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Le débutant: Ouvrage enrichi de nombreux dessins de Busnel, de deux dessins... et d'un portrait de l'auteur par St-Charles Roman de moeurs du journalisme et de la politique dans la province de Québec

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IV

L'AMOUR QUI FAIT HOMME


Elle s'était assise au piano, et, lui, assis sur un divan, dans un coin du salon, regardait ses blanches mains, petites et potelées, parcourir le clavier d'ivoire. Elle jouait la valse qu'il aimait. C'était l'hiver, il neigeait dans la rue, le soir tombait. Depuis des mois, Paul Mirot avait vécu ainsi de ces heures exquises dont on garde un impérissable souvenir qui, plus tard, après le grand naufrage des illusions, quand les années ont flétri le corps et endeuillé l'âme, est l'unique bien qui reste pour combler le vide d'une existence à son déclin.

Madame Laperle, Simone, comme elle l'avait depuis quelques jours autorisé à la nommer, était une excellente musicienne: elle savait mettre du sentiment, beaucoup de son charme personnel, dans l'interprétation d'une oeuvre musicale. D'ailleurs, tout était harmonie, tout était musique en elle depuis l'éclosion tardive de l'amour en son coeur. Au couvent, on avait voulu détourner le penchant de sa nature exubérante pour les joies terrestres, en lui imposant des règles sévères et la pratique d'une dévotion outrée. Puis, sans doute afin de la récompenser de ses années de prières et de mortifications, on la maria à dix-huit ans, à un homme d'âge mûr, qu'elle n'aimait pas, qu'elle connaissait à peine, et ce fut encore pis que le couvent. L'homme à qui on la livra, comme une vierge tremblante achetée sur un marché d'esclaves, avait fait toute sa fortune dans les mines du la Colombie Anglaise, et rapporté de cette région minière à demi sauvage, des moeurs grossières, un mépris jaloux de la femme, puisé dans les lupanars de Rossland. Huit années durant, elle dût subir ses brutalités, se résigner à une surveillance blessante de la part de cet époux soupçonneux et morose. Il n'y avait que lorsqu'il faisait la fête avec quelques mineurs revenus de là-bas, rentrant toutes les nuits ivre-mort, pendant huit ou quinze jours, qu'elle jouissait d'un peu de liberté. Frappé d'un coup de sang, à la suite de l'une de ces orgies d'alcool, il mourut subitement et ce fut la délivrance. Il y avait près de quatre ans de cela, et résolue de conserver une liberté si chèrement acquise, elle s'était toujours gardée de tous ceux qui lui avaient fait la cour, pour le bon ou le mauvais motif. C'est que, jusqu'à l'époque où elle rencontra Paul Mirot, elle ignorait l'ivresse, à la fois douce et poignante, qui s'empare de l'être sincèrement épris.

Et, maintenant, elle l'adorait ce jeune homme à moustache blonde, dont la cervelle était remplie de rêves tendres. Ce grand enfant, aux prises avec la vie, lui avait tout de suite inspiré de l'intérêt. Il était venu la voir en ami, comme elle l'y avait engagé à leur première rencontre. Elle se fit d'abord maternelle, lui donna des conseils, puis, un jour, sans savoir pourquoi ni comment, comme dans la chanson, elle changea de rôle. Ce fut elle qui, un soir, provoqua les premiers aveux du journaliste, en lui laissant pressentir son émotion alors que silencieusement, respectueusement, il appuyait ses lèvres sur la main qu'elle lui avait abandonnée.

Dans la demi obscurité couvrant d'ombre les meubles et les bibelots du petit salon, c'est à ce soir-là qu'il pensait, en contemplant la taille élégante de Simone qu'une dernière lueur de jour, en se jouant dans la dentelle des rideaux, éclairait par derrière. Ils étaient assis tous deux sur ce divan. Il y avait dans son maintien plus d'abandon que de coutume et il s'était hasardé à lui prendre la main pour y mettre un baiser. Sous la caresse de sa moustache, il sentit cette main frémir, en même temps qu'une voix attendrie essayait, mais en vain, de parler d'autre chose. Alors, sans abandonner cette main qu'il avait conquise il se rapprocha davantage et, ingénument, lui avoua son grand amour.

Pour toute réponse, elle se jeta dans ses bras, lui offrant sa bouche. Au contact de ces lèvres s'entrouvrant comme un calice rouge de volupté, il perdit la tête. Cette petite bouche charnue, aux contours tentateurs, il la désirait depuis si longtemps, sans espoir de ne jamais obtenir la faveur d'y abreuver sa tendresse. Un geste instinctif du jeune homme avertit Simone du péril de la situation. Elle se dégagea doucement et lui dit: "Tu vois comme je suis faible! Je t'aime trop. Il faut me promettre de ne jamais abuser de ma faiblesse?" Et il le lui avait juré. Serment bien téméraire, s'il n'avait pas été inutile puisque, à cause de son inexpérience des femmes, il eut été fort embarrassé d'aller plus loin, sans qu'on y mit un peu de complaisance. Cependant, il était jeune, vigoureux, ardent, et parfois il souffrait de cette réserve.

Il se rappelait qu'un jour, revenue très lasse d'une longue course dans les magasins, Simone avait eu la fantaisie de se reposer près, tout près de lui. Ils trouvèrent le divan propice à l'accomplissement de ce dessein. De son bras droit, il fit un oreiller pour la tête de sa bien-aimée, dont les épaules charnues s'appuyaient avec confiance sur lui: "Que je suis bien", dit-elle en fermant les yeux. Il la regarda dormir près d'une heure, contemplant ses traits que la pureté des lignes faisait ressembler aux profils des déesses antiques, suivant les mouvements onduleux de sa poitrine aux rondeurs provocantes; puis son regard s'égara à l'ampleur de ses hanches pour s'extasier ensuite jusqu'à la finesse du pied. Saint-Antoine, dans le désert, en ermite prévoyant, avait le soin de toujours placer sous ses yeux une tête de mort pour résister aux visions troublantes qui venaient le tenter, tandis que le jeune reporter au Populiste n'avait que la pensée de son grand amour, qu'il voulait chevaleresque, pour le faire tenir sage. Quand elle s'éveilla, elle le vit tout pâle et comprit que l'épreuve avait été trop forte. Les jours qui suivirent, elle se montra plus réservée et il en souffrit encore, se croyant moins aimé.

La musicienne avait abandonné le piano sans qu'il s'en fut aperçu et lentement, sans faire le moindre bruit, s'était approchée de son amoureux. Elle l'enlaça de ses bras et lui appliqua un baiser dur le front, telle une muse visitant un poète. Puis passant les mains dans ses cheveux, elle lui dit tendrement:

--Jure-moi que tu ne la souilleras jamais, ta belle tête d'artiste, que je caresse en ce moment?

Il glissa à ses pieds et s'écria, dans une pose d'adoration:

--Tu es mon Dieu!

Elle se jeta à son cou, émue jusqu'aux larmes, et ne trouva que ces paroles pour exprimer l'intensité de son émotion:

--Quel beau blasphème!

Elle se fut abandonnée sans la moindre résistance si, à ce moment, il avait voulu la prendre, mais, il se contenta de se blottir contre sa poitrine, comme un gros bébé, et de se laisser dorloter jusqu'à l'heure où elle le congédia.

Tous les jours, après le journal, elle l'attendait maintenant chez-elle, rue Saint-Hubert, et le gardait jusqu'à six heures. Parfois, leur tête-à-tête se prolongeant plus tard, sans que ni l'un ni l'autre ne s'en doutât, et, heureux de s'être ainsi oubliés, il avaient vite fait d'en prendre leur parti. Elle l'envoyait chercher quelque chose à manger, du beurre, du pain frais, pendant qu'elle préparait le café, et ils dévoraient ensemble ce menu improvisé, sur la petite table du salon.

Jacques Vaillant n'ignorait pas que Paul Mirot faisait de fréquentes visites à madame Laperle, mais il se montrait d'une discrétion parfaite. Les deux amis avaient perdu l'habitude des longues promenade en revenant du Populiste. Paul quittait Jacques au coin de la rue Dorchester, sous prétexte qu'il avait à travailler, et sans s'arrêter chez lui, courait où il se savait attendu avec impatience.

Un jour, Vaillant le retint de force:

--J'ai besoin de toi.

--Ah!

--J'espère que tu ne te déroberas pas, quand je t'aurai dit que la démarche que nous allons faire t'intéresse autant que moi. Pour une fois, elle peut bien attendre.

--Qui, elle?

--Si tu veux que je te la nomme?... A propos, je l'ai rencontrée hier au St-Lawrence Hall, où comme tu le sais, les amis de mon père avaient organisé une grande réception, suivie d'un banquet, pour célébrer l'entrée du député de Bellemarie dans le cabinet provincial, comme ministre des Terres de la Couronne, en remplacement de l'honorable Troussebelle, qui a accepté un fauteuil au Conseil Législatif.

--Je savais qu'elle devait y aller.

--Je n'en doute pas. Mais, ce que tu ignores, c'est qu'elle a eu un immense succès auprès des jolis spécimens high tone qui font l'ornement de nos cercles mondains.

--Oh! des faiseurs de coq-à-l'âne.

--Oui, mais qui sont aussi des coqs à poules.

--Cela m'est bien indifférent.

--Puisqu'il en est ainsi, je n'hésite plus à t'apprendre qu'elle fut surtout l'objet d'attentions particulières de la part du fameux Troussebelle qui, depuis qu'il s'est fort compromis avec une petite actrice de l'Extravaganza--tu te rappelles celle en bébé, qui était si gentille?--donne maintenant la chasse au gros gibier. On prétend qu'il emploie des moyens infaillibles pour séduire les femmes.

Paul Mirot avait pâli, son camarade se hâta de le rassurer:

--Ce que je te dis là, ce n'est pas sérieux. Je voulais savoir si tu l'aimais au point d'en souffrir à l'idée qu'on pourrait te l'enlever.

Il espérait une confidence, son ami ne dit mot. Après une pause, il changea de sujet:

--Maintenant, parlons de choses sérieuses. Examinons un peu ce qui s'est passé au Populiste depuis quelque temps. Ça va mal pour nous deux, il n'y a pas à se le dissimuler. Toi, d'abord, tu n'as pas eu de chance. Voilà qu'on te met au reportage, sous la direction imbécile de Jean-Baptiste Latrimouille, tu rates quelques primeurs, ce qui te vaut toutes sortes de désagrément. Puis, on t'envoie faire un cas de misère lamentable, dans un taudis habité par je ne sais combien de familles italiennes, où hommes, femmes et enfants vivent dans la plus repoussante promiscuité, et tu trouves le moyen de décrire d'une façon par trop réaliste, le sans-gêne avec lequel te reçurent ces dames. Faute de temps, pour réviser ta copie, ces horreurs ont paru dans le journal. Sans l'intervention de Marcel Lebon, qui trouve que tu as réellement du talent, ça y était, on te flanquait à la porte. Quant à moi, c'est autre chose. Il faut bien qu'on me tolère, surtout maintenant, parce que je suis le fils d'un ministre, ayant des faveurs à distribuer; mais on ne me donne pas le plus petit avancement, on me paie toujours le même salaire, et l'onctueux Pierre Ledoux organise contre moi une campagne honteuse. Il insinue, à droite et à gauche, que je suis le pire des mauvais sujets: un jeune homme sans principes ni moeurs. En voilà un que je traiterais avec plaisir à coups de pieds dans le derrière, et tout le monde au journal serait content, y compris Marcel Lebon; mais on ne peut l'atteindre, sa personne est sacrée, les administrateurs du Populiste ont été forcés de l'accepter, en le payant grassement, pour se faire espionner.

--Alors, charbonnier n'est plus maître chez-soi.

--Ce bon vieux proverbe n'a pas été fait pour les canadiens... Et, je puis t'assurer que La Pucelle accomplit scrupuleusement sa mission. Je vais t'en citer un exemple, entre mille. Quelques mois avant ton entrée au journal, une importante maison de commerce de la rue Notre-Dame, loua une demi page du Populiste pour annoncer une nouveauté épatante: la combinaison pour dame. L'annonce était illustrée d'une vignette représentant une femme moulée dans la combinaison. Pierre Ledoux rougit pudiquement en voyant cette chose immodeste reproduite en blanc et en noir, ses yeux s'agrandirent démesurément, ne pouvant plus se détacher de la gravure. Le lendemain, l'annonce ne parut pas, la maison de commerce qui lançait cette marchandise nouvelle réclama, menaça le journal d'un procès, et on dut la dédommager. Quant au reporter des nouvelles édifiantes, il ne dissimulait même pas sa joie d'avoir dénoncé la cupidité honteuse d'administrateurs qui acceptaient de telles annonces pour lui procurer le pain quotidien.

--C'est abominable!

--C'est comme cela... Aussi j'en ai plein le dos et je veux savoir si on va bien longtemps continuer à nous traiter de la sorte. Les autre, nos camarades: Modeste Leblanc, André Pichette, Luc Daunais, Louis Burelle, Antoine Débouté, sans parler des nouveaux venus, qui ne font que passer à la rédaction, il n'y a rien à faire avec eux, ce sont des esclaves résigné, mais nous nous ne sommes pas de ce calibre-là.

--Que comptes-tu faire?

--Je n'en sais rien encore. Mon père m'a dit de me rendre à son bureau avec toi, cet après-midi. Nous allons le mettre au courant de la situation et lui demander conseil.

Ils se rendirent chez le ministre des Terres, aux bureaux du gouvernement, et après avoir fait antichambre pendant une demi-heure, à cause du député de la division Sainte-Cunégonde, Prudent Poirier, le plus acharné solliciteur auprès des ministres, qui avait été reçu en audience, ils furent admis dans le cabinet de travail de l'homme du jour.

L'honorable Vaillant les reçut avec beaucoup d'amabilité et les engagea à lui exposer leurs griefs. Après les avoir écoutés attentivement, il fit remarquer à Jacques et à son jeune ami, que ce n'était pas de sa faute s'ils avaient voulu se fourrer dans cette galère. Mais puisqu'ils y étaient maintenant, ils devaient patienter, attendre l'occasion favorable pour se faire connaître, se créer une situation meilleure. Les temps changent, les hommes disparaissent, d'autres les remplacent, il faut se tenir prêt à profiter de l'heure propice, qui se présente... et passe pour bien des gens, sans qu'il aient eu même le soupçon que durant cette heure ils étaient les maîtres de leur destinée. Tout de même, il verrait Marcel Lebon, les gros bonnets du Populiste et userait de toute son influence auprès d'eux, en leur faveur.

Au moment où les deux amis allaient prendre congé du ministre des Terres, après l'avoir remercié de l'intérêt qu'il avait bien voulu leur témoigner, l'honorable Vaillant les retint encore un instant et leur dit:

--Mes jeunes amis, si j'étais à votre place, je me lancerais dans la politique. Vous avez de l'énergie, de l'enthousiasme, la plume et la parole faciles, en un mot tout ce qu'il faut pour vous élever au-dessus des médiocrités rampantes qui répètent partout et toujours la louange banale du parti au pouvoir ou colportent le dernier scandale découvert par ces messieurs de l'opposition. La politique a ses beautés, de même que ses laideurs, et vous y trouverez des moyens d'action que vous chercheriez en vain dans la littérature, par exemple. Car, il faut bien se rendre à l'évidence des faits démontrant que nous sommes encore à l'enfance de l'art en ce pays, que les soucis matériels d'une part, l'ignorance et les préjugés des esprits étroits--et ils sont légion--d'autre part, entravent le développement artistique et l'effort intellectuel au point de condamner à la misère, souvent au mépris public, des écrivains, des artistes d'un talent incontestable qui, dans des milieux plus éclairé, auraient créé des oeuvres magnifiques, tout en conquérant à la fois la gloire et la fortune... Je vous vois sourire, je sais que vous pensez à me répondre que ça marche, que vous allez opérer une révolution dans les esprits, si on vous laisse la liberté d'écrire ce qu'il vous plaira dans le Populiste. En effet, ça marche, mais si lentement que les années vont beaucoup plus vite et qu'elles emporteront votre jeunesse, détruiront vos illusions bien avant que nous ayons une véritable littérature canadienne, qu'on ait osé écrire la véridique histoire du Canada français, que nous puissions admirer des tableaux et des statues ayant rapporté au peintre et au sculpteur canadien de quoi s'assurer une existence convenable, sinon luxueuse. Moi qui vous parle, j'ai fait de jolis vers autrefois, j'ai même écrit un roman pour mon plaisir, pour moi tout seul, que je léguerai vierge à la postérité, après ma mort. J'ai fait, dans les journaux, quelques essais littéraires que personne n'a compris et qui me valent encore les sarcasmes de mes adversaires durant les luttes électorales et même sur le parquet de la Chambre. Pour me consoler d'avoir renoncé forcément à la carrière des lettres, me conduisant tout droit à la famine, je me suis appliqué à devenir un tribun populaire et j'y ai trouvé de réelles compensations. Ce qu'on ne lirait pas, si je l'écrivais dans un journal, je le fais pénétrer dans les esprits par le geste, qui dompte les masses, la parole, qui s'empare de l'attention de la foule, la captive peu à peu, lui communique son enthousiasme, pour la convaincre ensuite. Un beau succès oratoire, c'est quelque chose. L'éloquence est une force susceptible de lancer dans la voie du progrès et des réformes nécessaires ceux qui, par manque d'instruction et de logique, ne sont que des êtres impulsifs.

Le ministre prit sur son secrétaire une petite feuille que lui avait apporté le dernier courrier de Québec, contenant, en première page, un article marqué au crayon rouge, et leur expliqua qu'il s'agissait d'une attaque très violente contre le gouvernement, à cause de son entrée dans le ministère. C'était L'intégral, qui prétendait que l'honorable Vaillant faisait partie du groupe avancé, rêvant de démolir nos saintes maisons d'éducation où régnait le Christ, nos collèges donnant une instruction supérieure à celle donnée dans les pays les plus éclairés d'Europe, pour les remplacer par des écoles laïques. L'auteur de cet article citait en même temps un passage de l'un des plus beaux discours du député de Bellemarie, dans lequel il réclamait pour le peuple plus d'instruction, plus de justice et plus de liberté. Un homme qui avait eu l'audace d'employer son talent, incontestable, à répandre de pareilles erreurs, méritait la réprobation publique, au lieu d'être élevé au poste d'aviseur de Sa Majesté. En de telles mains les intérêts de l'Église se trouvaient menacés en même temps que l'autorité civile, soutenue par la puissance d'une aristocratie bourgeoise monopolisant la science à son profit et exploitant toutes les forces vives de la nation. Et l'article concluait en démontrant, contre toute évidence, que l'injustice était la justice, quand il s'agissait de maintenir les saines traditions du passé, basées sur le système monarchique et l'autorité religieuse:

--Vous voyez, mes jeunes amis, que c'est une véritable déclaration de guerre. Il va falloir engager la lutte sans retard, et si le coeur vous en dit, c'est le moment favorable pour vous jeter dans la bataille. Si nous sommes vaincus, il faudra bien en accepter les conséquences; mais, je compte sur le gros bon sens du peuple, pour lequel je me suis toujours dévoué, ce gros bon sens qui lui fera reconnaître ses véritables amis, malgré la campagne de mensonges et de fanatisme qu'on entreprend contre le gouvernement. Peut-être qu'avant longtemps, j'aurai besoin de vous. En attendant, faites-vous admettre dans un club politique, le Club National, par exemple, renseignez-vous, habituez-vous à parler en public.

Après leur avoir donné ce dernier conseil, l'honorable Vaillant les congédia.

Il faisait nuit quand les deux reporters sortirent des bureaux du gouvernement. Jacques Vaillant dit à son compagnon:

--Je crois que mon père a raison. Nous devons suivre son avis et nous attacher à sa fortune. Qu'en penses-tu?

--Je pense comme toi.

--Alors, c'est entendu, nous ferons le plus tôt possible notre entrée au Club National... Maintenant, va où ton coeur t'appelle. Moi, je vais regarder la lune, qui se lève derrière la montagne.

Il était plus de six heures. Paul Mirot ne se le fit pas répéter deux fois. Il sauta dans le premier tramway qui passa et, vingt minutes plus tard, il arrivait chez madame Laperle.

Au lieu de lui faire joyeux accueil comme d'habitude, Simone lui dit d'un ton plutôt froid:

--Je ne vous attendais plus.

Ils allèrent s'asseoir à la place accoutumée. La froideur de cette réception avait empêché le jeune homme d'expliquer tout de suite la cause de son retard. Lorsqu'il voulut parler, elle ne lui en donna pas le temps. Elle l'entretint de banalités: de sa couturière qui devait lui apporter une robe, de la température qui semblait s'adoucir, de la lune dans son plein, du carême qui approchait. Il en était navré, mais par un sentiment d'orgueil enfantin, il s'efforça de dissimuler sa peine. Ayant épuisé tous les sujets de conversation, que permettent de parler sans rien dire, Simone se tût et un silence menaçant suivit:

Le pauvre garçon ne savait plus quelle contenance prendre. Il n'osait parler, de crainte qu'un mot maladroit ne vint aggraver la situation; il n'osait s'approcher d'elle, non plus, pour ne pas s'exposer à une rebuffade. Si c'était leur dernière entrevue? Alors, tout le bonheur à venir, qu'il avait escompté d'avance, s'évanouirait à la minute précise où il sentirait de nouveau le froid de la rue le souffleter au visage.

Elle fit un mouvement pour se lever, en disant:

--Maintenant, mon cher, je suis obligée de vous prier de vous en aller. L'heure avance et j'attends quelqu'un.

D'un élan bien de son âge, il la retint, et comme s'il eut épuisé toutes ses forces dans cet effort, il desserra aussitôt son étreinte et, la tête dans ses mains, un sanglot remonta de sa poitrine oppressée. Elle en resta muette de surprise et ne sut que l'enlacer amoureusement de ses bras. La crise passée, il lui dit, en essayant de se dégager de son étreinte:

--C'est bête un homme qui pleure!

Elle le serra plus fort contre sa poitrine, et but sur le visage de l'aimé les larmes qu'elle avait fait verser, répétant entre chaque baiser: "Pardon, mon chéri, pardon!"

Alors, il lui confia tout ce qu'il avait sur le coeur. Il lui apprit qu'au journal, le chef des nouvelles lui causait toutes sortes d'ennuis, que le métier de rédacteur de faits-divers à sensations, ne lui allait pas du tout. Son ami, Jacques Vaillant, en avait assez, lui aussi, de ce métier de chien, et c'est pour cela qu'ils étaient allés, tous deux, après le journal, voir le ministre Vaillant, pour lui demander conseil et protection...

Elle l'interrompit:

--J'ai été méchante, pardonne-moi? Je me suis imaginé, dans l'anxiété de l'attente, des choses que j'ai honte de te dire maintenant... Voilà, j'ai cru que tu t'étais laissé entraîner dans quelque mauvais lieu par des camarades, malgré ta promesse. Car, tu t'en souviens, tu m'as promis de ne jamais souiller ce front intelligent, cette bouche que j'ai si souvent baisée. Je ne veux pas que ses lèvres indignes s'en approchent.

--Tu n'as donc plus confiance en moi?

--Je ne sais plus; j'étais folle! Mais, aussi, pourquoi m'avoir caché tout cela! Je me doutais bien un peu que tu devais avoir des ennuis à ton journal, tous les hommes de talent qui y ont passé en ont eu. Hier soir, à la réception du ministre, j'ai bien songé à intriguer en ta faveur; mais la peur de me trahir m'a retenue. L'occasion était des plus favorables, cependant, le vieux Troussebelle paraissait en humeur de ne rien pouvoir me refuser. Je crois qu'il m'a fait un peu la cour... Tu n'es pas jaloux?

--Affreusement jaloux! J'en deviens cannibale.

Et il l'embrassa à pleines lèvres, goulûment.

Elle se laissa dévorer ainsi pendant quelques instants, puis, redevint sérieuse.

--Maintenant, parlons de ton avenir. Que comptes-tu faire?

Il répondit:

--J'avais rêvé d'écrire de beaux livres, de faire au moins une oeuvre dans laquelle je mettrais, à la fois, tous les enthousiasmes et toutes les désillusions qui font déborder ou languir mon âme, toutes les souffrances et toutes les joies qui ont fait battre mon coeur, depuis que je le sens s'émouvoir dans ma poitrine. La nature m'a fait vibrant comme l'airain d'une cloche: longtemps et profondément en moi résonne le coup qui me frappe, pour l'allégresse ou pour la douleur. A l'école, j'ai connu les brutalités de mes compagnons de jeu; au collège, j'ai vu l'injustice s'afficher sous des dehors respectables, l'hypocrisie cultivée avec un art consommé par les petits hommes qui se préparaient à devenir la classe dirigeante. Tout cela m'a fait mal. Le goût du travail, la volonté de m'instruire, afin d'être bien armé pour les luttes de la vie, que, d'instinct, je sentais traîtresses et dures, m'ont fait accepter bien des choses. Je voulais être utile à mes compatriotes, je croyais que le journalisme m'en fournirait les moyens. Dans les journaux, hélas! c'est encore pis qu'au collège. Je croyais naïvement, que le journal était fait pour répandre la vérité, pour éclairer le lecteur; je m'aperçois qu'on y exploite la sottise, qu'on y flatte les préjugés, bref, qu'on s'ingénue à faire en sorte de maintenir le peuple dans l'ignorance et la sottise. Je vois que pour réussir, il me faudra faire comme les autres, dissimuler ma pensée, emprisonner ma franchise, faire ma cour aux nullités et aux petits potentats, en un mot, ménager la chèvre et le chou, jusqu'au jour--et ce jour viendra-t-il jamais?--où je me serai créé une situation indépendante, qui me permettra de me livrer à quelque travail utile. En attendant, on me conseille la politique, comme moyen d'action; je crois que c'est ce que j'ai de mieux à faire, pour le moment.

--Mon pauvre ami!

C'était la première fois qu'il se livrait ainsi tout entier, qu'il lui montrait son âme à nu, elle en éprouva une joie intense. C'était un homme nouveau que ses yeux contemplaient avec extase, un homme qu'elle ne connaissait que depuis cinq minutes. Une grande résolution, un généreux vouloir germa, soudain, dans son esprit: pour que ce jeune homme enthousiaste puisse réaliser son rêve, il lui fallait le dévouement d'une femme, et elle était prête à se consacrer toute entière à la tâche de le soutenir, de le rendre heureux, et partant, victorieux. Elle lui dit, de cette voix grave que l'on prend pour prononcer des mots définitifs:

--Veux-tu m'associer à ta grande entreprise?

--Si je veux!

--Je te consolerai aux heures de défaillance morale; je mettrai à ton service toutes les ressources de mon intelligence féminine; tu puiseras sans réserve dans mon amour, la force nécessaire pour arriver au succès. En retour, je ne te demanderai que de m'aimer quelques années encore, car, bientôt tu t'en iras de moi, jeunesse, comme dit avec un si touchant regret, un poète féminin. Alors, je mettrai tout mon bonheur à me rappeler que tes succès sont aussi un peu les miens.

--Mais...

--Oh! ne proteste pas. Je sais ce que tu vas me dire. Le rêve de toute femme intelligente et bonne, vois-tu, c'est d'être pour celui qu'elle aime, cette fée des contes, qui protège le beau chevalier, de sa puissance magique, qui le fait triompher de tous les obstacles. Si je te donne ce qui me reste de jeunesse pour réaliser ce rêve, ce n'est pas moi qui serai volée.

Un coup de sonnette l'interrompit. Elle leva les yeux sur la pendule de la cheminée: il était plus de huit heures:

--C'est ma couturière, que m'apporte une robe à essayer. Je n'y pensais plus.

Bien, je m'en vais.

--Impossible! Tu ne peux sortir sans que cette femme te voie, et c'est une bien mauvaise langue. Puis, je désire que nous soupions ensemble, ce soir.

--Je ne demande pas mieux. Mais, que faut-il faire?

--Viens, je vais te cacher dans ma chambre.

Cette chambre donnait sur le petit salon. Une tenture sombre en dissimulait l'entrée. Elle le fit pénétrer dans ce sanctuaire parfumé, lui recommanda d'être bien sage, de ne pas faire de bruit, puis, elle s'en alla recevoir sa couturière.

D'abord, le jeune homme ne distingua rien du tout dans la pièce, mais, peu à peu, ses yeux s'habituèrent à l'obscurité. Il s'aperçut qu'une fenêtre, au fond, projetait sur le tapis une vague lueur provenant de la rue voisine où brillait une grosse lampe électrique. Cette mystérieuse clarté lui fit entrevoir le lit où Simone devait dormir en rêvant de lui. Il s'en approcha avec respect, frôla la courtepointe. Sa main tremblait, un peu de fièvre égarait sa pensée, il voulut échapper à cette hantise et se retourna. Près d'une commode sur un fauteuil, un fouillis de dentelles lui lui jeta à la figure un parfum intime et grisant. Cela lui donna de l'audace. On riait dans le salon, il voulut voir. Il essaya de regarder par le trou de la serrure, mais ne vit rien. Alors, lentement, pour ne pas donner l'éveil, il entrebâilla la porte et se glissa derrière la tenture. Le coeur lui battait fort. Si on allait le découvrir? Il ne savait pas que lorsqu'une femme s'occupe de robes ou de chiffons, rien ne peut l'en distraire. Quand il fut un peu remis de son émotion, avec des précautions infinies, il écarta légèrement la draperie et vit la jolie femme, aux mains de sa couturière. Le spectacle dont il fut témoin porta son ivresse amoureuse au paroxysme.

La couturière, qui était une vraie pie, tout en ajustant le corsage de la jupe, en drapant ou mettant à nu les bras potelés et les épaules blanches de Simone vantait la beauté de sa cliente:

--Oh que vos bras sont beaux, madame, et quelles épaules! Ah! si j'étais homme!

--Eh bien, si vous étiez homme?

--En ce moment, je serais bien heureux.

--Et si je vous repoussais

--En supposant que vous m'aimeriez?

--On peut aimer sans se donner.

--C'est mal, madame, quand on est belle de ne faire le bonheur de personne.

--Vous croyez?

--J'en suis sûre.

--Vous avez peut-être raison.

--Moi, à votre place, je me marierais

--C'est une idée, cela.

--A votre âge, gentille comme vous êtes, vous ne pouvez rester longtemps seule sans vous exposer à perdre la tête, un de ces jours.

--Je n'ai qu'à fuir le danger.

--Le danger vient sans qu'on le voie.

--Où avez-vous pris toutes ces belles maximes?

--Dans notre métier, on apprend bien des choses. J'en sais des histoires sur certaines dames, madame Montretout, entre autre, à qui on donnerait le bon Dieu sans confession.

--Et vous, votre vertu n'a jamais été en péril?

--Jamais. J'ai assez de mon mari. Mais si j'avais le malheur de le perdre mon gros Dieudonné Moquin je me hâterais d'en prendre un autre, gras ou maigre. Je ne pourrais pas supporter le veuvage.

--J'admire autant votre prudence que votre franchise.

--Je suis amoureuse, moi, mais pas coquette. Je n'avais que seize ans lorsque mon cousin, Baptiste Poitras se noya dans la rivière Sainte-Rose, par amour pour une jeune fille qui lui avait fait accraire, comme on dit à la campagne. Ce malheur m'a fait réfléchir et j'ai compris que celle qui allume l'incendie doit l'éteindre ensuite. C'est pour cela que je ne me laisse jamais faire la cour. Je ne pourrais, sans faiblir, voir la souffrance d'un pauvre amoureux que j'aurais encouragé.

L'essayage était terminé.

La couturière partie, Paul Mirot quitta sa cachette et s'élança vers Simone, qui, dans le désordre de sa toilette, pour cacher sa confusion, se jeta dans ses bras, implorante:

--Va-t-en! Va-t-en!

--Si tu me chasses, je vais me noyer, comme Baptiste!

--Oh! mon chéri, je ne veux pas que tu meures.

--Quand on allume l'incendie, il faut l'éteindre.

--Mais, tu as entendu, tu sais donc tout?

--Hélas! non. J'ignore l'amour qui fait homme.

--Bien vrai? Ah! que je suis contente! que je suis heureuse!

Cet aveu mettait le comble au ravissement de cette femme. Il lui semblait que son aimé était plus à elle, tout à elle, comme cela. Et dans un élan de tendresse débordante de passion longtemps contenue, Simone fut l'initiatrice..

Le lendemain, quand le jeune homme s'éveilla, il faisait grand jour, et il fut tout surpris de ne pas reconnaître sa chambre solitaire de la rue Dorchester. Il ne fut pas long, du reste, à se souvenir, et près de lui, il avait la preuve vivante qu'il n'avait pas dormi dans la solitude.

Il était l'heure, maintenant, de se rendre au Populiste, et il se présentait une difficulté que les amoureux n'avaient par prévue la veille: comment sortir de cette maison dans la matinée sans s'exposer à quelque rencontre importune? Dehors, il faisait une tempête effroyable. Le vent du nord soulevait des tourbillons de neige qui empêchaient de voir à dix pas devant soi. Paul s'approcha de la fenêtre et aperçut un énorme banc de neige s'élevant à la hauteur du premier étage. Cette vue lui suggéra un plan dont il fit part aussitôt à Simone:

--J'ai trouvé le moyen! Je vais passer par le carreau mobile du double châssis, sauter sur le banc de neige et m'enfuir par la ruelle. Personne ne me verra.

--Tu ne te feras pas de mal en tombant?

--Pas le moindre mal.

--C'est que j'ai peur!

--Ne crains rien, tu vas voir.

Il s'habilla à la hâte, revêtit son paletot, qu'il boutonna soigneusement, s'enfonça son bonnet de fourrure sur les yeux, et quand ils eurent échangé un dernier baiser, il se glissa à plat ventre dans le carreau, les pieds devant. Tout allait bien lorsque, rendu aux épaules, son paletot étant un peu remonté, il se trouva suspendu dans le vide. Simone, alarmée, lui dit, suppliante:

--Je t'en prie, remonte. Je t'aime, je suis libre, ce n'est pas la peine de nous cacher. Il faudra bien qu'on le sache, un jour ou l'autre. Que m'importe l'opinion, si je te garde!

Il ne put répondre. D'un effort vigoureux il avait dégagé ses épaules et était disparu dans la neige. Inquiète, Simone passa la tête par la fenêtre et le vit bientôt reparaître tout blanc, comme un Pierrot.

Et pendant qu'il se sauvait par la ruelle, elle battit des mains, comme une gamine.



V

LE FLAMBEAU


La session de la législature provinciale, après l'élévation du député de Bellemarie au poste de ministre des Terres de la Couronne, fut longue et orageuse. Le gouvernement, qui avait eu jusque là le tort de faire trop de concessions à ses ennemis, dans l'espoir de se concilier leurs bonnes grâces, voulant accomplir les réformes inscrites dans son programme, se vit attaqué de toutes parts. Le parti avancé sur lequel s'appuyait le ministère, soutenu par les organisations ouvrières réclamant des lois plus équitables et plus d'instruction, se refusait à tout compromis avec les exploiteurs de préjugés séculaires, sustentés par les gros financiers et les pêcheurs en eau trouble, gens fort respectés, s'enrichissant de la sueur du peuple. Pendant que les uns reprochaient au gouvernement d'agir avec trop de prudence et de lenteur, les autres accusaient la députation ministérielle de faire le jeu des ennemis de l'Église, travaillant à démolir nos admirables institutions nationales, agitaient même devant le public pusillanime et crédule l'épouvantail du socialisme et de l'anarchie.

Dans une réunion de cabinet, on décida d'abord d'engager franchement la bataille contre l'opposition, qui prêchait la guerre sainte. Le ministre Vaillant fut chargé de diriger les premières escarmouches. Aussitôt, il se jeta dans la mêlée avec l'impétuosité d'un homme énergique et sincère dans ses convictions. Sa logique inattaquable et son éloquence entraînante eurent bientôt raison des arguments de ses adversaires. Il profita de son triomphe pour affirmer les droits de l'état en matière d'éducation et préconiser, en même temps, une législation garantissant plus de liberté et plus de justice à tous les citoyens que, riche ou pauvres, grands ou petits, catholiques, protestants ou libres-penseurs devaient être tous égaux devant la loi. Les feuilles dévotes firent grand bruit autour du débat fameux, tandis que les organes ministériels, redoutant de se compromettre, n'osaient trop rien dire. Au Club National, où Paul Mirot et Jacques Vaillant défendirent courageusement l'attitude du ministre, on commençait à trembler. Quelques manifestations, habilement organisées à droite et à gauche, et dont on exagéra l'importance, suffirent pour effrayer le troupeau sans convictions, ceux qui ne considéraient que les avantages du pouvoir.

Il y eut une seconde réunion du cabinet, et malgré l'avis de Vaillant, qui soutenait que la victoire était gagnée si le ministre se montrait ferme et résolu, ses collègues se rallièrent à l'opinion de l'honorable Troussebelle, pontifiant sans cesse depuis qu'il avait été nommé conseiller législatif et ne cessant de poser au diplomate en prêchant la conciliation de tous les intérêts et de tous les partis. Les élections allaient avoir lieu l'année suivante, il fallait ménager tout le monde, ne froisser aucune susceptibilité, pour s'assurer une majorité considérable. Le ministre des terres qu'on avait poussé de l'avant, eut beau prétendre qu'il n'était plus temps de reculer, que le gouvernement serait battu aux prochaines élections, s'il mécontentait ses vrais partisans, n'ayant rien à espérer des autres, désormais, on ne voulut pas l'entendre. Ne pouvant répudier les déclarations qu'il avait faites devant la Chambre, il comprit qu'on le sacrifiait. Aussi, s'empressa-t-il de remettre sont portefeuille à son chef, pour aller reprendre son siège de simple député.

Les journaux ministériels firent tomber sur le ministre déchu, la responsabilité de l'agitation qui avait failli provoquer une crise politique. Au Populiste, Pierre Ledoux, le reporter des nouvelles édifiantes, jubilait; il paraissait plus sale de contentements et ricanait maintenant, lui qui ne riait jamais, quant Jacques Vaillant, contre lequel il nourrissait une haine sournoise, se permettait quelque plaisanterie à son égard. Ce n'était plus le fils d'un ministre, et il espérait qu'on le jetterait bientôt à la porte, en même temps que son acolyte Mirot, tous deux étant trop pénétrés du déplorable esprit du siècle pour ne pas compromettre le journal.

Des signes certains annonçaient, du reste, que les deux amis ne moisiraient pas dans les bureaux du Populiste. Le gros Blaise Pistache n'avait jamais pardonné à Paul Mirot le peu de cas qu'il faisait de ses coups de plume et se plaignait sans cesse de lui à l'administration, appuyé par Jean-Baptiste Latrimouille, accusant ce jeune reporter d'indiscipline et d'imbécillité, parce qu'il osait répondre aux injustes réprimandes, au lieu de courber humblement le front. Quant à Jacques Vaillant, c'était beaucoup plus grave, on insinuait dans les coins, à tous ceux qui voulaient bien prêter l'oreille, qu'il appartenait à des société secrètes, et tout le monde commençait à le regarder de travers. L'événement se produisit encore plus tôt que ne l'avait prévu La Pucelle, qui, pour en avoir été la cause, n'en ressentit pas moins l'effet immédiat.

C'était le lendemain de la conférence de l'abbé Martinet, au Cercle de Saint-Ignace, sur le modernisme, dont Ledoux avait été chargé faire le compte-rendu. Le rédacteur des nouvelles édifiantes avait eu le soin de glisser dans son élucubration, des allusions blessantes à l'adresse de l'ancien ministre des Terres, au moyen de citations de Louis Veillot, ce sophiste vénéré des esprits rétrogrades, parce qu'il fut un redoutable ennemi du progrès. La méchanceté onctueuse de ces allusions blêmit la figure de Jacques Vaillant, quand il eut sous les yeux la feuille fraîchement imprimée du numéro du jour. D'un bond, il fut auprès de l'auteur de cette goujaterie et, le saisissant à l'épaule, il lui demanda, en cherchant à fixer son regard fuyant:

--C'est toi, petit Louis Veillot, qui à écrit cette saleté?

Pierre Ledoux se recula en grimaçant et répondit:

--C'est moi.

Il n'eut pas le temps d'éviter la gifle formidable qui le fit se sauver en appelant au secours. Tout le monde accourut, le gros Pistache et Jean-Baptiste Latrimouille les premiers, qui trouvèrent que c'était intolérable, qu'il faillait en finir avec de pareils scandales. Paul Mirot approuva hautement le geste de son ami et tous deux, prévenant un renvoi certain, demandèrent leur congé. Un étudiant, qui avait raté tous ses examens, et un jeune avocat sans causes, s'étant présentés pour demander de l'emploi au journal, on les remplaça sur l'heure. Ce qui fit dire au gérant de l'administration, un homme de chiffres, et pas autre chose: Des journalistes, y en a plein les rues!

Deux mois plus tard, vers les onze heures du matin, par une fin de semaine ensoleillée Le Flambeau, journal du samedi, à huit pages, faisait son apparition dans la métropole. Au coin des rues, les petits vendeurs de journaux criaient:

"Le Flambeau! Le Flambeau! Achetez Le Flambeau, journal indépendant, littéraire et scientifique, interdit aux imbéciles."

Tout le monde achetait Le Flambeau Prudent Poirier le député de la division Sainte-Cunégonde, se laissa même distancer par une beauté provocante qu'il suivait, pour s'en procurer un exemplaire.

Le directeur-propriétaire du Flambeau était le député de Bellemarie qui, après la prorogation de la session provinciale, avait résolu de fonder avec ses propres ressources et l'appui financier de quelques amis, un journal qui instruirait le peuple, tout en défendant sa personnalité et ses convictions contre les attaques perfides de ses ennemis. Il avait eu l'avantage d'acheter à moitié prix, rue Saint-Pierre, une petite imprimerie vendue par autorité de justice, et, en quelques semaines, le journal fut organisé. Il s'était adjoint son fils Jacques, et Mirot, pour diriger l'entreprise. L'ancien ministre des Terres écrivait les articles politiques et ses deux rédacteurs faisaient tout le reste de la besogne, à part la partie réservée aux collaborateurs, qui étaient le peintre canadien Lajoie, le docteur Dubreuil, jeune savant très estimé, le mutualiste Charbonneau, chef de la Fédération Ouvrière, et le poète Beauparlant, chantant très bien les beaux yeux des canadiennes. Une page était aussi consacrée à la chronique féminine, confiée à mademoiselle Louise Franjeu, que l'Université McGill avait fait venir de France, pour donner des cours de littérature française.

Le premier mois, pour mettre Le Flambeau sur un pied convenable, les deux journalistes, obligés de voir à une infinité de détails à la fois, travaillèrent pour ainsi dire, jour et nuit. Il fallut d'abord, compléter le matériel d'atelier, voir à établir un bureau d'administration avec comptable, agent d'annonces et solliciteur d'abonnements, organiser un service de correspondants, puis donner au journal sa forme définitive en classant la matière qui devait entrer dans chaque page. Il y avait quarante colonnes à remplir par numéro, à part les seize colonnes réservées aux annonces. La première page fut consacrée aux articles politiques et aux échos et commentaires, la seconde aux études littéraires, la troisième aux arts et aux sciences, la quatrième aux questions intéressant particulièrement les femmes et les jeunes filles, la cinquième, les dépêches étrangères, la sixième à l'agriculture, la septième à la chronique ouvrière et aux nouvelles concernant les conditions du travail dans tous les pays du monde, la huitième aux faits-divers de la ville et de tous les endroits du pays. Et lorsque tout fut réglé, que le rouage fonctionna régulièrement, la tâche quotidienne, divisée méthodiquement, du lundi au samedi, resta encore assez lourde. Cependant, ni Jacques ni Paul ne songèrent à se plaindre de leurs fatigues, heureux d'être libérés de cette servitude les obligeant, au Populiste, à n'être que des machines et non des hommes.

Madame Laperle qui, depuis le mois de mai, avait abandonné son appartement de la rue Saint-Hubert pour aller demeurer dans le quartier anglais, rue Peel, où elle était libre de recevoir Paul Mirot aux heures qui lui plaisaient, éprouva une grande joie à l'apparition du nouveau journal, voyant dans cet heureux évènement le présage d'un brillant avenir pour celui qu'elle avait soutenu de toute sa tendresse féminine et dorloté comme un enfant, aux jours angoissants d'incertitude du lendemain qu'il venait de traverser.

Jacques Vaillant ne devait pas tarder à éprouver, à son tour, la félicité à la fois douce et réconfortante que procure aux êtres les mieux trempés pour les luttes de la vie, la hantise de la femme aimée présidant à tous vos travaux, vous accompagnant pas à pas dans le va-et-vient journalier d'une existence active, avec qui vous causez dans la solitude, en parlant pour elle et pour vous.

Un jour, en venant au Flambeau corriger les épreuves de sa page féminine, mademoiselle Louise Franjeu amena avec elle Miss Flora Marshall, une jeune américaine, étudiante à l'Université McGill, qu'elle présenta à ses camarades en journalisme. C'était un belle fille, grande, robuste comme la plupart des américaines, qui commencent de bonne heure à la Public School à faire de la Physical Culture. Elle avait de beaux yeux bruns, aux éclairs d'or fauve, et un abondante chevelure d'un blond ardent. Miss Marshall, à vingt-deux ans, en ressemblait en rien à la vierge rougissante que chantent les poètes les lys mélancoliques et des roses qui se fanent, mais, elle n'en était pas moins séduisante pour cela. Sa franchise de langage et de manières, sa crânerie à aborder les sujets les plus difficiles pour son sexe, sa façon de mépriser les mensonges conventionnels pour considérer bravement les réalité de la vie, autant que sa beauté, plurent à Jacques Vaillant. Dès cette première rencontre, l'ami de Mirot et l'étudiante sympathisèrent parfaitement.

Cette étudiante américaine aimait beaucoup mademoiselle Franjeu et s'intéressait sérieusement au Flambeau. Elle voulait même mettre de l'argent dans l'entreprise, en faisant appel à la générosité d'Uncle Jack, vieux garçon noceur et millionnaire, de New-York, sans cesse, selon le langage pittoresque de sa nièce, in love avec des Stage Beauties au Madison Square Garden. Elle soumit son projet à l'honorable Vaillant qui lui fit comprendre qu'il ne pouvait accepter d'argent venant de l'étranger pour maintenir son journal. Ses ennemis avaient déjà assez de prétextes pour le combattre sans leur fournir de Nouvelles armes.

Uncle Jack, qui s'était enrichi par ses coups d'audace dans les spéculations de bourse, constituait maintenant toute la famille de Miss Marshall, et elle devait hériter plus tard de la fortune de cet oncle millionnaire, qui, malgré ses coûteuses et fréquentes fredaines, parvenait à peine à dépenser son revenu; Elle était née à Los Angeles, Californie, dans ce paysage ensoleillé de la côte du Pacifique, dont elle avait gardé le reflet dans ses yeux et les rayons d'or dans la chevelure. Son père, le capitaine James Marshall, du 12th Regiment des U.S. Rifles, envoyé en garnison dans le Sud, avait épousé une superbe créole qui lui donna, au bout d'une année de mariage, la petite Flora. Dans ce merveilleux climat, quasi oriental, la fillette grandit en liberté, courant les jambes nues sous les orangers. A seize ans, elle était déjà complètement formée. C'est à cette époque de son adolescence que son père, envoyé aux Philippines au début de la guerre Hispano-Américaine, fut tué à la tête de sa compagnie. L'oncle Jack Marshall recueillit la veuve et l'orpheline, qui n'avaient plus pour vivre qu'une modeste pension de l'État. Lorsque sa mère mourut, emportée en quelques jours par une pneumonie contracté dans l'humidité de cette grande ville de fer et de ciment, à laquelle la créole, fleur des climats chauds, ne put jamais s'habituer, Flora avait vingt ans. Comme cette grande fille gênait parfois le millionnaire, grand amateur de beau sexe, qui réunissait à sa somptueuse résidence de la Fifth Avenue, les plus jolies actrices du Madison Square Garden, et quelques intimes, en des banquets de pie girls, il l'envoya terminer ses études à l'Université McGill, de Montréal, dont elle suivait les cours depuis deux ans.

A quelque temps de là, les rédacteurs du Flambeau furent invités à accompagner les membres de la Société des Chercheurs, à la réserve iroquoise de Caughnawaga, où ces messieurs, que la vue d'un vieux clou couvert de rouille, qu'ils croient historique, fait tomber en extase, se rendaient un dimanche, accompagnés de citoyens notables et de journalistes, à la recherche de quelque trésor digne d'enrichir leur modeste musée de ferraille. Paul Mirot amena madame Laperle, et Jacques Vaillant accompagna mademoiselle Franjeu et Miss Marshall. L'américaine était enchantée du voyage et, pour la taquiner, son grand admirateur lui demanda:

--Vous n'avez pas peur des sauvages, charmante Miss?

Miss Marshall, ne saisissant pas l'allusion, que toute jeune fille canadienne eut comprise pour avoir entendu dire dans sa famille que les sauvages avaient apporté un enfant à sa mère ou à sa voisine, répondit:

--Oh! no J'ai vu le nègre qui voulait prendre mon amie.

Et elle raconta ses compagnons, avec une simplicité étonnante, l'histoire du nègre qui voulait prendre son amie. La chose était arrivée quelques mois avant son départ de Los Angeles, pour New-York. Les deux jeunes filles se baignaient dans un ruisseau lorsqu'un nègre, venu du Texas, d'où il s'était enfui après avoir fait subir les derniers outrages à la femme d'un shériff, les surprit. Il les attendait, caché sous les palmiers où elles avaient déposé leurs vêtements. C'est là qu'il saisit son amie, comme une proie, et essaya de l'entraîner sous bois. Alors, la vaillante Flora, ramassant une pierre, la lança de toutes ses forces sur la tempe de l'immonde ravisseur, qui roula dans l'herbe, assommé. Pour cet exploit, la courageuse jeune fille fut décorée d'une médaille d'or par le maire Flannigan.

Jacques Vaillant pensa qu'une femme de cette trempe ne pourrait aimer qu'un brave et il souhaita de trouver l'occasion d'accomplir, pour ses beaux yeux, une action chevaleresque. Cette occasion se présenta plus tôt qu'il ne l'espérait.

Les descendants de ces terribles guerriers, qui ne vivaient que de massacres aux temps glorieux de la Nouvelle-France, s'étaient parés de leurs ornements barbares en l'honneur des visages pâles venus des grand wigwams de la métropole pour le admirer comme des bêtes curieuses. Seul, dans l'oeil morne de l'iroquois vaincu, dompté, décimé après plus de deux siècles de servitude, un éclair furtif provoqué par l'envahissement de sa bourgade, rappelait la farouche vaillance du scalpeur de chevelures. Ces sauvages, convertis au catholicisme, subissaient d'ailleurs l'influence de leurs prêtre, qui les entretenaient sans cesse du grand Manitou et de la sainte iroquoise Teckawita, dont le nom signifie: celle qui s'avance en tâtonnant. Monsieur le curé, accompagné de son vicaire, vint au devant des distingués visiteurs et les conduisit à l'église où un choeur d'iroquoises chanta un cantique édifiant. Jacques Vaillant compara ce chant au miaulement de chattes, par les belles nuits d'été. Cette modeste église, dominant le fleuve Saint-Laurent, possédait de précieuses reliques, au dire du notaire Pardevant, le vénéré président de la société des Chercheurs: un autel donné par le roi de France, Louis XIV, et une cloche, cadeau du roi d'Angleterre, George III. Après la messe, on se rendit sur la place du village où l'on assista aux danses des guerriers déterrant la hache de guerre. Tous ces grands corps, recouverts de peaux de bêtes, barbouillés de rouge et de noir, empanachés de plumes, sautèrent et gesticulèrent durant une heure, sous le commandement du chef de la tribu, qui portait le joli nom de Koncharonkanématchega.

C'est à ce moment que l'incident, auquel Jacques Vaillant devait être redevable de la conquête du coeur de l'américaine, se produisit. Le jeune homme fit remarquer à mademoiselle Franjeu et à Miss Marshall que le notaire Pardevant se tenait entre le curé et son vicaire, prêt à se cacher derrière leurs soutanes dans le cas où ces sauvages feraient mine de vouloir le scalper. Pour montrer qu'elle était plus brave que le président de la Société des Chercheurs, l'étudiante s'approcha d'un iroquois, dont le nom signifiait celui qui court plus vite que l'élan, et lui arracha quelques plumes de sa coiffure. Le sauvage saisit brutalement la jeune fille par le poignet, mais Jacques lui fit aussitôt lâcher prise en le saisissant à la gorge. Les deux ennemis se prirent à bras-le-corps et roulèrent dans la poussière. Les autres iroquois, indignés de voir qu'une blanche squaw ait osé porter la main sur un de leurs frères, s'élançaient, le tomahawk levé, lorsque le curé et son vicaire arrêtèrent leur élan en faisant de grands gestes et en prononçant des paroles qui firent s'abaisser aussitôt les redoutables casse-têtes. Sur un signe du chef, quelques-uns des guerriers séparèrent les combattants qui, heureusement n'avaient aucun mal. Miss Marshall sauta au cou de son sauveur et l'embrassa devant tout le monde, ce qui scandalisa à un tel point le notaire Pardevant, qu'il crut devoir excuser la société dont il avait l'honneur d'être le président, d'avoir permis à des gens de cette espèce de faire partie de l'excursion. L'esprit troublé par la frayeur qu'il avait éprouvé, en même temps que par la scène charmante comme une vieille estampe, dont il venait d'être le témoin, le brave homme bafouilla et dit, en terminant sa courte harangue: Messieurs les membres du clergé, ainsi que les autres sauvages, veuillez croire à ma plus sincère estime et reconnaissance pour votre généreuse hospitalité.

Le samedi suivant, dans le compte-rendu de l'excursion de la Société des Chercheurs à Caughnawaga, Le Flambeau reproduisait textuellement ces paroles du président, précédées de commentaires dénonçant sa lâcheté et son manque de tact en cette occasion. Le journal fut immédiatement poursuivi devant la cour supérieure. Le notaire Pardevant réclamait deux mille dollars de dommages-intérêts, le tribunal lui en accorda cent. Les frais de justice s'élevant à quatre cents, Le Flambeau dut payer cinq cents dollars pour avoir dit la vérité. Le savant juge, dans ses considérant admit que la liberté de presse n'existait pas au Canada; il alla même plus loin et posa en principe que cette liberté ne pouvait exister dans un pays soucieux du maintien des traditions, basées sur la reconnaissance de la hiérarchie sociale et le respect de l'autorité religieuse et civile. Le notaire Pardevant était, du reste, un homme considéré et considérable, d'une conduite exemplaire. Il avait épousé les quatre soeurs, les trois premières avaient déserté sa tendresse pour un monde meilleur; la dernière âgée de dix-huit ans à peine, subissait le prestige de sa tête grisonnante.

Dans les milieux réactionnaires, Le Flambeau fut aussitôt dénoncé avec violence. Tous ceux qui n'avaient pas la conscience nette, tous les trafiquants de vertu, toutes les nullités se prélassant dans des sinécures ou sollicitant les faveurs des puissants, se liguèrent contre le mauvais journal. L'Éteignoir et le Populiste se disputèrent l'honneur de porter les plus rudes coups à l'audacieux confrère. Pierre Ledoux quitta le Populiste pour fonder une petite feuille en opposition à l'organe du député de Bellemarie, qu'il appela La fleur de Lys à cause de ses idées Bourboniennes. Il fut remplacé au Populiste, par Solyme Lafarce, en mauvaise intelligence depuis quelques mois, avec l'Éteignoir. Et ce ne fut pas plus malin que cela.

La lutte s'engagea à propos d'une campagne entreprise dans les journaux contre le Théâtre Moderne, qui avait mis à l'affiche une pièce jugée mauvaise par les censeurs. Ce n'était du reste qu'un prétexte, car depuis des mois on faisait une propagande secrète contre ce théâtre, dans les familles. Ce que l'on redoutait dans les pièces données par ce théâtre, c'était l'esprit, et, davantage encore, l'idée humanitaire montrant les abus, proclamant les droits égaux des individualités, obscures ou puissantes, aux joies de la vie, en vertu du grand principe de solidarité humaine. La direction du Théâtre Moderne essayait de faire bonne contenance, mais la recette diminuant chaque soir, on prévoyait d'avance qu'il faudrait abandonner la partie. Le Flambeau, sans hésiter, prit la défense de ce théâtre. Paul Mirot, qui rédigeait la chronique théâtrale, représenta à ses lecteurs tout le bien que pouvait faire un théâtre de ce genre parmi la population canadienne-française, à laquelle on reprochait souvent, non sans raison, d'être par trop encline à s'angliciser et même à s'américaniser. Il démontrait la mauvaise foi de ceux qui accusaient d'immoralité, des oeuvres de maîtres interprétées par les artistes du Théâtre Moderne. A tous ces arguments, Pierre Ledoux répondit par des anathèmes.

Les articles de Paul Mirot, en réponse à La fleur de Lys firent sensation: on en causait dans les salons et dans la rue. Un jour que le jeune rédacteur du Le Flambeau passait rue Saint-Jacques, il aperçut le notaire Pardevant causant avec Solyme Lafarce de la grave question du jour. Ce reporter ivrogne et pourvoyeur de prostituée, assurait au gros notaire, qu'il tenait de source certaine que le Théâtre Moderne était soutenu par les francs-maçons de France, dans le but de détruire la foi catholique au Canada. Cette rumeur sensationnelle parut dans le Populiste le lendemain. L'Éteignoir, qui avait eu la primeur de la fameuse affaire Poirot, cette fois était devancé par son rival quotidien. Immédiatement, ces deux journaux à sensation se disputèrent les services de Solyme Lafarce, à coups de dollars.

Madame Laperle et Miss Marshall s'étaient connues lors de l'excursion à Caughnawaga, et, depuis, étaient devenues les meilleures amies du monde. Par un heureux hasard, l'américaine demeurait rue Peel, à quelques portes du petit rez-de-chaussée occupé par Simone. Deux ou trois fois la semaine, Jacques Vaillant, se prévalant de ses liens de parenté avec la jolie veuve allait passer la soirée chez-elle, en compagnie de Paul Mirot, et y rencontrait invariablement la séduisante Flora, qu'il allait reconduire jusqu'à sa porte après la soirée. C'est ainsi qu'ils apprirent à se connaître davantage. Et un soir, ils se fiancèrent, tout simplement, à l'américaine, devant la maison qu'habitait l'étudiante.

Trois semaines plus tard, Jacques Vaillant, journaliste, épousait Miss Flora Marshall, étudiante, non sans avoir obtenu le consentement d'Uncle Jack, d'une part, et de l'honorable Vaillant, d'autre part. La gentille épousée avait placé sur sa poitrine, pour la circonstance, la décoration qu'elle tenait du maire Flannigan. Dans la chambre nuptiale, le soir, elle enleva cette médaille qu'elle enferma dans un coffret d'argent. Elle ne voulait pas que cet emblème de vaillance put lui inspirer des velléités de révolte, car elle désirait être vaincue maintenant.

L'ancien ministre des Terres était presque aussi enchanté de sa belle-fille que son fils de sa femme. L'américaine, annexée maintenant de la plus agréable façon du monde, le payait de retour, du reste, car elle admirait sincèrement avec toute la franchise de son âme yankee, cette intelligente figure d'apôtre de la liberté, donc la mâle énergie se rehaussait d'une grande bonté de coeur et d'une exquise délicatesse de manières et de sentiments.

Tous les jours la jeune femme venait passer quelques heures au Flambeau et quand son beau-père était là, elle causait politique avec lui. Souvent, ils discutaient amicalement ensemble des avantages et des inconvénients des institutions américaines, des qualités et des défauts de ce peuple actif, entreprenant et hardi, en train d'étendre son influence dans l'univers entier. Le député de Bellemarie admettait que le véritable esprit américain tendait de plus en plus à la réalisation de cet idéal de fraternité rêvé par les philosophes humanitaires, en accueillant dans la nation sur le même pied d'égalité, les individus de toutes les races et de toutes les croyances, les unifiant pour ainsi dire, à l'ombre du drapeau étoilé, dans le commerce de la vie journalière et à l'école publique, donnant à chacun indifféremment, une éducation virile et pratique, créant des hommes libres capables de comprendre et de s'assibiler tous les progrès. De son côté, la fille du brave capitaine Marshall admettait que les lois de son pays n'étaient pas encore parfaites, que les trusts monstrueux, organisés sous l'oeil bienveillant des législateurs, devenaient chaque jour une puissance de plus en plus tyrannique et onéreuse pour la grande majorité des citoyens, que l'adoration du dieu Dollar, dépassant les bornes raisonnables, détruisait tout autre sentiment parmi cette aristocratie de l'argent dont les membres se disputaient le haut du pavé à coups de millions. Et l'on finissait toujours par se mettre d'accord sur ce point que la constitution américaine était, quand même, la plus équitable, celle qui garantissait la plus grande somme de liberté au peuple, indépendamment des abus qui pouvaient résulter de son application.

Un jour que les journaux au service de ses ennemis l'avaient plus violemment attaqué que d'habitude, le traitant de conspirateur et de traître à sa race, à propos de son dernier article sur la nécessité d'enseigner plus d'anglais et moins de grec et de latin dans nos collèges classiques, l'honorable Vaillant perdit son calme habituel et eut un geste de colère. Il froissa la feuille qu'il venait de lire et la jeta à ses pieds en prononçant, d'une voix sourde: Les misérables! A ce moment l'américaine, qui venait chercher son mari, arrivait. Elle eut le temps d'entrevoir le geste et de saisir l'expression de l'homme politique calomnié, à qui elle s'empressa d'aller tendre la main:

--J'ai lu la saleté dans le tramway. You have all my sympathy!

Le directeur du Flambeau, ayant maîtrisé ce mouvement d'humeur, lui répondit en souriant:

--Merci, mon enfant, ce n'est rien. Il faut s'attendre à tout dans la vie publique.

--Oh! si vous étiez un american citizen, vous deviendriez peut-être un jour President of the United States.

--Je n'en demande pas tant. Après cela, il me faudrait aller au diable, en Afrique, chasser l'hippopotame, comme monsieur Roosevelt.

--Vous plaisantez. Cependant, je crois que si le Canada était under the Spangled Banner, vous auriez beaucoup plus de liberté.

--Vous avez peut-être raison. Mais, pour jouir de cette liberté, nous canadiens-français, nous devrions nous fondre dans le grand tout de la nation et non former un élément à part, tel que nous sommes sous le régime colonial anglais. Autrement, notre situation ne changerait guère. La politique de l'Angleterre à notre égard, de même que celle des États-Unis à l'égard de nos compatriotes des états de l'est de la grande république américaine, est semblable à celle que les romains adoptèrent en Judée, après que leurs légions victorieuses eurent conquis le peuple de Dieu. C'est-à-dire qu'on nous laisse nous dévorer entre nous. C'est bien à tort que l'on fait un crime à Ponce Pilate d'avoir abandonné le Christ aux mains de Caïphe, pour être jugé selon les lois juives. Ce gouverneur ne faisait que se conformer aux instructions qu'il avait reçues de César, de ne jamais se mêler des querelles entre juifs. Grâce à cette politique, Rome n'avait rien à craindre d'Hérode ni des grands prêtres se disputant les richesses et les honneurs, semant la discorde, la haine, la trahison au sein de ce peuple naguère si glorieux de ses traditions, oubliant sa servitude pour se détruire lui-même sous les yeux du vainqueur. L'histoire se répète. Tous les esclavages sont le résultat de l'exploitation des préjugés de la foule ignorante par ceux qui abusent de leur autorité pour satisfaire leur esprit de domination et leurs appétits démesurés. Sous le régime anglais, notre histoire a plus d'un point de ressemblance avec celle des Israélites soumis à une puissance étrangère. Nous nous vantons encore, dans nos fêtes de Saint-Jean-Baptiste, d'être restés français, malgré les siècles qui nous séparent de la France. Cela n'empêche que le sang qui coule aujourd'hui dans nos veines s'est sensiblement refroidi et ne correspond plus au sang chaud de généreux du républicain français. La France a marché vers la lumière et le progrès. Nous, nous sommes restés ce qu'était le peuple taillable et corvéable à merci sous le règne des Bourbons paillards, entourés d'une cours fastueuse et corrompue. Les libertés que l'Angleterre nous a garanties, au prix du sang versé par les héros excommuniés de mil huit cent trente-sept, nous en profitons trop souvent pour satisfaire nos rancunes ou nos intérêts mesquins, ce qui diminue chaque jour notre prestige au bénéfice des anglais s'emparant de tous les postes avantageux, contrôlant le haut commerce, les grandes entreprises financières et industrielles. C'est bien fait, puisque nous nous contentons de suivre le mouton symbolique qui nous empêche d'apercevoir le loup guettant dans l'ombre le moment opportun pour se jeter sur sa proie.

--Oh! le loup va vous manger, comme dans la fable de monsieur Lafontaine?

--J'en ai bien peur. Nous perdons tous les jours de l'influence en ce pays. Les français n'émigrent guère chez-nous, et pour cause. On favorise peu, du reste, cette immigration, de crainte que ces colons de France, imbus des idées nouvelles, ne nous apprennent à penser, en un mot, à devenir des hommes. D'un autre côté, de l'est à l'ouest, du nord au sud, le Canada est envahi par les immigrants anglais, italiens, irlandais, russes, polonais, juifs et même orientaux. Les américains s'emparent de plus en plus des fertiles plaines de l'ouest. Et l'on peut prédire, sans être prophète, que dans vingt-cinq ans, l'influence de l'élément canadien-français dans le Dominion, aura diminué de moitié. Alors, que nous restions sous la domination anglaise, que le Canada devienne une nation indépendante, ou qu'il entre dans l'Union Américaine, nous serons obligé d'abandonner notre politique d'isolement, préconisée par des cerveaux mal équilibrés, pour compter avec le nombre, avec la majorité des autres citoyens. C'est pourquoi je voudrais voir mes compatriotes bénéficier d'un système d'éducation plus en rapport avec les besoins actuels et les exigences futures auxquelles ils seront appelés à faire face. Maintenant, si vous me demandez quel est, à mon avis la solution la plus vraisemblable que l'avenir réserve à ce pays, placé entre les trois alternatives que j'ai mentionnées il y a un instant, je n'hésite pas à vous répondre qu'il me paraît impossible que le Canada puisse se contenter toujours du régime colonial. Le temps viendra ou la fameuse doctrine Munroe, proclamant que l'Amérique du nord doit appartenir aux américains, s'imposera d'elle même à la faveur des circonstances. Quand l'heure sera venue, sans donner au monde le spectacle d'une guerre sanglante, sans crainte de catastrophes, de maux imaginaires, nos hommes d'état discuteront avec les vôtres s'il vaut mieux ajouter quelques étoiles au drapeau de l'Union ou former une république indépendante, amie et alliée de la grande république dont George Washington fut le père, Lafayette et Rochambeau, les parrains.

La campagne de mensonges et de calomnies entreprise contre Le Flambeau et son directeur, se poursuivit sans relâche et le journal, dénoncé partout, commença à perdre des abonnés; plusieurs annonceurs, menacés par leur clientèle bien pensante, durent refuser de renouveler leurs contrats d'annonces. On parvenait, quand même, à tenir tête à l'orage et à joindre les deux bouts, au prix d'un travail excessif et d'une vigilance de tous les instants.

Jacques Vaillant, en pleine lune de miel, ne semblait pas se douter de la gravité de la situation. Mais il n'en était pas ainsi de Paul Mirot, qui commençait à s'alarmer, prévoyant qu'il faudrait abandonner dans un avenir plus ou moins rapproché, l'oeuvre entreprise avec tant d'enthousiasme. Il est vrai qu'il oubliait chaque soir, auprès de Simone, les préoccupations de la journée et l'incertitude du lendemain.

Ceux qui n'ont pas connu la saveur des lèvres de la vraie femme, de la femme qui aime et se donne toute entière dans un baiser, ceux-là, ne sauront jamais que la liqueur la plus enivrante, le fruit le plus savoureux, ne se trouve pas dans des plateaux d'argent ou des coupes de cristal, mais dans cette fleur de chair qui s'entrouvre pour le sourire ou pour la caresse, lorsqu'un tendre émoi fait battre le coeur féminin. Durant de longues années, toute la vie même, des hommes ont conservé l'impression toujours aussi intense des baisers semblables, survivant à l'éloignement ou à la mort de celles qui les avaient donnés.

Après le mariage de son ami avec l'américaine, Paul Mirot, préoccupé de l'avenir de Simone, voulut se prévaloir de cet exemple pour la faire consentir à une union légitime, sinon nécessaire à leur amour, du moins indispensable pour satisfaire aux exigences de la loi et de la société. Dans leurs tête-à-tête les plus tendres, aux moments où l'on ne se refuse rien, il amena à différentes reprises la conversation sur le sujet. Mais invariablement elle lui répondit:

--Non, mon chéri, ce serait une folie que tu regretterais plus tard, et je t'aime trop pour te mettre au pied ce boulet de l'union indissoluble, qui entraverait ta marche vers l'avenir. Je t'en ai expliqué les raisons avant de me donner à toi, ces raisons subsistent toujours puisque, au lieu de rajeunir, je vieillis. Et peut-être que si nous nous sentions enchaînés l'un à l'autre, nous ne nous aimerions plus du tout. Le titre de mari, que je te donnerais, me ferait penser à l'autre. Et toi, avec ton caractère ennemi de toute contrainte, de te savoir obligé de me rester fidèle, ne songerais-tu pas à me tromper?

C'est en vain qu'il insistait.

A l'automne, un mois après l'ouverture de la saison des spectacles, le Théâtre Moderne fit faillite, ne pouvant résister à la guerre sournoise que l'on continua à lui faire après la violente campagne de presse dont ce théâtre avait été l'objet la saison précédente. Ce fut le premier coup sérieux porté par le parti réactionnaire, organisé en nombreuses congrégations, sociétés soi-disant patriotiques, associations de jeunes gens, à ceux qui se dévouaient pour éclairer le peuple afin de le libérer d'onéreuses servitudes.

On s'appliquait surtout à chauffer à blanc le fanatisme inconscient des jeunes gens enrôlés dans l'Association des Paladins de la Province de Québec, à tel point que bon nombre d'entre eux devenaient des espèces d'illuminés, quelques-uns même, des fous dangereux. Un jour, trois ou quatre Paladins osèrent insulter mademoiselle Louise Franjeu, la dévouée collaboratrice du Flambeau, qui revenait de donner son cours à McGill. Heureusement que les insulteurs reçurent un châtiment immédiat. Deux élèves de la vaillante française, deux athlètes de l'équipe de football de l'Université de la rue Sherbrooke, que les jeunes fanatiques n'avaient pas remarqués, se jetèrent sur eux et les rossèrent d'importance, leur mettant sur les yeux et le nez en marmelade, l'auréole des martyrs de la foi.

Vers le mois de novembre, Le Flambeau commença à enregistrer des déficits. La circulation du journal avait diminué de moitié dans l'espace de quelques mois, et le revenu des annonces baissait chaque jour. On espérait, cependant, que ce ne serait qu'une crise passagère, lorsqu'un évènement imprévu se produisit. Pierre Ledoux, dans La fleur de Lys dénonça une conspiration maçonnique épouvantable. Afin d'impressionner l'opinion publique par des mots terrifiants, il parla de secte infâme, de mécréants, de vampires, de suppôts de Satan portant au front le signe de la Bête, et désigna comme faisant partie des loges tous ceux qui revendiquaient le droit de raisonner et d'avoir des opinions autres que les siennes. Dans un de ses plus fameux article, il exprimait le regret qu'on ne puisse revenir aux temps si glorieux pour l'Église où les libres-penseurs étaient condamnés à mourir dans les supplices, regrets tout imprégnés de mansuétude et de charité chrétienne, et il se consolait par cette non moins charitable pensée: Si nous ne pouvons plus brûler les hérétiques, il nous reste encore la ressource de briser leur carrière, de leur enlever leurs moyens d'existence, en un mot de les exterminer par la famine. C'était sublime!

Pour le personnel du Flambeau il ne fit aucune exception: depuis le directeur jusqu'au dernier des collaborateurs, tous y passèrent. Sans l'affirmer catégoriquement, Pierre Ledoux insinua que des réunions sataniques se tenaient dans l'édifice même du journal.

Un soir, un jeune Paladin suivit Paul Mirot jusque chez Simone. Quelques jours plus tard, Jacques Vaillant ayant oublié dans son bureau un paquet que lui avait confié sa femme, retourna le chercher dans la soirée et s'aperçut, rue Saint-Pierre, qu'un individu rasant les murs le suivait à distance.

Le député de Bellemarie dédaigna, d'abord, de porter la moindre attention à ces histoires à dormir debout, se refusant à croire qu'il y eut des gens assez gobeurs pour prendre au sérieux les élucubrations dont accouchait, dans chaque numéro de La fleur de Lys, le cerveau détraqué du triste individu que Marcel Lebon lui avait un jour très justement désigné comme un ennemi de la race humaine. Passé le temps des loups-garous qui, selon la superstition populaire, n'étaient autres que de pauvres malheureux changés en bêtes pour avoir omis de faire leurs Pâques sept années durant. Cependant, ces appels au fanatisme religieux finirent par émouvoir le troupeau des naïfs et des pusillanimes par trop enclins, à cause de son éducation superstitieuse, à croire à tout ce qui de près ou de loin ressemble à une puissance occulte. En conséquence, les amis de l'ancien ministre des Terres, surtout ceux qui avaient des intérêts dans Le Flambeau, comme le financier Boissec, le supplièrent de réduire à néant, par une déclaration formelle, les accusations portées contre lui et son entourage. Il se rendit de bonne grâce à leur désir, et le vingt-quatre novembre paraissait sous sa signature, un article cinglant les hypocrites et les exploiteurs d'odieuses légendes. Il les accusait de faire appel à la violence de vouloir soulever les préjugés de races et le fanatisme religieux, de semer la haine et la discorde, au détriment de leurs compatriotes, préférant voir périr la race française au Canada, que de lui accorder la moindre liberté. Lui, n'était pas de cette école. Il aimait mieux suivre la trace des grands hommes d'état qui ont fondé les démocraties, des penseurs, des philosophes dont les oeuvres ont contribué à rendre les hommes meilleurs, plus justes et plus fraternels envers leurs semblables. Il revendiquait le droit de différer d'opinion avec le clergé, quand il s'agissait d'affaires temporelles, et de combattre son influence politique. Du reste, il n'y avait rien de secret dans sa conduite, il agissait ouvertement, on pouvait le juger au grand jour. Lui et ses dévoués collaborateurs avaient entrepris d'éclairer leurs compatriotes, de les instruire de ce qu'on leur cachait avec tant de soin, et ils ne faibliraient pas à leur tâche, parce qu'ils étaient sincères et convaincus qu'ils défendaient des idées justes et respectables.

Cet article mit le parti réactionnaire en révolution.

Le lendemain, dimanche, vingt-cinq novembre, il y eut grande réunion des Paladins de la Province de Québec, à leur salle de la rue Saint-Timothée, pour célébrer dignement la fête de cette vertueuse Catherine d'Alexandrie, dont le savoir fut pour le moins égal à celui de ces jeunes savants qui prétendaient sauver le monde une seconde fois en le régénérant dans le Christ, sans comprendre ce que cela voulait dire.

Le notaire Pardevant, de la Société des Chercheurs, président honoraire de l'association, Pierre Ledoux, le bourbonien, et un jeune abbé, complètement ignorant des devoirs et des responsabilités du citoyen, ayant à faire face en même temps aux besoins de la famille et aux exigences de la vie sociale, furent les orateurs de la circonstance. Tous trois, après s'être inspirés de l'exemple de la grande sainte dont, chaque année, la jeunesse des écoles commémorait le martyre par des réjouissances, dénoncèrent violemment les hommes publics et les journaux qui tentaient de propager les idée néfastes, par trop répandues dans la vieille Europe. Ils citèrent à ces jeunes têtes chaudes, comme modèles de vertu et de piété, ces Rois Soleils qui furent les contemporains de nos ancêtres, pour leur représenter ensuite les détenteurs d'une autorité usurpée aux Bourbons, sous les aspects les plus repoussants: ce n'étaient que des renégats, des impies dédaignant les glorieuses traditions de la France monarchique et reniant la foi de leurs pères. L'abbé prédit à son auditoire, délirant d'enthousiasme, que le châtiment du ciel n'allait pas tarder à s'appesantir sur tous ces réformateurs diaboliques. Le notaire Pardevant annonça un tremblement de terre, des inondations pour punir les prévaricateurs, et même une affreuse famine, semblable à celle qui força les habitants de Mésopotamie, d'aller acheter du blé en Égypte, où la pudeur du vertueux Joseph fut soumise à une bien dure épreuve. Mais, ce fut Pierre Ledoux qui remporta le plus gros succès. Il conseilla à ses jeunes amis d'organiser des protestations publiques contre Le Flambeau et son directeur, qui avait eu l'audace, non seulement d'écrire, mais de publier un article constituant une sanglante injure pour notre foi et nos traditions. De toutes parts, dans la salle, on cria: "A bas Vaillant! A bas Le Flambeau! Vive La fleur de Lys."

Quand l'hiver canadien commence à la Sainte-Catherine, par une première bordée de neige, la fête est complète. Ce jour-là, depuis le matin, la neige n'avait cessé de tomber et Jacques Vaillant, accompagné de sa jeune femme, suivis de Paul Mirot et de madame Laperle, vers les quatre heures de l'après-midi, se promenaient joyeusement dans cette blancheur qui tombait du ciel en flocons pressés et les enveloppait en tourbillonnant, lorsqu'ils rencontrèrent Luc Daunais, le reporter de la police au Populiste, et André Pichette, le reporter du sport. Les deux rédacteurs du Flambeau avait toujours conservé d'excellentes relations avec ces deux braves garçons, un peu maniaques, mais gentils et obligeants pour leurs confrères. Luc Daunais s'empressa de leur raconter ce qui venait de se passer à la réunion des Paladins de la Province de Québec, où il avait été envoyé par Jean-Baptiste Latrimouille, pour représenter Populiste. André Pichette, qui l'accompagnait par désoeuvrement, confirma les paroles de son compagnon. Le reporter de la police s'offrit de prévenir l'autorité municipale de la manifestation que l'on préparait pour le lendemain, tandis que le reporter du sport, toujours orgueilleux de sa force peu commune, se mit à la disposition de ses anciens camarades dans le cas où ils voudraient jouir du spectacle de le voir écrabouiller, à coups de poing, quelques douzaines de Paladins.

Jacques Vaillant et Paul Mirot déclinèrent en plaisantant ces offres confraternelles, ne prenant pas la chose au sérieux Mais les femmes furent moins optimistes. Et le lundi, malgré le dégel rendant les rue malpropres et glissantes, Flora et Simone se rendirent de bonne heure au Flambeau, d'où il fut impossible de les déloger.

Le directeur du Flambeau était parti le samedi soir pour Québec, où l'appelait une affaire pressante, et les deux jeunes gens se trouvaient seuls pour faire face à une situation qui pouvait entraîner de graves conséquences. Dans la matinée et jusque vers les trois heures de l'après-midi, tout se passa comme à l'ordinaire. Les femmes mêmes commençaient à être tout-à-fait rassurées, lorsqu'une clameur menaçante, se rapprochant de plus en plus, mit tout le monde sur pied.

Jacques Vaillant descendit au rez-de-chaussée et fit fermer les doubles portes donnant sur la rue, en même temps Paul Mirot téléphonait au bureau central de la police, pour demander du secours.

Paladins de la Province de Québec, au nombre de trois ou quatre cents, se massèrent devant les bureaux du journal et firent un tapage indescriptible. Au milieu des hurlements de cette foule délirante, on distinguait les voix les plus fortes et les plus enthousiastes proférant de douces paroles, telles que: Détruisons ce foyer d'infection nationale!--Traitons-les comme des chiens!--A bas Le Flambeau!--A bas Vaillant et ses acolytes! Tout-à-coup une vitre de la fenêtre de la pièce donnant sur la rue Saint-Pierre où se trouvaient Flora et Simone, auprès des deux journalistes qui surveillaient les manifestants, vola en éclats et madame Laperle, poussant un cri de douleur s'affaissa. Elle avait été frappée, un peu au dessus de la tempe droite, par une boule de neige durcie renfermant un morceau de charbon. On s'empressa autour d'elle, on la releva, et l'on s'aperçut que du sang coulait en abondance de sa blessure.

Dans la rue, le tumulte augmentait et les projectiles de toutes sortes pleuvaient maintenant comme grêle dans la pièce qu'on se hâta de quitter. Cependant, la digne fille du brave capitaine Marshall ne perdit pas son sang-froid; cette foule menaçante ne l'intimidait pas plus que le nègre qu'elle avait assommé avec une pierre sous les palmiers de la Californie, pour défendre une camarade d'école. Elle chercha partout un revolver, un arme quelconque. Sur une table, elle aperçut enfin un carré de plomb, s'en empara, et avant que son mari ait pu la retenir, elle revint dans la pièce évacuée, courut à la fenêtre et lança de toutes ses forces ce bullet d'un nouveau genre dans la foule en criant: --Take that, Pieds-noirs!

C'était la plus insultante épithète qu'elle connût en français. A ce moment, une escouade de police arriva et dispersa les manifestants.

On avait couché Simone sur un canapé et Paul Mirot lui appliquait sans cesse des serviettes trempées d'eau froide sur le front. Le docteur Dubreuil, appelé en toute hâte arriva au moment où la jolie veuve commençait à reprendre ses sens. La blessure examinée, le médecin affirma que ça ne serait rien. Il lui fallait, tout de même, éviter de prendre du froid et rester à la maison pendant quelques jours. Le pansement fait on enveloppa, avec un foulard, la tête de la blessée et Paul Mirot ayant fait venir une voiture, partit avec elle pour la conduire rue Peel. Jacques Vaillant pria Flora de s'en aller avec eux, mais elle ne voulut jamais consentir à le quitter. A ses supplications elle répondit, d'une voix ferme:

--I am your wife. If they come again to kill you, I will die with you!

La police garda les abords du Le Flambeau jusqu'au soir, mais aucun des Paladins, fort malmenés par les agents, ne se montra de nouveau. A six heures, les employés partis, après avoir donné ses instructions au gardien de nuit qui venait prendre son poste, Jacques Vaillant s'en alla à son tour, accompagné de sa femme.

Le temps s'était quelque peu refroidi. Un fort vent de l'est faisait grésiller le verglas sur les bâtisses et dans la rue. On avait peine à se tenir debout sur les trottoirs glacés. Par ce temps dangereux pour les rhumes et les bronchites, on s'entassait dans les tramways et les piétons étaient rares. La vaillante américaine entraîna son mari et voulut quand même se rendre à leur demeure à pied. Elle glissait à chaque instant et cela l'amusait beaucoup d'obliger son Jacques à faire de capricieuses pirouettes en la soutenant pour l'empêcher de tomber. Les émotions de l'après-midi avaient rendu encore plus amoureuse cette fille de créole.

Ce fut une nuit heureuse.

Le bonheur enchanta les époux enlacés au rythme du vent soufflant par saccades ou se mourant dans une soudaine accalmie, à laquelle succédait la rafale étouffant les bruits du dehors. Ils oublièrent l'avenir menaçant, les Paladins de la Province de Québec hurlant de délire fanatique, dans leurs pâmoisons plus humaines et meilleures, tant il est vrai que les joies de l'amour ne sauraient être comparées aux satisfactions de la haine assouvie.

Cependant, la haine accomplissait aussi son oeuvre à la faveur de la tempête et du vent; car le lendemain, à leur réveil, Jacques et Flora apprirent que Le Flambeau n'était plus qu'un monceau de ruines fumantes.



VI

LA SAINT-JEAN-BAPTISTE


Le chaud soleil de juin brûle l'asphalte, le citadin recherchait l'ombre des verts feuillages le long des avenues et dans les squares. La ville étincelait de partout: de ses clochers pointus et de ses vitrines quotidiennement lavées. Même la brique rouge et la pierre grise des bâtisses semblaient receler des parcelles d'argent et d'or, dans l'éblouissante lumière du jour. Les femmes s'étaient vêtues de toilettes claires, de corsages ajourés, et sous l'ombrelle de la gracieuse passante un peu de la blancheur de l'épaule ronde et du satin d'un beau bras potelé, s'offrait au regard réjoui du passant.

C'est un spectacle charmant que l'été donne ainsi au chercher d'émotions subtiles, au rêveur épris d'impossibles amours, suivant une belle inconnue. Qu'elle soit peuple ou princesse, qu'importe! Il ne le saura jamais. Ce qu'il entrevoit de sa beauté l'émeut. C'est la femme idéale, parce qu'il ne la connaît pas; sa voix est enchanteresse, parce qu'il en ignore le son; son coeur plein de bonté, parce qu'il ne lui a jamais demandé de tendresse; elle l'adore, cela va de soi, puisqu'il n'en sait rien. Il règle son pas sur le sine, la suit longtemps en s'imaginant toujours que tantôt elle se retournera, lui fera un geste d'appel, qu'il sera son Prince Charmant. Ils iront cacher leur bonheur dans une retraite inconnue où ils seront éternellement jeunes et heureux. Un tramway passe, un

remous de la foule les sépare, et le voilà revenu à la réalité. Le rêve est fini. Une affreuse vieille le regarde de travers, parce qu'il l'a frôlée au passage; deux bon bourgeois causant de la taxe d'eau ou de la hausse des loyers, marchent à côté de lui; un brave policeman, au coin de la rue, disperse les flâneurs en répétant d'une voix monotone: Move on, please! Move on! L'insipidité de la vie commune et journalière le reprend de nouveau. Peu importe! il vient de vivre des minutes exquises dans un songe éveillé.

Comment ne pas se griser d'illusions, comment ne pas renaître à l'espérance quand tout est joie et fécondité dans la nature, surtout lorsqu'on est aimé? Le soleil réchauffe les coeurs les plus glacés par l'âge, de même qu'il boit les larmes de ceux qui, aux jours mauvais, se lamentent dans l'adversité. C'est pourquoi, la belle saison revenue, le coeur de Paul Mirot, que Simone avait tenu chaud près du sien, déjà consolé du désastre du Flambeau, n'eut pas de peine à se remettre à se battre avec toute l'ardeur de la jeunesse. Quant à Jacques Vaillant, il avait passé une partie de l'hiver à New-York, avec sa jeune femme, chez Uncle Jack. De retour au pays après les fêtes de Pâques, il paraissait tout disposé à continuer la lutte.

Du reste, les élections générales dans la province de Québec, devant avoir lieu à l'automne, il n'y avait pas de temps à perdre pour se préparer à la bataille que l'élément rétrograde allait livrer au député de Bellemarie et à ses partisans. L'enquête faite sur l'incendie du Le Flambeau, n'avait donné aucun résultat. Le matériel de l'imprimerie étant assuré pour un montant assez considérable, l'ancien ministre des Terres, avec l'argent provenant de l'assurance, avait fondé un nouveau journal: Le Dimanche. C'était une modeste feuille de quatre pages, renseignant le public sur les évènements qui se passaient après la dernière édition des grands quotidiens paraissant dans la matinée, le samedi, jusqu'à la fermeture des lieux d'amusements, à minuit. Dans la page politique, on continuait la lutte en faveur des réformes demandées par les esprits progressistes, mais on ne répondait plus aux injures bavées par les fanatiques de la La fleur de Lys et de L'Intégral. On avait décidé de remettre à plus tard l'achat d'un matériel d'imprimerie, et, en attendant, on confiait l'impression du Dimanche à un imprimeur, pour un prix basé sur le chiffre du tirage hebdomadaire.

L'honorable Vaillant avait gardé son fils et Paul Mirot comme rédacteurs. Ce journal leur coûtait relativement peu de travail, mais ne leur rapportait pas, non plus, beaucoup d'argent. A deux reprises, Mirot, ayant eu à faire face à des dépenses imprévues, dut entamer les revenus de sa ferme de Mamelmont, déposés à la banque, la première fois pour payer son tailleur, la seconde, pour se libérer du loyer mensuel de sa chambre. A part le samedi, un seul rédacteur suffisait à la tâche quotidienne; et, depuis que Jacques Vaillant était revenu, les deux amis, à tour de rôle, prenaient quelques jours de congé chaque semaine, qu'il employaient à leur guise. Jacques, le plus souvent, en profitait pour faire de petits voyages en compagnie de sa femme, avide de connaître plus à fond la vie canadienne. Une semaine, ils allaient à Toronto, puis à Ottawa, à Québec; d'autres fois, ils visitaient les campagnes environnantes ou bien descendait le fleuve Saint-Laurent en bateau, explorait la jolie rivière Richelieu, jusqu'au lac Champlain. Quant à Paul Mirot, il profitait de ses journées de liberté pour travailler à la préparation d'un livre, dont l'idée lui était venue en causant avec Simone du rôle social de la femme, et qu'il comptait publier l'hiver suivant.

La saison des chaleurs arrivée, malgré la hâte qu'il avait de compléter cette oeuvre sur laquelle if fondait de grandes espérances, Paul commença à éprouver une sensation de lassitude qui le faisait s'arrêter des heures sur un feuillet à demi griffonné. Depuis deux ans qu'il était à Montréal, il n'avait pas pris de vacances, et il sentait le besoin d'aller passer quelques jours à la campagne pour se reposer de ses fatigues. Justement, une occasion se présenta. Cette année là, les habitants de Mamelmont avaient décidé de célébrer d'une façon grandiose la fête nationale des canadiens-français. Le député de Bellemarie spécialement invité à cette fête, se trouvant dans l'impossibilité de s'y rendre, pria Mirot d'aller présenter ses regrets à ses fidèles électeurs et d'assumer en même temps la tâche de faire le discours de circonstance. Un enfant de la paroisse, ça fait toujours bien dans le tableau. La date du vingt-quatre juin tombait à merveille, c'était un lundi. Le jeune homme pourrait donc demeurer jusqu'au vendredi chez l'oncle Batèche, qui ne serait pas fâché de l'entretenir longuement de son projet de culture de la betterave, qu'il nourrissait toujours sans jamais parvenir à le réaliser. Et la tante Zoé lui ferait manger des omelettes au lard et de ces bonnes crêpes qu'il aimait tant, quand il était petit.

La perspective de passer quelques jours de fainéantise dans la vieille maison, là-bas, de coucher de nouveau dans la petite chambre, qui avait dû conserver le charme mystérieux de ses rêves enfantins, l'enchanta. Il ne reconnaîtrait plus ses camarades d'école, devenus pour la plupart de solides cultivateurs, mariés et déjà pères de plusieurs enfants; mais lorsqu'on lui dirait leurs noms, il tendrait avec plaisir la main à tous ces braves gens. Étrangères à la corruption des villes, ces belles filles robustes qu'il avait connues à la danse chez Pierre, Jacques ou Baptiste, après sa sortie du collège, étaient sans doute devenues de superbes mères de famille, franches à la besogne, au travail comme en amour. Il eut maintenant respiré avec délices l'odeur un peu forte des pièces trop étroites et mal aérées où toute cette jeunesse s'entassait pour se divertir, durant le carnaval. Le violoneux même l'eut attendri. Tel est l'attrait du passé, telle est l'émotion singulière et profonde qui émeut le coeur de l'homme au souvenir du sol qu'il a foulé enfant, où il a grandi insouciant et heureux, entouré d'êtres bons, au milieu d'objets familiers. Plus tard, il se crée un autre chez-soi, il se familiarise avec d'autres visages et d'autres milieux sociaux, il s'attache aux choses nouvelles qui l'entourent. Mais les paysages de ses premier enthousiasmes, les scènes et les figures qui ont fait image dans son cerveau enfantin, restent quand même gravés dans sa mémoire et un incident sans importance, un mot, un rien, tout-à-coup les font revivre avec une surprenante intensité. Ce n'est pas il y a dix, vingt ou trente ans qu'il a vu cela, c'était hier, c'est aujourd'hui, c'est à l'instant même. Tout en faisant ses préparatifs de voyage, il fredonnait les vieilles chansons que mademoiselle Jobin lui avait apprises à l'école, chansons naïves et rustiques comme l'air de flûte qui, au siège d'Arras, rappelait aux Gascons la verte douceur des soirs sur la Dordogne.

Paul Mirot avait décidé de partir seul, et c'était aussi l'avis de Simone qu'ils devaient s'imposer cette épreuve nécessaire pour avoir le loisir, l'un et l'autre, de mesurer dans la solitude et l'éloignement, la profondeur de leur amour. C'était la première fois, depuis qu'ils s'aimaient, qu'ils allaient passer plusieurs jours sans se voir.

Cependant, tous deux songeaient qu'ils souffriraient d'être isolé l'un de l'autre, qu'il leur faudrait renoncer momentanément aux satisfactions du coeur, aux causeries de chaque jour, et sans se l'avouer, ils se demandaient s'ils auraient le courage de supporter cet isolement. Leur amour était aussi ardent que profond, un amour n'admettant aucun partage, se refusant à toute concession aux obligations sociales et aux exigences de la vie dont personne n'est dispensé.

Le jeune homme devait partir la veille de la fête. Au dernier moment, il remit son départ au lendemain. Il voulait passer quelques heures encore auprès de cette femme qui était l'unique joie de son existence tourmentée. La soirée fut triste et le souper d'adieu sans entrain. Simone manquait d'appétit et Paul

n'avait pas le coeur gai. Le jeune homme passa une nuit fort agitée, et il resta longtemps, les yeux grands ouverts, dans les ténèbres, songeant à des choses auxquelles il n'avait jamais pensé encore et qui lui revenaient comme une obsession quand il avait réussi à les chasser de son esprit. Il se rappelait qu'au début de leur liaison, Simone lui avait raconté des histoires peu édifiantes sur le compte de madame Montretout, l'épouse d'un médecin sans clientèle, qui avait réussi à s'amasser une jolie fortune en manipulant les fonds électoraux, lorsque son parti était au pouvoir. Quand venait le temps des élections, on voyait ce type de politicien taré, parcourir le comtés de la province, les poches bien garnies, payant au besoin de sa personne dans les joutes oratoires, distribuant des dollars aux électeurs et des injures à ses adversaires politiques. Madame Montretout, dont son mari ne se souciait guère, s'occupait aussi d'élections, et ses élus étaient toujours de beaux hommes qu'elle parvenait à attirer en leur offrant ses charmes opulents. Un athlète avait, entre autres, obtenu ses suprêmes faveurs. C'était un lutteur remarquable, bâti en hercule qui faisait accourir les amateurs de sports brutaux, au parc Sohmer. Madame Laperle fut mise au courant de l'aventure par l'héroïne même, qui lui témoignait beaucoup de confiance. Par curiosité, la jolie veuve s'était laissée entraîner un soir jusque dans la loge de l'athlète, cédant aux instances de cette amie perverse qui voulait lui faire palper les muscles de son vainqueur. Les manières grossières et la fatuité de ce champion des luttes à bras-le-corps la dégoûtèrent aussitôt. Elle jura qu'on ne l'y reprendrait plus et brisa toutes relations avec madame Montretout.

La pensée de l'athlète faisait naître en lui un sentiment étrange de malaise et d'inquiétude, un sentiment auquel il se refusait de donner le nom de jalousie. Il dormit à peine quelques heures sur le matin, et se leva tôt pour courir rue Peel, prendre congé de Simone. Il la trouva pâlie et nerveuse, ne pouvant tenir en place. Elle lui demanda:

--Tu as bien dormi?

--Pas très bien.

--Moi, non plus. J'ai fait de vilains rêves... J'ai peur de rester seule si longtemps.

--Puisque c'est convenu! Puisqu'il le faut!

--Il le faut! Il le faut! Je pourrais bien t'accompagner tout de même... La campagne est si jolie.

--Y penses-tu? Que dirait l'oncle Batèche et la tante Zoé?

--Ils diront ce qu'ils voudront... Tiens, j'ai une idée... Tu leur diras que je suis ta fiancée... Ça fait très bien à la campagne: on présente toujours sa blonde aux parents avant de l'épouser.

--En effet, c'est une idée. Mais...

--Ne dis donc pas de bêtises. Je suis sûre que tu penses comme moi... C'est entendu... Tu vas voir comme je vais être bientôt prête.

Et, toute joyeuse, elle courut à sa commode dont elle fouilla les tiroirs.

Il la regardait faire et se sentait soulagé d'un grand poids. La veille, il eut dit non; mais après cette mauvaise nuit de doute et d'inquiétude, il se rendait compte qu'il lui eut été difficile de partir sans elle. Aussi lorsqu'elle revint lui demander, déjà à moitié vêtue, s'il consentait toujours à l'emmener, il lui répondit tout de suite:

--Viens, nous nous arrangerons comme nous pourrons.

Elle n'avait plus qu'une robe à passer. Ce fut bientôt fait. Elle choisit un costume de toile écrue, dernière nouveauté de chez Morgan, qui lui allait à ravir. Un joli chapeau, paille et tulle, de chez Hamilton, la coiffa gentiment. Puis elle mit dans sa sacoche le linge et les objets de toilette indispensables à une femme élégante en voyage. Paul ayant fait transporter sa malle à la gare Bonaventure, la veille au soir, il ne leur resta plus qu'à aller prendre le train de huit heures pour Mamelmont, après avoir mangé à la hâte restes du souper d'adieu.

En descendant du train, à la petite gare de campagne de sa paroisse natale, Paul Mirot respira avec joie l'air embaumé des prairies couvertes de trèfle. Il revit avec plaisir le père Gustin, qui s'offrit à les conduire, lui et sa compagne, chez l'oncle Batèche. Le vieux cocher avait toujours la Grise, la meilleure jument du comté. Chemin faisant, il leur raconta que Pierre Bluteau avait voulu lui donner son Black et deux cents piastres en échange de la Grise, offre qu'il refusa avec indignation. Ce nom de Pierre Bluteau, prononcé tout-à-coup devant lui, laissa Paul tout songeur. Il lui rappelait mademoiselle Georgette Jobin l'institutrice, et la scène dont il avait été témoin à l'école.

L'idée de Simone réussit à merveille. L'oncle Batèche, en apprenant que cette jolie veuve qui sentait bon était toute disposée à faire le bonheur de son neveu, dit à ce dernier, en le tirant à l'écart: "A ta place, je berlanderais pas." Et la tante Zoé fut aussitôt séduite par la gentillesse de l'étrangère, qu'elle considérait déjà comme sa nièce. Elle se montra pleine de prévenance pour cette dame de la ville. L'accueil de ces vieillards confiants et naïfs toucha madame Laperle au point qu'elle regretta un instant d'être venue. Quand elle se trouva seule avec Paul, elle lui dit:

--C'est mal, tout de même, de tromper ces braves gens.

La fête devait commencer par une messe solennelle. On se rendit au village tout de suite. L'oncle Batèche avait endossé sa plus belle bougrine, pour faire honneur à sa future nièce, et la tante Zoé avait tiré de la vieille armoire de chêne, sa robe de mérinos des grands jours. Les rues du petit village étaient toutes pavoisées de drapeaux et de banderoles tricolores. Devant l'église une foule endimanchée se pressait. Paul Mirot alla de groupe en groupe serrer la main, en passant, aux vieux citoyens qui le reconnaissaient et aux jeunes gens qu'il se rappelait avoir connus à l'école ou après sa sortie du collège. Tous se montraient fiers d'avoir été remarqués par ce jeune homme de la ville, qui gagnait gros asteur, et pas pet-en-l'air avec cela.

Dans le banc familial, dont les places se trouvaient remplies par les seuls êtres qui constituaient sa famille, et celle qu'il aimait le plus au monde, pendant que le prêtre officiait à l'autel, le jeune homme se laissa gagner par une attendrissante émotion. Il retrouvait la poésie de cette foi naïve de humbles, mêlant l'idée de Dieu à toutes les manifestations de la nature. On eut bien étonné ce bon curé de campagne, qui ne sortait guère de sa paroisse, en lui disant, par exemple, que l'on faisait servir la religion à des fins politiques, et que des dignitaires du clergé s'occupaient souvent d'autre chose que du salut des âmes. Lui, il ne faisait pas de politique quand il allait porter la consolation aux mourants, visiter les malades, quêter pour ses pauvres. Son prédécesseur avait endetté la fabrique en se faisant construire un presbytère somptueux; mais, lui, trouvait cette maison trop belle et aurait volontiers habité une demeure plus modeste, en rapport avec la mission du prêtre qui est de prêcher la mortification et le détachement des biens de ce monde. Aussi, le laissait-on vieillir en faisant le bien dans cette paroisse, la plus petite du diocèse, tandis que d'autres plus intrigants, étaient devenus chanoines, occupaient des cures importantes, dirigeaient des sociétés, des collèges ou remplissaient à l'évêché des fonctions qui en faisaient les agents secrets de l'Église. L'un de ceux-là était précisément le desservant qui l'avait précédé à Mamelmont, celui devant lequel Mirot enfant s'était révolté en refusant de lire l'adresse de bienvenue à l'examen de fin d'année, à l'école. Quand la cloche sonna pour le Sanctus, Paul s'inclina comme tout le monde, par respect pour ce prêtre et ces braves gens.

Puis ce fut le sermon de circonstance. Le bon curé n'était pas un grand orateur ni un savant. Mais son accent de sincérité suppléait au savoir et à la piété de Champlain, du martyre des Pères Lallemant et Bréboeuf, de l'héroïsme de Madeleine de Verchères, de l'acte chevaleresque du marquis de Lavis, et rappela la vaillance de tous ces nobles qui portaient les noms de Vaudreuil, de Boucherville, de La Salle, d'Iberville, de Maisonneuve, de Jolliet, il s'attaqua à la Pompadour, accusant cette femme galante d'avoir été la cause des malheurs de la Nouvelle France passant à l'Angleterre après des années de guerres sanglantes. Il croyait fermement à cette légende absurde, inventée pour couvrir les faiblesses d'un roi avili, condamnant le peuple à la plus misérable servitude pour satisfaire les appétits insatiables d'une cour composée de vils courtisans et de nobles prostituées. Il termina son sermon en exhortant les fidèles à s'inspirer, en ce grand jour de la Saint-Jean-Baptiste, de l'exemple de ces héros et de ces martyrs pour se raffermir dans la foi et le patriotisme.

La démonstration en plein air, débutant par un discours de circonstance, que devait prononcer Paul Mirot, avait été annoncée pour trois heures de l'après-midi. A l'heure convenue tous le citoyens de la paroisse, et même des paroisses environnantes, étaient réunis devant le perron du magasin Carignan & Désourdis. Sur l'herbe, de l'autre côté de la rue, on avait transporté tous les bancs disponibles du village, même ceux de la sacristie. Ces bancs étaient réservés aux femmes et aux enfants. Le président de la fête, que était le notaire du village, devenu un homme sérieux et considérable, depuis l'époque où il s'amusait à taquiner les institutrices, lut d'abord une lettre d'excuse de l'honorable Vaillant, puis présenta l'enfant de la paroisse au public. Paul Mirot s'avançant pour prendre la parole aperçut assise sur le premier banc, à côté de la tante Zoé, Simone qui le fixait de ses grands yeux. A partir de ce moment il ne vit plus qu'elle et c'est pour elle qu'il fut éloquent.

Quand il eut expliqué comment il se faisait que leur député l'avait chargé de la tâche difficile de le représenter à cette fête de la Saint-Jean-Baptiste, il entra dans le vif de son sujet. Ils avaient entendu, le matin, le ministre de Dieu parler du passé, lui, leur parlerait du présent. Les enseignements du passé ne sont utiles qu'en autant qu'on sait en retenir ce qui peut être appliqué aux conditions présentes et l'existence des peuples comme individus. On n'apprend plus au jeune cultivateur à faucher à la faucille puisque la lieuse mécanique a remplacé ce procédé primitif et pénible de faire la moisson. Seulement, on lui rappelle que son grand-père, qui a accompli ce dur labeur, lui a donné une leçon d'énergie dont il doit s'inspirer pour tirer le meilleur parti possible des avantages que lui offre le progrès moderne. Il en était de même de l'exemple de ces martyrs et de ces héros d'autrefois dont la mémoire devait être honorée, sans pour cela renouveler les querelles et recommencer les luttes du passé, dans un siècle où tous les esprits éclairés admettaient la liberté des croyances, à une époque où des relations plus faciles et plus constantes entre le différents peuples de la terre tendaient à assurer la paix universelle, pour le plus grand bien de l'humanité. Le courage de ces héros et de ces martyrs, chacun devrait l'imiter dans l'effort de chaque jour pour améliorer son sort et celui de ses semblables, acquérir plus de connaissances utiles, créer plus de bonheur autour de soi.

Le ton de ce discours était peut-être un peu trop élevé pour ces braves gens, qui ne voyaient pas si haut ni si loin. Mais Simone l'encouragea de son regard approbateur.

Il dénonça les petits saints et les faux patriotes se proclamant les seuls défenseurs des droits des canadiens-français et de leur religion, afin d'exploiter la crédulité populaire à leur profit, tout en commettant sans danger les pires injustices. Pour échapper au triste sort que ces faux patriotes nous préparent, dit-il, l'on doit renoncer à l'isolement dans lequel on essaie de nous maintenir, fermer l'oreille aux discours flagorneurs de Saint-Jean-Baptiste, nous proclamant chaque année, au mois de juin, les seuls êtres bons, honnêtes, courageux, intelligents et instruits qui existent au monde. On ne s'y prendrait pas autrement pour suborner une coquette imbécile et jolie. Les hommes sérieux ne doivent pas se laisser aveugler par ces louanges mensongères. Il faut avoir le courage de regarder la vérité en face. Nous occupons une situation inférieure en ce pays et par notre faute: parce que l'on ne fait pas la part assez large à l'enseignement pratique: parce que nous avons peur de raisonner et de marcher avec le siècle; parce qu'on nous a trop longtemps habitués à vivre dans la contemplation du passé, ou lieu de tourner nos regards vers l'avenir. L'Intégral, un journal rétrograde qui en est encore à ressasser les idées du moyen-âge, n'a-t-il pas eu la sottise d'écrire que l'aviation était un crime contre Dieu, parce que si le Créateur avait voulu que l'homme s'élevât dans les airs, il lui eut fait pousser des ailes. Les véritables ennemis des canadiens-français sont les gens de cette espèce et non l'anglais entreprenant, progressiste, qui ne nous demande que de l'aider à faire du Canada une nation prospère et libre, à côté de la grande république américaine, accordant des droits égaux à toutes les races et admettant toutes les opinions religieuses et philosophiques.

Ses auditeurs l'écoutaient avec étonnement, mais trouvaient qu'il parlait bien, tout de même. Ils sentaient confusément qu'il avait raison. Cependant, ces gens habitués à applaudir les périodes ronflantes et connues où reviennent à chaque instant les mots magique de gloire nationale, de destiné providentielle, de foi de nos aïeux, de traditions glorieuses, ne savaient plus que faire de leurs mains.

Le jeune homme résuma brièvement sa pensée. Il n'était pas question d'abandonner nos coutumes française, nos droits reconnus par la constitution britannique, pas plus que ce parler de France dont nous avons su conserver les mâles accents, de même que l'exquise poésie. Personne nous demandait ce sacrifice qui serait une lâcheté. Ce que les vrais patriotes désiraient, le député de Bellemarie, entre-autre, c'était que nous nous armions pour les luttes de la vie, non avec des arquebuses à mèches, datant de l'époque de Samuel de Champlain, mais en nous procurant des armes perfectionnées modernes. En d'autres termes si les canadiens-français voulaient avoir leur part légitime dans l'exploitation des richesses de ce pays, et, au point de vue intellectuel, jouer le rôle dont ils étaient dignes par leur intelligence, ils devaient marcher de l'avant en se mettant au niveau de la civilisation des autres peuples, ou lieu de se retrancher derrière le mur de Chine, fait de préjugés illusoires qu'on aurait dû reléguer depuis longtemps au paradis des caravelles et des drapeaux fleurdelisés.

Quand l'orateur se tut, les bonnes gens de Mamelmont lui firent une ovation. Tous ne demandaient qu'à s'armer comme il le leur avait dit. L'oncle Batèche était fier de son neveu. Il le félicita à sa manière, en lui disant: C'est bien envoyé. La tante Zoé ne dit rien, parce qu'elle ne savait pas quoi dire. Quant à Simone, elle pressa tendrement la main de Paul, faute de mieux.

Le reste de la journée se passa en amusements variés. Il y eut des courses pour jeunes filles, pour garçons, pour hommes et femmes mariés, puis une course au cochon graissé. Ce fut le vieux Dumas que Paul Mirot avait connu à l'école, qui terrassa l'animal enduit de suif, appartenant au vainqueur comme prix de la course. Le pauvre homme était radieux et toute sa vieille face ridée s'éclairait en pensant que cela lui ferait du boudin et de la saucisse pour les fêtes de Noël et du Jour de l'An. Depuis que son fils l'avait quitté, sans le prévenir de son départ ni lui dire où il allait, le vieillard travaillait à la journée chez les cultivateurs et gagnait misérablement sa vie. Tout le monde était content qu'il eut attrapé le cochon. Après les courses, on se réunit par groupes pour causer de choses et d'autres et chanter des vieilles chansons françaises et canadiennes: La belle Françoise qui veut s'y marier, A la claire fontaine, Sur le pont d'Avignon, Fanfan La Tulipe, O Canada, terre de nos aïeux.

La nuit venue, une belle nuit calme et tiède d'été, en plusieurs endroits, on alluma des brasiers ardents alimentés de branches sèches. Dans toutes les maisonnettes du village, on avait collé aux carreaux des fenêtres des papier transparents, bleu, blanc et rouge, qu'éclairaient par derrière une lampe à pétrole. Le coup d'oeil était féerique pour ces humbles habitants de la campagne, aux coeurs français. Ce fut du délire à l'apparition de la première fusée dans le ciel serein. Des cris d'allégresse s'élevèrent de partout. En même temps, une compagnie de miliciens d'occasion armés de fusils de chasse, arriva par le chemin du roi et vint se placer autour de l'estrade d'où on lançait les pièces pyrotechniques qu'à tour de rôle les notabilités de la paroisse et les invités venaient allumer. A partir de ce moment, les détonations se succédèrent presque sans interruption pendant plus d'une heure, mêlées au sifflement des fusées et aux clameurs de la foule.

A onze heures, tout était fini et le village avait reconquis son calme habituel.

Paul Mirot, qui s'était fait une fête de coucher de nouveau dans sa petite chambre sous le toit, toute pleine de souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, n'y retrouva pas le charme du passé. Simone qui occupait, au dessous, la chambre destinée à la visite était trop près de lui pour qu'il puisse oublier le présent. Et pourtant, c'était par des nuits semblables de clair de lune, qu'accoudé à la petite fenêtre, tout près, il avait fait de ces rêves merveilleux d'amour et de gloire, comme en font tous les adolescents quelque peu imaginatifs; c'était par ces belles nuits d'été, pleines d'étoiles, qu'il avait interrogé l'infini pour découvrir le mystère de la création des mondes.

Il avait pressenti la puissance de Dieu, dans ces grandioses manifestations de la nature, d'un Dieu qui n'était pas celui que proclament les pouvoirs tyranniques pour asservir leurs semblables, d'un Dieu que l'on calomnie en lui attribuant des idées d'orgueil, de haine et de vengeance. Il tendit l'oreille pour surprendre les bruits qui venaient de la chambre au-dessous, et quand il eut entendu le lit craquer sous le poids du corps de Simone, il se coucha à son tour et s'endormit.

Le lendemain, il pleuvait et la journée fut triste. L'oncle Batèche expliqua pour la millième fois à son neveu, son fameux projet d'exploitation de la betterave. Il en avait encore parlé au conseil municipal, à l'assemblée de juin, mais sans plus de résultat. Depuis vingt ans, il prêchait le même évangile, l'évangile de la betterave, sans être parvenu à convertir personne à sa croyance. Quant à la tante Zoé, elle parla à Simone de la Confrérie des Dames de Sainte Anne dont elle était la présidente honoraire. C'était une bien belle et très pieuse confrérie. Elle l'entretint ensuite de ses poules, qu'elle avait eu de la misère à faire couver au printemps; des petits cochons qu'on engraissait au lait de beurre et à la moulée, pour l'hiver; de la vache caille, la meilleure du troupeau, qui vêlait toujours de bonne heure et donnait du lait jusqu'à l'automne avancé. A cause de la pluie, qui ne cessait de tomber, les deux amoureux durent subir ces conversations sans pouvoir s'isoler un instant.

Vers le soir, un fort vent d'ouest s'éleva et nettoya le ciel. Pendant que l'oncle Batèche allait traire ses vaches et que la tante Zoé pelait ses pommes de terre tout en faisant réchauffer la soupe, Paul et Simone allèrent faire une promenade dans le jardin. Ils se communiquèrent leurs impressions de la nuit précédente. Simone aurait bien voulu causer avec lui dans la paix sereine de la nuit. Mais, comment faire? Il ne fallait pas s'exposer à abuser de la confiance de ces coeurs simples. On résolut de rester bien sage. Pourtant, Paul affirmait que c'était bien joli là-haut, dans sa petite chambre, où par la fenêtre ouverte on voyait les étoiles. Et pour voir les étoiles par curiosité féminine, pour visiter cette petite chambre où le jeune homme avait vécu enfant, où il avait travaillé, douté de lui-même, souffert quelquefois, cette petite chambre dont il lui avait tant de fois parlé, Simone risqua de se compromettre. Après la veillée quand le couple Batèche fut endormi, pieds nus, elle se rendit auprès de Paul, sans faire de bruit, et elle lui apparut comme une vision de rêve dans un rayon de lune.

Le mercredi, le soleil se leva éblouissant et incendia l'atmosphère. Dans la matinée, malgré une chaleur accablante, on alla se promener dans les champs où l'on commençait la fenaison. On respirait à pleins poumons l'agréable et vivifiante odeur de foin coupé. L'oncle Batèche se moqua de son voisin, qui était à faucher une grande pièce de mil, prédisant de l'orage à brève échéance. Quant à lui, il attendrait que la température se soit remise au beau fixe pour récolter son foin dans d'excellentes conditions. Vers les quatre heures de l'après-midi, on décida d'aller pêcher la perche et le crapet dans le ruisseau Bernier, situé à quelques arpents de la maison, sur le bord de la rivière. L'oncle Batèche accompagna son neveu et Simone. L'endroit était charmant, ombragé de feuillage rempli d'oiseaux. Parmi le nénuphars et les ajoncs émergeant de l'eau, montait le croassement espacé et monotone des grenouilles. Pas la moindre brise ne venait tempérer la chaleur écrasante du jour. Les deux hommes tirèrent de l'ombre la chaloupe qu'ils avaient empruntée à un voisin et tous trois tendirent leurs lignes. Ça mord pas, dit après une demi heure de silence attentif, le vieil homme. Et pour distraire la jolie compagne de son neveu, il lui raconta des histoires de son jeune temps. Un jour, il s'était déguisé en loup-garou pour faire peur à son voisin François, qui courtisait la Maritaine en même temps que lui, et se vantait partout de lui faire manger de l'avoine. Le pauvre garçon avait failli en crever de frayeur. Puis il lui parla de feux-follets, de chasse-galeries, d'un malheureux qui avait vendu son âme au diable et que le curé arracha des griffes de Satan. Bref, il lui donna une foule de détails intéressants sur les moeurs campagnardes d'autrefois.

Un coup de tonnerre gronda dans le lointain. Personne ne s'était encore aperçu que depuis quelques minutes le soleil se cachait derrière les nuages. Les hirondelles rasaient la surface de l'eau. L'oncle Batèche, après avoir interrogé l'horizon qui, de l'ouest au sud, était d'un noir d'encre, dit: On va en avoir une rôdeuse. Les pêcheurs se hâtèrent de déguerpir.

Quand ils arrivèrent à la maison, il faisait sombre comme à la tombée de la nuit et les éclairs commençaient à sillonner le firmament. Il était temps: de grosses gouttes de pluie tombaient et aussitôt le seuil franchi, la tempête éclata. Un torrent d'eau inonda la terre encore brûlante des ardeurs du soleil. La force de la tourmente faisait craquer la maison et les coups de tonnerre se succédaient presque sans interruption. La tante Zoé s'était agenouillée près de la table, sur laquelle elle avait placé un cierge béni allumé, tandis que l'oncle Batèche, assis près de la fenêtre, fumait stoïquement une bonne pipe de tabac canadien. Simone, s'était réfugiée dans les bras de Paul et à chaque éclair qui illuminait la pièce où se tenaient ces quatre personnes, dans des attitudes bien différentes, un tremblement nerveux la secouait toute.

Tout-à-coup la maison s'emplit d'une lumière fulgurante en même temps qu'un bruit formidable, pareil à une explosion de dynamite, fit sursauter tout le monde. La foudre venait de frapper l'orme dont les branches ombrageaient le perron. Chacun se tâta, étonné d'être encore vivant. L'orage s'éloignait, on respira.

Le soleil reparut et on ouvrit les portes et fenêtres. La joie de se sentir vivre est délicieuse après des émotions pareilles. Simone, dans une détente de toute sa nervosité féminine, riait sans raison. On alla examiner l'arbre foudroyé par l'étincelle électrique. C'était un bel orme, droit, majestueux, la tête en parasol, un vieux géant que la hache du défricheur avait respecté. La foudre lui avait enlevé une lisière d'écorce, du haut jusqu'en bas. L'orage grondait encore dans le lointain, et, sur le fond sombre de ce tableau magnifique se détachait un brillant arc-en-ciel. Toute la végétation, lavée, rafraîchie, resplendissait sous les rayons du couchant qui donnaient aux gouttelettes de pluie attardées à la pointe des feuilles ou suspendues aux brins d'herbe, des scintillements de pierreries semées à profusion sur l'écrin vert des pelouses et dans la chevelure touffue des bosquets. L'âme sensible de Paul Mirot en était toute émotionnée.

C'est sous l'effet de cette émotion que le jeune homme proposa à sa compagne une promenade sentimentale au clair de lune, quant les vieux seraient couchés. Ils se donnèrent rendez-vous dans le jardin, qu'ils avaient exploré la veille.

Durant la soirée, les amoureux écoutèrent distraitement l'oncle Batèche parler de son intention de se porter candidat à la mairie au mois de Janvier. Tout le monde lui assurait une élection par acclamation, la chose lui étant due en raison des ses services passés Il les entretint ensuite des élections parlementaires prochaines, dans la province de Québec. On commençait à annoncer la candidature d'un homme du comté contre l'honorable Vaillant, qui aurait peut-être de la misère à se faire réélire parce qu'on disait qu'il voulait détruire les curés pour faire plaisir aux anglais. Ses ennemis, et ils étaient nombreux, citaient le fait que son fils avait renié sa race en épousant une protestante. Il en était à énumérer le évènements notables de l'année: les mariages, les mortalités, les malheurs de l'un qui avait dû vendre sa terre pour payer ses dettes, les succès de l'autre prêtant maintenant de grosses sommes d'argent sur hypothèques, lorsque la tante Zoé, après avoir déposé sur la table le bas de laine qu'elle ravaudait, annonça qu'il était temps d'aller se coucher.

Une heure plus tard, Paul était dans le jardin, attendant Simone, qui ne tarda pas à le rejoindre. Les amoureux s'éloignèrent jusqu'au bout d'une allée, bordée de carrés d'oignons et de concombres, où ils s'arrêtèrent et se dirent de si tendres choses, au clair de lune, que la tante Zoé, qui ne dormait pas et les avait suivis, en fut toute bouleversée, n'en pouvant croire ses yeux ni ses oreilles.

Paul sommeillait profondément, le lendemain matin, lorsqu'une main un peu rude, une main qu'il connaissait bien, qui l'avait éveillé tant de fois dans le passé, lorsqu'il faisait la grasse matinée, le tira de son sommeil. Il ouvrit les yeux et aperçut, près de son lit, la figure sévère de tante Zoé. Il comprit avant qu'elle eut proféré une seule parole. Elle savait tout. Il en fut atterré. Elle le croyait perdu, avec cette mauvaise femme. Il essaya de lui expliquer l'aventure, le mieux qu'il put. Mais elle ne comprenait qu'une chose, c'est que cette femme était anne salope, elle que toute sa vie s'était montrée si réservée, même dans ses épanchements légitimes, avec l'oncle Batèche. Tout ce qu'il put obtenir, c'est qu'elle ne dirait rien à son oncle, qui était capable de bavarder ensuite, lui ayant représenté que cela nuirait à sa candidature à la mairie. Il lui promit, en retour, de partir le matin même avec sa prétendue fiancée, et de revenir seul ou marié, la prochaine fois.

Dans le train, Simone pleura quand elle apprit la vérité. Paul avait dû tout lui dire, ne pouvant la tromper comme l'oncle Batèche sur le motif de ce départ précipité. L'absence de la tante Zoé au moment des adieux eut suffi, du reste, pour faire comprendre à la jolie veuve qu'elle était la cause de ce retour précipité dans la métropole.

C'était une belle journée et la campagne était toute fleurie et animée le long de la ligne du Grand Tronc, qui les conduisait à Montréal. Quand ils arrivèrent à la ville, il faisait déjà une chaleur écrasante. Aux alentours de la gare, des italiens stationnaient devant leur petite voiture-glacière et criaient de leur voix chantante, rebelle à l'accent anglais: Ice cream!... Ice cream! Une belle fille des pays du soleil jouait de l'orgue de barbarie, un peu plus loin. Les cochers de place mêlaient leur note basse, mouillée de gin, à ce concert discordant de la rue et bredouillaient sans conviction: Cab, Sir! Cab, Sir! Et le bruit agaçant des tramways, le cliquetis de chaînes et de moyeux de lourds camions étouffaient, dominaient tout ce vacarme. Ce tapage incessant parut insupportable aux deux amoureux que venaient de goûter la douceur de vivre en pleine nature parée de toutes les splendeurs du ciel et de la terre. Autant le départ avait été joyeux, autant le retour fut triste.

En montant la rue Windsor, ils rencontrèrent Jacques Vaillant qu'ils mirent au courant de leur voyage à Mamelmont, sans lui parler de l'aventure qui avait été la cause de leur retour à la ville avant la fin de la semaine. Se doutant de quelque chose, il demanda:

--Pourquoi êtes-vous revenus si tôt?

Simone, les larmes aux yeux, répondit:

--C'est à cause de moi...

Paul vint à son secours:

--C'est la tempête d'hier, une tempête épouvantable, là-bas... le tonnerre... un terrible coup de tonnerre!



VII

LA VOIX DU PEUPLE


La législature provinciale fut dissoute le vingt août et l'on fixa la date des élections générales dans la province de Québec, au dix-huit septembre, la mise en nomination des candidats dans les différents comté ruraux et dans les divisions électorales des villes devant avoir lieu le onze septembre.

Le gouvernement, qui avait dédaigné les sages avis de l'honorable Vaillant pour se rallier à l'opinion du vieux Troussebelle, s'apercevait maintenant qu'il avait commis une erreur de tactique mettant son existence en danger. C'était ses derniers atouts qu'il jouait dans cette lutte, et afin de donner le moins de chances possibles à l'ennemi, il avait réduit à vingt-huit jours la période électorale. Il était trop tard cependant, pour s'engager dans une voie nouvelle. Les ministres du cabinet décidèrent de ne pas appuyer les candidats du groupe dont le député de Bellemarie était le chef. Si ces candidats parvenaient quand même à se faire élire et dans le cas où le gouvernement serait maintenu au pouvoir, on tâcherait de s'entendre avec eux après les élections. Quant au prédécesseur de Vaillant, il voulait à tout prix aller combattre celui dont il avait triomphé devant le conseil des ministres. On le laissa faire.

Marcel Lebon, à qui on avait enlevé la direction politique du Populiste, sur les instances de l'honorable Troussebelle, son ennemi déclaré, se portait candidat dans la division Saint-Jean-Baptiste, que ce même Troussebelle représentait avant d'abandonner son portefeuille de ministre pour accepter un fauteuil au Conseil Législatif. Le financier Boissec, qui avait fondé de grandes espérances sur Lebon, caressant l'espoir de se faire nommer sénateur un de ces jours, se chargeait de défrayer les frais de l'élection de celui qu'il appelait son meilleur ami. Son adversaire était le notaire Pardevant, qui comptait sur l'appui de toutes les personnes pieuses et particulièrement sur les appels au fanatisme religieux que ne manqueraient pas de faire en sa faveur ses jeunes amis, Paladins de la Province de Québec.

Dans la division Sainte-Cunégonde, Prudent Poirier avait un concurrent redoutable dans la personne du chef de la Fédération Ouvrière, le mutualiste Charbonneau. Cet industriel, qui traitait mal ses ouvriers et les exploitait sans cesse, était arrivé à la députation dans cette division où les prolétaires formaient la masse de l'électorat, par un de ces hasards mettant parfois en évidence la premier venu dont la sottise étonne d'abord et dégoûte ceux-là même qui l'ont poussé de l'avant. L'amateur de piano-legs avait bien des comptes à rendre à ses mandataires, et il n'était pas de taille à faire face à la musique.

Les ennemis de l'honorable Vaillant s'étaient entendus pour lui choisir un adversaire, à la fois dangereux et humiliant, dans la personne de Boniface Sarrasin, ancien commerçant de volailles de la paroisse de Saint-Innocent, qui n'avait pas d'opinions politiques, mais s'engageait à appuyer les chefs que l'électorat de la province choisirait, soit d'un côté, soit de l'autre. Ce candidat incolore, sachant à peine signer son nom, était connu de tous les cultivateurs du comté, dont il avait fréquenté la basse-cour, pour en acheter poules, poulets et dindons. Retiré du commerce, on le disait riche et, bien entendu, de bon conseil. On venait de très loin lui emprunter de l'argent, à un taux d'intérêt assez élevé, ou le consulter sur la meilleure manière de faire couver les canards. Et ce n'était pas un monsieur de la ville, mais un homme sans prétention, vivant au milieu des citoyens de Bellemarie. Cette dernière considération ralliait beaucoup d'indifférents et d'indécis à la candidature du Père Boniface, comme tout le monde l'appelait depuis qu'il exhortait hommes, femmes et enfants qui l'approchait à faire pénitence afin de se préserver du feu de l'enfer.

Les fidèles partisans de l'ancien ministre des Terres de la Couronne répétaient, à tous ceux qui voulaient les entendre, que le bonhomme Sarrasin devait redouter lui-même d'être rôti par le diable dans l'autre monde, puisqu'il avait toujours cette idée en tête. Il ne s'était peut-être pas enrichi avec des indulgences?

C'est si facile, pour un commerçant, de ramasser, à la nuit tombante, les volailles qui s'égarent loin du poulailler. Et les renards ont le dos large. Du reste, personne n'ignorait qu'à la suite d'une retraite prêchée à Saint-Innocent, par les Pères du Rédempteur, qui avait fait trembler les plus vertueux des fidèles en les plongeant et replongeant dans l'enfer pour la moindre peccadille, Boniface Sarrasin avait perdu la raison, qu'il avait voulu jeûner pendant quarante jours, enfermé dans une chambre aux murs nus et sans lit, qu'il prenait pour le désert. On répétait que le curé de la paroisse était parvenu à le guérir de sa folie en lui faisant porter sur la poitrine un morceau du bois de croix et en célébrant, durant plusieurs semaines, le saint sacrifice de la messe à son intention.

Le Populiste répudia d'une façon véhémente, Vaillant et ses adeptes, dans le but de protéger le gouvernement contre les attaques du parti réactionnaire. Ce fut en vain, car La fleur de Lys et L'intégral, de même que les autres feuilles bigotes, dénoncèrent le clan ministériel, prétendant qu'il y avait eu avant la dissolution des Chambres, un pacte secret signé entre le ministère et les ennemis de la religion. l'Éteignoir ne prit fait et cause pour personne, trouvant plus lucratif et plus sûr de pêcher dans toutes les eaux fangeuses que charrie le ruisseau électoral gonflé par les passions populaires. Tout en faisant aux candidats ministériels une lutte acharnée pour toute la province, les ennemis de la liberté et du progrès concentrèrent surtout leurs efforts contre Vaillant, Lebon et Charbonneau, qui n'avaient que le Dimanche pour les défendre des attaques perfides et des calomnies de la grande et petite presse.

Jacques Vaillant et Paul Mirot ne pouvant suffire à la tâche, Modeste Leblanc se présenta à point pour les tirer d'embarras. L'ancien reporter de l'hôtel de ville au Populiste, après avoir quitté le journal pour entrer àl'Éteignoir, qui lui offrait une augmentation d'un dollar par semaine, venait de perdre sa situation pour avoir manqué une primeur sensationnelle: le maire de Montréal, pris d'une colique subite, obligé d'interrompre la séance du conseil municipal et de se faire conduire chez lui en toute hâte, redoutant une attaque de choléra, les journaux annonçant depuis quelque temps que ce terrible fléau faisait des ravages épouvantables en Russie. Le pauvre garçon se désolait, sans ressources et ayant sa nombreuse famille à nourrir, lorsque, par hasard, il entra au bureau du Dimanche, au moment où les deux amis se demandaient où ils pourraient trouver un homme de confiance pour prendre charge du journal pendant qu'ils iraient appuyer leurs candidats et préparer sur place les comptes-rendus des assemblées politiques. Ils n'auraient pu trouver mieux que ce trop modeste mais intelligent et honnête journaliste. On le mit tout de suite au courant de ses nouvelles fonctions. Le lendemain Paul Mirot partait pour le comté de Bellemarie, tandis que Jacques Vaillant se disposait à aller combattre tour à tour, aux côté de Marcel Lebon, contre le notaire Pardevant, et du candidat Charbonneau, contre Prudent Poirier.

La première assemblée de cette mémorable campagne, dans le comté de Bellemarie, eut lieu à Mamelmont. On était venu même des comtés voisins pour entendre la discussion, car on s'attendait à une belle joute oratoire entre l'honorable Vaillant, ancien ministre des Terres de la Couronne, et l'honorable Troussebelle, conseiller législatif, qui étaient tous deux de redoutables tribuns, quoique de genres différents. Autant le premier en imposait par sa mâle éloquence, sa logique serrée, son geste énergique, autant le second était insinuant, perfide, habile dans l'art de dénaturer les faits et de faire appel aux préjugés populaires. Le temps était beau, sans la moindre brise, les orateurs pouvaient se faire entendre de tout le monde du haut du perron du magasin Carignan & Désourdis, malgré la foule immense qui couvrait la place de l'église. L'oncle Batèche eut l'honneur d'être désigné à la présidence de l'assemblée.

Ce fut l'honorable Troussebelle qui parla le premier. Il commença par faire l'éloge de Boniface Sarrasin, un self made man, un homme de basse classe qui avait su, par son labeur incessant et son intelligence du commerce, se créer une vieillesse heureuse, tout en rêvant de consacrer ses loisirs au bien du pays. Puis il loua le savoir et le talent de celui qui lui avait succédé, pour peu de temps, au ministère. On fondait sur lui de belles espérances. Malheureusement, cet homme orgueilleux et sans doute dominé par des influences néfastes, dans son désir de monter plus haut, de jouer le rôle de dictateur, avait trahi ses compatriotes pour s'attirer les bonnes grâces des anglais. Il s'était même attaqué à nos saints évêques, à nos admirables institutions religieuses, aux bonnes soeurs, aux doux frères et aux dignes prêtres de nos communautés enseignantes et de nos collèges qui se dévouent pour l'éducation de la jeunesse canadienne-française et catholique. Cet homme, à la Chambre, dans les réunions publiques et dans son journal Le Flambeau, d'exécrable mémoire, avait poussé l'audace jusqu'à réclamer plus d'anglais et moins de latin dans nos maisons d'éducation. C'était là un crime abominable. Ce renégat de sa race ne méritait pas d'être le mandataire des braves gens du comté de Bellemarie, fidèles aux traditions de foi de leurs ancêtres, fiers d'être canadiens-français et catholiques, de faire partie de cette nationalité à part dans le Dominion du Canada, faisant l'admiration de l'univers entier par sa supériorité intellectuelle et morale. C'est en nous laissant guider aveuglément par notre incomparable clergé, dit-il, c'est en conservant les vieilles coutumes de nos ancêtres, tout en fermant l'oreille aux suggestions dangereuses des esprits progressistes, que nous conserverons cette vertu nationale, enviée de tous les peuples de la terre. Et surtout, pas de pacte avec l'anglais protestant, franc-maçon, ennemi juré de Notre Saint Père le Pape. Les anglais ne seraient rien sans nous, dans ce pays; c'est nous qui les avons sauvés en maintes occasions; et si l'Angleterre perdait la province de Québec, ce serait le commencement de sa décadence. Profitons des avantages que cette situation exceptionnelle nous offre pour combattre l'anglais et le forcer à capituler. C'est en élevant à la députation des hommes d'affaires et des patriotes comme Boniface Sarrasin, et honnête et humble serviteur de la religion et de la patrie, que les canadiens-français deviendront les maîtres du Canada, qui sait, peut-être de l'empire britannique tout entier, qu'ils s'empareront des places et des richesses trop longtemps accaparées par les anglais.

Malgré la perfidie de l'attaque et l'odieux des accusations portées contre lui par l'ancien député de la division Saint-Jean-Baptiste, l'honorable Vaillant s'avança, calme et souriant, pour lui répondre. Il était confiant dans la fidélité braves amis de Bellemarie et dans l'ascendant que son éloquence de tribun populaire exerçait sur les foules. Il reprit la question, au point où son adversaire l'avait abandonnée et compara Troussebelle au Tentateur transportant le Christ sur la montagne et lui offrant, s'il voulait l'adorer, les immenses royaumes s'étendant à ses pieds. Autant le diable avait employé d'artifices pour séduire le Maître, autant cet homme s'était montré hypocrite, menteur et déloyal en essayant de soulever les préjugés religieux et les haines de race au profit de son candidat. L'honorable conseiller législatif, dit-il, a prêché la guerre sainte, voulant exterminer les anglais, puis s'emparer de l'Angleterre. Il rougirait de répéter de semblables absurdités ailleurs qu'à la campagne où ces propos en l'air se perdent dans le vent qui passe. Si l'anglais nous porte ombrage, il n'y a qu'un moyen de lutter d'égal à égal avec lui, quelle que soit la condition sociale dans laquelle nous somme placés: une éducation plus pratique et plus conforme aux besoins de notre époque. C'est le but vers lequel tendent ceux que demandent des réformes scolaires. Il faut que le contrôle de l'éducation soit placé entre les mains de personnes responsables au peuple et parfaitement au courant de la situation économique du pays. Il faut séparer l'instruction religieuse de l'instruction proprement dite, c'est-à-dire, de cette instruction non seulement nécessaire à l'homme pour gagner son pain quotidien, mais en même temps indispensable à une race qui--surtout dans un pays comme le nôtre--vit à côté d'autres races, pour conserver son prestige et aspirer aux destinées auxquelles elle a droit. La religion, quand on n'y mêle pas de politique, a un tout autre but, un but essentiellement spirituel: celui d'élever les âmes vers la Divinité pour la conquête d'un royaume qui n'est pas de ce monde. Qu'on enseigne le catéchisme, très bien! Que l'on consacre quelques heures à de pieuses lectures ou à la prière, personne n'y voit d'inconvénient. Mais si l'enfant n'apprend que le catéchisme et si l'homme ne sait que prier, sans armes et sans ressources pour les luttes de l'existence, il deviendra une proie facile de la misère et l'esclave de ceux qui, mieux avisés, ont compris que Dieu a donné à la créature humaine l'intelligence et la raison pour qu'elle en fit usage en pénétrant les secrets de la nature et en jouissant des biens de la terre. Laissons à chacun sa liberté de croyance et contentons-nous d'être des hommes honnêtes et sincères, ne cherchant que le bien et la justice, non pour une classe privilégiée, mais pour tous.

L'ancien ministre des Terres de la Couronne eut la générosité d'ignorer Boniface Sarrasin. Cet homme n'était que l'instrument inconscient de ses ennemis, il crut plus digne de sa part de ne pas descendre jusqu'à lui.

En terminant, il ajouta qu'il remettait avec la plus entière confiance, son sort entre les mains des braves électeurs du comté de Bellemarie, qui ne s'en laisseraient pas imposer par l'attitude dévote et les gestes scandalisés du trop fameux comédien chargé de la direction de la lutte sans merci qu'on avait décidé de lui faire.

L'orateur fut chaleureusement applaudi. L'assemblée était conquise. Vaillant venait de remporter un nouveau triomphe.

On voulait entendre le candidat du comté, parce qu'un candidat muet, dans la province de Québec, ça ne s'est jamais vu. Il faut dire quelque chose, n'importe quoi, des bêtises. Boniface Sarrasin ne connaissait que le commerce de la volaille, il en parla. Mais un farceur, dans l'assemblée, l'apostropha:

--Parle donc politique, gros pansu!

Cette interruption détermina l'orateur à résumer son programme politique en quelques paroles bien senties. Il s'écria:

--Messieurs, c'est un homme comme vous autres, qui s'présente aujourd'hui, un homme qui a élevé des cochons comme vous autres. J'sus contre l'instruction publique. Y'a trop d'gens instruits, c'est pour ça qu'le foin s'vend pas plus cher. Si vous m'élisez, j'voterai tejours pour les bonnes mesures.

Paul Mirot, obligé de répondre à cet éloquent discours, voyant tout le monde en belle humeur, continua la plaisanterie. Il dit qu'il n'avait pas l'intention de demander au nommé Sarrasin combien il avait élevé de cochons au cours de sa brillante carrière, pas plus que de mettre en doute sa compétence dans la direction d'une basse-cour, parce que cela n'avait aucun rapport avec les devoirs d'un député, collaborant à l'administration des affaires publiques et à la confection des lois. Puis, il s'appliqua à démontrer plaisamment à ses auditeurs ce qui arriverait s'ils élisaient cet homme aussi ignorant que piètre orateur. La Chambre était déjà trop encombrée de ces nullités ne sachant remplir leur siège qu'en s'asseyant dessus, sans jamais desserrer les lèvres tout le temps que durait la session. On citait, entre autres, le fameux Prudent Poirier, le député de la division Sainte-Cunégonde, qui, au cours du dernier Parlement, n'avait jamais ouvert la bouche que pour dire à son voisin, un irlandais: Come have a drink! C'est ce même député qui répondait un jour à un de ses électeurs menacé de cour d'assises, que le grand jury pouvait rendre un verdict de quatre manières différentes: True Bill, No Bill, Buffalo Bill et Automo Bill. C'est d'une façon aussi stupide que répondrait le gros Boniface, si on lui demandait un renseignement dans un cas semblable. Et, comment supposer qu'un Sarrasin ou un Poirier, le premier bon tout au plus pour la galette, le second excellent pour les poires, puisse toujours voter en faveur des bonnes mesures, puisque ni l'un ni l'autre n'était en état de comprendre les projets de loi soumis à la Chambre. De tels députés sont non seulement inutiles, mais deviennent quelquefois dangereux. Et il en donna un exemple des plus récents. Le vertueux conseiller législatif dont vous avez admiré comme moi la piété, il y a un instant, dit-il, lorsqu'il était ministre, ressemblait quelque peu à ces dévotes confondant--oh! bien involontairement--leur amour de Dieu avec l'amour humain, c'est-à-dire que sa main droite, toujours levée vers le ciel, s'efforçait d'ignorer ce que faisait sa main gauche, abaissée derrière son dos et recevant des gratifications pour ses complaisances. Or, une puissante compagnie de Montréal avait chargé l'honorable Troussebelle, non sans lui avoir mis quelque chose dans la main gauche, de combattre devant la législature un projet de loi présenté par une compagnie rivale pour obtenir certains privilèges, établissant ainsi une concurrence équitable dont le public en général, et la classe ouvrière, en particulier devaient profiter. Prudent Poirier, car c'est encore du député de Sainte-Cunégonde qu'il s'agit, quand le projet de loi vint devant la Chambre, ne prêta qu'une attention fort distraite au débat qui s'en suivit, n'y comprenant rien du tout. Ce n'est que lorsque le ministre vendu s'écria, avec un beau geste d'indignation: "C'est une épée de Damoclès que l'on veut suspendre au-dessus de nos têtes", que le Poirier fut brusquement secoué de sa somnolence habituelle. Le sentiment de la conservation lui donna du courage, et regardant les statues symboliques dominant l'enceinte parlementaire, il dit, d'une voix mal assurée: "Monsieur le ministre a raison, il ne faut pas donner d'épée aux dames en glaise suspendues sur nos têtes". Ce fut un succès, toute la chambre éclata de rire. Mais Prudent Poirier représentant une division essentiellement ouvrière, vota contre l'intérêt de ses électeurs.

De tous côtés, on cria: Hourrah pour la dame en glaise!--Hourrah pour le p'tit Mirot!--Hourrah pour notre député!

L'honorable Troussebelle s'était réservé dix minutes de réplique, mais il lui fut impossible de se faire entendre. On l'appela vendu et il dut se retirer sous les huées de la foule.

La campagne électorale débutait bien. Dans les autres paroisses du comté, l'honorable Vaillant et ses amis conservèrent l'avantage sur leur adversaires. Mais le jour de l'appel nominal des candidats à Saint-Innocent, chef-lieu du comté, il se fit un revirement d'opinion. Les professeurs du Collège où Jacques et Paul avaient fait leurs études, s'étaient déclarés ouvertement contre l'ancien ministre des Terres de la Couronne, le considérant comme un ennemi de leur maison d'éducation. De plus, la veille, qui était un dimanche, plusieurs curés des paroisses du comté de Bellemarie, du haut de la chaire, avaient parlé des oeuvres abominables et impies pervertissant la vieille Europe, et prédit des malheurs incalculables pour le Canada si les fidèles aveuglés, dédaignant les conseils de leurs sages pasteurs, votaient en faveur d'hommes perfides dissimulant sous de prétendues idées de liberté et de progrès, leur haine contre l'Église et ses institutions gardiennes de la foi et des traditions nationales des canadiens-français. Ces hommes ne pouvaient être que les émissaires de puissances sataniques rêvant d'enserrer dans leurs griffes immonde les descendants des héros de la Nouvelle-France, pour les plonger dans un océan de feu où il n'y aurait que pleurs et grincements de dents durant toute l'éternité. L'allusion était claire, personne ne s'y trompa. Les âmes soumises et craignant l'enfer, qui étaient pour Vaillant, se tournèrent contre lui. Ceux qui manifestèrent quelque hésitation, furent vite circonvenus par leurs pieuses épouses.

L'honorable Troussebelle et ses amis sûrs qu'ils étaient maintenant les plus forts ne mirent plus de bornes à leur fureur contre l'ancien député du comté, dont ils voulaient empêcher la réélection. Le docteur Montretout était arrivé de la veille à Saint-Innocent, chargé de munitions de guerre, c'est-à-dire de dollars puisés dans la caisse électorale mise à la disposition des amis de la bonne cause. Durant les dernier huit jours au cours desquels devait se décider le sort des candidats, il avait reçu instruction de corrompre tous ceux qui se montraient indécis dans leur choix, sur la clôture, selon le terme consacré. Solyme Lafarce, toujours en grande faveur au Populiste, l'accompagnait, ainsi qu'Antoine Débouté, embauché par l'Éteignoir, après avoir eu maille à partir avec Jean-Baptiste Latrimouille, à cause de son incurable paresse. La colique constante dont souffrait Débouté, ennemie irréductible de son esprit juridique, le rendait presque inoffensif. Mais il n'en était pas ainsi de Lafarce, cherchant sans cesse la sensation et le scandale.

Dans la division Saint-Jean-Baptiste, à Montréal, l'amant de coeur de la plantureuse May, avait préparé des coups pendables contre la candidature de Marcel Lebon. C'est lui, par exemple, qui eut l'idée d'expédier à tous les électeurs de la division un numéro de La fleur de Lys, dans lequel Pierre Ledoux fulminait contre la franc-maçonnerie, après avoir écrit au bas de l'article, au crayon bleu, le nom de l'ancien rédacteur en chef du Populiste, avec cette note explicative: On dit qu'il en est. Les cabaleurs réactionnaires, et surtout Paladins de la Province de Québec, prenant une part active dans cette élection, s'étaient emparés de la chose et, par ce moyen, faisaient une lâche cabale en faveur de leur vénérable ami le notaire Pardevant, payant des messes dans toutes les églises pour le succès de sa candidature.

Paul Mirot se douta tout de suite, en apercevant Lafarce dans la foule, qu'il n'était pas venu pour rien à Saint-Innocent. Il lui fallait à tout prix un compte-rendu sensationnel de l'assemblée de l'après-midi. Les évènements, qu'il aida autant qu'il put, le servirent à souhait.

Après la proclamation des candidats mis en nomination par l'officier-rapporteur, à deux heures précises, l'assemblée commença. L'honorable Vaillant, d'après les conventions acceptées de part et d'autre, devait parler le premier, ce jour-là. La noblesse de son maintien, sa parole sincère et éloquente en imposèrent quand même à la foule qui lui était en majorité hostile. Quand il se retira après avoir annoncé qu'il se réservait le privilège de répondre aux attaques de ses adversaires lorsqu'il les aurait entendues, des applaudissements assez nombreux soulignèrent ses dernières paroles.

L'honorable conseiller législatif, comme d'habitude, pontifia et rappela les enseignements de l'Église, les encycliques du Souverain Pontife sur les idées modernes. Il noircit autant qu'il put le caractère de Vaillant et lui attribua des projets diaboliques. C'était un socialiste, sinon un anarchiste, n'osant encore montrer ses couleurs. Ce qu'il ne disait pas, cet homme le pensait. Gare aux électeurs s'ils ne voulaient subir le joug du protestantisme et de l'Angleterre. Et le bon apôtre, qui ricanait dans les poils rares de sa barbe décolorée, termina sa harangue en conseillant à ses auditeurs d'aller demander au Pape ce qu'il pensait de l'ancien directeur du Flambeau, ce vieillard auguste, que cet homme néfaste, qui sollicitait de nouveau leurs suffrages, avait fait tant de fois pleurer.

Tout le monde trembla d'épouvante.

Lorsque Paul Mirot, répondant au boniment invariable de Boniface Sarrasin voulut, comme dans les assemblées précédentes, amuser le public au dépens du candidat des bonnes mesures, il ne rencontra que de la froideur au lieu de récolter des applaudissements. Toutes le figures demeuraient graves et inquiètes.

Les amis du candidat Sarrasin avaient réservé au docteur Montretout le côté malpropre de la discussion. Il s'acquitta consciencieusement de cette tâche. De l'honorable Vaillant, dont la vie privée état inattaquable, ne pouvant rien dire, il s'en prit à sa famille. Il parla d'abord de son fils, qui avait épousé une américaine dévergondée, une protestante sans pudeur, dont l'oncle millionnaire faisait une vie scandaleuse à New-York. Puis il fit allusion à Simone, nièce de l'ancien ministre, prétendant que de mauvais bruits couraient sur son compte, bruits auxquels n'était pas étranger le jeune journaliste, sans expérience et sans cervelle, qui combattait pour Vaillant, et qu'on venait d'entendre insulter tous les braves citoyens de Saint-Innocent, en essayant de ridiculiser l'un des leurs dans la personne de Boniface Sarrasin, le futur député du comté de Bellemarie.

Mirot, au comble de l'indignation, interrompit l'orateur en lui disant: Taisez-vous, misérable cocu!

Des partisans de Vaillant, dans la foule, répétèrent: Cocu!... Cocu!!

Sans se déconcerter, tellement il en avait l'habitude, Montretout répliqua:

--Oui, messieurs, je suis cocu, et je le sais depuis longtemps. La différence qu'il y a entre moi et ceux qui crient si fort, c'est qu'ils le sont, eux aussi, et ne le savent pas.

Pendant l'altercation qui s'en suivit, Solyme Lafarce, rédigeant ses notes sur l'estrade des orateurs, s'éclipsa.

Lorsque le calme se fut rétabli, l'honorable Vaillant voulut qualifier comme elle le méritait la conduite du docteur Montretout. Mais juste à ce moment, on vit s'avancer, en face de l'estrade, un cultivateur tenant en laisse un veau de printemps sur le dos duquel on avait écrit au pinceau trempé de goudron: Vaillant traître à sa race. La foule stupide et méchante à ses heures, surtout lorsqu'on exploite grossièrement ses préjugés, éclata en bravos. Le grand tribun populaire, l'homme qui avait sacrifié ses plus chers intérêts pour travailler au développement intellectuel de ses compatriotes et améliorer leur condition matérielle, pâlit sous l'insulte et se roidissant contre le dégoût qui lui montait aux lèvres, essaya de parler. Ce fut en vain. A chaque fois qu'il ouvrait la bouche, quelqu'un tirait la queue du veau qui se mettait à braire lamentablement. A la fin, des protestations d'élevèrent, des coups de poings s'échangèrent autour du veau et une mêlée générale s'ensuivit. Solyme Lafarce remontait sur l'estrade, radieux pour jour du spectacle qu'il avait sournoisement préparé, quand il se trouva face à face avec Paul Mirot qui lui sauta à la gorge en lui criant, la voix tremblante de colère: C'est toi, ivrogne, vil souteneur, qui a fait cela!... Et à plusieurs reprises il le souffleta en pleine figure. Le reporter du Populiste se débattit, essaya d'appeler au secours, mais son adversaire le saisit à bras-le-corps et l'envoya rouler dans la poussière.

Le soir, on envisagea froidement la situation: elle n'était pas rose. L'honorable Vaillant, profondément affecté par les événements de l'après-midi, ne conservait que peu d'espoir dans le résultat final de la lutte. Il est vrai qu'il pouvait compter sur le ferme appui d la majorité des électeurs de quelques paroisses, telles que Mamelmont, mais dans les autres paroisses il eut fallu beaucoup d'argent pour contrebalancer l'effet des servons du dimanche et de la corruption des consciences par le docteur Montretout, qui achetait les votes à n'importe quel prix. C'était du reste, une manoeuvre à laquelle l'ancien ministre n'avait jamais voulu se prêter.

Toute la méprisable et nombreuse catégorie d'électeurs pour que le mot élection veut dire bombance et argent, voyant que la lutte était chaude, s'en réjouissait. Aux élections précédentes, ces individus que les anglais qualifient de l'épithète méprisante de suckers, n'avaient pas eu de chance: la popularité de Vaillant était trop grande et, partant, la lutte trop inégale entre lui et ses adversaires pour que l'on en puisse tirer grand profit. Aussi se promettait-on de se rattraper, le cas échéant. C'était le moment d'agir et dans la soirée, à l'hôtel où se retiraient l'ancien député du comté et son jeune ami, tous les individus louches se présentèrent et demandèrent à parler à leur candidat. Tous protestèrent de leur dévouement et lui offrirent leurs services. Ils ne demandaient rien pour eux. Au contraire, ils étaient prêts à s'imposer les plus grands sacrifices pour battre cet imbécile de Sarrasin. Mais il y avait des petites dépenses à faire pour l'organisation, et l'on rencontrait des électeurs ben exigeants. C'était honteux de se faire payer pour voter, mais y comprenaient pas ça. L'un conseiller municipal, avec cinquante dollars, pouvait contrôler cinquante votes. Un autre connaissait un brave homme qui demandait vingt-cinq dollars, juste la somme dont il avait besoin pour payer un billet venant échu à la Toussaint, en échange de son vote, de ceux de ses cinq fils et d'un neveu qui restait à la maison. D'autres s'offrirent sans détour, comme cabaleurs de première force, connaissant toutes les roueries du métier, prêts à tout faire, même à se parjurer au besoin. Tout ce qu'ils demandaient, c'était une petite reconnaissance, comme qui dirait dix, quinze, vingt-cinq ou cinquante dollars, et puis de l'argent pour acheter quelques gallons de whisky. Il s'en trouva de plus cupides qui ne pouvaient se déranger à moins de cent dollars.

L'honorable Vaillant les congédia tous en leur disant qu'il y verrait, qu'il n'avait pas encore prévu ces complications. Mais quand le dernier de ces écumeurs d'élection fut parti, il respira plus à l'aise, débarrassé de la présence de ces tristes individus. Il dit à Mirot, qui l'interrogeait du regard:

--Ces gens-là, malgré toutes leurs protestations de dévouement, seront bientôt chez Sarrasin, lui offrant leurs services aux mêmes conditions, puis au rabais si le commerçant de volailles refuse de se laisser tromper sur la valeur de la marchandise.

La soirée, qui fut plutôt triste, se termina par la lecture des journaux. Les nouvelles de la division Saint-Jean-Baptiste, la plus arriérée de Montréal étaient mauvaises. Le notaire Pardevant communiait tous les matins, et le public se rassemblait devant la porte de l'église pour le voir sortir, son livre de messe à la main. Il avait acquis une grande réputation de sainteté. Sa photographie, qu'il distribuait dans les familles, était placée entre la statue de Saint-Joseph et de la Vierge Marie. Et partout où son adversaire Marcel Lebon, se montrait, les jeunes Paladins de la Province de Québec, fidèles à leur mission de tout régénérer dans le Christ, par la calomnie et la violence, l'accablaient d'injures, le traitaient de mangeur de prêtres, l'accusaient d'être l'instrument de Vaillant le renégat. Et ceux-là même qui répudiaient ces procédés malhonnêtes, qui ne croyaient pas un mot des accusations portées contre lui, hurlaient avec les autres pour ne pas être remarqués, de crainte de s'attirer des ennuis. L'épicier tenait à vendre son fromage moisi, le marchand de nouveautés à trouver des acheteuses pour ses corsets doublés de satin, ses bas ajourés et ses pantalons à garnitures de dentelles; et, ainsi de suite, jusqu'au médecin du quartier qui se plongeait prudemment dans l'étude d'ouvrages de pathologie qu'il n'avait pas consultés depuis des années.

Quant au mutualiste Charbonneau, dans la division Sainte-Cunégonde, il fouaillait d'importance, Prudent Poirier, dévoilant au grand jour tous les méfaits de l'industriel vert-galant. Devant des auditoires ouvriers, il démontrait que cet homme n'était qu'un vil exploiteur de la misère humaine, encaissant des bénéfices exorbitants et payant des salaires de famine à ses employés. Il l'accusait partout d'avoir, à la suggestion de Troussebelle, voté contre l'intérêt de la classe ouvrière à la Chambre, en s'opposant à l'octroi de privilèges à une compagnie concurrente d'un monopole dont tout le monde avait souffrir. Dans cette division, plus avancée que celle de Saint-Jean-Baptiste, les Paladins de la Province de Québec essayèrent, à plusieurs reprises, de se faufiler pour combattre la candidature de Charbonneau, mais ils furent à chaque fois hués et obligés de fuir devant la foule indignée et menaçante. Le candidat ouvrier, disaient les journaux, même le Populiste avait de grandes chances de succès. Ses amis prétendaient qu'il battrait son adversaire par une forte majorité.

L'honorable Vaillant, en rejetant le journal qu'il venait de parcourir, dit à Mirot:

--Si je suis défait, voilà l'homme qui appuiera devant la Chambre, les réformes que j'ai proposées. Ce sont les classes ouvrières qui nous sauveront en forçant le gouvernement à donner au peuple plus de liberté et plus d'instruction.

Durant la semaine précédant le scrutin, les candidats parcoururent les différentes paroisses du comté de Bellemarie, et Vaillant et ses amis remportèrent quelques succès. Une réaction s'était faite après l'assemblée de Saint-Innocent et les électeurs, un moment ébranlés dans leurs convictions, se ralliaient autour de la candidature de leur ancien député. Les dernier jours de la bataille furent consacrés à l'organisation. L'ancien ministre visita ses comités et fut accueilli partout avec enthousiasme. Cependant, certaines figures connues manquaient ici et là, gagnées par l'argent et le whisky que l'on distribuait généreusement dans les comités de l'adversaire.

La veille de l'ouverture des bureaux de votation, un numéro spécial du Dimanche parut à plusieurs milliers d'exemplaires, qui furent distribués dans la comté de Bellemarie, les divisions Saint-Jean-Baptiste et Sainte-Cunégonde. Ce vaillant petit journal qui avait soutenu habilement la lutte, sous la direction de Jacques Vaillant et de Modeste Leblanc, contre les journaux hostiles aux candidats réformistes, résumait la politique proclamée par ces hommes de progrès et réduisait à néant les accusations portées contre eux par leurs adversaires.

Ce journal fut dénoncé par les réactionnaires, aux portes des églises, et des exemplaires du Dimanche furent déchirés par centaines et traînés dans la boue, sous les pieds de ceux qui voulaient passer pour être plus fervents que les autres.

Tous ceux qui ont pris une part active aux élections savent que durant la nuit précédant le scrutin les cabaleurs sont sur pieds et que c'est souvent cette nuit-là que se décide le sort des candidats. On va de maison en maison réveiller les électeurs susceptibles d'être influencés par des promesses, de l'argent ou quelque bonne bouteille. Il y en a qui se vendent et se revendent deux ou trois fois entre minuit et cinq heures du matin. Pour éviter, autant que possible, les poursuites en invalidation, on emploie toutes sortes de moyens détournés de corruption. A la campagne, on achète par exemple, des oeufs à cinq dollars la douzaine, un coq se paye dix dollars et un cochon maigre vingt-cinq dollars. A la ville, on achète autre chose: il y a des femmes si coquettes et des hommes qui ont toujours quelque bibelot à vendre, quelque pièce à louer.

Le lundi, dix-huit septembre, dès neuf heures du matin, tous les bureaux de votation furent assiégés d'électeurs anxieux de jeter le plus tôt possible, dans l'urne électorale, le bulletin marqué d'une croix en faveur du candidat choisi par chacun d'eux, selon ses convictions, par influence indue ou cupidité. Dans les villes on remplaça les morts et les absents dont les noms étaient inscrits sur les listes, par des individus que l'on payait de deux à cinq dollars le vote. A la campagne, où ces procédés étaient par trop dangereux, les représentants des candidats connaissant tous les voteurs dans chaque bureau de votation, on employa d'autres moyens pour violer la loi. Des bulletins de vote furent subtilisés, des illettrés furent trompé au point de voter à l'encontre de leurs opinions. Au bureau de votation du village de Mamelmont, où le candidat Sarrasin ne pouvait compter sur un seul vote, on fit assermenter durant les deux heures précédant la clôture du scrutin, c'est-à-dire entre trois et cinq heures, tous ceux qui se présentèrent, de sorte que, vu la longueur des formalités à remplir, plusieurs citoyens obligés d'attendre leur tour pour voter, furent privés de leurs droits d'électeurs.

Par toute la province, les procédés les plus malhonnêtes furent employés, la corruption la plus effrénée régna au cours de ces élections générales auxquelles le parti réactionnaire était préparé de longue date, soutenu par les fédérations de sociétés religieuses et soi-disant patriotique, y compris les Paladins de la Province de Québec, association dans laquelle on avait enrôlé une multitude de jeunes gens.

A sept heures du soir, la foule se pressait devant le bureau de télégraphie de la petite gare du village de Saint-Innocent, et devant le bureau de téléphone situé à quelques pas de la gare, pour apprendre le résultat des élections. Les messages télégraphiques et téléphoniques étaient apportés au comité de l'honorable Vaillant aussitôt qu'ils arrivaient. C'était Paul Mirot que recevait ces messages et les communiquait ensuite aux amis, de moins en moins nombreux dans la salle, après chaque mauvaise nouvelle reçue. A sept heures et demie, lorsqu'on eut le résultat du vote dans toutes les paroisses du comté, Vaillant et Mirot restèrent seuls avec un jeune homme du village qui agissait, depuis le commencement de la lutte, comme secrétaire du comité de Saint-Innocent. Ce résultat était accablant. Boniface Sarrasin, commerçant de volailles, complètement détraqué depuis la retraite prêchée par les Pères du Rédempteur dans sa paroisse, battait son adversaire, ancien ministre, par une majorité de plus de cinq cents voix. L'honorable Vaillant avait prévu la défaite, mais il ne s'attendait pas à un écrasement. Aussi, eut-il une seconde de défaillance morale. Une larme brilla dans son regard clair, et tendant la main à son lieutenant fidèle, il lui dit:

--Mon jeune ami, je suis bien malheureux!

Il resta à son poste, cependant, pour attendre les dépêches donnant le résultat des élections dans toute la province. Ce furent les nouvelles de Montréal que le télégraphe apporta les premières. Dans la division Saint-Jean-Baptiste, le notaire Pardevant triomphait avec une majorité de plus de mille voix. La défaite de Marcel Lebon était encore moins humiliante que celle de Prudent Poirier, défait par le mutualiste Charbonneau, de la division Sainte-Cunégonde, qui avait donné une majorité de deux mille huit cent voix au candidat ouvrier. Cette nouvelle fut une consolation pour le vaincu de Bellemarie. Au moins, un sur trois triomphait. A onze heures, le résultat final était connu. La prédiction de l'ancien ministre des terres de la couronne s'était réalisée aux trois quarts. Le gouvernement se maintenait au pouvoir, mais seulement avec une majorité de quelques sièges. Le recomptage des bulletins, les demandes en invalidation à prévoir, la défection de quelques députés passant à l'ennemi pouvait déterminer, d'un moment à l'autre la chute du ministère.

Lorsque le candidat défait, accompagné de Mirot et du secrétaire du comité vaillant, sortit de la salle pour se rendre à son hôtel, la foule entourait la demeure de Boniface Sarrasin, décorée de lanternes en papier rose, et acclamait encore le vainqueur de la journée. Les amis mêmes de Vaillant, ceux qui l'avaient suivi jusqu'à la fin, n'étaient pas les moins ardents à manifester leur joie au nouveau député. La lutte terminée, tout le monde prétendait avoir voté pour le candidat victorieux dont le front imbécile s'auréolait de gloire.

Devant ce spectacle, l'ancien ministre retrouva son énergie. Saisissant le bras du journaliste, d'une voix presque calme, il lui expliqua:

--Je ne pouvais vaincre Troussebelle et ses acolytes, car j'avais contre moi l'Ignorance, la Sottise et la Lâcheté, les trois plus redoutables ennemis du genre humain. Il y a près de deux mille ans le Christ, le premier de philosophes humanitaires, fut trahi et vendu par ses apôtres, abandonné de ses disciples et crucifié par son peuple qu'il voulait éclairer. Depuis ces temps anciens, le monde a subi l'influence néfaste des Pharisienset des Judas. Espérons qu'un jour leur règne prendra fin. Car il ne faut pas se décourager, et surtout ne jamais abandonner la lutte. Les semeurs d'idées préparent l'avenir aux générations futures. S'ils recueillent souvent la haine et la trahison en récompense de leurs peines, ils ont au moins la satisfaction, quant la mort arrive, d'avoir développé en eux la vie dans toute sa plénitude, en pensant, travaillant, aimant et souffrant. C'est pour vous, mon ami, qui êtes jeune, que je dis ces choses. Quant à moi, ma carrière politique est brisée et je suis trop vieux pour recommencer ma vie.

Le lendemain, dans le train qui les ramenait vers la métropole, Mirot constata qu'en effet, l'honorable Vaillant était devenu vieux, sinon d'âge, du moins de fatigues accumulées dans les batailles sans trêve qu'il livrait depuis quelques années contre le fanatisme, l'ignorance, la calomnie, la cupidité des exploiteurs de peuple, l'hypocrisie triomphante. Et il remarqua pour la première fois, que la chevelure du tribun avait blanchi.

En regardant ces cheveux blancs mettre de l'hiver aux tempes de l'homme qu'il admirait le plus au monde, le journaliste murmura entre ses dents:

--La voix du peuple, c'est la voix des... autres.

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