Le débutant: Ouvrage enrichi de nombreux dessins de Busnel, de deux dessins... et d'un portrait de l'auteur par St-Charles Roman de moeurs du journalisme et de la politique dans la province de Québec
The Project Gutenberg eBook of Le débutant
Title: Le débutant
Author: Arsène Bessette
Release date: October 8, 2006 [eBook #19497]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Il a été tiré de cet ouvrage
trois cents exemplaires de luxe,
numérotés de 1 à 300, et signés
par l'auteur.
Portrait de l'auteur d'après un fusain de St-Charles.
Il poursuivait alors la Chimère tout en faisant,
dans les journaux, le triste métier de
reporter. Cela le tenait maigre;
il a engraissé depuis.
AU LECTEUR
L'auteur avait d'abord songé à demander à l'un de nos hommes illustres de lui écrire une préface pour son livre. Mais il y en a trop, ça l'a découragé; il n'a pas su lequel choisir.
Il a craint aussi la concurrence. Si on ne lisait que la préface, sans lire le livre?
C'est pourquoi ce modeste volume entre dans le monde sans parrain. C'est bien fait pour lui.
L'auteur a écrit ce livre avec la plus grande sincérité, croyant faire oeuvre utile en montrant aux naïfs et à la jeunesse inexpérimentée ce qu'on leur cache avec tant de soin. Il raconte ce qu'il connaît, sans se soucier de plaire à celui-ci ou de mécontenter celui-là, par simple amour de la Vérité, cette vierge que l'on viole si souvent, qu'il faut sans cesse lui acheter une robe nouvelle.
Ce livre, il ne pouvait l'écrire autrement, puisqu'il l'a écrit comme il le pensait. Il a fait ce qu'il croyait bien. Le lecteur le jugera comme il voudra. A. B.
N.B.--C'est de l'histoire d'hier que l'auteur s'est inspiré pour écrire ce roman; mais cette histoire ressemble singulièrement à celle d'aujourd'hui. Des types du monde du journalisme qu'il présente aux lecteurs, beaucoup sont disparus, mais d'autres vivent encore. Quant aux personnages politiques dont il est question, ils sont de tous les temps, depuis la Confédération des provinces du Canada, jusqu'à nos jours. Et l'espèce ne paraît pas prête de s'éteindre: elle fait constamment des petits.
I
AUX CHAMPS
Parce qu'il était le plus intelligent de la classe, qu'il avait une jolie voix et que c'était un élégant petit homme, à chaque examen, l'institutrice du quatrième arrondissement, de la paroisse de Mamelmont, lui faisait lire l'adresse de bienvenue à monsieur le curé et aux commissaires d'écoles. Cela ne lui plaisait guère, à cause des profondes révérences qu'il fallait faire au commencement et à la fin. Déjà, dans son âme d'enfant il sentait l'humiliation des courbettes, pour la dignité humaine. Mais l'institutrice était si gentille avec lui, elle avait une façon de lui caresser la joue qui lui eut fait faire bien d'autres choses. Signes précoces, chez l'enfant, indiquant que plus tard l'homme joindrait à l'amour de l'indépendance, le culte de la beauté.
A douze ans, Paul Mirot aimait mademoiselle Georgette Jobin, l'institutrice. Il l'aimait parce qu'elle avait de grands yeux noirs et la peau blanche, la taille souple et le geste gracieux, bref, parce que c'était une belle fille. Il est vrai qu'elle était bonne pour lui, qu'elle le traitait en favori, parce que l'admiration de cet enfant pour sa beauté, la touchait comme un hommage sincère, sans l'ombre d'une mauvaise pensée. Souvent elle le gardait après la classe, l'amenait chez-elle, le prenait sur ses genoux et le faisait causer. Le petit homme appuyait sa tête blonde sur cette poitrine aux contours provocants, respirait avec délices le parfum de cette chair de femme et tâchait de dire des choses jolies pour qu'on lui permit de rester plus longtemps, comme cela, à la même place. Et c'était toujours avec peine qu'il voyait approcher le moment où sa grande amie le remettait debout en lui disant: "Maintenant, mon petit, file vite, on pourrait être inquiet chez-vous." Elle lui donnait un bon baiser de ses lèvres chaudes et il s'en allait avec l'impression de cette caresse, qui durait jusqu'au lendemain.
Cet amour était toute sa vie, du reste, car chez l'oncle Batèche, qui l'avait recueilli orphelin, à quatre ans, l'existence n'était pas gaie. L'oncle n'était pas méchant, mais il avait ses "opinions", des opinions que lui seul comprenait et qu'il s'efforçait d'imposer, chez-lui pour se venger des rebuffades essuyées au conseil municipal de la paroisse, dont il était l'un des plus beaux ornements. A cet enfant de douze ans, il voulait inculquer des principes sévères de vertu chrétienne en même temps que le goût de la culture de la betterave, dont il aurait fait la grande industrie du pays, si on avait voulu l'écouter au conseil. Paul préférait les amusements de son âge, à ces discours sans suite; mais, il lui était impossible de s'échapper avant l'heure où le bonhomme partait pour son champ, ou bien s'en allait autre part. La tante Zoé ne valait guère mieux, comme intelligence, cependant, elle avait plus de bonté de coeur. A sa façon, elle aimait bien le petit qui lui était arrivé tout fait, elle qui n'avait jamais pu rien concevoir, pas plus physiquement que moralement. Quant il était sage, elle lui donnait un morceau de sucre, et la fessée s'il avait sali sa culotte en jouant avec ses camarades d'école.
Tout de même, le ménage Batèche avait une certaine considération pour le neveu, à qui les parents avaient laissé une ferme en mourant, et trois mille dollars d'argent prêté destiné, d'après le testament, aux soins de son enfance et à son éducation. En recueillant l'orphelin, l'oncle avait été chargé de l'administration de ses biens. Il les administrait le plus honnêtement possible, tout en s'appropriant la presque totalité des revenus de la ferme, en compensation de sa mise en valeur. Il y avait aussi la dîme au curé, les taxes municipales, la rente du seigneur à payer. L'argent file si vite.
Un jour Paul confia à sa tante un gros secret: il voulait épouser l'institutrice. La brave femme s'en boucha les oreilles: "C'était-y-possible, à son âge!" Elle se promit de l'envoyer à confesse au plus tôt et ne dit rien. L'enfant, prenant ce silence pour une approbation, crut son projet de mariage parfaitement réalisable, et, déjà, presque réalisé. Ce fut une joie innocente et profonde.
Hélas! au moment où il croyait que ce beau rêve de toujours rester, désormais, dans les bras de sa bien-aimée, allait s'accomplir, il fit la découverte
d'une chose affreuse: l'institutrice avait un amoureux, un grand. Il le connaissait bien, c'était Pierre Bluteau, le beau Pierre, comme on l'appelait. Il avait la spécialité des institutrices, ayant fait la cour à toutes celles qui étaient passées par l'école. Il avait même été la cause d'un scandale dont on s'abstenait de parler devant les enfants. Quand il passait sur la route, à la tombée de la nuit, plus d'une honnête femme de cultivateur se disait: "Ben sûr qu'y s'en va voir la maîtresse." Et l'on goûtait, dans cette expression, toute la saveur perverse d'une mauvaise pensée. On s'en confessait pour faire ses Pâques. Il savait tout cela, le petit Mirot, sans trop comprendre de quoi il s'agissait.
Mais c'en était assez pour lui faire pressentir le danger que courait sa séduisante amie. Il aurait voulu la défendre contre ce danger en défendant en même temps son amour. Mais comment faire? Il ne savait pas. Ce qu'il avait sur le coeur, il ne savait pas, non plus, comment l'exprimer. D'ailleurs, depuis quelque temps, l'institutrice le négligeait beaucoup. Il n'allait plus chez-elle après la classe et il ne pouvait lui parler que devant ses petits camarades. Un soir, il voulut la suivre, comme autrefois, elle le renvoya brusquement.
Il en fut malade huit jours.
Quand il revint à l'école, l'institutrice parut à peine avoir remarqué son absence et s'informa distraitement de sa santé. Il en fut profondément blessé, et à partir de ce jour il se livra, avec acharnement au jeu, pendant les récréations. Ses camarades ne lui plaisaient guère, pourtant. Ils étaient, pour la plupart, malpropres, d'une brutalité révoltante et d'intelligence médiocre. Tous le haïssaient,
du reste, parce qu'il était aimé de l'institutrice. Il ne se passait pas de jour sans que l'un d'entre eux ne fit un mauvais coup. Tous étaient menteurs, sournois, cherchaient à mettre leurs fautes sur le dos d'autrui, maltraitaient les faibles: une vraie humanité en raccourci. Un jour que le petit Dumas, le plus fort de l'école et le plus redouté, voulut jeter dans la boue un de ses compagnons, enfant chétif et déguenillé, parce qu'il refusait de porter son sac, au retour, après la classe. Paul Mirot prit la défense de l'opprimé et fut battu. Le lendemain, le vaincu de la veille arriva à l'école tenant un bâton dont le bout était armé d'une pointe de fer menaçante. Comme il s'y attendait, tous ses camarades se moquèrent de lui, et le petit Dumas, voulant prouver une seconde fois sa vaillance, s'avança, arrogant, pour lui arracher son bâton.
Paul lui dit:
--Si tu approches, je pique!
Le groupe qui entourait les deux adversaires cria en choeur:
--Poigne-lé!... Poigne-lé!...
Mais Paul évita l'élan de son ennemi, fit un bond de côté et lui planta la pointe de fer dans le fessier. Ce dernier poussa un cri de douleur et se sauva à toutes jambes. Aussitôt, revirement complet, et les spectateurs de crier:
--Pique!... Pique!...
Paul Mirot, en souvenir de son exploit, fut surnommé Pique, par tous les gamins de l'école.
Le petit Dumas, comme tous les tyrans, était lâche au fond. La crainte de nouvelles piqûres lui fit changer complètement d'attitude envers son ennemi, dont il s'efforça de calmer le ressentiment. Il commença par se montrer complaisant, empressé, puis servile auprès de lui. C'est ainsi qu'un jour, croyant l'amuser, il lui montre au-dessous d'une armoire fixée à la cloison séparant la salle d'études de l'appartement de l'institutrice, un noeud qu'il enlevait pour observer par le trou tout ce qui se passait dans la pièce à côté. Il ne put lui expliquer ce qu'il avait vu par là, quand l'institutrice abandonnait sa classe pour aller y rejoindre son amoureux, mais c'était ben drôle. Paul ne put résister à l'envie de savoir et regarda par le trou. Ce qu'il vit, il ne le dit jamais. On entendit un cri étouffé dans la gorge, et il s'affaissa inanimé. On le releva, on le porta à son pupitre et il ouvrit les yeux, étonné de se voir entouré des ses petits camarades. L'institutrice, revenue dans la classe, une demi-heure plus tard, quelque peu décoiffée et les joues en feu, ne vit rien, ne comprit rien quand on lui apprit que le petit Mirot avait eu une faiblesse, et sans interroger l'enfant, se contenta de le faire conduire chez l'oncle Batèche.
Le lendemain, Paul n'osait lever les yeux sur l'institutrice. A chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait sans la regarder. Aux heures de récréation, il se tint à l'écart. Il fut triste toute la journée. Mademoiselle Jobin finit par remarquer l'attitude morose de l'enfant et, après la classe, voulut le retenir pour le faire parler; mais, comme elle lui caressait la joue, de sa jolie main de belle fille, il rougit, se rejeta en arrière et avant qu'elle eut eu le temps de se remettre de sa surprise, il se sauva par la porte ouverte.
Les jours suivants, elle essaya de pénétrer le mystère de cette âme enfantine, mais Paul se dérobait à ses questions comme à ses caresses. L'examen approchait, il fallait pourtant l'amadouer. C'était son meilleur élève et le seul capable de lire convenablement l'adresse au curé et aux commissaires d'écoles.
Maintenant qu'elle avait perdu tout son empire sur lui, comment ferait-elle pour l'amener à accomplir un acte qu'il exécutait toujours avec répugnance? Comme elle s'y attendait, le petit homme refusa de lire l'adresse au prochain examen. Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion possibles, l'institutrice se rendit chez l'oncle Batèche, qui était absent. Elle fut reçue par la tante Zoé et lui exposa la situation désespérée dans laquelle elle se trouvait.
La bonne femme en fut consternée. Elle appela Paul, qui s'était sauvé furtivement dans sa chambre, à l'arrivée de mademoiselle Jobin. Il s'avança, tout penaud, et, tout à coup, fondant en larmes, il vint se jeter dans les bras de sa tante.
Tante Zoé parvint à le calmer en le gardant sur ses genoux. Elle lui demanda:
--Pourquoi que t'aimes pas ta maîtresse asteur? Y paraît que tu y a fait de la peine.
L'institutrice ajouta:
--Est-ce bien vrai que tu ne m'aimes plus?
L'enfant resta muet.
--Pauvre p'tit! les chats y'ont mangé la langue.
Paul se serra davantage sur la poitrine plate de sa mère d'adoption et demeura silencieux.
L'institutrice voulut s'approcher; mais Paul s'écria, frémissant de tout son être:
--Ne me touchez pas! Ne me touchez pas!
Quand mademoiselle Jobin fut partie, tante Zoé promit à son neveu un gros morceau de sucre du pays, dont il était friand, s'il voulait lui dire ce qu'il avait contre sa maîtresse. Outrée de son mutisme obstiné, elle le menaça ensuite de la colère de l'oncle Batèche, qui était terrible avec les petits. Promesses et menaces furent inutiles, Paul garda son secret.
Enfin, le grand jour de l'examen arriva.
L'école avait un air de fête ce matin-là: le perron avait été balayé avec soin et les vitres des fenêtres, lavées de la veille, brillaient au soleil. Dès huit heures, petits garçons et petites filles en habits des dimanches, débarbouillés et peignés comme pour aller à la messe, arrivèrent par le chemin poussiéreux et, avant d'entrer, essuyèrent leurs bottines neuves, les uns avec leurs mouchoirs, les autres plus policés, sur l'herbe bordant la route. Paul Mirot, le dernier venu, fit mine de passer tout droit, hésita un instant en apercevant l'institutrice dans la porte de l'école, qui le regardait. Comme si elle eut deviné la cause de son hésitation, mademoiselle Jobin rentra et l'enfant, soudain résolu, alla rejoindre ses camarades. Parce que l'oncle Batèche lui avait donné le poulain de la jument breune et la tante Zoé promis de l'emmener en bateau à Sainte-Anne de Beaupré, il avait consenti à lire l'adresse au curé et aux commissaires d'écoles, adresse qu'il savait comme sa prière; car c'était toujours la même formule servant depuis des années à toutes les institutrices à qui on avait confié l'école. L'auteur du petit chef-d'oeuvre était un vieil instituteur, qui avait autrefois porté la soutane. On le disait très pieux, on le vénérait pour sa réputation de sainteté, et changer un mot de sa composition, pour ces âmes simples, paraissait sacrilège. Par mesure de prudence, cependant, l'institutrice fit relire deux fois la fameuse adresse à Paul, devant une rangée de chaises, en face de la table portant le prix destinés aux élèves. Ces chaises, la plus belle, celle du milieu, représentait monsieur le curé qui, tantôt, viendrait s'y asseoir, les autres, les commissaires et le secrétaire de la commission scolaire, le jeune notaire du village, devant lequel toutes les institutrices de la paroisse se pâmaient parce qu'il était galant, joli garçon, et qu'il soufflait les réponses aux élèves embarrassés, à seule fin d'obliger ses admiratrices.
Tout était prêt. Mademoiselle Jobin fit ses dernières recommandations à ses élèves. L'horloge, accrochée au mur blanchi à la chaux, sonna neuf heures. Un roulement de voitures se fit entendre sur la route: c'était le curé et sa suite qui arrivaient.
L'institutrice avait mis sa plus belle robe et elle était vraiment séduisante avec ses grands yeux noirs et son teint pâle, la taille cambrée dans son corset, quand elle alla recevoir, sur le seuil, les représentants de l'autorité religieuse et civile. Paul, au premier rang, l'adresse roulée dans ses deux mains, la reluqua en dessous, et de la voir si gracieuse pour les autres, maintenant qu'elle le traitait avec indifférence, il se sentit bien malheureux. Tous les élèves de la classe étaient debout, lui, restait assis. Concentré en lui-même, il ne voyait pas monsieur le curé passer, majestueux, devant les rangs de la petite armée écolière au complet. Quand tout le monde fut en place, mademoiselle Jobin dut le secouer par l'épaule pour lui faire comprendre qu'il était temps de lire l'adresse ornée de rubans roses, recopiée sur une large feuille parchemin.
Paul se leva, comme poussé par un ressort, fit quelques pas en avant, hésita, puis, s'inclinant, dit: "Très digne pasteur, messieurs les commissaires..."
Que se passa-t-il, à ce moment, dans l'âme du petit homme?
L'adresse aux rubans roses roula sur le plancher, et Paul Mirot se sauva avant qu'on eut songé à l'arrêter.
Tout le jour, le pauvre orphelin, redoutant la colère de l'oncle Batèche, peut-être davantage les reproches de tante Zoé, erra dans les champs, se cachant derrière les buissons s'il voyait approcher quelqu'un de suspect. On devait tout savoir à maison, on était assurément à sa recherche, et il frissonnait de terreur à la pensée d'avoir à expliquer son étrange conduite. Il sentait qu'il avait eu raison de faire ce qu'il avait fait: mais, comment le démontrer aux autres? Il se rappelait qu'au catéchisme, l'année de sa première communion, le jeune vicaire préparant les enfants de la paroisse à ce grand évènement, lui avait prédit qu'il ne ferait jamais rien de bon. Et à propos de quoi? Parce qu'il n'avait pas bien répondu à une question sur l'enfer. Il redoutait de s'entendre répéter la même chose, beaucoup plus que la perspective d'une correction.
Cet acte d'insubordination avait causé un énorme scandale à l'école. Monsieur le curé en profita pour démontrer, en un petit discours d'une demi heure, le danger des caractères orgueilleux et l'avantage qu'il y a pour un bon chrétien de pratiquer l'humilité et l'obéissance. Sa voix prenante et son geste onctueux firent verser quelques larmes aux commissaires, et ses anathèmes épouvantèrent les petits enfants.
Quant à l'institutrice comme elle le disait elle-même, elle n'aimait pas à se faire de la bile. Et aussitôt revenue de son ahurissement, elle profita de l'attention religieuse que l'on portait aux paroles de monsieur le curé pour s'attirer les bonnes grâces du jeune notaire en le fascinant de ses grands yeux prometteurs. Tout alla bien, du reste, le scandale causé par la révolte de Paul Mirot, suivi du discours du curé ayant abrégé l'examen. Quelques pages de lecture, un peu de catéchisme, quelques règles simples sur le tableau, la distribution des prix et ce fut tout.
Les examinateurs partis, mademoiselle Jobin renvoya ses élèves, en vacances, sans juger à propos de leur faire la moindre recommandation--son beau Pierre n'était pas loin.
Écoliers et écolières s'en allèrent joyeux, riant, se culbutant, pressés d'aller raconter ce que leur camarade, le petit Mirot, avait fait. Des voisins charitables, aussitôt mis au courant de l'aventure, s'empressèrent de prévenir le tuteur du vaurien, et sa vertueuse épouse.
L'oncle Batèche jura, en apprenant la nouvelle, tandis que la tante Zoé, au comble de la désolation, ne savait que répéter: "Mon doux Jésus, miséricorde!" Le premier mouvement de colère passé, le brave homme réfléchit qu'il ne fallait pas, pour sa réputation et dans l'intérêt de sa bourse, abandonner l'orphelin, et il se mit à la recherche du petit. Il chercha dans l'écurie, la grange, le hangar, dans tous les coins où il soupçonnait qu'il aurait pu se cacher, puis parcourut les champs et les bois du voisinage, appelant Paul en vain. La nuit venait quand il rentra à la maison et la tante Zoé se lamenta comme une femme en couches en apprenant que le petit était introuvable.
Las d'errer au hasard, arrivé sur le bord d'un ravin profond, une coulée, comme on disait à Mamelmont, l'enfant fugitif s'était glissé sous un buisson formé de cerisiers enchevêtrés de vignes sauvages, et jugeant la retraite sûre, il s'y était endormi profondément. Quand il s'éveilla, il faisait nuit. Torturé par la faim et frissonnant de frayeur, il n'eut plus qu'une pensée: retourner vite à la maison. Malgré l'ombre qui s'étendait sur les champs silencieux, il n'eut pas de difficulté à retrouver la route qui allait d'un bout à l'autre de la ferme, et après un quart d'heure d'une course à perdre haleine, il arrivait tout essoufflé, au seuil de la demeure de son oncle. Il entendit parler dans la cuisine où l'on remuait de la vaisselle et s'arrêta pour écouter la conversation. L'oncle Batèche disait:
--Y'a un boute pour le laisser varnailler. J'veux pas qu'y fasse un bon à rien. On va l'renfarmer.
--Evous?
--C'est ben simple, batèche! y faut qu'y s'instruise, comme dirait son défunt père; on va l'mette au collège de Saint-Innocent, là y sauront ben l'dompter.
Paul ne savait pas au juste ce que c'était qu'un collège; mais il aimait l'étude, il voulait s'instruire, la résolution prise par son tuteur, le laissa parfaitement indifférent, dans l'état de détresse où il se trouvait. La perspective de jeûner jusqu'au lendemain et de coucher dehors, le préoccupait uniquement à cette minute solennelle du retour au bercail. Sans en entendre davantage, il pénétra dans la pièce où l'oncle et la tante mangeaient sans appétit leur bol de pain trempé dans du lait, le "miton", le met favori des vieux époux. On ne lui dit rien. La tante le fit asseoir à sa place habituelle où, les yeux en même temps humides de chagrin et de satisfaction, il mangea comme un petit crevé. Puis, il s'endormit sur le bord de la table et la tante Zoé le prit dans ses bras pour le bercer.
Ce retour au foyer, par une belle nuit de fin de juin, pleine d'étoiles, Paul Mirot ne devait jamais l'oublier. Plus tard, devenu homme, il apprendrait à ses dépens combien il est difficile de faire triompher des opinions qui ne sont pas celles de tout le monde, tout en gagnant son pain quotidien, toujours lui reviendrait à l'esprit cette escapade d'enfant obéissant à l'instinct de liberté, le souvenir de son isolement pitoyable, de la faim qui lui tortura les entrailles, du grand calme de la nature en face de son désespoir, de sa course dans la nuit vers la petite lumière, là-bas, sur cette terre féconde et humide de rosée à laquelle l'oncle Batèche ne demandait qu'une forte production de betteraves, tout en cultivant autre chose.
Il ne devait pas oublier, non plus, cet orphelin privé dès l'âge le plus tendre des soins maternels, la pitié passagère de tante Zoé, pour sa détresse, et son réveil dans les bras de cette femme, dont la maigreur paraissait se gonfler quelque peu, s'animer enfin, au contact de la tête blonde de l'enfant qui reposait sur son ingrate poitrine.
Ce souvenir devait l'empêcher, plus tard, de maudire son semblable, injuste et méchant à son égard, en lui faisant comprendre que chez tout être humain réside une bonté native et secrète étouffée souvent par l'ignorance, le préjugé, le fanatisme de certaine éducation, l'intérêt mesquin et rapace, et qu'il ne s'agirait que de réformer l'état social, d'éclairer les hommes pour les rendre meilleurs.
Les jours qui suivirent se passèrent sans incident remarquable pour Paul Mirot. L'oncle et la tante Batèche le laissèrent jouer et courir à sa guise dans les champs. Le poulain de la jument breune ne lui fut pas enlevé. Jusque vers le mois de septembre, il ne fut question de rien. A cette époque son tuteur fit un petit voyage à Saint-Innocent, chef-lieu du comté de Bellemarie, où s'élevait, à côté de l'église, l'imposant édifice du collège.
Quelques semaines plus tard, conduit par l'oncle Batèche, le petit orphelin faisait de bonne grâce son entrée au collège.
Au collège comme à l'école, Paul Mirot fut un très brillant élève, et c'est à son application à l'étude, à sa facilité d'apprendre et de résoudre les problèmes les plus abstraits, qu'il dut de ne pas être renvoyé, vingt fois plutôt qu'une, chez son tuteur, pour avoir manqué d'obéissance. Malgré la règle sévère de la maison, ses professeurs le surprenaient souvent, caché dans quelque coin, lisant des livres défendus que lui apportait secrètement Jacques Vaillant, ou bien, dissimulé derrière les bosquets, au fond de la cour du collège, regardant l'herbe pousser et les oiseaux voltiger sur les branches. Selon la saison, il choisissait ses sujets d'études, durant les heures consacrées aux pieuses méditations.
Ses professeurs, de même que le vicaire qui l'avait préparé à faire sa première communion, lui prédirent qu'il ne ferait jamais rien de bon.
A vingt ans, il avait terminé ses études et revenait prendre place au foyer de ses parents d'adoption. Qu'allait-il faire? Il n'en savait rien. Au collège de Saint-Innocent on ne s'occupait que de diriger ceux qui avaient la vocation religieuse. L'oncle Batèche voulut qu'il se fit curé pour goûter le suprême bonheur d'aller finir ses jours dans un presbytère, dont la bonne tant Zoé serait la ménagère. "C'était disait-il à son neveu, le meilleur méquier, pas de mauvaises récoltes, ben logé, ben nourri, tout à soi en ce monde et le ciel dans l'autre." Paul Mirot ne mordait pas à l'amorce. Alors, l'oncle lui proposa la culture de la betterave en grand, il y avait une fortune à faire. Ah! si le conseil municipal de Mamelmont avait voulu adopter son plan! Les avocats aussi gagnaient pas mal d'argent, et les médecins qui vendaient trente sous une petite boîte de pilules ou un emplâtre, ne se mouchaient pas avec des quarquiers de terrine.
Le jeune homme évitait toute discussion et passait son temps à lire ou à se promener dans la campagne. Sa chambre était encombrée de livres qu'il avait rapportés d'un voyage à Montréal, et l'oncle Batèche ne comprenait pas qu'on puisse dépenser tant d'argent pour du papier et s'amuser à lire un tas de menteries.
Cependant, il n'osait pas crier trop fort, son pupille arrivait à sa majorité, et il lui faudrait rendre ses comptes qui étaient pas mal embrouillés.
Vint l'automne et Paul se prit d'une grande passion pour la chasse. Il partait le matin, le fusil sur l'épaule, quelques tartines de pain dans son sac, et ne rentrait que le soir, harassé de fatigue, quelquefois bredouille, mais rapportant souvent deux ou trois perdrix, un lièvre ou quelques écureuils.
Par un beau soir du mois de novembre, alors que la pourpre crépusculaire teignait de rougeoyante couleur les branches dénudées et le tapis de feuilles mortes, au bord d'une clairière le jeune homme aperçut une perdrix qui roucoulait sur un tronc d'arbre à demi renversé. Épauler, viser et faire feu fut pour lui l'affaire d'une seconde. Quelques morceaux d'écorce volèrent, et à travers la fumée de la poudre, le chasseur vit l'oiseau blessé prendre son vol pour aller s'abattre à deux cents pas, dans un chaume doré, sur la lisière du bois. Heureux de son exploit, il courut vers sa victime agonisante. Il se baissa pour la saisir, mais battant des ailes la perdrix lui échappa en lui laissant des plumes sanglantes aux doigts, et, s'élevant péniblement de quelques pieds au-dessus du sol, alla retomber un peu plus loin. Le soleil était disparu derrière la montagne, là-bas: il ne restait plus que de vagues lueurs de jour pour éclairer les tiges d'avoine coupées sur lesquelles l'oiseau gracieux criblé de plomb, par soubresauts, les plumes hérissées, les pattes en l'air, faisait ses dernières résistances. Impressionné malgré lui, le chasseur s'approcha, se pencha sur le gibier agonisant, et il lui sembla que les yeux vitreux de la bête innocente se fixaient sur lui, cependant que dans le calme de la nuit tombante l'écho lui apportait le glas des trépassés, du clocher du village de Mamelmont. La perdrix ne remuait plus, elle était morte, et il restait là, sans oser lui toucher, fasciné par la fixité de ces yeux toujours ouverts. Les ténèbres envahirent la plaine. Alors il se décida à mettre le gibier dans son sac pour rentrer à la maison.
Tout en poursuivant péniblement son chemin à travers les prés coupés et les guérets, une pensée l'obséda. Il se posa à lui-même cette question:
--On prétend que l'oeuvre de la création est parfaite, alors pourquoi faut-il tuer pour vivre?
Sans découvrir la solution qu'il cherchait, il se convainquit que, du moins, on ne devait pas tuer par plaisir, et de ce jour, il renonça aux jouissances que lui procuraient la chasse.
L'hiver canadien n'est pas sans charmes. Ces plaines blanches au clair de lune, ces arbres chargés de verglas que le soleil fait resplendir le matin, enchantent le voyageur qui, pour la première fois, jouit de ce spectacle. Mais la campagne, durant les longs mois de la saison rigoureuse, toute vie, toute activité semblent suspendues, et si l'on n'entendait de temps à autre un chien aboyer, le bruit des grelots d'un attelage qui passe, si l'on ne voyait la fumée s'échapper de la cheminée des maisonnettes semées ça et là le long des routes, on se croirait à jamais enseveli dans un désert de neige et de glace. Les distractions sont rares et à part les fêtes de famille, à Noël et au premier de l'An, les repas des Jours Gras, chacun vit chez soi, pour ainsi dire immobilisé dans l'attente du printemps. La jeunesse pendant le carnaval, donne bien quelque danses chez Pierre, Jacques ou Baptiste, où le violoneux de la paroisse, aux accords d'un violon éreinté, met en mouvement les belles filles à marier qui transpirent aux bras de leurs cavaliers; mais ces divertissements ne sont pas partout tolérés. De ces transpirations il est résulté, parfois, quelque grossesse mal venue, et ces accidents ont eu pour effet de jeter le discrédit sur le violon et la danse.
Du reste, Paul Mirot n'avait aucun goût pour ces réunions de jeunes gens s'entassant dans de petites pièces mal aérées, où l'acre parfum de chair humaine s'échappant des jupes tournoyantes et des corsages mouillés, rendait suffocante la chaleur produite par la promiscuité malsaine de tous ces êtres gesticulant et dominant la chanterelle par leurs battements de pieds sur le parquet, et leur gaieté bruyante. Une fois, seulement, l'un de ses anciens camarades d'école l'y avait entraîné et une belle fille le contraignit à danser avec elle. Aux bras de sa robuste partenaire, excité par l'odeur féminine, à peine atténuée d'un vague parfum d'eau de Cologne, il avait failli perdre la tête et faire des bêtises. Heureusement que la belle fille, douée des meilleures intentions du monde, n'entendait malice aux jeux de mains qui, s'il faut en croire le proverbe, sont presque toujours jeux de vilain. D'avoir pressé tant d'appas en sueur, sans la possibilité de se rafraîchir un instant, il revint de cette fête du carnaval campagnard, ayant fort mal à la tête et un peu mal au coeur. Et depuis, il avait renoncé aux chauds transports que procurent ces plaisirs rustiques.
Quant aux ripailles pantagruéliques qui avaient lieu tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, dans le voisinage, les époux Batèche et leur neveu n'y étaient jamais conviés. L'oncle Batèche ne voulait pas faire manger ses rôtis, ses pâtés chauds et ses saucisses par les amateurs de festins: il l'avait déclaré en plein conseil municipal et on lui en gardait rancune. D'ailleurs, la tante Zoé prétendait que les repas étaient d'invention diabolique, que c'était un crime de gaspiller tant de mangeaille pour remplir la panse d'un tas de salopset desalopes. Ces propos répétés de bouche en bouche, avaient causé un émoi considérable dans la paroisse. On en parla longtemps chez le marchand du village, après la messe, le dimanche, et à la porte de l'église. Aussi, à la fête de Noël, de même qu'au premier de l'An, Paul Mirot n'avait d'autre compagnie que l'oncle Batèche, discourant sur la culture de la betterave, et la tante Zoé, dévotement silencieuse.
Sans son goût pour l'étude, ce jeune homme, dont l'esprit était préoccupé de vagues projets d'avenir, aurait trouvé insupportable sa solitude. Mais l'hiver passa sans qu'il s'en aperçut. Vint la saison des sucres, et comme l'oncle Batèche parlait d'embaucher un jeune homme pour l'aider à faire couler sa sucrerie de huit cents érables, Paul Mirot lui offrit ses services, prétendant que cela lui ferait du bien. La tante Zoé lui fit observer qu'il trouverait peut-être le mois long. Mais son digne époux se récria. Ça lui apprendrait à travailler: ça le renforcirait; il avait les mains trop douces, des mains de bon à rien; si c'était pas bougrant! Bref, l'offre fut acceptée sans plus de manières.
L'entaillage des érables, aux premier beaux jours de soleil, n'est pas un jeu d'enfant. Il faut marcher dans la neige jusqu'à mi-jambe, souvent jusqu'à la ceinture, pour aller d'un érable à l'autre percer le tronc de la profondeur voulue, placer la goutterelle et y accrocher l'oblong récipient de fer-blanc destiné à recueillir l'eau sucrée. Cette opération, qui dura deux jours, faillit avoir raison de la bonne volonté du jeune homme, tombant de fatigue au retour à la maison et
douloureusement courbaturé le matin à son réveil. Mais quand les chemins furent tracés et les sentiers battus, la tournée que l'on faisait matin et soir, par les jours de grande coulée, et une fois par jour en temps ordinaire, devint pour lui un salutaire et agréable exercice. Il portait allègrement, au bout du bras, le seau rempli d'eau d'érable qu'il allait vider dans le tonneau monté sur sleigh en bois rond, traîné par deux chevaux. Quelquefois, l'oncle Batèche venait lui donner un coup de main, mais la plupart du temps il restait à la cabane à chauffer ses fourneaux et surveiller la cuisson du sucre. On mangeait dans le bois, sur un tonneau renversé, de bonnes omelettes au lard, d'appétissantes trempettes, et quand il fallait veiller la nuit pour faire bouillir la surabondance d'eau accumulée, Paul Mirot, étendu sur une peau de buffle, devant le feu, reposait délicieusement.
Au dehors, au-dessus de la cabane, la fumée montait vers le firmament étoilé et attirait les hiboux qui perchés sur les grands arbres d'alentour, faisaient entendre leur hou... hou... hou hou..., à intervalles réguliers. C'étaient les seuls bruits de la forêt dans la nuit claire et froide. Et pendant que l'oncle Batèche dormait dans un coin, affaissé par l'âge et les travaux de la journée, le jeune homme donnait libre cours à son imagination ardente, qui lui ouvrait différentes carrières où le succès, la gloire, les honneurs et l'amour l'attendaient pour le combler de joies rares et de félicités inexprimables. Il était aimé à la folie de la plus belle des princesses des contes de fées: il devenait, tour à tour, un général intrépide, chéri de la Victoire; un tribun irrésistible qui entraînait les foules; un grand artiste modelant le sein ou arrondissant le ventre d'une Vérité; un millionnaire semant l'or et les bienfaits sur ses pas.
Lentement, de jour en jour, la neige était disparue et le dégel complet du sol avait permis à l'herbe des champs de pointer peu à peu, en même temps que fleurissaient les pâquerettes hâtives des bois. Les sucres allaient finir, on songeait à dégrayer, lorsque l'oncle Batèche reçut une lettre du député Vaillant lui annonçant qu'en compagnie de son fils Jacques et de quelques amis de la ville, il viendrait passer le dimanche suivant à la cabane. Le bonhomme fut ravi de la nouvelle. Jusqu'au dimanche, il ne cessa de faire l'éloge de ce bon député, pas fier, pareil comme moé pi toé, qui n'oubliait jamais ses fidèles partisans. Pour des raisons différentes, son neveu n'était pas moins content de la visite annoncée. Il allait revoir son meilleur camarade de collège de Saint-Innocent, celui qui lui apportait des livres défendus qu'on lisait en cachette. Il ne se doutait pas, cependant, que cette rencontre déciderait de sa carrière.
Ce fut le père Gustin, le doyen des cochers du village, connu de dix lieues à la ronde, comme il le disait à qui voulait l'entendre, pour avoir les meilleurs chevaux du pays, qui amena les visiteurs. Le financier Boissec lui offrit une somme fabuleuse pour sa jument grise; mais la grise n'était pas à vendre. Horace Boissec, jouissant d'une grande fortune, était venu aux sucres parce que Marcel Lebon, directeur du Populiste, y accompagnait le député Vaillant: car cet homme qui s'était enrichi dans des spéculations plus ou moins avouables, avait maintenant la manie des grandeurs et le plus profond respect pour les journaux, dans lesquels il pouvait lire son nom imprimé. Le directeur du Populiste était pour lui un personnage plus considérable que l'archevêque de Montréal, que le pape même, malgré qu'il fut un fervent catholique à ses heures, surtout quand une colique importune lui faisait songer à la mort et à l'enfer. Le député de Bellemarie, que l'on disait ministrable, n'était pas non plus, pour lui déplaire; et Jacques Vaillant jouissait, en même temps, à ses yeux, de l'avantage d'être le fils du futur ministre et de l'importance que lui donnait son titre de journaliste.
Il y a des esprits faits pour se comprendre, comme il y a des mentalités si différentes qu'elles ne peuvent que s'ignorer toujours ou se combattre sans cesse, et c'est de la communauté d'idées et de sentiments que naissent les amitiés sincères et durables. Voilà pourquoi Jacques Vaillant et Paul Mirot éprouvèrent une joie réciproque à se retrouver après leur sortie du collège. Abandonnant les visiteurs de marque aux civilités rustiques de l'oncle Batèche et aux minauderies naïves de la tante Zoé, qui était venue à la cabane pour préparer l'omelette au lard, traditionnelle, les deux amis allèrent causer à l'écart. Ils avaient trop de choses à se dire, ils ne savaient plus par quel bout commencer. Ils s'entretinrent pendant quelques instants de propos indifférents. Puis, ils attaquèrent la grosse question de l'avenir, que l'on résout toujours à son avantage quand on a vingt ans. Jacques Vaillant apprit à Paul Mirot qu'il fondait de grandes espérances sur ses succès futurs dans le journalisme. Son père désirait lui faire étudier le droit, mais des avocats il y en avait déjà trop, il en connaissait qui crevaient de faim; tandis que des journalistes sérieux, savants, aussi sincère dans l'expression de leurs opinions que redoutables par la puissance de leur plume, on n'en découvrait pas encore au Canada.
Paul Mirot l'interrompit pour lui poser une de ces questions inutiles mais qui témoignent d'un intérêt profond:
--Ainsi, le journalisme te plaît beaucoup?
--Oh! énormément.
--Tu écris des articles?
--Pas encore. Je me forme, j'apprends le métier en rédigeant des faits-divers. Mais ça viendra... Et toi, que comptes-tu faire?
--Je ne sais pas. Un jour je pense à une chose, le lendemain à une autre. Je suis un peu comme la fille du voisin qui a deux amoureux: elle ne se marie pas parce qu'elle ne sait lequel prendre. L'un est blond, l'autre est brun, elle admire le blond pour sa gentillesse, et le brun parce qu'il a l'air vigoureux.
--Tu avais toujours le premier prix de composition au collège, malgré tes mauvaises notes. Je parie que tu ferais un fameux écrivain, en passant par le journalisme. Et nous travaillerions ensemble...
--Ce serait charmant.
--Alors, si je te proposais la chose?
--J'accepterais les yeux fermés.
--C'est entendu. L'affaire est bâclée. Je vais en parler tout de suite à mon père, qui est très influent au Populiste, parce qu'on le désigne déjà comme successeur du ministre Troussebelle, qui se fait vieux et à Marcel Lebon, mon directeur.
Tous deux s'empressèrent de revenir auprès des époux Batèche et de leurs invités pour leur faire part du beau projet qu'ils avaient conçu.
Le député Vaillant se montra beaucoup moins enthousiaste que son fils pour la carrière de journaliste. Il conseilla même à Paul Mirot de choisir de préférence le droit ou la médecine, à défaut du génie civil pour lequel le jeune homme déclara n'avoir aucune aptitude. "Les ingénieurs sont de plus en plus demandés, il y a de la place et de l'avenir dans cette profession", affirma le député de Bellemarie. Toutefois, si Paul Mirot persistait dans sa résolution de se faire journaliste, il serait trop heureux de l'aider, son fils lui ayant souvent parlé de lui dans les termes les plus élogieux, et il avait, en outre, une dette de reconnaissance à acquitter envers son vieil ami, son fidèle partisan, le père Batèche. Ce dernier, qui assistait d'une oreille à l'entretien, tout en tisonnant son feu, se rengorgea en entendant un membre de la Chambre l'appeler son ami.
Quant à Marcel Lebon, il promit de faire ce qu'il pourrait, on verrait cela dans le temps. Dans un mois, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, on devait augmenter le personnel de la rédaction du Populiste.
Le financier Boissec félicita Paul Mirot de sa bonne résolution et, rempli d'un bel enthousiasme, du reste sans danger, il prit le ciel à témoin qu'il donnerait toute sa fortune pour avoir vingt ans et manger de la misère en se faisant journaliste. Il se sentait de taille à bouleverser le monde par l'éclat de son génie. Mais, voilà, il était trop tard, il ne fallait pas y songer.
En l'écoutant, Marcel Lebon souriait dédaigneusement, et quant il eut fini sa tirade, le directeur du Populiste se contenta de murmurer entre ses dents:
--Farceur, va!
Le soir arriva et le père Gustin, avec sa jument grise, vint chercher les voyageurs qui devaient retourner à Montréal par le train de sept heures. Selon l'expression de Jacques Vaillant, "l'affaire était bâclée", et ce dernier, en prenant congé de Paul Mirot, ne lui dit pas au revoir, mais à bientôt.
L'oncle Batèche était content de sa journée, la tante Zoé, ravie; cette dernière parce que ces beaux messieurs l'avaient comblée de politesse, comme si elle eut été la femme du bailli de la paroisse, qu'elle jalousait quand elle la voyait se prélasser dans le plus beau banc, à l'église; et son digne époux, parce que le financier Boissec lui avait glissé dans la main en partant, un billet de dix dollars, sans compter l'honneur d'avoir reçu son député, en ami.
Mais le plus heureux des trois était assurément Paul Mirot, qui avait enfin trouvé sa voie et se demandait, avec étonnement, comment il se faisait qu'il n'y avait pas songé plus tôt. Quand on a la passion de lire comme il l'avait, comment ne pas avoir en même temps la passion d'écrire? Et cette passion ne se satisfait pas secrètement, comme une passion honteuse, inavouable. Non, il faut qu'elle se développe en plein jour, qu'on en fasse part à des milliers d'individus, et par le journal et par le livre.
Il assista, indifférent, aux propos échangés par l'oncle Batèche et la tante, sur leurs visiteurs; son esprit était déjà loin. Comme un jeune marié impatient d'emporter dans ses bras la rougissante vierge vers la couche nuptiale, pour goûter l'enchantement des troublantes découvertes, il aurait pu s'écrier, dans la satisfaction d'un désir longtemps contenu, en pénétrant dans sa chambre, sous le toit: "Enfin seuls!" Seuls, lui et sa pensée qui se livrait complaisante, dans sa nudité radieuse et juvénile, à toutes les entreprises hardies que son imagination enflammée lui suggérait.
Cette nuit-là, le sommeil fut long à venir.
II
UN DÉBUT DANS LE JOURNALISME
Ce matin-là, Marcel Lebon n'était pas content, et quand il était de mauvaise humeur il ne faisait pas bon d'aller frapper à la porte de son cabinet de travail. Non pas que ce fut un méchant homme, que le directeur du Populiste, au contraire, on le savait obligeant et aimable à ses heures, pour ses subordonnés. Mais les tracasseries du métier le mettaient souvent hors de lui-même, et dans ces moments de crise il fallait le laisser tranquille. La veille au soir, au Club Canadien, le ministre Troussebelle, revenant de Québec, l'avait blâmé, devant ses amis, à propos de son article sur les amendements à la loi électorale. Il connaissait pourtant de longue date, la tyrannie des hommes politiques influents, puisque par sa soumission au chefs de son parti, par sa plume mise au service du gouvernement au pouvoir, qu'il défendait, du reste, avec beaucoup de talent, il en était arrivé, après des années d'obscur labeur et de misère, à occuper une situation en évidence dans le journalisme montréalais, avec des appointements qui lui permettaient de jouir enfin de la vie élégante et mondaine. Mais, plus il se sentait utile et bien en vue, plus il devenait sensible à la critique. C'est pourquoi il lui eut été agréable de traiter l'honorable Troussebelle de vieux fumiste, au lieu d'avaler, en dissimulant une grimace, la pilule amère qu'il lui avait apporté du conseil des ministres provinciaux. S'il résista à la tentation, c'est qu'il redoutait une disgrâce qui l'eut rejeté dans l'ombre, d'où il avait eu tant de mal à sortir. Il savait, par expérience, qu'il existe en ce pays deux puissances redoutables contre lesquelles il est bien difficile de regimber, étant donné la fausse éducation du peuple en matière de justice et de liberté: le fanatisme politique et le préjugé religieux. Cette pilule, il l'avait sur le coeur, avec tant d'autres, et pour se soulager, il s'était enfermé dans son cabinet où il marchait à grands pas, envoyant la politique et les politiciens à tous les diables.
On frappa à sa porte d'un poing vigoureux. C'était le prote qui venait lui demander de la copie. Marcel Lebon le reçut à rebrousse poil, et après lui avoir remis une liasse de feuillets griffonné au crayon, il le congédia d'un: Fichez-moi la paix! qui ne laissait aucun doute sur son état d'esprit. En sortant, le chef d'atelier se trouva face à face avec un jeune homme à l'air timide, qui lui demanda si c'était bien là le cabinet de travail de monsieur de directeur du Populiste Il arrivait au moment opportun, ce jeune homme; s'il avait un article à faire passer, on lui apprendrait, et de bonne façon, à écrire des sottises. Le prote, voulant se payer cet amusant spectacle, lui répondit:
--Parfaitement. Entrez donc; ne vous gênez pas.
Le brave homme en resta pour ses frais de politesse, car le jeune homme ne fut pas dévoré par monsieur le directeur qui, devant cette figure sympathique et intelligente, se montra plus aimable. Il prit place dans son fauteuil, invita le visiteur matinal à s'asseoir et à lui exposer le motif de sa visite.
Pour toute réponse, le jeune homme lui remit une lettre à son adresse.
A mesure qu'il lisait cette lettre, Marcel Lebon reprenait tout son empire sur lui-même et sa physionomie s'éclairait de bienveillance. Il se rappelait que naguère, il avait passé par où passait en ce moment son jeune solliciteur. Quand il eut fini cette lecture, ce fut d'un ton tout-à-fait amical qu'il lui dit:
--Je vous reconnais maintenant. Vous êtes Paul Mirot, l'ami de Jacques Vaillant. Je vous ai rencontré aux sucres à Mamelmont, il y a un mois à peine?
--C'est bien cela, monsieur. Je croyais retrouver ici mon ami Vaillant; mais on m'a dit qu'il était absent.
--Il est parti, ce matin, par le premier train, pour Sainte-Marie Immaculée, une nouvelle paroisse dans le nord, où l'on inaugure une chapelle. Il va nous revenir sanctifié, abruti et plein de puces. Car il y a, paraît-il, beaucoup de sable dans ce pays-là; et, vous savez, sans doute, que là où il y a du sable, il y a des puces. Ces petits voyages de désagrément, ce n'est pas ce qu'il y a de pis pour un journaliste avide de se renseigner sur les moeurs canadiennes... mais, parlons de vous. Vous voulez absolument faire du journalisme?
--C'est mon plus grand désir, monsieur.
--Eh bien! vous avez tort.
--C'est si beau, renseigner le public!
--Le public, on l'exploite au profit des autres, de ceux qui ont intérêt à le tromper.
--Cependant, monsieur le député Vaillant...
--Oui, je sais. Monsieur le député Vaillant peut être de bonne foi, il n'a jamais fait de journalisme lui, il ne connaît pas les dessous de notre métier. Il est mandataire du peuple, par conséquent esclave de l'opinion, mais son esclavage vaut encore mieux que le nôtre. Dans sa lettre, il me parle de vous, de votre oncle Batèche, un de ses fidèles partisans de la paroisse de Mamelmont, la paroisse la plus libérale du comté de Bellemarie. Vous avez du talent, c'est tout naturel qu'il vous pousse dans les journaux, votre reconnaissance pourra lui être utile un jour ou l'autre. Moi, je vous parle en homme d'expérience et avec le plus parfait désintéressement. Vous arrivez de la campagne, vous ne savez pas ce que c'est que la vie fiévreuse et ingrate qui vous attend ici. Quand je suis entré à ce journal, j'étais jeune comme vous, le coeur débordant d'enthousiasme, comme vous, je me voyais déjà sacré grand homme, dominant l'univers, en livrant ma pensée à la vénération des foules. Il y a vingt ans que je suis dans le journalisme et il ne m'a pas encore été permis de dire ce que je pense. J'écris pour Troussebelle, j'écris pour Vaillant, j'écris pour Boissec, qui me paie de plantureux dîners au Club Canadien, ou ailleurs, et s'imagine, l'imbécile, que cela fait mon bonheur; j'écris même pour de petites dames qui ont leurs influences et en profitent pour venir me montrer leur... état d'âme. J'avoue que c'est quelquefois le côté le plus intéressant du métier. Pour moi-même, je n'ai jamais rien écrit; mes convictions, je les cache précieusement; la Vérité, je l'entortille n'importe comment avec ce qu'on me donne; je blanchis les noirs et je noircis les blancs sur commande.
--Pas possible!
--Ça vous étonne, jeune homme, et pourtant vous ne connaissez encore rien des petites misères du métier. Je vous réserve le plaisir d'en faire vous-même la découverte, si vous persévérez dans votre résolution. J'ajouterai seulement, pour refroidir tant soit peu votre bel enthousiasme, que nos grands journaux ne sont pas faits pour instruire le peuple par la libre discussion des questions politiques, scientifiques, sociales ou autres, en un mot de tout ce qui peut éclairer les masses ignorantes et crédules. Qu'est-ce que ça peut faire aux actionnaires du Populiste et à ceux dont ils ont l'appui intéressé, que le public s'instruise, que la société s'améliore par la science et la raison? Ce sont leurs intérêts qu'ils ont sans cesse en vue. Le journal ne critique que ce qui peut être nuisible au parti qu'il défend ou aux recettes qu'il encaisse. Quant à la louange, elle se vend à tant la la ligne pour les obscurs, pour les annonceurs; tandis que les puissants du jour paient en faveurs et protections, les pouvoirs tyranniques, en intimidations et menaces. Et du directeur jusqu'au dernier des reporters, le rouage fonctionne sous la même impulsion. Moi, je suis la grande roue et rien de plus. Mon talent, j'en fais un bel usage: je couvre de fleurs de rhétorique le premier idiot à qui il est utile de faire la cour; je défends, avec une égale souplesse, les bonnes et les mauvaises causes. Je suis dans la forme, le fond m'est étranger.
--Alors, vous me conseillez de faire autre chose?
--Autre chose! n'importe quoi! Choisissez une profession libérale. Avocat, si le droit vous embête, vous pourrez vous lancer dans la politique. Médecin, si la clientèle se fait trop attendre, vous inventerez une nouvelle drogue, ouvrirez un dispensaire sous le patronage d'une société de charité et le succès viendra, avec le temps. Si vous avez le compas dans l'oeil, faites vous architecte ou ingénieur. Et à défaut de tout cela, il y a encore le commerce qui offre beaucoup de chances de succès. La carrière commerciale est la plus avantageuse dans un jeune pays comme le nôtre. On y fait fortune très vite. Ceux que le hasard favorise quelque peu ont bientôt chevaux, voitures de luxe et maison princière rue Sherbrooke. Les journalistes n'ont rien de tout cela. Ils vont même à pied quand il y a des barbiers et des garçons de buvette qui se prélassent en automobile. Et je me demande parfois si cela n'est pas juste, s'il n'y a pas moins de mal à abrutir les gens avec des alcools, s'il n'est pas moins inhumain de leur écorcher la figure avec un rasoir, que de leur imposer la lecture de journaux destiné à les tromper et à fausser leur jugement?
--Tout ce que vous dites là me paraît si étrange que je ne sais vraiment que faire.
--Prenez le premier train et retournez à la campagne. Vous pourrez réfléchir tout à votre aise en respirant l'air vivifiant et pur passant sur les prairies parfumées de trèfle. Peut-être que le charme de la nature renaissante et féconde vous donnera l'idée de vous faire agriculteur. C'est ce que je regrette, moi, de n'avoir pu vivre loin de la ville, d'une existence faite de calme et de joie saine, les pieds dans la verdure, le front levé vers le ciel bleu. Les odeurs que montent de la terre que le soleil caresse, valent mieux que la poussière des salles de rédaction. Ici, c'est l'esclavage: là-bas, c'est la liberté. A vous de choisir.
--Vous avez sans doute raison; peut-être retournerai-je à Mamelmont, ce soir. Mais, si je restais, quand même?
--Dans ce cas revenez demain matin, à neuf heures, je tacherai de vous employer à quelque chose.
Après avoir remercié le directeur du Populiste de l'intérêt qu'il avait bien voulu lui témoigner, Paul Mirot s'en alla au hasard, par les rues de la ville, ne sachant que penser de ce qu'il venait d'entendre, songeant à l'avenir qui lui apparaissait maintenant rempli de mystères et de dangers. Rue Saint-Laurent les marchands juifs, à la porte de leurs boutiques, l'invitèrent à entrer: Want a suit gentleman?... Big sale here, to-day!... The cheapest day, the last day of the big sale! Des femme passaient, le frôlant, les unes laides, les autres jolies; des hommes affairés allaient et venaient, d'autres marchaient plus lentement, en flâneurs, le cigare aux lèvres, la canne sous le bras. Le jeune homme, d'abord étourdi par ce va-et-vient continuel, accompagné du bruit agaçant des tramways, mêlé au toc-toc régulier du trot des chevaux sur l'asphalte, reprit bientôt son sang-froid et s'amusa de ce spectacle nouveau pour lui. Midi venait de sonner aux églises de la métropole. Une petite ouvrière aux lèvres rouges, au regard prometteur, sortant d'un atelier de modiste, se trouva face à face avec lui, et il se rangea poliment pour la laisser passer. La belle enfant lui sourit. Plus loin, une grande brune, déhanchée, le toisa de la tête aux pieds et lui murmura en passant: Come Deary, I love you! Ces
femmes de la ville, assurément, ne ressemblaient pas à celles de Mamelmont: elle paraissaient aimables et hospitalières. Mais, Paul Mirot évita de répondre à cette trop chaleureuse invitation et pressa le pas. Il se rappela avoir entendu parler de vilaines créatures, perfides et malsaines qui perdent les hommes et surtout les jeunes gens. A quels signes pouvait-on les reconnaître, celles-là? Voilà ce qu'on avait négligé de lui apprendre au collège de Saint-Innocent. La petite ouvrière, toute en sourire, ne paraissait pas méchante; l'autre non plus, la grande brune, malgré son air effronté et sa démarche provocante. Du reste, ce n'était pas le moment pour lui de chercher une âme sympathique et féminine, dans cette multitude de figures inconnues. Son ami Jacques lui expliquerait, le conseillerait.
Un besoin impérieux réclama toute son attention: il avait faim.
Dans un petit restaurant à quinze sous, il s'attabla devant un potage d'origine douteuse, suivi d'un plat de viande dont il n'aurait pu dire le nom, et s'emplit tant bien que mal l'estomac, en attendant mieux. Retournerait-il à la campagne le jour même? Marcel Lebon le lui avait conseillé, mais il ignorait la monotonie de son existence, là-bas, entre la tante Zoé, à la piété ignorante, et l'oncle Batèche, revenant toujours à son idée de la culture de la betterave qui enrichirait toute la paroisse, si le conseil municipal voulait s'en mêler. Et puis, c'était lâche de se rendre avant d'avoir combattu, pour un soldat de la pensée, peut-être encore plus que pour celui que l'on pousse en avant, sous les balles et la mitraille, quand il ne sait pas au juste pour qui ou pour quoi il va se battre et se faire tuer. Et que penserait de lui son ami Jacques et le député Vaillant qui l'avait si chaleureusement recommandé? C'était là le problème difficile s'imposant à son esprit depuis son entrevue avec le directeur du Populiste. Il en était à l'affreux pudding au raisin et n'avait encore rien décidé.
Le hasard vint à son secours.
Un grand jeune homme, vêtu d'un pantalon de flanelle et d'un veston noir, un faux panama à la main, vint s'asseoir, sans cérémonie, au bout de la table où Paul Mirot achevait son triste repas. On était en mai et la température, plutôt fraîche, n'autorisait pas encore une semblable tenue. Ce devait être un fameux original que cet individu? A peine assis, son panama
posé sur le coin de la table, il sortit un mouchoir de sa poche et s'épongea le front en s'exclamant: "Sapristi, qu'il fait chaud!" Il répéta la petite phrase deux ou trois fois, avec le même geste. Voyant que son voisin n'avait pas l'air disposé à engager la conversation, il lui demanda:
--Ne trouvez-vous pas, mon jeune ami, qu'il fait chaud?
--Mais, non, monsieur, je suis très bien.
--Oh! c'est que, moi, je cours comme un fou depuis le matin. J'ai cette affaire Poirot sur les bras. La femme vient d'être arrêtée; le mari est mourant à l'hôpital Notre-Dame. J'ai pour le moins trois colonnes de copie à donner à l'imprimerie avant trois heures... Sapristi qu'il fait chaud!
--Vous êtes dans les journaux, monsieur?
--Comment, vous ne me connaissez pas? C'est singulier! Tout le monde me connaît. Solyme Lafarce, c'est le nom dont mon père m'a fait présent. Un joli nom, n'est-ce pas? Il a, du reste, oublié de me donner autre chose. Mais je ne suis pas en peine pour me tirer d'affaire. Vous l'avez deviné, je suis reporter à L'Éteignoir, le plus grand journal du pays, le mieux renseigné, grâce à moi surtout qui, moyennant un salaire considérable, depuis dix ans, lui fournit des primeurs dans tous les crimes qui se commettent à Montréal et à deux cents milles à la ronde.
--Ça doit être bien intéressant, ce métier?
--Je vous crois! On se trouve en relations avec un tas de gens épatants. Et toujours de l'argent plein ses poches.
--Si Paul Mirot avait pris la peine de réfléchir il eut, sans doute, trouvé étrange qu'un homme qui a de l'argent plein ses poches puisse se contenter d'un menu de restaurant à quinze sous, et porter un costume aussi peu confortable pour la saison; mais il pensait à autre chose. Il était avide de se renseigner sur la vie du journaliste. Il demanda au reporter de L'Éteignoir:
--Ainsi, vous êtes satisfait de votre état?
--Enchanté! C'est le mot.
--Tous vos confrères ne pensent pas comme vous.
--Vous voulez parler de ceux qui posent aux savants, qui se préoccupent des questions sociales ou font de la littérature. Ce sont des imbéciles. De la littérature, il n'en faut pas dans le journalisme, pas de science non plus, mais de la politique quand ça paye, et des histoires à sensation, surtout. Avec mon compte-rendu de l'affaire Poirot, par exemple, dont je suis le seul à posséder tous les détails, L'Éteignoir va encore augmenter son tirage, ce qui veut dire en même temps augmentation de la valeur de sa publicité. Plus un journal a de circulation, plus élevé est le prix de l'annonce qui est la véritable source de revenus. Et ce n'est pas avec de beaux articles que la populace ne lit guère qu'on arrive à ce résultat. Ce que les milliers d'abrutis qui s'abonnent aux journaux aiment, c'est qu'on leur apprenne les scandales, les crimes, les accidents du jour. Les faits-divers les plus stupides ne sont pas à dédaigner. Ce qui prend aussi, ce sont les portraits de curés, de policemen, de pompiers, de vénérables jubilaires, de marguilliers, de conseillers municipaux, enfin de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours. Le journaliste assez malin pour tirer parti de tout cela se rend indispensable, on se dispute ses services et il en profite pour se faire payer un fort salaire. Je suis sûr que le Populiste va de nouveau essayer de m'attacher à sa rédaction après le succès de mon compte-rendu de ce soir sur le crime dont je vous ai parlé, et que pour me garder L'Éteignoir va m'augmenter de cinq ou six dollars par semaine. On va s'arracher le journal. Lisez l'affaire Poirot, c'est tapé, je ne vous dis que ça.
--C'est donc bien intéressant, cette affaire Poirot?
--Tout le monde en parle. Et j'ai découvert des chose qui feront sensation.
--Vraiment!
--C'est une femme de la meilleure société à qui Poirot donnait rendez-vous, tous les mardis, dans une maison hospitalière de la rue Victoria.
--Ah!
--Je la connais très bien.
--Vous connaissez tant de monde.
--Je connais aussi madame Poirot. C'est une femme d'une énergie de fer et pas commode, d'une laideur qu'aucun charme particulier n'atténue. Quand elle a découvert le pot aux roses, ça n'a pas traîné longtemps: un coup de rasoir et ça y était.
Solyme Lafarce illustra l'aventure abominable d'un geste qui ne laissa aucun doute à son interlocuteur sur la nature de l'attentat criminel. Le fameux reporter, tout en dévorant un plat de hachis qu'on venait de lui apporter, ajouta:
--Vous comprenez, on ne peut donner crûment tous les détails de cette affaire scabreuse dans un journal qui pénètre partout, qu'on reçoit dans les meilleures familles. Mais, comme j'excelle dans l'art de dire les choses à mots couverts, on les trouve quand même dans mon compte-rendu, sous une forme décente. Et, je parle de l'immoralité qui nous envahit de plus en plus, grâce aux mauvaises lectures, aux mauvais théâtres; j'insiste sur le danger de la diminution de la foi remplacée par les idées nouvelles qui, si on n'y met un frein, feront disparaître bientôt jusqu'au dernier vestige de nos moeurs patriarcales. Quant à la malheureuse qu'on a arrêtée après son crime, que bien des gens trouveront excusable, j'ai recueilli les témoignages les plus touchants en sa faveur: elle communie tous les premiers vendredis du mois, elle est d'une vertu inattaquable, et l'on prétend que c'est surtout à cause de la rigidité de ses principes qu'elle a pris ce moyen radical pour mettre fin aux infidélités de son mari.
Paul Mirot s'était levé, mais Solyme Lafarce le retint encore un instant en lui posant, d'un geste sympathique, la main sur le bras:
--Ce que je vous plains, petits commis mal payés, enfouis du matin au soir dans vos ballots de cotonnade, faisant l'article, la bouche en coeur aux clientes qui daignent à peine vous regarder...
--Mais...
--Oh! ne protestez pas. J'ai un cousin dans le métier, il crève de dépit quand je l'entretiens de mes succès dans le monde. Comment avez-vous pu, joli garçon comme vous êtes, songer à faire du commerce?
--Mais, vous vous trompez, je ne suis pas commis de magasin. J'ai n'ai même rien commis du tout.
--Bravo! Vous avez presque autant d'esprit que moi. J'aurais grand plaisir à mous appeler confrère.
--Eh! bien, ne vous gênez pas, j'entre demain au Populiste.
Le sort en était jeté, il avait dit le mot qui le liait dans son esprit. Il en éprouva un grand soulagement. Dans sa joie de se sentir allégé du fardeau de l'indécision, il offrit un petit verre de quelque chose au confrère; ce dernier accepta après s'être fait un peu tirer l'oreille, comme si ça n'avait pas été dans ses habitudes d'escamoter ainsi des consommations en affichant son titre de reporter à l'Éteignoir.
On se sépara les meilleurs amis du monde.
Le lendemain, Paul Mirot, qui avait élu domicile dans une maison meublée de la rue Dorchester, commençait son apprentissage de journaliste avec un salaire des plus modestes.
Quand il arriva au Populiste, son ami Jacques, revenu le matin même de Sainte-Marie Immaculée, penché sur son pupitre, dans un coin, au fond de la salle de rédaction, se hâtait de terminer son compte-rendu de la bénédiction d'une chapelle, qui avait eu lieu la veille dans un village de colons du Nord. Conformément aux instructions qu'il avait reçues, dans un style approprié à la circonstance, il délayait au crayon, sur d'innombrables feuillets de copie, les épithètes ronflantes, les mots à mille pattes, composant les phrases filandreuses, pleines d'onction et d'encens. Parfois, il s'arrêtait d'écrire pour se gratter la jambe. Marcel Lebon ne s'était pas trompé, les puces de cette région à demi sauvage avaient fait à "l'envoyé spécial du Populiste," l'honneur de l'accompagner jusque dans la métropole.
Paul Mirot l'aperçut, aussitôt, et s'empressa d'aller le surprendre à son travail. Il reçut de Vaillant l'accueil le plus chaleureux:
--Comment, c'est toi!... te voilà enfin!... Ça c'est une bonne idée... Tu vas voir comme tout ira bien. Seulement, je ne te souhaite pas le voyage à Sainte-Marie Immaculée. Quel pays, mon cher! Rien à manger, rien à boire, mais des puces et des indulgences tant qu'on en veut. Les hommes sont ignorants et sales, les femmes tristes et farouches, et les enfants à la douzaine, tout barbouillés, en guenilles, se culbutant au milieu des volailles et des cochons.
--Ainsi, tu m'approuves quand même d'être venu?
--Je t'applaudis à deux mains.
--Je t'avoue que j'ai été sur le point de retourner là-bas, à Mamelmont. Ce que m'a dit ton directeur m'avait tellement découragé...
--Bah! des bêtises, sans doute. C'est un homme qui n'est jamais content.
--A propos, connais-tu un reporter de l'Éteignoir, du nom de Solyme Lafarce?
--Comment, est-ce qu'il t'aurait déjà induit à lui payer la traite!
Et lorsque Paul Mirot lui eut raconté sa conversation de la veille avec le fameux reporter, il s'amusa beaucoup de sa naïveté. Il s'était fait rouler par ce parasite, vivant d'expédients, exploitant tous les naïfs qu'il rencontrait. Ce brigand du journalisme avait fait tous les journaux, où on l'employait à des besognes ingrates. Quand il crevait de faim, dans les bureaux de réaction on passait le chapeau pour lui venir en aide. Quelques maisons de commerce lui donnaient de temps à autre de la traduction à faire, des pamphlets-réclame à rédiger; ou bien il devenait, durant quelques semaines, agent pour une troupe de saltimbanques en tournée, pour un cirque de troisième ordre, et il avait d'autres moyens d'existence plus louches encore. A son début dans le journalisme, Solyme Lafarce fit preuve d'un réel talent. Malheureusement, il tomba bientôt dans l'ivrognerie et la plus crapuleuse débauche, ce qui lui fit perdre du même coup l'estime de ses camarades et la confiance de ses chefs. Et comme son ami paraissait attristé de tout ce qu'il venait d'entendre sur le compte d'un individu qui lui en avait tout de même imposé un instant, Jacques Vaillant ajouta, en lui frappant amicalement sur l'épaule:
--Il ne faut pas te croire un imbécile parce que ce fumiste de Lafarce t'a monté le coup. Des plus malins que toi se sont laissé prendre à ses discours trompeurs, et dans des circonstances autrement comiques. Dans une grande ville, vois-tu, il faut se méfier de tous les gens qu'on ne connaît pas et surtout des personnes qui se montrent par trop accueillantes. De même que l'on doit fuir la première Vénus du trottoir qui s'offre aux convoitises masculines, il est bon de se garer des malandrins de la rue, des bars et des cafés louches.
Leur conversation fut interrompue par l'arrivée de Marcel Lebon qui présenta le nouveau venu au secrétaire de la rédaction, à qui incombait la tâche d'initier le jeune homme au travail de bureau avant de le mettre à la disposition du chef des reporters, commandant à une quinzaine de chasseurs de nouvelles, fort malmenés lorsqu'ils revenaient bredouille. L'omnipotent personnage, qui répondait au nom gracieux de Blaise Pistache, n'était pas un aigle, mais sa nullité n'avait d'égale que sa prétention. L'un de ses frères était marchand de vins et d'alcools, il payait au journal, bon an mal an, des milliers de dollars pour ses annonces de champagne extra dry, de Scotch Whisky, de gin et de toutes sortes d'enivrants poisons; l'autre était jésuite, d'une telle réputation de sainteté et d'éloquence, que les foules accouraient pour l'entendre fulminer contre l'ivrognerie, la débauche, les idées nouvelles et toutes les turpitudes du siècle; on reproduisait ses sermons en entier dans le Populiste. C'était à cette double influence du marchand de vins et du jésuite, que Blaise Pistache devait son importante et lucrative situation. Il se montra fort aimable avec Paul Mirot et lui confia la correction des correspondances venant de la campagne. Du reste, ce gros homme, culottant des pipes tout le long du jour, était d'une bienveillance extrême pour ceux qui savaient admirer ses coups de plume, et cherchait sans cesse à augmenter dans le personnel de la rédaction, sa petite cour d'admirateurs intéressés. Il indiqua au jeune homme, la façon la plus pratique d'expédier rapidement et convenablement sa besogne: il s'agissait de saisir tout de suite le fait intéressant, de le dépouiller de la phraséologie incohérente, tout en ménageant la susceptibilité du correspondant par trop prolixe dans la narration d'évènements ordinaires et sans importance. L'essentiel, c'était de n'omettre aucun nom, afin de toujours exploiter la sotte vanité des gens qui aiment à faire parler d'eux dans les gazettes, ne serait-ce que pour apprendre au public que monsieur Baptiste a rendu visite à son voisin, ou que madame Baptiste a fait un gros bébé.
On empila devant Paul Mirot, toute la correspondance arrivée du matin. Il prit résolument la première enveloppe qui lui tomba sous la main et l'ouvrit. C'était une jeune fille, à la fine écriture, se plaignant des assiduités compromettantes d'un soupirant un peu mûr. Et elle n'y allait pas par quatre chemins, la petite: elle menaçait cet amoureux persévérant, insensible à toutes les rebuffades, de lui mettre le pied à bonne place, si le moineau ne se hâtait d'aller chercher fortune ailleurs. Le jeune homme resta perplexe. Publiait-on des choses semblables dans le journal? Il faudrait soumettre le cas à son chef, quand il aurait terminé le dépouillement de la correspondance. Dans la seconde lettre on faisait l'éloge de Mademoiselle X., l'organiste du village qui, lors d'une petite fête religieuse, avait fait entendre ses sons les plus harmonieux. Le journaliste en herbe se demanda de quels sons le correspondant voulait parler. Un troisième s'étendait sur le récit de la célébration d'un anniversaire de naissance, une fête mémorable en l'honneur d'une jeune fille, où après un souper de première classe, l'ami de la jubilaire, lui avait lu une touchante adresse, accompagnée de cadeaux, tandis que les autres amis présents, lui montraient tout ce qu'ils éprouvaient envers elle. Suivait le compte-rendu d'une réunion intime, non moins mémorable autour d'un jeune couple récemment uni par les liens du mariage, auquel on souhaitait, entre autres choses, une nombreuse postérité, et, pour assurer la réalisation de ce souhait, on demandait à Dieu de venir en aide aux tendres époux. Puis, c'était une martyre qui racontait son histoire au journal, en y joignant sa photographie; la martyre de Saint-Origène. D'après le portrait, cette femme paraissait toute jeune et d'assez joli figure; elle était grande et mince, avec les yeux troublants d'hystérique. Son mari la soupçonnant d'infidélité, l'enfermait dans la cave quant il s'absentait de sa maison, une cave humide, remplie de rats. Et elle donnait des détails à faire dresser les cheveux.
Découragé, le jeune homme renonça à en apprendre davantage, et il se levait pour aller porter le paquet de correspondances au secrétaire de la rédaction, lorsque son ami Jacques, qui avait un moment de libre, vint à son secours:
--Eh! bien, ça va les correspondances?
--Ça ne va pas du tout. Je vais remettre ces papiers à monsieur Pistache et lui demander de m'employer à autre chose.
--Ah! non, ne fais pas cette bêtise. Débrouille-toi n'importe comment, mais débrouille-toi... Voyons, qu'est-ce qu'il y a qui t'embarrasse?
--Tout. Toutes ces correspondances que je viens de parcourir: la martyre de Saint-Origène; ce jeune couple qui ne peut pas faire ses petites affaires tout seul; cette jubilaire à laquelle on montra je ne sais quoi; l'organiste que fait entendre ses sons; et la jeune fille se plaignant d'un certain moineau.
--Attends un peu, je vais t'apprendre...
Et Jacques Vaillant, après avoir lu ces correspondances, expliqua:
--Mais, mon cher, rien de plus simple. Jette-moi d'abord le moineau et la martyre de Saint-Origène au panier, ils s'entendront très bien ensemble; couvre d'un trait de plume l'attitude équivoque des amis de la jubilaire; laisse le jeune couple travailler à sa postérité, puisque le ciel bénit les familles nombreuses; quant à l'organiste, enlève-lui sa sonorité personnelle et incongrue, pour faire courir ses doigts agiles sur le clavier d'ivoire produisant les sons les plus harmonieux.
Il dépouilla ensuite le reste des correspondances et indiqua à son ami les retouches à faire, entre autres l'annonce du mariage prochain d'un vieux garçon qui voulait se produire avec une veuve pas farouche; la nouvelle édifiante d'une paroisse où tout le monde avait pris la tempérance à la suite d'une retraite; la communication importante du maire de La Rédemption, annonçant au pays que les habitants de par cheux eux avaient fini s'sumer leux pétaques.
Quand l'heure du midi sonna, Paul Mirot avait tant bien que mal accompli sa tâche de la matinée et il alla luncher de bon appétit, étant presque satisfait de lui-même...
A son retour, Blaise Pistache lui dit:
--Maintenant, je vais vous mettre à la traduction des dépêches: un bon journaliste doit savoir tout faire.
Pour traduire convenablement une langue étrangère, il faut surtout de la pratique. Les traducteurs inexpérimentés s'attachent aux mots plutôt qu'au sens de la phrase, et il en résulte qu'ils embrouillent tout et n'y comprennent rien. Paul Mirot ne devait pas faire exception à la règle. Le premier feuillet de dépêche de l'Associated Press, qui lui tomba sous la main, le soumit à une dure éprouve. Il s'agissait de suffragettes arrêtées à Londres charged with conduct likely to create a breach of peace. Il traduisit: chargées avec une conduite... et s'arrêta, terrifié de ce qu'il allait écrire, puis recommença la traduction.
C'est alors qu'il comprit que les professeurs du collège de Saint-Innocent auraient mieux fait de lui enseigner un peu moins de grec et de latin et plus d'anglais. Mais là, comme dans d'autres maisons d'éducation canadienne-françaises, on se souciait peu d'enseigner la langue de Shakespeare, indispensable pourtant à tout homme qui veut faire son chemin dans une colonie britannique dont la grande majorité de la population est anglaise. Savoir l'anglais, pour certains esprits étroits et fanatiques, n'est-ce pas pactiser déjà avec l'ennemi? Savoir l'anglais, n'est-ce pas devenir un peu protestant, même franc-maçon? D'une heure à trois, il donna une demi colonne de copie, ayant dépensé autant de forces cérébrales qu'il en fallait au secrétaire de la rédaction pour rédiger ses coups de plume, l'espace d'une année entière.
Le journal sous presse, tout le monde respira. Les pipes furent allumées et on se réunit par petits groupes pour causer en attendant que le garçon de l'imprimerie eut apporté le numéro du jour dans lequel chacun était anxieux de relire sa prose.
Jacques Vaillant, après avoir présenté le nouveau confrère à tous ses camarades, prit deux exemplaires du journal, encore tout humide, qu'on venait de distribuer et entraîna rapidement son ami en lui disant à mi voix:
--Filons tout de suite avant que ce chameau de city editor ne remonte de l'imprimerie.
Quand ils furent dans la rue, Paul Mirot lui demanda la raison de cette fuite précipitée et Jacques, tout joyeux de pouvoir disposer de son temps et jouir de sa liberté jusqu'au lendemain, lui répondit:
--C'est vrai, tu ne sais pas ce que cet animal de city editor est embêtant. Chaque jour, après le journal, il distribue les corvées du soir aux reporters. On dirait qu'il n'est satisfait que lorsqu'il y en a pour tout le monde, je crois qu'il en inventerait au besoin. Ce sont des assemblées de conseils municipaux de banlieue, des réunions de clubs politiques, des séances de commissions de toutes sortes siégeant le soir, des associations de boucher, d'épiciers se réunissant pour parler cochon ou fromage, des concerts de charité où le journal doit être représenté sous peine d'encourir la disgrâce d'un tas d'abrutis rasant quelquefois jusqu'à minuit le pauvre reporter obligé, le lendemain, de faire l'éloge de celui-ci et de celui-là, qui n'ont rien dit de nouveau ni d'intéressant. Le plus souvent possible, je me trotte avant la distribution, excepté le lundi, jour où on nous gratifie de billets de théâtre. Je sais que le nommé Jean-Baptiste Latrimouille m'en garde une sourde rancune, qu'il essaiera d'épancher à la première occasion. Mais je m'en moque.
--Un drôle de nom, tout de même, que celui de Latrimouille.
--Si le nom est drôle, le personnage ne l'est pas. Pour le moment, tu n'as rien à faire avec lui.
Et il fredonna:
Ton sort est le plus beau,
Le plus digne d'envie.
--Au fait, tu n'es pas une Enfant de Marie, mais cet air de cantique me revient à chaque printemps, avec l'obsession du parfum des lilas que nous respirions en rôdant autour du couvent de Saint-Innocent, si près du collège où nous avons fait nos humanités.
--Quel homme est-ce, au fond, que ce Jean-Baptiste Latrimouille?
--Ce n'est pas un homme, c'est une machine. Car, ce que j'appelle un homme, moi, c'est un être qui pense, qui raisonne, qui es susceptible de prendre une résolution tout seul, qui ne marche pas seulement quand on lui dit de marcher. Or, notre charmant city editor est tout le contraire de cela, il est, du reste, the right man in the right place, pour employer l'expression d'une plantureuse écossaise très éprise de la vigueur athlétique de son amoureux, l'un des vainqueurs du championnat de base-ball, de la saison dernière. L'administration du journal lui indique la ligne de conduite à suivre, s'en fait son exécuteur des hautes oeuvres quand il s'agit de faire tomber des têtes parmi le personnel de la rédaction, et dégage sa responsabilité de toutes les erreurs et sottises qui s'impriment dans le Populiste, en les mettant sur le compte de cet instrument docile, incapable de regimber. On lui ordonne de faire une chose, il la fait, et si ça tourne mal, on l'accuse d'abus de confiance, d'imbécillité, et, au besoin de tous les crimes d'Israël. Il accepte tout, courbe la tête; il s'accuserait lui-même, si cela était nécessaire. Ses maîtres auraient honte de traiter de braves garçons instruits, intelligents, comme il les traite; mais Latrimouille n'a aucun respect pour l'intelligence et l'instruction, en étant dépourvu lui-même, et ne s'en portant pas plus mal. La supériorité pour lui, c'est le droit de commander: il se croit supérieur à toi, à moi, à tous les autres qui, sur son ordre, courent à droite et à gauche, vont à le recherche de la sensation du jour, dans la crainte d'être scoupés C'est un esclave né, commandant à d'autres esclaves que la nécessité fait plier sous le joug. Bref, je le crois irresponsable de ses actes et je n'éprouve pour lui aucun sentiment de rancune, pas plus que j'en éprouverais pour une machine automatique qui m'aurait pincé les doigts.
--C'est donc pour me réduire à ce pénible esclavage que tu m'as conseillé de faire du journalisme?
--Mais non! mais non! Tu n'y entends rien encore. Avec de la souplesse et un peu de philosophie on s'arrange assez bien dans cette galère. J'admets que l'apprentissage du métier comporte une infinité de petites misères. Mais, nous sommes jeunes, nous avancerons. Quand le moment sera venu, nous quitterons le Populiste, et avec l'aide de mon père, qui deviendra ministre un de ces jours, nous fonderons un journal où il nous sera loisible d'écrire ce qu'il nous plaira, un journal sérieux, indépendant, qui ne sera pas une feuille de choux comme celui auquel nous avons l'honneur de collaborer. Je ne voulais pas te faire part de ce projet maintenant, mais puisque tu m'accuses de t'avoir entraîné dans un guet-apens, il faut bien que je te le dise: je ne t'ai fait venir à Montréal que pour cela, afin de t'associer, quand tu auras acquis l'expérience nécessaire, à mon entreprise, dont le succès est assuré d'avance.
--Et si tu te trompais, si tu te faisais illusion?
--Impossible! Le public instruit, éclairé commence à en avoir assez de ces journaux qui ne sont en réalité que des feuilles de réclame et d'annonces, des recueils d'histoires à dormir debout et d'opinions qui, à de rares exceptions près, ne sont pas celles du journal. Il ne s'agit que de saisir l'occasion opportune pour tirer parti de la situation déplorable dans laquelle se trouve placée la presse canadienne, au point de vue de l'avancement de nos compatriotes.
Tout en causant les deux amis étaient arrivés à la maison meublée de la rue Dorchester, où Paul Mirot avait élu domicile. Jacques Vaillant voulut voir l'installation de son nouveau confrère et monta chez lui. Ce n'était pas riche, pas joli, mais en attendant mieux il fallait se contenter de cette chambre assez mal éclairée par son unique fenêtre donnant sur la cour, avec un tapis usé et des fauteuils éreintés, portant l'empreinte de postérieurs gros et petits, masculins et féminins que s'y étaient frottés aux heures de lassitude et d'abandon, depuis dix ans, vingt ans peut-être, qu'ils étaient sortis flambant neufs de chez le marchand de meubles.
L'inspection de la chambre terminée, Jacques Vaillant fit à Paul Mirot le portrait de leurs camarades, de leurs égaux du personnel de la rédaction. C'étaient tous de bons garçons, dont quelques-uns un peu maniaques, abrutis par de nombreuses années d'un travail en quelque sorte mécanique et peu rémunérateur. Un seul ne lui plaisait guère, avec son allure de moine défroqué, ses manières de bigote sur le retour, sa façon de se voiler la face ou de se retirer à l'écart quand on racontait, après le journal, des histoires un peu lestes, ou que quelqu'un émettait une opinion pas tout-à-fait orthodoxe. Il était, en outre, peu soigneux de sa personne, ne se lavait jamais les dents et portait une chevelure que le peigne n'avait pu déflorer. Il ne fumait pas, ne buvait que de l'eau claire et baissait pudiquement les yeux si une femme se trouvait sur son passage. De mémoire de journaliste, on ne l'avait jamais entendu rire ni plaisanter, il n'ouvrait la bouche que pour flétrir l'impiété et les moeurs déplorables de son époque. C'était à lui qu'on avait confié la rédaction des nouvelles édifiantes, et il s'acquittait de cette tâche en homme convaincu que sa véritable patrie n'est pas de ce monde. Il s'appelait Pierre Ledoux, mais les reporters du Populiste l'avait surnommé La Pucelle, et entre camarades, on ne le désignait jamais autrement. Il était, du reste, souverainement détesté; car, on le soupçonnait de dénoncer, en secret, aussitôt qu'il en avait l'occasion, ceux de ses confrères dont la conduite portait ombrage à sa vertu ou qui, par leurs propos, affichaient des principes dangereux, parce que progressistes et contraires au maintien des vieilles traditions.
Luc Daunais, le reporter chargé du service de la police, lui, était un maniaque des plus amusants. Pour avoir, trop longtemps, vu le défilé des prisonnier, enchaînés les uns aux autres, que l'on amène comparaître chaque jour devant les magistrats ayant à punir les délits dont se rendent coupables les rôdeurs nocturnes, les ivrognes et les prostituées, il enchaînait tout sur lui. Il portait neuf chaînes accrochées à son gilet et à son pantalon. A part sa chaîne de montre et la chaîne de son lorgnon, il avait une chaîne à son cure-dent, une chaîne à son porte-cigare, une chaîne à sa boîte d'allumettes, une chaîne à son canif, une chaîne à ses clefs, une chaîne à son porte-monnaie et une chaîne à son étui à chapelet. Cette idée lui était venue tout-à-coup, comme une inspiration, et il s'en glorifiait hautement. D'abord, par ce moyen, impossible de perdre quelque chose; ensuite, ces chaînes, quand il ouvrait son veston en public, donnaient à ceux qui ne le connaissaient pas une haute idée de sa personne: on le prenait pour un caissier de banque ou un parfait notaire ayant la garde de nombreux trésors. Celui-là ne savait faire autre chose que la chronique des tribunaux de police. Tous les policemen le connaissaient, les tourne-clefs de la geôle étaient devenus ses amis, il était le confident des plus fameux détectives. Au besoin, il savait leur être utile en leur fournissant des renseignements. Il accompagnait même, à ses heures de loisirs, les braves agents à la poursuite d'un dangereux malfaiteur, ou allant tout simplement opérer une rafle chez Maud, Rosa ou Mary, tenancières de maisons d'amour. C'était le mieux payé de tous les reporters, à cause de sa précieuse expérience des bas-fonds de la société.
Le traducteur attitré des dépêches, Louis Burelle, avait une autre manie: celle d'emprunter vingt-cinq sous à tout le monde qu'il rencontrait. Il était toujours cassé, c'est-à-dire que du lundi au samedi, jour de la paye, il n'avait jamais d'argent. Le samedi et le dimanche, il faisait la noce, payait volontiers des dîners et des traites à ses camarades, mais ne remboursait jamais les vingt-cinq sous qu'on lui avait prêtés. Et, il y avait encore le reporter de l'hôtel de ville, un résigné, un modeste qui, soit par timidité ou malchance, était toujours resté dans la médiocre situation qu'il occupait au journal, depuis quinze ans. Il se nommait Modeste Leblanc, et ce nom de Modeste, convenait bien à sa modestie. Cependant, il n'avait pas été aussi modeste avec son épouse, car il supportait péniblement le poids d'une famille de treize enfants. Ce brave garçon était un érudit, un penseur, il avait des idées, une plume alerte pour les exprimer. Au début, il écrivit des quelques articles sous sa signature, des article fort intéressants. La direction du journal s'alarma, il devenait un homme dangereux en sortant de son rôle de machine. On lui fit des observations injustes, des reproches immérités. Il aurait pu prendre son chapeau et s'en aller; mais, il songea à sa femme, à ses petits qui pourraient souffrir de sa révolte orgueilleuse et dans l'incertitude où il était de pouvoir trouver un emploi immédiat ailleurs, il s'oublia, s'effaça dans l'impersonnalité de la rédaction du Populiste. Quant au reporter du sport, André Pichette, c'était un bon diable, très serviable, d'une force peu commune. Pour se mettre bien avec lui, on n'avait qu'à admirer le développement prodigieux de sa poitrine, à double ossature, comme il le prétendait, semblable à une coque de navire blindé; ou bien avoir l'air de redouter la puissance de son poing mortel, capable d'assommer un boeuf d'un seul coup. Il jouissait de la plus grande liberté au journal, où il n'apparaissait que le matin quand il était en ville, passant le reste de son temps aux courses de Blue Bonnets ou du parc Delorimier, au terrain des Shamrocks ou des Montréal, aux régates organisées par les associations de canotage, l'hiver, suivant les matchs de hockey, les clubs de raquettes. D'Antoine Débouté, le reporter du Palais, il y avait peu de chose à dire: c'était un esprit juridique dans un corps sujet à la dysenterie, quand on voulait lui imposer un surcroît de travail. Les quelques autres jeunes reporters qui complétaient le personnel de la rédaction, ne faisaient souvent qu'y passer; c'étaient presque toujours des étudiants que l'on rétribuait à peine. Les uns disparaissaient d'eux-mêmes, ayant découvert quelque moyen plus avantageux de se procurer de la monnaie de poche, les autres étaient congédiés au bout d'une semaine ou deux, pour être arrivés trop tard le matin, pour un oui, pour un non, et remplacés au petit bonheur par le premier qui se présentait.
Jacques Vaillant, après avoir passé en revue tous ses camarades du Populiste, eut une pensée d'indulgente philosophie, qu'il exprima en ces termes:
--Que veux-tu, mon pauvre vieux, il paraît qu'il faut toutes sortes d'individus pour faire un monde, et dans tous les milieux on rencontre des types dégoûtant et des braves coeurs.
Son ami parti, seul dans sa chambre, envahie peu à peu par l'ombre qui descendait sur la ville, sa chambre sans luxe, au tapis usé, aux fauteuils éreintés, Paul Mirot sentit une immense tristesse lui étreindre le coeur et le cerveau. Il n'y avait rien dans cette pièce, horriblement banale, pour mettre un peu de gaieté dans son esprit, rien pour le consoler dans sa solitude, personne non plus à qui parler. Il éprouvait la lassitude amère d'un jour de labeur stérile, et il se demandait avec angoisse s'il en serait ainsi le lendemain et les jours suivants. A cette heure, il regrettait sincèrement sa chambrette chez l'oncle Batèche, et il se disait qu'il aurait peut-être mieux fait de retourner vivre à Mamelmont, comme le lui avait conseillé Marcel Lebon.
Les bruits de la rue, auxquels il n'était pas habitué, prolongèrent les heures de veille solitaire, et ce n'est que tard dans la nuit qu'il s'endormit, accablé de fatigue.
III
LES AMUSEMENTS DE LA MÉTROPOLE
Il y avait quatre mois que Paul Mirot habitait la ville. On était en septembre et il faisait bon, dans l'air tiède encore, de se promener vers les cinq heures, après le journal, par les rues resplendissantes des feux du soleil couchant. Au Canada, septembre est l'un des plus beaux mois de l'année. Ce n'est plus l'été avec sa chaleur accablante, ses orages redoutables, et ce n'est pas encore l'automne au ciel gris, au feuillage jaunissant. A la campagne, surtout, on éprouve une sensation indéfinissable de réconfort et de vague attendrissement à la vue des arbres chargés de fruits arrivés à maturité, des grains moissonnés dont on remplit les granges, sous le ciel serein, dans le calme de la nature que le soleil caresse de ses rayons moins ardents, comme s'il jetait avec douceur de l'or sur les choses. C'est à ce spectacle qu'il avait tant de fois contemplé, dans le rayonnement des matins et dans la splendeur des soirs, que le jeune homme songeait en descendant vers l'est de la rue Sainte-Catherine, à la fin de ce beau jour septembral, en compagnie de son fidèle compagnon et ami, jacques Vaillant.
Au Populiste, Paul Mirot commençait à se sentir plus à l'aise. Il se familiarisait peu à peu avec le métier et s'en tirait maintenant assez bien. Il avait conquis tous ses camarades par ses manières engageantes, son obligeance et sa franchise, à l'exception de Pierre Ledoux, dit La Pucelle, dont il avait plus d'une fois offensé la pudeur par ses honnêtes et immodestes propos. Il n'avait pas encore fait de reportage, on le laissait à la traduction des dépêches; il faisait aussi, de temps à autre, la correction des correspondances venant de la campagne, et presque tout les jours, à la dernière heure, on l'envoyait donner un coup de main aux correcteurs d'épreuves. C'est ainsi qu'il échappait, pour quelque temps, aux corvées que Jean-Baptiste Latrimouille, le city editor, imposait à ses subordonnés. Le secrétaire de la rédaction, qui était son chef directe, le traitait assez bien: cependant il le regardait parfois d'un mauvais oeil. On lui avait conseillé d'aller, au moins deux ou trois fois la semaine, féliciter Pistache sur ses coups de plume, mais, comme il trouvait la prose de cette gloire du journalisme canadien plutôt insipide, il s'était toujours abstenu d'une démarche qu'il lui eut semblé dégradante. Ses camarades avaient beau lui répéter que ce manque de diplomatie pourrait être non seulement préjudiciable à son avancement, mais lui valoir un congé si jamais on le prenait en faute, il ne voulait rien entendre. Il se disait qu'il avancerait peut-être moins vite en s'aliénant les sympathies d'un homme extrêmement sensible aux admirations hypocrites, mais qu'il arriverait tout de même par le travail et la double protection de Marcel Lebon, qui lui témoignait une réelle sympathie, et du député Vaillant, dont le fils était son meilleur ami. Le député de Bellemarie, quand il venait au journal, lui disait en passant un mot d'encouragement. Tout allait donc assez bien et le jeune homme, l'esprit plus libre, le coeur plus léger, commençait à prendre goût aux amusements de la métropole.
Ce jour-là, cependant, il avait la nostalgie de là-bas. Il s'absorba dans une vision intime du paysage pittoresque de Mamelmont, des troupeaux de vaches laitières broutant au pied des collines du haut desquelles étant gamin, il avait tant de fois dégringolé, du robuste et paisible cultivateur revenant du champ sur sa charrettée d'avoine, de sa compagne un bâton à la main, courant à droite et à gauche, rassemblant poules, oies et dindons à l'approche du soir. Jacques Vaillant, qui respectait son silence depuis un quart d'heure, ce qu'il jugea suffisamment respectueux, crut devoir ramener cet esprit vagabond à la réalité de l'heure présente. L'occasion, du reste, était propice: deux petites filles en robes courtes, aux jambes énormes, qui venaient en sens inverse, souriaient aux deux amis, de façon significative. Il poussa Paul Mirot du coude:
--Regarde donc un peu ces petites effrontées qui ont mis au moins dix livres de coton dans leurs bas. Oh! avec de pareilles jambes, elles vont matcherquelques bons types.
--Matcher?
--Pardon! J'oubliais que tu ne connais pas encore le langage de ces demoiselles. Matcher, ça veux dire faire une conquête de rue, qu'on termine... ailleurs. Et je parie que tu ne sais pas sous quel nom on désigne ces petites filles, de quatorze à seize ans, qui font voir de si prodigieux mollets?
--Je l'ignore, en effet.
--Eh! bien, je vais te l'apprendre, mon cher. Ces petites bêtes de joie... ou de proie, ça s'appelle des piano-legs, parce que leurs jambes ressemblent beaucoup aux pieds de ces meubles harmonieux que l'on tapote dans toutes les maisons qui se respectent au grand ennui, sinon au désespoir des visiteurs. Seulement, je te ferai remarquer que la comparaison ne s'applique pas au piano droit, à la mode depuis quelques années, mais au piano à queue.
--L'épithète est vraiment originale, et assez juste... Et, d'où viennent-elles, ces petites filles?
--D'un peu partout, mais un grand nombre d'entre elles descendent de la tribu des Pieds-Noirs.
--Il y a donc des Pieds-Noirs à Montréal?
--S'il y en a? On aurait qu'à déchausser tous les gens qui passent pour en découvrir une quantité innombrable. Les pieds blancs, de même que les gens qui pourraient montrer patte blanche, sont beaucoup plus rares.
--Sans plaisanterie, sont-ce des sauvages que ces Pieds-Noirs?
--A peu près. Ils vivent dans les faubourgs, mais, contrairement aux autres sauvages qui vendent les petits enfants aux familles honorables et bien pensantes, et battent les femmes pour leur faire garder le lit, ceux-là obtiennent de leurs femmes petits garçons et petites filles à la douzaine sans être obligés de les acheter. Ils sont ignorants, exploités, vivent misérablement. Ils n'ont pas les moyens de faire instruire toute cette marmaille, et il arrive ce qui doit fatalement arriver à des enfants élevés dans la rue: les garçons font des rustres, comme leurs pères, ou des mauvais sujets, les filles, de pauvres ouvrières que les patrons sans âme exploitent ou... des piano-legs.
La nuit tombait. La rue s'éclairait peu à peu de pâles reflets électriques, et aux devantures des magasins les vitrines brillaient de mille feux donnant un attrait fascinateur aux objets étalés pour exciter la convoitise des passants. D'une ruelle sombre un homme à moitié ivre, ayant une femme à chaque bras, apparut en pleine lumière, en face des deux amis. Le trio les croisa et Paul Mirot crut reconnaître l'une des femmes, une grande brune déhanchée. C'était, assurément, la même qu'il avait rencontrée rue Saint-Laurent, le jour de son arrivée. Jacques Vaillant remarqua la persistance avec laquelle il suivait cette femme du regard, et lui demanda:
--Est-ce que, par hasard, tu connaîtrais cette seineuse?
--Cette seineuse?
--Les seineuses sont les concurrentes des piano-legs. On les nomme seineuses parce que, si elles n'ont pas l'avantage des mollets découverts et l'attrait qu'inspire aux esprits déréglés le mystère des petites filles, elles sont, en revanche, plus expertes en l'art de tendre leur croupe et de jeter leurs filets pour attraper le poisson. Cette grande brune est, si je ne me trompe pas, la bonne amie de Solyme Lafarce, qui, en plus de son métier de reporter, exerce celui de pourvoyeur de clients dans la maison où cette drôlesse exploite ses jolis talents. Mais, tu n'as pas encore répondu à ma question, connais-tu cette femme?
--Oui et non. C'est-à-dire qu'il me semble que c'est la voix, la démarche et le sourire provocant de celle que je rencontrai un jour et qui me dit: Come, dear, I love you. Mais, ne lui ayant pas même répondu, j'ignore son nom et le reste; donc, je ne la connais pas, tout en croyant la reconnaître.
--Tu raisonnes comme notre professeur de philosophie au collège de Saint-Innocent, c'est admirable à ton âge. Mais trêve de plaisanteries, écoute bien ce que je vais te dire. Tu es d'un tempérament passionné, par conséquent capable de tous les emballements, il faut que je te mette en garde contre ton inexpérience. Ces femmes, qu'elles portent robe courte ou robe longue, qu'elles affichent un vice précoce ou des charmes plus mûrs, appartiennent à la basse prostitution, elles constituent un danger public. Et on ne fait rien pour protéger la jeunesse contre ce danger, sous prétexte qu'il ne faut pas donner de sanction au vice. Parler de réglementation à nos hypocrites, autant vaudrait s'adresser à des eunuques. Tant pis pour les naïfs qui s'y laissent prendre. Quant à toi, tu es averti: ni piano-legs, ni seineuses.
--Oh! sois tranquille, j'ai une plus haute conception de l'amour. Du reste, ce n'est pas pour moi le temps d'aimer. J'ai autre chose à faire, pour le moment.
--Ce temps-là viendra peut-être plus tôt que tu ne crois.
--A propos de ce dont nous parlions, il me semble que l'autorité civile ne devrait pas hésiter à adopter une loi pour assurer, autant que possible, la sécurité au citoyen que ces femmes peuvent entraîner.
--L'autorité civile, elle s'incline toujours sous les menaces des faux défenseurs de notre vertu nationale, cette vertu qui change souvent de nom quand on ose porter la main sur elle pour lui arracher son masque. Il y a en ce pays, comme ailleurs, des femmes trompant leurs maris. Chez nos jeunes filles, la candeur n'est pas toujours réelle, et il y en a beaucoup qui sont parfaitement renseignées, et pour cause, sur l'admirable symbolisme de l'histoire de la pomme au Paradis Terrestre, pomme qui joua un si grand rôle dans le monde depuis l'aventure d'Adam et Eve. Et combien d'hommes affectant des moeurs austères, ne sont que des trousseurs de cotillons? D'autres, chez lesquels la passion de l'argent domine, deviennent de véritables brigands en affaires, n'ont ni parole, ni scrupules quand il s'agit de s'accaparer le bien d'autrui. Et cela n'empêche qu'on les salue chapeau bas s'ils patronnent hypocritement des oeuvres de bienfaisance, s'ils vont à la messe tous les dimanches et se laissent élire marguilliers. Nous avons eu le spectacle d'hommes politiques posant à toutes les vertus quant ils avaient tous les vices, invoquant le ciel à tout propos quand ils n'y croyaient plus, léchant les crosses épiscopales qui menaçaient de leur casser les reins, par opportunisme et lâcheté, abandonnant ceux qui les avaient aidés à arriver aux honneurs pour favoriser ensuite, leurs pires ennemis. Nous en sommes rendus à ce degré d'abrutissement et de fanatisme qu'un honnête homme exprimant franchement son opinion, si cette opinion n'est pas conforme aux enseignements reçus et acceptés, risque de compromettre gravement son avenir, heureux encore si on ne lui enlève pas le pain de sa famille, si on ne l'accuse pas des pires infamies. Tu te rappelles qu'au collège de Saint-Innocent on nous représentait les Anglais et les Yankees comme des espèces de barbares s'enrichissant par le vol, n'ayant ni conscience ni moralité. Eh! bien, on nous trompait comme on trompe ce bon peuple depuis si longtemps pour le mieux exploiter. Nos compatriotes anglais, et particulièrement nos voisins des États-Unis, doivent leur richesse à leur esprit d'entreprise: ils sont plus avancés que nous parce qu'ils reçoivent une éducation progressiste, parce qu'ils ne repoussent et n'ignorent aucun progrès, parce qu'ils ne dédaignent aucun moyen d'améliorer leur état social. Mon père est dans ces idées-là, il aime le progrès, tôt ou tard ça lui jouera quelque mauvais tour.
Jacques Vaillant fit une pause et s'apercevant que son ami ne l'écoutait plus, croyant peut-être, dans sa hantise de là-bas, entendre le chant de quelque rustique amoureux revenant à la maison, la journée faite, et les chiens aboyer dans la campagne, reprit avec sa verve blagueuse:
--Bah! nous aurons bien le temps de nous occuper des réformes sociales un autre jour. Nous sommes jeunes, libres ce soir, profitons de l'heure que passe. J'ai de l'argent plein mes poches, ça me gêne beaucoup, faute d'habitude. Il me faut dépenser au moins cinquante sous tout de suite. Je t'offre à dîner au restaurant. Après nous irons passer la soirée à l'Extravaganza, un théâtre où l'on voit des choses fort intéressantes.
--Est-ce un théâtre de genre?
--De jambes...
--Alors, on ne s'y embête pas trop?
--C'est du burlesque américain. Il y a des numéros que tu n'appréciera guère, ou plutôt que tu apprécieras trop à leur juste valeur. Mais les expositions des beautés plastiques t'en dédommageront. Et précisément, ce soir, on nous annonce un numéro spécial épatant, une danseuse, une vraie Trouhanowa, exécutant une de ces danses voluptueuses égyptiennes qui ranimaient les sens blasés des Pharaons. Ça nous fera faire, à peu de frais, un petit voyage des plus agréables en Orient.
Les deux amis dînèrent au Restaurant Ravide, rue Sainte-Catherine, où, pour la modique somme de vingt-cinq sous, l'on mangeait des tripes à la mode de Caen, des saucisses aux choux et d'excellent pain français dont la maison avait la spécialité. Jacques Vaillant fit des largesses, il se fendit d'un dollar en commandant en plus du repas de table d'hôte, une bouteille de vin.
A huit heures et quart, joyeux et dispos, Vaillant et Mirot s'installèrent à l'orchestre de l'Extravaganza, qui commençait à se remplir. En attendant la représentation, Paul Mirot examina curieusement la salle. Autour d'eux, il n'y avait que des hommes, jeunes pour la plupart et, par-ci par-là, quelques têtes blanches et des crânes chauves. Dans la première galerie dominait l'élément féminin: Femmes entretenues, pour la plupart, lui expliqua son compagnon. Tout en haut, dans le poulailler, qu'on nomme le pit, quand on veut faire son petit Shakespeare, le menu fretin s'entassait pêle-mêle. Les loges plus discrètes, ne laissaient entrevoir que des gestes vagues de formes humaines imprécises. Dans l'une d'elles, cependant, une femme montra sa petite main gantée en tirant le rideau, de façon à mieux voir la scène.
La salle était maintenant bondée de monde. La montre que tira nerveusement de sa poche le citadin tout neuf, qu'était Paul Mirot, impatient de jouir du spectacle attendu, marquait huit heures et demie. L'orchestre attaqua le morceau d'ouverture et le rideau se leva sur un décor représentant un Roof Garden de New-York, première partie d'une comédie musicale intitulée American Beauties. Des femmes en maillot, chantaient en levant la jambe, cambrant le torse, avançant la poitrine ou faisant saillir les rondeurs opposées, selon qu'elles jouaient à pile ou face. Quelques-unes de ces belles avaient des noms qui faisaient venir l'eau à la bouche: Miss Tutti Frutti, Miss Pussy Cafe, Miss Bennie Dictine, Miss Creme Dementhe. Sur une dernière mesure exécutée par l'orchestre, toutes ces beautés blondes et brunes, disparurent dans la coulisse pour faire place à l'inévitable Pat, le bouillant irlandais, jouant des tours pendables au juif Cohen, déguisé en turc, sous le regard flegmatique du Yankee, toujours prêt à tirer parti de la situation. Paul Mirot ne prêtait qu'une attention distraite à cette farce internationale et ne s'intéressait véritablement au spectacle que lorsque les femmes, après chaque changement de costumes, revenaient sur la scène. L'une surtout, svelte et gracieuse, imitant une fillette précoce, jouant avec son Teddy Bear, l'amusa beaucoup. Il l'applaudit de tout coeur lorsque, pirouettant une dernière fois, elle lança des baisers à l'auditoire avant de disparaître dans la coulisse.
Jacques Vaillant lui demanda, sur le ton de la plaisanterie:
--Est-ce que, par hasard, tu aurais la passion sénile du vieux Troussebelle, pour les mineures?
--Troussebelle?
--Le ministre, que je crois avoir reconnu dans la personne de l'occupant de la loge voisine de celle de la dame mystérieuse dont nous n'avons vu que la main... gantée. Tantôt, il s'est penché en avant, dévorant des yeux les jambes rondes de la petite et le retroussé de la jupe sur le mystérieux fouillis de dentelles. Si ses électeurs de la division Saint-Jean Baptiste pouvaient l'apercevoir en ce moment, ils en seraient fort édifiés.
--C'est peut-être quelqu'un qui lui ressemble.
--Je ne me trompe pas, c'est bien lui. A l'entendre pontifier on ne le croirait pas capable de la plus petite polissonnerie. Mais, dans l'intimité, c'est, paraît-il, un vieux terrible. Autant l'homme public est vertueux, autant Troussebelle dépouillé de son caractère officiel est corrompu.
Un dernier tourbillon de bacchantes demi-nues passa sur la scène et ce fut l'intermède durant lequel on épuisa la série des numéros extra, à l'intention de ceux qui préféraient rester dans la salle plutôt que d'aller fumer une cigarette ou absorber une consommation à la buvette du coin.
Ces numéros comprenaient des chansons illustrées, The greatest success of the season, des bouffonneries nègres, des exercices sur bicyclette, et enfin, un couple d'équilibristes, homme et femme, beaux comme des dieux païens, d'une habilité extraordinaire sur le trapèze volant.
Jacques applaudit bruyamment ces deux types de beauté, de force et d'adresse; puis, éprouvant le besoin d'expliquer à son ami ce brusque élan d'enthousiasme, il lui en détailla les raisons:
--Voilà des gens qui font plaisir à voir. Ce sont de magnifiques spécimens de l'espèce humaine. On dirait qu'ils ont été bâtis par les Romains, avec ce ciment dont on a perdu la formule, ce ciment avec lequel on construisait les monuments antiques qui ont résisté à l'épreuve du temps.
Paul Mirot lui fit observer amicalement:
--Mon cher, tu divagues: ce n'est pas avec du ciment qu'on fait les hommes.
--Oh! je parle au figuré. Les anciens apportaient les mêmes soins à élever de beaux enfants qu'à construire ces temples destinés à perpétuer, dans les siècles futurs, la gloire de leurs grands hommes et la splendeur de leur génie. Je ne parle pas de la décadence des empires s'effondrant dans le crime, pour faire place à l'ère chrétienne relevant les faibles et les opprimés, selon les admirables enseignements du Christ. Mais, hélas! ces promesses de paix, de miséricorde et de justice, faites par les premiers apôtres, furent vite oubliées. D'autres tyrans remplacèrent ceux qu'on avait détrônés, et, à l'ombre de la croix dominant le Golgotha, fustigèrent et asservirent le pauvre, le faible régénéré dans l'eau du baptême. Alors, les peuples traversèrent des temps aussi durs, souffrirent des maux aussi cruels, et n'eurent plus le spectacle de la beauté triomphante pour consoler leur infortune. Car, on leur enseigna que l'amour humain était un crime, la splendeur de la forme charnelle, une chose honteuse. On insulta le Créateur, tout en osant prétendre travailler à sa gloire, en inspirant aux ignorants le mépris de la plus parfaite de ses oeuvres. Après des siècles de ténèbres, remplis de tristesse et d'épouvante, nous revenons au culte de la Beauté, grâce aux progrès de la science qui infiltre peu à peu dans les cerveaux obscurcis, sa lumière bienfaisante. Et ce culte, il me semble, en considérant ce couple harmonieux et beau, assister à sa victoire définitive sur celui de la Laideur.
Paul Mirot Hasarda:
--Tu as, évidemment, l'âme athénienne, une âme semblable à celle de ces juges devant lesquels Phryné trouva grâce en leur révélant la splendeur de son corps dévoilé.
--Cela vaut mieux que de ressembler à La Pucelle, qui ne va plus à la campagne de crainte d'apercevoir les bêtes ne se gênant pas pour lui. Si jamais il se marie, il prendra une femme plate, anémique, par esprit de pénitence.
--Ça fera un joli couple; ils auront de beaux enfants.
--Avoir de beaux enfants, c'est-à-dire des enfants robustes et sains, bien peu songent à cela. L'on voit tous les jours se faire de tristes mariages, et des couples qui font vraiment pitié dans cette bonne et pieuse province de Québec.
--A Mamelmont, je connais une famille dont tous les membres sont idiots. Les parents se sont mariés il y a vingt ans, l'homme était complètement détraqué, la femme ce que l'on nomme communément une simple d'esprit, ils eurent douze enfants dont pas un seul n'a échappé à la tare héréditaire.
--L'éducation de nos jeunes filles est surtout déplorable. Si elles étaient élevées en vue de devenir des mères robustes, en même temps que de séduisantes épouses, il y aurait plus de ménages heureux et moins de misérables à la charge de la société. On devrait faire entrer dans le programme de nos pensionnats de jeunes filles plus d'exercices propres à renforcir les muscles et à donner au corps la souplesse et la beauté qu'il à besoin pour remplir normalement toutes ses fonctions.
Les deux amis se turent.
Le rideau se levait sur un décor oriental représentant l'intérieur d'un harem. La seconde partie de ce Burlesque Show avait pour titre The Sultan's wives. Les American Beauties de tantôt s'étaient toutes transformées en odalisques, à l'exception d'une vieille prude et de sa jeune fille, accompagnant des touristes américains à Constantinople. Il était inutile de chercher comment ces sujets de la patrie d'Uncle Sam avaient pu s'introduire dans le palais du Sultan. Celui-ci commença par donner des ordres pour faire jeter tous ces intrus dans le Bosphore, mais en contemplant la beauté de la jeune fille américaine, il se ravisa. Pat, l'irlandais, qui était du party contribua aussi pour sa part, à intéresser le potentat, en dansant des gigues extravagantes qu'il accompagnait de réparties plutôt vertes. Bref, en l'honneur de ses hôtes d'occasion, le Sultan fit venir ses danseuses, qui se trémoussèrent avec beaucoup de bonne volonté, cependant que la vieille dame se voilait pudiquement la figure et, finalement s'affaissait dans les bras de Pat, qui essaya de la convaincre qu'elle avait tort en lui disant: I don't see any harm in it. Le Yankee, flegmatique, détaillait froidement les grâces de ces belles, au petit bonheur des attitudes, tandis que le juif Cohen semblait en proie à une crise de torticolis. Quant à la jeune fille américaine, elle ne semblait chercher dans ce spectacle que de nouveaux modèles de Physical Culture. La danse achevée, le Sultan fit retirer ses femmes, pour converser avec les étrangers. La jeune fille l'intéressait surtout. Pat lui affirma malicieusement, qu'il aurait beaucoup plus de chance de plaire à cette beauté occidentale dans un complet à la mode de New-York, d'une coupe parfaite comme le sien, qu'il lui offrit en échange de sa veste galonnée et de son pantalon bouffant. Le grand turc, après s'être fait quelque peu tirer l'oreille, y consentit et échangea sa défroque contre celle de l'irlandais. Et voilà Pat improvisé Sultan, donnant des ordres aux eunuques et s'apprêtant à pénétrer dans le gynécée où s'étaient retirées les femmes. Le véritable Sultan fut empoigné par ses propres serviteurs, puis reconnu et relâché, l'irlandais démasqué et condamné à avoir la tête tranchée, sur l'ordre du maître. La plus grande confusion régnait dans le palais, entre les musical numbers, donnant lieu à de successives exhibitions de femmes, sous différents costumes. Et tout se termina sans effusions de sang. Pat fut pardonné, grâce à la prière de la jeune fille américaine, qui avait fait une si profonde impression sur le Sultan de Turquie, que ce despote voulait absolument abandonner ses richesses et ses favorites pour la suivre en Amérique et se faire naturaliser sujet américain.
Il ne restait plus que le numéro sensationnel, pour terminer le spectacle.
La scène s'obscurcit soudainement, et les spectateurs attendirent, avec impatience, ce numéro. Après quelques minutes de silence l'orchestre, où dominaient maintenant les instruments à corde et les flûtes, attaqua en sourdine les premières mesures d'une musique langoureuse. En même temps, la scène s'éclaira peu à peu jusqu'au trône d'un Pharaon pensif, las de trop faciles jouissances et rêvant à des voluptés nouvelles. De chaque côté du trône ses favorites, bien séduisantes pourtant, se penchaient anxieuses vers le maître, qui semblait avoir oublié leur présence.
Mais voilà qu'un officier du palais s'avance, tirant par le bras une nouvelle captive destinée au plaisir royal. Il la traîne jusqu'aux pieds du souverain morose et, s'inclinant très bas, se retire. Que cette future favorite est belle, sa beauté est voilée d'une gaze si légère que l'oeil caresse le satin de la peau, ne rencontrant d'obstacles qu'aux pendeloques de la ceinture, remplaçant la classique feuille de vigne. Cependant le Pharaon blasé semble furieux de ce qu'on ait osé le distraire de sa rêverie. Il regarde à peine celle qui se prosterne à ses genoux, et fait un geste pour la congédier. Mais la belle esclave n'entend pas être dédaignée ainsi, sans au moins tenter de vaincre l'indifférence de son nouveau seigneur. A demi courbée elle s'éloigne de quelques pas puis se redressant, cambrant la poitrine, la tête rejetée en arrière, les bras tendus comme pour saisir et étreindre une forme absente, elle danse. D'abord, elle tourne en cercle, accélérant le pas et
par des mouvements saccadés faisant bruire ses pendeloques telles le harnachement d'une cavale fougueuse. Puis, sa course se ralentit, elle se balance lentement en se déhanchant, la croupe mouvante; maintenant tout son être tressaille, ses jambes fléchissent, et après un dernier soubresaut son corps s'immobilise et la danseuse tombe à la renverse, évanouie, dans les bras des favorites encadrant le trône du roi d'Égypte.
L'orchestre après avoir rythmé le crescendo voluptueux de la femme amoureuse, maintenant, traduit la suprême extase dans la plainte des flûtes dominant les accords mourants des violons et des guitares, traversés de coups de tambour de plus en plus espacés comme voilés de langueur.
Et le Pharaon, à demi conquis, se penche vers la belle inconnue.
Le numéro sensationnel annoncé, fut plus sensationnel qu'on l'avait prévu:
Tout à coup la danseuse se redresse, échappe aux bras des favorites, s'élance comme pour fuir la caresse du maître, puis, revenant peu à peu vers lui, comme prise d'un invincible désir, mime la possession avec une telle ardeur que, dans la salle, les spectateurs affolés, trépignent et se hissent sur leurs fauteuils. Mais voilà que les pendeloques, trop consciencieusement secouées, entraînent la ceinture qui se détache. Ce fut une vision rapide, car, aussitôt les lumières, brusquement, s'éteignirent. Quelqu'un cria: Police! Sauve qui peut général: tout le monde se rua vers la sortie. Jacques et son compagnon, s'appuyant l'un sur l'autre, tentèrent de se frayer un passage, mais ils furent bousculés et repoussés vers la loge où ils avaient admiré, avant le spectacle, une main de femme, finement gantée. A ce moment, le théâtre s'éclaira de nouveau et une voix exquisément féminine, une voix tremblante d'émotion, fit retourner l'ami de Mirot:
--Oh! Jacques, je vous en prie, ne m'abandonnez pas, venez à mon secours!
A cet appel, le jeune homme montant sur un fauteuil pour sauter dans la loge, dit à son compagnon:
--Ne m'attends pas. A demain!
Le calme était maintenant rétabli. La salle achevait de se vider. Paul Mirot sortit le dernier. Sur le trottoir, il aperçut son ami accompagnant une dame voilée, enveloppée dans un long manteau sombre. Ils se perdirent dans la foule et Paul se dirigea vers la rue Dorchester, pour regagner son domicile, se demandant qui pouvait bien être cette dame s'aventurant seule dans un endroit aussi compromettant.
Le lendemain, au journal, La Pucelle fulmina contre le scandale de la veille. Jacques Vaillant se moqua de lui et mit le comble à la vertueuse indignation du rédacteur des nouvelles édifiantes en lui déclarant qu'il éprouvait la plus grande admiration pour ces Égyptiens élevant la volupté à la hauteur d'un culte qui en valait bien un autre. Le city editor coupa court à la discussion en déléguant Jacques à une séance de la Chambre de Commerce. Ce ne fut que le soir, chez lui, que Paul Mirot put interroger Vaillant sur son aventure avec la dame voilée. Il prit un long détour pour ne pas avoir l'air de solliciter une confidence indiscrète. Jacques, voyant où il voulait en venir, l'interrompit et lui dit avec une gravité comique:
--Noble jeune homme, au verbe incomparablement classique et dépourvu de sens commun, je crois comprendre par ce discours que tu brûles de savoir ce qui se passa entre ton humble serviteur et la mystérieuse personne qu'il accompagna, hier soir, à la sortie de l'Extravaganza?
--Oh! je voulais, tout simplement, te demander...
--Et moi, je me fais un plaisir de te répondre, sans remonter au déluge, qu'il ne s'est rien passé du tout. C'est une personne très respectable qui est, de plus, ma cousine du côté de ma défunte mère. Elle est veuve depuis trois ans, et parce qu'elle fut très malheureuse avec son mari, elle a le mariage en horreur. On a maintes fois, tenté de s'accaparer sa modeste fortune en même temps que sa beauté, sous le fallacieux prétexte qu'à son âge ce n'était pas convenable de vivre seule, presque en garçon. Mais, plus fine que le corbeau de la fable, elle n'a pas laissé tomber son fromage dans les pattes du renard. Oh! si tu la voyais, mon cher, tu en deviendrais tout de suite amoureux avec le tempérament d'artiste, de sentimental que je te connais: brune, des yeux très profonds et très doux, une bouche mignonne, prometteuse de félicités incomparables, un cou blanc, des épaules rondes, un tas de choses rondes, des petites mains, des petits pieds... et avec cela, une rare intelligence.
--Mais, elle est à croquer!
--Impossible! elle a peur des loups.
--Alors, comment se fait-il qu'elle soit venue seule à ce théâtre?
--Elle adore les escapades de ce genre. Puis, ce n'est pas une jeune fille.
--Après tout, cela ne me regarde pas.
Cependant, la conversation languit, car, sans le vouloir,
Paul Mirot pensait à cette femme, et les observations de Jacques, qui avait saisi l'à-propos, sur la jeune fille moderne, sur son éducation plus ou moins négligée, sur ce qu'elle savait et sur ce qu'elle ne savait pas, ne l'intéressaient guère en ce moment.
Quelques jours plus tard, Paul Mirot se procura des billets pour le Théâtre Populaire et rendit la politesse à son ami. Ce théâtre était d'un genre tout différent de celui où les femmes honnêtes et les hommes vertueux n'allaient qu'incognito. Là, les parvenus éblouissaient de leur luxe la famille ouvrière, avide de drames sensationnels et liseuse de romans-feuilletons. Dans les pièces à grands spectacles qu'on y donnait, il y avait toujours un jeune homme pauvre adorant une jeune fille pure. Ces chers enfants juraient de s'épouser, mais ça n'allait pas tout seul. Les parents de la jeune fille voulaient la marier à un misérable qui s'était enrichi par toutes sortes de crimes, sans que personne ne s'en fut jamais douté. Pour se débarrasser de son rival, le vilain attirait l'intéressant jeune homme pauvre dans un guet-apens et l'accusait d'un
meurtre que lui-même avait commis. L'innocent était arrêté, traduit devant la justice et, naturellement condamné. Mais, au moment où il allait subir sa peine, moment pathétique entre tous, par un hasard providentiel, le vrai coupable était découvert. La jeune fille pure, qui n'avait jamais douté de l'innocence de son amoureux, en était bien récompensée: elle l'épousait avant la chute du rideau, au dernier acte. La mise en scène et l'intrigue variaient chaque semaine, mais au fond, c'était toujours la même histoire.
Ce soir-là on jouait l'Orpheline, célèbre mélodrame en cinq actes et huit tableaux, qui fit répandre des torrents de larmes aux personnes sensibles. Il s'agissait d'une jeune fille que des méchants tenaient séquestrée pour s'emparer de son héritage: mais, cette jeune fille avait un amoureux qui jura, au pied d'un Calvaire, de la délivrer de sa prison et de la venger. L'entreprise n'était pas facile, ce brave jeune homme n'ayant que son courage pour lutter contre des ennemis puissants et capables de tous les crimes. Peu importe, il comptait sur la justice divine qui, dans les bons livres et dans les pièces recommandables, punit toujours les méchants et n'oublie jamais de récompenser ceux qui furent malheureux et persécutés, malgré que dans la vie les choses s'arrangent quelquefois tout autrement. Ce brave jeune homme n'en fut pas moins assassiné deux ou trois fois, sans compter les plaies et bosses dont les geôliers vigilants de l'orpheline le gratifièrent. A la fin, il se fâcha--il était bien temps--et prit ses dispositions pour en finir, une bonne fois, avec ces misérables qui lui ravissait son bonheur. Il serait trop long ou, plutôt impossible d'expliquer toutes les péripéties de la lutte suprême, qui fut palpitante d'intérêt. Les femmes en avaient presque des syncopes, et dans les galeries, on entendait des hommes crier: Manque le pas, le maudit!... Baptême! qu'il est tough! Bref, l'amoureux de la jeune fille séquestrée, à coups de poings, à coups d'épée, à coups de pistolet, en assomma, éventra, cribla de balles un si grand nombre qu'à la fin, il ne restait plus personne pour s'opposer à son entrée triomphale--quoique solitaire--dans la cave du château où sa bien-aimée gémissait, couchée sur un lit de paille humide. Enfin réunis: quelle joie! quelle ivresse! Et, cependant, tous les spectateurs pleuraient.
--Jacques Vaillant fit mine de considérer son compagnon avec étonnement:
--Comment, tu ne pleures pas
--Ma foi, non, c'est trop bête!
--C'est pourtant une pièce extraordinaire, puisque les morts reviennent afin qu'on les retue.
En sortant du théâtre, les deux reporters furent arrêtés par un gros homme qui, donnant un amical coup de poing dans le ventre de Jacques, s'exclama:
--Y a un siècle que j'vous ai vu. Toujours au Populiste?
--Toujours. Mais si j'avais votre fortune, je n'y resterais pas longtemps. Heureux homme. Tous les succès: l'argent, les honneurs de la députation, et avec cela, don Juan irrésistible.
--Vous me flattez!
--Pas le moins du monde. Je parie que mon ami Mirot, que j'ai le plaisir de vous présenter, habitant Montréal depuis quelques mois à peine, a déjà entendu parler de vos succès, mon cher monsieur Poirier.
--Oh! c'est possible, tout le monde en parle... Enchanté, jeune homme de faire votre connaissance.
Il tendit la main à Paul qui, ne sachant trop à quel personnage il avait affaire, se contenta d'accomplir le geste banal de cordialité, en honneur chez les peuples dits civilisés.
Ce fut Jacques, qui soutint la conversation.
--Vous venez souvent au Théâtre Populaire?
--Tous les samedis.
--Pour y rencontrer vos électeurs, sans doute?
--Mes électeurs, j'vas les voir qu'à la veille des élections. C'est pour mon plaisir que j'viens. C'est si beau, ces amoureux qui finissent toujours par s'marier à force de courage. J'aime les gens courageux, moé. Y a des gaillards dans ces pièces-là qui f'raient d'bons députés. Parlez-moé pas des pièces comme on en donne au Monument National, par exemple; pas d'assassins, pas d'coups d'pistolets, pas d'coups de poings. Moé, voyez-vous, j'aime qu'on s'casse un peu la gueule!
--Et le Théâtre Moderne qu'en pensez-vous?
--Parlez-moé-z'en pas. Yinque des simagrées dans les salons; des pincées en robes de soie qui trompent leurs maris et font des magnières; des hommes qui font des grands discours, comme à la Chambre.
--Ainsi, on n'aura pas le plaisir de vous voir à l'ouverture de la saison de ce théâtre, lundi prochain?
--P'tête ben!
--On annonce une nouvelle troupe française, épatante!
--Moé, vous savez, j'aime pas beaucoup les français; y sont trop cochons et pas assez catholiques. Si j'me décide, ça s'ra pour faire plaisir à madame Laperle, qui m'a dit hier soir, chez mon ami Boissec, qu'elle y s'rait. A m'déplaît pas la pétite veuve.
Quelqu'un l'ayant interpellé au passage, le député Poirier quitta les deux reporters, sans plus de cérémonie. Quand il se fut éloigné, Paul Mirot fit cette réflexion:
--Quel drôle d'individu!
Son ami jugea opportun de le renseigner sur la beauté morale de cet homme important:
--Écoute, je vais te le présenter mieux que tout à l'heure: Prudent Poirier, député de la division de Sainte-Cunégonde à la législature provinciale, riche industriel dans les conserves alimentaires qu'il falsifie abominablement, ignorant, crétin, et populaire, courant toutes les femmes dont il peut acheter les faveurs et traitant les français de cochons; brave homme, ne manquant jamais de faire ses Pâques et volant tout le monde, faisant travailler ses ouvriers comme des bêtes de somme et leur payant des salaires de misère.
--Alors la pétite veuve n'a qu'à se bien tenir.
--C'est une vantardise de l'honorable député, Madame Laperle n'en voudrait même pas pour délacer ses bottines, encore moins son corset.
--Qu'est-ce donc que cette madame Laperle?
--La femme voilée de l'Extravaganza, qui t'intrigua si fort et dont je t'ai dit tant de bien.
--Tant de bien que je désire la connaître.
--Si ce n'est pas dans le sens biblique, ton désir sera satisfait. Tu la connaîtras lundi soir, au Théâtre Moderne, où tu seras mon invité. Quand tu auras vu ce théâtre et madame Laperle, il ne te restera plus rien à désirer, puisque le Parc Dominion, le Parc Sohmer, que nous avons fréquenté l'été dernier, plus récemment l'Extravaganza, puis le Théâtre Populaire, d'où nous sortons, t'ont livré leurs secrets.
Les deux amis, remontant vers l'ouest de la rue Sainte-Catherine, étaient arrivés devant le café Picon, et Jacques Vaillant proposa à son compagnon d'entrer prendre un verre de bière. Ils pénétrèrent dans l'établissement, fréquenté à cette heure par les actrices des théâtres avoisinants, soupant en cabinet particulier. A l'étage au-dessus, on entendait le rire énervé des femmes. Les deux journalistes, n'ayant pas l'intention de souper, s'approchèrent du bar et se firent servir deux verres de pale ale. Pendant qu'ils absorbaient, à petites gorgées, la bière blonde, une voix enrouée d'ivrogne prononça derrière eux:
--Ça va bien, les confrères?
Il se retournèrent et aperçurent titubant, tout débraillé, le chapeau par terre, Solyme Lafarce. Il leur raconta une histoire lamentable: un enfant était tombé sous un tramway qui l'avait mis en hachis. C'était horrible à voir! Et pour se remettre de l'impression pénible éprouvée à la vue de ces chairs sanguinolentes,
il avait dû épuiser sa bourse à se payer un nombre considérable de petits verres de whisky-citron. Un de plus ne lui ferait pas de tort.
Vaillant lui fit servir un whisky-citron. Puis il dit à Mirot:
--Maintenant, filons.
Mais Solyme Lafarce, au moment où le jeune homme allait suivre son compagnon, s'accrocha à lui et le tirant à l'écart:
--Vous n'auriez pas dix sous à me prêter? J'ai une faim de canayen et un plat de pork and beans ferait bien mon affaire.
--Les voici.
--Vous êtes blood et je vais vous montrer que je sais reconnaître les amis.
En même temps, il sortait de sa poche une photographie qu'il lui mit sous les yeux:
--C'est le portrait de May, ma bonne amie. Elle demeure rue Lagauchetière. Vous n'aurez qu'à dire que c'est moi qui vous envoie et vous serez reçu à bras ouverts.
Sur la photographie, May s'exhibait dans un costume et dans une attitude qui racontaient toute son histoire.
Lorsqu'il eut rejoint son compagnon, dans la rue, pendant que Lafarce buvait les dix sous qu'il lui avait donnés, Paul Mirot s'écria, indigné:
--Est-il possible qu'un individu dont on utilise les services dans un journal comme l'Éteignoir, soit aussi dégoûtant?
Jacques Vaillant éclata de rire:
--Je parie qu'il veut te faire connaître, cette fois au sens biblique, la plantureuse May, la grande fille brune dont tu te souviens... rue Sainte-Catherine? C'est cette hospitalière personne qui le recueille, aux jours de misère, en échange de petits services dont tu connais maintenant la nature. Quant à l'Éteignoir, ses directeurs en ont vu bien d'autres. Ils trouvent en ce malheureux un esclave rampant, prêt à faire toutes les besognes, au rabais. Que peuvent-ils exiger de plus?
--A ce compte-là, rien, en effet.
Jusqu'au lundi, Paul Mirot rêva de cette femme qu'on lui avait faite si séduisante, de cette femme qu'il verrait enfin à figure découverte et à qui il dirait au moins: Bonsoir, madame. Il n'était pas bien exigeant, pourvu qu'elle ait la gentillesse de deviner son émotion, rien qu'à la façon dont il prononcerait ces mots, il serait heureux. Mais, si elle était malade ce soir-là? Elle ne viendrait certainement pas au théâtre. Cela arrive aux plus jolies femmes d'être malades. Ou bien, elle ne serait pas seule, ou il se produirait un accident, une catastrophe?... Deux jours durant, il vécut dans l'anxiété, l'espoir, le doute, dans un état d'âme à la fois pénible et délicieux, que tous ceux qui furent jeunes et enthousiastes comprendront.
La présentation se fit de la façon la plus simple du monde. A peine étaient-ils arrivés au Théâtre moderne, que Jacques Vaillant dit à son ami:
--Dans quelques minutes, tu la verras.
--Où?
--Là, dans la première loge à droite. C'est une abonnée du lundi, qui a droit à deux places. J'ai retenu les quatre autres places, nous y serons plus à l'aise. Ose prétendre, maintenant, que je ne suis pas un bon camarade?
--Tu es l'unique, le meilleur ami que je connaisse.
--Cela n'empêche que Prudent Poirier ne me pardonnera jamais de lui avoir joué ce qu'on appelle, dans le monde distingué, un sale tour.
Les deux amis avaient à peine pris place dans la loge qu'une jeune femme brune, très élégante et très belle arriva. Elle échangea un sourire complice avec l'aimable cousin, qui s'empressa de lui aider à enlever son manteau. Après avoir remercié son chevalier servant, elle lui reprocha d'oublier trop souvent d'aller lui raconter les potins du jour, les nouvelles politiques dont on est au courant dans les salles de rédaction et que, pour une raison ou pour une autre, on ne fait pas mention dans les journaux.
Il lui répondit galamment:
--C'est que, madame, les veuves me causent une frayeur insurmontable, surtout quand elles sont gentilles comme vous l'êtes.
--Flatteur!
--Mais, soyez tranquille, belle cousine, de loin je pense à vous, je veille sur vous, et comme un chien fidèle, je suis toujours là au moment du danger.
--Est-ce que, par hasard, un danger me menacerait?
--Un très grave danger. Un représentant du peuple, dit souverain, dans un pays soi-disant constitutionnel, comme le nôtre, madame, médite de vous enlever.
--Pas possible! Et quel est ce Jupiter tonnant?
--Tannant, vous voulez dire... Prudent Poirier, dont l'élégance n'a d'égale que l'esprit qui lui fait totalement défaut... Regardez, le voilà.
Le député de la division Sainte-Cunégonde, l'air maussade, n'ayant pu obtenir que le troisième fauteuil de la quatrième rangée de l'orchestre, bousculait la dame et la jeune fille qui occupaient les deux fauteuils plus rapprochés de l'allée centrale. Madame Laperle, après avoir observé la scène, dit à Jacques:
--Vous êtes donc mon ange-gardien, que je vous trouve partout où j'ai besoin de protection?
--Vous plaisantez. J'aurais mauvaise grâce, par exemple, de venir vers vous en archange Gabriel.
--Toujours le même. Vous ne serez donc jamais sérieux?
--Peut-être, quand je serai mort, et pour longtemps... Mais, j'oubliais de vous dire qu'à cause de la gravité de la situation, j'ai cru devoir prendre un allié, intéresser un ami à votre sort. Permettez que je vous le présente.
--Mais avec plaisir. J'ai bien le droit de connaître mes défenseurs.
Et c'est ainsi que Paul Mirot connut madame Laperle.
On jouait, pour la première fois à Montréal Suffragette, comédie satirique ayant obtenu un immense succès en Europe. Seulement, la troupe française qui avait commencé les répétitions durant la traversée, en arrivant à Montréal, fut désagréablement surprise d'apprendre que la pièce, soumise d'avance aux censeurs imposés à la direction du Théâtre Moderne, était si défigurée, la mise en scène tellement bouleversée, qu'on n'y comprenait plus rien. Il fallait se soumettre, quand même, mais les artistes se donnaient la réplique sans enthousiasme, l'oeuvre trop grossièrement mutilée manquait d'ensemble, de réparties piquantes, spirituelles, qu'on avait toutes supprimées, et cette première représentation laissa le public mécontent, désappointé. Jacques Vaillant, s'étant procuré la pièce en brochure, chez son libraire, n'en revenait pas. Il manifesta son indignation en signalant à la jolie veuve les coupures qu'on avait faites:
--N'est-ce pas idiot, voyons? Ici on remplace maîtresse par amie, là, enceintepar va devenir maman, plus loin ventre par ceinture.. On fait parler des hommes comme de vieilles dévotes, des femmes du monde comme des séminaristes. Et la mise en scène du premier acte, par exemple, doit représenter une chambre à coucher où une femme se déshabille, au retour d'un meeting, et fait une scène à son époux qui ronflait dans les draps en l'attendant, on l'a remplacée par un salon où le mari se trouve étendu dans un fauteuil, en pyjama et coiffé d'un bonnet de nuit, à trois heures du matin. Et la comédienne jouant le rôle de la suffragette attardée, ne sait que faire de ses dix doigts dans ce salon. Elle en est réduite à casser les jardinières, à saccager les bibelots, puis à s'asseoir dans un coin, en attendant qu'on veuille bien baisser le rideau afin de lui permettre, sans courir le risque d'être arrêtée pour outrage aux moeurs, d'ôter ses gants. Et vous allez voir qu'on ne saura pas comment ça finit: car, on a dû couper la dernière scène, qui n'est pas assez convenable pour pour mériter l'indulgence des pieux censeurs.
--D'où vient donc qu'on laisse toute liberté aux théâtres anglais, tandis que le seul théâtre français où l'on puisse goûter le véritable esprit gaulois, applaudir les oeuvres des maîtres de l'art dramatique, est soumis à toutes sortes de vexations et sans cesse menacé d'interdit?
--C'est que, madame, lorsqu'une femme montre ses jambes en anglais, elle expose ses legs, vous comprenez bien que ce n'est pas la même chose que la morale ne saurait en être offensée. Même, si cette femme découvre d'autres appâts, pourvu que ce soit toujours en anglais, qui oserait prétendre que sa pudeur en a été troublée.
--Que vous êtes amusant!
--Et la langue de Shakespeare est toujours chaste pour ceux que ne la comprennent pas.
--Et pour ceux qui la comprennent?
--Ils n'ont qu'à avoir l'air de ne pas comprendre... Maintenant, si vous voulez que je vous parle plus sérieusement, je vous dirai que l'on redoute l'influence du théâtre français, non à cause de sa prétendue immoralité--ce qui n'est qu'un prétexte,--mais parce que dans les oeuvres modernes, on étudie les différents problèmes sociaux dont la solution préoccupe les esprits humanitaires, parce qu'on y discute, même librement, des questions scientifiques. Ce sont des pièces trop savantes pour être orthodoxes, trop inspirées par l'esprit de justice et de liberté pour ne pas être dangereuses. Si on laissait le Théâtre Moderne faire à sa guise, empoisonner l'âme de ces bons canadiens en les habituant, peu à peu, à penser, à raisonner quand on veut leur faire entendre que deux et deux font cinq, mais ce serait une véritable révolution dans toute la province de Québec. Et le mouton ne voulant plus se laisser tondre, que deviendrait le berger?... Non, il vaut mieux, pour ceux qui s'engraissent de l'état des choses actuel, encourager les cirques, les danseurs nègres, les mélodrames stupides, en un mot tout ce qui abrutit le peuple, le maintient dans cet état de béate ignorance indispensable à l'asservissement complet du troupeau malheureux, mais résigné.
--Taisez-vous! si on vous entendait, je serais à jamais compromise.
--Pourquoi donc?
--Parce qu'on dirait que je fais cause commune avec les sans foi, les renégats de notre race, et que sais-je encore? Il est vrai que cela m'est bien indifférent.
--Que vous êtes brave et charmante. Parole d'honneur! je vous adore.
--Si vous continuez vos flatteries, je vais me fâcher.
--J'en serais désolé.
--Voici l'entre-acte. Je vous punis, je vous chasse cinq minutes... et je garde votre ami, pour le récompenser d'avoir été bien sage.
--Je m'incline, madame, devant votre arrêt, sévère mais juste. Afin de rentrer le plus tôt possible dans vos bonnes grâces, je vais aller voir un peu où se trouve en ce moment ce cher député. Je l'ai vu sortir tantôt, et il n'est pas revenu. Cela m'inquiète. Si, par hasard cet homme gras, vient vous importuner en mon absence, Mirot le réduira en atomes sur un signe de votre gracieuse majesté.
Après le départ de Jacques, la jolie veuve et le jeune reporter au Populiste restèrent un moment silencieux. Paul Mirot avait trop de joie dans le coeur, il ne savait que dire. Ce fut elle qui parla la première:
--Vous êtes journaliste, monsieur?
--Oui, madame.
--Au Populiste.
--Oui, madame.
--Et vous aimez votre métier?
--Oh! ce n'est pas ce que j'avais rêvé... Quand j'ai quitté Mamelmont, il y a quelques mois, pour venir à Montréal, j'étais comme tous ceux que les luttes de la vie n'ont pas encore formé: je croyais la tâche facile, le succès immédiat... Et j'étais libre là-bas, tandis qu'ici... Cependant, je dois vous dire, madame que la plupart de mes camarades sont très gentils pour moi, surtout ce bon Jacques, qui était mon confrère de classe au collège de Saint-Innocent.
--Et, à part vos camarades, vous êtes sans relations, sans parents, sans amis, dans cette grande ville?
--En effet, madame.
--Vous allez peut-être trouver étrange que je m'intéresse
à vous tout de suite? Mais, je vous connais plus que vous ne pensez. Quelqu'un, que je n'ai pas besoin de vous nommer, m'a dit beaucoup de choses de vous, et, par lui, je savais que j'aurais l'occasion de me rendre compte un peu, ce soir, de la justesse de certaines remarques qu'il a bien voulu me faire à votre sujet. Vous voyez que je suis franche avec les gens qui m'inspirent de la confiance. Je crois qu'il ne m'a pas trompé. C'est pourquoi je voudrais pouvoir vous diriger un peu dans ce monde que vous ignorez, vous aider de mes conseils, vous empêcher de faire des bêtises. Je crois qu'il m'est permis d'assumer ce rôle sans inconvénient, puisque vous êtes un tout jeune homme et que je suis déjà une vieille femme.
--Oh! Je...
--Ne protestez pas. J'aurai trente ans quand refleuriront les lilas... Vous viendrez me voir, de temps à autre, me raconter vos petites misères.
--Vous me comblez, madame. Je dois vous prévenir que je suis encore un peu sauvage.
--Tant mieux!... Nous conviendrons du jour, de l'heure, car je suis toujours on the go.
Une sonnerie annonçait le lever du rideau pour le dernier acte. Jacques Vaillant reparut et apprit à madame Laperle qu'il avait trouvé le député de la division Sainte-Cunégonde, au bar du coin, en train de se griser de gin, comme un simple mortel. Le fabricant de conserves alimentaires lui avait même glissé dans l'oreille que puisque la petite veuve se compromettait avec des freluquets sans le sou, il ne voulait plus en entendre parler.
La jolie femme dit, en souriant à Mirot:
--Cela m'évitera le désagrément de le mettre à la porte; car, chez les Boissec, l'autre soir, il me prévint que j'aurais, un de ces jours, sa visite; et, comme je sais ce que le mot visite signifie, dans la bouche d'un tel individu, je m'étais préparée en conséquence.
Ainsi que l'avait prévu Jacques Vaillant, à cause des coupures faites, on eût dit à coup de hache, personne ne comprit au juste le dénouement de Suffragette.
Les deux amis accompagnèrent madame Laperle jusqu'à son logement de la rue Saint-Hubert, puis revinrent à pied, tout en fumant une cigarette, vers la rue Saint-Laurent. En arrivant près de cette rue, ils virent le gros Poirier, peu solide sur ses jambes, s'élancer à la rencontre d'une petite fille en robe courte, aux mollets énormes qui tout en continuant sa mimique canaille, s'arrêta pour l'attendre.
Jacques Vaillant poussa son ami du coude:
--Regarde ce vertueux représentant du peuple, qui va matcher une piano-legs.