Le dernier rapport d'un Européen sur Ghât et les Touareg de l'Aïr : $b (Journal de voyage d'Erwin de Bary, 1876-1877)
The Project Gutenberg eBook of Le dernier rapport d'un Européen sur Ghât et les Touareg de l'Aïr
Title: Le dernier rapport d'un Européen sur Ghât et les Touareg de l'Aïr
(Journal de voyage d'Erwin de Bary, 1876-1877)
Author: Erwin von Bary
Translator: Henri Schirmer
Release date: October 1, 2024 [eBook #74499]
Language: French
Original publication: Paris: Fischbacher, 1898
Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by the Bayerische Staatsbibliothek)
GHÂT
ET
LES TOUAREG DE L’AÏR
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Le Sahara (Paris, Hachette, 1893, in-8o)10 fr.
Pourquoi Flatters et ses compagnons sont morts (Paris, Challamel, 1896, brochure in-8o)1 fr.
Lyon. — Imp. Pitrat Ainé, A. Rey Successeur, 4, rue Gentil. — 17697
LE
DERNIER RAPPORT D’UN EUROPÉEN
SUR
GHÂT
ET
LES TOUAREG DE L’AÏR
(JOURNAL DE
VOYAGE D’ERWIN DE BARY, 1876-1877)
TRADUIT ET ANNOTÉ
PAR
HENRI SCHIRMER
Professeur de Géographie à l’Université de
Lyon.
PARIS
LIBRAIRIE FISCHBACHER
(Société anonyme)
33, RUE DE SEINE, 33
1898
NOTE DU TRADUCTEUR
C’est un nom peu connu en France que celui d’Erwin de Bary. Sa dépouille repose ignorée dans un coin de l’oasis de Ghât, et l’on ne songe guère à lire, dans la revue étrangère où il a été imprimé jadis, son journal de route, seule trace qui reste de son activité évanouie. Cependant son œuvre inachevée mérite mieux que cet oubli.
L’Aïr, où il a pénétré, est une des contrées les plus curieuses et les moins connues du globe. Ses montagnes, son climat sont encore un problème pour le géographe. Pour le naturaliste, c’est un de ces pays d’élection où ont pu survivre quelques échantillons de flore et de faune, témoins d’une époque antérieure et d’un climat disparu. L’historien y cherche la trace d’une civilisation nègre très ancienne, et celle des relations qui unirent peut-être l’Egypte antique au coude du Niger. Le commerçant y voit la station la plus importante de la route la plus facile qui traverse le Sahara.
Or, ce pays n’a été que deux fois l’objet d’une exploration européenne. Les résultats de la première, celle de Barth et Richardson (1850), sont universellement connus. La seconde (1876) est celle dont nous publions la traduction aujourd’hui.
On ne trouvera pas chez Erwin de Bary cette profonde érudition d’orientaliste, ni cette faculté d’investigation merveilleuse, qui ont rendu presque inimitable son immortel prédécesseur. Mais il a noté avec une conscience rare tout ce qui lui semblait de nature à intéresser un explorateur, et même en pays déjà parcouru, comme à Ghât par exemple, il a su observer bien des faits nouveaux. De plus, on est assuré de trouver en lui un observateur sincère. Aucune préoccupation politique ou commerciale n’a influé sur son jugement. Son rêve a été celui d’un naturaliste : étudier les parties inconnues du Sahara méridional. Erwin de Bary fut un des derniers adeptes de cette école d’explorateurs du milieu du siècle, qui ont eu pour seule ambition le développement des connaissances humaines.
Aujourd’hui que cette région est en quelque sorte réservée par traité à l’exploration scientifique française, il nous a donc paru utile de mettre à la portée du lecteur français cette dernière relation d’un témoin oculaire. Elle comprend deux parties d’origine différente :
1o Un rapport, rédigé à Ghât par le voyageur, au retour de son voyage dans le Tasili jusqu’à l’Oued-Mihero, et publié en 1878 dans la Zeitschrift de la Société de géographie de Berlin ; nous en donnons la traduction, en y ajoutant quelques pages qui nous ont semblé dignes d’être reproduites, et que nous empruntons au carnet de route in-extenso ;
2o A partir du 1er novembre 1876, ce journal de route lui-même[1], écrit au jour le jour, et que le voyageur n’a pas eu le temps de revoir. Il eût été facile de faire le travail dont il se fût certainement acquitté lui-même, c’est-à-dire de mettre un peu d’ordre dans ces notes prises sur le moment. Nous avons dû nous incliner devant la nécessité supérieure de ne pas introduire dans ce récit un mot qui n’ait pas été écrit par le voyageur. Nous avons seulement élagué quelques détails purement personnels et des redites qui auraient rendu la lecture fastidieuse, et nous avons tâché de suppléer par un index des noms géographiques au manque d’ordonnance des matières.
Nous n’avons pas eu à nous occuper de la construction de l’itinéraire, déjà porté sur les feuilles 12 et 19 de l’excellente carte d’Afrique au 1/2.000.000, dressée sous la direction du commandant de Lannoy de Bissy. Quant aux indications de température, pression barométrique, etc., éparses dans le journal de route, on les trouvera réunies à la fin de ce volume, sous forme de registre météorologique, à côté de deux notes rédigées par le voyageur lui-même sur la géologie du Sahara central et sur la végétation de l’Aïr.
H. Schirmer.
NOTICE BIOGRAPHIQUE
Erwin de Bary est issu d’une famille très ancienne, dont on retrouve le nom parmi la chevalerie qui suivit Philippe-Auguste à la troisième croisade, et dont la patrie d’origine est la vieille cité franque de Tournay. Vers 1675, après que Tournay eut cessé de faire partie du royaume de France, cette famille, qui avait embrassé la Réforme, dut émigrer pour fuir les persécutions de l’Inquisition espagnole, et s’établit successivement à Francfort, à Amsterdam et enfin en Bavière[2], où Erwin de Bary naquit en 1846. Il étudia d’abord les sciences naturelles aux Universités de Leipzig et de Zurich, puis à Munich où il acquit en 1869 le diplôme de docteur en médecine. En même temps, déjà docile à sa vocation africaine, il se pénétrait de Barth et de Duveyrier, et apprenait l’arabe et le dialecte des Touareg du Nord. En 1873, toujours hanté par son rêve, il alla s’établir médecin à Malte, pour être plus à portée de l’Afrique et se familiariser davantage avec les usages de la Tripolitaine et du Fezzan. Il fit à cet effet, en 1875, une excursion préparatoire dans les monts du Ghourian[3]. Un an plus tard, il partait définitivement de Tripoli pour Ghât, avec la caravane d’un marchand tripolitain.
Lui-même se faisait passer pour un médecin turc et arriva sans encombre, le 10 octobre 1876, dans la célèbre cité saharienne.
On verra par son journal de route à quelles difficultés il se heurta par la suite. Obligé de renoncer à son projet d’exploration du Hoggar, arrêté successivement, dans sa marche audacieuse, sur le plateau de Tasili et dans l’Aïr, il rentrait à Ghât, le 3 octobre 1877, ayant essuyé de grandes fatigues, mais plein d’espoir. « Dans quinze à vingt jours, écrivait-il le même soir, je compte retourner dans l’Aïr. Ma santé est excellente. » Moins de vingt-quatre heures après il était mort. Il avait achevé gaîment sa soirée chez le Kaïmakam, à causer avec ses connaissances. A six heures du matin, son serviteur voulut le réveiller, mais il ne put y parvenir, bien qu’il le secouât de toutes ses forces. « Sa respiration, dit un rapport officiel, était celle d’un homme profondément endormi. » Lorsqu’on revint le voir vers dix heures, il était déjà raide et froid.
Cette fin étrange était-elle la suite de ses privations et de ses fatigues ? ou n’a-t-il pas plutôt succombé à l’absorption d’un narcotique, d’un de ces poisons que les notables de Ghât, à ce qu’il rapporte lui-même, avaient coutume de faire venir de Tunis ? Dans son inexpérience, l’infortuné voyageur avait excité plus d’un soupçon, commis plus d’une maladresse. Faut-il croire à un acte de fanatisme, ou encore à un ressentiment personnel, longuement dissimulé, et qui se serait traduit par un crime le jour où, contre toute attente, de Bary revint sain et sauf de l’Aïr ? C’est une de ces sinistres énigmes dont le Sahara garde le secret.
GHÂT
ET
LES TOUAREG DE L’AÏR
CHAPITRE PREMIER
LA VILLE DE GHÂT
Ghât, vue du dehors, a un air de forteresse. C’est à peine si quelques petites portes interrompent l’uniformité de la longue muraille de terre brune, qui fait à la cité une ceinture dentelée de créneaux. Le drapeau turc flottait sur le point culminant de la ville. Des hommes de haute stature, drapés dans de longs vêtements blancs, entraient et sortaient par ces petites portes, sous lesquelles ils étaient obligés de se courber profondément ; çà et là on apercevait l’uniforme d’un soldat turc. Ce calme et ce silence avaient quelque chose d’étrange pour moi qui étais habitué à trouver aux abords des villes l’encombrement et la rumeur de la foule et des chariots. Ici il n’y a point de voitures et même point de rues ; rien que d’étroites ruelles où le sable abonde et étouffe jusqu’au bruit des pas. Toutes les portes sont gardées par des soldats, qui se font livrer les armes de ceux qui entrent et les leur restituent à la sortie. Dans la ville, beaucoup d’habitants me saluèrent, en exprimant leur satisfaction de voir arriver un médecin ; ils croyaient que j’allais rester désormais ici. Une ruelle escarpée nous mena aux ruines d’un ancien château qui occupait jadis le sommet de la colline, aujourd’hui complètement envahie par les maisons ; tout à côté est celle de Hadj Mustapha, où j’ai élu provisoirement domicile.
L’architecture des maisons est remarquablement primitive. Presque toujours on pénètre par le vestibule (skifa) dans une cour carrée donnant accès à trois chambres ou magasins qui occupent chacun un côté du bâtiment. Il n’y a point de second étage, ni de fenêtres : la lumière pénètre par la porte et par de petits trous pratiqués ad libitum dans la muraille en terre. Nulle part on ne trouve de clous plantés dans les murs, car l’argile s’effrite trop facilement ; on se sert de longs piquets de bois, qui sont d’un bien meilleur usage. Les portes sont également sans ferrures : elles sont faites de planches de palmier réunies par des lanières de cuir. Voilà comment sont toutes les maisons de Ghât ; celle du kaïmakam même ne se distingue pas des autres.
Ici, il n’est pas d’usage de laisser se reposer les arrivants ; la maison se remplit aussitôt de visiteurs qui, toute la journée, ne font qu’entrer et sortir. Chacun cherche à se renseigner autant que possible sur la situation de l’étranger, pour supputer la valeur des présents qu’il se laissera extorquer ; chacun se recommande à lui et vante sa propre influence et son autorité, beaucoup demandent déjà un cadeau provisoire en attendant.
Parmi tous ces hommes voilés, je retrouve avec plaisir deux vieilles connaissances : le hadj Mohammed Dedekora, que j’ai connu à Tripoli lors de son voyage à la Mecque, et un jeune marchand de Tounine[4], que j’avais soigné à Tripoli et qui m’en a gardé un souvenir reconnaissant. Ce sont eux qui m’ont aidé à reconnaître dans la foule des Touareg qui m’entourent les personnages qui sont d’importance pour moi.
Le kaïmakam de Ghât, Es-Safi, m’a fait le meilleur accueil. Il m’a reçu avec ces mots : « Cette ville appartient au Sultan, tu es ici tout autant en sûreté que dans toute autre ville des Osmanli ; les Touareg n’ont aucun droit à l’intérieur des murs ; si l’un d’eux venait à t’obséder de ses réclamations, tu n’aurais qu’à m’en instruire, et je te ferais avoir la paix. » Es-Safi est un homme aussi intelligent qu’énergique et qui sait admirablement comment traiter les Touareg. C’est le fils de ce Hadj-el-Amin qui, nous le savons par Duveyrier[5], avait fait tous ses efforts pour décider les Turcs à l’annexion de Ghât. Ce qui n’avait pas réussi au père a profité maintenant au fils.
Une garnison d’environ deux cents hommes occupe la ville et donne au kaïmakam une autorité et un prestige qui s’étendent au loin[6]. Sur l’esplanade, entre la mosquée et la caserne, stationne un canon en acier, se chargeant par la culasse, avec l’inscription : Carlsruhe, 1872. Ce canon tonne aux solennités religieuses et autres fêtes, et le bruit qu’il fait remplit les Touareg d’admiration. Ils se figurent qu’en cas de guerre l’effet de cette unique pièce serait énorme, de sorte que l’effet moral est considérable pendant la paix.
Les habitants de Ghât et les marchands étrangers sont naturellement enchantés de l’occupation de la ville. Auparavant, ils étaient entièrement à la merci des caprices des Touareg et n’étaient sûrs ni de leur fortune ni de leur vie. Il fallait contenter les cheikhs des différentes tribus, avant de se risquer sur leur territoire, et ces rançons atteignaient un chiffre considérable, car il suffisait d’un mécontent pour rendre problématique la sécurité si chèrement acquise. Dans la ville même, les Touareg se conduisaient comme en pays conquis. Si à leur appel une porte ne s’ouvrait pas assez vite, ils la brisaient, et les habitants pouvaient s’estimer heureux s’ils échappaient aux coups. Le Targui prenait sans façon les objets qu’il trouvait à son gré, et malheur à qui voulait protester ! C’est ainsi que les choses se passaient autrefois[7]. Comme tout a changé depuis !
Avant d’entrer dans la ville, le Targui est forcé de déposer ses armes, et on ne les lui rend qu’à la sortie[8]. C’est en vain qu’il veut se faire nourrir aux dépens d’autrui ; rarement une porte s’ouvre devant lui, et s’il se laisse aller à son penchant à la violence, le kadi le condamne sans merci à la peine de la prison, qui est pour lui un châtiment intolérable. Affamé et mal vêtu, il erre dans les rues, maudissant intérieurement les Turcs, qui ont introduit ici des lois étrangères. La situation des chefs est naturellement meilleure, car s’ils n’ont pas d’autorité dans l’intérieur de la ville, ils n’en restent pas moins les seuls maîtres du désert, et ils continuent à imposer les caravanes qui paient pour passer sans encombre.
Pour éviter les querelles, les cheikhs se sont partagé, une fois pour toutes, les droits de protection qui se transmettent comme un héritage. C’est ainsi que chaque marchand de Ghadamès compte parmi les Azdjer un ou plusieurs patrons à qui il paie chaque fois 7 thalers[9], sans compter 2 rial par charge de chameau. Voilà ce que le marchand est tenu de donner suivant la coutume ; mais ce n’est pas tout. S’il veut vivre en bons termes avec les chefs touareg, il lui faut faire des cadeaux dont la valeur, s’il est riche, dépassera de beaucoup les taxes régulières. On conçoit que les Touareg attachent le plus grand prix à cette source de revenus, et que chacun défende sa part avec une inquiétude jalouse. C’est la question de savoir par qui serait protégé un riche marchand de Ghadamès qui a été cause de la longue guerre allumée, aujourd’hui encore, entre les Hoggar et les Azdjer.
Chose curieuse, un Ghadamésien qui va au Soudan, par Ghât n’a point de taxe à payer[10] ; mais il donne 40 rial au retour. Les Tébous de Djiouaï et d’Aguelal paient à Ikhenoukhen seul une somme de 2 rial par tête d’esclave ou par charge de chameau. Les Kel-Ouï sont exempts de toute taxe[11].
L’administration turque n’a pas touché à cet état de choses, et ne percevra ni impôt, ni douane pendant les deux premières années de l’occupation ; mais, plus tard, la situation changera sans doute au détriment des Touareg, qui perdront peu à peu leur indépendance[12]. Et pourtant — on s’en aperçoit à bien des symptômes — les seigneurs du désert trouvent déjà intolérable la domination très atténuée qu’on leur impose aujourd’hui. Il est vrai que Ikhenoukhen a reçu le burnous d’investiture, et qu’il attend tous les jours l’arrivée du firman de Stamboul ; mais les autres chefs des Azdjer ne se tiennent pas pour liés par la démarche de leur émir, et ne manquent pas de protester — souvent de la façon la plus irrespectueuse — chaque fois qu’on leur parle de la souveraineté du Sultan.
Si les Turcs essayent de gouverner davantage et surtout s’ils exigent des tribus touareg le payement d’une taxe quelconque, on peut être assuré qu’il y aura des conflits. Les Touareg n’appellent-ils pas leurs voisins du Fezzan de façon méprisante : « Les gens qui payent l’impôt. »
L’annexion de Ghât est due en première ligne au cheikh Hadj-el-Amin et à sa famille, qui tenait à s’assurer le gouvernement de la ville, et en second lieu aux efforts de tous les négociants étrangers, qui avaient à se plaindre des exactions des Touareg. Ikhenoukhen ne s’est joint à leurs instances qu’au moment du plus grand péril, alors que les Hoggar lui avaient infligé les pertes les plus sensibles et qu’il n’avait que le choix de se soumettre à eux, ou d’appeler les Turcs à son secours. Il opta pour le dernier parti. Mais les tribus n’ont aucune sympathie pour les Turcs et regardent Ahitaghel, l’émir hoggar, comme le futur chef des Touareg[13], tandis qu’Ikhenoukhen a perdu tout son prestige.
Mon arrivée à Ghât a donné lieu chez les Touareg à un débat très vif : il s’agissait de savoir qui avait droit à mes présents. Après de longues discussions, il a été convenu que l’héritier de Hatita, le protecteur de l’expédition anglaise de Richardson, était seul qualifié pour les recevoir. D’après la coutume targuie, c’est le fils aîné de la sœur aînée qui hérite, et c’est ainsi qu’Othman, un chef des Imanghasaten, est devenu mon protecteur.
La persistance des hostilités entre les deux grandes fractions des Touareg du Nord ne me permettait pas de songer à l’objet principal de mon voyage, c’est-à-dire à l’exploration du massif de l’Ahaggar. Je voulus au moins tenter de pénétrer jusqu’au fameux lac Mihero, pour y vérifier la présence des crocodiles. Lorsque je fis part de ce projet à mes nouveaux amis, ils furent d’avis que je ne pourrais me risquer aussi loin en pays ennemi qu’à la faveur d’un rhezou opérant dans le même sens. Othman se déclara prêt à me guider. Comme on avait déjà convoqué les guerriers pour une nouvelle incursion en pays hoggar, je dus faire mes préparatifs sans retard. Le lieu de rassemblement des Touareg Azdjer était Dider ; et les tribus s’y rendaient de toutes parts, de sorte que je pouvais traverser le pays sans grand danger. Mon départ eut lieu si vite, que je dus laisser à Ghât mes lettres et mon rapport inachevés.
Nous laissons là un instant le rapport du voyageur qui continue au chapitre suivant par le récit de son voyage au Tasili, et nous extrayons du journal de route in extenso les notes suivantes, relatives à ces premiers jours de résidence à Ghât.
10 octobre. — Nombreuses visites de Touareg. Mohammed Dedekora me dit que la famille des Imanan[14] ne compte plus que deux hommes et sept femmes ; les autres ont été tués dans la dernière que relie qu’ils ont eue avec les Oraghen. Les Imanan habitaient ici avant la venue des autres Touareg, mais durent peu à peu subir la loi du plus fort.
Les Touareg n’ont qu’une femme et pas de concubines esclaves. Les plus belles sont les femmes des Imanan.
11 octobre. — Dedekora me donne des détails sur l’assassinat de Dournaux-Dupéré. Il fut tué sur la route de Ghât entre El-Mouilah et Timassinine[15]. Les quatre Ifoghas qui accompagnaient les Français en qualité de guides avaient prémédité l’assassinat. Quatre autres Ifoghas[16] attendaient sur la hamâda sous une tente ; lorsque les voyageurs s’approchèrent, le négociant Joubert voulut prendre son fusil, mais ses compagnons ifoghas le rassurèrent en lui disant que c’étaient des gens d’Ikhenoukhen. M. Joubert fut immédiatement massacré. Dournaux-Dupéré voulut fuir, mais il fut immédiatement rejoint et tué, car il n’avait pas d’armes. Parmi les meurtriers qui avaient attendu sous la tente, on dit qu’il y avait un Khamta. Les Français savaient que les Ifoghas étaient en mauvais termes avec Ikhenoukhen. L’on me dit même que, s’ils étaient venus avec Khetama, on les aurait sans doute tués de même[17].
Lorsqu’un Targui fait un serment et veut tenir sa parole, il porte trois fois sa main droite à son front. Tous les Touareg ont cette coutume qui s’appelle timmi. Cette cérémonie est nécessaire lorsqu’ils donnent l’aman, sans quoi l’on ne peut se fier à leur parole.
Le jeune fils du cheik Eg-Bekr vient me rendre visite et veut à toute force que je lui donne un burnous de drap. Il crie et tempête parce que je l’éconduis. Son père est l’assassin de Mlle Tinné[18].
Mon ami de Tounine me dit que les Azdjer comptent environ trois cents guerriers, et les Hoggar mille[19], autrefois c’était les Azdjer qui étaient le plus nombreux.
12 octobre. — Je vais avec Hassan à Tounine, qui est situé au nord de la ville. C’est un village à part, dont les habitants sont en relations d’amitié avec les Hoggar. C’est pourquoi un garçon de Tounine ne peut se risquer à Ghât : il serait battu par la jeunesse de cette ville. Par contre, les chérifs de Tounine jouissent d’une grande autorité. Ils sont originaires de Touât[20].
J’ai vu dans le jardin de palmiers un oranger et un citronnier que le cheikh a rapportés de Tripoli, il y a trois ans. L’un de ces arbres a péri, mais l’autre est devenu très haut et se trouve en ce moment tout chargé d’oranges jaunissantes. Les figuiers portent également des fruits, mais sont petits encore[21]. Je note une quantité de grenades ; elles sont blanches au lieu d’être rouges. On cultive la vigne sur des claies, à la hauteur d’environ 3 pieds au-dessus du sol. Le brambach pousse tout seul et a ici des feuilles énormes[22].
On trouve des Melania teberodata[23] en grand nombre dans une source de Tounine et dans les canaux d’irrigation. La plupart des individus sont de petite taille.
Au retour j’aperçois de loin les huttes d’Ikhenoukhen ; lui-même est assis devant l’une d’elles. Il a maintenant cent deux ans[24]. Son légitime successeur est Kelala, mais celui-ci est de caractère faible, presque un marabout ; aussi est-ce Eg-Bekr qui a le plus d’influence[25]. On sait que les Arabes de l’Oued Châti et les Azdjer ont battu les Hoggar près du mont Tifedest. Malgré cette défaite, les Hoggar sont encore en possession de la majeure partie du butin, et c’est pour cela qu’Ikhenoukhen ne veut pas entendre parler de paix, car il a perdu presque tous ses troupeaux et, qui plus est, deux de ses fils.
Le kaïmakam a entendu parler de mon excursion à Tounine et me fait dire aussitôt de ne pas aller hors des murs de la ville sans un soldat d’escorte, car on ne peut se fier aux Touareg. Je dois lui dire où je veux aller, et il me donnera toujours un homme pour m’accompagner.
Les Touareg qui sont le plus purs de race sont les Aouélimiden ; ce sont aussi les plus nombreux[26]. Leurs tribus se font en ce moment la guerre.
Le kaïmakam me montre une tige de crinoïde[27] qu’on a trouvée aux environs de Ghât. On me dit que le mont Oudân[28] renferme de l’or, mais que les chrétiens seuls sauraient l’y chercher.
Othman, neveu de Hatita, vient me rendre visite, en compagnie d’Eg-Bekr. Le premier me réclame cent thalers, et son compagnon cinquante. Comme je me récrie et leur demande pourquoi je dois payer une somme aussi forte, Osman répond que je n’ai pas à payer pour mes marchandises, mais pour ma tête. Je chassai l’insolent et lui déclarai que Ghât n’était plus son pays, mais appartenait au sultan, ce qui le mit fort en colère.
Lorsqu’un Targui parle du sultan, il met un peu de sable sur le creux de sa main et souffle dessus en manière de dérision.
13 octobre. — Visite de mon ami Hassan de Tounine. Il a la fièvre, et je lui donne de la quinine. En général, il y a beaucoup de fièvres dans cette région[29].
Eg-Bekr[30] est du parti d’Ikhenoukhen, dont il a épousé une fille. Si ce dernier meurt, Kelala deviendra émir de droit, mais il est d’humeur trop douce pour avoir de l’influence ; par contre, Eg-Bekr est redouté de tous pour sa violence, et c’est lui qui a par suite le plus d’autorité.
A midi je suis allé pour la première fois à la mosquée, qui est bâtie en terre, basse et sale à l’intérieur ; elle était bondée de fidèles. On m’a regardé, mais sans rien dire. Sammit[31], qui voulait m’accompagner, a disparu au dernier moment.
17 octobre. — D’après les renseignements fournis par mon ami Dedekora on trouve à Ghât les quatre tribus suivantes[32] :
1o Les Ihadjenen, comprenant trois fractions ;
a) Les Aït Tedjenen Hana, nombreux ;
b) Les Aït el Mokhtar, peu nombreux ; c’est la tribu de Safi ;
c) Les Aït Hamouden.
Tous ces Ihadjenen descendent des Tinylkoum.
2o Les Kel Rhapsa[33], eux aussi, sont de race Tinylkoum, mais ne font pas partie des Ihadjenen. A une époque reculée, avant que ces tribus ne vinssent à Ghât, cette ville était occupée par les Imekamesan et les Kel-telek, dont on trouve encore aujourd’hui quelques descendants dans la ville. Les quatre tribus sus-nommées vinrent à Ghât après l’époque du prophète, et y trouvèrent les Imekamesan et les Kel-telek. Les Imekamesan avaient été établis auparavant à Halelberess, tout près de la ville, et les Kel-telek à Angaïan, également dans le voisinage, où ils avaient une forteresse.
15 octobre. — Voilà trois jours que nous avons du guebli, le ciel est tout gris et on dirait que tout le pays est dans le brouillard. On me dit qu’à Ghât il en est souvent ainsi. Tout le monde se sent malade ; on se plaint de lassitude de tous les membres ; bien des gens ont de la conjonctivite. A midi grande tempête de sable ; tout est enveloppé d’une brume grise ; de ma petite terrasse on ne voit même plus les maisons voisines, et la poussière affecte douloureusement les yeux.
— L’oncle de Hassan de Tounine me dit qu’il y a sur le mont Oudân une espèce d’arbres au bois dur comme du fer, et qu’on ne trouve pas ailleurs, même pas au Soudan.
Cet après-midi je reçois la visite de Mohammed Tini, le jeune, qui me demande des remèdes. Tini a des esclaves pour commis à Tombouctou, à Kano, à Kouka et dans l’Adamaoua. Il dit que, si je pouvais aller chez les Hoggar, ce serait le plus court chemin pour aller à Tombouctou. Une autre route va droit à l’ouest, mais les pillards Aouélimiden la rendent très dangereuse. La route la plus sûre est toujours celle du Soudan, mais c’est aussi la plus longue.
16 octobre. — J’apprends aujourd’hui qu’une grande caravane est venue d’Algérie à Ghadamès ; il s’y trouve trois Français qui ont un serviteur musulman ; ils veulent aller au Hoggar, et emportent beaucoup de marchandises[34].
Eg-Bekr et Hadj-ech-Cheikh sont une seule et même personne[35].
Aujourd’hui Safi m’a fait venir, et j’ai trouvé chez lui Hadj Mustapha Sammit, Othman et trois autres Touareg. Safi m’a déclaré d’un ton quelque peu solennel que les Touareg s’étaient accordés à reconnaître qu’Othman est celui qui a le plus de droits sur moi[36], je dois donc lui donner autant que ce que donnent les Ghadamésiens ; comme il ne veut pas de burnous, Sammit est d’avis que je dois donner 10 thalers. Othman se déclare prêt à partir demain avec moi pour l’oued Mihero ; mais je veux voir d’abord s’il ne se produit pas d’autres prétentions, afin qu’on ne me suscite pas de difficultés en route. Othman a la physionomie d’un coquin ; ses yeux obliques et luisants me font songer à un Japonais. Il paraît que son frère est tout le contraire : un homme éminent sous tous les rapports ; mais les Hoggar l’ont si grièvement blessé, qu’il ne se rétablira jamais. J’espère partir d’ici avant que les Français n’arrivent, pour éviter des commentaires qui leur nuiraient à eux comme à moi.
Dedekora me déclare que j’ai maintenant tous les droits d’un Musulman ; nul n’oserait, dit-il, vérifier si je suis circoncis ou non[37] ; c’est là, selon lui, chose tout à fait secondaire. J’ai rendu visite à Mohammed Dedekora dans sa maison. Il possède Ibn-Khaldoun, Bokhari[38] et beaucoup d’autres livres.
J’ai vu quelques Tibbous qui attendent le moment de se joindre à une razzia ; j’espère qu’elle n’aura pas lieu. Ces gens sont laids, noirs[39], ont la bouche grande et une taille moins élevée que les Touareg.
17 octobre. — Cet après-midi je reçois la visite d’Othman et d’Oufenaït[40]. Ce dernier me réclame également l’aada[41], et Othman me dit de lui donner quelque chose, puisqu’il est aussi un cheikh ; mais comme Safi m’a dit expressément que je ne dois l’argent qu’à l’un des deux, je réponds négativement, ce qui donne lieu à une désagréable querelle entre les deux chefs, à laquelle je mets fin en les priant de venir avec moi chez le kaïmakam. Nous le trouvâmes dans la rue, assis avec beaucoup d’amis, parmi lesquels Sammit, et qui s’écartèrent dès qu’ils nous virent approcher. J’allai droit à lui et lui expliquai la chose ; sur quoi il me tranquillisa en m’assurant que je ne devais rien à personne, sauf à Othman. Peu à peu les autres chefs se rapprochèrent, mais sans faire aucune allusion à notre affaire.
Au retour, je rendis visite au vieux Ikhenoukhen. Une jeune fille ou une femme était assise, voilée, à côté de lui. Il parla beaucoup des Français et dit que la Prusse et la Russie faisaient cause commune contre la France ; que les Allemands étaient toujours en relations avec les Russes et étaient aussi les ennemis du Sultan. Je protestai du contraire, mais il ne me crut pas, et continua à sourire d’une façon quelque peu enfantine[42].
18 octobre. — Ce matin, je vois de ma terrasse les Touareg assis devant leurs paillottes, dans la plaine, au sud de la ville, leurs longues lances fichées dans le sable devant eux. Souvent aussi ils campent sur les nombreuses dunes qui s’étendent à l’est de Ghât. De grands troupeaux de petites chèvres vont au pâturage, sous la conduite d’un esclave. Les femmes vont aux sources — il y en a un grand nombre dans le voisinage — et cherchent de l’eau dans de grandes cruches rondes ; d’autres esclaves poussent des ânes chargés de fumier pour les jardins. Le ciel, comme notre ciel d’été, n’est pas entièrement sans nuages.
Aujourd’hui, Othman est venu chez moi encaisser 7 thalers (= 11 rial 1/2), montant du droit de passage acquitté par toute personne venant de Tripoli ; ceux qui viendraient d’Algérie paieraient à Ikhenoukhen. J’ai payé le même droit que les Ghadamésiens, et je le dois à Safi, auprès de qui j’ai insisté pour être traité comme les autres Musulmans.
Cet après-midi, j’ai fait le tour de la ville avec un sous-officier turc et visité le mont Kokoumen, qui domine la ville de son versant sud. J’ai trouvé de nombreux petits tumuli de pierres brutes, avec un revêtement intérieur de gros blocs et une grande dalle recouvrant le tout. La plupart avaient été ouverts par les chercheurs de trésors, et les ossements avaient été dispersés. On raconte que le Kokoumen a été habité avant la fondation de Ghât. Ces tumuli ont de 5 à 6 pieds de diamètre et environ 4 pieds de hauteur. Toute cette montagne est presque entièrement nue ; seule, la plante desséchée qu’on appelle el hîchen[43] se voit partout.
20 octobre. — Ce soir, je suis appelé chez Eg-Bekr, qui est atteint de fièvre typhoïde. Sa repoussante physionomie est défigurée par le délire et la maladie. Je me garde de lui administrer un remède, car s’il mourait, on ne manquerait pas dire que je l’ai empoisonné. Il est curieux de voir disparaître l’un après l’autre tous ceux qui ont pris part au meurtre de Mlle Tinné.
21 octobre. — Othman est venu et m’a promis de faire l’impossible pour me contenter pendant le voyage, seulement, je dois lui donner d’avance les 3 thalers destinés au domestique qui nous accompagnera. Je l’ai laissé mendier longtemps, et c’est seulement ce soir, après lui avoir fait jurer de ne plus rien me demander à l’avenir, que je lui donne cet argent, à sa grande joie. Cet homme qui, au début me semblait si brutal, est devenu tout à fait maniable, et je ne doute pas qu’il ne se conduise bien en route.
CHAPITRE II
VOYAGE AU TASILI ET A L’OUED MIHERO
Le matin du 12 octobre, Othman vint visiter mon bagage et mes outres. Nous laissâmes de côté tout ce qui n’était pas absolument indispensable ; par contre, nous emportions force munitions, et de quoi nourrir trois personnes pendant un mois. J’attendais, déjà équipé, le moment de partir devant la porte Sud de la ville, lorsqu’un messager du kaïmakam vint me demander au nom de son maître de déclarer par écrit que je quittais Ghât de mon gré et que je n’avais eu aucun sujet de plainte pendant mon séjour.
Cette demande, faite à ce moment, me rendit perplexe, car enfin on semblait vouloir se mettre à couvert, en prévision du cas où il m’arriverait malheur. Je retournai donc en ville et dis franchement mon impression au gouverneur. Mais celui-ci m’affirma de la façon la plus formelle que je pouvais me fier à mon compagnon, et qu’on demandait cette déclaration écrite à tous les voyageurs sans exception, pour prouver au pacha de Tripoli qu’ils étaient satisfaits de l’administration. Un des assistants fit la remarque caractéristique, qu’on n’était jamais sûr de rien, lorsqu’on allait chez les Imrhad[44].
Comme j’ai pu m’en assurer, ces Imrhad ont la plus mauvaise réputation, aussi bien chez les Aouélimiden et chez les Azdjer que chez les Hoggar. La cause en est sans doute leur éloignement habituel des centres de population sédentaire, et leur état de misère relative, d’ignorance et de sauvagerie[45], tandis que les nobles (Imocharh) acquièrent un certain degré de culture par leurs séjours dans les villes telles que Ghât, In-Salah ou Ghadamès, où ils entrent en contact avec beaucoup d’étrangers.
Je finis par donner l’attestation demandée et je retournai trouver Othman. Celui-ci avait des discussions interminables avec ses compatriotes, les uns ne voulaient pas me laisser voir leur pays, les autres réclamaient des présents pour eux-mêmes. A 9 heures et demie, enfin, nous avions écarté ce dernier obstacle, et nous prîmes la direction du Nord.
Nous traversâmes d’abord la plaine d’Etakhès, dont le sol d’argile desséché est croisé d’un réseau de fissures, où la forme du pentagone est répétée à l’infini. A 11 heures nous étions arrivés dans l’ouadi Rhallé, qui ne se distingue des environs que par une bande de végétation plus riche ; dans l’Est s’étendait une rangée de collines plates, restes d’une hamada que l’érosion continuée sans trêve a fini par découper en tables isolées. A gauche nous avions le bord du Tasili, plateau médiocrement élevé, dont les roches noires s’étendaient à l’infini jusqu’à l’horizon de l’Ouest. Nous fîmes halte dans l’oued Tanesso, un peu à l’écart de notre route, car les Touareg évitent de camper sur les grands chemins, et cherchent toujours un coin retiré, de façon que les gens non prévenus passent sans les apercevoir. L’oued Tanesso est une branche de l’oued Ouererat.
Lorsque vint la nuit, mes Touareg apprêtèrent leur lit de la façon suivante. Chacun se creusa avec ses mains un trou ovale dans le sable, en ayant soin d’enlever toutes les pierres ; puis il plaça la selle de son mehari à un des bouts de l’excavation, et y appuya son grand bouclier de cuir, pour être à l’abri du vent. Il planta sa lance à côté de lui dans le sable ; son sabre également à portée de sa main. Puis, roulé dans sa couverture, il s’endormit dans son lit de sable, après s’être assuré d’un regard de la direction que prenaient les chameaux en train de pâturer. Comme j’avais laissé ma tente à Ghât pour simplifier mon bagage, il ne me restait qu’à les imiter. Et c’est ainsi que nous passâmes toutes nos nuits à la belle étoile.
Le matin du 23 octobre nous aperçûmes dans le Nord le cône du mont Telout, qui ressemble à un volcan à s’y méprendre, mais qui est également un massif de grès. Après avoir croisé l’ouadi Ouererat, couvert de gommiers, nous montâmes sur le plateau de gauche, et nous nous mîmes en devoir de traverser ce désert de pierre, où l’on ne trouve ni une broussaille, ni un brin d’herbe, ni même une dune, mais seulement le roc nu à perte de vue.
A 1 heure, nous descendîmes faire de l’eau dans l’oued Ahanaret, où une forêt de tamarix mène à la source d’Ihanaren. Celle-ci est cachée au milieu des dunes ; une forêt de joncs couvre le monticule de sable d’où sort le précieux liquide. Un esclave des Touareg demeure ici en permanence, pour aider les voyageurs à remplir leurs outres et à abreuver leurs chameaux. Il a embelli sa demeure solitaire avec des palmiers et a même planté quelques vignes. Un petit potager lui fournit des oignons et des melons.
A 4 heures nous débouchions dans la verte plaine de Titersin, au pied du mont Telout. Nous y trouvâmes un campement d’Imrhad, qui se rendaient à Dider, le lieu de concentration du rhezi. Un corbeau, que j’avais tué en route sur l’invitation d’un de mes compagnons, fut jeté au feu avec toutes ses plumes, et lorsqu’il fut carbonisé à l’extérieur, dévoré par ces Imrhad avec grand appétit. Les nobles Imocharh s’en amusèrent et me dirent que tout était bon aux Imrhad, poisson, oiseau ou reptile[46].
La société se composait d’hommes des tribus les plus diverses ; même les Imetrilalen du Fezzan étaient représentés. Des guerriers simulèrent un combat avec une vivacité qui ne laissait rien à désirer. Poussant des cris stridents, et frappant leur grand bouclier de cuir contre leur genou, les adversaires s’abordaient et s’escrimaient à grands coups d’épée jusqu’à ce que l’un des deux se découvrît, faute qui était saluée par de grands éclats de rire. La conversation se prolongea bien avant dans la nuit ; elle avait un thème inépuisable : le butin que chacun comptait faire dans cette razzia.
Une pluie battante vint désagréablement nous surprendre dans notre sommeil. Titersin est le bassin où aboutissent une quantité d’ouadis, et par conséquent un des pâturages les plus fertiles du pays Touareg. La végétation se compose surtout d’Arthratherum pungens, et d’une composée encore indéterminée, à fleurs jaunes, que les Touareg appellent tanedfert.
Le matin du 24 octobre, nous nous séparâmes des Imrhad, pour reprendre la direction de la montagne. J’aperçus à gauche du chemin, sur une colline, plusieurs restes de tombeaux. A l’intérieur, subsistaient encore deux chambres carrées, bâties avec des dalles de pierre, et qui avaient évidemment contenu des cadavres accroupis, car les dimensions de ces chambres excluaient toute autre supposition.
Les Touareg appellent ces ruines Ed-debbeni et en connaissent bien la signification, car en cherchant des trésors, ils y ont toujours trouvé des squelettes, et souvent même des anneaux et des poteries. Malheureusement, je n’ai pu examiner aucune de ces trouvailles. Les tombeaux abondent dans toute la région de Ghât, et en particulier à Tadrart. Les Touareg racontent qu’ils ont pratiqué ce mode de sépulture jusqu’à l’époque de leur conversion à l’Islam.
Nous nous arrêtons dans l’oued Taherhaït, qui égale en fertilité la plaine de Titersin. J’y ai trouvé des Zilla macroptera[47] en fleurs. A 5 heures, nous établissons notre camp à Tihobar, au bord d’une source et à l’ombre des palmiers et des tamarix.
La pluie est tombée toute la nuit. Nous continuons notre route à travers un dédale de dunes basses, où les tamarix et le guetaf[48] croissent à merveille. Nous passons plusieurs fois devant des rocs qui ressemblent à des champignons, tant ils sont amincis à leur base. J’ai trouvé trois de ces tables de pierre, qui étaient presque contiguës : elles portaient des marques d’érosion identiques. Il est visible qu’en cet endroit les eaux se sont jadis frayé violemment un passage entre les rocs, dont elles ont évidé la base. Aujourd’hui, toute trace de lit de rivière a disparu.
Un défilé étroit, ouvert entre les blocs de grès amoncelés, nous mène dans l’oued Imakkas qui va à l’oued Tihobar. Des bandes de perdrix (ganga) se lèvent devant nous. Le pays devient toujours plus aride, et nous finissons par nous trouver sur la hamada, n’ayant plus que le grès sombre autour de nous. Sur ce plateau, où ne croît pas un brin d’herbe, la rose de Jéricho se trouve en telle quantité qu’elle couvre littéralement le sol. Ses rameaux bruns et desséchés, contractés en boule, se distinguent à peine de la roche, et le paysage n’en paraît que plus morne.
Beaucoup de tumuli sont disséminés sur cette surface, et l’on s’étonne de les trouver en aussi grand nombre dans la partie aujourd’hui la plus déserte du Sahara.
Nous rencontrons quelques Touareg, qui, comme les précédents, vont à Dider. Ils descendent de leurs hauts méharis, plantent devant eux leurs lances dans le sol, et commencent la conversation. Lorsqu’Othman leur raconte que nous allons à Mihero, et que je veux uniquement y voir les crocodiles, ils rient aux éclats ; quelques-uns s’imaginent que ce n’est là qu’un prétexte, et ils sont persuadés que mon guide Othman a reçu de moi une grosse somme, pour m’accompagner aussi loin. On remarque bientôt ma provision de dattes, et chacun veut en avoir ; j’ai peur de manquer de vivres. Déjà les Imrhad de Titersin se sont régalés à mes dépens ; que sera-ce dans l’avenir ? Enfin, à 4 heures, ces affamés reprennent leurs montures et disparaissent bientôt dans le lointain.
La pluie qui tombe à torrents nous force, à 5 heures, à chercher un abri dans les rochers de Tintorha, où nous trouvons une troupe nombreuse, qui s’est également réfugiée ici. On fait du feu sous une roche qui surplombe, et chacun s’arrange pour passer commodément la nuit. Les Touareg mettent un soin particulier à préserver de l’humidité leurs grands boucliers de cuir[49], car ils se déforment en séchant après la pluie et ne reprennent jamais leur forme primitive. Le Targui s’abrite derrière ce bouclier, depuis la tête jusqu’aux genoux, contre les coups de son adversaire ; mais c’est une cuirasse inefficace contre les fusils, et j’ai vu plus d’un de ces boucliers troués par les balles qui avaient tué son premier possesseur dans l’Ahaggar.
J’ai passé la journée du 26 à Tintorha, pendant qu’Othman allait voir des chameaux à lui qu’il a quelque part par ici au pâturage. Je suis donc resté avec les Touareg, qui attendaient des amis pour aller tous ensemble à Dider.
Plusieurs ont utilisé ce temps de repos pour renouveler leur coiffure, de sorte que j’ai eu une bonne occasion d’observer leur manière de faire. Ils rasèrent complètement le côté gauche de la tête, en laissant subsister au milieu du crâne une bande de cheveux qui allait du front jusqu’à la nuque, et, sur le côté droit, par-dessus et derrière l’oreille, une autre bande chevelue qui allait rejoindre la première. Les cheveux du sommet de la tête furent soigneusement séparés et redressés, de façon à former une crête d’environ 10 centimètres de hauteur ; après quoi chacun se mit à rouler autour de sa tête le turban de cotonnade bleue, dont un des plis passe sous le menton pour protéger la bouche et le nez, tandis qu’un autre est rabattu sur les yeux. De cette façon le Targui peut se voiler complètement la figure, si bien qu’on n’aperçoit même pas ses yeux ; il n’en voit pas moins suffisamment à travers ce léger tissu. Ce masque et la crête de cheveux qui s’élève au sommet de la tête donnent au Targui un air sauvage et sinistre[50].
27 octobre. — Nous reprîmes notre marche. L’oued Inessan, que nous atteignîmes vers midi, diffère complètement des oueds que nous avions traversés jusqu’ici : son lit se trouve enserré entre les parois verticales d’une gorge profonde. Peu de plantes y ont trouvé de quoi subsister. Quelques arbrisseaux (Rhus dioïca, en targui tehonak) avaient pris racine dans les fentes de rocher. Le côté gauche de la gorge était encombré de sable presque jusqu’au niveau du plateau, tandis que l’autre en était entièrement débarrassé : exemple remarquable d’un transport opéré par le vent.
Ces parois de roc m’ont permis de reconnaître ici l’épaisseur des couches de grès : elle est de 40 pieds. En dessous, au fond de la vallée, on rencontre du calcaire.
Nous remontâmes l’oued pour regagner le plateau, où la pluie qui recommençait nous força à faire halte près d’une hutte d’Imrhad, là où le petit oued Tifergasin débouche dans la plaine du même nom. Vers le soir une bande de nobles Touareg vint apporter à Othman une nouvelle inattendue : à la suite d’une lettre arrivée de Mourzouk, la razzia projetée était contremandée. En même temps, Ikhenoukhen nous faisait dire qu’il n’était pas prudent de nous avancer jusqu’à Mihero où nous pouvions rencontrer des Hoggar, et qu’il valait mieux remettre cette excursion à des temps meilleurs. Là-dessus, Othman déclara notre voyage terminé et voulut se préparer au retour. Mais moi qui me voyais si près du but, et dont toutes les espérances se trouvaient détruites, je ne pouvais me faire à l’idée de revenir en arrière sans avoir rien accompli. J’essayai de séduire Othman par de nouvelles promesses, je lui représentai quelle honte ce serait pour lui si l’on savait à Ghât qu’il s’en était retourné à moitié chemin, sans me faire voir ce lac Mihero pour lequel j’étais venu de si loin. Vains efforts : les Touareg, qui avaient déjà trouvé déraisonnable de se donner tant de peine pour aller voir le lac, dirent qu’Othman serait fou de risquer sa vie pour un pareil caprice, et jurèrent que nous tomberions entre les mains des Hoggar. Othman était du même avis et me représentait les Hoggar comme les plus cruels et les plus sanguinaires des hommes ; en même temps, il m’expliquait que l’oued Mihero n’avait absolument rien de remarquable, qu’il ressemblait à tous les autres, et qu’il se chargeait de m’en faire voir de bien plus jolis ! Bref, Mihero était devenu tout à coup le plus affreux endroit de la terre, et le moindre oued valait mieux que cela !
Las de discuter, je me bornai à lui répondre : « C’est bien, puisque tu as peur des Hoggar, je vais retourner à Ghât et me chercher un guide plus courageux que toi ! » J’avais touché le point sensible. Comme si un serpent l’avait piqué, mon Targui bondit de terre, ficha sa lance dans le sol et jura qu’il était prêt à mourir avec moi, qu’il n’avait pas eu peur pour lui-même, mais que, voyant le péril, il avait craint seulement d’être accusé ensuite de ma mort ! A partir de ce moment, je n’eus plus à dépenser une parole ; l’amour-propre avait vaincu.
La difficulté était de trouver un compagnon, car il était nécessaire d’avoir un Targui pour éclaireur, tandis que l’autre resterait à mes côtés. Nous eûmes la chance de trouver — contre bonne récompense — un homme connu pour être un bon guerrier et un excellent guide dans ces parages. Chose curieuse, il était de la tribu des Tedjéhé-Mellen, c’est-à-dire Hoggar ; cependant Amma — c’était son nom — haïssait ses anciens compatriotes aussi profondément que s’il avait été Azdjer.
Amma était petit, trapu, très vigoureux et d’une incroyable endurance. Sa physionomie respirait bien la brutalité et la cruauté qu’on attribue généralement aux Hoggar ; et, en songeant qu’il avait horreur de ses compatriotes, je me demandais ce que devaient être ceux-ci ! Mais je dois dire qu’il me fut grandement utile. Personne n’avait l’œil plus perçant, l’oreille plus fine ; personne ne savait mieux reconnaître une trace, et, même sur la hamada pierreuse, il ne s’y trompait jamais. Rien ne lui échappait ; je dirais presque qu’il restait en alerte jusque dans son sommeil. Il ne cessa d’avoir pour moi beaucoup de prévenances ; cependant je ne pouvais m’empêcher d’éprouver envers lui une aversion insurmontable à cause de la brutalité inouïe avec laquelle il traitait les chameaux.
Lorsque nous levâmes notre camp, le 28 octobre, la nouvelle du contre-ordre donné à la razzia avait déjà terrifié les Imrhad, et de longues files de chameaux sillonnaient la haute plaine pour aller se mettre en sûreté à Ghât. Tout le monde quittait le pays ouvert pour se replier vers cette ville ou le Fezzan. Devant nous on avait fait le vide, et Othman me disait : « Si tu vois un homme, tire sans hésiter, ce ne peut être qu’un Hoggar. »
Nous fîmes halte dans une petite gorge, au pied du mont Ikohaouen. On désigne sous ce nom plusieurs croupes d’égale hauteur, allongées d’est en ouest, et formées de ce grès aux assises horizontales, dans lequel l’érosion découpe les murailles, les obélisques, les tours et autres escarpements ruiniformes que j’ai déjà signalés.
Ces croupes marquent le commencement d’une région de montagnes tabulaires qui, autant que j’ai pu en juger, gardent partout le même aspect. Les grès qui s’étendent sans interruption depuis le bord méridional de la Hamada-el-Homra jusqu’ici s’étagent ici encore en couches d’une horizontalité parfaite de la base au sommet des montagnes.
Il en résulte pour le paysage une grande monotonie. Si loin qu’on pénètre dans le massif, on rencontre toujours les mêmes formes ; les crêtes et les sommets sont tous au même niveau ; tous les profils montrent les mêmes gradins en escaliers, correspondant aux différentes couches, toutes les vallées sont creusées de même dans les longues terrasses d’éboulis qui forment, en quelque sorte, le degré inférieur de la montagne. Couvertes de pierres noires et entièrement dépourvues de plantes, ces terrasses ont tout à fait le caractère de hamâda et contrastent avec la végétation des oueds sableux situés en contre-bas. C’est seulement au point de rencontre de deux oueds, que les vallées s’élargissent aux dépens des terrasses d’éboulis et forment un semblant de plaine.
Le lendemain matin, à 9 heures, nous quittâmes notre retraite, après que mes compagnons eurent refroidi avec de l’eau les cendres de notre campement, de peur qu’un Hoggar les trouvant chaudes ne devinât notre présence dans ces parages. Nous marchâmes vers le mont Adamoulet ; à gauche, le plateau de Tasili prolongeait au loin sa surface sombre et brillante, sans un point de repère sur lequel on pût reposer sa vue. A droite, nous avions les pentes entièrement nues de l’Ikohaouen. Nous découvrions maintenant la longue muraille du mont Ouaderous.
Nous fîmes halte pour réparer la crosse brisée de mon fusil. Othman procéda de la manière suivante : il prit un morceau de peau sèche, provenant d’un pied de chameau, et le mit à tremper dans une de nos outres. Lorsque la peau fut convenablement ramollie, elle fut nouée avec des tendons autour de la crosse, puis recouverte entièrement de ficelle. Dès qu’elle eut de nouveau séché au soleil, je pus manier de nouveau mon fusil redevenu rigide comme devant. Si bien que j’ai préféré dans la suite conserver cette ligature, plutôt que de confier mon fusil à un forgeron. Je dois faire remarquer encore que l’eau dans laquelle la vieille peau avait macéré ne nous fut pas moins servie en guise de boisson.
Nous reprîmes la marche à 4 heures et arrivâmes bientôt à la falaise à pic de l’ouadi Ireren, qui s’allonge vers le nord, entre l’Adamoulet et l’Ikohaouen. Les parois verticales de cet ouadi sont un sérieux obstacle pour les chameaux des Touareg, qui l’évitent volontiers. Nous suivîmes la rive droite pour chercher une sente praticable, et bien que nous eussions soin de mener nos chameaux par la bride et de guider, pour ainsi dire, chacun de leurs pas, ils tombèrent plus d’une fois dans les éboulis. J’eus ainsi à déplorer la perte de mon baromètre anéroïde, de sorte qu’il est devenu impossible de contrôler les observations que j’avais faites jusqu’ici.
L’ouadi Ireren — appelé aussi Erinerine — est une des vallées les plus vertes de cette région. Une forêt de tehak (Salvadora Persica) de lauriers roses[51] et de tamarix la couvre sur une longue distance, et la gorge est creusée à une telle profondeur, au-dessous du niveau de la hamada, que les rayons du soleil sont arrêtés la plupart du temps par ses hautes parois, et que la température y est sensiblement plus fraîche. Othman se dépêcha de sortir de ce petit paradis terrestre, car le moindre cri de nos chameaux y éveillait un écho formidable, qui pouvait trahir notre présence. Nous allâmes donc camper dans une vallée latérale, qu’on appelle l’oued Adamouline.
Le lendemain, nous revînmes dans l’oued principal, dont nous dûmes escalader la rive gauche, avec autant de difficultés que nous en avions eu à descendre.
Arrivés sur le plateau, au pied du mont Adamoulet, nous vîmes tout à coup des formes humaines émerger d’une gorge voisine. Avant que je m’en fusse aperçu, mes deux compagnons m’avaient quitté et s’étaient portés au galop, la lance levée, au-devant de ces inconnus. Mais cette pantomime guerrière fit place presque aussitôt à une conversation paisible, car mes Touareg avaient reconnu des gens de leurs tribus. C’étaient trois hommes qui apportaient des dattes de l’oued Tedjoudjelt et qui apprirent seulement que la razzia était contremandée et que tous les Azdjer se repliaient sur Ghât. Ils se dépêchèrent de continuer leur route, louant Allah de ce que cette fois ils n’avaient pas rencontré de Hoggar.
Nous franchîmes encore une gorge tributaire de l’oued Ouadersine, et après avoir contourné par le sud le mont Ouadersine[52], nous descendîmes le long de l’oued Igargar-Mellen, qui tient son nom des dunes de sable clair qu’on trouve près de son origine. Ces dunes sont adossées au côté sud d’une haute muraille est-ouest, qui fait partie du mont Ouadersine, et la présence de ces amas de sable fin étonne, au milieu d’un plateau qui en est totalement dépourvu. Il ne peut être question ici de désagrégation sur place, puisque tout le pays se compose des mêmes grès, et se trouve évidemment soumis aux mêmes actions érosives. Il faut admettre que le vent du nord, balayant la falaise, a laissé le sable s’amonceler derrière elle, de même qu’il dépose une traînée de sable derrière chaque colline ou chaque broussaille qui lui fait obstacle.
Nous trouvâmes un puits dans l’oued Igargar-Mellen, au pied du mont Errouine ; il ne contenait pas d’eau, ce qui arrive rarement, paraît-il.
31 octobre. — Nous reprîmes notre route, en descendant l’oued vers l’aval[53]. Un grand nombre de tamarix, de gommiers et de hautes broussailles couvraient le lit sablonneux de la rivière, qui compte parmi les plus fertiles de la montagne.
Je remarquai ici, pour la première fois, un arbuste élevé, qui me rappela les casuarinas. Ses branches minces et dénuées de feuilles, toutes verticales, formaient un fourré épais, dans lequel se cachait le tronc vigoureux et presque d’une seule venue. D’innombrables petites fleurs, uniformément réparties sur toute la plante, couvraient les branches, et une capsule desséchée me montra de nombreuses graines surmontées d’une aigrette soyeuse.
Le nom tamachek de cette plante est ana[54]. Je ne l’ai rencontrée que rarement, au cours de ce voyage.
A 8 heures, nous prîmes la direction du nord, en suivant toujours l’oued Tafelamine, encaissé à cet endroit entre de hautes cimes qui portent le même nom. L’oued Nasaret est un affluent de gauche de l’oued Tafelamine, et non de droite, comme l’indique la carte de Duveyrier. En rectifiant cette petite erreur, je tiens à déclarer que cette carte m’a été excessivement utile, et qu’en général le livre de Duveyrier a été mon meilleur guide dans ce pays.
Pendant que nous cheminions le long de l’ouadi, je vis, près de la crête d’une paroi de roc à droite, une traînée noire, qui se prolongeait parallèlement aux couches horizontales de la montagne. On me dit que c’était une plante nommé telokat[55], qui ne se rencontre qu’à des endroits inaccessibles.
A 11 heures, nous étions en face de la haute montagne d’Aloumtaghil, qui force l’oued Tafelamine à faire un coude dans l’est. Nous quittâmes alors l’oued, et, remontant le lit d’un torrent dans la direction de l’ouest, nous gagnâmes l’oued Mihero. L’oued Tafelamine et l’oued Mihero se réunissent en aval, un peu au nord du mont Aloumtaghil.
Dès que nous eûmes franchi la muraille rocheuse qui les sépare, nous entrâmes dans un véritable fourré de tamarix et de tehak. L’oued Ireren lui-même ne s’était pas montré aussi touffu. Une liane nommée arenkad[56], aux feuilles en forme de cœur, enveloppait les plus hauts tamarix et déroulait ses longues spirales, du sommet de leurs branches ; elle formait un véritable réseau, qui transformait certains bouquets d’arbres en un fourré impénétrable.
Nous n’avancions qu’avec difficulté. Bien que nous fussions haut perchés sur nos montures, à chaque instant les branches des tamarix nous fouettaient la figure, et les têtes inclinées des roseaux nous dominaient encore[57].
Les chameaux finirent par renoncer à se frayer passage, et nous dûmes marcher dans le lit même de l’oued, rempli d’un sable fin, où nos bêtes enfonçaient profondément à chaque pas. Les reflets éblouissants de cette bande de sable imitent à s’y méprendre ceux d’une eau courante. Et l’illusion est entretenue par les hautes touffes d’herbe qui pendent le long des rives surplombantes, et par les roseaux qui bordent le lit des deux parts.
A 2 heures, nous fîmes halte au milieu de l’ouadi, devant un bouquet de roseaux, et Othman me dit : Voici le sebarbarh. J’entendais distinctement un clapotement liquide, et lorsqu’à l’aide de mes deux Touaregs, j’eus traversé le fourré à grand’peine, je me vis en face d’un petit bassin de 4 à 5 pieds de diamètre, à la surface duquel paraissaient sans cesse des bulles d’air : de là ce clapotement que les Touareg ont voulu exprimer par le nom de sebarbarh. La profondeur de ce bassin était d’environ 5 pieds près du bord.
L’eau en est assez insipide, à peine salée ; elle n’a aucune odeur. Les Touareg comparent naturellement ce bouillonnement à l’ébullition de l’eau sur le feu, et prétendent que la source est bouillante. Elle avait en réalité 37°5 centigrades, alors que le thermomètre à l’air en marquait 30. On dit qu’après de fortes pluies la source déborde et entraîne alors du sable avec elle. On voit, en effet, aux alentours, un dépôt blanchâtre qui provient de ces inondations.
Un second bassin était situé à quelques mètres de là, près de la rive gauche de l’oued. Ici encore, on entendait les bouillonnements de l’eau au milieu des roseaux, et même des coassements de grenouilles ; seulement le sol marécageux était si peu consistant que je dus renoncer à pénétrer plus avant.
Il paraît qu’il existe encore plusieurs sources analogues, mais quelques-unes sont ensablées et suintent à peine, tandis que d’autres se cachent dans des fourrés impénétrables. On me dit qu’il existe en amont une source froide nommée Inholar.
Nous ne nous étions arrêtés que juste le temps nécessaire, et nous continuâmes à remonter la rivière. Je remarquai un mur de 15 de pieds de long, bâti en pierres brutes, sans mortier, qui semblait avoir formé une enceinte oblongue. Les Touareg me dirent que les Jabbaren l’avaient bâti pour y dormir. Tout à côté est la source dite des Imanghasaten, qui jaillit d’une terrasse basse formée d’un grès différent. L’eau suinte également en un point situé au bas de cette terrasse. La source supérieure a des bulles de gaz ; l’eau en est sensiblement salée.
Des gazelles vinrent à passer ; je tirai sur l’une d’elles qui tomba, mais se releva presque aussitôt. Othman, la lance levée, la poursuivit sans pouvoir l’atteindre. Je continuais mon chemin, lorsqu’à ma grande surprise j’aperçus un troupeau de chèvres qui, dans leur effroi, se pressèrent les unes contre les autres et firent front contre moi. Aucun berger n’était visible, bien que deux sacs de dattes fussent suspendus tout près de là à une branche d’acacia.
Othman devina de suite que mon coup de fusil avait effrayé ces gens qui ne pouvaient évidemment attendre que des Hoggar. C’est pourquoi il se mit à agiter son burnous blanc au bout de sa lance, en criant aussi fort que possible : el afia ! el afia[58] ! Mais il n’obtint aucun résultat : personne ne se montra. Le roc ne conservait aucune trace de pas. Je m’étais réjoui de manger de la viande fraîche, dont j’étais privé depuis longtemps, et j’espérais pouvoir acheter une chèvre ; nous fîmes donc halte dans un petit ouadi, non loin de la source, et nous attendîmes avec impatience le retour du berger fugitif.
Enfin j’aperçus, à l’aide de ma longue-vue, un homme qui guettait derrière une roche, tout au haut de la montagne. Il ne descendit pas, malgré nos appels : évidemment les Hoggar ont la réputation de ne pas tenir leur parole ; seulement sa femme apparut tout à coup en parlementaire dans une direction tout opposée[59]. Immédiatement, Othman abaissa son voile sur sa figure, tandis que la femme, se cachant à demi le visage d’un pan de son vêtement, s’asseyait sur une pierre. Othman s’accroupit à terre à quelque distance, et ce fut ainsi, en détournant la tête, qu’ils commencèrent de loin la conversation. Il en résulta que le berger, au bruit de mon coup de fusil, et à la vue d’un cavalier voilé qui galopait la lance levée, n’avait pas douté de l’arrivée des Hoggar, et avait cherché son salut dans la fuite. Lorsque l’homme vit, du haut de son observatoire, que sa femme nous quittait, il descendit lentement par un grand détour et vint nous saluer.
Aucun de mes Touareg n’eut l’idée de se moquer de sa frayeur, et, bien que ce ne fût pas un noble, on garda toujours vis-à-vis de lui une certaine réserve. Plus tard, je demandai à Othman si, en cas d’absence du berger, il ne se serait pas cru le droit de tuer une chèvre, quitte à indemniser à Ghât le propriétaire du troupeau : « Personne n’oserait, répondit-il, car aucune femme ne voudrait plus nous regarder ! »
Le soir, le fils du berger nous apporta une calebasse remplie de viande pilée, mais comme on y avait ajouté du lait aigre, je ne pus y toucher.
Nous partîmes le lendemain, 1er novembre, de bonne heure, pour remonter la rive gauche de l’oued dans la direction du sud. Une blanche traînée de dunes était adossée à gauche, au flanc d’une montagne. A 9 heures nous arrivâmes à un monticule couvert de roseaux et entouré de restes de murs, au milieu desquels se trouvait un bassin rempli d’eau. Cette source porte le nom de Djogog. Les murs étaient faits de gros cailloux cimentés avec de l’argile, et avaient d’un à deux pieds d’épaisseur. Le tout avait la forme d’un carré d’environ dix pas de côté. Dans le voisinage se trouvent des enceintes modernes de pierres sèches que les bergers ont élevées pour parquer leurs troupeaux, et qu’un étranger prendrait aisément pour des ruines.
Le pays devenait plus plat, les montagnes s’écartaient les unes des autres, et à droite, à côté du mont Nasaret, nous apercevions la hamada. Nous traversâmes alors l’oued Mihero, élargi à cet endroit par le confluent de plusieurs rivières, et nous suivîmes la rive droite. Partout on voyait les traces irrécusables d’une ancienne crue : des touffes d’herbes accrochées aux buissons ou des débris de bois et de branches déposés le long des rives. On me disait que les crocodiles descendent quelquefois jusqu’ici.
A midi, nous découvrîmes pour la première fois de l’eau dans le lit de la rivière[60]. Nous avancions avec précaution pour ne pas effaroucher les sauriens, qui, au dire de mes compagnons, éventent l’homme avec une finesse d’odorat remarquable. Nous fîmes halte au milieu de l’oued, en plein fourré, car Othman regardait avec inquiétude du côté du plateau, où il soupçonnait la présence des Hoggar.
Nous allâmes à pied jusqu’au bas de la berge, à un endroit où le lit rocheux de l’ouadi conservait quelques grandes flaques d’eau. Je vis en effet tout autour de ces mares des traces nombreuses de pattes de crocodiles : elles étaient si nettement imprimées dans la vase, qu’on reconnaissait même les écailles dont la partie interne est revêtue. La patte de devant laisse une empreinte qui a presque la forme d’une étoile, tandis que celle de la patte postérieure ressemble assez à celle d’un pied d’enfant. Les trois orteils du côté externe n’ont pas laissé d’empreinte de griffes[61]. Au pied de la berge en surplomb s’ouvraient des galeries nombreuses où les monstres ont l’habitude de faire la sieste. Mais c’est en vain que les Touareg essayèrent de les chasser de leurs retraites à l’aide de longues perches. Je remontai plus haut jusqu’à une deuxième et à une troisième mare ; partout on trouvait des traces fraîches, mais les animaux restaient invisibles.
Il paraît qu’on trouve en amont des rhédir bien plus considérables, où se tiennent les plus grands crocodiles (les traces que j’ai vues sont celles d’animaux de 5 à 6 pieds).
Je fis l’impossible pour décider mes compagnons à avancer encore, pour arriver à en voir au moins un ; mais la crainte des Hoggar fut la plus forte, et les deux Touareg me pressaient de retourner en arrière. Ils ne voulurent même pas camper où nous étions, et cherchèrent un endroit plus caché, où les gens de la hamada ne pourraient pas nous apercevoir.
Bien que je n’aie donc pas réussi à voir un crocodile de mes yeux, leur présence dans la partie supérieure de l’oued Mihero ne peut faire de doute. Il n’y a pas de lac Mihero, car même ces mares plus considérables de l’amont, auxquelles les Touareg donnent le nom de bahar, ne sont pas autre chose que des creux du lit de la rivière, qui conservent toujours un peu d’eau. Les Touareg assurent formellement que l’oued ne s’élargit pas en bassin lacustre, et que l’eau est ainsi répartie le long de son parcours.
Les crocodiles se nourrissent des nombreux poissons que j’ai vus nager dans les mares. Après une longue pluie, les mares sont remplacées par un courant d’eau vive, qui amène les crocodiles à descendre en aval ; dès que les eaux baissent, ils se réfugient dans les cuvettes les plus profondes. On dit qu’il n’y a plus de crocodiles en amont d’Ahérer.
Le voyageur qui pourrait séjourner pendant quelque temps dans l’oued Mihero y trouverait certainement une faune et une flore bien plus riches que celle qu’on a coutume d’observer dans cette région[62].
2 novembre. — Nous quittons la verte rivière et nous reprenons la direction de l’est, ayant à gauche une ligne continue de montagnes, à droite la hamada et quelques collines. Nous suivons la rive droite de l’oued Nasaret, qui vient du flanc nord de la montagne du même nom. Nous faisons halte dans l’oued Tesorar, affluent de l’oued Tafelamine.
3 nov. — Nous croisons l’oued Igargar-Mellen, au point où il se détourne vers le nord. Peu après nous descendons dans une gorge profonde — une ramification de ce même oued — où nous sommes étonnés de trouver autant de verdure : toutes ces vallées encaissées sont infiniment plus fertiles que les couloirs superficiels toujours exposés au vent[63].
Ici l’amateltel[64] tapisse les parois de roc, et des bouquets de lauriers-roses tout couverts de fleurs alternent avec des telokat à baies comestibles (syconium), que je vois pour la première fois. Si l’on considère que je n’ai pu observer qu’en passant les plantes qui se trouvaient sur mon chemin, et que je n’en ai pas moins rencontré tant d’espèces nouvelles, quelles découvertes n’est-on pas en droit d’attendre de l’exploration méthodique de ce massif central du Sahara ! Puisse-t-il être bientôt possible de parcourir ces vallées en toute sécurité ! Mais en ce moment il nous faut passer en toute hâte, car l’ennemi peut paraître à tout moment.
Nous franchissons successivement l’oued Tafelamine, deux branches de l’oued Tasouni et enfin l’oued Tehennet, qui aboutit à l’oued-Ireren. Nous venions de descendre au fond de ce dernier, lorsque nous fûmes surpris par un violent orage, qui nous força à chercher un refuge sous une roche surplombante. Mouillés jusqu’aux os, sans feu, sans autre nourriture que des dattes, nous passâmes une triste nuit sous notre toit de pierre. Othman, qui connaissait bien le danger de ces averses, craignait qu’une crue subite ne vînt emporter nos chameaux et tout le reste. La pluie ne cessa qu’au matin.
A six heures du matin, nous escaladons péniblement la paroi de roc, et, bien que les Touareg se soient eux-mêmes chargés de tous les bagages, nos malheureux chameaux tombent plusieurs fois. On ne saurait croire ce dont ces bêtes sont capables dans la montagne ; un mulet en ferait à peine davantage. Enfin arrivés en haut, nous leur rendons leurs charges, et les braves animaux fatigués reprennent la marche avec lenteur. Encore quelques passages difficiles — nous croisons l’ouadi Azet — et nous prenons une demi-heure de repos ; nous n’avons plus d’obstacles à franchir. Devant nous, la Hamada déroule de nouveau sa surface monotone à l’infini.
A 4 heures, nous faisons halte dans l’oued Edjef-n-amouni dont le vaste lit est couvert de tamarix magnifiques ; ces arbres y réussissent mieux qu’ailleurs, et les Touareg viennent se fournir ici de bois de lances.
5 nov. — Nous quittons l’oued, où nous avons rencontré quelques Imrhad, qui veulent mener leurs troupeaux de chèvres dans le voisinage de Ghât.
Nous continuons à traverser le morne Tasili, à peine accidenté par quelques légères dépressions et quelques broussailles. C’est ici que le Targui se sent à l’aise. Son œil de lynx découvre l’ennemi à des distances prodigieuses, et, si la lutte est inégale, sa rapide monture l’emporte comme le vent à travers les hamadas pierreuses. Othman m’assure qu’il oserait se risquer au cœur du pays ennemi, car il sait bien qu’aucun mehari ne gagnerait de vitesse la bête qu’il monte en ce moment. Tandis que la lenteur de mon chameau me serait fatale ; mes compagnons pourraient rapidement se mettre hors de péril, mais moi je suis en quelque sorte cloué au sol ; c’est pourquoi, me dit Othman, son bon mehari lui serait inutile, car jamais il ne m’abandonnerait pour fuir. Heureusement que je n’ai pas eu à faire l’expérience de sa fidélité !
Le vaste horizon ne nous révèle rien de suspect, et c’est en chantant que mes Touareg cheminent sur la hamada. Ce sont surtout des chants de guerre, la plupart pleins de mélodie. Othman se met à chanter dès qu’il a l’espace devant lui ; dans la montagne, au contraire, il marche silencieux, tout yeux et tout oreilles, et évite de faire le moindre bruit.
Nous arrivâmes à Tintorha au soir. Depuis quelques jours, mes forces déclinaient visiblement, car les continuelles visites des Touareg au début de notre voyage avaient bien vite réduit nos provisions à quelques dattes et un peu de biscuit, nourriture absolument insuffisante à la longue. Mouillé jusqu’aux os à diverses reprises, sans que nous eussions pu nous sécher en allumant du feu, j’étais devenu si faible, que mes Touareg étaient obligés de me hisser sur mon chameau. A Tintorha, ma fatigue devint telle, que je restai plusieurs jours étendu entre des roches qui m’abritaient contre le vent froid de la nuit.
Par bonheur, des parents d’Othman campaient ici, et ils me soignèrent de leur mieux. Ils m’avaient décidé à boire du lait de chamelle, ce qui n’avait fait qu’aggraver mon état. Sur ma demande, ils me firent alors un fort bouillon de viande de chèvre, qui donna de suite les meilleurs résultats. A partir de ce moment, ces braves gens ne se lassèrent pas de m’en fournir. Il me suffisait d’un signe pour les faire accourir, et même la nuit, l’un d’eux se mettait toujours à mon service. Je me rappellerai toujours avec une profonde gratitude les bons soins que j’ai reçus de ces pauvres[65] Touareg.
Le 9 novembre, j’étais redevenu assez fort pour remonter sur mon chameau. Amma nous avait quittés, car il avait sa famille dans le voisinage ; mais nous avions pour compagnon un frère d’Oufenaït, cheikh des Imanghasaten. Le 10, à la source d’Ihanaren, nous apprîmes par un Targui qu’Ikhenoukhen avait encore changé d’avis, et que la razzia devait avoir lieu. Othman reçut cette nouvelle avec enthousiasme, et n’avait plus qu’une idée : aller à Ghât pour prendre part à l’expédition avec ses amis. De mon côté, j’avais hâte de retrouver ma bonne maison de Ghât et une nourriture plus substantielle ; nous tombâmes donc d’accord de continuer notre route pendant toute la nuit.
Nous reprîmes donc la marche à travers les plateaux mornes qui s’étendent à l’ouest des dunes de Ghât. Un brouillard automnal voilait le paysage et bornait la vue, en dépit du ciel resplendissant d’étoiles. Au petit jour, les brumes se levèrent, et nous découvrîmes les cimes des palmiers de Tounine. Quelques heures plus tard, nos chameaux s’agenouillaient devant les portes de la ville. Mon serviteur, à qui l’on avait prédit que je mourrais de la main des Hoggar, m’accueillit avec joie en remerciant Allah de mon heureux retour.
CHAPITRE III
SÉJOUR A GHAT
(12 Novembre 1876. — 4 Janvier 1877).
A peine arrivé, je reçois la visite de Touareg chargés de renouveler auprès de moi les réclamations du cheikh Bou-Bekr. Il prétend que l’expédition anglaise ayant fait un cadeau à sa famille, je suis tenu d’en faire autant à son égard. Je lui fais dire que les Ghadamésiens et moi nous sommes dans le même cas : ceux-ci lui ont payé chacun un thaler, et je suis prêt à faire de même. Ainsi finit cette nouvelle tentative.
13-16 novembre. — Othman retourne à Tintorha : on s’attend à une incursion des Hoggar, car les Azdjer ont tué cinq hommes de la tribu des Taïtoq[66] et enlevé leurs chameaux.
Je prépare mes lettres, car les Ghadamésiens vont rentrer chez eux dans quelques jours.
Les Hoggar ont fait irruption à Djanet et ont enlevé les chameaux des Ihadanaren[67].
17 nov. — Je suis allé à la mosquée ; il n’y a plus personne qui trouve à y redire. J’ai fini par dénicher ici de l’opium, il est vrai, à un prix exorbitant ; grâce à ce médicament, je me remets vite et je puis sortir.
18 nov. — Othman est revenu et m’aide à revoir mon journal de route.
Je me suis coupé la barbe, ce qui passe ici pour un gros péché ; je vais être obligé de me voiler la figure à la façon des Touareg.
On parle de négociations de paix, dont un marabout de Djanet[68] a pris l’initiative. Tout le monde souhaite qu’elles aboutissent, car par suite de ces razzias perpétuelles, toute sécurité a disparu. Peut-être pourrai-je alors pénétrer quand même dans le pays des Hoggar, en prenant l’Aïr pour point de départ.
19 nov. — J’ai rendu visite au gouverneur Safi, son accueil a été des plus aimables ; je dois beaucoup à cet homme, qui fait pour moi tout ce qu’il peut. Il me raconte que, dès mon retour du lac Mihero, le cheikh a recommencé à faire valoir ses prétentions et proféré des menaces. Safi lui a répondu : « Tu peux tuer quelqu’un, c’est vrai ; mais sois sûr que si tu commets un acte de violence contre mon hôte, je serai demain sur ta trace, et qu’avec les Arabes du Fezzân, je tuerai cent hommes pour venger celui-là[69] ». Il paraît que le cheikh s’est éloigné sans dire un mot. Safi croit que je pourrai aller dans l’Aïr avec la grande caravane, et qu’une recommandation du sultan d’Agadès pourrait me valoir la protection du chef des Aouélimiden qui me mènerait en sûreté à Tombouctou. La caravane part dans quinze jours. Je ne puis aller au Soudan qu’en compagnie des Kel-Guérès ; à Tombouctou, qu’avec l’aide des Aouélimiden. La route à l’ouest d’Agadès traverse des pays nouveaux et de grand intérêt ; peut-être pourrai-je aussi m’avancer de Tombouctou jusqu’à Ségou.
J’entends dire que les Hoggar désirent vraiment la paix. Safi veut qu’elle soit conclue par l’intermédiaire de l’autorité turque, ce que les Hoggar veulent précisément éviter ; ainsi tout est remis en question. Je prévois que les Hoggar seront de plus en plus sous l’influence de Ghât, c’est-à-dire des Turcs, car ceux-ci n’ont qu’à envoyer les Arabes du Fezzân dans l’Ahaggar pour amener les Hoggar à composition. Cette razzia opérée avec des chevaux dans un pays si désolé et si lointain[70] est un précieux enseignement pour les Français ; elle leur apprend ce qu’on peut faire au Sahara avec de la cavalerie légère[71].
20 nov. — Visite à Safi, chez qui j’ai fait la connaissance du fils de Toufik. Celui-ci va d’abord à Djanet chez son père, qui a entrepris des négociations avec les Hoggar. Safi prétend qu’en sa compagnie j’arriverais en sûreté à Agadès. Malgré son teint noir[72], ce jeune homme a des traits tout à fait européens et une physionomie sympathique ; mais il veut partir déjà dans trois jours, et je suis obligé d’attendre la caravane du Fezzan pour acheter du grain.
Pendant que j’étais chez Safi, survint Ikhenoukhen qui se mit à parler en targui. J’ai su ensuite que le Kel-Ouï lui a demandé si j’étais musulman ; c’est à cette condition seulement qu’il veut m’emmener dans l’Aïr : Ikhenoukhen a répondu affirmativement. Oufenaït est arrivé ensuite, et je suis sorti avec lui ; je lui ai demandé ce qu’il serait disposé à faire au cas où un Anglais ou un Allemand le prierait de venir le chercher à Ghadamès ; il s’est déclaré prêt à le guider, et m’a assuré que dans ce cas Ikhenoukhen n’aurait rien à dire ; par contre, tout Français devrait s’adresser à Ikhenoukhen, c’est-à-dire lui payer l’aada.
Cet après-midi, Othman s’est dit également disposé à venir chercher des voyageurs à Ghadamès. Si un Français voulait se mettre sous sa protection, dit-il, il n’aurait qu’à se faire passer pour un Anglais ou un Allemand, et pourrait alors venir même par Ghadamès sans qu’Ikhenoukhen puisse élever de prétentions[73]. Les Touareg demandent aux voyageurs chrétiens une aada de 100 thalers[74].
Ce soir, visite de Hassan de Tounine, qui vient chercher des remèdes pour son oncle Mahadi. Je lui fais part de mon intention de m’affilier à l’ordre des Senousiya ; il m’approuve fort, en me disant qu’il ne faut que deux jours pour cela ; il va en parler à Mahadi[75]. Le soir, je suis allé chez Dedekora, qui m’a également conseillé de m’affilier à un ordre religieux ; j’en recueillerais les avantages surtout au Soudan, auprès des fanatiques khatas. J’ai donné comme motif que pendant mon périlleux voyage au Mihero j’ai fait ce vœu, si je devais revenir sain et sauf. Dedekora m’a conseillé de faire avant de me coucher quelques ablutions et quelques prières, et de faire ensuite ce que j’aurai trouvé bon dans mon sommeil. Je compte lui dire que j’ai rêvé que j’appartenais à deux ordres, celui de Senousi et celui de Mouley Taïeb ; mes amis de Tounine sont du premier, et Dedekora du second. Le premier me sera très utile au Soudan ; le second, pour un voyage à Tombouctou.
22 nov. — J’ai pu sortir ce matin. Chez Safi, j’ai assisté à une discussion importante. Ikhenoukhen était présent avec Oufenaït qui parlait avec une grande violence, tandis qu’Ikhenoukhen ne cessait de l’exhorter au calme. Il y avait encore un envoyé d’Abd-el-Kader, le cheikh d’In-Salah. Voici ce dont il s’agissait : Les gens d’Ikhenoukhen ont pris aux Hoggar beaucoup de chameaux dans le voisinage du Touât, et enlevé du même coup un certain nombre de chameaux touatiens : ce sont ceux-ci que réclame Abd-el-Kader. L’autorité de ce chef est grande[76].
23 nov. — Safi est malade, et a fait défendre sa porte ; Ahmed, son secrétaire, l’est aussi. Cette fièvre vous affaiblit très vite et ne cède pas facilement à la quinine. Demain arrivera du Fezzân une caravane de grain et d’orge, ce dont il y a ici grande pénurie. Quant aux dattes, on n’en a pas du tout en ce moment ; on en attend du Fezzân.
Cet après-midi, j’ai la visite d’Abd-el-Kader de Ghadamès, qui me demande un remède pour les maux de dents et me parle de ses voyages. Il a vu à Ghadamès les deux voyageurs français[77] et les avait avertis, dit-il, mais ils ne l’avaient pas cru, parce qu’ils avaient une entière confiance en Ikhenoukhen. Cet homme a été en Europe, et sa conversation et son caractère me déplaisent. Je ne me fie pas à lui.
24 nov. — Safi, très malade, ne reçoit pas. Longue visite du fils de Toufik ; il est très curieux et s’intéresse à tout ce que je lui montre ; mais il est très ignorant lui-même, même au sujet de son propre pays : ainsi il n’a pas pu me dire si l’on y trouve ou non des associations religieuses[78]. Il m’a dit qu’on y chasse le lion et l’autruche à cheval, et que les léopards sont également nombreux. Il ne connaissait pas le nom targui qui désigne le crocodile, parce que dans l’Aïr on l’appelle autrement ; en général, j’ai remarqué que bien des noms de plantes et d’animaux cités par Duveyrier font place à d’autres termes dans l’Aïr ; ceux-ci sont sans doute empruntés à la langue haoussa.
25 nov. — J’ai apporté à Safi des pilules de quinine ; il les a acceptées avec reconnaissance. J’ai fait avec Othman la revision de mon herbier, pour apprendre les noms indigènes.
26 nov. — Rendu visite à Safi délivré de sa fièvre. En ville, il y a grande disette de vivres, et chacun se presse autour du cheikh-el-bled, qui fixe les prix de vente des arrivages du Fezzân, sans doute pour éviter que les indigents ne reçoivent rien. On nous a donné deux kel d’orge pour 23 piastres, et c’est là une grande faveur.
27 nov. — Safi me parle en termes très flatteurs des gens de l’Aïr, notamment de Hadj Bilkhou. De chez lui je vais chez Dedekora, à qui je reproche de ne plus venir me voir, il s’excuse en invoquant ses affaires. Au sujet de mon affiliation, il me conseille l’ordre de Mouley Taïeb, et pourtant lui-même fait partie des Madaniya. Il croit que cela ne fera aucune difficulté. Je veux donc m’affilier à cet ordre et à celui de Senousi. Malheureusement mon ami Hassan de Tounine n’y met aucun empressement ; je n’ai pu le voir lors de ma visite au village. Dedekora me conseille d’aller chez le kadi et de renouveler l’acte de foi en présence de deux témoins, puis de faire deux rikaa à la mosquée ; le kadi me donnerait alors une attestation écrite.
28 nov. — Je suis allé chez le kadi : c’est un homme au teint foncé et aux manières communes. J’ai amené la conversation sur le terrain médical, ce qui m’a été très avantageux, car le kaïd est presbyte et n’y voyait presque plus, faute de lunettes. Je suis allé chez moi, et j’ai eu la chance de trouver des verres appropriés, qui lui ont pour ainsi dire rendu la vue, et ont fait de lui mon meilleur ami.
29 nov. — Dedekora me dit que si le kadi ne me demande pas de dire la formule, je puis sans autre retard m’affilier à un ordre religieux. Je vais à Tounine voir le chérif, mais je ne trouve que mon ami Hassan, qui me conseille d’entrer d’abord dans l’ordre de Mouley Taïeb, ce qui est plus facile, car il me serait trop difficile, d’après lui, de suivre simultanément les prescriptions des deux confréries. J’ai l’impression que le chérif n’approuve pas ou même veut empêcher mon affiliation aux Senousiya ; du moins Hassan a-t-il laissé échapper cette parole : « Le chérif est d’avis que tu n’entres que dans l’ordre de Mouley Taïeb ». Peut-être cependant ne trouve-t-il pas bon d’appartenir à plusieurs ordres, parce qu’on ne peut suffisamment se consacrer à chacun d’eux[79] ? Je vais prendre des informations.
Au retour, je fais une visite au cheikh, sur le conseil de Hassan. Il a gardé une attitude convenable ; mais ensuite, Hassan m’a raconté qu’il attend toujours encore un cadeau et a même déclaré que, sinon, je n’arriverais pas au Soudan. Il craint que je ne sois un parent de Mlle Tinné, et ne puisse le dénoncer à Stamboul et lui causer des désagréments.
Dedekora s’est malheureusement bien refroidi ; il ne s’empresse pas de me faire entrer dans l’ordre de Mouley Taïeb, bien qu’il sache combien j’y attache d’importance.
J’ai assisté cet après-midi, chez le kadi, à un procès où le marchand Abd-el-Salam était plaignant et le prévenu un esclave. L’esclave avait déjà reçu la bastonnade, mais de façon très modérée ; je suppose qu’il avait attendri les soldats avec de l’argent. Le kadi a jugé avec une grande équité, bien qu’Abd-el-Salam, arguant de ses hautes relations, réclamât une peine sévère. L’esclave s’en est tiré avec la menace qu’on lui couperait les mains si on l’y reprenait.
Rencontré mon ami Hassan, qui m’avertit de ne pas aller en ce moment à Tounine ; je soupçonne là-dessous une menace du cheikh Eg-Bekr, qui attend en vain des présents.
1er décembre. — Le frère de Hassan est venu me chercher de la part d’El-Mahadi, qui m’attend à Tounine. J’apprends que mes soupçons étaient fondés : le cheikh a juré que, si je ne lui donne pas 50 thalers et un burnous, je n’arriverai pas vivant au Soudan. Mahadi m’a montré une série de médicaments et de poisons qu’il a rapportés de Tunis.
Le kadi continue à me traiter avec considération, mais il a admiré aujourd’hui mon burnous de façon fort suspecte : il me faudra sans doute en faire le sacrifice ; peut-être déclarera-t-il alors que je suis un vrai croyant, et m’en donnera-t-il l’attestation écrite.
J’ai eu ce soir une affaire désagréable avec Ikhenoukhen, qui était assis avec quelques amis près de la route, et qui, me voyant passer, s’est permis de demander à haute voix où donc allait le kafir[80]. Je n’ai pu m’empêcher d’aller à lui et de lui reprocher sa conduite ; je lui ai dit que c’était doublement malhonnête de la part d’un homme de son rang et de son âge. Les assistants ont voulu me faire croire que j’avais mal entendu, mais ils m’ont dit aussi que je n’étais pas sage de parler avec cette franchise. Je crois, au contraire, qu’il n’est pas mauvais de leur montrer que je ne crains pas leurs jugements.
J’ai fait malheureusement une petite bévue à la mosquée, j’ai commencé la prière lorsque le prêtre avait déjà pris la parole, ce qui a excité la gaîté de quelques personnes. Dès que j’ai vu mon erreur, je me suis assis tranquillement. Il est absolument nécessaire que je me mette entièrement au courant de tous ces rites, et je n’en tiens que davantage à entrer dans une confrérie.
Demain, Dedekora doit enfin aller avec moi chez le mokaddem.
2 déc. — Arrivée d’une grande caravane du Fezzân avec des vivres. Toute la ville est en joie. Le kadi à qui je fais ma visite me raconte que les Djinn[81] lui ont dit dans son sommeil que je suis un vrai croyant et qu’il faut me protéger ; il me donnera donc des lettres de recommandation pour son ami le marabout Toufik, lors de mon départ.
Visite à Beschir, qui me reçoit froidement comme toujours. Je lui demande s’il pourra me donner de l’argent sur les lettres de recommandation que son frère m’a délivrées. Il prétend qu’il n’en a pas en ce moment : mensonge. Ainsi, malgré mes deux lettres de crédit, me voilà tout à fait abandonné, et il me faut chercher de l’argent, sous peine d’attendre bien des mois un envoi de Tripoli. Ce soir, visite du chérif, qui n’a pas non plus été très aimable.
Dedekora m’évite visiblement ; j’ai fini par le joindre dans la rue et l’ai questionné au sujet de mon entrée dans l’ordre de Mouley Taïeb ; il a répondu que le mokaddem me conseille de m’adresser au chérif. Ainsi une défaite, on ne veut pas m’admettre. L’amitié du kadi me devient d’autant plus précieuse. Je veux demander franchement à Safi, pourquoi tous mes amis s’écartent de moi[82]. Il est le seul qui se soit toujours montré bienveillant à mon égard. J’ai demandé au chérif où je devais aller pour apprendre à connaître un grand marabout, si je devais aller à Tombouctou, chez Bakkay, ou ailleurs ; il m’a recommandé Sokoto. Ce doit être un joli foyer de fanatisme !
3 déc. — J’ai rencontré aujourd’hui chez le kadi, un pèlerin de Chinguit[83], dont la physionomie m’a frappé : il ressemble à un Indou. Comme le kadi parlait de ma foi musulmane, j’ai vu distinctement un sourire moqueur sur les lèvres du pèlerin. Il n’en croit pas un mot. Il a beaucoup parlé de Nderen — sans doute Saint-Louis du Sénégal — et m’a dit qu’il y vient des caravanes de Tombouctou. Il me conseille de donner la préférence à la route de Sokoto, car les Aouélimiden ont tué beaucoup de ses compagnons[84].
5 déc. — Cet après-midi, visite à Abd-es-Salam, beau-frère de Safi. C’est un homme très agréable, à physionomie ouverte. Il est d’avis que je ne dois pas prendre la route directe d’Agadès à Sokoto, elle n’est pas sûre. Il vaut mieux gagner Kano en passant chez les Touareg Dougama[85] dont je n’aurai rien à craindre.
6 déc. — Des Kel-Ouï sont venus m’offrir de me louer leurs chameaux. Mais il me faudrait d’abord voir Safi seul à seul, ce qui est extrêmement difficile.
7 déc. — Tous mes efforts pour avoir avec lui une entrevue particulière ont été vains. Il m’a conseillé toutefois de retarder mon départ. Othman veut aussi me retenir ici, pour me mener dans le Hoggar.
Oufenaït me raconte que la partie de l’oued Mihero renfermant des mares à crocodiles s’étend sur trois jours de marche. Il appelle ce chapelet de petits lacs tarera ; on ne trouve de grands crocodiles que dans les plus vastes. Il ne tarit pas en éloges au sujet de ces vallées, qui sont celles où il habite avec ses gens en temps de paix[86].
8 déc. — Revu chez le kadi le pèlerin de Chinguit, qui m’a accompagné à la maison, où je lui ai montré mon koran et ma carte. Il connaît les chiffres européens, mais non les chiffres arabes. Il me nomme un chrétien, John Nicola, pour qui il témoigne beaucoup d’attachement ; il n’a pas, dit-il, de meilleur ami à Nderen. D’après lui, le pays situé au sud de Chinguit se nomme Al ; toute la région au sud du Baghena appartient au sultan de Ségou. Lui-même a été dévalisé par les Touareg entre Chinguit et Tombouctou, de sorte qu’il a dû continuer sa route en mendiant. On semble l’avoir largement secouru dans le Kano, car il en parle avec enthousiasme. Il a trouvé les Aouhen[87] moins généreux. Je lui ai fait présent d’un grand morceau de mousseline neuve, ce dont il a paru fort satisfait.
9 déc. — Les nouvelles au sujet de la paix deviennent plus favorables. Ahitaghel[88] a écrit une très belle lettre à Ikhenoukhen, disant qu’assez de braves gens sont morts des deux côtés et que la lutte a assez duré ; que du dehors, les Français, les Turcs et les Tibbous regardent les Touareg et se réjouissent de les voir se déchirer et s’affaiblir ; qu’il vaut donc mieux faire la paix. Mais il ne fait pas cette proposition par crainte, car, même avec l’aide des Turcs, Ghât ne peut rien contre lui, et les Arabes pas davantage ; mais son cœur se fend à l’idée que les Touareg se détruisent les uns les autres et ouvrent leur pays à l’étranger. Il propose que les notables se réunissent dans la plaine d’Admar près de Djanet, et fassent une assemblée à laquelle assisteraient aussi trois cheikhs de l’Aïr et le chérif de Tounine.
C’est Mahadi qui m’a fait part de cette nouvelle. Il croit que je pourrai très bien voyager chez les Hoggar, si la paix est faite ; mais il ne me promet pas catégoriquement de m’accompagner : il voudrait évidemment se faire payer très cher.
10 déc. — J’ai vu deux chérifs de la Mecque qui sont en route pour le Soudan et ont rendu visite à Safi. Ces pèlerins passent ici pour aller s’établir chez les chefs soudanais qui leur donnent de riches aumônes.
J’ai donné au kadi un beau burnous noir qu’il m’avait demandé sans détour ; il me gratifie en échange d’un talisman long de 7 pieds, qu’il a rédigé et que je suis obligé de porter dans mon turban.
11 déc. — Visite d’Othman, qui a acheté un nouveau sabre et me demande de l’argent, je suis obligé de répondre par un refus, car ces demandes pourraient devenir périodiques.
12 déc. — J’ai écrit toute la journée. J’ai terminé mon rapport à la Société de géographie, jusqu’au moment de mon retour à Ghât. Je remets à plus tard le récit de mon excursion à Markharéré[89], pour que ceci au moins soit publié.
13 déc. — Cet après-midi, comme je causais devant la maison de Safi avec beaucoup de personnes, deux jeunes gens m’ont appelé kafir en passant. Je les ai suivis jusqu’à leur maison et les ai invités à se rendre avec moi chez le kadi. Celui-ci leur a fait une semonce sévère et a ordonné au gendarme de les mener en prison et de les bâtonner. Comme ces jeunes gens sont proches parents de Safi, cet ordre leur a fait peu d’impression, mais Safi a confirmé la sentence, ce qui les a bien étonnés. Ce sera une bonne leçon, et je crois que personne ne m’appellera plus kafir. Le kadi a proclamé partout que je suis musulman, et que quiconque m’appellerait kafir commettrait un grave péché et tomberait sous le coup de la loi. Cela a fait bon effet, au moins à l’extérieur[90].
14 déc. — Les deux jeunes gens qui sont frères de Safi, ont passé la nuit en prison et ont dû payer chacun 5 rial d’amende. Le kaïmakam les a vertement tancés devant tout le monde ; on dit même qu’il leur a administré une correction en particulier. J’ai voulu aller voir Safi ce soir, pour lui exprimer mes regrets de n’avoir pas su que c’étaient ses frères et de n’avoir pas évité cette scène désagréable, mais j’ai trouvé la porte close. J’espère qu’il ne me gardera pas rancune.
15 déc. — Aujourd’hui, visite de Hassan-el-Mahadi de Tounine. Il a été chez Sammit, où il a trouvé mon domestique Staoui et le cheikh Eg-Bekr, échangeant des gros mots, parce que le cheikh m’avait appelé kafir et l’avait traité, lui, de païen encore pire. Eg-Bekr a répété aussi qu’il me tuerait, lorsque je serais en route pour le Soudan. Il faut que l’autorité soit bien faible, pour que ce meurtrier puisse en pleine ville me menacer d’assassinat.
J’ai vu ce soir Safi, aussi aimable que d’ordinaire. Je crains que la paix ne se fasse pas de sitôt, personne n’en parle. Ikhenoukhen est parti pour l’ouadi Taneskrouft, à cause de ses troupeaux. Je me demande toujours si je dois rester ou partir.
16 déc. — Staoui a apporté ce matin une belle djoubba rouge au gouverneur, qui l’a acceptée avec bienveillance. En me promenant hors la ville, j’ai rencontré le chérif Mohammed, qui m’a appelé de loin et m’a demandé si j’allais au Soudan. J’ai répondu que j’hésitais encore, sur quoi il m’a conseillé d’attendre la paix, et d’aller ensuite avec lui chez les Hoggar. Je m’étonne que cet homme si orgueilleux m’ait parlé de la sorte.
J’ai été ce soir seul avec Safi pendant quelques minutes, et je l’ai questionné au sujet de ce projet de voyage chez les Hoggar. Il m’a dit que le chérif mentait, que personne ne pouvait tenter de me mener dans ce pays ; bien plus, il se passerait encore au moins un an après la conclusion de la paix, jusqu’à ce que les Hoggar revinssent se montrer à Ghât, et offrissent ainsi une garantie de leur sincérité. J’ai été étonné de le voir s’exprimer d’une façon si catégorique après m’avoir tant fait attendre. Il me semble avoir cru que je renoncerais entièrement à mon voyage.
17 déc. — Safi m’annonce que les Kel-Ouï vont partir avant la fête, de sorte qu’il faudra me préparer en toute hâte. Il est vrai qu’après la fête une troupe d’Ihadanaren[91] ira sous la conduite d’Ouinsig apporter des marchandises des Ghadamésiens dans l’Aïr. Ils passeront par Dider, ce serait une route très intéressante et nouvelle. Safi va prendre des renseignements. Je lui ai confié mon argent en le priant de me le changer ; c’est une faveur que je lui fais, l’or étant très recherché ici.
18 déc. — Safi me fait dire de me tenir prêt dans quatre jours. Il a trouvé des gens dignes de confiance et prêts à me conduire. Je dois me fournir d’orge et de farine, et me dépêcher, car, cette caravane une fois partie, il n’y aura plus d’occasion de voyager en sûreté, mais seulement de petites troupes de Touareg, à qui l’on ne pourrait se fier. Comment m’apprêter en si peu temps ?
19 déc. — Les Kel-Ouï sont venus demander si je veux louer leurs chameaux ou non ; j’ai dû leur répondre comme hier qu’il me fallait d’abord acheter des vivres. Personne ne veut me vendre du grain ; Staoui ne se donne d’ailleurs aucune peine, car il ne veut pas aller au Soudan. Mon embarras est grand. Si je manque cette occasion de partir, j’en chercherai une autre, car je suis résolu à ne pas rester ici, où je ne fais que perdre du temps et de l’argent. Safi, à qui j’ai confié quinze pièces d’or, me fait attendre la monnaie. Espérons que je ne serai pas déçu de ce côté-là !
20 déc. — Travaillé tout le jour à envelopper mes caisses de cuir.
22 déc. — Allé à la mosquée. Je n’ai pas été peu surpris, après la prière, d’entendre prononcer mon nom et une longue attestation de ma foi. C’est une lettre que le kadi adresse au hadj Bilkhou de l’Aïr, et qu’il fait lire au public.
La caravane voulait partir demain, mais j’apprends ce soir que onze chameaux manquent à l’appel et ont sans doute été volés à Titersine ; les Kel-Ouï vont donc rester encore quelques jours, ce qui me permettra peut-être de partir quand même. Si seulement Safi me rendait mon argent.
Oufenaït m’a dit aujourd’hui en présence de Safi qu’à aucun prix il n’irait avec moi chez les Hoggar, même si la paix était conclue, car ce sont des gens sans parole, et aucun de leurs hôtes n’est assuré de ne pas être assassiné par eux.
24 déc. — Safi ne m’a toujours pas rendu mon argent, que je lui avais confié pour qu’il en fît le change. C’est une honte. Sammit m’a offert de me donner des marchandises, mais je ne puis me procurer des vivres. Il ne manquerait plus que cela, que le kamakam gardât tout mon numéraire.
25 déc. — Mes Kel-Ouï se sont enquis avec insistance si j’ai enfin trouvé des vivres ; comme ils emmènent beaucoup de chameaux à vide, ils désirent fort s’assurer les quatre charges qui représentent mon bagage. Ils vont à Zinder, mais offrent de me mener où je le désire. Safi me conseille de m’arrêter chez hadj Bilkhou, à qui il me recommande, car à Agadès je ne connais personne et n’ai aucun soutien. Safi tarde toujours à me rendre mon argent !
Oufenaït me déclare aujourd’hui qu’il restera mon ami, que je lui donne ou non quelque chose ; c’est vrai, il est le seul qui n’ait rien mendié[92]. Aussi je regrette de ne pouvoir lui faire un beau présent, mais il recevra au moins quelque chose ; peut-être cela profitera-t-il à d’autres voyageurs.
L’Imam m’a demandé une médecine pour ses yeux, et m’a fait remarquer que lui aussi a droit à quelque chose, pour avoir lu la lettre de recommandation à la mosquée. Comment satisfaire à toutes ces exigences ?
26 déc. — J’ai prié Oufenaït de venir et lui ai donné un caftan rouge à manches brodées d’or. Il s’est écrié : maschallah ! Il ne s’attendait évidemment pas à un si riche présent. En quelques paroles chaleureuses, il m’a assuré que je pourrais visiter son pays aussi loin que je voudrais. Il a mis le vêtement et est retourné chez lui à grands pas, sans doute pour se faire admirer des siens. Sa joie faisait plaisir à voir.
27 déc. — Safi ne m’a toujours rien rendu. Je vais charger Abd-es-Salam de lui rafraîchir la mémoire. Comme je n’ai pas d’habits de fête, je ne suis pas allé ce matin à la prière publique.
28 déc. — Le Kel-Ouï, à qui Safi m’a recommandé, est venu voir mon bagage et m’a demandé avec impudence 25 réal par charge jusqu’à la résidence de hadj Bilkhou. Il voudrait me mener jusqu’au Soudan, pour gagner davantage, mais je ne puis payer ces prix-là, il ne me resterait rien pour vivre.
29 déc. — Amr Tchouaouch[93] me raconte qu’il a entendu Safi me traiter de kafir, et pense que je ne dois pas avoir confiance en lui.
L’Imam est venu me consulter pour ses yeux et je lui ai donné de bonnes lunettes, qui lui ont fait bien plaisir.
Je pense qu’il vaut mieux quand même que j’aille d’un coup jusqu’à Zinder ; j’attendrai là qu’on m’envoie de l’argent et irai ensuite à Sokoto ; mon présent sera certainement le bienvenu chez le sultan de Zinder. Peut-être les Kel-Ouï admettront-ils que je ne les paye pas immédiatement ; ils demandent pour cette deuxième étape la même somme que pour la première.
30 déc. — Cet après-midi, visite à Safi ; je n’ai rien reçu de lui, malgré ses précédentes assurances. J’ai fait part de ma déconvenue à Abd-es-Salam Sinam ; il m’assure que j’aurai mon argent. Il me dit que Sammit et lui ont eu un entretien avec le cheikh Bou-Bekr, et que celui-ci a fini par fixer ses exigences à un burnous et 2 réal. Comme cette demande est raisonnable, j’y consens et me débarrasse ainsi de mon dernier ennemi.
31 déc. — J’apprends que le cheikh Eg-Bekr est devenu subitement mon meilleur ami, et parle même de me retourner mon présent, pour montrer son désintéressement ! Il veut me recommander aux Touareg d’Aïr.
Ce matin, un soldat m’apporte l’argent que j’ai prêté à Safi ; mais il manque deux thalers, qui me sont rendus sur ma demande. La caravane part dans quelques jours. Hassan de Tounine veut aussi me donner une lettre pour son frère qui habite Zinder. Cette année finit bien, j’envisage l’avenir avec confiance.
1er janvier 1877. — Les Kel-Ouï viennent voir mon bagage. Ils ne comprennent pas l’arabe, de sorte que je vais être obligé d’apprendre le haoussa[94].
2 janv. — Sammit ne veut me donner des marchandises payables à Tripoli qu’avec une majoration de 25 pour 100. Aussi ne lui ai-je rien pris[95], et j’ai payé tout ce que je lui devais. Je suis allé chez Mahadi pour voir s’il pouvait me prêter un peu d’argent. Mais il ne m’a rien offert. J’ai acheté une robe noire et le turban assorti. Ce vêtement déteint terriblement, mais il est très chaud[96]. On s’amuse de me voir costumé de la sorte. J’ai fait peser mon bagage ; les Kel-Ouï se sont conduits très convenablement et n’ont pas cherché à me tromper. Leur chef s’appelle Bidoumas et m’est très sympathique. Je vais quitter Ghât avec la somme de 130 thalers Marie-Thérèse pour tout avoir.
3 janv. — Mahadi est venu me dire quelques mots de Tombouctou et s’en est allé en hâte ; on aurait dit qu’il avait peur d’une demande d’argent. Safi est aimable comme toujours.
5 janv. — J’ai fait souder la caisse d’échantillons de roche destinée à ma femme, et je l’ai fait remettre à Sammit[97]. Safi m’a donné quatre lettres pour les cheikhs et sultans de la route et m’a demandé en retour d’attester que je n’avais eu aucun sujet de plainte pendant mon séjour à Ghât. Enfin tout est prêt et l’on descend mon bagage. Mais alors on s’aperçoit que le Kel-Ouï n’a amené que deux chameaux au lieu de quatre ! Il propose de prendre la moitié des bagages, puis de revenir chercher l’autre ; Staoui entre dans une violente colère et déclare qu’il ne veut pas partir avec ces gens-là, et, comme je persiste, il fait vraiment mine de prendre ses affaires et de me planter là. Je finis par louer deux chameaux supplémentaires au prix exorbitant de 4 réal[98]. Restait à trouver un nouveau serviteur. J’allais me rendre chez Safi à cet effet, quand Staoui se ravisa.
Enfin, après toutes ces contrariétés, nous étions, à 5 heures, prêts à partir. Nous longeâmes les jardins de Barakat, qui s’échelonnent à une grande distance, et vers minuit nous arrivions à l’oued Isseyen : là, au milieu d’une plaine semée de petites dunes et de tamarix-éthels, nous trouvâmes campée la grande caravane ; elle était plongée dans un profond sommeil.
CHAPITRE IV
EN ROUTE POUR L’AÏR
5 janvier 1877. — Après une longue et désagréable discussion, je paye l’homme qui avait fourni les chameaux supplémentaires, et j’exprime à Bidouma l’espoir que ces extorsions ne se renouvelleront plus. Nous campons aujourd’hui, ce qui nous fait du bien, car nous étions venus de Ghât à pied. Au point où nous sommes, la vallée est déjà plus resserrée entre le Tasili et l’Akakous. Partout les mêmes couches de grès.
6 janv. — Ce matin nous cherchons en vain les chameaux qui doivent nous servir de montures : Bidouma nous a tout simplement oubliés. Il laisse crier tout le monde, et se tient coi, car il sait bien qu’il est en faute.
Enfin, nous partons à 10 heures[99], en remontant la rive droite de l’ouadi encombré de sable. J’y note à plusieurs reprises des ocres, couleur de cinabre, d’une grande pureté. Nous montons toujours. Les deux berges sont dénuées de végétation. La hamada s’étend des deux côtés de l’oued.
7 janv. — Nous partons à 11 heures, ayant le versant abrupt de l’Akakous à notre gauche ; à 1 h. 1/2 nous avons dépassé ces hautes murailles. Nous faisons halte au bout d’une plaine du nom d’Akaouf. On trouve sur le versant sud de l’Akakous beaucoup de dunes de sable qui sont pour ainsi dire adossées à la montagne.
Le Tasili semble maintenant plus bas. Partout de la pierre noire ; très peu de plantes. Çà et là quelques dunes, toujours amoncelées contre une paroi de roc.
8 janv. — Ce matin l’eau limoneuse que nous avions laissée déposer dans une jatte était gelée. J’ai promis de la nourriture à un des Kel-Ouï qui mène nos chameaux, et son attitude s’est immédiatement modifiée. Nous montons un peu et passons sur le Tasili semé de roches. A midi, vaste plaine et à droite une forêt de piliers de pierre qui couvrent un large versant et affectent souvent la forme de ponts. Des schistes bigarrés, tout semblables à ceux de Tayta[100], affleurent le long des grandes parois.
Nous faisons halte à 2 heures dans une vaste plaine. A gauche, quelques huttes et jardins : cet endroit s’appelle Arikine. Jusqu’ici nous avons eu à gauche de hautes croupes de montagnes et à droite, tout près, la surface peu élevée du Tasili. L’horizon s’élargit.
Quelques Touareg viennent du village ; ce sont de pauvres gens inoffensifs. Ils me racontent que les habitants de Djanet sont amis des Hoggar, qui ne leur ont jamais rien pris.
9 janv. — Nous remontons un petit ouadi qui descend vers Arikine, à travers un désert de pierres absolument nu, plus aride même que la grande Hamada el Homra ; seulement l’impression est moins terrifiante, à cause des formes changeantes des montagnes. On m’a montré une piste qui, me dit-on, mène d’ici à Bilma. Le pays devient plus plat ; après une montée dans les roches, nous traversons une nouvelle hamada[101]. Au loin, droit au nord, nous voyons encore une terrasse supérieure de l’Akakous, sur le flanc sud de laquelle on aperçoit des dunes ; devant nous, une ligne dentelée de montagnes noires ; au contraire, la ligne de crêtes que nous avions à gauche a disparu. La roche qui prédomine est encore le schiste de Tayta.
Nous faisons halte dans l’oued Eseti, dans une plaine couverte de débris de schiste et où la Fagonia arabica seule montre ses rameaux jaunâtres et desséchés[102]. Mon guide m’assure que l’oued Eseti suit la direction du sud-est.
10 janv. — Nous marchons d’abord vers l’ouest, sur une hamada complètement plane, puis nous tournons au sud. Nous allons vers cette ligne dentelée de montagnes que nous avons déjà vue hier. Derrière nous l’Akakous se dresse à pic. De ses pentes abruptes se détache une longue file de hauteurs qui se prolonge au loin à notre gauche vers le sud-est ; mais on ne voit nulle part de plateaux ; rien que des cimes isolées, séparées par des ouadi sableux.
A midi, nous touchons à ces hauteurs de couleur sombre, qui de loin nous faisaient l’effet de montagnes, et qui ne sont que des collines de 30 à 40 pieds couronnant le bord d’une hamada. Ce sont des masses de grès sombre, de forme régulièrement conique ou pyramidale ; les couches qui les composent sont horizontales. Il y a partout du sable dans l’ouadi, mais point de dunes isolées. La végétation est celle de la hamada ; aucune plante nouvelle. Le vent est fort sur ces hauteurs et le froid très sensible. A 2 heures, nous faisons halte au delà de cette ligne de hauteurs, dans l’ouadi Tounikanaham.
11 janv. — Nous restons campés aujourd’hui, car nous avons en perspective quatre jours sans eau et sans herbe ; aussi faut-il faire nos provisions, et tous les chameaux portent leur botte de fourrage.
12 janv. — Nous avons trouvé de la glace dans une grande écuelle qui était restée la nuit hors de la tente. Il a fallu la faire fondre au feu, tant la croûte était dure. Un brouillard épais couvre la contrée, et, vers le coucher du soleil, les lourdes brumes se lèvent lentement ; on se dirait en Allemagne. Nous avons traversé le plateau et atteint une seconde zone de collines ; c’est du granite. A 10 heures, nous voyons devant nous, droit à l’ouest, le cône élevé du mont Tisga. — Les Kel-Ouï ont une nomenclature des plus incertaines et sont en général de très mauvais informateurs ; les Touareg du Nord donnent des renseignements bien plus sûrs.
Nous cheminons en zigzag entre les hauteurs ; je note ici des exemplaires isolés de Rhus dioïca. Les versants sont couverts de sable granitique et de blancs cristaux de quartz. Tout ce pays n’est que granite. Nous traversons un ouadi couvert de talha, que les gens de la caravane dépouillent de leurs branches vertes pour les donner aux chameaux. Nous campons près du mont Tisga dans la vallée du même nom. Je trouve près d’ici le granite injecté de basalte.
13 janv. — Temps très froid. Le vent était tel, qu’on n’a pas pu dresser les tentes. L’eau était gelée ce matin ; voilà trois nuits que cela arrive.
Nous passons au pied du mont Tisga, qui est certainement un massif de granite. A 2 heures, nous descendons une longue paroi de granite nommée Eguefnerichine ; nous avons à nos pieds une vaste plaine, que domine à notre gauche la crête dentelée du mont Mariaou. Dans cette plaine en contre-bas, on voit de nombreux affleurements de ce basalte gris dont je n’avais observé jusqu’ici que des pointements isolés. La végétation fait entièrement défaut.
Nous nous arrêtons sur un plateau de sable granitique, sans une plante, sans un être vivant, à part les corbeaux, qu’on retrouve dans les plus arides solitudes.
14 janv. — L’eau était encore gelée ce matin. Nous traversons le plateau ; des blocs de basalte sont épars à sa surface. A 7 heures et demie nous faisons halte au milieu des dunes d’Eguéchine.
15 janv. — Devant nous, une vaste plaine entourée de dunes. A 3 heures et demie, nous franchissons une haute crête de sable, et l’oued Falezlez se déroule à nos pieds comme un ruban de verdure. Halte au puits du même nom, situé au milieu de l’oued.
16 janv. — La végétation de l’oued se compose uniquement de hâd[103], et cette plante ne croît que sur les buttes éparses dans le lit de l’oued. Nous gagnons une plaine de sable et de caillous. Descente dans un oued, où affleure une roche d’un gris rougeâtre, d’apparence schisteuse, peut-être le grès de Gâth[104], métamorphisé au contact du granite. A 4 heures nous passons d’une haute hamada de grès à une plaine de reg[105] en contre-bas, et nous retrouvons ici ce basalte gris dont j’ai signalé plus haut des filons dans le granite.
17 janv. — Départ à 8 heures. Plateau de grès, où ne pousse qu’un peu de had. Nous descendons dans le lit de l’oued Tireren[106], aussi profond et plus large que l’oued Falezlez. En escaladant l’autre rive, nous trouvons le granite, et immédiatement après, une hamada de grès à gros éléments. Point d’eau depuis l’ouadi Falezlez.
18 janv. — J’apprends que l’esclave d’Ibrahim a déjà été plusieurs fois dans l’Adamaoua et est tellement enchanté de ce pays, qu’il le préfère même à Kano. Ses caravanes y vont perpétuellement ; la sécurité est complète.
Nous allons vers l’ouest, croisant les ouadis qui viennent tous du nord. Le basalte traverse le grès et est lui-même injecté de filons d’une roche granitoïde. Les filons de quartz abondent partout où affleure le granite.
19 janv. — Nous marchons vers le sud entre de hautes croupes de granite ; à 11 heures, j’observe des schistes micacés. Le pays reste entièrement dénué de plantes. Nous croisons l’oued Touffok et faisons halte sur l’autre rive. Asiou[107] se trouve, me dit-on, à 5 jours de marche dans l’ouest. Les montagnes que nous avons franchies hier s’appellent Ereren. L’ouadi Touffok se prolonge dans le pays des Tibbous et des Aouélimiden[108].
20 janv. — Les montagnes sont devenues plus hautes et l’ouadi forme un gorge étroite, où les arbres sont nombreux. A 10 heures et demie nous voyons pour la première fois un arbre aux fortes branches hérissées d’épines, que les Touareg appellent ebora[109] et les Haoussa adoua. Ces vallées sont pleines de verdure ; les talha[110] sont aussi bien plus hauts et plus beaux. Nous faisons halte dans le large lit de l’ouadi Arokam.
21 janv. — Nous suivons le cours de l’oued. On coupe ici de l’herbe, car pendant plusieurs jours il n’y aura pas de fourrage pour les chameaux. Nous sommes rejoints par une caravane de Ghât.
22 janv. — Nous passons la journée dans l’ouadi Arokam, pour laisser paître les chameaux. On confirme la nouvelle que les Hoggar ont surpris une caravane près de Tadent[111] et l’ont entièrement dépouillée. C’est cette caravane des serfs Ihadanaren conduits par Ouinsig, avec laquelle je devais partir.
Je suis allé ce matin à la chasse aux gazelles, mais je n’ai vu que de nombreuses traces dans le sable. Les ouadis des environs sont riches en tamarix éthel, ana, toullout[112], oum-el-leben, tanedfert, talha, etc. Point de plante nouvelle. Partout du granite, souvent des schistes à hornblende (?). J’emporte des échantillons de cette roche cristalline de couleur noire. Nous nous préparons à de nouvelles fatigues. Ma provision de lait est malheureusement épuisée, et je n’ai pas davantage de viande. J’en suis réduit à la mohana pour toute nourriture.
23 janv. — L’eau était de nouveau gelée ce matin. Nous partons à 7 heures et demie ; tous les chameaux portent des bottes de fourrage en sus de leur charge ordinaire. L’un d’eux ne peut plus marcher, et est tué sur place ; chacun accourt pour emporter un peu de viande. Nous traversons en biais le lit de l’ouadi Arokam, qui se prolonge vers le sud. Beaucoup d’herbe dite ameo[113] ; cette espèce constitue souvent à elle seule la végétation des oueds de la contrée. Nous dépassons des collines de granite ; beaucoup de traces d’antilopes.
A 10 heures un quart nous aboutissons par un terrain accidenté à un gorge profonde, qui nous mène à l’ouadi Tadonet. Nous sommes ici plus bas que nous n’avons jamais été ; nous voyons reparaître dans cette gorge les schistes à hornblende, au milieu du granite.
Nous débouchons dans la belle vallée d’un ouadi, que nous remontons à droite ; elle est littéralement semée d’ana[114] qui atteignent ici les dimensions d’un arbre, et de grands talha qui rappellent les chênes, lorsqu’ils sont devenus de taille respectable. C’est la première fois que je rencontre des buissons d’ana en aussi grand nombre.
A midi nous faisons halte dans une gorge latérale. Dans le voisinage campe une petite caravane, qui vient également de Ghât. On se précipite avec les chameaux vers le puits, qui est assez éloigné du campement pour que je n’aie pu aller le voir. Le soir nos gens reviennent avec très peu d’eau, si bien qu’il nous faudra demain aller à la recherche d’un autre puits.
24 janv. — On n’a pu recueillir hier que six outres d’eau ; cela tient à ce qu’il a plu très peu l’année dernière. Nous quittons donc l’oued Tadonet, et une heure après nous sommes sur le plateau couvert à perte de vue de monticules de granite. Je remarque ici par exception des cassia odorata[115].
Nous voici en face d’un faîte de granite dont la crête dentelée émerge d’un amas d’éboulis. Cette disposition est fréquente. Nous redescendons l’autre versant dans la direction du sud. Nous faisons halte dans un oued. Un puits du nom de Katelet est dans le voisinage.
J’ai noté du granite à gros cristaux de feldspath, de l’amphibole et des schistes amphiboliques. Le pays est d’une nudité effrayante.
25 janv. — Repos. Il a fallu creuser pour trouver de l’eau. J’ai revu ici ce petit vautour à pennes noires, Neophron perenopterus, que j’avais aperçu pour la première fois dans l’ouadi Touffok.
Je suis allé sans succès à la chasse aux gazelles ; partout le même paysage désolé de montagnes de granite à demi-ensevelies dans le sable. Ce sont généralement de longues croupes orientées N.W.-S.E., ou N.-S., et dont les flancs sont couverts d’un manteau de débris. La flore se réduit à quelques gommiers rachitiques ; pas un brin d’herbe ne croît ici.
26 janv. — Nous quittons enfin cette morne vallée de Katelet, après nous être bien pourvus d’eau, car les Kel-Ouï nous annoncent qu’on n’en verra pas une goutte d’ici sept jours. Nous descendons un ouadi dont les berges érodées laissent voir admirablement la structure des roches. Le granite forme ici des filons au milieu du gneiss, qui se désagrège comme du bois pourri ; en descendant l’oued, je rencontre dans ce gneiss un filon de basalte noir de 2 pieds d’épaisseur. On voit aussi des roches à hornblende avec injections de granite.
Nous voici de nouveau dans une plaine couverte de blocs de basalte, comme la région de l’oued Falezlez : on dirait qu’une zone de basaltes entoure le massif de granite. Des felso-porphyres à cristaux de feldspath rouges forment un amas de blocs arrondis, fortement désagrégés par l’atmosphère. Partout leur partie inférieure porte la marque du sable, charrié par le vent. Quelques-uns de ces blocs s’écaillent, et de grosses boules tombent de leurs alvéoles de pierre, qui semblent au premier abord des excavations faites de main d’homme.
Il y a dans la caravane deux esclaves noirs, l’un au service du marchand Ibrahim, l’autre de Bilkhou, qui connaissent l’Adamaoua, où ils ont coutume d’aller faire des achats de noirs. On les paye avec des tobés, au taux de deux ou trois par tête d’esclave. Ngaoundéré paraît être le marché principal. On me parle aussi beaucoup de Kontcha.
Vu des Oum-el-leben[116] en fleur. L’eau a encore gelé cette nuit.
27 janv. — Nous partons à 8 heures, tout grelottants de froid. Devant nous, trois cimes qu’on appelle Tinkeradès. Nous passons au milieu d’elles et campons dans une morne plaine de sable. Depuis que nous sommes sortis des montagnes, les basaltes dominent de nouveau.
28 janv. — Départ à 8 heures et quart. Des filons de basalte noir traversent le granite[117], tandis que le basalte gris est au contraire injecté de granite. Nous dépassons à notre droite une coupole granitique surmontée d’une haute pyramide de pierres : c’est le Tignoutine.
Plusieurs vautours suivent notre caravane, guettant le chameau qui tombera de fatigue. Nous en avons déjà abandonné plusieurs.
29 janv. — Journée glaciale ; le vent du nord souffle sans discontinuer. Les granites et les felso-porphyres alternent, ces derniers présentent des inclusions de roche grise.
30 janv. — J’aperçois, pour la première fois, des gommiers dans un ouadi sablonneux. On l’appelle ouadi Nkerat, il s’y trouve trois puits à sec.
Nous approchons d’un plateau formé des mêmes grès que le Tasili du Nord ; je revois également çà et là les schistes observés dans la plaine de Tayta.
31 janv. — Départ à 8 heures. Nous n’avons plus autour de nous que la homada de grès sombre, qui s’élève à mesure que nous avançons vers le sud. Nos chameaux sont exténués.
Vers le soir, nous croisons l’oued Immider qui va dans la direction de l’ouest et que nous descendons pendant une demi-heure, afin de trouver au moins un peu de fourrage pour nos bêtes affamées. Cet oued est le premier qui fasse partie de l’Aïr[118].
1er fév. — Nous montons toujours. A 10 heures, arrivée au puits de Tadera, dont l’eau salée n’en paraît pas moins délicieuse pour notre soif. Nous remplissons nos outres pour la première fois avec de l’eau de l’Aïr. On dit que ce puits ne tarit jamais. Le granite réapparaît à 8 heures, nous campons dans l’ouadi Zibel, où nos chameaux trouvent de l’herbe en quantité. Riche végétation de gommiers et d’adjar[119].
2 fév. — Jour de repos. J’ai une si forte envie de viande, que je tire deux petits oiseaux au plumage jaune et gris, nommés keroukerou. Mon serviteur m’en fait un bon potage.
3 fév. — Nous marchons dans l’ouadi. A 9 h. 1/2, halte près de l’ouadi Tiout[120] ; nous puisons de l’eau douce pour la première fois. Les Maerua rigida et les gommiers dominent : les premiers sont en fleur.
4 fév. — Départ à 8 heures, les gommiers atteignent ici des dimensions extraordinaires. Je note en fait d’autres plantes : de l’alouad[121] en fleur, formant des touffes vertes de 2 à 3 pieds de hauteur, très recherchées des chameaux ; du sbot en quantité[122].
Nous ne cessons de cheminer entre des montagnes de granite ; des cimes magnifiques se montrent à l’horizon ; la route monte toujours.
A 5 heures, nous campons dans un oued très vert, où se voient des traces de moutons. Il semble que des hommes soient dans le voisinage. Le nom de cet oued est Zerzou.
5 fév. — Nous quittons l’oued Zerzou à 8 heures, pour marcher vers le sud. Halte entre deux collines de granite nommées Tchikedouen-ourach ou « montagnes de l’Or ».
6 fév. — Nous rencontrons un troupeau de chèvres, mais les jeunes filles qui le conduisent ne veulent rien nous vendre. Nous avons devant nous une véritable chaîne de montagnes, et deux fois déjà pour les éviter, nous avons dû faire un détour dans l’ouest. Je note des quartzites au voisinage de notre camp.
7 fév. — Nous faisons route au sud. A 4 heures, nous campons sur le versant occidental de la chaîne de montagnes. Demain nous serons dans la zone habitée de l’Aïr !
CHAPITRE V
AU PAYS D’AÏR
8 fév. — De très grand matin, deux Touareg vêtus de noir se présentent à l’entrée de ma tente : ce sont des Ifadan, qui demandent une redevance pour l’eau du puits de Tiout. Je les renvoie à notre chef de caravane, qui répond que nous payerons tous ensemble. Sur quoi mes deux Touareg se retirent en maugréant.
Nous suivons une série d’ouadi peu profonds, et abondamment pourvus d’adjar et de gommiers. Après avoir traversé une véritable forêt de Calotropis procera[123], si hauts que nos chameaux cheminent sous leurs branches en fleurs, nous atteignons le premier village[124] de gourbis, et nous faisons halte près du puits, à l’ombre de fourrés de Salvadora persica.
Les habitants ressemblent plus à des nègres qu’à des Touareg ; tous parlent le haoussa ; quelques-uns seulement comprennent la langue targuie. Ils sont habillés de tobés noires ; leurs huttes coniques entourées de haies de Calotropis ont l’air fort logeables.
Beaucoup de personnes viennent nous saluer ; entre autres le cheikh Omar de Ghât et l’oukil ou représentant du sultan d’Agadès. C’est un homme au teint noir, mais aux traits européens ; il porte un voile blanc sur le visage. Il salue plusieurs personnes de la caravane, mais passe devant moi sans s’arrêter.
Le cheikh Omar, qui est parent du hadj Bilkhou, et qui habite Kano, me dit que les gens de l’Aïr s’attendent depuis longtemps à ma venue. D’abord on avait entendu dire qu’un chrétien voulait visiter le pays, ce qui avait soulevé de l’opposition. Puis on apprit que Safi avait mis en prison ses propres frères et un autre habitant de Ghât, parce qu’ils m’avaient traité d’infidèle, et ceci avait fait grande impression et calmé les esprits.
9 fév. — Aujourd’hui l’oukil du sultan d’Agadès, qu’on appelle ici Touraoua[125], perçoit la redevance due par tous les marchands. Ce noir s’assied sur une natte juste en face de ma tente, et je n’en augure rien de bon. En effet, il me réclame également une redevance ; mais Bidouma se charge de négocier avec lui, et il en résulte que je ne dois rien, parce que je n’ai pas de marchandises.
Les gens du village ont apporté du fromage qui est très fade, parce qu’il manque de sel. J’ai eu toutes les peines du monde à trouver un peu de beurre, pour la somme d’un thaler.
10 fév. — J’apprends ce matin que le serki-n-touraoua attend de moi une grosse somme. Et en effet il ne tarde pas à venir dans ma tente et me réclame 100 thalers et deux burnous ! Tous mes amis de la caravane sont indignés. Bidouma vient à mon secours en donnant sa parole que je n’ai rien que des livres et des médicaments. Finalement je suis obligé de donner 10 thalers à ce bandit, bien qu’il ait déjà reçu de moi une pièce de malti[126] d’une valeur de 2 thalers.
Malheureusement, mes peines ne sont pas finies. Ce soir, une troupe de Touareg armés de sabres et de lances va droit à ma tente, au grand émoi de mes voisins, qui préviennent Bidouma. Les Touareg s’approchent tout près de moi, et m’entourent, mais comme ils parlent haoussa, je ne puis m’entretenir avec eux. Je reste donc tranquillement assis près de mon feu, comme si ma personne n’était pas en jeu. J’entends bientôt le mot de kafir, et la discussion entre les Touareg et Bidouma devient de plus en plus vive. Ils demandent, paraît-il, que je fasse publiquement profession de foi mahométane, mais Bidouma s’oppose à ce qu’on me fasse cette injure. Ses gens sont accourus, et lorsque les Touareg laissent finalement entrevoir leur véritable intention, qui est de piller mon bagage, Bidouma leur déclare qu’alors il leur faudra piller toute la caravane, et non pas moi seul !
L’heure de la prière était venue sur ces entrefaites, et je m’éloignai pour faire mes dévotions sur une colline voisine.
Lorsque je revins, les choses avaient changé de face, car Bidouma avait rendu les Touareg attentifs à mes faits et gestes, et personne ne doutait plus de ma qualité de vrai croyant.
11 fév. — Mon expérience d’hier m’a démontré la nécessité impérieuse de ne rien faire qui puisse éveiller les soupçons. Je renonce donc à relever ma route à la boussole, comme d’ordinaire, lorsque je ne puis le faire sans être vu. Nous faisons halte dans un petit oued.
12 fév. — J’ai vu aujourd’hui pour la première fois des tarentules. Route en terrain plat.
13 fév. — Nous cheminons dans un large ouadi ; de hautes montagnes se profilent à l’horizon de droite[127], et à gauche les hauteurs sont tout près. Vu un nouvel arbuste, nommé dilou[128], dont les feuilles ressemblent à celles du laurier. Halte dans l’oued Egoulaf. Une plante parasite, sorte de Loranthus à couronne de fleurs rouges, croît ici sur les gommiers. Nous laissons aujourd’hui la localité d’Asodi à notre droite[129].
14 fév. — Vers 10 heures nous avons à notre gauche le massif important du Bendaï[130]. Nous passons un puits dans l’oued Ounankerane, et faisons halte dans l’oued Ilassane, à environ 2 lieues du pied méridional du Bendaï.
15 fév. — Nous apercevons à gauche de notre route une montagne complètement isolée, qui s’appelle Aourer[131]. A midi, passage d’un col difficile. Vu, pour la première fois, dans l’Aïr, une huppe. J’avais déjà aperçu des pies auparavant, à Iferouane. Nous avons dépassé le rocher de Dokou, remarquable par sa pointe en forme d’obélisque, et surtout par les figures d’hommes, de chameaux et de chevaux qui y sont gravées. Les dessins ne sont pas taillés dans la pierre à l’aide d’un ciseau, et résultent seulement d’un grattage. Nous campons sur une colline, avec vue au sud-ouest sur le massif du Baghzen.
16 fév. — Nous partons dans la direction du massif du Tchéhémia, qui compte cinq ou six sommets arrondis. Halte dans l’oued Amfisak, sur un large plateau incliné vers le massif du Baghzen. Dans l’est apparaissent des crêtes horizontales : c’est le commencement des plateaux du pays tibbou.
17 fév. — Après bien des pourparlers, je me décide à quitter la caravane, et à séjourner à Adjiro chez le cheikh Bilkhou, en attendant que de nouveaux subsides me parviennent. Je dis à mes amis que, si le sultan Hussein de Zinder me prie de venir soigner ses yeux malades, je me rendrai de suite à son appel ; mais qu’autrement j’aurais honte d’arriver au Soudan dans un pareil dénûment. Je crains également la saison des pluies.
Tout le monde m’assure que je serai en sûreté chez le hadj Bilkhou, quand même je ne trouverais qu’un esclave dans sa maison. Lui-même est en ce moment parti en razzia. Je distribue quelques petits cadeaux à mes amis, je paye mes chameliers et j’achète aux marchands de quoi faire des présents aux gens d’Adjiro. Ce n’est pas sans émotion que j’ai dit adieu aux gens de la caravane : tous ont été pour moi pleins d’égards.
Nous prenons la direction de l’ouest, en longeant le versant septentrional du massif du Baghzen ; c’est là, dans un oued, que je rencontre pour la première fois de petits sangliers gris à large groin et à queue en trompette[132].
A 2 heures et demie, nous arrivons au gros village d’Adjiro, bâti sur un contrefort du Baghzen. Le cheikh a envoyé un Targui chargé de me recevoir ; mais celui-ci reste bien embarrassé, car il ne sait pas un mot d’arabe. On dresse ma tente près de la hutte du cheikh.
18 fév. — Tout le village s’est rassemblé autour de ma tente. Pour le moindre petit service, on me demande un cadeau : je passe évidemment pour un homme très riche. J’ai appris dans la suite que les esclaves chargés de transporter mon bagage avaient, malignement ou non, fait des descriptions fantastiques de mes trésors.
On me raconte qu’il y a des lions sur le Baghzen ; on y trouve également un village avec des palmiers et de l’eau courante.
19 fév. — J’entends dire que la dernière caravane de Ghât a apporté deux lettres à l’uléma de Rezer ; l’une de Safi, qui me recommande à lui, et l’autre d’Ikhenoukhen, qui demande qu’on me renvoie à Ghât. Je ne sais que penser. Un jeune noir nommé Mousa, qui me sert d’interprète, bien qu’il ne comprenne que l’arabe du Koran, et moi la langue vulgaire, me raconte que l’uléma a rejeté avec vivacité la lettre d’Ikhenoukhen, et affirmé que je ne quitterais pas le pays avant d’avoir vu le cheikh Bilkhou. Est-ce dans un but de rapine ?
10 fév. — De grand matin le serki-n-touraoua et Mousa font irruption dans ma tente, et le premier me fait comprendre que je dois lui donner quelque chose. Je lui offre deux agates et une paire de ciseaux, mais il les refuse. Comme je lui demande alors ce qu’il désire, il se décide à parler : il sait bien que je n’ai pas de marchandises, mais je n’ai qu’à lui donner 100 thalers, et je pourrai aller sans encombre d’Agadès à Sokoto !
J’ai beau protester que je ne possède pas cette somme : vains efforts. Le bandit n’a pas honte de me dire que j’ai un sac plein de thalers, que les Arabes de la caravane l’ont vu, lorsque j’ai acheté un mouton ! « Cherche toi-même », lui répondis-je. Et le voilà qui me fait ouvrir tous mes coffres, prenant en main tout ce qui lui paraît devoir contenir de l’argent : c’est ainsi qu’il extrait d’un air désappointé mon sac à cartouches de la caisse où sont mes livres. Ne trouvant rien dans la première caisse, il va à l’autre, et découvre l’élégante petite boîte où est renfermé le revolver. Il me dit de l’ouvrir ; mais je n’ai pas la clef sous la main, et je ne me soucie pas d’ailleurs de lui montrer le contenu. Du coup il est persuadé qu’il tient le trésor, et il fait sauter la serrure !
J’eus beau lui dire que c’étaient des cadeaux destinés au sultan de Sokoto, il n’en continua pas moins ses recherches. Il me prit ainsi ma culotte rouge, mes agates et 22 thalers, et m’en réclama encore 40 autres ! Je me voilai le visage et ne dis plus un mot. Un Targui qui, paraît-il, était le fils du cheikh Bilkhou, assistait impassible à la scène. Un instant j’eus l’idée d’envoyer une balle à ce brigand, mais je songeai à ma femme et à mon enfant, et dans mon impuissance, j’éclatai en sanglots.
Le bandit crut que je pleurais mon argent, et à partir de ce moment, il ne me demanda plus rien. En partant, il voulut me donner la main, car tout ce qu’il avait pris fût alors devenu sa propriété légitime. Mais je m’y refusai, sans prononcer une parole. Il partit et revint encore pour me donner la main, sans plus de succès.
La chose avait causé un grand émoi ; tout le monde était stupéfait de me découvrir si pauvre. A partir de ce moment, je ne montrai plus mon visage à personne, et je ne dis plus une parole. Je ne pouvais protester autrement contre cette odieuse violation de l’hospitalité.
21 fév. — Je suis resté enfermé dans ma tente. Beaucoup de personnes sont venues, et ont essayé en vain de me faire parler.
22 fév. — Je reçois la visite des gens du cheikh Bilkhou ; l’un d’eux, son frère, paraît-il, dit que c’est une honte de m’avoir traité ainsi. Un autre me demande des remèdes, mais je reste muet, au grand mécontentement de Staoui.
Cet après-midi j’ai fait une promenade dans les montagnes au sud d’Adjiro ; les hautes vallées renferment un grand nombre de Stapelia dont les fruits sont en train de mûrir. Je n’ai jamais vu cette plante dans les ouadis du désert[133]. J’ai été également étonné de revoir des Zizyphus lotus[134].
En revenant au village, j’ai rencontré des tombeaux de dimensions inusitées. L’un d’eux, d’aspect peu ancien, était entouré d’un grand cercle de pierres dressées. Presque au même endroit, se trouvent des restes de cabanes bâties avec des cailloux roulés et du sable pour mortier ; elles sont si petites, que de loin je les avais prises pour des tombes.
23 fév. — J’ai été surpris par la visite du Ghadamésien Sermoï-ben-Darar, qui avait fait avec nous le voyage de l’Aïr. Il a entendu parler de l’exploit du serki-n-touraoua, et il est le seul parmi mes connaissances, qui ait songé à m’aller voir. Il est presque noir, car sa mère est esclave de Tombouctou, mais il vaut mieux que les Arabes. Il m’assure que tout me sera restitué au retour du hadj Bilkhou. Chacun s’étonne, dit-il, qu’on ait osé violer les lois de l’hospitalité dans sa demeure.
24 fév. — J’ai fait une promenade dans la direction du volcan Tekindouhir, car il est trop loin d’ici pour que j’ose m’aventurer jusque-là sans guide. J’ai rencontré en route des maisons de pierre encore habitées, et qui sont revêtues d’un enduit d’argile. Le cratère du volcan est sur le versant nord ; mais la coulée de laves, arrêtée par des hauteurs, s’est détournée principalement vers le sud. Tout est noir et nu[135].
25 fév. — On est venu hier chercher mes lettres de recommandation pour Hadj Bilkhou et on les a portées à Rezer, où il y aura sans doute grande délibération à mon sujet.
Cet après-midi j’ai essayé de faire l’ascension du volcan. Au bout d’une heure et demie de marche à travers une plaine semée de gommiers et d’adjars, j’étais arrivé au bord du champ de laves, qui se présente du côté de l’oued comme un mur de 20 à 25 pieds de hauteur. J’arrivai avec peine jusqu’au sommet, mais il me fut impossible de traverser cette surface coupée d’innombrables crevasses et hérissée de pointes aiguës. J’essayerai la prochaine fois d’aborder le volcan par le versant nord, qui, je l’espère me donnera accès dans le cratère. Vu de près, le cône terminal a l’air de se composer de cendres, bien que sa pente soit d’environ 45 degrés du côté sud. Un grand nombre de petits couloirs en rayent la surface.
Deux sangliers se sont trouvés sur mon chemin, et m’ont regardé tranquillement sans se déranger. Les défenses, très grandes, s’écartent fortement de la tête.
26 fév. — Cet après-midi sont arrivés cinq à six cavaliers à mehari escortant un vieillard monté sur un âne. J’ai deviné que c’était le cheikh tant attendu. J’ai couru à ma tente et chargé mes armes à tout hasard, car il se peut qu’il soit encore pire que l’autre, et je ne veux pas être tué comme un chien. Le cheikh s’est rendu dans la hutte qui sert de mosquée et y est resté une quinzaine de minutes, qui m’ont paru bien longues. Enfin, a paru le forgeron du village, qui m’a invité à me rendre dans la hutte du cheikh.
Je me trouvai en face de deux Touareg assis sur une natte, et entourés de quelques autres. Je leur donnai la main, et, sans attendre qu’on m’en priât, je m’assis en face d’eux. J’avais reconnu le cheikh de suite. C’était un vieillard au teint foncé, qui décelait une parenté de sang nègre ; il portait une vieille tobé bleue, et, sous son voile noir, on voyait passer une barbe d’un blanc de neige.
Il me salua en arabe, et c’est d’une voix tremblante d’émotion qu’il me demanda à plusieurs reprises comment j’allais. Comme je ne savais pas à qui s’adressait sa colère, je me contentai de répondre : « Louange à Dieu ! » Mais il continua à me questionner en arabe : « Que t’est-il arrivé pendant mon absence ? » Je fis une réponse aussi vague que possible ; alors il s’impatienta de tous ces faux-fuyants, et s’écria : « J’ai reçu tes deux lettres, et je les ai lues. » Et, comme je me taisais toujours, il s’exprima avec une telle violence, que je n’eus plus aucun doute, et lui répondis sur le même ton : « Que voulais-tu que je fisse, du moment que ton fils assistait tranquillement à cette scène de brigandage ; ne devais-je pas admettre que vous étiez d’accord ? »
Avec une violence croissante, le vieux cheikh repartit : « Ne sais-tu donc pas que je n’ai point de fils ? — Je viens de loin, lui dis-je, et je suis bien obligé de croire ce que m’affirment les gens de ton pays ! » Il me demanda alors ce que le serki m’avait pris. J’énumérai 22 thalers, une djouba de drap rouge, un pantalon de même couleur, et cinq agates. « Voilà, dis-je, ce que j’ai vu prendre ; je ne sais pas s’il n’a pas encore emporté autre chose. — Comment, s’écria le cheikh, tu ne lui as pas donné tout cela de ta main ? — Non, il a pris lui-même dans les caisses les objets à sa convenance. » Aussitôt le scribe de l’endroit fut appelé, et le cheikh lui dicta la lettre suivante :
« Dès que tu auras cette lettre sous les yeux, tu rendras tout ce que tu as pris à mon hôte, et sans retard. Les Aouélimiden et les Kel-Guérès n’ont pas encore pillé ma maison, et toi tu l’oses ! Sache que je tuerai quiconque viole mon domicile. »
Une deuxième lettre fut écrite à un cheikh, Bou-Bekr, qui fut prié de veiller à l’exécution de cet ordre[136]. Un des Touareg revenus tout à l’heure d’une razzia lointaine chez les Kel-Fadé[137], n’en dut pas moins remonter sur son chameau pour aller prendre livraison à Rezer de tout ce qui serait restitué. En même temps, le cheikh m’apprit que le serki avait distribué aux gens d’Adjiro une partie de mes dépouilles, et me rendit trois thalers et le pantalon rouge. Peu après, je vis réapparaître trois agates et trois thalers, que le serki avait donnés aux femmes. Le vieux cheikh déclara ne vouloir accepter aucun de ces objets volés.
Je retournai tout heureux dans ma tente, et lui envoyai le soir même le présent que je lui avais destiné ; un revolver à six coups avec dix-huit cartouches, un caftan brodé d’or et un séroual de drap rouge. Mais il me retourna les habits en me faisant dire que ces belles choses étaient bonnes pour les sultans du Soudan ; s’il revêtait ces splendides atours, tous les chefs le prieraient de les leur prêter, et il n’en aurait plus aucun plaisir ; par contre, il recevrait volontiers, soit un fusil, soit un peu d’argent ou des agates pour ses enfants. Il m’était impossible de lui donner mon fusil ; j’attendis donc au lendemain pour réfléchir à ce que j’avais à faire.
Ce soir, le cheikh m’a fait présent d’un jeune taureau.
27 fév. — Beaucoup de Touareg sont assis devant ma tente et admirent tout ce qui leur est étranger. L’un demande de l’argent, l’autre des remèdes ; tous semblent persuadés que je suis cousu d’or, mais ils ne sont pas insolents lorsque je les éconduis. Les habitants du village qui ont assisté, indifférents ou moqueurs, à la scène du pillage, ont maintenant pris parti pour moi et approuvent le cheikh. J’ai envoyé à celui-ci les vingt derniers thalers qui me restaient encore.
On me dit que la variole règne à Agadès et y fait beaucoup de victimes ; on me conseille de n’y pas aller.
Les Kel-Ouï sont en ce moment en guerre avec les Aouélimiden ; ceux-ci n’ont pas de fusil et craignent les balles ; par contre, ils sont pourvus de chevaux, tandis qu’ici cet animal est très rare.
Ce matin, le taureau a été dépecé par le forgeron, qui a reçu pour son salaire la tête, la peau et les entrailles. Le cheikh m’a dit de ne distribuer de viande à personne, mais de sécher la viande au soleil. Lorsqu’elle sera mangée, il m’en enverra d’autre.
28 fév. — Le cheikh est venu m’informer que, dans un à deux mois, il y aura à Agadès un sultan véritable, à la protection de qui il pourra me confier. Ceci répond à mes désirs, car je suis obligé d’attendre les envois de Ghât, et je tiens à passer un mois à Agadès, pour apprendre à connaître cette ville. Je veux aussi visiter[138] les sources chaudes qu’on me signale dans l’Ouest.
1er mars. — Le cheikh a fait apporter une hutte à côté de ma tente. Après qu’on eut enlevé les pieux qui la retenaient au sol, une masse d’hommes et de femmes l’ont soulevée tout d’une pièce et portée jusqu’ici. Ces huttes rondes s’appellent oa. Je suis allé pour la première fois visiter le vieux chef dans sa maison, et lui ai apporté une paire de lunettes avec monture en corne. Il en a été ravi, et m’a dit que, depuis son retour de la Mecque, il n’avait pu en obtenir de personne.
Je l’ai questionné sur l’origine des Kel-Ouï, il ne savait guère qu’une chose : c’est qu’ils sont venus du pays d’Alakkos, entre Zinder et Kouka[139]. Les Touareg occupent toute la lisière méridionale du Sahara ; au dire du cheikh, ceux du Douggama et du Damergou sont également des Kel-Ouï.
Il me dit que, sur le Baghzen, il y a des palmeraies et des champs de mil ; ce massif est également le seul où les lions aient leurs tanières. Ces lions descendent souvent de la montagne pour enlever des ânes et des chameaux. On essaye de s’en débarrasser avec des pièges.
Le cheikh appelle le pays des Aouélimiden « Bogaël » ; c’est, dit-il, une hamada rocheuse, sans ouadi fertiles et sans eau[140].
Les Aoulad-Sliman sont venus, il y a environ cinq ans, piller et saccager l’Aïr ; ils avaient avec eux des Aoulad-Ali et des Ourfellas. Le cheikh Bilkhou accourut du Soudan et les poursuivit jusqu’au Kanem ; il prétend leur avoir tué jusqu’à mille hommes, en quoi il exagère sans doute un peu.
2 mars. — On travaille activement à la hutte que je dois habiter. J’essaye de causer avec les femmes en langue targuie, et j’y réussis mieux qu’en me servant du haoussa. Une esclave du cheikh m’a frappé par la finesse et la régularité de ses traits. Dans mon ignorance, je lui demandai si elle était la fille du cheikh, ce qui ne la mit pas dans un médiocre embarras. Elle finit par me dire qu’elle ne connaissait pas ses parents, parce qu’elle était venue toute petite dans le pays, et qu’elle était une Foulani. Comme je lui demandais s’il y avait beaucoup de Foulani à Agadès, elle me répondit, oui, et dit en riant à son amie : « Il paraît qu’il veut s’en acheter une. »
J’ai pris possession de ma case, et je m’y trouve mieux que sous ma tente : elle est fraîche et aérée.
3 mars. — Le cheikh a fait abattre aujourd’hui une vache, et chacun en a reçu sa part. C’est en l’honneur de la fête du Miloud. Je ne puis malheureusement me procurer du lait. On me dit qu’il y en a fort peu ; mais, comme je vois beaucoup de fromages, je crois qu’on le réserve pour cet usage. C’est à peine si l’esclave du cheikh m’en apporte quelques cuillerées. Il est vrai que chèvres, brebis et vaches ont ici le pis extrêmement petit.
Je suis allé visiter, cet après-midi, Sousso, un des fils du cheikh, qui souffre de rhumatismes ; je lui ai ordonné des bains chauds, mais il ne croit pas à leur efficacité, et reste assis à demi nu en plein air ; naturellement, il ne va pas mieux.
4 mars. — Depuis quatre à cinq jours, le ciel n’est plus sans nuages. Il est tout couvert de fins cirrus, qui viennent de l’ouest et du nord-ouest. Je n’en vois pas venir du sud. La chaleur est modérée et me rappelle le climat italien.
J’ai donné ma dernière agate à la Foulani, qui n’avait cessé de m’en prier. Bien des personnes ont voulu m’en acheter[141], d’autres m’ont offert du turkedi en échange, malheureusement je n’en avais plus.
J’ai peur que le manque de nourriture convenable ne me permette pas de rester ici ; mes forces s’en vont encore plus vite qu’avant. Si j’étais à Agadès, je pourrais sans doute vendre mes chameaux et me procurer des vivres.
La tribu des Ihadanaren est en ce moment dans l’Aïr ; elle a émigré en masse par crainte des Hoggar, qui lui ont enlevé ses troupeaux ; elle se trouve en ce moment dans le nord-ouest d’Adjiro, à Telak[142], dans l’ouadi Aouderas.
5 mars. — Vent froid et violent pendant toute la nuit. Le cheikh m’a rendu visite et j’en ai profité pour prendre quelques renseignements. Les Kel-Guérès et les Kel-Ouï parlent d’après lui la même langue. Par contre, les Aouélimiden parlent comme les Hoggar.
Le chef du Gober, Damboskori, est un ami du cheikh Bilkhou ; ses ancêtres ont été les premiers sultans haoussa, et c’est encore le haoussa qu’on parle dans le Gober. Les forces militaires du pays se montent à deux mille cavaliers, et elles sont grossies de toutes sortes d’aventuriers belliqueux, dont la principale occupation est la razzia d’esclaves[143].
Les rapports de l’Aïr avec les Hoggar sont en ce moment très tendus, car lors du pillage de la caravane des Ihadanaren au puits de Tadent[144], les Hoggar ont pris des marchandises qui appartenaient aux Kel-Ouï et environ mille thalers d’argent monnayé. Toufik est allé en ambassadeur dans l’Ahaggar, et Hadj Bilkhou me déclare que, si ces objets ne sont pas rendus, aucun des Hoggar ne pourra plus mettre le pied sur son territoire[145] : et alors ils n’auront plus de pays où ils puissent acheter leur grain et les autres choses dont ils ont besoin.
Hadj Bilkhou lui-même paraît un assez brave homme, mais il n’est pas redouté, et chaque cheikh fait ce qu’il veut[146].
Les Aouélimiden n’ont pas de grand chef en ce moment ; le dernier a été tué par Hadj Bilkhou, lors d’une de leurs incursions dans l’Aïr, et son fils est encore trop jeune pour avoir de l’influence. Hadj Bilkhou me dit que, chez les Aouélimiden, le fils de la sœur n’hérite pas du pouvoir comme chez les autres Touareg[147].
Ce soir, au moment où je m’y attendais le moins, mes affaires ont pris de nouveau mauvaise tournure. Le cheikh a fait appeler mon serviteur et a réclamé cinq agates supplémentaires, en observant que je ne lui ai pas encore donné ce qui lui revient ! Et cela après avoir reçu en argent et en marchandises la valeur de près de 50 thalers ! Ce langage ne me présage rien de bon, et je m’attends à être dépouillé à fond. Le pire est que le cheikh a jeté son dévolu sur mon fusil, et l’a fait entendre à Staoui ! Que deviendrai-je au Soudan sans armes ?
6 mars. — Nuit froide et tempêtueuse ; au jour, le ciel s’est éclairci. Je n’ai pas revu le cheikh et j’essaye de lui opposer la force d’inertie.
7 mars. — J’ai remarqué ce matin trois Touareg étrangers près de la maison des hôtes. Ils sont venus ce soir avec l’interprète, et il se trouve que l’un d’eux est le cheikh Bou-Bekr des Kel-Guérès, qui remplace en ce moment le sultan à Agadès[148]. C’est un homme grand et maigre, qui m’a fait une très bonne impression. Il est curieux que ces trois Touareg, appartenant à la fraction des Kel-Ferouan, soient venus me voir sans être accompagnés du cheikh. J’en conclus qu’il y a des dissentiments entre eux. Le premier mot de Bou-Bekr a été : « Veux-tu m’accompagner à Agadès ? »
« Si tu me promets ta protection pour moi et mon bagage, je suis prêt », lui répondis-je. A quoi il répartit que je n’avais à craindre personne autre que Dieu. Je lui dis que j’étais actuellement sans ressources, et qu’il lui faudrait me mener à Sokoto pour y recevoir son salaire : il n’y fit aucune objection. Il avait eu au préalable un long entretien avec le cheikh, et était évidemment instruit de tout. Il me demanda si je n’avais pas de soieries à vendre, et je lui expliquai que j’étais médecin, et non marchand, que je n’avais que des médicaments : « Cela vaut encore mieux », observa-t-il.
Là-dessus, mes visiteurs s’éloignèrent, me laissant l’espérance d’échapper enfin à ma quasi-captivité. Je m’attendais bien à quelque résistance de la part du hadj Bilkhou, mais je pensais que le sultan intérimaire d’Agadès était plus influent que lui. Les étrangers restèrent longtemps dans la maison des hôtes ; ils avaient évidemment bien des choses à débattre. Lorsqu’enfin je vis qu’on leur amenait leurs montures, je me décidai à aller les trouver pour m’informer moi-même du résultat de toutes ces discussions ; mais on ne me laissa pas un instant seul en leur présence ; je ne cessai d’être surveillé, soit par l’interprète, soit par son père, de peur que je ne pusse dire quelque chose de la conduite du cheikh Bilkhou. Je demandai si Bou-Bekr reviendrait à Djiro pour m’emmener avec lui ; on me répondit : « Je ne sais pas. » Finalement j’appris que le vieux cheikh s’était opposé à mon départ et qu’il voulait me conduire lui-même à Agadès. Mais Dieu sait quand ! Evidemment, il veut d’abord tirer de moi tout ce que je peux donner.
J’ai laissé entendre que je restais ici à contre-cœur, mais j’ai allégué comme motif le manque de nourriture convenable : il n’y a ici ni lait, ni beurre, ni oignons, tandis qu’à Agadès on a tout cela en abondance ! La variole règne encore là-bas, mais au dire de Bou-Bekr elle est devenue très bénigne, et la mortalité est insignifiante. Il y a trois petites journées de marche d’ici à Agadès, et dix jours d’Agadès à Sokoto.
Je quittai les Touareg, passablement déçu, et peu édifié surtout des dispositions de mon geôlier. On avait dû lui rapporter immédiatement mes paroles, car je vis arriver peu après du fromage frais destiné à compléter mon ordinaire. Jusqu’à quand durera mon séjour involontaire ?
8 mars. — Aujourd’hui les obsessions recommencent, cette harpie de cheikh a dit à mon serviteur : « Si ton maître ne me donne pas 5 thalers Marie-Thérèse de plus, je ne fais rien pour lui ! » — Et cela, après avoir reçu 50 Marie-Thérèse ! Il me reste en tout et pour tout 3 thalers !
Le cheikh m’a maintenant coupé les vivres ; personne ne m’apporte plus rien ; il veut évidemment me forcer par la famine à lui faire des présents considérables. Je ne vis plus que de farine et de lentilles ! Mais avant de mourir de faim, je lui enverrai une balle, à lui d’abord, et à moi ensuite ! Comme il se peut que le moment approche, j’écris ces notes en clair[149], pour que les miens puissent lire les dernières lignes que j’aurai écrites. Mon serviteur Staoui a l’ordre, s’il échappe à la mort, de conserver précieusement ce journal, et de le remettre entre les mains du consul d’Italie à Tripoli.
9 mars. — Staoui a voulu se rendre au village qui se trouve en haut du Baghzen, pour tâcher de se procurer des vivres ; mais le cheikh a fait disparaître le chameau qui est ma propriété, et n’a pas consenti davantage à lui prêter un âne comme monture ; ce qui équivaut à rendre impossible la course projetée par mon vieux serviteur ! Il est allé cet après-midi trouver le cheikh pour tâcher d’obtenir du beurre en échange de marchandises ; le cheikh l’a renvoyé à demain, et pourtant je sais qu’il a des vivres en abondance, car plus de trente ânes chargés de provisions sont arrivés aujourd’hui, venant d’une autre partie de l’Aïr. La caravane de vivres du Soudan est attendue dans quelques jours, et alors on nagera dans l’abondance[150].
10 mars. — Le cheikh m’a surpris ce matin par le don d’une boîte pleine de beurre ; il nous fait dire que nous devons acheter nous-mêmes le blé et le riz. Mais avec quoi le payer, maintenant que j’ai tout donné ?
Lorsque mon domestique est allé au puits, les femmes esclaves lui ont dit que j’étais un infidèle, que je mangeais de la viande de porc et buvais des boissons fermentées. Elles répètent évidemment les propos qu’on tient chez le cheikh sur mon compte. Ils ne me présagent rien de bon.
Le vent d’ouest souffle souvent avec violence le matin ; il amène de telles masses de poussière, qu’on n’aperçoit plus les montagnes d’alentour. L’après-midi, le temps s’éclaircit.
11 mars. — Je me suis décidé à demander au cheikh combien de temps il compte me garder encore. Je l’ai trouvé en train de lire le Koran, et j’ai dû attendre une demi-heure qu’il lui plût de fermer son livre. Je lui racontai que j’avais été bien reçu à Ghât, que Safi s’était montré très satisfait de mes modestes présents, qu’il n’avait jamais exigé davantage ; qu’un homme qui m’avait appelé kafir avait été jeté en prison ; mais le cheikh, à ce qui me sembla, n’en crut pas un mot. Lorsque je lui parlai de mon départ, il me demanda pourquoi j’étais si pressé ; à son avis, c’était indifférent de rester ici quelques mois de plus ou de moins ! Je répondis que ce n’était pas indifférent du tout, parce que je n’avais rien à manger et que je n’avais plus d’argent. Personne ici ne me prêterait quelque chose, tandis que, au Soudan, je trouverais des amis qui me tireraient de peine. Il finit alors par dire qu’il aurait soin de moi, mais que je ne pouvais pas partir maintenant, qu’il me fallait attendre un ou deux mois le départ d’une caravane : voyager autrement serait trop dangereux. Or, comme je sais qu’il n’y a pas d’autre caravane que celle qui viendra de Ghât, c’est trois ou quatre mois que j’ai la perspective de passer dans l’Aïr !
12 mars. — Les vents du sud et de l’ouest obscurcissent l’atmosphère au point que je ne vois plus la montagne, à peine éloignée de deux lieues. Ces masses de poussière viennent évidemment du désert.
J’ai fait une nouvelle excursion au mont Tekindouhir ; son aspect est tout autre du côté du nord-ouest. Le cratère est ici largement ouvert, et ses débris couvrent le champ de laves ; une ascension serait peut-être possible, car les coulées se détournent ici vers le sud et forment une protubérance en pente douce, par laquelle on pourrait peut-être pénétrer dans l’intérieur.
Comme j’étais allé à pied, et qu’avec mes souliers déchirés je n’avançais qu’avec lenteur sur ces roches tranchantes, la nuit était venue avant que je fusse de retour. A Adjiro, on avait été inquiet de mon absence : le vieux cheikh me fit dire qu’à l’avenir, si j’allais à la chasse aux gazelles, je devrais partir le matin et non vers le soir.
13 mars. — Demain, quelques personnes d’ici doivent partir pour Agadès ; je vais essayer de leur adjoindre Staoui pour qu’il me procure des vivres.
Un Touareg bien mis, du nom de Bina, est venu me demander quels cadeaux j’avais faits au cheikh, et combien je lui donnerais, à lui, s’il me menait à Agadès et à Kano. Je lui ai promis un burnous et quelques petits objets ; mais il voulait recevoir la moitié d’avance, et, sur mon refus, il est allé trouver le cheikh et lui a rapporté toute notre conversation : bien mieux, à l’en croire, j’avais dit que je n’avais jamais vu un cheikh inhospitalier comme celui-là. Ceci n’a pas fait bonne impression, comme on pense, et le soir je les ai entendus distinctement rire aux dépens du kafir.
14 mars. — Staoui, à qui le cheikh, à ma grande stupéfaction, a prêté un âne, est parti aujourd’hui avec quelques indigènes pour Agadès. Je lui ai donné tout ce que je possédais encore en fait d’étoffes, de petites glaces, d’aiguilles, etc., pour qu’il m’achète des vivres.
Au départ, le cheikh lui a dit assez haut pour que j’aie pu l’entendre : « Si ce n’était toi, je n’aurais pas donné l’hospitalité à ton maître, et je l’aurais renvoyé depuis longtemps. » Ce sont évidemment les suites de la conversation d’hier.
L’air est resté chargé de poussière et la montagne invisible pendant tout le matin, la chaleur est étouffante. Le thermomètre marque 28 degrés centigrades au fond de ma case.
Vers le soir, j’ai fait une visite au cheikh. Il m’a reçu sans impolitesse, et m’a dit que, si je le désirais expressément, il me mènerait à Agadès, mais qu’il ferait d’abord pressentir le Sultan pour savoir s’il voulait me prendre sous sa protection, qu’il valait mieux le savoir d’avance plutôt que de se faire refuser l’accès de la ville.
Il a dit que Safi est le seul homme qui ait de la sympathie pour les Turcs, que tous les Touareg leur sont hostiles. Si les Turcs exigent d’eux une redevance quelconque, les Touareg répondront en coupant toutes les routes de caravanes. Le cheikh lui-même semble peu enchanté d’avoir les Turcs pour voisins.
Le nouveau sultan d’Agadès est un Touareg de la tribu des Kel-Guérès[151] ; le cheikh croit ces derniers plus nombreux que les Aouélimiden ; il ne connaît évidemment que les tribus de cette confédération qui sont les plus voisines de son pays ; il confond les autres avec les Arabes.
La variole qui règne à Agadès est toujours importée du Soudan ; elle se montre également de temps à autre dans l’Aïr, mais la mortalité n’est pas grande. Quant aux fièvres, on les contracte au Soudan pendant la saison des pluies ; il y en a même dans l’Aïr à cette époque, mais elles sont beaucoup plus bénignes. L’oued qui passe près du village est alors plein d’eau, qui s’écoule vers le sud.
15 mars. — Le cheikh me rend ma visite. Le vent souffle presque toujours avec violence au moment le plus chaud de la journée, et après le coucher du soleil.
16 mars. — J’ai été surpris aujourd’hui par la visite du kadi d’Agadès ; il est évident que tout ce monde a entendu parler de mes richesses, sans quoi je n’exciterais pas cet intérêt. Le vieux kadi m’a fait bonne impression ; il connaît plusieurs de mes amis de Ghât et parle assez bien l’arabe. Il m’a appris que le cheikh Bou-Bekr des Kel-Guérès, qui a été ici, ne gouverne pas à Agadès ; ce n’est que le chef d’une tribu campée hors de la ville. C’est ainsi qu’on ne cesse de me faire des mensonges, pour me donner une haute idée des gens qui vont me voir. Le kadi me révèle qu’en ce moment le personnage le plus haut placé est le « sultan du marché », lequel est en mauvais termes avec Hadj Bilkhou. Dans quatre mois les Kel-Guérès viendront introniser le nouveau sultan[152], qui sera sans doute le fils du sultan défunt, et, à ce que dit le kadi, un brave homme. Ainsi, Hadj Bilkhou veut me garder encore quatre mois ! Quelle perspective !
17 mars. — Le cheikh me fait appeler ce matin pour montrer à un Targui étranger le maniement de mon revolver ; le vieux grigou m’invite en même temps à acheter du grain en le payant avec des agates ou des douros. Je lui ai dit qu’il savait bien que je n’en avais plus, sans quoi je les lui aurais donnés depuis longtemps pour satisfaire à ses exigences. Il m’a répondu qu’il ne savait pas ce qu’il y avait dans mon bagage ! J’ai fini par le prier de venir chez moi et de visiter toutes mes caisses, puisqu’il persiste à me croire cousu d’or.
Alors il s’est mis à parler en targui, avec un air de mépris, des voyageurs qui n’ont pas d’argent.
« Et comment paieras-tu tes chameaux pour aller au Soudan ? » m’a-t-il demandé encore. Je lui ai expliqué qu’à Kano les Ghadamésiens me prêteraient de l’argent. Il est visible qu’il ne croit plus aussi fermement à ma richesse.
18 mars. — Le ciel est sans nuages ; la nuit a été froide et tempêtueuse.
Depuis que je ne fais plus de cadeaux, personne ne m’apporte plus de vivres. Espérons que Staoui va rentrer bientôt.
19 mars. — Le temps se rafraîchit sensiblement ; dans ma case, le thermomètre ne monte plus au-dessus de 22 degrés et, dehors, il fait plus froid encore, à cause du vent.
Je suis allé chez le mallem qui demeure à côté de ma hutte, et lui ai montré mon Koran et les lettres de recommandation du kadi de Ghât et du marabout Toufik. Il a été très surpris, m’a exprimé sa satisfaction, et s’est rendu de suite chez le cheikh pour lui lire la lettre et lui montrer le Koran. Le cheikh a eu l’air moins satisfait : est-ce parce qu’il n’a plus de prétexte de me dépouiller ? Il a fini cependant par me dire : « tu as les mêmes droits que chacun de nous et tu n’as à craindre que les infidèles. »
Vent violent ce soir. Un chien essaie de voler quelque chose dans ma case, mais je l’accueille avec un bâton. Ces pauvres animaux ne reçoivent des Touareg aucune nourriture, et en sont à vivre de rapines.
20 mars. — J’apprends du cheikh que l’oued Falezlez n’est pas un affluent du Tafassasset, mais qu’il va à Kaouar[153] ; plus loin, son cours est inconnu. Le cheikh en fait un tributaire du Tchad qui, d’après lui, s’écoule lui-même dans le Nil.
Lorsque la grande caravane des Kel-Ouï va chercher le sel à Bilma[154], elle fait une marche de cinq jours sans eau, jusqu’à Achagour. Il faut emporter du fourrage, et marcher jour et nuit, car on ne trouve sur le parcours que la hamada et des montagnes tabulaires. D’Achagour à Bilma, on compte deux jours de marche ; nulle part on ne trouve d’habitants ; il semble donc qu’on ait affaire à un plateau absolument nu et en même temps d’altitude considérable, car on me parle beaucoup du froid dont on souffre sur le parcours. Il paraît que la température n’est jamais aussi fraîche dans l’Aïr.
La caravane du sel devait partir ce mois-ci ; mais tous les chameaux sont encore au Soudan ; on partira pour Bilma dès leur retour. Le rapace Bilkhou me permettra-t-il de me joindre au convoi ?
21 mars. — Personne ne vient chez moi, et je ne vais chez personne, car je sais que, si je n’apporte rien, je ne suis pas le bienvenu. Combien différents sont à cet égard les Touareg du Nord, plus loquaces, plus sociables et plus gais.
Point de lumière zodiacale ce soir, le croissant lunaire étant trop près du triangle lumineux.
22 mars. — Ma solitude me pèse ; je soupire après le retour de mon serviteur. Je pense qu’il rentrera d’ici un ou deux jours. Alors il y aura au moins un homme avec qui je puisse causer à cœur ouvert.
23 mars. — Ce matin, vent violent. La nuit a été froide. On conçoit, que par des vents pareils, on n’ait pas chaud sur le plateau des Tibbous.
La tempête soulève tant de poussière, que les montagnes paraissent toutes grises.
24 mars. — J’ai dû prier l’esclave du cheikh de me donner un peu de sel, et lui ai offert en échange un miroir, qu’elle a accepté avec grand plaisir. Aujourd’hui encore, beaucoup de vent et de poussière. A midi, le thermomètre est monté à 30 degrés centigrades dans ma case.
25 mars. — L’air est encore chargé de poussière. Dès le matin, le thermomètre monte à 32 degrés dans ma case ; bien entendu, ce sable brûlant élève encore la température au dehors.
26 mars. — Personne ne vient plus me voir depuis que je n’ai plus de présents à distribuer. Voilà la fameuse hospitalité des Kel-Ouï ! J’entends le cheikh, assis devant sa tente, tenir des discours, d’où il ressort qu’il va me soumettre à de nouvelles exigences.
Le thermomètre marque 30 degrés dans ma case ; dehors la chaleur est étouffante ; pas un souffle de vent.
27 mars. — On bat aujourd’hui le tambour de guerre, tout est en révolution : on annonce l’approche des Kel-Fadé[155]. Quelques hommes s’arment en hâte et s’en vont à leur rencontre. Le cheikh veut les suivre, mais il est rappelé par les femmes et les enfants. Il n’y a plus ici que quatre à cinq hommes pour défendre le village. On cache les troupeaux de chèvres dans les ravins ; beaucoup de femmes se réfugient avec leurs objets précieux dans la montagne. Le cheikh me prie de charger le revolver que je lui ai donné.
Brume de poussière pendant tout le jour. Le village est abandonné ; à part quelques esclaves, tout a fui dans la montagne. J’ai appris à cette occasion qu’il existe une source là-haut. Vers le soir, on apprend que c’était une fausse alerte : on avait pris pour l’ennemi une caravane qui venait du Soudan. Les femmes, les enfants, les troupeaux sont donc revenus au village, et tout le monde rend grâce à Allah de cette heureuse issue. J’en suis très heureux pour mon domestique qui est en route ; autrement, les Kel-Fadé seraient plutôt les bienvenus.
28 mars. — Les touffes d’acacias se mettent à fleurir. La Maerua rigida est également en fleur et déploie ses longues étamines. Je n’aperçois que des fleurs hermaphrodites. Les oiseaux vont maintenant par couples : corbeaux, pies, vautours, ces derniers en majorité, avec les petits temoulet. Je note également un oiseau qui se rapproche du Lonius ; il a le ventre blanc, les côtés gris, les yeux et les ailes bordés de noir.
Cet après-midi, j’ai eu la joie de voir arriver mon serviteur Staoui ; il revient très satisfait des habitants d’Agadès, et me dit que tous m’invitent à les venir voir. La ville même, me dit Staoui, est en forte décadence : beaucoup de maisons sont en ruines[156].
Comme Staoui a dû donner beaucoup de choses, il n’a pu acheter des provisions considérables. Mais je suis très heureux d’avoir retrouvé mon unique compagnon. Staoui a rencontré en route, non loin d’ici, beaucoup d’arbres nommés Faraoun, et dont le fruit est une friandise pour les enfants.
29 mars. — Staoui a eu une entrevue avec le cheikh : il voulait obtenir pour nous la permission de partir, mais il est revenu persuadé que le cheikh avait raison d’attendre l’arrivée du nouveau sultan d’Agadès. Le cheikh lui a dit que je pouvais partir demain, si j’y tenais, mais que dans ce cas il s’en lavait les mains, tant il était sûr de ce qui m’attendait à Agadès[157]. Partout, disait-il, on parlait déjà du kafir[158] et de ses richesses ; son fils venait encore d’en avoir la preuve à Zinder. Ces racontars malveillants ont évidemment Ghât pour origine, et je soupçonne particulièrement les chérifs du Touât. Ayons donc encore deux mois de patience !
30 mars. — On a chanté toute la nuit, en l’honneur de la fête du miloud. Mais c’est en cela que consiste toute la solennité, on n’a fait aucun festin, et on n’a pas mis d’habits de fête ; seuls, Staoui et moi nous avions revêtu les nôtres. Ce qui n’a pas empêché les gamins de me poursuivre du cri de kafir, bien qu’il n’y en ait pas un qui soit capable de dire convenablement sa prière.
31 mars. — Le vent a soufflé ce matin, amenant la fraîcheur. Le manque d’eau commence à se faire sentir. L’esclave chargée de remplir notre cruche met deux heures à cette opération. Tous les puits de la plaine sont près de tarir ; seuls, ceux de la montagne donnent encore de l’eau en abondance, mais il est très pénible d’aller la chercher là-haut.
1er avril. — En faisant une promenade dans les environs, j’ai trouvé des Stapelia couverts simultanément de fleurs et de fruits. Les panicules grosses comme le poing, en forme de boule sont situées au bout des rameaux.
Les fleurs en forme d’étoile sont pressées les unes contre les autres, au point de cacher complètement leurs pédicelles ; elles sont noires et velues, bordées de rouge pourpre au bout des pétales. J’en ai pris un échantillon ; le nom indigène est okoua. Vu aussi un arbrisseau inconnu en fleur. Les feuilles sont petites, ovales, dentées, sessiles ; les fleurs sont solitaires, peu nombreuses, également sessiles ; le calice composé de sépales lancéolés, plus longs que la corolle à cinq pétales. Les pétales sont blancs, légèrement dentés à l’extrémité ; il y a cinq étamines, de nombreux styles qui ont la même longueur que les étamines ; les cicatrices sont vertes, peltées ; l’arbuste atteint la hauteur d’homme.
2 avril. — Pour la première fois, le cheikh m’envoie du goumach fait dans du lait. Cette attention me surprend beaucoup. Les acacias-gommiers sont maintenant couverts de fleurettes jaunes, et les adoular[159] sont tout tachetés de longues et blanches étamines ; le printemps est décidément venu.
3 avril. — J’ai fait une excursion, par d’âpres sentiers de montagnes, le long des flancs du Baghzen. Il s’y trouve, entre autres plantes nouvelles, un arbuste assez semblable au sedra, mais à feuilles doublement ailées ; les folioles sont plus grandes que celles de l’acacia. Le fruit consiste en une cosse mince comme du papier, avec deux ou trois graines. Vu également en fleur un arbuste beaucoup plus petit, il a des feuilles cordiformes, avec des épines recourbées : il appartient à la famille des solanées.
5 avril. — Journée très chaude ; maximum 30 degrés dans ma case. Le vent souffle avec violence au moment de la plus grande chaleur.
Le cheikh a fait tuer un mouton et m’en a envoyé un morceau, sans que je lui en eusse exprimé le désir. Je lui envoie en retour une boucle en argent. Staoui lui a demandé si je dois retourner à Ghât, et il a approuvé ce projet. Maintenant que tout le monde sait au Soudan que je suis son hôte, il aurait honte, dit-il, de me laisser arriver là-bas sans argent.
6 avril. — Le ciel est toujours sans nuages. La lumière zodiacale est magnifique ce soir ; elle avait disparu pendant plusieurs jours, malgré la sérénité du ciel.
7 avril. — Le cheikh, a qui la boucle en argent a fait un sensible plaisir, m’envoie aujourd’hui un peu de grain. Je suis allé lui dire que j’étais décidé à aller chercher mes bagages à Ghât, plutôt que d’attendre ici dans l’incertitude. Il m’a fort approuvé et m’a promis de me prêter des chameaux et de bons esclaves. La première caravane doit, paraît-il, arriver du Soudan à tout moment : ce sont des gens de Zinder qui amènent un convoi d’esclaves[160].
8 avril. — La chaleur devient chaque jour plus forte. Mon thermomètre a marqué 38 degrés dans la case, et l’on ne peut faire la moindre des choses, le jour, sans éprouver une grande fatigue.
9 avril. — Cet après-midi, 39 degrés à l’ombre dans ma case, 37 degrés en plein air, 55 degrés au soleil. J’étais allé vers le soir prendre une vue du volcan, lorsqu’on franchissant le lit de l’oued, j’aperçus un grand animal à moi inconnu, qui à ma vue s’enfuit en quelques bonds. J’en parlai au cheikh, croyant que c’était un fauve, et il sortit avec moi pour examiner la trace. Reconnaissance faite, il s’agissait d’un grand singe, que les gens d’ici appellent ourked ; il paraît qu’il y en a des centaines sur le Baghzen, au voisinage de l’eau. Le pelage est jaune ; la face postérieure des jambes est blanche, et le museau est noir.
10 avril. — J’ai rencontré près de l’ouadi un lézard d’environ un pied et demi de long, qui courait sur les roches ; il avait la tête et le cou d’un blanc jaunâtre, le corps gris de fer, et sur la queue et de côté quelques protubérances, que je n’ai pu voir distinctement à distance. Tué un hibou en revenant au village ce soir.
11 avril. — Allé à la chasse aux gazelles avec le jeune Barka, qui me désigne les arbres par leur nom indigène. On appelle tamat un petit acacia à écorce brune, dont l’épiderme jaune se détache en lambeaux. Il est en ce moment en fleur. Le talha[161] porte ici le nom de tegart[162] ; il a une écorce claire, lisse, coupée de longues gerçures ; il ne fleurit pas encore. J’ai vu un grand arbre de l’espèce nommée dokou, Barka me dit qu’il s’appelle tadomt[163] (en haoussa ?).
Le village qui se trouve sur les hauteurs du Baghzen s’appelle Aguélalaben et n’est habité que par des esclaves.
12 avril. — Le Senecio coronopifolius, que Duveyrier appelle temasasoui, se nomme ici tobéras. Il a une forte odeur aromatique.
13 avril. — Vu à la chasse un animal semblable à une marmotte, qui a disparu rapidement entre les roches.
14 avril. — La solanée dont j’ai parlé plus haut, à feuilles velues et blanchâtres, à épines recourbées, à fleurs couleur lilas s’appelle tadegra.
L’esclave du cheikh m’apporte à ma grande surprise vingt œufs de poule, mais je m’aperçois plus tard qu’ils ont été couvés. Le cheikh s’est dit sans doute que l’infidèle les mangerait quand même ; bien entendu, je les ai fait jeter.
Je suis allé me promener de nouveau dans les rochers et j’ai eu la chance de tuer un jeune animal nommé tarhalam, de la taille d’un rat, mais aux pattes et à la queue très courtes. Chaque patte a quatre doigts revêtus de poils raides, blanchâtres à l’extrémité ; le dos de l’animal est gris souris, le ventre d’un gris argenté, la fourrure soyeuse ; la queue, longue d’un pouce et demi, est entièrement velue ; le museau arrondi, avec de fortes moustaches, les oreilles larges et ouvertes, garnies de poils raides à l’intérieur ; les pattes garnies de petites grilles noires.
15 avril. — Le cheikh m’a demandé un cadenas, que je lui ai donné de suite. Sa politesse m’a frappé. Il m’a parlé de tuer un mouton, mais je lui ai dit que ce n’était pas nécessaire, puisque j’étais pauvre maintenant.
Cet après-midi de gros nuages gris se sont montrés dans le sud, et il est tombé quelques gouttes de pluie. Ce sont les premières de l’année.
16 avril. — 38 degrés à l’ombre. Le vent souffle avec violence jusqu’à la nuit close, mais n’amène point de nuages de sable. Le ciel reste voilé.
17 avril. — Le ciel reste toute la journée caché derrière un voile de brumes. Tempête violente du sud, mais pas de poussière. Les gens du village réparent leurs cases en vue de la saison des pluies ; ils s’en acquittent très proprement. Le soleil étant resté voilé, la chaleur a été supportable.
18 avril. — Ce matin, visite du nommé Bou-Tassa, qui a été le seul convenable des compagnons de voyage de Staoui. Je veux faire avec lui l’ascension du Baghzen.
Le cheikh me raconte qu’il a vu hier le kadi d’Ingal : c’est une grande oasis, à population mixte[164], comme celle de Ghât ; elle est entourée de hamadas, mais elles sont coupées de vallées plus fertiles.
Les Aouélimiden se fournissent de sel à Tiguéda[165], où il y a des sebkhas. Ces Touareg ne vont ni au Soudan ni dans aucun pays organisé, et ils n’ont pas de villes ; ils sont liés d’amitié avec El-Aoutsar (on prononce El-Iousar[166]), un chef aouélimiden très puissant, ami du Sokoto, et aussi d’El-Bakay. Les Hoggar et les Aouélimiden ont en ce moment rompu toutes relations, parce que les Aïthoguen[167] ont enlevé des chameaux à El-Bakay, et refusent de les rendre, malgré les instances de ce grand marabout.
19 avril. — Je me suis levé avant l’aube et ai fait mes préparatifs pour l’ascension du Baghzen ; mais de guide, point. Staoui est allé le chercher ; il a demandé quel serait son salaire, et comme on lui montrait un pentalon neuf, il l’a trouvé trop court et a réclamé des thalers ou de la cotonnade. Voilà mon excursion finie ! Le cheikh m’a dit plus tard qu’il me ferait accompagner par un de ses gens, lorsque le blé serait mûr là-haut ; que Bou-Tassa n’était pas un assez grand personnage pour me faire respecter !
J’ai demandé au cheikh par quel chemin les Tin-el-Koum[168] viennent jusqu’à l’Aïr : ils passent à l’est du Tinkeradès[169] et à l’ouest du pays des Tibbous. On me dit que sur cette route il y a de l’eau en abondance, et c’est seulement en approchant de l’Aïr qu’on traverse une région entièrement aride. Serait-ce l’ancien chemin des Garamantes[170] ? Ces Tin-el-Koum, me dit le cheikh, vont à Kano ; ils n’ont pas passé par Ghât, mais sont venus directement de leur oasis de Tadrat.
Point de vent. Les montagnes se cachent dans un brouillard de poussière ; la chaleur est terriblement lourde.
20 avril. — Deux Touareg du Baghzen viennent admirer mon fusil. Ces gens n’ont de leur vie vu d’autre pays que l’Aïr ; c’est à peine s’ils ont entendu parler du pays des Aouélimiden et des Tibbous.
21 avril. — Le ciel est tellement couvert, que le soleil n’a pas percé la brume. Quelques gouttes d’eau sont tombées. Vers midi, le ciel s’éclaircit, pour se voiler de nouveau vers le soir. La chaleur est suffocante.
Un des fils du cheikh m’apprend que les Kel-Fadé habitent un pays montagneux du nom de Kelfo. Ils n’ont que des tentes de cuir, et sont amis des Hoggar. Leur cheikh actuel s’appelle Baka. Ils sont frères de race des Kel-Ouï, mais en guerre avec l’Aïr.
22 avril. — Un arbre, que j’avais confondu jusqu’ici avec le Maerua rigida, s’en distingue nettement maintenant qu’il a des fleurs. Elles présentent seulement cinq étamines et quatre pétales blancs, étroits, duvetés, déjetés, légèrement teintés de lilas aux extrémités ; un pétale est soudé en tube au gynophore.