, toujours emphatique quoi qu’on prétende. La colère allumait dans ses yeux des paillettes de feu, il était jeune, il avait vingt ans, il aimait et il défendait la femme aimée.
Comme l’agent de la Sûreté se taisait, il insista:
—Répondez.
—Qui sait? fit M. Lecoq.
—Pourquoi chercher à m’abuser? reprit le père Plantat. N’ai-je pas, autant que vous, l’expérience des choses de la justice? Si Trémorel est jugé, c’en est fait de Laurence. Et je l’aime! Oui, à vous j’ose l’avouer, à vous je laisse voir l’immensité de mon malheur, je l’aime comme jamais je ne l’ai aimée. Elle est déshonorée, vouée au mépris, elle adore peut-être ce misérable dont elle va avoir un fils, qu’importe? Tenez, je l’aime mille fois plus qu’avant sa faute, car alors je l’aimais sans espoir, tandis que maintenant...
Il s’arrêta, épouvanté de ce qu’il allait dire. Il baissait les yeux sous le regard de l’agent de la Sûreté, rougissant de cet espoir honteux et pourtant si humain qu’il venait de laisser entrevoir.
—Vous savez tout, maintenant, reprit-il d’un ton plus calme; consentirez-vous à m’assister. Ah! si vous vouliez m’aider, je ne croirais pas m’acquitter envers vous en vous donnant la moitié de ma fortune, et je suis riche...
M. Lecoq l’arrêta d’un geste impérieux.
—Assez, monsieur, dit-il d’un ton amer, assez, de grâce. Je puis rendre un service à un homme que j’estime, que j’aime, que je plains de toute mon âme, mais ce service je ne saurais le lui vendre.
—Croyez, balbutia le père Plantat interdit, que je ne voulais pas...
—Si, monsieur, si, vous vouliez me payer. Oh ne vous défendez pas, ne niez pas. Il est, je ne le sais que trop, de ces professions fatales où l’homme et la probité semblent compter pour rien. Pourquoi m’offrir de l’argent? Quelle raison avez-vous de me juger vil à ce point qu’on puisse acheter mes complaisances. Vous êtes donc comme les autres, qui ne sauraient se faire une idée de ce qu’est un homme dans ma position! Si je voulais être riche, plus riche que vous, monsieur le juge de paix, je le serais dans quinze jours. Ne devinez-vous donc pas que je tiens entre mes mains l’honneur et la vie de cinquante personnes? Croyez-vous que je dis tout ce que je sais? J’ai là—et il se frappait le front—vingt secrets que je vendrais demain, si je voulais, cent mille francs pièce, et ce serait donné.
Il était indigné, on le voyait, mais sous sa colère on sentait une certaine résignation désolée. Bien des fois il avait eu à repousser des offres semblables.
—Allez donc, poursuivit-il, lutter contre un préjugé établi depuis des siècles. Allez donc dire qu’un agent de la Sûreté est honnête, et il ne peut pas ne pas l’être, qu’il est dix fois plus honnête que n’importe quel négociant ou quel notaire, parce qu’il a dix fois plus de tentations sans avoir les bénéfices de son honnêteté. Dites cela, et on vous rira au nez. Je puis, demain, ramasser d’un coup de filet impunément, sans crainte, un million au moins. Qui s’en doute et qui m’en sait gré? J’ai ma conscience, c’est vrai, mais un peu de considération ne me déplairait pas. Lorsqu’il me serait si facile d’abuser de ce que je sais, de ce qu’on a été contraint de me confier ou de ce que j’ai surpris, il y a peut-être quelque mérite à ne pas abuser. Et que cependant demain, le premier venu,—un banquier véreux, un négociant convaincu de faillite frauduleuse, un chevalier d’industrie, un notaire qui joue à la Bourse—se trouve forcé de remonter le boulevard avec moi, il se croira compromis. Un homme de la police, fi donc! «Console-toi, va, me disait Tabaret, mon maître et mon ami, le mépris de ces gens-là n’est qu’une forme de la crainte.»
Le père Plantat était consterné. Comment, lui, un vieux juge délicat, plein de prudence et de finesse, avait-il pu commettre une si prodigieuse maladresse? Il venait de blesser et de blesser cruellement, cet homme si bien disposé pour lui, et dont il avait tout à attendre.
—Loin de moi, monsieur, commença-t-il, l’intention offensante que vous me supposez. Vous vous êtes mépris au sens d’une de ces phrases sans signification précise, qu’on laisse échapper sans réflexion et qui n’ont aucune importance.
M. Lecoq se calmait.
—Soit. Étant plus que les autres exposé aux offenses, vous me pardonnerez d’être plus susceptible. Quittons ce sujet qui m’est pénible et revenons au comte de Trémorel.
Le juge de paix se demandait s’il allait oser reparler de ses projets, la délicatesse de M. Lecoq qui le remettait sur la voie, le toucha singulièrement.
—Je n’ai plus qu’à attendre votre décision, dit-il.
—Je ne vous dissimulerai pas, reprit l’agent de la Sûreté, que vous me demandez une chose bien difficile, et qui, de plus, est contre mon devoir. Mon devoir me commande de rechercher M. de Trémorel, de l’arrêter et de le livrer à la justice; vous me priez, vous, de le soustraire à l’action de la loi.
—C’est au nom d’une infortunée que vous savez innocente.
—Une seule fois dans ma vie, monsieur, j’ai sacrifié mon devoir. Je n’ai pas su résister aux larmes d’une pauvre vieille mère qui embrassait mes genoux en me demandant grâce pour son fils. J’ai sauvé ce fils et il est devenu un honnête homme. Pour la seconde fois, je vais aujourd’hui outrepasser mon droit, risquer une tentative que ma conscience me reprochera peut-être: je me rends à vos instances.
—Oh! monsieur, s’écria le père Plantat transporté, que de reconnaissance!
Mais l’agent de la Sûreté restait grave, presque triste, il réfléchissait.
—Ne nous berçons pas d’un espoir qui peut être déçu, reprit-il. Je n’ai pas deux moyens d’arracher à la Cour d’assises un criminel comme Trémorel, je n’en ai qu’un seul; réussira-t-il?
—Oui, oui, si vous le voulez.
M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire de la foi du vieux juge de paix.
—Je suis certes un habile agent, répondit-il, mais je ne suis qu’un homme et je ne puis répondre des résolutions d’un autre homme. Tout dépend d’Hector. S’il s’agissait de tout autre coupable, je vous dirais: Je suis sûr. Avec lui, je vous l’avoue franchement, je doute. Nous devons surtout compter sur l’énergie de Mlle Courtois. Elle est énergique, m’avez-vous dit?
—Elle est l’énergie même.
—Alors bon espoir. Mais éteindrons-nous vraiment cette affaire? Qu’arrivera-t-il quand on retrouvera la dénonciation de Sauvresy, qui doit être cachée quelque part au Valfeuillu, et que Trémorel n’a pu découvrir?
—On ne la retrouvera pas, répondit vivement le père Plantat.
—Croyez-vous?
—J’en suis sûr.
M. Lecoq arrêta sur le vieux juge de paix un de ces regards qui font monter la vérité au front de ceux qu’on interroge, et dit simplement:
—Ah!
Et il pensait:
«Enfin! je vais donc savoir d’où vient le dossier qui nous a été lu l’autre nuit et qui est de deux écritures différentes.»
Après un moment d’hésitation.
—J’ai remis mon existence entre vos mains, monsieur Lecoq, dit le père Plantat, je puis bien vous confier mon honneur. Je vous connais, je sais que, quoi qu’il arrive...
—Je me tairai, vous avez ma parole.
—Eh bien! le jour où j’ai surpris Trémorel chez Laurence, j’ai voulu changer en certitude les soupçons que j’avais et j’ai brisé l’enveloppe du dépôt de Sauvresy.
—Et vous ne vous en êtes pas servi!
—J’étais épouvanté de mon abus de confiance. Puis, avais-je le droit de ravir sa vengeance à ce malheureux qui s’était laissé mourir pour se venger?
—Mais vous l’avez rendue à Mme de Trémorel cette dénonciation.
—C’est vrai, mais Berthe avait un vague pressentiment du sort qui lui était réservé. Quinze jours à peu près avant le crime elle est venue me confier le manuscrit de son mari, qu’elle avait pris soin de compléter. Je devais briser les cachets et lire si elle venait à mourir de mort violente.
—Comment donc, monsieur le juge de paix, n’avez-vous pas parlé? Pourquoi m’avoir laissé chercher, hésiter, tâtonner...
—J’aime Laurence, monsieur, et livrer Trémorel c’était creuser entre elle et moi un abîme.
L’agent de la Sûreté s’inclina.
«Diable! pensait-il, il est fin, le juge de paix d’Orcival, aussi fin que moi. Eh bien! je l’aime, et je vais lui donner un coup d’épaule auquel il ne s’attend pas.»
Le père Plantat brûlait d’interroger M. Lecoq, de savoir de lui quel était ce moyen unique d’un succès relativement sûr qu’il avait trouvé d’empêcher le procès et de sauver Laurence. Il n’osait.
L’agent de la Sûreté était alors accoudé à son bureau, le regard perdu dans le vide. Il tenait un crayon, et machinalement il traçait sur une feuille de papier blanc des dessins fantastiques. Tout à coup il parut sortir de sa rêverie. Il venait de résoudre une dernière difficulté; son plan désormais était entier, complet. Il regarda la pendule.
—Deux heures! s’écria-t-il, et c’est entre trois et quatre heures que j’ai donné rendez-vous à Mme Charman pour Jenny Fancy.
—Je suis à vos ordres, fit le juge de paix.
—Fort bien. Seulement, comme après Fancy nous aurons à nous occuper de Trémorel, prenons nos mesures pour en finir aujourd’hui.
—Quoi! vous espérez dès aujourd’hui mener à bonne fin...
—Certainement. C’est dans notre métier surtout que la rapidité est indispensable. Il faut des mois souvent pour rattraper une heure perdue. Nous avons chance, en ce moment, de gagner Hector en vitesse et de le surprendre; demain il serait trop tard. Ou nous l’aurons dans vingt-quatre heures, ou nous devrons changer nos batteries. Chacun de mes trois hommes a une voiture attelée d’un bon cheval; en une heure, ils doivent avoir terminé leur tournée chez les tapissiers. Si j’ai raisonné juste, d’ici à une heure, deux heures au plus, nous aurons l’adresse et alors nous agirons.
Tout en parlant, il retirait d’un carton une feuille de papier timbrée à ses armes—un coq chantant avec la devise: Toujours vigilant—et rapidement il traçait quelques lignes:
—Tenez, dit-il au père Plantat, voici ce que j’écris à un de mes lieutenants:
«Monsieur Job,
«Réunissez à l’instant même six ou huit de nos hommes, et allez à leur tête attendre mes instructions chez le marchand de vin qui fait le coin de la rue des Martyrs et de la rue Lamartine.»
—Pourquoi là-bas, et non ici, chez vous?
—C’est que nous avons intérêt, cher monsieur, à éviter les courses inutiles. Là-bas, nous sommes à deux pas de chez Mme Charman et tout près de la retraite de Trémorel, car le misérable a loué son appartement dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette.
Le vieux juge de paix eut un geste de surprise.
—Qui vous fait supposer cela? demanda-t-il.
L’agent de la Sûreté sourit, comme si la question lui eut semblé naïve.
—Vous ne vous rappelez donc pas, monsieur? répondit-il, que l’enveloppe de la lettre adressée par Mlle Courtois à sa famille pour annoncer son suicide, portait le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare? Or, écoutez bien ceci: En quittant la maison de sa tante, Mlle Laurence a dû se rendre directement à l’appartement loué et meublé par Trémorel, dont il lui avait donné l’adresse et où il lui avait promis de la rejoindre le jeudi matin. C’est de cet appartement qu’elle a écrit. Pouvons-nous admettre qu’il lui soit venu à l’idée de faire jeter sa lettre dans un autre quartier que le sien? C’est d’autant moins probable qu’elle ignore quelles raisons terribles a son amant de craindre des recherches et des poursuites. Hector a-t-il été assez prudent assez prévoyant pour lui indiquer cette ruse? Non, car s’il n’était pas un sot, il lui aurait recommandé de déposer cette lettre ailleurs qu’à Paris. Donc, il est impossible que cette lettre n’ait pas été portée à un bureau voisin de l’appartement.
Si simples étaient ces réflexions que le père Plantat s’étonnait de ne les point avoir faites. Mais on ne voit jamais bien clair dans une affaire où on est puissamment intéressé, la passion brouille les yeux comme la chaleur d’un appartement les lunettes. Avec son sang-froid il avait perdu en partie sa perspicacité. Et son trouble était immense; il lui semblait que M. Lecoq prenait de singuliers moyens pour tenir sa promesse.
—Il me semble, monsieur, ne put-il s’empêcher de remarquer, que si vous désirez soustraire Hector à la Cour d’assises, les hommes que vous réunissez vous embarrasseront bien plus qu’ils ne vous seront utiles.
Dans le regard aussi bien que dans le ton du juge de paix, M. Lecoq crut démêler un certain doute qui le choqua.
—Vous défieriez-vous de moi, monsieur? demanda-t-il.
Le père Plantat voulut protester.
—Croyez, monsieur...
—Vous avez ma parole, reprit M. Lecoq, et si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je la dégage toujours quand je l’ai donnée. Je vous ai affirmé que je ferais tous mes efforts pour sauver Mlle Laurence, je les ferai. Mais n’oubliez pas que je vous ai promis mon concours et non le succès. Laissez-moi donc prendre les mesures que je crois opportunes.
Ce disant, sans s’occuper de l’air tout à fait décontenancé du juge de paix, il sonna pour appeler Janouille.
—Tiens, lui dit-il, voici d’abord une lettre qu’il s’agit de faire porter de suite à Job.
—Je vais la porter moi-même.
—Du tout. Tu vas, toi, me faire le plaisir de rester ici sans bouger, pour attendre les hommes que j’ai envoyés en tournée ce matin. À mesure qu’ils se présenteront, tu les enverras au rapport chez le marchand de vins de la rue des Martyrs. Tu sais, au coin, en face de l’église. Ils y trouveront bonne et nombreuse compagnie.
Il donnait ses ordres, et en même temps il quittait sa robe de chambre, endossait une longue redingote noire et assujettissait solidement sa perruque.
—Monsieur rentrera-t-il ce soir? demanda Janouille.
—Je ne sais.
—Et si on vient de là-bas?
«Là-bas», pour un homme du métier, c’est toujours la maison, la préfecture de police.
—Tu diras, répondit-il, que je suis dehors pour l’affaire de Corbeil.
M. Lecoq était prêt. Véritablement il avait l’air, la tournure, la physionomie et les façons d’un respectable chef de bureau d’une cinquantaine d’années. Des lunettes d’or, un parapluie, tout en lui exhalait un parfum on ne peut plus bureaucratique.
—Maintenant, dit-il au père Plantat, hâtons-nous.
Dans la salle à manger, Goulard, qui avait fini de déjeuner attendait au port d’armes le passage de son grand homme.
—Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Lecoq, as-tu dit deux mots à mon vin? comment le trouves-tu?
—Délicieux, monsieur, répondit l’agent de Corbeil, parfait, c’est-à-dire un vrai nectar.
—T’a-t-il, ragaillardi, au moins?
—Oh! oui, monsieur.
—Alors, tu pars nous suivre à quinze pas et tu monteras la garde devant la porte de la maison où tu nous verras entrer. J’aurai probablement à te confier une jolie fille que tu conduiras à M. Domini. Et ouvre l’œil; c’est une fine mouche, fort capable de t’enjôler en route et de te glisser entre les doigts.
Ils sortirent et derrière eux Janouille se barricada solidement.
XXV
Avez-vous besoin d’argent?
Voulez-vous un habillement complet à la dernière mode, une calèche à huit ressorts ou une paire de bottines? Vous faudrait-il un cachemire de l’Inde, un service de porcelaine ou un bon tableau pas cher? Est-ce un mobilier que vous souhaitez, de noyer ou de palissandre, ou des diamants, ou des draps, ou des dentelles, ou une maison de campagne, ou votre provision de bois pour l’hiver?
Adressez-vous à Mme Charman, 136, rue Notre-Dame-de-Lorette, au premier au-dessus de l’entresol, car elle tient tout cela et même d’autres articles encore qu’il est défendu de considérer comme marchandise. Si, homme, vous avez quelque garantie à lui présenter, ne fût-ce qu’un traitement saisissable, si, femme, vous êtes jeune, jolie et point farouche, Mme Charman se fera un plaisir de vous obliger à raison de deux cents pour cent d’intérêt.
À ce taux elle a beaucoup de pratiques et n’a pourtant pas encore fait fortune. C’est qu’elle est forcément très aventureuse, qu’il y a d’énormes pertes, s’il y a de prodigieux profits, et que souvent ce qui est venu par la flûte s’en va par le tambour. Puis, ainsi qu’elle se plaît à le dire, elle est trop honnête. Et c’est vrai, au moins, qu’elle est honnête: elle vendrait sa dernière chemise brodée plutôt que de laisser protester sa signature.
Personne, d’ailleurs, moins que Mme Charman ne ressemble à cette horrible grosse femme à voix rauque, à geste cynique, chargée de bagues et de chaînes d’or, qui est le type de la marchande à la toilette.
Elle est blonde, mince, douce, ne manque pas d’une certaine distinction et porte invariablement, été comme hiver, une robe de soie noire. Elle possède un mari, assure-t-on, mais personne jamais ne l’a vu, ce qui n’empêche pas que sa conduite est, au dire de son portier, au-dessus du soupçon.
Si honorable cependant que soit la profession de Mme Charman, elle a eu plus d’une fois affaire à M. Lecoq, elle a besoin de lui et le craint comme le feu.
Aussi accueillit-elle l’agent de la Sûreté et son compagnon—qu’elle prit pour un collègue, bien entendu—un peu comme un surnuméraire accueillerait son directeur venant le visiter.
Elle les attendait. À leur coup de sonnette, elle accourut au-devant d’eux jusque dans son antichambre, gracieuse, respectueuse, le sourire aux lèvres. Elle disputa à sa bonne l’honneur de les faire passer dans son salon, elle leur avança les meilleurs fauteuils et même leur offrit quelques rafraîchissements.
—Je vois, chère madame, commença M. Lecoq, que vous avez reçu mon petit mot.
—Oui, monsieur, ce matin de très bonne heure, j’étais même encore au lit.
—Très bien. Et avez-vous été assez complaisante pour vous inquiéter de ma commission?
—Ciel! M. Lecoq, pouvez-vous bien me demander cela, quand vous savez que j’aimerais à passer dans le feu pour vous! Je m’en suis occupée à l’instant même, je me suis levée tout exprès.
—Alors vous avez découvert l’adresse de Pélagie Taponnet, dite Jenny Fancy.
Mme Charman crut devoir dessiner la plus gracieuse de ses révérences.
—Oui, monsieur, oui, répondit-elle, soyez satisfait. Si j’étais femme à me faire valoir hors de propos, je pourrais vous dire que j’ai eu un mal infini à me procurer cette adresse, que j’ai couru tout Paris, que j’ai dépensé dix francs de voitures, je mentirais.
—Au fait, au fait, insista M. Lecoq.
—La vérité est que j’ai eu le plaisir de voir miss Jenny Fancy avant-hier.
—Vous plaisantez.
—Pas le moins du monde. Et même, à ce propos, laissez-moi vous dire que c’est une bien brave et bien honnête personne.
—Vraiment!
—C’est comme cela. Imaginez-vous qu’elle me devait quatre cent quatre-vingt francs depuis plus de deux ans. Naturellement, comme bien vous pensez, j’avais mis un P sur cette créance et je n’y songeais plus guère. Mais voilà qu’avant-hier, ma Fancy m’arrive toute pimpante, qui me dit: «J’ai fait un héritage, Mme Charman, j’ai de l’argent et je vous en apporte.» Et elle ne plaisantait pas, elle avait plein son porte-monnaie de billets de banque, et j’ai été payée intégralement.
Et comme l’agent de la Sûreté se taisait, elle ajouta avec une conviction profonde et attendrie:
—Bonne fille, va! Digne créature!...
À cette déclaration de la marchande, M. Lecoq et le père Plantat avaient échangé un coup d’œil. La même idée leur venait à tous deux en même temps.
Cet héritage annoncé par miss Fancy, tous ces billets de banque, ne pouvaient être que le prix d’un grand service rendu par elle à Trémorel. Cependant l’agent de la Sûreté voulut avoir des renseignements plus positifs.
—Dans quelle position était cette fille avant cette succession? demanda-t-il.
—Ah! monsieur, dans une position affreuse, allez. Depuis que son comte l’a quittée et qu’elle a mangé son saint-frusquin dans les modes, elle a été toujours en dégringolant. Une personne que j’ai vue si comme il faut, autrefois. Après cela, vous savez, quand une femme a des peines de cœur! Tout ce qu’elle possédait elle l’a mis au clou ou vendu loque à loque. Dans ces derniers temps elle fréquentait la plus mauvaise société, elle buvait de l’absinthe, m’a-t-on dit, et même elle n’avait plus rien à se mettre sur le dos. Quand elle recevait de l’argent de son comte, car il lui envoyait encore, elle le dépensait en parties avec des femmes de rien du tout, au lieu de s’acheter de la toilette.
—Et où demeure-t-elle?
—Tout près d’ici, dans une maison meublée de la rue Vintimille.
—Cela étant, fit sévèrement M. Lecoq, je m’étonne qu’elle ne soit pas ici.
—Ce n’est pas ma faute, allez, cher monsieur, si je sais où est le nid, j’ignore où est l’oiseau. Elle était dénichée, ce matin, lorsque ma première demoiselle est allée chez elle.
—Diable! mais alors... c’est fort contrariant, il faudrait me la faire chercher bien vite.
—Soyez sans inquiétude. Fancy doit rentrer avant quatre heures et ma première l’attend chez son concierge avec ordre de me l’amener dès qu’elle rentrera, sans même la laisser monter à sa chambre.
—Attendons-la donc.
Il y avait un quart d’heure environ, que M. Lecoq et le père Plantat attendaient, lorsque tout à coup Mme Charman, qui a l’oreille très fine, se dressa.
—Je reconnais, dit-elle, le pas de ma première demoiselle dans l’escalier.
—Écoutez, dit M. Lecoq, puisqu’il en est ainsi, arrangez-vous de façon à ce que Fancy croie que c’est vous qui l’avez envoyée chercher; mon ami et moi aurons l’air de nous trouver ici par le plus grand des hasards.
Mme Charman répondit par un geste d’assentiment:
—Compris! fit-elle.
Déjà elle faisait un pas vers la porte, l’agent de la Sûreté la retint par le bras.
—Encore un mot, ajouta-t-il, dès que vous verrez la conversation engagée entre cette fille et moi, ayez donc l’obligeance d’aller surveiller vos ouvrières dans votre atelier. Ce que j’ai à dire ne vous intéressant pas du tout.
—C’est entendu, monsieur.
—Mais vous savez, pas de tricherie; je connais, pour l’avoir utilisé, le petit cabinet de votre chambre à coucher, d’où on ne perd pas un traître mot de ce qui se dit ici.
La première demoiselle ouvrit la porte du salon, il y eut un grand frou-frou de robe de soie glissant le long de l’huisserie, et miss Jenny Fancy parut dans sa gloire.
Hélas! ce n’était plus cette fraîche et jolie Fancy qui avait aimé Hector, cette provocante Parisienne aux grands yeux, tour à tour langoureux ou enflammés, au fin minois, à la mine éveillée. Une seule année l’avait flétrie, comme un été trop chaud fane les roses, et avait sans retour détruit sa fragile beauté, beauté de Paris, beauté du diable. Elle n’avait pas vingt ans et il fallait l’œil d’un connaisseur pour reconnaître qu’elle avait été charmante, autrefois, quand elle était jeune.
Car elle était vieille comme le vice, ses traits fatigués et ses joues flasques disaient les désordres de sa vie, ses yeux cerclés de bistre avaient perdu leurs grands cils et déjà rougissaient et clignotaient; sa bouche avait une lamentable expression d’hébétude, et l’absinthe et les refrains obscènes avaient brisé les notes si claires de sa voix.
Elle était en grande toilette, avec une robe neuve, éclatante et tachée, une immense cloche de dentelle et un chapeau invraisemblable. Pourtant elle avait l’air misérable. Enfin, elle était outrageusement «maquillée», toute barbouillée de rouge, de blanc et de bleu, de carmin et de crème de perles.
Elle paraissait fort en colère.
—Voilà une idée! s’écria-t-elle dès le seuil sans songer à saluer personne, cela a-t-il le sens commun de m’envoyer chercher ainsi, presque de force, par une demoiselle qui est de la dernière insolence?
Mais Mme Charman s’était élancée vers son ancienne cliente, l’avait embrassée bon gré mal gré, et la pressait sur son cœur.
—Comment, chère petite, disait-elle, vous vous fâchez lorsque je comptais que vous alliez être ravie et me remercier bien gentiment.
—Moi! pourquoi?...
—Parce que, belle mignonne, j’ai voulu vous réserver une bonne surprise. Ah! je ne suis pas ingrate, moi. Vous êtes venue hier régler votre petit compte, je veux aujourd’hui même vous en récompenser. Allons, vite, souriez, vous allez profiter d’une occasion magnifique, j’ai en ce moment du velours en grande largeur...
—C’était bien la peine de me déranger!...
—Tout soie, ma chère à trente francs le mètre. Hein! est-ce assez inouï, assez invraisemblable, assez...
—Eh! je me soucie bien de votre occasion! Du velours au mois de juillet, vous moquez-vous de moi?
—Laissez-moi vous le montrer.
—Jamais. On m’attend pour aller dîner à Asnières.
Elle allait se retirer en dépit des efforts très sincères de Mme Charman, qui se proposait peut-être de faire d’une pierre deux coups, M. Lecoq jugea qu’il était temps d’intervenir.
—Mais je ne me trompe pas, s’écria-t-il avec des mines de vieux roquentin émoustillé, c’est bien miss Jenny Fancy que j’ai le bonheur de revoir.
Elle le toisa d’un air moitié fâché, moitié surpris, en disant:
—Oui, c’est moi! Après?
—Quoi! vous êtes oublieuse à ce point! Vous ne me reconnaissez pas?
—Non, pas du tout.
—J’étais cependant un de vos admirateurs, ma belle enfant, et j’ai eu le plaisir de déjeuner chez vous quand vous demeuriez près de la Madeleine; c’était du temps du comte.
Il retira ses lunettes, comme pour en essuyer les verres, mais en réalité pour lancer un regard furibond à Mme Charman qui, n’osant résister, battit discrètement en retraite.
—J’étais assez bien avec Trémorel autrefois, reprit M. Lecoq. Et à ce propos, y a-t-il longtemps que vous n’avez eu de ses nouvelles?
—Je l’ai vu il y a huit jours.
—Tiens, tiens, tiens! Alors vous connaissez son horrible affaire.
—Non. Qu’y a-t-il donc?
—Vrai, vous ne savez pas? Vous ne lisez donc pas les journaux? Mais c’est une abominable histoire, ma chère enfant, et on ne parle que de cela dans Paris depuis quarante-huit heures.
—Dites vite.
—Vous savez qu’après son plongeon il a épousé la veuve d’un de ses amis. On le croyait fort heureux en ménage. Pas du tout, il a assassiné sa femme à coups de couteau.
Miss Fancy pâlit sous sa couche épaisse de peinture.
—Est-ce possible balbutia-t-elle.
Elle disait: «Est-ce possible!» mais si elle était très émue, à coup sûr elle n’était pas extrêmement surprise, M. Lecoq le remarqua fort bien.
—C’est si possible, répondit-il, qu’à cette heure il est en prison, qu’il passera en Cour d’assises et que très certainement il sera condamné.
Le père Plantat observait curieusement Jenny. Il s’attendait à une explosion de désespoir, à des cris, à des pleurs, à une légère attaque de nerfs pour le moins. Erreur.
Fancy en était venue à détester Trémorel. Parfois, elle, si impatiente de mépris jadis, elle sentait le poids de ses hontes, et c’est Hector que, bien injustement, elle accusait de son ignominie présente. Elle le haïssait bassement, comme haïssent les filles, lui souriant quand elle le voyait, tirant de lui le plus d’argent possible, et lui souhaitant toutes sortes de malheurs.
Loin de fondre en larmes, Jenny Fancy eut un éclat de rire stupide.
—C’est bien fait pour Trémorel, dit-elle; pourquoi m’a-t-il quittée; c’est bien fait pour elle aussi...
—Comment pour elle aussi?
—Bien sûr! Pourquoi trompait-elle son mari, un charmant garçon? C’est elle qui m’a enlevé Hector. Une femme mariée et riche! Hector n’est qu’un misérable, je l’ai toujours dit.
—Franchement, c’était aussi mon avis. Quand un homme, voyez-vous, se conduit comme Trémorel s’est conduit avec vous, il est jugé.
—N’est-ce pas?
—Parbleu! Aussi ne suis-je pas surpris de sa conduite. Car, sachez-le, avoir assassiné sa femme est le moindre de ses crimes. Ne voilà-t-il pas qu’il essaye de rejeter son meurtre sur un autre.
—Cela ne m’étonne pas.
—Il accuse un pauvre diable, innocent, dit-on, comme vous et moi, et qui cependant sera peut-être condamné à mort faute de pouvoir dire où il a passé la soirée et la nuit de mercredi à jeudi.
M. Lecoq avait prononcé cette phrase d’un ton léger, mais avec une lenteur calculée, afin de bien juger de l’impression qu’elle produirait sur Fancy. L’effet fut si terrible qu’elle chancela.
—Savez-vous quel est cet homme demanda-t-elle d’une voix tremblante.
—Les journaux disent que c’est un pauvre garçon qui était jardinier chez lui.
—Un petit, n’est-ce pas? maigre, très brun avec des cheveux noirs et plats?
—Précisément.
—Et qui s’appelle..., attendez donc... qui s’appelle... Guespin.
—Ah ça, vous le connaissez donc?
Miss Fancy hésitait. Elle était fort tremblante, on voyait qu’elle regrettait de s’être tant avancée.
—Bah! fit-elle enfin, je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas ce que je sais. Je suis une honnête fille moi, si Trémorel est un coquin, et je ne veux pas qu’on coupe le cou d’un pauvre diable qui est innocent.
—Vous savez donc quelque chose?
—Dites donc que je sais tout, et c’est bien simple, allez. Il y a de cela une huitaine de jours, mon Hector, qui soi-disant ne voulait plus me revoir, m’écrit pour me donner un rendez-vous à Melun. J’y vais, je le trouve et nous déjeunons ensemble. Alors voilà qu’il me raconte qu’il est bien ennuyé, que sa cuisinière se marie, mais qu’un de ses domestiques est si amoureux d’elle, qu’il est capable d’aller faire du scandale à la noce, de troubler le bal et même de tenter un mauvais coup.
—Ah! il vous a parlé de la noce!
—Attendez donc. Mon Hector semblait très embarrassé ne sachant comment éviter le bruit qu’il prévoyait. C’est alors que je lui conseillai d’éloigner ce domestique pour ce jour-là. Il réfléchit un moment et me dit que j’avais une bonne idée.
«J’ai trouvé un moyen, ajouta-t-il; le soir de la noce, je ne préviendrai ce drôle de rien, mais je le chargerai d’une commission pour toi en lui laissant supposer qu’il s’agit d’une affaire que je veux cacher à ma femme. Toi, tu te déguiseras en femme de chambre et tu iras l’attendre dans un café de la place du Châtelet, entre neuf heures et demie et dix heures et demie du soir. Pour qu’il te reconnaisse, tu te placeras à la table la plus proche de l’entrée à droite, et tu auras à côté de toi un gros bouquet, il te remettra un paquet, et alors tu l’inviteras à prendre quelque chose, tu le griseras, s’il se peut, et tu le promèneras à travers Paris jusqu’au lendemain.»
Miss Fancy s’exprimait difficilement, hésitant, triant ses mots, cherchant, on le voyait, à se rappeler les termes mêmes de Trémorel.
—Et vous, interrompit M. Lecoq, vous, une femme spirituelle, vous avez cru à cette histoire de domestique jaloux?
—Pas précisément, mais je m’imaginais qu’il y avait quelque maîtresse sous jeu, et je n’étais pas fâchée de l’aider à tromper la femme que je déteste et qui m’a fait du tort.
—Ainsi vous avez obéi.
—De point en point, et tout est arrivé comme Hector l’avait prévu. À dix heures précises mon domestique arrive, il me prend pour une bonne et me remet le paquet. Naturellement, je lui offre un bock, il accepte et m’en propose un autre que j’accepte également. Il est très comme il faut, ce jardinier, aimable et poli; je vous assure que j’ai passé une excellente soirée avec lui. Il sait un tas d’histoires toutes plus drôles les unes que les autres...
—Passons, passons... Qu’avez-vous fait ensuite?
—Après la bière nous avons bu des petits verres—il avait ses poches pleines d’argent, ce jardinier—et après les petits verres, encore de la bière, puis du punch, puis du vin chaud. À onze heures il était déjà très gris et parlait de me mener aux Batignolles danser un quadrille. Moi je refuse et je lui dis qu’étant galant il ne peut se dispenser de venir me reconduire chez ma maîtresse qui demeure au haut des Champs-Élysées. Nous voilà donc sortis du café et allant de marchands de vins en marchands de vins tout le long de la rue de Rivoli. Bref, sur les deux heures du matin, ce pauvre diable était tellement ivre qu’il est tombé comme une masse sur un banc près de l’Arc-de-Triomphe, qu’il s’y est endormi et que je l’y ai laissé.
—Et vous, qu’êtes-vous devenue?
—Moi, je suis rentrée chez moi.
—Qu’est devenu le paquet?
—Ma foi! je devais le jeter à la Seine, mais je l’ai oublié; vous comprenez, j’avais bu presque autant que le jardinier, surtout au commencement... si bien que je l’ai rapporté chez moi où il est encore.
—Mais vous l’avez ouvert?
—Comme bien vous pensez.
—Que contient-il?
—Un marteau, deux autres outils et encore un grand couteau.
L’innocence de Guespin était désormais évidente, toutes les prévisions de l’agent de la Sûreté se réalisaient.
—Allons, fit le père Plantat, voilà notre client tiré d’affaire, reste à savoir...
Mais M. Lecoq l’interrompit. Il savait désormais tout ce qu’il désirait, Jenny n’avait plus rien à lui apprendre, il changea de ton subitement, quittant la voix de miel du galantin pour la voix sèche et brutale de l’homme de la préfecture.
—Ma belle enfant, dit-il à miss Fancy, vous venez en effet de sauver un innocent, mais ce que vous venez de me conter, il faut aller le répéter au juge d’instruction de Corbeil. Seulement comme vous pourriez vous égarer en route, je vais vous donner un guide.
Il alla à la fenêtre, l’ouvrit, et apercevant, sur le trottoir en face, l’agent de M. Domini, se souciant peu de compromettre Mme Charman, il cria à pleine voix:
—Goulard, eh! Goulard, monte un peu ici.
Revenant alors à miss Fancy si troublée, si épouvantée, qu’elle n’osait ni questionner ni se mettre en colère:
—Dites-moi, lui demanda-t-il, combien Trémorel vous a payé le service que vous lui avez rendu?
—Dix mille francs, monsieur, mais ils sont bien à moi, je vous jure, il me les promettait depuis longtemps pour me remettre à flot, il me les devait...
—C’est bon, c’est bon! on ne vous les enlèvera pas.
Et lui montrant Goulard qui entrait:
—Vous allez, lui dit-il, conduire ce monsieur chez vous en sortant d’ici. Vous prendrez le paquet que vous a remis Guespin et vous partirez de suite pour Corbeil. Surtout, ajouta-t-il d’une voix terrible, pas d’enfantillage, ou gare à moi.
Au bruit qui se faisait dans le salon, Mme Charman arriva juste à temps pour voir sortir Fancy escortée de Goulard.
—Qu’y a-t-il, grand Dieu! demanda-t-elle tout éplorée, à M. Lecoq.
—Rien, chère dame, rien qui vous regarde du moins. Et sur ce, au revoir et merci, nous sommes fort pressés.
XXVI
Quand M. Lecoq est pressé, il marche vite. Il courait presque, en descendant la rue de Notre-Dame-de-Lorette, qui est la rue de Paris qu’on pave le plus souvent, si bien que le père Plantat avait toutes les peines du monde à le suivre.
Tout en hâtant le pas, préoccupé des mesures qu’il avait à prendre pour assurer le succès de ses desseins, il poursuivait un monologue dont le juge de paix, de-ci et de-là, saisissait quelques bribes.
—Tout va bien, murmurait-il, et nous réussirons. Il est rare qu’une campagne commençant si bien ne se termine pas heureusement. Si Job est chez le marchand de vins, si un de mes hommes a réussi dans sa tournée, le crime du Valfeuillu est réglé, toisé, arrangé dans la soirée, et dans huit jours personne n’en parlera plus.
Arrivé au bas de la rue, en face de l’église, l’agent de la Sûreté s’arrêta court.
—J’ai à vous demander pardon, monsieur, dit-il au juge de paix d’Orcival, de vous traîner ainsi à ma suite et de vous condamner à faire mon métier, mais outre que votre assistance pouvait m’être fort utile chez Mme Charman, elle me devient absolument indispensable maintenant que nous allons nous occuper sérieusement de Trémorel.
Aussitôt, ils traversèrent le carrefour et entrèrent chez le marchand de vins établi au coin de la rue des Martyrs.
Debout derrière son comptoir d’étain, occupé à verser dans des litres le contenu d’un énorme broc, le patron ne sembla pas médiocrement étonné de voir s’aventurer dans sa boutique deux hommes qui paraissaient appartenir à la classe élevée de la société. Mais M. Lecoq, comme Alcibiade, est partout chez lui et parle la langue technique de tous les milieux où il pénètre.
—N’avez-vous pas chez vous, demanda-t-il au marchand de vins, une société de huit ou dix hommes qui en attendent d’autres.
—Oui, monsieur, ces messieurs sont arrivés il y a une heure environ.
—Ils sont dans le grand cabinet du fond? n’est-ce pas?
—Précisément, monsieur, répondit le débitant devenu subitement obséquieux.
Il ne savait pas précisément quel personnage l’interrogeait, mais il avait flairé quelque agent supérieur de la préfecture de police.
Dès lors, il ne fut point surpris de voir que ce monsieur si distingué connaissait, comme lui-même, les êtres de sa maison et ouvrait sans hésitation la porte du cabinet indiqué. Dans ce compartiment du fond, séparé des autres par une simple cloison de verre dépoli, dix hommes à tournures variées buvaient en maniant des cartes.
À l’entrée de M. Lecoq et du père Plantat, ils se levèrent respectueusement et ceux qui avaient conservé leur coiffure, chapeau ou casquette, la retirèrent.
—Bien, M. Job, dit l’agent de la Sûreté à celui qui paraissait le chef de la troupe, vous êtes exact, je suis content. Vos six hommes me suffiront amplement, puisque je vois là mes trois commissionnaires de ce matin.
M. Job s’inclina, heureux d’avoir satisfait un maître qui n’est pas prodigue de témoignages d’approbation.
—Vous allez m’attendre ici encore une minute, reprit M. Lecoq, mes instructions dépendront du rapport que je vais entendre.
S’adressant alors à ses envoyés:
—Lequel de vous, demanda-t-il, a réussi?
—Moi, monsieur, répondit un grand garçon à face blême, à petites moustaches chétives, un vrai Parisien.
—Encore toi, Pâlot, décidément, mon garçon, tu as de la chance. Suis-moi dans le cabinet à côté, mais auparavant dis au patron de nous donner une bouteille et de veiller à ce que personne ne vienne nous déranger.
Bientôt les ordres furent exécutés, et après avoir fait asseoir le père Plantat, M. Lecoq poussa lui-même le léger verrou du cabinet.
—Parle, maintenant, dit-il à son homme, et sois bref.
—Donc, monsieur, j’avais en vain montré ma photographie à une douzaine de négociants, lorsque rue des Saints-Pères un des bons tapissiers du faubourg Saint-Germain, nommé Rech, l’a reconnue.
—Rapporte-moi ce qu’il t’a dit, mot pour mot, s’il se peut.
—«Ce portrait, m’a-t-il dit, est celui d’un de mes clients. Ce client s’est présenté chez moi, il y a un mois environ, pour acheter un mobilier complet—salon, salle à manger, chambre à coucher, et le reste—destiné à un petit hôtel qu’il venait de louer. Il n’a rien marchandé, ne mettant au marché qu’une condition, c’est que tout serait prêt, livré, en place, les rideaux et les tapis posés, à trois semaines de là, c’est-à-dire, il y a eu lundi dernier huit jours.»
—À combien montaient les acquisitions?
—À dix-huit mille francs qui ont été payés moitié d’avance, moitié le jour de la livraison.
—Qui a remis les fonds, la seconde fois?
—Un domestique.
—Quel nom a donné ce monsieur au tapissier?
—Il a dit s’appeler M. James Wilson, mais M. Rech m’a dit qu’il n’avait pas l’air d’un Anglais.
—Où demeure-t-il?
—Les meubles ont été portés dans un petit hôtel, rue Saint-Lazare, nº..., près de la gare du Havre.
La figure de M. Lecoq, assez soucieuse jusqu’alors, exprima la joie la plus vive. Il éprouvait l’orgueil si légitime et si naturel du capitaine qui voit réussir les combinaisons qui doivent perdre l’ennemi. Il se permit de taper familièrement sur l’épaule du vieux juge de paix en prononçant ce seul mot:
—Pincé!...
Mais le Pâlot secoua la tête.
—Ce n’est pas sûr, dit-il.
—Pourquoi?
—Vous le pensez bien, monsieur, l’adresse m’étant connue, ayant du temps devant moi, je suis allé reconnaître la place, c’est-à-dire le petit hôtel.
—Et alors?
—Le locataire s’appelle bien Wilson, mais ce n’est pas l’homme au portrait, j’en suis sûr.
Le juge de paix eut un geste de désappointement, mais M. Lecoq ne se décourageait pas si vite.
—Comment as-tu des détails? demanda-t-il à son agent.
—J’ai fait parler un domestique.
—Malheureux! s’écria le père Plantat, vous avez peut-être éveillé les soupçons!
—Pour cela, non, répondit M. Lecoq, j’en répondrais; Pâlot est mon élève. Explique-toi, mon garçon.
—Pour lors, monsieur, l’hôtel reconnu, habitation cossue, ma foi! Je me suis dit: «Voici bien la cage, sachons si l’oiseau est dedans.» Mais comment faire? Par bonheur, et par le plus grand des hasards, j’avais sur moi un louis; sans hésiter, je le glisse dans le canal qui conduit au ruisseau de la rue, les eaux ménagères de l’hôtel.
—Puis tu sonnes?
—Comme de juste. Le portier—car il y a un portier—vient m’ouvrir, et moi de mon air le plus vexé je lui raconte qu’en tirant mon mouchoir de poche, j’ai laissé tomber vingt francs et je le prie de me prêter un instrument quelconque pour essayer de les rattraper. Il me prête un morceau de fer, il en prend un de son côté, et en moins de rien nous retrouvons la pièce. Aussitôt, je me mets à sauter, comme si j’étais le plus heureux des hommes et je le prie de se laisser offrir un verre de n’importe quoi, en manière de remerciement.
—Pas mal!
—Oh! M. Lecoq, ce truc est de vous, mais vous allez voir le reste, qui est de moi. Mon portier accepte, et nous voilà les meilleurs amis du monde, buvant un verre de bitter dans un débit qui est en face de l’hôtel. Nous causions gaiement, quand tout à coup je me baisse comme si je venais d’apercevoir, à terre, quelque chose de surprenant, et je ramasse quoi? la photographie que j’avais laissée tomber et que j’avais un peu abîmée avec mon pied. «Tiens! dis-je, un portrait!» Mon nouvel ami le prend, le regarde et n’a pas l’air de le reconnaître. Alors, pour être plus sûr, j’insiste et je dis: «Il est très bien ce monsieur, votre maître doit être dans ce genre, car tous les hommes bien se ressemblent.» Mais il répond que non, que l’homme du portrait a toute sa barbe, tandis que son maître est rasé comme un abbé. «D’ailleurs, ajoute-t-il, mon maître est Américain, il nous donne les ordres en français, c’est vrai, mais Madame et lui causent toujours en anglais.»
À mesure que parlait le Pâlot, l’œil de M. Lecoq redevenait brillant.
—Trémorel parle anglais, n’est-ce pas? demanda-t-il au père Plantat.
—Très passablement, et Laurence aussi. Cela étant, notre piste est bien la bonne, car nous savons que Trémorel a coupé sa barbe le soir du crime. Nous pouvons marcher...
Cependant le Pâlot, qui s’attendait à des éloges, paraissait quelque peu décontenancé.
—Mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, je trouve ton enquête très jolie, une bonne gratification te le prouvera. Ignorant ce que nous savons, tes déductions étaient justes. Mais revenons à l’hôtel, tu dois avoir le plan du rez-de-chaussée?
—Certes, monsieur, et aussi du premier. Le portier, qui n’était pas muet, m’a donné quantité de renseignements sur ses maîtres qu’il ne sert pourtant que depuis deux jours. La dame est affreusement triste et ne fait que pleurer.
—Nous le savons. Le plan, le plan...
—En bas, nous avons une large et haute voûte pavée, pour le passage des voitures. De l’autre côté de la voûte est une assez grande cour, l’écurie et la remise, sont au fond de la cour. À gauche de la voûte est le logement du portier. À droite est une porte vitrée donnant sur un escalier de six marches, qui conduit à un vestibule sur lequel ouvrent le salon, la salle à manger et deux autres petites pièces. Au premier se trouvent les chambres de Monsieur et Madame, un cabinet de travail, un...
—Assez! interrompit M. Lecoq, mon siège est fait.
Et se levant brusquement, il ouvrit la porte de son compartiment et passa, suivi de M. Plantat et du Pâlot, dans le grand cabinet. Comme la première fois, tous les agents se levèrent.
—M. Job, dit alors l’agent de la Sûreté à son lieutenant, écoutez bien l’ordre. Vous allez, dès que je serai parti, régler ce que vous devez ici. Puis, comme il faut que je vous aie sous la main, vous irez tous vous installer chez le premier marchand de vins qu’on trouve à droite, en remontant la rue d’Amsterdam. Dînez, vous avez le temps, mais sobrement, vous entendez.
Il tira de son porte-monnaie deux louis, qu’il plaça sur la table en disant:
—Voilà pour le dîner.
Puis il sortit, après avoir recommandé à Pâlot de le suivre de très près. Avant tout, M. Lecoq avait hâte de reconnaître par lui-même l’hôtel habité par Trémorel. D’un coup d’œil il jugea que les dispositions intérieures étaient bien telles que le disait Pâlot.
—C’est bien cela, dit-il au père Plantat, nous avons la position pour nous. Nos chances sont à cette heure de quatre-vingt-dix sur cent.
—Qu’allez-vous faire? demanda le vieux juge de paix que l’émotion gagnait à mesure qu’approchait le moment décisif.
—Pour le moment, rien, je ne veux agir que la nuit venue. Ainsi, ajouta-t-il presque gaiement, puisque nous avons deux heures à nous, faisons comme nos hommes, je sais justement dans ce quartier, à deux pas, un restaurant où on dîne fort bien, allons dîner.
Et sans attendre la réponse du père Plantat, il l’entraîna vers le restaurant du passage du Havre. Mais au moment de mettre la main sur le bouton de la porte, il s’arrêta et fit un signe. Pâlot aussitôt s’approcha.
—Je te donne deux heures, lui dit-il, pour te faire une tête que ne reconnaisse pas le portier de tantôt et pour manger une bouchée. Tu es garçon tapissier. File vite, je t’attends dans ce restaurant.
Ainsi que l’avait affirmé M. Lecoq, on dîne très bien au restaurant du Havre. Le malheur est que le père Plantat ne put en juger. Plus que le matin encore, il avait le cœur serré, et avaler une seule bouchée lui eût été impossible. Si seulement il eût connu quelque chose des projets de son guide! Mais l’agent de la Sûreté était resté impénétrable, se contentant de répondre à toutes les questions:
—Laissez-moi faire, fiez-vous à moi.
Certes, la confiance de M. Plantat était grande, mais plus il réfléchissait, plus cette tentative de soustraire Trémorel à la Cour d’assises lui paraissait périlleuse, hérissée d’insurmontables difficultés, presque insensée. Les doutes les plus poignants assiégeaient son esprit et le torturaient. C’était sa vie, en somme, qui se jouait, car il s’était juré qu’il ne survivrait pas à la perte de Laurence, réduite à confesser, en plein tribunal, et son déshonneur et son amour pour Hector.
M. Lecoq essaya bien de presser son convive, il voulait le décider à prendre au moins un potage et un verre de vieux bordeaux; bientôt il reconnut l’inutilité de ses efforts et prit le parti de dîner comme s’il eût été seul. Il était fort soucieux, mais jamais l’incertitude du résultat poursuivi ne lui a fait perdre une bouchée. Il mangea longuement et bien, et vida lestement sa bouteille de Léoville. Cependant, la nuit était venue, et déjà les garçons commençaient à allumer les lustres. Peu à peu la salle s’était vidée, et le père Plantat et M. Lecoq se trouvaient presque seuls.
—Ne serait-il pas enfin temps d’agir? demanda timidement le vieux juge de paix.
L’agent de la Sûreté tira sa montre:
—Nous avons encore près d’une heure à nous, répondit-il, pourtant je vais tout préparer.
Il appela le garçon et demanda, en même temps qu’une tasse de café, ce qu’il faut pour écrire.
—Voyez-vous, monsieur, poursuivait-il, pendant qu’on s’empressait de le servir, l’important pour nous est d’arriver jusqu’à Mlle Laurence à l’insu de Trémorel. Il nous faut dix minutes d’entretien avec elle et chez elle. Telle est l’indispensable condition de notre succès.
Le vieux juge de paix s’attendait probablement à quelque coup de théâtre immédiat et décisif, car cette déclaration de M. Lecoq sembla le consterner.
—S’il en est ainsi, fit-il avec un geste désolé, autant renoncer à notre projet.
—Pourquoi?
—Parce que bien évidemment Trémorel ne doit pas laisser Laurence seule une minute.
—Aussi ai-je songé à l’attirer dehors.
—Et c’est vous, monsieur, si perspicace d’ordinaire qui pouvez supposer qu’il s’aventurera dans les rues! Vous ne vous rendez donc pas compte de sa situation en ce moment. Songez qu’il doit être en proie à des terreurs sans bornes. Nous savons, nous, qu’on ne retrouvera pas la dénonciation de Sauvresy, mais il l’ignore, lui. Il se dit que peut-être ce manuscrit a été retrouvé, qu’on a eu des soupçons et que déjà sans doute il est recherché, poursuivi, traqué par la police.
M. Lecoq eut un sourire triomphant.
—Je me suis dit tout cela, répondit-il, et bien d’autres choses encore. Ah! trouver un moyen de débusquer Trémorel n’était pas aisé. Je l’ai cherché longtemps, mais enfin je l’ai trouvé, juste comme nous entrions ici. Dans une heure, le comte de Trémorel sera au faubourg Saint-Germain. Il va m’en coûter un faux c’est vrai, mais vous m’accorderez bien des circonstances atténuantes. D’ailleurs, qui veut la fin, veut les moyens.
Il prit la plume et, sans quitter son cigare, rapidement, il écrivit: