Le débutant: Ouvrage enrichi de nombreux dessins de Busnel, de deux dessins... et d'un portrait de l'auteur par St-Charles Roman de moeurs du journalisme et de la politique dans la province de Québec
VIII
LA LITTÉRATURE NATIONALE
Le Dimanche cessa de paraître après les élections, faute d'argent. Du reste, l'honorable Vaillant, retiré de la politique active, n'avait plus besoin de journal pour le défendre. Il venait de partir pour un long voyage à travers l'Europe, ayant besoin de repos et de distractions après avoir vu s'anéantir l'oeuvre qu'il avait édifié péniblement, au prix de longues années de travail incessant. Quant à Jacques Vaillant, à demi gagné par les cajoleries de sa femme, la séduisante Flora, il songeait à aller s'établir à New-York, où Uncle Jack lui offrait une très jolie situation. Et Paul Mirot dont le talent était, quand même hautement apprécié, entra comme assistant rédacteur en chef à l'Éteignoir, à la condition qu'il ne signerait pas ses articles--son nom seul étant par trop compromettant--qui devaient être écrits dans l'esprit du journal. Cette condition, il l'accepta plutôt avec plaisir. Signer ses articles, il n'y tenait guère, puisqu'il était condamné jouer le rôle de machine à écrire pour gagner tout simplement sa vie.
Mirot ne consentit à cet esclavage que temporairement, se promettant d'en secouer le joug aussitôt après la publication de son livre, qui le mettrait en évidence et lui rapporterait de l'argent. Il était convaincu que ce livre, auquel il travaillait depuis près d'une année, inspiré par Simone, marquerait une époque dans l'histoire de la littérature canadienne.
Le changement qui s'était opéré dans le caractère de la jolie veuve, l'avait engagé à modifier quelque peu les derniers chapitres de son livre qui y gagnait beaucoup en vérité et en intérêt: cependant, l'auteur constatait avec chagrin et inquiétude que l'éternité du bonheur en amour est subordonné à bien des causes accidentelles et indépendantes de la volonté de l'homme et de la femme. Depuis le coup de tonnerre de Mamelmont, madame Laperle n'était plus la même. Et lorsqu'elle apprit que le misérable docteur Montretout avait osé, à la réunion électorale de Saint-Innocent, jeter sa liaison avec Mirot, comme une suprême injure, à la face de l'honorable Vaillant, elle en pleura longtemps de honte. Pourtant, elle était bien moins coupable que l'épouse de ce vil insulteur: elle n'avait trompé personne puisqu'elle était libre. Et elle essayait de se consoler en lisant ces vers de Victor Hugo:
La foule hait cet homme et proscrit cette femme.
Ils sont maudits. Quel est leur crime? Ils ont aimé.
Cette crise sentimentale détermina, chez elle, un retour vers la piété de son enfance, dont son âme était encore imprégnée. Les craintes superstitieuses, les scrupules de son éducation première combattirent les élans de son coeur. Certains jours, elle formait le projet d'aller s'enfermer dans un couvent, afin de se purifier par la prière et la mortification. Puis, brusquement, son amour reprenait le dessus et dans les bras de l'homme aimé, elle se livrait avec toute la fougue de son tempérament passionné à la volupté terrestre. Après ces abandons venait les repentirs et alors, durant un temps plus ou moins long, sa porte restait close pour Paul dont elle redoutait la présence. Le jeune homme comprenant que son bonheur était sérieusement menacé, luttait désespérément pour reconquérir Simone toute entière; mais après la victoire succédait la défaite, et c'était toujours à recommencer.
Pour chasser la tristesse de ses trop fréquentes soirée solitaires, le jeune homme s'absorba davantage dans le travail et à la fin d'octobre son livre était terminé. Avant d'en livrer le manuscrit à l'imprimeur, il voulut connaître l'opinion de ses amis et de personnes compétentes sur la valeur de l'oeuvre. Car ce n'est pas chose facile que d'écrire un roman de plus de trois cents pages, et cela représente une somme de travail considérable, une tension d'esprit qui ne laisse aucun repos tant que le dernier mot n'est pas écrit au bas de la dernière page. Et quand on a fini, il n'y a plus qu'à recommencer. Il faut retrancher, ajouter, polir, modifier certaine situation, donner de l'élan à un personnage pour qu'il aille plus vite, en exécuter un autre que s'obstine à ne pas vouloir disparaître à temps, en rappeler un troisième qu'on avait perdu de vue. Puis, vient la correction des épreuves et l'on découvre sur la bande imprimée des phrases boiteuses, des mots que l'on jurerait ne jamais avoir écrits. Bref, le livre paraît et on n'est pas content: on voudrait avoir dit ceci plutôt que cela, on s'étonne de trouver des fautes dans le fond et dans la forme, des fautes que l'on voit comme tout le monde maintenant, et qu'on n'apercevait pas avant. C'était pourtant bien simple et on n'y a pas pensé. Le journaliste doutait de lui-même et sollicitait l'approbation d'esprits éclairés, afin de laisser le moins de prise possible à la critique malveillante dont son livre serait assurément l'objet.
Il fut convenu qu'un dimanche on se réunirait à
l'atelier du peintre Lajoie, à qui Paul Mirot avait
confié l'illustration du roman, et que l'auteur y ferait
la lecture de son manuscrit devant les juges qu'il
s'était choisis. Cette réunion eut lieu au commencement
de novembre: Marcel Lebon,
le poète Beauparlant,
le docteur Dubreuil,
Jacques Vaillant
et sa jeune femme,
mademoiselle Louise Franjeu
et l'illustrateur formaient
quorum. Simone,
qui ne sortait plus guère
de chez-elle que pour se
rendre à l'église, malgré
les instances de son amie
Flora que l'on avait déléguée
rue Peel, avec instruction
de la ramener morte ou vive,
refusa obstinément de venir.
Elle était dans ses mauvais jours,
ses jours de repentir, car elle avait eu encore
la faiblesse de poser le jeudi précédent pour le dernier
dessin de l'illustrateur du roman de Mirot. Cette
oeuvre, toute imprégnée d'elle lui était chère et odieuse
tour à tour, comme son auteur.
Les auditeurs qui, au début, redoutaient quelque peu la longueur et la monotonie du roman, furent bientôt intéressés par l'originalité de l'oeuvre, la hardiesse des tableaux qui y figuraient, l'ingéniosité de l'intrigue, jointe à la finesse de l'observation se dégageant des faits habilement exposés. Cette lecture dura trois heures, sans que personne n'ait songé à s'en plaindre. Et, lorsque le dénouement fut connu, toutes les mains se tendirent vers Mirot que l'on félicita chaleureusement.
Marcel Lebon, qui avait été, pour ainsi dire, le parrain du jeune homme lors de son entrée dans la carrière du journalisme, était fier de son élève. L'ancien rédacteur en chef du Populiste, le candidat défait dans la division Saint-Jean-Baptiste, avait brisé sa plume et renoncé à toute ambition politique ou littéraire. Le gouvernement, qui le savait au courant de bien des secrets compromettants pour le parti, l'avait casé en créant pour lui une situation de commissaire enquêteur sur les dossiers perdus au Palais de Justice de Montréal. De même, afin de dissiper la mauvaise humeur du financier Boissec, souscrivant des sommes considérables au fonds électoral, et qui avait pris fait et cause pour le candidat progressiste contre le notaire Pardevant aux dernières élections, on le nomma sénateur. Lebon se montra très optimiste à l'égard de Mirot. Il s'écria:
--Voilà un brave garçon qui a au moins fait quelque chose. Le journalisme lui aura servi, il fera son chemin. Tandis que moi, et bien d'autres, nous n'avons été pendant dix, quinze ou vingt ans, que les instruments de politiciens accapareurs et fourbes comme Troussebelle, ou imbéciles comme Poirier, nous obligeant sans cesse à changer leurs méfaits en actes méritoires, leur sottise en traits de génie, par une gymnastique intellectuelle quotidienne et fatigante, aboutissant toujours à des articles élogieux. Et à la moindre révolte contre cette odieuse exploitation de l'intelligence humaine, on vous chasse, sans égard pour les services rendus. Je me suis porté candidat à le députation et tous ceux que j'avais obligé au Populiste, m'ont combattu avec acharnement, à l'exception de mon ami Boissec.
Jacques Vaillant, lui, n'avait pas une grande confiance dans l'accueil que le public en général, ferait au roman qui venait de le charmer. Il s'exprima avec la plus grande franchise:
--Mon cher Paul, je voudrais avoir écrit ton livre et je n'hésiterais pas un seul instant à le publier. Mais il est bon que tu saches à quoi tu t'exposes. Au lendemain de sa publication, il te faudra d'abord déguerpir de l'Éteignoir. Tu connais aussi bien que moi l'esprit de ce journal qui en est rendu à se servir de périphrases d'une demi colonne pour éviter un mot de cinq ou six lettres. Du reste, le Populiste est, pour le moins, aussi convenable. Tous les journaux vont te traiter comme le dernier des misérables, à quelques exceptions près. Et je ne parle pas, bien entendu de La fleur de Lys. Ça, c'est le bouquet.
--Mais je ne dis que la vérité.
--C'est beaucoup trop. Puis, ton livre sort de l'ordinaire, c'est un genre nouveau, donc il est mauvais. Et constatation aggravante, on y découvre du talent, même de l'esprit. Pour écrire un livre qui soit digne d'être catalogué parmi les chefs-d'oeuvre de notre littérature nationale, il faut faire le niais quand on ne l'est pas, et se montrer autant que possible, plus bête qu'un autre. Ton héroïne est trop humaine pour ne pas être suspecte. Si tu veux qu'elle soit bien accueillie, donne-lui des vertus célestes. Puis, donne comme époux à cette vierge ignorante des choses de ce monde, un beau jeune homme sage et candide qui a bravé mille morts afin de la conquérir. N'oublie pas de leur faire élever ensuite de nombreux enfants, au moins deux ou trois douzaines, dans la pratique de toutes les vertus, et le respect des vieilles traditions. Ce sera une histoire banale, mais à la portée de toutes les intelligences, n'éveillant les scrupules et ne froissant les préjugés de personne, par conséquent, indifférente à tout le monde. Les petites filles la liront sans danger, les vieilles femmes romanesques en parcourront les chapitres après avoir récité leur chapelet, et les autres en useront pour vaincre l'insomnie. Peut-être aussi que, suprême récompense de l'écrivain chaste, doux et humble de coeur, on donnera ce livre en prix dans les écoles aux élèves les plus méritants.
--Ce serait trop beau, ma modestie m'empêche d'ambitionner un pareil honneur.
Le docteur Dubreuil et le poète Beauparlant prétendirent qu'il ne fallait pas s'occuper des journaux écrits par les ignorants, pas plus que des feuilles pudibondes rédigées par des eunuques tels que Pierre Ledoux. Le livre de Mirot s'adressait à la classe instruite, qui saurait bien l'apprécier. Le peintre Lajoie fut du même avis. Les lecteurs du Populiste et de l'Éteignoir, du reste, n'achetaient jamais de livres, et ceux de La fleur de Lys, que des livres de messe. Le peintre, allant chercher sur sa table où il rangeait ses pinceaux et ses couleurs, les numéros de la veille de l'Éteignoir et du Populiste, les exhiba comme des objets de curiosité.
--A propos, regardez, dans ce numéro du Populiste, ce titre flamboyant sur trois colonnes: Bénédiction d'une fabrique de tomates en conserve. La chose est arrivée dans une paroisse des environs de Trois-Rivières. Et il y a le portrait du curé, du maire de la paroisse et de deux marguilliers. Ces pauvres tomates, ce qu'elles doivent être contentes! Mais il y a mieux que cela dans l'Éteignoir, qui a découvert la fameuse panthère de Sainte-Perpétue, d'autant plus redoutable que personne ne l'a jamais vue. Hier, cet excellent journal d'information, publiait le portrait de la famille de l'homme qui a entendu rugir la panthère. Vous ne me croyez pas? Lisez. Voilà!
La plantureuse fille du brave capitaine Marshall, que le roman de Mirot intéressait beaucoup, n'était pas de tempérament à conseiller la reculade. Elle n'avait pas eu peur du nègre qui voulait entraîner son amie, un nègre bien plus dangereux que la panthère de Sainte-Perpétue, pourquoi Mirot, un homme courageux, craindrait-il les petits indians qui essaieraient de le scalper?
L'ancienne collaboratrice du Flambeau, mademoiselle Franjeu, se rangea du côté des pessimistes. Elle prévoyait pour son jeune ami ce qu'avait prévu Jacques Vaillant. Mais son livre ne perdrait rien de sa valeur pour cela. On le lirait quand même et il ferait du bien. Une fois le grelot attaché, d'autres jeunes écrivains canadiens imiteraient son exemple, et qui sait, dans l'espace de quelques années la littérature canadienne, rompant pour toujours avec le genre démodé, datant de l'époque des romans de chevalerie, ferait peut-être un pas de géant.
Le poète Beauparlant, qui se réjouissait déjà de la perspective de pouvoir écrire des vers sans trembler de frayeur, à cause d'un mot qu'on pourrait trouver osé, demanda à mademoiselle Franjeu ce qu'elle pensait de nos écrivains et de notre littérature, dite nationale. Ce qu'elle en pensait, elle le dit tout simplement.
--Votre littérature nationale, mais elle n'existe pas, si je fais exception de quelques rares oeuvres d'écrivains et de poètes de votre pays qui ont célébré les héros de la Nouvelle-France et les patriotes de mil huit cent trente-sept. Tous les livres qu'on m'a signalés--je ne parle, bien entendu, que des romans--ne m'ont rien appris d'intéressant, d'inédit, sur le Canada et les canadiens. Vos romanciers n'ont fait qu'esquisser des idylles plus ou moins invraisemblables, n'ayant pas même le mérite de l'originalité. On a beaucoup imité le vieux roman français, quelquefois avec talent, ce qui démontre qu'on aurait pu faire mieux. Les personnages de ces romans n'ont rien de particulier qui les caractérisent et on ne découvre un peu de couleur locale que dans les descriptions de paysages et quelques épisodes de la vie canadienne. Il serait bien inutile de chercher des documents humains dans ces libres saturés de mysticisme et des plus propres à exercer une influence déprimante sur le lecteur et surtout à fausser l'esprit des jeunes filles.
Jacques Vaillant fit remarquer qu'il avait exprimé la même opinion à son ami Mirot, tout frais déballé de Mamelmont et venant faire du journalisme à Montréal.
Mademoiselle Franjeu reprit:
--Quant à vos écrivains, je me garderai de les juger trop sévèrement, car ceux qui ont des idées et de la valeur ne peuvent donner la mesure de leur talent. La plupart d'entre eux on fait la dure expérience du journalisme et appris qu'il faut dissimuler sa pensée, écrire souvent à l'encontre de ses opinions pour gagner sa misérable pitance et vivre en paix. Combien de jeunes gens de talent, à McGill, sont venus me parler de leurs projets de réforme littéraire, qu'ils n'ont jamais osé mettre à exécution. Il y a tant de chose à considérer avant de se lancer dans une telle entreprise: la nécessité de se créer une carrière autre que celle des lettres qui ne paye pas, les susceptibilités de la famille à ménager, de précieuses relations sociales à conserver dans le monde bourgeois et bien pensant. Et, dans tous les arts c'est la même chose. N'est-ce pas Lajoie?
--Je vous crois. Depuis mon dernier voyage à Paris, il y a deux ans, je suis devenu faiseur d'anges. Sans blague, je ne fabrique plus que des chérubins assis sur des nuages.
--L'art doit être libre. Où il n'y a pas de liberté, il n'y a pas d'art. Croyez vous que les artistes qui ont exécuté les admirables sculptures des cathédrales au moyen-âge, en France, auraient créé ces oeuvres impérissables si on avait mis un frein à leur imagination fantaisiste et hardie. Ils ont ciselé dans la pierre la chronique journalière de leur époque sans se soucier du qu'en dira-t-on? Michel-Ange a fait de même et ses peintures ont bravé la critique des siècles. Et Rabelais, et Brantôme, dans leurs histoires de haulte graisse, n'ont pas craint, eux, ces maîtres de la langue et de la réconfortante gaieté gauloise, de raconter les valeureuses chevaulchées des nobles seigneurs avec leurs haquenées, les ripailles pantagruéliques auxquelles se livraient leurs contemporains. En France, malgré les fortunes diverses par lesquelles la patrie a passé, malgré les changements de régime, les révolutions, les transformations des conditions économiques et sociales du peuple, tantôt opprimé et tantôt souverain, les écrivains et les artistes ont toujours conservé avec un soin jaloux leur indépendance. Les sénateur Bérenger de tous les temps, essayant de contrecarrer les manifestations de cette liberté nécessaire au génie créateur de chefs-d'oeuvres, n'ont réussi qu'à se rendre ridicules.
Après cette réunion, lorsque Paul Mirot retourna chez lui, fort de l'appui moral qu'il venait de recevoir il était prêt à tout braver et se croyait véritablement un héros. Il lança même une chiquenaude vers la lune.
Le lendemain, à l'Éteignoir, Paul Mirot apprit que
le parti réactionnaire, rendu plus audacieux par le
résultat des dernières élections parlementaires, venait
d'assouvir sa haine en faisant destituer plusieurs
fonctionnaires publics soupçonnés de manquer
d'orthodoxie et n'allant pas assez souvent à la messe,
quelques-uns d'entre
eux ayant même négligé de faire
leurs Pâques.
Sous le coup de la plus vive indignation, il alla trouver son chef et lui demanda s'il approuvait ces destitutions. Voici la réponse qu'il en reçut:
--Me prenez-vous pour un crétin, doublé d'un imbécile? Il n'y a pas un honnête homme, jouissant de toute sa raison, qui puisse approuver des mesures aussi odieuses et aussi arbitraires.
--Alors, quelle est l'attitude que doit prendre le journal?
--Approuver!
--Approuver?
--Mais non jeune ami, le journal, c'est autre chose. Voulez-vous que l'Éteignoir, qui représente un capital de près d'un million: édifice, matériel, circulation et annonces compris, ait le sort du Le Flambeau et du Dimanche? les deux seuls journaux que je lisais, je vous en fais mon compliment.
L'assistant rédacteur en chef retourna s'asseoir à son pupitre sans ajouter un mot, jugeant inutile d'essayer de réfuter un pareil argument. Il en serait de même, du reste, pour son livre. Son chef le lirait avec plaisir, ce qui ne l'empêcherait pas d'en dire le plus de mal possible dans un article tout fulminant d'indignation. Quant à lui, il n'avait qu'un parti à prendre: donner sa démission, ce qu'il fit le jour même.
La maison Hofffman se chargea de l'impression du roman de Mirot. Le jeune auteur ayant fait les avances nécessaires, les douze cents exemplaires de son livre lui furent livrés au bout d'un mois, vers le quinze décembre.
Comme on s'y attendait, ce livre donna lieu à de nombreuses polémiques dans les journaux. La critique du rédacteur en chef de l'Éteignoir dépassa les espérances de Mirot. On n'eut pas traité avec plus de mépris le dernier voyou de la rue. Solyme Lafarce, dans le Populiste, trouva des mots magiques pour foudroyer l'audacieux écrivailleur. Quant à Pierre Ledoux, si justement surnommé La Pucelle, dans La fleur de Lys, il demanda, ni plus ni moins, aux pouvoirs publics de faire un exemple, de punir de la façon la plus sévère, cet insulteur de nos traditions les plus sacrées, de l'expulser, sinon du pays, au moins de la province de Québec. Cette province, peuplée des descendants du grand Saint-Louis, du bon Saint-Louis, si pieux et si impitoyable pour les hérétiques qu'il rêva d'allumer des bûchers par tout le royaume de France, appartenait par conséquent à l'Église, au Pape, et il convenait de venger le Souverain Pontife et notre sainte religion. Pour une intelligence se prétendant inspirée du Très Haut, comme celle de Pierre Ledoux, les contradictions n'avaient pas la moindre importance, pas plus que les arguments frappant dans le vide. Mirot n'attaquait ni le Pape ni l'Église dans son livre, et cet appel aux pouvoirs publics amusa beaucoup ceux qui connaissaient le roman et les gens sachant dans quel esprit était rédigée la feuille fleurdelisée. Les autres, tels que le notaire Pardevant, député, et tous les réactionnaires, y compris ces braves jeunes gens de la société des Paladins, furent convaincus que Mirot était possédé du diable, et ne le croisèrent dans la rue qu'en se signant.
Tout ce bruit fait autour du nouveau roman et de son auteur, eut l'effet contraire de ce qu'on espérait. Tous les hommes libres et instruits achetèrent le livre. Beaucoup de femmes, même, auraient fait des folies pour se le procurer. Celles qui tenaient à conserver intacte, leur réputation de farouche vertu, le lurent en cachette, se gardant bien de l'avouer, même à leur meilleure amie. Tous les frais payés ce roman rapporta à Mirot environ six cents dollars. C'était beaucoup plus que la somme sur laquelle il comptait.
Ce que Mirot avait le moins prévu
arriva: il devint l'homme à la mode.
C'était la saison des fêtes mondaines,
il fut d'abord invité à euchre party
chez le sénateur Boissec, puis à une
brillante réception chez le colonel
Heward, ensuite chez Hercule Pistache,
importateur de vins et de liqueurs fines,
précisément le frère de l'incommensurable Blaise Pistache,
secrétaire perpétuel de la rédaction, au Populiste. La
famille Pistache ne figurait dans la bonne société
que depuis que l'importateur avait réalisé, dans le
commerce des vins et liqueurs alcooliques, une fortune
d'au-delà d'un million. La grande réputation
de sainteté et d'éloquence du Père Pistache, jésuite,
lui avait aussi ouvert biens des portes. Les époux
Pistache, un peu ridicules, avaient cependant une
jeune fille charmante, leur unique enfant, que tout le
monde adorait. Élevée en enfant gâtée, Germaine Pistache,
à dix-huit ans, quoique un peu libre d'allures
et de paroles, était tout à fait gracieuse et bonne.
Elle trouva Paul Mirot beau garçon, et parce qu'elle
le savait attaqué, calomnié, parce qu'on lui en avait
dit beaucoup de mal, son petit coeur s'émut et elle
l'aima. Le jeune homme surprit ce tendre émoi et en
fut vivement touché. Il lui fit plusieurs visites. Elle
l'attirait et il en avait peur en même temps, parce
qu'il n'était pas libres, parce que des liens qu'il
considérait sacrés l'attachaient à une autre femme. C'est
alors qu'il se surprit à songer qu'il avait peut-être
fait fausse route, qu'il aurait pu fonder un foyer, se
créer une famille à lui, élever de beaux enfants. Mais
il chassait vite ces importuns regrets, et son coeur
revenait à Simone qui, elle aussi l'avait aimé parce
qu'il souffrait et était bien malheureux, tant il est
vrai que tous les coeurs de femmes se ressemblent.
Jacques Vaillant et sa femme, dont la beauté faisait sensation, étaient de toutes les fêtes auxquelles Mirot assistait. Uncle Jack, venu pour ramener le jeune ménage avec lui à New-York, s'amusant beaucoup à Montréal, avait décidé de prolonger son séjour d'un mois. Il méditait d'éblouir la métropole de son faste de millionnaire yankee avant de retourner dans la patrie d'Uncle Sam. Simone avait été invitée au euchre party chez le sénateur Boissec, et en acceptant l'invitation elle eut pu briller dans tous les salons fashionables, à côté de son amie l'ancienne étudiante de McGill, mais elle refusait obstinément de sortir de chez-elle, redoutant quelque allusion indiscrète aux événements auxquels son nom avait été mêlé. Du reste, sa piété d'autrefois revenue, à cause de l'empreinte profonde laissée dans son esprit par une jeunesse presque cloîtrée, l'avait reconquise toute entière, et Jacques Vaillant affirmait que sa belle cousine était perdue pour le monde, qu'elle se ferait religieuse un de ces matins.
La carrière du journalisme étant fermée à Mirot, en se créant beaucoup de relations dans le monde, il espérait pouvoir trouver une situation qui lui permettrait d'attendre de meilleurs jours. Le sénateur Boissec lui avait promis un emploi dans les bureaux du gouvernement, le directeur d'une grande compagnie d'assurance voulait le prendre comme secrétaire particulier, un troisième l'engageait à fonder une revue mensuelle et lui promettait de lui fournir des capitaux s'il pouvait trouver deux ou trois autres associés. En attendant, le jeune homme occupait ses loisirs à ébaucher un nouveau roman. La peinture aussi l'intéressait, et il passait des heures à l'atelier du peintre Lajoie. Un jour, en arrivant chez le peintre, il le trouva juché sur un escabeau, en train de dessiner des anges, tout près du plafond, sur une grande toile adossée à un mur, et jurant comme un rough-man des chantiers de l'Ottawa. Il lui dit en riant:
--Maître corbeau votre langage ternit la beauté de votre plumage.
--Va au diable!
--Venez avec moi, sublime artiste!
--Je n'ai pas le temps. Il me faut livrer cette grande machine à la fin de la semaine.
--Alors, pour ne pas vous distraire de votre travail, je m'en fais.
--Imbécile. C'est justement de distraction que j'ai besoin pour me résigner à demeurer sur ce perchoir. C'est un travail machinal que je fais là, sans recherche d'art, une vulgaire copie. C'est ennuyeux comme un discours du notaire Pardevant, not' député.
--Puisqu'il en est ainsi, je reste.
Le peintre avait bouleversé
tout son atelier pour
placer cette grande toile:
divan, table, fauteuils,
chevalets, palettes, pinceaux
avaient été jetés
pêle-mêle, ici et là, et une
peinture déposée sur un
tabouret attira aussitôt
l'attention du visiteur.
Cette peinture représentant
une nymphe nonchalante,
vue de dos, le bras
droit levé et appuyé sur
un arbre, chevelure en
désordre, comme après une
lutte suivie d'une fuite
précipitée, ses cheveux
abondants et soyeux lui
couvrant toute une épaule
et le flan. La figure
était cachée, mais en
examinant cette peinture
de plus près, le coeur
de Paul battit à se rompre.
C'est qu'il croyait la
reconnaître, quand même, cette femme, et plus ses
yeux s'attachaient au tableau, plus sa conviction
s'affermissait. C'était Simone, assurément, qui avait
posé pour cette nymphe, avant qu'il la connut, depuis
peut-être. Si elle l'avait trompé avec Lajoie?
Et il souffrit cruellement, durant quelques minutes
il connut la jalousie. Il n'avait pas le courage d'interroger
l'homme de l'escabeau. L'atmosphère qu'il respirait
lui devint insupportable. Il se disposait à s'en
aller. Lajoie s'en aperçut, et lui demanda:
--Où vas-tu donc, espèce de tourte... je veux dire illustre maître?
--Je ne sais pas... J'ai des courses à faire... un tas de choses que j'avais oubliées...
--A ton aise. Reviens demain, tu verras mes anges, ils seront épatants.
Paul Mirot se rendit d'un trait rue Peel. C'était le premier vendredi du mois, la jolie veuve appartenant depuis quelque temps à la confrérie des dames de Sainte-Anne, avait communié le matin et n'était pas d'humeur à folâtrer ni à lui donner d'explications de nature à le rassurer de ses doutes. En l'apercevant elle lui dit, avec humeur:
--Ah! je ne vous attendais pas.
--C'est ainsi que tu me reçois maintenant?
--Vous avez été la cause de ma perte. Vous êtes l'image vivante de mon péché. Oh! que je suis malheureuse!
Il se contint, essaya de lui faire entendre raison:
--Mais mon amie, ce n'est pas sérieux. Moi qui t'ai aimée jusqu'à vouloir t'épouser. Pourquoi n'as-tu pas voulu?
--Les hommes sont tous des misérables! Maintenant, c'est fini... Il faut nous séparer... Je l'ai promis à mon confesseur.
--Ton confesseur se met le nez où il n'a pas d'affaires.
--Je vous défends de parler ainsi, chez-moi. Vous attirez la malédiction du ciel sur nous deux... Il m'a parlé aussi de ce livre, de ce roman que j'ai inspiré à votre imagination corrompue, de ce mauvais livre dont je porte ma part de responsabilité devant Dieu, pour tout le mal qu'il a déjà fait et qu'il fera.
Elle se leva brusquement, se dirigea vers une petite bibliothèque contenant de nombreux volumes qu'ils avaient lus ensemble, et prenant le livre de Mirot sur le rayon où elle l'avait placé, elle le déchira devant lui, en s'écriant:
--Tu crois avoir du talent, tu n'as que le génie du mal.
Il eut l'impression que c'était son coeur qu'elle déchirait rageusement de ses jolies mains assassines. Ainsi souffleté en pleine figure, le sang lui monta à la tête, il chancela. Puis, faisant appel à toute son énergie pour maîtriser sa colère en même temps que sa douleur, il se sauva sans lui dire un mot d'adieu.
Rendu chez-lui il pleura, songeant à l'irréparable. On n'avait pas seulement brisé sa carrière parce qu'il s'était montré franc et avide de liberté et de justice, c'était, par un raffinement de cruauté inouïe, son soutien moral, cette femme qu'il avait chérie plus que tout au monde, qu'on lui arrachait, qu'on lui volait pour en faire une malheureuse comme lui.
Le lendemain, fatigué, abattu par une nuit d'insomnie, il se rendit quand même chez le peintre. Son intention était bien arrêtée. Que Simone fut innocente ou coupable, il achèterait le tableau pour lequel il était convaincu qu'elle avait posé. Il retrouva Lajoie juché sur son escabeau, mettant de la couleur aux ailes des anges. Il n'y prêta aucune attention. Saisissant la toile convoitée, il demanda:
--Combien pour cette peinture?
Le peintre, qui ne s'attendait guère à faire de vente
ce jour-là, descendit de son escabeau avant de répondre
à la question qu'on
lui posait. Il prit le petit
tableau des mains du
jeune homme, le mit bien
en évidence, en pleine
lumière, et lui dit:
--Ça, mon vieux, c'est deux cents dollars, si tu me trouves un amateur.
--L'amateur, c'est moi.
--Ce n'est plus la même chose. Pour toi, ce ne sera rien. Je te le donne en paiement des articles élogieux dont tu m'as bombardé dans Le Flambeau et Le Dimanche. Ces articles m'ont fait beaucoup de bien: ils m'ont débarrassé d'une bande de crétins qui venaient m'ennuyer chaque jour, et m'ont valu quelques commandes en plus. C'est tout de même un joli cadeau. Regarde-moi cette ligne, ce velouté, cette pose gracieuse de lassitude.
--Je voudrais bien connaître le modèle qui a posé pour cette nymphe.
--Bah! une vulgaire pétasse aujourd'hui. Tu es en retard. Autrefois, quand elle m'a posé cette bonne-femme, elle était fort gentille. Oh! si elle avait voulu m'écouter. Mais elle a eu le malheur de rencontrer Solyme Lafarce, qui l'a entraînée dans la débauche la plus crapuleuse. Je n'ai plus voulu la recevoir, je l'ai flanquée à la porte.
--Serait-ce la belle May, de la rue Lagauchetière?
--Tu la connais?
--Solyme Lafarce a voulu me la faire connaître, un soir que nous l'avons rencontré, Jacques et moi, et qu'il était gris.
--Et puis après?
--Après, je l'ai vue passer dans la rue. Et c'est tout.
--Tant mieux pour toi.
Paul Mirot ne voulut pas accepter ce cadeau, prétextant que ce serait de l'indélicatesse, qu'il n'y tenait pas tant que cela, qu'il plaisantait. Et puis, il n'était pas encore assez riche pour se monter une galerie de peintures. En réalité, cette oeuvre magnifique lui était odieuse maintenant. Qu'il ait pu se tromper à ce point, de confondre Simone avec cette vulgaire prostituée, cela lui paraissait monstrueux, inconcevable. La crise qu'il traversait égarait son esprit et l'empêchait de faire ce simple raisonnement, que la beauté est un don naturel qui échoit tout aussi bien à la plus misérable des femmes qu'à la plus digne et à la plus aimée.
Lajoie se demanda si le jeune maître était devenu subitement fou et lui dit:
--Tu m'épates, mon garçon. On dirait que tu viens d'apprendre qu'une vieille tante, dont tu convoitais l'héritage, n'est pas morte... Mais je suis bon prince, cette toile est à toi. Tu viendras la chercher un autre jour, si le coeur t'en dit.
Lajoie remonta sur son escabeau et Paul Mirot s'en alla.
Dans la rue, le froid vif de l'hiver lui fit du bien. Il était furieux et content à la fois: content de ne plus douter de la fidélité de Simone, et furieux contre cette May ayant si odieusement profané sa beauté après avoir posé pour une oeuvre qu'il avait cru fait de la grâce de celle qu'il aimait toujours.
Et il se souvint que dans son livre il réclamait plus de protection et plus de pitié pour ces malheureuses victimes de conditions sociales dont elles n'étaient pas responsables, vouées au vice par la perfidie et l'égoïsme des uns, l'hypocrisie et les préjugés des autres.
IX
UN BAL A L'HOTEL WINDSOR
Le millionnaire Jack Marshall, qui était
venu passer les fêtes avec sa nièce Flora
et son neveu canadien, comme il l'avait
promis, ne voulait pas quitter la métropole
de la province de Québec sans éblouir
la société montréalaise de sa munificence
en même temps que de la beauté de
sa nièce. Il voulait aussi remplir magnifiquement
son devoir de galant homme en
rendant les politesses qu'il avait reçues.
Il décida donc de donner un grand bal à
l'hôtel Windsor, le quatre février, et d'y
inviter tout ce que Montréal comptait de
mondains, de mondaines et de personnages
connus y compris les journalistes,
même Pierre Ledoux qui s'empressa de refuser l'invitation,
comme si cela eut été un piège que satan lui
tendait.
On limita à deux mille le nombre des invitations, qui furent presque toutes acceptées. La plupart des invités ne connaissaient le millionnaire que pour avoir entendu parler de cet aventurier de la finance, célèbre sur tout le continent américain et même en Europe, par ses audacieux coups de bourse. On s'attendait à une éblouissante fête dans le magnifique et spacieux hôtel du square Dominion. Le bruit courait que ce riche étranger avait résolu de dépenser vingt-cinq mille dollars pour faire de ce bal quelque chose de féerique et dont on parlerait longtemps. Durant les huit jours précédant le bal, cet événement annoncé partout fit l'objet de toutes les conversations. Les hommes en causèrent dans leurs moments de loisirs et les femmes dépensèrent des sommes folles pour leur toilettes. Jamais encore on avait vu pareille animation dans les magasins élégants, chez les couturières en vogue où on travaillait jour et nuit, et les recettes de la huitaine furent une véritable moisson de billets de banque.
Madame Laperle avait refusé d'assister à ce bal, malgré les supplications de son cousin Jacques Vaillant et de l'ancienne étudiante de McGill, devenue sa cousine, qui devait être la reine de la fête. Paul Mirot ne put intervenir pour user de son influence auprès de la jolie veuve, ayant résolu, après la scène pénible qui avait déterminé sa rupture avec Simone de ne plus se présenter chez-elle sans y être appelé. A certains moments, il espérait encore; d'autres fois, il se disait que tout était bien fini entre eux.
Autant pour échapper à l'obsession de cette pensée que c'en était fait de son amour, que par désir de contempler un spectacle unique, le jeune homme accepta l'invitation qui lui fut adressé, et décida qu'il irait seul au bal du Windsor. Il se doutait bien un peu aussi, qu'il y rencontrerait une jeune fille qui, depuis quelque temps, n'était pas tout à fait étrangère à sa pensée lorsqu'il se laissait aller à des rêves vagues de bonheur futur, cette Germaine Pistache, si jolie, au coeur ingénu, dont les yeux tendres lui avaient révélé un secret que ses lèvres n'osaient encore murmurer. Il est vrai qu'il n'avait rien fait pour provoquer un aveu.
Vers les huit heures du soir, le quatre février, Paul Mirot venait de mettre son habit et se préparait à sortir afin de passer chez le fleuriste avant de se rendre à l'hôtel Windsor, lorsqu'on frappa à sa porte. Croyant qu'il s'agissait de la visite d'un ami importun, il alla ouvrir avec peu d'empressement, et ce fut une femme qui entra. Cette femme, toute emmitouflée, car il faisait grand froid, il crut la reconnaître sans pouvoir la nommer. Il lui demanda:
--Que désirez-vous madame?
--Je vous apporte une lettre... la voici.
Il prit l'enveloppe qu'elle avait retirée d'une des poches de son manteau et la décacheta. C'était une lettre de Simone. Elle lui demandait de ne pas aller à ce bal, au nom de leur ancien amour. Elle savait bien qu'elle n'était plus rien pour lui, que leur bonheur brisé, mais elle regrettait la scène de l'autre jour, elle voulait lui en demander pardon avant la séparation définitive. Elle l'attendait. Il hésita un instant. Son coeur lui disait de renoncer à cette femme qu'il avait tant aimée et qu'il était peut-être encore temps d'arracher à la détresse morale dans laquelle elle se débattait. Mais son orgueil d'homme blessé dans sa dignité et ses sentiments les plus chers lui parla un autre langage. Il se dit aussi que s'il pardonnait trop vite, Simone attacherait moins de prix à ce pardon, que le remède ne serait pas assez énergique pour la guérir, qu'après l'avoir reconquise, il la perdrait de nouveau. Et puis, pouvait-il maintenant se dérober, ne pas paraître à ce bal? Ce serait faire injure à son meilleur ami, et à Flora qui s'était toujours montrée très aimable pour lui. Il répondit donc à madame Laperle qu'il ne pouvait se rendre à son désir sans manquer aux règles les plus élémentaires de la courtoisie, sans trahir l'amitié. Il lui dit en même temps qu'il s'empresserait de se rendre chez elle le lendemain, prêt à tout oublier si elle voulait recommencer leur vie si heureuse d'autrefois.
Au moment où la messagère allait se retirer, le jeune homme lui demanda:
--Depuis combien de temps êtes-vous chez madame Laperle? Il me semble vous avoir déjà vue.
--C'est possible. J'étais couturière autrefois et j'allais chez les pratiques. J'ai habillé madame Laperle durant plusieurs années.
--Ah! c'est vous alors... Je me souviens: le cousin Baptiste qui s'est noyé par amour.
--Oui, c'est moi, madame Moquin.
Elle lui raconta que son mari, Dieudonné, s'était mal conduit, qu'il avait imité la signature de son patron, ce qui l'obligea à se sauver à Chicago pour échapper à la justice. Afin de racheter les billets contrefaits, elle vendit tout ce qu'elle possédait et alla rejoindre le fugitif. Le misérable la fit travailler pour le nourrir et lui procurer de l'argent. Il essaya de l'induire à la débauche, elle s'indigna. Voyant qu'elle persistait dans son refus de se prostituer aux clients qu'il lui amenait, il la chassa et s'associa à une autre femme plus complaisante. C'est alors qu'elle revint au Canada, pauvre, misérable, anéantie. Le hasard lui fit rencontrer madame Laperle, qui l'avait prise à son service en attendant de lui trouver une situation. Sans le secours de cette femme charitable, elle serait peut-être morte de misère.
Cette lamentable histoire émut profondément le jeune homme. Il fut sur le point de changer d'avis, de reprendre sa lettre. Cette abandonnée, cette malheureuse, lui faisait penser à l'autre abandonnée. Mais l'ancienne couturière de Simone était déjà dans l'escalier et il eut honte de la rappeler.
Dès neuf heures, les passants traversant le square Dominion, sous la neige qui commençait à tomber, furent éblouis par les guirlandes de lampes électriques embrasant la façade de l'hôtel Windsor, projetant son rayonnement jusque sur le dôme de la cathédrale, imitation de Saint-Pierre de Rome. Les gens du peuple, d'origine anglaise, se disaient que ce pouvait bien être le roi d'Angleterre, arrivé incognito, afin de surprendre ses fidèles sujets du Canada; ceux d'origine française et catholique parlaient du Pape persécuté venant demander asile et protection aux canadiens.
Vers les neuf heures et demie, les invités commencèrent à arriver. Une escouade de police en grand uniforme, faisait le service d'ordre. Il y eut bientôt encombrement d'équipages et les policemen durent se multiplier pour faire avancer chaque voiture à son tour, devant l'entrée principale de l'hôtel. Ce défilé dura près de deux heures. Dans le hall, un immense vestiaire avait été installé et toute une armée de laquais était à la disposition des hôtes du millionnaire. L'immense et somptueuse salle, dite des banquets, orné de gerbes de fleurs naturelles embaumant l'atmosphère, de plantes exotiques, de faisceaux de drapeaux ou le tricolore fraternisait avec l'Union Jack et le Stars and Stripes, avait était été convertie en salle de bal. Le buffet, abondamment pourvu de mets les plus exquis et de fine champagne, de punch et de sorbets occupait tout un pan de mur, près de la galerie des dames. Les salons du premier étage étaient également à la disposition des invités.
A l'entrée de la grande salle se tenaient la belle Flora et Uncle Jack, recevant leurs invités. Si les hommes étaient éblouis par la beauté sculpturale de la superbe américaine, coiffée d'un diadème de pierres précieuses que son oncle lui avait donné comme Christmas present, les femmes, après avoir détaillé sa toilette, d'un coup d'oeil rapide, portaient plus d'attention à cet oncle millionnaire dont chacune enviait la richesse. Quant à Jacques Vaillant, il agissait en quelque sorte comme maître de cérémonie, et il ne s'était jamais vu pareille corvée.
Lorsque Paul Mirot, très élégant,
une fleur sur le revers de son habit,
vint présenter ses hommages à la maîtresse
de céans et féliciter M. Jack
Marshall sur le succès de la fête, il
rencontra la famille Pistache, arrivée
en même temps que lui. Germaine lui
lança un regard des plus flatteurs
pour sa vanité, et s'emparant de son bras, sans plus
se soucier de ses parents, elle se perdit avec lui dans
la foule des habits noirs et des épaules nues.
A onze heures, l'orchestre dissimulé
derrière un bosquet de plantes
vertes, attaqua les premières
mesures d'un quadrille et le bal
commença. Puis, valses, two-steps
schottiches, lanciers se succédèrent
presque sans interruption. On dansa
même le tango et le turkey trot.
De nouveaux danseurs remplaçaient
ceux qui allaient se rafraîchir,
manger quelque chose au buffet,
ou bien causer dans les salons.
Le spectacle était à la fois suggestif et magnifique de
voir tous ces couples enlacés tournoyer, gracieux,
dans cette atmosphère grisante d'odeur de femme et
de parfum, de fixer toutes ces épaules blanches, tous
ces bras potelés, toutes ces tailles onduleuses, tous
ces yeux brillant de plaisir, toutes ces figures à demi
pâmées de danseuses s'abandonnant à la griserie de
la minute présente, sous l'étreinte de leurs danseurs.
Les violons rythmaient des caresses et les notes stridentes
des cuivres sonnaient la charge.
Plus d'une liaison s'ébaucha durant cette nuit de bal et plus d'une jeune fille laissa quelque peu friper sa robe blanche.
Flora, qui était revenue vers Jacques après avoir valsé à son gré, lui indique Paul Mirot dansant encore avec la petite Pistache:
--Oh! ils vont bien.
--L'oncle Jack va bien mieux.
--Où est-il?
--Je n'en sais rien. Mais je l'ai vu, il y a environ une heure, penché sur la poitrine opulente de madame Montretout. Ils sont disparus ensemble. C'est scandaleux... une si honnête femme!
Le peintre Lajoie, qui avait bu quelques coupes de Champagne frappé, au buffet, simulant la frayeur, se présenta devant eux, en s'écriant avec des gestes comiques:
--Ah! mes amis, au secours! Sauvez-moi! Cet homme-là c'est Gargantua en personne. Il va m'avaler.
Jacques lui demanda:
--Où est-il cet homme extraordinaire?
Et le peintre le lui désigna d'un geste sévère:
--Cet homme mange et boit depuis onze heures, à la même place.
--Mais, c'est Blaise Pistache, secrétaire de la rédaction du Populiste, devenu échevin et président de la Ligue de l'Est de la Société de Tempérance. Tout le monde le connaît. Depuis vingt ans il trimballe son imposante bedaine et son fessier rasant le trottoir, rue Saint-Jacques, de la Côte Saint-Lambert à la Place d'Armes. Il arrête tous les passants pour les entretenir de ses idées nouvelles sur la morale, le commerce et l'agriculture, dont il est l'inventeur. Lorsqu'il se porta candidat à l'échevinat, il y a un an, dans un quartier canadien-français dont la population mercenaire est peu éclairée, il fit sa campagne en comparant les mères canadiennes à la mère du Christ pleurant au pied de la Croix, parce que leurs fils serait crucifiés s'il n'était pas élu, et, il expliquait que le conseil de ville, vendu aux anglais, qui, en mil huit cent trente-sept, sont entrés dans les églises et ont fait boire leurs chevaux dans les bénitiers, permettait aux orangistes de parader dans les rues de Montréal et de mettre tout à feu et à sang. On le crut et il fut élu par une forte majorité.
--C'est très joli cela. Mais vous ne pourriez jamais
deviner ce que cet homme vertueux me disait tantôt?
Que ce bal est inconvenant: les femmes sont trop décolletées,
les danses impudiques. Pour n'en rien voir
et préserver son âme de toute pensée coupable, il
tourne le dos aux danseurs et s'absorbe dans les pâtés
de foie gras qu'il trouve orthodoxes et délicieux en
les arrosant de champagne. Il a voulu m'expliquer en
quoi la danse est contraire aux bonnes moeurs et je
me suis sauvé, pour échapper au supplice.
--Quand j'étais au Populiste, je m'en suis fort bien tiré un jour qu'il voulait m'entretenir du perfectionnement de la culture du tabac dans la province de Québec, afin d'obtenir une production suffisante et de qualité telle que nos fabricants de cigares ne seraient plus obligés d'employer le tabac des Antilles. Je l'interrompis pour lui demander: "Vous avez visité ces pays merveilleux?--Non, mais je connais leur histoire.--Alors, que pensez-vous des femmes à Cuba?--Polisson!" Et le voilà parti, furieux, idiot. Demandez-en des nouvelles à Mirot, qui assistait à la conversation.
La libre américaine, que cette histoire avait beaucoup amusée, apercevant le jeune homme dans la foule des habits noirs, s'exclama:
--Il vient de ce côté... Oh! mais il n'est pas seul.
Il est avec la nièce de cet homme qui mange beaucoup.
Paul Mirot, un peu pâle, voulut dire un mot à ses amis, en passant, mais Germaine, que l'avait complètement accaparé, l'entraîna vers le buffet où ils se trouvèrent face à face avec Blaise Pistache. Le secrétaire de la rédaction au Populiste, fit un assez bon accueil au jeune homme, pour ne pas froisser sa nièce. Il se permit cependant quelques recommandations dont cette enfant gâtée se moqua lorsqu'elle se perdit de nouveau dans la vaste salle après avoir grignoté quelque chose, au bras de Paul qu'elle emmenait à la recherche d'un coin discret de salon. Le gros homme, en les regardant s'éloigner, se soulagea d'un mot familier:
--Déplorable! Déplorable!
Et il se remit à boire et à manger sans plus se soucier de personne.
Germaine Pistache avait en tête une idée qui dominait toute autre préoccupation, celle d'amener le jeune homme à lui déclarer qu'il l'aimait; car, malgré sa réserve polie, Paul n'était pas indifférent à son charme captivant de jeune fille, elle le savait, elle était déjà trop femme pour ne pas pressentir cet amour, pour ne pas comprendre que cette froideur n'était qu'une discrétion voulue, de la méfiance, peut-être. Sur le divan dissimulé par une tenture, où ils s'étaient assis, Germaine se montra câline, enveloppante, ses yeux brillaient d'une flamme amoureuse, elle perdait la tête, un peu. Et, lui, allait la prendre dans ses bras, lui dire: "Je t'aime", lorsque des pas se rapprochèrent, des voix d'hommes rompirent le charme. C'étaient deux échevins qui causaient derrière la tenture. L'un disait:
--Cette question de gondoles me paraît bien compliquée. Enfin, pourquoi demandes-tu des gondoles au parc Lafontaine?
Et l'autre représentant le quartier aux gondoles, répliqua:
--Ce sont mes électeurs que le veulent. Moi, je ne connais pas ça. Mais j'ai une idée.
--Ah!
--Si la ville en achetait un couple?
--Un couple!
--Oui, un couple de gondoles, elles pourraient se reproduire et ça coûterait moins cher.
Un éclat de rire formidable fit sursauter les amoureux qui s'enfuirent, sans être vus des échevins discutant une aussi grave question.
Rentrée dans la salle de bal, la jeune fille voulut danser encore. Ses parents, qui ne savaient rien lui refuser, consentirent à la laisser aux soins de Mirot, qui la reconduirait chez-elle, et s'en allèrent, confiants dans l'honnêteté de leur unique enfant.
Il était tombé beaucoup de neige durant la nuit et il faisait une tempête effroyable. C'était le coup de février. Devant l'hôtel et dans la rue Windsor, le vent d'ouest descendant des hauteurs du Mont Royal, balayait la neige en tourbillons aveuglants, ce qui rendait la circulation difficile. Les tramways mêmes étaient enneigés et ne passaient plus. La maison des Pistache se trouvait située très loin, dans le haut de la rue Saint-Denis, et le trajet de l'hôtel Windsor à cet endroit dura plus d'une heure, à cause de l'obstruction des rues par les bancs de neige. Au fond de la voiture, Germaine, toute frissonnante, s'était laissée envelopper dans les bras de Paul et paraissait bien heureuse. Oh! vivre ainsi, toute la vie, s'appuyant l'un sur l'autre dans les bons comme dans les mauvais jours, être deux et ne faire plus qu'un en attendant qu'un troisième arrive pour les lier davantage, les unir plus étroitement. Le mot qui aurait pu amener la réalisation de ce désir d'une existence meilleure et plus douce, faire réelle cette vision de bonheur, vint plusieurs fois sur les lèvres du jeune homme, mais il ne le dit pas. L'ombre de Simone était entre eux, les séparait. Le moment n'était pas venu. Il fallait attendre encore. Cette ombre, il la voyait se dresser devant lui, menaçante et accusatrice: c'était le dos du cocher juché sur son siège, du cocher jurant quand le sleigh menaçait d'être renversé par les bonds et les écarts du cheval se débattant dans la neige. Le voyage fut plutôt silencieux, et la jeune fille parut triste en le quittant, déçue, parce qu'il ne lui avait rien dit de ce qu'elle espérait. Le retour ne fut pas gai pour lui, non plus. Quand il arriva chez-lui, transi de froid et accablé de sommeil, il était près de six heures du matin.
Paul ne songeait plus qu'à une chose: dormir. Il enleva son paletot à la hâte, jeta son habit sur un fauteuil et, au moment où il s'approchait de sa toilette pour ôter son faux col, il y trouva un billet griffonné à la hâte, apporté durant son absence. Ce billet déposé là, à quatre heures du matin, lui apprenait la maladie subite de Simone qui réclamait dans son délire, sa présence auprès d'elle. Au bas du papier, il lut la signature de l'ancienne couturière. Ainsi, pendant qu'il s'amusait au bal où elle l'avait supplié de ne pas aller, pendant qu'il se laissait prendre au charme de cette Germaine, qu'il détestait maintenant, qu'il accusait injustement d'avoir voulu le séduire en se faisant accompagner jusque chez elle, Simone qu'il avait tant aimée, à qui il devait d'avoir surnagé au naufrage de ses illusions, d'avoir résisté aux déboires que l'attendaient au début de son apprentissage de journaliste, cette femme qui l'avait fait homme, agonisait. Et il n'était pas là pour répondre à son premier appel. En ce moment sa conduite lui paraissait tellement odieuse qu'il eut accepté n'importe quel châtiment pour lui épargner une minute de souffrance.
La tempête continuait de plus belle et il fallut au jeune homme plus d'une demi heure pour se rendre au petit appartement de la rue Peel, en marchant péniblement dans la neige jusqu'à mi-jambe. Ce fut la femme Moquin qui le reçut. Il l'interrogea aussitôt avec anxiété. Elle lui apprit que madame Laperle, après avoir lu la réponse à la lettre qu'elle lui avait envoyé porter, pleura beaucoup; puis, qu'elle était sortie par cette tempête, sans prendre le temps de s'habiller chaudement, et qu'elle n'avait pas voulu lui dire où elle allait. Revenue vers onze heures, toute mouillée d'avoir marché dans la neige, toute grelottante de froid, elle eut une nouvelle crise de larmes, suivie de frissons auxquels succéda une fièvre intense. Quelques minutes après trois heures, elle l'avait supplié d'aller chercher celui qu'elle appelait sans cesse dans son délire. Elle eut beaucoup de difficulté à se rendre chez lui par ce temps affreux et y laissa le billet qu'il avait trouvé sur sa toilette. Depuis, le docteur Dubreuil était venu, et sous l'effet des calmants, Simone reposait.
La douleur du jeune homme augmenta encore d'intensité en écoutant ce récit et il se précipita dans la chambre de la malade, dont la respiration difficile et la figure empourprée révélait la gravité de son état. C'était la pneumonie si dangereuse, même pour les tempéraments les plus robustes, dans notre climat rigoureux. Le jeune homme s'agenouilla à côté du lit, prit la main de Simone dans les siennes et étouffa ses sanglots dans les plis de l'épaisse couverture avec laquelle on avait enveloppé sa malheureuse amie. Il perdit ainsi la notion du temps et ne se releva que vers les huit heures pour se pencher sur Simone qui s'éveillait et demandait à boire. Elle but avidement le breuvage qu'il lui présentait et ne le reconnut pas tout de suite, le prenant pour le médecin. Mais ayant posé la tasse sur la table de nuit, il entoura de ses bras sa belle tête à la chevelure en désordre, baisa ses lèvres brûlantes en lui murmurant:
--Pardon! Pardon!
Simone eut un cri de joie et se suspendit à son cou:
--Enfin, c'est toi! C'est toi!... Maintenant je ne souffre plus, je n'ai plus peur de mourir puisque tu es là, que tu vas rester toujours là, près de moi.
--Pardonne-moi, je ne savais pas... J'aurais dû venir hier.
--Je n'ai rien à te pardonner. C'est moi qui ait été méchante, qui t'ai fait de la peine. On a voulu m'arracher de toi et on m'a tuée... Oui, hier, en apprenant que tu ne viendrais pas... que tu irais à ce bal où tu verrais d'autres femmes plus belles que moi... j'ai eu peur de te perdre pour toujours. Alors, la jalousie m'a mordu au coeur... je suis partie... j'ai été là-bas... dans la neige... pour voir si elle y serait, cette Germaine. J'ai attendu au froid... le vent me glaçait... je sentais la neige me descendre dans le cou, entre les épaules... mais je voulais voir... et j'ai vu. C'était fou, mais on ne raisonne pas... vois-tu... dans ces moments-là. Je sais bien, maintenant que tu ne peux pas l'aimer... que tu n'aimes que moi... que tu n'aimeras toujours que moi.
--Oh! ça, je te le jure! Mais ne te fatigue pas, je t'en prie. Repose-toi bien. Sois tranquille, je vais rester là dans ce fauteuil, tant que tu ne seras pas guérie. Et après, nous ne nous quitterons plus, nous serons encore plus heureux qu'avant.
--Plus heureux, est-ce possible?... Je veux bien t'écouter...Et si l'on vient pour m'arracher de toi... au nom de Dieu qui a voulu que nous nous aimions... tu me défendra contre tous... contre moi-même.
Et ce fut pendant neuf longs jours la lutte terrible, angoissante contre la mort qui menaçait cette vie si chère, se poursuivant avec des alternatives d'espoir et de découragement. Paul Mirot mangeait à peine, sommeillait quelques heures chaque nuit, dans un fauteuil, près du lit de la malade qu'il refusait de quitter, même un instant. Parfois il sentait une torpeur l'envahir, ses oreilles tinter le signal de l'épuisement, mais, quand même, il s'obstinait à demeurer à son poste. Jacques Vaillant et Flora passaient aussi des heures auprès de Simone. Il avaient remis leur départ à la quinzaine et Uncle Jack, rappelé à New-York, pour des affaires pressantes, n'avait pu les attendre. On n'épargna rien pour tenter de sauver madame Laperle, mais ce fut inutile.
Elle mourut dans la nuit du treize février. Paul Mirot était seul auprès d'elle à ce moment suprême. Simone qui, depuis la veille, ne paraissait avoir conscience de rien de ce qui se passait autour d'elle, fit entendre une faible plainte. Le jeune homme se précipita vers la malade qui le cherchait du regard. Elle lui fit signe de se pencher, de la prendre. Il essaya de la soulever un peu. Alors elle s'accrocha désespérément à lui, en articulant péniblement ces dernières paroles: "Je ne veux pas... je ne peux pas te quitter... je t'aime!"
Puis, son étreinte se desserra, sa tête retomba en arrière, et Paul Mirot vit passer dans ses yeux grands ouverts, toute son âme qu'elle lui donnait. C'était la fin. Son oeil se voila, ses membres se raidirent, un dernier soubresaut l'agita, telle la perdrix que Mirot avait tuée un soir d'automne, expirant à la lisière du bois, dans la chaume que dorait le crépuscule. Cette pensée, plus amère que la mort, lui vint à cette minute terrifiante, que c'était encore lui le meurtrier.
Fou de douleur, il tenta de la ranimer, palpant ce corps qu'il avait si souvent tenu dans ses bras, y cherchant un peu de vie, un peu de chaleur, baisant ces lèvres déjà froides qu'il essayait de réchauffer sur sa bouche. Il lui parla de leur bonheur passé, il lui jura qu'elle seule avait enchanté sa vie et l'enchanterait toujours. Protestations inutiles et tentatives vaines. Les yeux vitreux de la morte le fixaient, impassibles. C'en était trop, après tant de fatigues et d'angoisses. Il sentit un cercle de fer lui enserrer le front, des choses confuses passèrent devant ses yeux, et une sensation de vide, de néant l'envahit. Il ne souffrit plus, il ne pensa plus, il se sentit plus, il s'affaissa sur le cadavre qu'il avait tenté de ressusciter.
Le docteur Dubreuil, qui arriva quelques minutes plus tard, trouvant sa patiente morte et son jeune ami dans la position où il était tombé, craignit pour les jours de Mirot et le fit transporter immédiatement chez-lui, afin de le surveiller de près, laissant à l'épouse délaissée de Dieudonné Moquin la mission de prévenir Jacques Vaillant, qui devait rendre les dernier devoirs à sa parente défunte.
Ainsi furent épargnés
à Paul le supplice des apprêts
funéraires, la torture
de voir se décomposer
la forme matérielle
de l'être aimé qui, à chaque
minute sur son lit
de parade, semble mourir
davantage, le spectacle
obligatoire des visites sympathiques violant le
mystère de la chambre mortuaire, la corvée accablante
des funérailles.
La maladie et la mort de Simone, qui mirent la vie de Mirot en danger et l'éloignèrent du monde extérieur pendant plus d'un mois, lui firent aussi ignorer l'article outrageant pour vaillant et ses amis, publié dans La fleur de Lys sur le bal de l'hôtel Windsor, un hôtel protestant. Le vertueux Pierre Ledoux terminait cet article en affirmant que Satan en personne avait déployé toutes ses pompes et accompli toutes ses oeuvres à ce bal maudit où des jeunes filles innocentes et pures avaient été conduites par des parents orgueilleux et sans foi. Le jugement de Dieu serait terrible, surtout pour ces derniers.
X
ALL ABOARD
Paul Mirot fut pendant plus de trois semaines très grièvement malade. Le docteur Dubreuil, que l'avait installé dans une chambre du logement qu'il occupait avec sa soeur, le soigna comme un frère, et ce fut grâce à ces soins de tous les instants qu'il réussit à le ramener à la santé et à le sauver de la folie, que le médecin redoutait surtout au début de la maladie.
Jacques Vaillant et sa femme étaient venus bien des fois s'asseoir au chevet du malade. Ces deux fidèles amis ne partirent pour New-York qu'après avoir reçu du docteur Dubreuil l'assurance formelle que Mirot ne courait plus aucun danger. La convalescence serait un peu longue, leur avait-il dit, mais la guérison certaine. Le jeune homme devait quitter la ville aussitôt que son état le permettrait, et aller passer quelques mois à la campagne, dans le calme le plus absolu. Ensuite, son ami Vaillant pourrait l'inviter à le rejoindre à New-York, comme il en avait l'intention.
Un événement imprévu retarda quelque peu le départ de Paul Mirot pour Mamelmont. Un certain Hyacinthe Nitouche, un Paladin, reporter à l'Éteignoir, l'ayant insulté publiquement un jour qu'il se rendait chez son éditeur, rue Saint-Paul, pour terminer le règlement de ses affaires avant de partir, il s'en suivit une prise de corps en pleine rue et les deux combattants furent arrêtés. Paul déposa une plainte contre Nitouche et le dix-sept mars, la cause s'instruisit devant un magistrat de police. Des témoins établirent que le Paladin avait été l'agresseur et le juge le condamna à vingt sous d'amende ou une heure de prison.
Le terme de la Cour du Banc du roi était ouvert depuis
deux jours. Avant de quitter le palais, le jeune
homme eut la curiosité d'assister à la séance de la cour
d'assises. Son avocat lui avait dit qu'à cette séance, le
juge devait prononcer la sentence dans l'affaire de la
femme Jobin, trouvée coupable la veille par le jury,
en même temps que son complice Dumas. Ces noms de
Jobin et Dumas le frappèrent et il voulut voir ce
que c'était. Il s'agissait d'un vol sur la personne, compliqué
d'un détournement de mineure. La femme Jobin
tenait un magasin de tabac et de liqueurs douces, avec
le nommé Dumas, qui était le souteneur de l'établissement.
En arrière de la boutique on louait des
chambres à tout venant, des chambres garnies...
c'est-à-dire pourvues de femmes habituées du lieu. Un
homme de la campagne avait été amené à cet endroit
par Dumas et livré aux entreprises hardies de la
femme Jobin et d'une fille mineure, qui l'avaient soulagé
de tout son argent. La victime, d'abord, et les
parents de la petite fille, ensuite, s'étaient plaints en
justice, et de là l'arrestation des tenanciers de ce mauvais
lieu. Paul Mirot causait avec Luc Daunais, le
reporter de la police au Populiste, lorsqu'on introduisit
les prisonniers. Par un sentiment de curiosité
déjà en éveil, il leva les yeux sur eux, et les traits des
deux misérables, quoique bien changés, lui rappelèrent
ceux de son ancienne institutrice à Mamelmont,
et du vilain camarade avec lequel il s'était battu à
l'école. Quand le juge les désigna par leurs noms et
prénoms et fit quelques remarques sur leurs antécédents
il n'y eut plus de doute possible pour lui.
D'ailleurs, l'ancienne institutrice avait conservé quelques
vestiges de sa beauté, malgré les flétrissures du
temps et de la débauche.
Quant au petit
Dumas, c'était un Dumas
plus grand, mais
avec la même figure
bestiale, le même regard
stupide et méchant.
La misère et le vice
avaient réuni ces
deux êtres, si différents
autrefois. La blonde du
beau pierre Bluteau,
vieillie et perdue,
s'était fait de l'élève ignorant
et bête, un soutien
et un pourvoyeur de
clients que pouvaient tenter encore ses charmes
avilis et fanés.
Le jeune homme n'entendit pas la fin des remarques du président des assises ni le prononcé de la sentence, car il n'était plus au palais de justice, mais à l'école. L'institutrice allait bientôt l'interroger et, sournoisement, le petit Dumas lui faisait la grimace en l'appelant Pique. Depuis des années, il l'avait oublié ce surnom et, cependant, il était resté Pique comme autrefois. Son caractère n'avait pas changé, il demeurait, malgré l'âge et l'expérience, l'enfant tendre et sensible, fier et enthousiaste, attiré par la lumière et la beauté comme le papillon vivant de soleil et butinant la fleur. Petit, il s'était heurté à la sottise et il s'y heurtait encore; petit, il avait souffert par le coeur et l'esprit, et il souffrait de même aujourd'hui. Depuis qu'il avait échangé la culotte contre le pantalon, qui est la robe virile des temps modernes, il s'était battu avec bien d'autres Dumas. Pour se défendre, en guise de bâton armé d'un clou pointu, il avait manié la plume. Comme au temps où il était écolier, s'il eut voulu s'incliner bien bas et faire sa cour aux personnages détenant le pouvoir, choyé, comblé d'éloges, il eut récolté de beaux prix. Mais lorsqu'on avait tenté de le contraindre à dissimuler ses sentiments, son geste avait toujours été le même que lorsqu'il jeta par terre l'adresse enrubannée, devant monsieur le curé et les commissaires d'écoles ahuris.
Le lendemain, Paul Mirot partit pour Mamelmont, terminer sa convalescence. L'oncle Batèche et la tante Zoé le trouvèrent bien changé. La tante pensa tout de suite à la mauvaise femme, et chaque fois que son vieil époux voulait faire allusion à celle qu'il avait considéré un instant comme sa future nièce, elle lui faisait signe de se taire. Bientôt ce fut la saison des sucres, puis le printemps radieux avec sa verdure et ses oiseaux. Après un mois de cette vie au grand air, le jeune homme se sentit de nouveau fort et courageux. C'est alors qu'il envisagea froidement le problème de l'avenir. Retourner à Montréal, reprendre le métier de journaliste, il ne fallait plus y penser. Il avait bien la ressource de demeurer à la campagne, de s'intéresser à l'agriculture; mais il n'était pas encore à l'âge où l'on renonce avec joie à l'existence fiévreuse et passionnante des villes, un fois qu'on y a goûté. Son ami Vaillant, dont il avait reçu plusieurs lettres, le pressait de plus en plus d'aller le rejoindre à New-York où il trouverait tout de suite amitié et situation. Flora joignait ses instances à celles de son mari et lui promettait de lui faire épouser la plus belle et la plus riche de ses compatriotes. Son coeur et sa raison le convainquirent que c'était là le parti le plus sage à prendre.
De Germaine Pistache il n'avait pas eu de nouvelles
depuis la terrible épreuve qui avait
failli lui coûter la vie, lorsqu'un jour,
en lisant le journal, il apprit son
mariage avec Pierre Ledoux, le bourbonien.
Une lettre de Marcel Lebon,
qu'il reçut le lendemain, lui donna
des détails plus complets concernant
ce mariage. Lebon racontait que le rédacteur de
La fleur de Lys paraissait bien chaste en se rendant
à l'autel unir sa destinée à celle de la jeune fille qu'il
s'était juré d'arracher aux frivolités du monde pour
en faire une sainte. Il avait orné le revers de sa
redingote, pour cette circonstance solennelle, de nombreux
insignes de piété en celluloïde. Lebon assistait
à la cérémonie et il avait remarqué que la sémillante
Germaine paraissait bien triste. Ce mariage, du
reste, avait surpris tout le monde, et on affirmait que
c'était à la suite d'un chagrin d'amour et sur les instances
de son oncle, le jésuite, que la jeune fille avait
consenti à épouser La Pucelle.
Ce furent une tristesse et un regret de plus pour Paul Mirot, que de savoir celle qui lui avait inspiré un bien tendre sentiment, à laquelle il eut déclaré son amour le soir du bal du Windsor, s'il avait été libre, enchaînée pour la vie à ce visqueux personnage.
Et c'est ce qui le décida, définitivement, à s'en aller au plus tôt refaire sa vie sur une terre étrangère.
Une fois la chose résolue, il régla immédiatement
ses affaires. Un acquéreur se présentait pour sa ferme,
il la vendit, avec l'assentiment de l'oncle Batèche
qui désirait depuis longtemps aller vivre de ses rentes
au village où la tante Zoé pourrait se rendre à
l'église tous les jours, autant de fois que cela lui
ferait plaisir. Seulement, ces vieilles gens qui l'avaient
élevé, regrettaient de le voir partir pour aller
si loin. Il les consola en leur disant qu'on lui offrait
une situation magnifique qu'il ne pouvait refuser,
et qu'il reviendrait les voir avant longtemps, quand
il serait aussi riche que le roi d'Angleterre.
Trois semaines après la vente de sa ferme de Mamelmont, ayant réalisé en espèces tout ce qu'il possédait, Mirot retourna à Montréal où il devait demeurer deux ou trois jours avant son départ pour les États-Unis. Il n'y avait que quelques personnes auxquelles il tenait à faire ses adieux: Marcel Lebon, le peintre Lajoie, le docteur Dubreuil, le sénateur Boissec et le député Charbonneau. Quant à mademoiselle Louise Franjeu, elle ne pourrait lui demander de la rappeler au souvenir de son ancienne élève de McGill, car elle venait de partir pour la France.
La veille de son départ, il se rendit au cimetière
de la Côte des Neiges,
déposer quelques fleurs
sur la tombe de celle
qu'il avait tant aimée.
Après avoir longtemps cherché, il trouva le
petit tertre isolé sur
lequel il s'inclina longtemps,
revivant toute
leur vie intime jusqu'au
dénouement fatal. Puis,
il revint par les sentiers
ombragés de la montagne
où des familles
goûtaient sur l'herbe
verte, où des couples
à l'écart échangeaient
des serments éternels
que la brise printanière
emportait. Là-bas c'était
la mort et l'oubli,
ici la vie dans toute sa
beauté et sa puissance
créatrice. A ce contraste,
il comprit le grand
enseignement de la nature qui veut que l'homme vive
dans l'avenir et non dans le passé afin que le présent
soit fécond. Le soir, il alla à L'Extravaganza où, pour
la première fois, il avait aperçu la silhouette charmante
de Simone. Le spectacle était le même et la
vue des jolies danseuses lui fit oublier un instant que
des figures étrangères seules l'entouraient, qu'à la
sortie du théâtre il ne verrait pas la personne dont
le souvenir l'avait ramené en ce lieu.
La journée du lendemain, il la passa à faire ses
malles, qu'il fit transporter à la gare où il les soumit
à l'examen de la douane, après avoir acheté son billet
pour New-York. A six heures, tout était terminé. Le
train du Delaware & Hudson, dans lequel
il avait retenu une place de wagon-dortoir
partait de la gare Bonaventure à sept
heures et demie.
Il lui restait donc une heure et demie pour aller prendre un bon repas avant de partir. Mais, lorsqu'il fut attablé dans un restaurant voisin de la gare, c'est en vain qu'il essaya d'avaler quelques bouchées. La fièvre du départ, le malaise qui s'empare de celui qui s'en va en songeant à tout ce qu'il laisse et qu'il ne reverra peut-être jamais.
C'était un beau soir de fin de mai, un de ces soirs inspirant des vers tendres au poète, un soir que la nature semblait avoir créé tout exprès pour donner à celui qui allait quitter la terre natale, un souvenir glorieux de son pays. Car, c'était sans doute en signe d'adieu que les rayons du soleil descendu vers l'horizon faisaient resplendir avec tant d'éclat les clochers et les dômes des édifices, incendiaient les immenses fenêtres de la gare. Du moins, ce fut l'impression attendrissante qu'en éprouva Paul Mirot en revenant du restaurant.
Sur le quai, les employés se hâtaient
de transporter les bagages; les voyageurs allaient
et venaient, affairés. Il y avait de jolies femmes
de gracieuses fillettes, des messieurs fort bien mis, des
gamins à l'allure décidée, parlant l'anglais, de vrais
petits américains. Parmi tous ces voyageurs, on découvrait
quelques canadiens-français se rendant à
Saint-Lambert ou à Saint-Jean, les deux seuls endroits
où le train devait s'arrêter avant de franchir la
frontière. Monter dans ce train, c'était déjà mettre
le pied sur la terre étrangère. Sept heures et demie.
Les colosses nègres, casquettes avec plaque en métal
et tuniques à boutons
jaunes, postés
à l'entrée des vagons
Pullman, répétèrent
pour la dernière fois, de leur
voix de basse profonde:
Sleeping for
New-York! Puis le chef
du train passa en criant:
All aboard!... All
aboard!... A l'avant
l'énorme locomotive
pouffait et laissait échapper de ses flancs des jets
de vapeur sifflante, concentrant ses forces pour
s'élancer à toute vitesse sur les rails mesurant l'espace
immense à parcourir. Paul Mirot eut une minute
d'hésitation, puis, abandonnant son sac de voyage au
nègre qui l'invitait à monter, il s'élança sur le
marchepied, le coeur gros, une larme au coin de la paupière.
Il était temps, le train se mit aussitôt en
mouvement.
Par la fenêtre près de laquelle il s'était assis, le jeune homme s'emplit les yeux de toutes ces choses du pays qui défilaient rapidement au passage du train, comme des images cinématographiques sur une toile. A cette heure, tout lui paraissait splendide, même les vilaines constructions enfumées longeant la voie. Devant les gares de Saint-Henri et de la Pointe Saint-Charles, le train passa à toute vitesse, pour s'engager ensuite sur le pont Victoria. Que l'immense Saint-Laurent était majestueux et calme par ce beau soir d'été! Sur ses eaux tranquilles on n'apercevait, au loin, que deux goélettes à voiles blanches et le bateau de Laprairie revenant vers la ville, tachant la limpidité du ciel d'une longue colonne de fumée noire.
Un arrêt de quelques minutes à Saint-Lambert, puis le train s'élança en pleine campagne. Partout de la verdure, des arbres feuillus, et çà et là, comme des grains de sel semés sur le tapis vert, des blanches maisonnettes, demeures paisibles et rustiques de l'homme des champs. Des troupeaux de vaches laitières des juments avec leurs poulains relevaient la tête au passage bruyant de la locomotive vomissant de la fumée et des charbons en feu. Paul rêvait maintenant de la vie au grand air, des joies saines du robuste paysan. Pourquoi n'était-il pas resté à Mamelmont, cherchant dans les rudes travaux de la terre la paix et l'oubli?
Mais le train filait toujours et, après avoir passé Brosseau et Lacadie, on arriva à Saint-Jean. Un arrêt de cinq minutes. Il eut envie de descendre, mais il n'en fit rien, redoutant un défaillance de sa volonté sous le coup d'une émotion qu'il avait peine à contenir. Devant la gare, des officiers de cavalerie mêlaient, dans le soir tombant, le rouge de leurs uniformes aux robes blanches des femmes. Il y avait là toute une joyeuse jeunesse, venue à la rencontre de quelques amis, qui, tantôt, irait valser au Yacht Club dont on apercevait la façade illuminée, sur le bord de la rivière, entre les arbres du parc public, voisin de l'école militaire. Cette petite ville où il n'était jamais venu, avait l'air d'un immense bosquet mystérieux, troué seulement par des clochers d'églises et quelques cheminées d'usines, qui, seuls enlevaient l'illusion que ce ne fut un véritable paradis terrestre. Le train reparti, le jeune homme ne vit plus rien. La nuit avait noyé toutes choses dans ses ombres indécises. Et ce fut à ce moment-là qu'il se sentit vraiment seul et malheureux plus que jamais. Sous l'étreinte de la douleur, il eut conscience qu'un homme nouveau allait naître en lui. Il s'en épouvanta. La jeune mère sentant ses entrailles se tordre dans les souffrances de l'enfantement doit éprouver une angoisse pareille. Cet enfant qu'elle va mettre au monde et à qui elle a attribué d'avance toutes les qualités, pourrait être, par un caprice de la nature, bossu, boiteux, ou bien idiot, méchant. Elle a rêvé pour lui une brillante destinée; qui sait ce que la vie lui réserve? A cet autre lui-même qu'adviendrait-il? se demandait Mirot. Serait-il un rêveur, un utopiste, ou bien un de ces hommes se marchant sur le coeur et pesant leurs actions au poids de l'or, bref, un homme pratique, réfractaire à tout sentiment généreux? Celui-là, qui n'aurait pas connu Simone, aimerait-il une autre femme, fonderait-il un foyer au pays qui vit naître George Washington et Edgar Poe?
Et pourtant plus que jamais, à cette heure, il le chérissait ce passé plein de rêves, d'espoirs trompeurs, d'élans enthousiastes, de baisers gourmands, de larmes et de souffrances aussi. C'est que toutes ces émotions juvéniles, toute cette sensibilité vibrante qui font si exquises les heures, par cette facilité qu'on a, à l'époque de la vraie jeunesse, d'aimer et de souffrir voluptueusement, il sentait bien qu'il ne les retrouverait plus, que c'était fini d'être jeune de cette façon. Ses larmes, désormais, s'il lui advenait de pleurer, seraient amères, et ses joies moins constantes et moins profondes. Celles qu'il lui arriverait d'aimer n'auraient plus cette auréole poétique que les beaux adolescents mettent au front de la femme.
A dix heures, le nègre à la disposition des voyageurs du wagon dans lequel il se trouvait, le nègre qui s'était emparé de son sac de voyage au départ de Montréal, avec un bon sourire entrouvrant ses lèvres lippues sur ses dents blanches, vint préparer son lit. Paul, après l'avoir considéré attentivement, se fit cette réflexion de noyé qui s'accroche à quelque grossière épave: "Que je voudrais être nègre, satisfait de bête comme celui-là." Il lui glissa un dollar dans la main en lui demandant:
--Where do you come from?
Le nègre lui répondit:
--From old Tennessee!
Et un reflet de tristesse passa dans le yeux de ce simple enfant d'une race avilie par l'esclavage et méprisée. Lui aussi regrettait sa terre natale, et peut-être même le fouet du maître qui courbait ses ancêtres sur les champs de cotonniers.
Toutes ces émotions avaient brisé le corps robuste du voyageur s'en allant vers l'inconnu, et il espéra mettre fin à sa souffrance morale en cherchant la quiétude dans le sommeil.
La frontière était franchie. Au moment où il s'étendait sur son matelas le train avait dépassé Plattsburg. Mais le sommeil ne vint pas lui fermer les paupières, et jusqu'à l'aube, il entendit résonner à ses oreilles, à chaque arrêt du train, comme le glas espacé de sa jeunesse morte, ces paroles brèves, au timbre étranger:
All aboard! All aboard!
COMBIEN D'AUTRES SONT PARTIS
QU'ON N'A JAMAIS VUS
REVENIR
APPENDICE
A la mémoire de Théophile Busnel.
Théophile Busnel, qui a fait les illustrations de ce livre--à part deux dessins et un portrait de St-Charles--n'est plus.
Il était venu au Canada, confiant dans son énergie et son talent, se chercher une situation; il se créa en même temps un foyer. Déjà le succès couronnait ses efforts, le bonheur lui souriait, il avait réalisé une partie de ses espérances. On l'appréciait, il faisait son chemin, une épouse dévouée, un enfant gazouilleur et charmant peuplaient sa maison, lorsque la maladie le terrassa.
Des dessins qu'il était en train de terminer pour ce roman canadien, plusieurs restèrent inachevés. L'auteur n'a pas voulu qu'on fit la moindre retouche, préférant les publier tels qu'ils étaient au moment où le crayon tomba des mains de celui pour lequel il éprouvait la plus sincère amitié.
Busnel venu de France, y retourna beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait prévu, pour y mourir.
Il repose maintenant dans cette terre de Bretagne, qu'il aimait tant, au bord de la mer dont le bruit des vagues se brisant sur les rochers aux jours de tempête ou venant expirer sur les galets par les temps calmes, ne saurait troubler la paix de son tombeau.
Cette oeuvre à laquelle il a donné la beauté artistique, il ne pourra la voir terminée, puisque ses yeux se sont clos pour jamais: il ne saura pas l'accueil que lui fera le public, puisqu'il dort maintenant dans cette nuit éternelle qui n'a pas de matin.
Mais il restera tout de même quelque chose de lui. Après avoir feuilleté les pages de ce livre, ami lecteur, séduisante lectrice, donnez une pensée à sa mémoire.
A. B.
TABLE DES MATIÈRES
Au lecteur.
I.--Aux champs.
II.--Un début dans le journalisme.
III.--Les amusements de la métropole.
IV.--L'amour qui fait homme.
V.--Le Flambeau.
VI.--La Saint-Jean-Baptiste.
VII.--La voix du peuple.
VIII.--La littérature nationale.
IX.--Un bal à l'hôtel Windsor.
X.--All aboard.
Appendice.