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Le Désespéré

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The Project Gutenberg eBook of Le Désespéré

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Title: Le Désespéré

Author: Léon Bloy

Release date: March 13, 2011 [eBook #35568]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DÉSESPÉRÉ ***

Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed

Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

LÉON BLOY

Le Désespéré

LACRYMABILITER!

(Office des morts des Chartreux).

PARIS

TRESSE & STOCK, ÉDITEURS.

1887

AVIS DES ÉDITEURS

_Ainsi que nous l'avons écrit, il y a deux ans, en tête du premier volume de M. Léon Bloy, publié par nous, notre intention a été simplement de mettre sous les yeux du public un talent qui nous paraît extraordinaire,—laissant à l'auteur l'entière responsabilité des opinions ou des jugements qu'il a cru devoir exprimer par la bouche des personnages de son roman.

Nous respectons trop l'originalité littéraire de M. Léon Bloy pour avoir exigé de lui la plus légère modification à des appréciations ou à des jugements que beaucoup trouveront excessifs, injustes et peut-être même offensants. D'ailleurs, M. Léon Bloy eût été vraisemblablement rebelle à nos avis.

Il est donc bien entendu que nous laissons à l'auteur l'entière responsabilité de ses jugements ou de ses appréciations, nous renfermant simplement dans notre droit strict d'éditeurs et de marchands de curiosités littéraires._

T. & S.

I

Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j'aurai achevé de tuer mon père. Le pauvre homme agonise et mourra, dit-on, avant le jour.

«Il est deux heures du matin. Je suis seul, dans une chambre voisine, la vieille femme qui le garde m'ayant fait entendre qu'il valait mieux que les yeux du moribond ne me rencontrassent pas et qu'on m'avertirait quand il en serait temps.

«Je ne sens actuellement aucune douleur ni aucune impression morale nettement distincte d'une confuse mélancolie, d'une indécise peur de ce qui va venir. J'ai déjà vu mourir et je sais que, demain, ce sera terrible. Mais, en ce moment, rien; les vagues de mon cœur sont immobiles. J'ai l'anesthésie d'un assommé. Impossible de prier, impossible de pleurer, impossible de lire. Je vous écris donc, puisqu'une âme livrée à son propre néant n'a d'autre ressource que l'imbécile gymnastique littéraire de le formuler.

«Je suis parricide, pourtant, telle est l'unique vision de mon esprit! J'entends d'ici l'intolérable hoquet de cette agonie qui est véritablement mon œuvre,—œuvre de damné qui s'est imposée à moi avec le despotisme du destin!

«Ah! le couteau eût mieux valu, sans doute, le rudimentaire couteau du chourineur filial! La mort, du moins, eût été, pour mon père, sans préalables années de tortures, sans le renaissant espoir toujours déçu de mon retour à l'auge à cochons d'une sagesse bourgeoise; je serais fixé sur la nature légalement ignominieuse d'une probable expiation; enfin, je ne resterais pas avec cette hideuse incertitude d'avoir eu raison de passer sur le cœur du malheureux homme pour me jeter aux réprobations et aux avanies démoniaques de la vie d'artiste.

«Vous m'avez vu, mon cher Alexis, coiffé d'une ordure cylindrique, dénué de vêtements, de souliers, de tout enfin, excepté de l'apéritive espérance. Cependant, vous me supposiez un domicile conjecturable, un semblant de subsides intermittents, une mamelle quelconque aux flancs d'airain de ma chienne de destinée et vous ne connûtes pas l'irréprochable perfection de ma misère.

«En réalité, je fus un des Dix-Mille retraitants sempiternels de la famine parisienne,—à qui manquera toujours un Xénophon,—qui prélèvent l'impôt de leur fringale sur les déjections de la richesse et qui assaisonnent à la fumée de marmites inattingibles et pénombrales, la symbolique croûte de pain récoltée dans un urinoir.

«Tel a été le vestibule de mon existence d'écrivain,—existence à peine changée, d'ailleurs, même aujourd'hui que je suis devenu quasi célèbre. Mon père le savait et en mourait de honte.

«Excellent théologien maçonnique, adorateur de Rousseau et de Benjamin Franklin, toute sa jurisprudence critique était d'arpenter le mérite à la toise du succès. À ce point de vue, Dumas père et Béranger lui paraissaient des abreuvoirs suffisants pour toutes les soifs esthétiques.

«Il me chérissait, cependant, à sa manière. Avant que j'eusse fini de baver dans mes langes, avant même que je vinsse au monde, il avait soigneusement marqué toutes les étapes de ma vie, avec la plus géométrique des sollicitudes. Rien n'avait été oublié, excepté l'éventualité d'une pente littéraire. Quand il devint impossible de nier l'existence du chancroïde, sa confusion fut immense et son désespoir sans bornes. Ne discernant qu'une révolte impie dans le simple effet d'une intransgressable loi de nature, mais absolument pénétré de son impuissance, il me donna, néanmoins, une dernière preuve de la plus inéclairable tendresse en ne me maudissant jamais tout à fait.

«Mon Dieu! que la vie est une horrible dégoûtation! Et combien il serait facile aux sages de ne jamais faire d'enfants! Quelle idiote rage de se propager! Une continence éternelle serait-elle donc plus atroce que cette invasion de supplices qui s'appelle la naissance d'un enfant de pauvre?

«Déjà, dans toutes les conditions imaginables, un père et un fils sont comme deux âmes muettes qui se regardent de l'un à l'autre bord de l'abîme du flanc maternel, sans pouvoir presque jamais ni se parler ni s'étreindre, à cause, sans doute, de la pénitentielle immondicité de toute procréation humaine! Mais si la misère vient à rouler son torrent d'angoisses dans ce lit profané et que l'anathème effroyable d'une vocation supérieure soit prononcé, comment exprimer l'opaque immensité qui les sépare?

«Nous avions depuis longtemps cessé de nous écrire, mon père et moi. Hélas! nous n'avions rien à nous dire. Il ne croyait pas à mon avenir d'écrivain et je croyais moins encore, s'il eût été possible, à la compétence de son diagnostic. Mépris pour mépris. Enfer et silence des deux côtés.

«Seulement, il se mourait de désespoir et voilà mon parricide! Dans quelques heures, je me tordrai peut-être les mains en poussant des cris, quand viendra l'énorme peine. Je serai ruisselant de larmes, dévasté par toutes les tempêtes de la pitié, de l'épouvante et du remords. Et cependant, s'il fallait revivre ces dix dernières années, je ne vois pas de quelle autre façon je pourrais m'y prendre. Si ma plume de pamphlétaire catholique avait pu conquérir de grandes sommes, mon père,—le plus désintéressé des pères!—aurait fait cent lieues pour venir s'asseoir devant moi et me contempler à l'aise dans l'auréole de mon génie. Mais il était de ma destinée d'accomplir moi-même ce voyage et de l'accomplir sans un sou pour l'abominable contemplation que voici!

«Vous ignorez, ô romancier plein de gloire, cette parfaite malice du sort. La vie a été pour vous plus clémente. Vous reçûtes le don de plaire et la nature même de votre talent, si heureusement pondéré, éloigne jusqu'au soupçon du plus vague rêve de dictature littéraire.

«Vous êtes, sans aucune recherche, ce que je ne pourrais jamais être, un écrivain, aimable et fin, et vous ne révolterez jamais personne,—ce que, pour mon malheur, j'ai passé ma vie à faire. Vos livres portés sur le flot des éditions innombrables vont d'eux-mêmes dans une multitude d'élégantes mains qui les propagent avec amour. Heureux homme qui m'avez autrefois nommé votre frère, je crie donc vers vous dans ma détresse et je vous appelle à mon aide.

«Je suis sans argent pour les funérailles de mon père et vous êtes le seul ami riche que je me connaisse. Gênez-vous un peu, s'il le faut, mais envoyez-moi, dans les vingt-quatre heures, les dix ou quinze louis strictement indispensables pour que la chose soit décente. Je suis isolé dans cette ville où je suis né, pourtant, et où mon père a passé sa vie en faisant, je crois, quelque bien. Mais il meurt sans ressources et je ne trouverais probablement pas cinquante centimes dans une poche de compatriote.

«Donnez-vous la peine de considérer, mon favorisé confrère, que je ne vous ai jamais demandé un service d'argent, que le cas est grave, et que je ne compte absolument que sur vous.

«Votre anxieux ami,

«CAÏN MARCHENOIR.»

II

Cette lettre, aussi maladroite que dénuée d'illusions juvéniles, était adressée, rue de Babylone, à M. Alexis Dulaurier, l'auteur célèbre de Douloureux Mystère.

Les relations de celui-ci avec Marchenoir dataient de plusieurs années. Relations troublées, il est vrai, par l'effet de prodigieuses différences d'idées et de goûts, mais restées à peu près cordiales.

À l'époque de leur rencontre, Dulaurier, non encore entré dans l'étonnante gloire d'aujourd'hui, vivait obscurément de quelques nutritives leçons triées pour lui, avec le plus grand soin sur le tamis de ses relations universitaires. Il venait de publier un volume de vers byroniens de peu de promesses, mais suffisamment poissés de mélancolie pour donner à certaines âmes liquides le mirage du Saule de Musset sur le tombeau d'Anacréon.

Aimable et de verve abondante,—tel qu'il est encore aujourd'hui,—sans l'érésipèle de vanité qui le défigure depuis ses triomphes, son petit appartement du Jardin des Plantes était alors le lieu d'un groupe fervent et cénaculaire de jeunes écrivains, dispersés maintenant dans les entrecolonnements bréneux de la presse à quinze centimes. Le plus remarquable de tous était cet encombrant tsigane Hamilcar Lécuyer, que ses goujates vaticinations anti-religieuses ont rendu si fameux.

Alexis Dulaurier, ami, par choix, de tout le monde et, par conséquent, sans principes comme sans passions, comblé des dons de la médiocrité,—cette force à déraciner des Himalayas!—pouvait raisonnablement prétendre à tous les succès.

Quand l'heure fut venue, il n'eut qu'à toucher du doigt les murailles de bêtise de la grande Publicité pour qu'elles tombassent aussitôt devant lui et pour qu'il entrât, comme un Antiochus, dans cette forteresse imprenable aux gens de génie, avec les cent vingt éléphants futiles chargés de son bagage littéraire.

Sa prépondérante situation d'écrivain est désormais incontestable. Il ne représente rien moins que la Littérature française.

Bardé de trois volumes d'une poésie bleuâtre et frigide, en excellent acier des plus recommandables usines anglaises,—au travers de laquelle il peut défier qu'on atteigne jamais son cœur; inventeur d'une psychologie polaire par l'heureuse addition de quelques procédés de Stendhal au dilettantisme critique de M. Renan; sublime déjà pour les haïsseurs de toute virilité intellectuelle, il escalada enfin les plus hautes frises en publiant les deux premiers romans d'une série dont nul prophète ne saurait prévoir la fin, car il est persuadé d'avoir trouvé sa vraie voie.

Il faut penser à l'incroyable anémie des âmes modernes dans les classes dites élevées,—les seules âmes qui intéressent Dulaurier et dont il ambitionne le suffrage,—pour bien comprendre l'eucharistique succès de cet évangéliste du Rien.

Raturer toute passion, tout enthousiasme, toute indépendance généreuse, toute indécente vigueur d'affirmation; fendre en quatre l'ombre de poil d'un sénile fantôme de sentiment, faire macérer, en trois cents pages, d'impondérables délicatesses amoureuses dans l'huile de myrrhe d'une chaste hypothèse ou dans les aromates d'un élégant scrupule; surtout ne jamais conclure, ne jamais voir le Pauvre, ne jamais s'interrompre de gémir avec lord Byron sur l'aridité des joies humaines; en un mot, ne jamais ÉCRIRE;—telles furent les victuailles psychologiques offertes par Dulaurier à cette élite dirigeante engraissée dans tous les dépotoirs révolutionnaires, mais qui, précisément, expirait d'une inanition d'aristocratie.

Après cela, que pouvait-on refuser à ce nourrisseur? Tout, à l'instant, lui fut prodigué: l'autorité d'un augure, les éditions sans cesse renouvelées, la survente des vieux bouillons, les prix académiques, l'argent infini, et jusqu'à cette croix d'honneur si polluée, mais toujours désirable, qu'un artiste fier, à supposer qu'il l'obtînt, n'aurait même plus le droit d'accepter!

Le fauteuil d'immortalité lui manque encore. Mais il l'aura prochainement, dût-on faire crever une trentaine d'académiciens pour lui assurer des chances!

On ne voit guère qu'un seul homme de lettres qui se puisse flatter d'avoir joui, en ces derniers temps, d'une aussi insolente fortune. C'est Georges Ohnet, l'ineffable bossu millionnaire et avare, l'imbécile auteur du Maître de Forges, qu'une stricte justice devrait contraindre à pensionner les gens de talent dont il vole le salaire et idiotifie le public.

Mais, quelque vomitif que puisse être le succès universel de ce drôle, qui n'est, en fin de compte, qu'un sordide spéculateur et qui, peut-être, se croit du génie, celui de Dulaurier, qui doit sentir la misère de son esprit, est bien plus révoltant encore.

Le premier, en effet, n'a vu dans la littérature qu'une appétissante glandée dont son âme de porc s'est réjouie et c'est bien ainsi qu'on a généralement compris sa fonction de faiseur de livres. Le second a vu la même chose, sans doute, mais, sagement, il s'est cantonné dans la clientèle influente et s'est ainsi ménagé une situation littéraire que n'eut jamais l'immense poète des Fleurs du Mal et qui déshonore simplement les lettres françaises.

Cette réserve faite, la pesée intellectuelle est à peu près la même des deux côtés, l'un et l'autre ayant admirablement compris la nécessité d'écrire comme des cochers pour être crus les automédons de la pensée.

L'auteur de l'Irrévocable et de Douloureux Mystère est, par surcroît, travaillé de manies anglaises. Par exemple, on ne passe pas dix minutes auprès de lui sans être investi de cette confidence, que la vie l'a traité avec la dernière rigueur et qu'il est, à peu de chose près, le plus à plaindre des mortels.

Un brave homme qui venait de voir mourir dans la misère et l'obscurité un être supérieur dont quelques journaux avaient à peine mentionné la disparition, s'indignait, un jour, de ce boniment d'un médiocre à qui tout a réussi.—Après tout, dit-il, en se calmant, il y a peut-être quelque sincérité dans cette vile blague. Ce garçon a l'âme petite, mais il n'est ni un sot, ni un hypocrite et, par moments, il doit lui peser quelque chose de la monstrueuse iniquité de son bonheur!

III

L'imploration postale de ce Marchenoir au prénom si étrange était donc doublement inhabile. Elle étalait une complète misère, la chose du monde la plus inélégante aux yeux d'un pareil dandy de plume, et laissait percer, dans les dernières lignes, un vague, mais irrémissible mépris, dont l'infortuné pétitionnaire, inexpert au maniement des vanités, et, d'ailleurs, anéanti, ne s'était pas aperçu. Il avait même cru, dans son extrême fatigue, pousser assez loin la flatterie et il s'était dit, avec le geste de lancer un trésor à la mer, que son effrayante détresse exigeait un tel sacrifice.

Dulaurier et lui ne se voyaient presque plus depuis des années. Une sorte de curiosité d'esprit les avait poussés naguère l'un vers l'autre. Pendant des saisons on les avait vus toujours ensemble,—la misanthropie enflammée du bohème qui passait pour avoir du génie, faisant repoussoir à la sceptique indulgence de l'arbitre futur des hautes finesses littéraires.

Dès la première minute de succès, Dulaurier sentit merveilleusement le danger de remorquer plus longtemps ce requin, aux entrailles rugissantes qui allait devenir son juge et, suavement, il le lâcha.

Marchenoir trouva la chose très simple, ayant déjà pénétré cette âme. Ce ne fut ni une rupture déclarée, ni même une brouille. Ce fut, de part et d'autre, comme une verte poussée d'indifférence entre les intentions inefficaces dont cette amitié avait été pavée. On avait eu peu d'illusions et on ne s'arrachait aucun rêve.

De loin en loin, une poignée de main et quelques paroles distraites quand on se rencontrait. C'était tout. D'ailleurs, le rayonnant Alexis montait de plus en plus dans la gloire, il devenait empyréen. Qu'avait-il à faire de ce guenilleux brutal qui refusait de l'admirer?

Un jour cependant, Marchenoir ayant réussi à placer quelques articles éclatants au Basile,—journal pituiteux à immense portée, dont le directeur avait eu passagèrement la fantaisie de condimenter la mangeoire,—Dulaurier se découvrit, tout à coup, un regain de tendresse pour cet ancien compagnon des mauvais jours, qui se présentait en polémiste et qui pouvait devenir un ennemi des plus redoutables.

Heureusement, ce ne fut qu'un éclair. Le journal immense, bientôt épouvanté des témérités scarlatines du nouveau venu et de son scandaleux catholicisme, s'empressa de le congédier. L'exécuté Marchenoir vit se fermer aussitôt devant lui toutes les portes des journaux, sympathiquement agités du même effroi et, plein de famine, évincé du festin royal de la Publicité, pour n'avoir pas voulu revêtir la robe nuptiale des ripaillants maquereaux de la camaraderie, il replongea dans les extérieures ténèbres d'où ne purent le tirer deux livres supérieurs, étouffés sans examen sous le silence concerté de la presse entière.

Le fatidique Dulaurier, qui n'avait jamais eu la pensée de secourir ce réfractaire d'une parcelle de son crédit de feuilletoniste influent, n'était, certes pas, homme à se compromettre en jouant pour lui les Bons Samaritains. Dans les rencontres peu souhaitées que leur voisinage rendait difficilement évitable, il sut se borner à quelques protestations admiratives, accompagnées de gémissements mélodieux et d'affables reproches sur l'intransigeance, au fond, pleine d'injustice, qui lui avait attiré cette disgrâce.

—Pourquoi se faire des ennemis? Pourquoi ne pas aimer tout le monde qui est si bon? L'Évangile, d'ailleurs, auquel vous croyez, mon cher Caïn, n'est-il pas là pour vous l'apprendre?

Il osait parler de l'Évangile!… et c'était pourtant vers cet homme que le naufragé Marchenoir se voyait réduit à tendre les bras!

IV

Le jeune maître reçut la lettre dans son lit. Il avait passé la soirée chez la baronne de Poissy, la célèbre amphitryonne de tous les sexes, en compagnie d'un groupe élu de chenapans du Premier-Paris et de cabotins lanceurs de rayons. Il avait été étincelant, comme toujours, et même un peu plus.

Dès cinq heures du matin, le Gil Blas en avait répandu la nouvelle chez quelques marchands de vin du faubourg Montmartre, à huit heures, aucun employé de commerce ne l'ignorait plus. Le squameux chroniqueur nocturne laissait entendre, avec la pudique diaphanéité congruente à ce genre d'information, que la présence d'une jeune norvégienne des fiords lointains, à la gorge liliale et à la virginité ductile, avait été pour quelque chose dans l'éréthisme d'improvisation de l'irrésistible ténor léger de «nos derniers salons littéraires.»

En conséquence, il se réconfortait d'un peu de sommeil, après cette lyrique dilapidation de son fluide.

—Est-ce vous, François? dit-il d'une voix languissante, en s'éveillant au faible bruit de la porte de sa chambre à coucher que le domestique entr'ouvrait avec précaution.

—Oui, Monsieur, c'est une lettre très pressée pour Monsieur.

—C'est bien, posez-la ici. Ouvrez les rideaux et apportez du feu. Je vais me lever dans un instant … Il me semble que j'ai beaucoup dormi, quelle heure est-il donc?

—Monsieur, la demie de huit heures venait de sonner, quand le facteur est arrivé.

Dulaurier referma les yeux et, dans la tiédeur du lit, au grondement d'un excellent feu, s'immergea dans l'exquise ignavie matutinale de ces colons de l'heureuse rive du monde, pour qui la journée, qui monte est toujours sans menaces, sans abjection de comptoir ni servitude de bureau, sans le dissolvant effroi du créancier et la diaphragmatique trépidation des coliques de l'échéance, sans tout le cauchemar des plafonnantes terreurs de l'expédient éternel!

Ah! que le Pauvre est absent de ces réveils d'affranchis, de ces voluptueux entrebâillements d'âmes entretenues, à la chantante arrivée du jour! Comme il est,—alors,—Cimmérien, télescopique, aboli dans l'ultérieure ténébrosité des espaces, le dolent Famélique, le sale et grand Pauvre, ami du Seigneur!

La flûte pensante qu'était Dulaurier vibrait encore des bucoliques mondaines de la veille. L'édredon de Norwège ondulait mollement, à l'entour de son esprit, dans la grisaille lumineuse d'un demi-sommeil. Une jeune oie, venue du Cap Nord, épandait sur lui de chastes songes, neige psychologique sur cette flottante imagination glacée …

—Quelle pureté! quelle âme fine! murmurait-il en étendant la main vers la lettre. Très pressée, en cas d'absence, faire suivre. C'est l'écriture de Marchenoir. Je le reconnais bien là. Comme s'il y a jamais eu rien de pressé dans la vie!

Il lut, sans aucune émotion visible, les quatre pages de cette écriture, droite et robuste, à la façon des dolmens, dont l'étonnante lisibilité a fait la joie de tant d'imprimeurs. Vers la fin, cependant, une alarme soudaine apparut en lui, accompagnée de gestes de détresse, aussitôt suivis de l'interprétative explosion d'une petite fureur nerveuse.

—Il m'embête, ce misanthrope, s'écria-t-il, en rejetant la prose cruciale de son onéreux ami. Me prend-il pour un millionnaire? Je gagne ma vie, moi, il peut bien en faire autant! Eh! que diable, son père ne sera pas jeté à la voirie, peut-être! Pourquoi pas les funérailles d'Héphestion à ce vieil imbécile?

Il s'habilla, mais sans enthousiasme. Sa journée allait être gâtée.

—J'avais bien besoin de ça! Décidément, il n'y a de belles âmes que les mélancoliques et les tendres et ce Marchenoir est dur comme le diable… Caïn! c'est la seule idée spirituelle que son père ait jamais eue, de le nommer ainsi. Mais, que faire? Si je ne lui réponds pas, je m'en fais un ennemi, ce qui serait absurde et intolérable. J'ai pu le blâmer pour son fanatisme et ses violences dont j'ai vainement essayé de lui démontrer l'injustice, surtout lorsqu'il s'est attaqué d'une façon si sauvage à ce pauvre Lécuyer, qu'il devrait pourtant épargner, ne fût-ce que par amitié pour moi; je me suis vu forcé, à mon grand regret, de m'écarter de lui, à cause de son insupportable caractère, mais, enfin, je ne l'ai jamais attaqué, moi, j'ai même dit du bien de lui, au risque de me compromettre et je lui ai laissé voir assez clairement la pitié que m'inspirait sa situation. Il abuse aujourd'hui de ce sentiment … Dix ou quinze louis, il va bien! C'est à peine si je gagne deux mille francs par mois, je ne peux pourtant pas aller tout nu. D'un autre côté, si je lui réponds que je prends part à son chagrin, mais que je ne puis faire ce qu'il me demande, il ne manquera pas de m'accuser d'avarice. Tout est dangereux avec cet enragé. On est toujours trop bon, je l'ai dit bien souvent. Il faudrait pouvoir vivre dans la solitude, en compagnie d'âmes charmantes et incorporelles!… Quelle lassitude est la mienne!… Déjà dix heures et cinq cents lignes d'épreuves à corriger avant d'aller chez Des Bois qui m'attend à déjeûner!… Cette lettre m'exaspère!

Il s'assit devant le feu, ses épreuves à la main, et se mit à considérer le volubile effort d'une flamme bleuâtre autour d'une bûche humide.

—Mais, au fait, c'est bien simple, dit-il, tout à coup, à voix basse, répondant à d'interrogantes pensées intérieures plus basses encore, Marchenoir est en fort bons termes avec Des Bois qui est riche, lui. Je déciderai sans doute le docteur à faire quelque chose.

Sa figure s'éclaira, le cordial de cette résolution ayant réconforté sa belle âme, et il put relire, avec la clairvoyance rapide d'un contempteur de la petite bête littéraire, les phrases collantes et albumineuses espérées par deux mille salons.

V

Le docteur Chérubin Des Bois habite un appartement somptueux dans le milliardaire quartier de l'Europe, au plus bel endroit de la rue de Madrid. C'est le médecin du monde exquis, le thérapeute des salons, l'exorciste délicat des petites névroses distinguées.

À peine au début de sa brillante carrière, il a déjà conquis des avenues et des boulevards. Ses grâces personnelles, faites de rien du tout, comme sa science même, passent généralement pour irrésistibles. Sa petite tête ascendante et mobile de casoar consultant, est habituellement scrutatrice à la manière d'un spéculum qui aurait d'aimables sourires. Casuiste médical plein de mystères et conjecturant brochurier plein d'intentions, mais thaumaturge hypothétique, il serait peut-être le premier docteur du monde pour guérir les gens de mettre le pied chez lui, s'il n'avait reçu l'admirable don de tranquilliser Cypris ulcérée et d'attraire ainsi une vaste clientèle de muqueuses aristocratiques dont il est devenu le tentaculaire confident.

Curieux d'alchimie et de traditions occultes, mais sans archaïque manipulation de substances, jobardement épris de toute absconse doctrine capable de travestir son néant, fanatique de littérature décente et d'art correct, ami respectueux de cabots puissants, tels que Paulus, ou d'avares scribes, tels que Georges Ohnet,—prototypes accomplis des relations de son choix,—il gratifie d'excellents dîners tous les estomacs influents qu'il suppose coutumiers des reconnaissantes digestions.

On l'a dit un peu plus haut, le lamentable Marchenoir avait eu sa minute de célébrité. On avait pu penser un moment qu'il allait s'asseoir dans une situation formidable. Le docteur, aussitôt, rêva de l'annexer.

Marchenoir était, alors, comme il fut tant de fois, dans une de ces agonies, où le lycanthrope le plus imprenable s'abandonne à la moite main qui veut le saisir, au lieu de la trancher férocement d'un coup de mâchoire.

Puis, le misérable était ainsi fait, pour sa confusion et son indicible rage, que la grimace de l'amour l'avait toujours vaincu et qu'il se trouvait toujours désarmé devant l'expression postiche de la plus manifestement droguée des bienveillances.

Des Bois s'étant arrangé pour le rencontrer comme par hasard, sut entrer, avec une souplesse fondante, dans les sentiments du pamphlétaire et emporta, presque sans effort, les sauvages répugnances du révolté. Il obtint que Marchenoir déjeunât chez lui, sans témoins.

—Mon cher monsieur Marchenoir, lui dit-il sur-le-champ, je gagne cent mille francs par an et je les dépense. Par conséquent, je suis pauvre, plus pauvre que vous, peut-être, à cause des charges écrasantes qui résultent de ma situation même. Je suis donc en état de très bien comprendre certaines choses. Permettez-moi de vous parler avec une entière franchise. Vous êtes évidemment appelé au plus brillant avenir littéraire, mais je sais que vous êtes momentanément embarrassé. Droit au but. Je mets vingt-cinq louis à votre disposition. Acceptez-les sans façon comme d'un ami qui croit en vous et qui serait heureux de pouvoir vous offrir bien davantage.

Cela fut si parfaitement dit et d'une cordialité si sûrement décochée, que le pauvre Marchenoir, ravagé d'angoisses provenant du manque d'argent, menacé d'imminentes catastrophes et croyant voir le ciel s'entr'ouvrir, accepta sans délibérer, avec un enthousiasme imbécile.

Quant à Des Bois, il était bien trop habile et complexe pour comprendre quoi que ce fût à la simplicité incroyablement rudimentaire d'un tel homme et il se tint pour assuré d'avoir conclu un heureux marché.

Cette amitié, si étrangement assortie, fut quelque temps sans nuages. Mais, un jour, Marchenoir ayant commencé de broncher dans la vivifiante estime des journaux, le Chérubin docteur commença d'être oraculaire.

Avec d'infinies mesures, en de circonspectes exhortations, ce dernier fit comprendre à son hôte que le bon sens était tenu de réprouver l'absurde inflexibilité de ses principes, que le bon goût endurait, par ses insolences écrites, un intolérable gril, qu'il fallait soigneusement se garder de croire qu'une si farouche indépendance d'esprit fût un rail rigide pour arriver à l'indépendance par l'argent, enfin qu'on avait espéré beaucoup mieux de lui et qu'on était navré de tout ça jusqu'à l'effusion des larmes.

En même temps, des paroles moins humides et beaucoup plus nettes étaient dites à un tiers commensal qui s'empressa de les répéter à Marchenoir. On se plaignait de ses visites abusivement fréquentes et la vie privée de ce vaincu ne fut pas exemptée de blâme. On le savait vivant avec une jeune femme et le mot infamant de collage fut prononcé.

C'était la fin. Marchenoir ramassa tous ces propos au ras de l'ordure et les flanqua, pêle-mêle, avec l'argent, comme un tas de trésors, dans une incorruptible caisse de cèdre, bardée d'un airain vibrant, au plus profond de son cœur!

VI

La loi des «attractions proportionnelles» devait, au contraire, infailliblement précipiter l'un vers l'autre et souder ensemble Alexis Dulaurier et le docteur Chérubin Des Bois. Évidemment, de telles âmes avaient été créées pour fonctionner à l'unisson.

Ils n'avaient à déplorer que de s'être rencontrés si tard. Ils se connaissaient, par malheur, depuis peu de temps. Quoiqu'ils fréquentassent à peu près les mêmes salons,—l'un raffermissant et cicatrisant ce que l'autre se contentait de lubrifier,—un inconcevable guignon avait longtemps écarté les occasions, qui eussent dû être sans nombre, d'une si désirable conjonction.

Cette circonstance, regrettable au point de vue de l'entrelacs de leurs esprits, avait été providentielle pour Marchenoir, que le consciencieux Dulaurier n'aurait jamais permis de secourir avec un tel faste, s'il avait pu être consulté.

Si maintenant, celui-ci venait, de lui-même, inciter Des Bois à de nouvelles largesses, c'était uniquement, comme on vient de le voir, pour ménager une amitié dangereuse encore, bien que jugée inutile, en préservant, au meilleur marché, du maculant soupçon de ladrerie, sa pure hermine d'excellent enfant.

C'est toujours une allégresse chez le docteur quand Dulaurier s'y présente. De part et d'autre, on se placarde de sourires, on se plastronne de simagrées affectueuses, on se badigeonne au lait de chaux d'une sépulcrale sensibilité.

C'est un négoce infini de filasse sentimentale, d'attendrissements hyperboréens, de congratulatoires frictions, de susurrements apologétiques, de petites confidences pointues ou fendillées, d'anecdotes et de verdicts, une orgie de médiocrité à cinquante services dans le dé à coudre de l'insoupçonnable femelle de César!

Car ces fantoches sont, à leur insu, des majestés fort jalouses et c'est une question de savoir si Dieu même, avec toute sa puissance, arriverait à leur inspirer quelque incertitude sur l'irréprochable beauté de leur vie morale.

C'est peut-être l'effet le moins aperçu d'une dégringolade française de quinze années, d'avoir produit ces dominateurs, inconnus des antérieures décadences, qui règnent sur nous sans y prétendre et sans même s'en apercevoir. C'est la surhumaine oligarchie des Inconscients et le Droit Divin de la Médiocrité absolue.

Ils ne sont, nécessairement, ni des eunuques, ni des méchants, ni des fanatiques, ni des hypocrites, ni des imbéciles affolés. Ils ne sont ni des égoïstes avec assurance, ni des lâches avec précision. Ils n'ont pas même l'énergie du scepticisme. Ils ne sont absolument rien. Mais la terre est à leurs pieds et cela leur paraît très simple.

En vertu de ce principe qu'on ne détruit bien que ce qu'on remplace, il fallait boucher l'énorme trou par lequel les anciennes aristocraties s'étaient évadées comme des ordures, en attendant qu'elles refluassent comme une pestilence. Il fallait condamner à tout prix cette dangereuse porte et les Acéphales furent élus pour chevaucher un peuple de décapités!

Aussi, la Fille aînée de l'Église, devenue la Salope du monde, les a triés avec une sollicitude infinie, ces lys d'impuissance, ces nénuphars bleus dont l'innocence ravigote sa perverse décrépitude! Si l'Exterminateur arrivait enfin, il ne trouverait plus une âme vivante dans les quartiers opulents de Paris, rien aux Champs-Élysées, rien au Trocadéro, rien au parc Montceau, trois fois rien au Faubourg-Saint-Germain et, sans doute, il dédaignerait angéliquement de frapper du glaive les simulacres humains pavés de richesses qu'il y découvrirait!

VII

Dulaurier ne parla pas immédiatement de Marchenoir. Par principe, il ne parlait jamais immédiatement de rien et rarement, ensuite, se décidait-il à parler avec netteté de quoi que ce fût. Il gazouillait des conjectures et s'en tenait là, abandonnant les grossièretés de l'affirmation aux esprits sans délicatesse.

Cette fois, pourtant, il fallut bien en venir là.

—J'ai reçu une lettre de Marchenoir, commença-t-il. Le pauvre diable m'écrit de Périgueux que son père est à l'agonie. La mort était attendue hier matin. Il me demande d'une manière presque impérieuse de lui envoyer quinze louis, aujourd'hui même, pour les funérailles. Il a l'air de croire que j'ai des paquets de billets de banque à jeter à la poste, mais il paraît affligé et je suis fort embarrassé pour lui répondre.

—Je ne vois pas d'autre réponse que le silence, prononça Des Bois. Marchenoir est un orgueilleux et un ingrat qu'il faut renoncer à secourir utilement. Il méprise et offense tout le monde, à commencer par ses meilleurs amis. J'ai voulu le tirer d'affaire et il s'en est fallu de peu qu'il ne me mît dans l'embarras. C'est assez comme cela. Je n'ai pas le droit de sacrifier mes intérêts et mes devoirs d'homme du monde à un personnage de mauvaise compagnie qui finirait par me compromettre.

—Il a du talent, c'est bien dommage!

—Oui, mais quelle odieuse brutalité! Si vous saviez le ton qu'il apportait ici! Il paraissait ne faire aucune différence entre ma maison et une écurie qui eût été l'annexe d'un restaurant. Heureusement, je ne l'ai jamais reçu quand j'avais du monde. Il prenait à tâche de dire du mal de tous mes amis. Un jour, malgré mes précautions, il rencontra mon vieux camarade Ohnet, à qui il ne peut pardonner son succès. Eh bien! il affecta de le considérer comme une épluchure. Vous conviendrez que ce n'est pas fort agréable pour moi. Croiriez-vous qu'il avait pris l'habitude de manger constamment de l'ail et qu'il empestait de cette infâme odeur mon appartement et jusqu'à mon cabinet de consultation? Je me suis vu forcé de le consigner et je crois qu'il a fini par comprendre, car il a cessé de venir depuis deux ou trois mois.

—Il est malheureux. Il faut avoir pitié de lui. Tout mon spiritualisme est là, mon bon Des Bois. Il n'y a de divin que la pitié. Je vois Marchenoir tel que vous le voyez vous-même et je pourrais faire les mêmes plaintes. Je lui ai bien souvent et combien vainement reproché son intolérance et son injustice! Lui-même, il s'accuse d'avoir fait mourir son père de chagrin. Il ne m'a jamais répondu que par le mépris et l'injure. Une fois, ne s'est-il pas emporté jusqu'à me dire qu'il ne m'estimait pas assez pour me haïr? Il est vrai que je lui avais rendu, moi aussi, quelques services, mais il m'a laissé entrevoir que je devais me sentir fier d'avoir été sollicité par un homme de son mérite. Il faut en prendre son parti, voyez-vous! Cet énergumène catholique est ingrat, mais pas vulgaire, et c'est assez pour qu'on en puisse jouir. Vous rappelez-vous ce fameux esclave des solennités triomphales de l'ancienne Rome, chargé de tempérer l'apothéose en insultant le triomphateur? Tel est Marchenoir. Seulement, sa journée finie et sa hotte d'injures vidée, il s'en va tendre humblement la main, pour l'amour de Dieu, à ceux-là mêmes qu'il vient d'inonder de ses outrages. Ne pensez-vous pas qu'il serait criminel de décourager cette industrie?

Dulaurier ayant expulsé ces choses, une brise de contentement passa sur son cœur. Il se replanta sous l'arcade un instable monocle que l'émotion du discours en avait fait tomber et, levant son verre, il regarda le docteur en homme qui va porter un toast à la Justice éternelle.

—Mais que voulez-vous donc que je fasse? repartit Des Bois. Je ne peux pourtant pas le prendre chez moi avec son ail et ses perpétuelles fureurs!

—Assurément, mais ne pourriez-vous, une dernière fois, le secourir de quelque argent? Il s'agit d'enterrer son père et le cas est grave, ainsi qu'il me l'écrit lui-même, avec une légère nuance de menace, le pauvre garçon! La pitié doit intervenir ici. Par malheur, je ne peux rien ou presque rien en ce moment, ma récente promotion m'ayant forcé à des dépenses infinies. Je ne veux pas vous le dissimuler, Des Bois, j'ai espéré vous attendrir sur ce malheureux. En toute autre circonstance, je ne vous eusse pas importuné de cette mince affaire. Vous me connaissez. J'aurais fait ce qu'il désire sans hésitation et sans phrases, mais je suis étranglé et, précisément, parce qu'il me suppose comblé des dons de la fortune, je craindrais qu'il ne se crût en droit de m'accuser d'une dureté sordide si je n'accomplissais ostensiblement aucun effort …

La voix chantante de Dulaurier était descendue du soprano des vengeresses subsannations jusqu'aux notes gravement onctueuses d'un baryton persuasif.

Il avait su ce qu'il faisait, ce légionnaire, en rappelant, d'un seul mot explicativement détaché, sa décoration toute fraîche éclose. Cette boutonnière était extrêmement agissante sur le docteur, pour qui elle représentait une irréfragable sanction des préférences esthétiques de son milieu; l'auteur de Douloureux Mystère ayant surtout attrapé ce signe de grandeur à force de rapetisser la littérature.

Le juteux succès de son dernier livre,—irréprochablement glabre,—avait été l'occasion, longtemps espérée, de cette récompense nationale dont le titulaire, un beau matin, reçut la nouvelle,—à l'heure précise où l'un des plus rares écrivains de la France contemporaine accueillait, en pleine figure, le quarante-cinquième coup de poing hebdomadaire de ses fonctions de moniteur dans une salle de boxe anglaise, aux appointements de soixante francs par mois,—pour nourrir son fils!

VIII

—Soit! conclut Des Bois, après un assez long combat. Par considération pour vous, Dulaurier, je consens à faire encore un sacrifice. Mais, songez-y, ce sera le dernier. Je me croirais coupable si j'encourageais l'orgueil et la paresse de ce garçon qui n'est malheureux que par sa faute, vous en convenez vous-même. Voici trois louis. Je ne puis ni ne veux donner davantage. Envoyez-lui cet argent comme vous le jugerez convenable. Vous m'obligerez en lui faisant comprendre qu'il ne doit plus rien espérer de moi.

En conséquence, le poète sigisbéen des flueurs psychologiques du grand monde jetait à la poste, le soir même, un message ainsi libellé:

«Mon cher Marchenoir,

«Votre lettre m'a fait beaucoup de peine. Vous savez combien est vraie mon amitié pour vous, en dépit des superficielles différences d'opinion qui ont paru l'altérer et vous ne pouvez pas douter de la part sincère que je prends à votre chagrin. Je sais trop ce que c'est que de souffrir, quoi que vous en pensiez, et personne, peut-être, n'a senti aussi douloureusement que moi, depuis lord Byron, le mal d'exister. Je me suis appelé moi-même, dans un poème du plus désolant scepticisme, une âme «à la fois exaspérée et lasse.» Rien de plus vrai, rien de plus triste.

«Vous m'avez quelquefois reproché, bien à tort, ce que vous appeliez mon indifférence et ma légèreté, sans tenir compte des déchirements affreux d'une vie écartelée à vingt misères. Votre demande d'argent m'a plongé dans le plus cruel embarras. Vous me croyez riche sur la foi de succès fort exagérés qui compensent bien faiblement des années d'obscur labeur et de continuel effort pour imprégner d'idéalisme les plus répugnantes vulgarités.

«Apprenez que je suis très pauvre et, par conséquent, très éloigné de pouvoir, même en me gênant, vous envoyer ce que vous me demandez. Cependant, je n'ai pas voulu vous faire une réponse aussi affligeante avant d'avoir essayé d'une démarche. J'ai donc été chez Des Bois à qui j'ai fait connaître votre situation.

«Il vous aime beaucoup, lui aussi, mais vous l'avez froissé comme tant d'autres, souffrez que je vous le dise amicalement, mon cher Marchenoir. Votre inflexible caractère a toujours rebuté les gens les mieux disposés. Je vous ai défendu avec toute la chaleur de mon amitié pour vous, sans pouvoir surmonter ses préventions. J'espérais obtenir la somme entière et ce n'est qu'à force d'instances et de guerre lasse qu'il a consenti à me remettre pour vous soixante francs, en me chargeant de vous avertir que toute tentative du même genre serait désormais inutile.

«Je joins de bon cœur à cet argent les deux louis nécessaires pour vous compléter une centaine de francs et je vous jure, Marchenoir, qu'il a fallu l'horrible urgence du cas pour que je me décidasse, en ce moment, à un pareil sacrifice.

«Cependant, je le prévois bien, vous allez dire qu'on vous marchande un misérable service et vous ferez d'amères plaintes sur ce que vous ne pouvez réaliser pour votre père les funérailles excessives que vous aviez rêvées. Mais, mon pauvre ami, nul n'est tenu à l'impossible et il n'y a aucun déshonneur à s'en tenir à la fosse commune quand on ne peut faire les frais d'une sépulture moins modeste.

«Je sais que je vous afflige en parlant ainsi, mais ma conscience aussi bien que ma raison me dicte ce langage et, comme catholique, vous n'avez pas le droit de repousser une exhortation à l'humilité chrétienne.

«—Pourquoi, me disait le docteur, Marchenoir ne resterait-il pas à Périgueux? Il y serait assurément beaucoup mieux qu'à Paris où il est aussi mal que possible. Il y trouverait infailliblement des amis de sa famille, d'anciens condisciples qui seront heureux de lui procurer des moyens d'existence …

«Je trouve qu'il a raison et je ne puis m'empêcher de vous donner le même avis. Prenez-le en bonne part, comme venant d'une âme unie de tristesse à la vôtre et qui a renoncé, depuis longtemps, à toute illusion.

«La littérature vous est interdite. Vous avez du talent, sans doute, un incontestable talent, mais c'est pour vous une non valeur, un champ stérile. Vous ne pouvez vous plier à aucune consigne de journal, et vous êtes sans ressources pour subsister en faisant un livre. Pour vivre de sa plume, il faut une certaine largeur d'humanité, une acceptation des formes à la mode et des préjugés reçus dont vous êtes malheureusement incapable. La vie est plate, mon cher Marchenoir, il faut s y résigner. Vous vous êtes cru appelé à faire la justice et tout le monde vous a abandonné, parce qu'au fond, vous étiez injuste et sans charité.

«Croyez-moi, renoncez à la littérature et faites courageusement le premier métier venu. Vous êtes intelligent, vous avez une belle écriture, je vous crois appelé à un infaillible succès dans n'importe quelle autre carrière. Tel est le conseil désintéressé d'un homme qui vous aime sincèrement et qui serait heureux d'apprendre que vous avez enfin trouvé votre véritable voie.

«Votre dévoué,

«ALEXIS DULAURIER.»

IX

«Un éternel mouvement dans le même cercle, une éternelle répétition, un éternel passage du jour à la nuit et de la nuit au jour; une goutte de larmes douces et une mer de larmes amères! Ami, à quoi bon moi, toi, nous tous, vivons-nous? À quoi bon vécurent nos aïeux? À quoi bon vivront nos descendants? Mon âme est épuisée, faible et triste.»

Ces lignes furent écrites, dans les dernières années du siècle passé, par l'historien Karamsine.

On le voit, l'étrange Russie était déjà travaillée de ce célèbre désespoir qui descend aujourd'hui comme un dragon d'apocalypse, des plateaux slaves sur le vieil Occident accablé de lassitude.

Ce Dévorateur des âmes est si formidable, dans sa lente mais invincible progression, que toutes les autres menaces de la météorologie politique ou sociale commencent d'apparaître comme rien devant cette Menace théophanique, dont voici l'épouvantante et trilogique formule inscrite en bâtardes de feu sur le pennon noir du Nihilisme triomphant:

Vivent le chaos et la destruction! Vive la mort! Place à l'avenir!

De quel avenir parlent-ils donc, ces espérants à rebours, ces excavateurs du néant humain? Ils ne s'arrangent pas des fins dernières notifiées par le catholicisme et protestent avec rage contre l'intolérable déni de justice d'une imbécile évasion de l'âme pensante dans la matière.

Quoi donc, alors? Nul ne peut le dire, et jamais la pauvre mécanique raisonnable n'avait enduré les affres d'une telle agonie. On s'est raccroché autant qu'on l'a pu, on a essayé de toutes les amarres et de tous les crampons du rationalisme ou du mysticisme humanitaire, pour ne pas tomber jusque-là. Tout vésicatoire philosophique, supposé capable de ressusciter un instant le souffle de l'Espérance, a été appliqué à cette phthisique, depuis l'hiérophante Saint-Simon qui parlait de rédemption jusqu'au patriarche des nihilistes, Alexandre Herzen, qui en parlait aussi.

«Prêchez la bonne nouvelle de la mort, dit ce dernier, montrez aux hommes chaque nouvelle plaie sur la poitrine du vieux monde, chaque progrès de la destruction; indiquez la décrépitude de ses principes, la superficialité de ses efforts, montrez qu'il ne peut guérir, qu'il n'a ni soutien, ni foi en lui-même, que personne ne l'aime réellement, qu'il se maintient par des mésentendus; montrez que chacune de ses victoires est un coup qu'il se porte; prêchez la Mort comme bonne nouvelle, comme annonce de la prochaine RÉDEMPTION.»

Tel est le gravitant Absolu de doctrine que nul cric religieux ne déplacera jamais plus!

Négation absolue de tout bien présent et certitude absolue de récupérer l'Éden après l'universelle destruction. Enthymème délateur du néant de la vie par le néant de la mort, dernier acculement de l'Orgueil, sommant une suprême fois l'X de la Justice, au nom de toute la douleur terrestre, d'accorder enfin autre chose que le simulacre d'une rédemption ou de raturer,—comme un solécisme,—en même temps que la malheureuse race humaine, l'inexpiable Infini de notre nature!

Cette pensée terrible, cette convoitise de derrière le cœur, s'est jetée sur la société moderne et l'a enveloppée comme un poulpe. Les plus myopes esprits commencent à comprendre qu'elle est en train de confectionner un fameux cadavre,—le cadavre même de la Civilisation!—aussi grand que cinquante peuples, dont les chiens sans Dieu se préparent à ronger le crâne en Occident, pendant que ses pieds putréfiés répandront la peste au fond de l'Orient!

Expectans, expectavi, attendre en attendant. Les mille ans du Moyen Âge ont chanté cela. L'Église a continué de le chanter depuis l'égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance, comme si rien n'avait changé de ce qui pouvait donner un peu de patience, et, maintenant, on en a tout à fait assez.

Attendre cinquante siècles à la marge enluminée d'un livre d'heures saturé de poésie, comme un de ces expectants patriarches, au sourire fidèle, qui regardent sempiternellement pousser des cèdres sortis de leur ventre, passe encore.

Mais attendre sur un trottoir venu de Sodome, en plein milieu de la retape électorale, dans le voisinage immédiat de l'Américain ou de Tortoni, avec la crainte ridicule de mettre le pied dans la figure d'un premier ministre ou d'un chroniqueur, c'est décidément au-dessus des forces d'un homme!

C'est pourquoi tout ce qui a quelque quantité virile, depuis une trentaine d'années, se précipite éperdûment au désespoir. Cela fait toute une littérature qui est véritablement une littérature de désespérés. C'est comme une loi toute despotique à laquelle il ne semble pas qu'aucun plausible poète puisse désormais échapper.

Il ne faut pas chercher cette situation inouïe des âmes supérieures en un autre point de l'histoire que cette fin de siècle, où le mépris de toute transcendance intellectuelle ou morale est précisément arrivé à une sorte de contrefaçon du miracle.

Antérieurement à Baudelaire, on le sait trop, il y avait eu lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, Musset, postiches lamentateurs qui trempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinentes larmes d'une mélancolie bonne fille qui leur partageait ses faveurs.

Or, qu'est-ce que le vague passionnel de l'incestueux René, bâtard de
Rousseau ou la frénésie décorative de Manfred, auprès de la tétanique
bave de quelques réprouvés tels que Baudelaire, Ackerman, Ernest Hello,
Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine, Huysmans ou Dostoïewski?

Ceux-là ne se souviennent plus des cieux, blague Lamartinienne tant admirée! Ils ne s'en souviennent plus du tout. Mais ils se souviennent de la tangible terre où ils sont forcés de vivre, au sein de l'ordure humaine, dans une irrémédiable privation de la vue de Dieu—quel que soit leur concept de cette Entité substantielle,—avec un désir enragé de s'en repaître et de s'en soûler à toute heure!…

À cette profondeur de spirituelle infortune, il n'y a plus qu'une seule torture, en qui toutes les autres se sont résorbées pour lui donner une épouvantable énergie, je veux dire: le besoin de la JUSTICE, nourriture infiniment absente!

Parbleu! ils savent ce que disent les chrétiens, ils le savent même supérieurement. Mais il faut une foi de tous les diables et ce n'est pas la vue des chrétiens modernes qui la leur donnerait! Alors, ils produisent la littérature du désespoir, que de sentencieux imbéciles peuvent croire une chose très simple, mais qui est, en réalité, une sorte de mystère, … annonciateur d'on ne sait quoi. Ce qui est certain, c'est que toute pensée vigoureuse est maintenant poussée, emportée, balayée dans cette direction, aspirée et avalée par ce Maëlstrom!

Serait-ce que nous touchons enfin à quelque Solution divine dont le voisinage prodigieux affolerait la boussole humaine?…

L'un des signes les moins douteux de cet acculement des âmes modernes à l'extrémité de tout, c'est la récente, intrusion en France d'un monstre de livre, presque inconnu encore, quoique publié en Belgique depuis dix ans: les Chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont(?), Œuvre tout à fait sans analogue et probablement appelée à retentir. L'auteur est mort dans un cabanon et c'est tout ce qu'on sait de lui.

Il est difficile de décider si le mot monstre est ici suffisant. Cela ressemble à quelque effroyable polymorphe sous-marin qu'une tempête surprenante aurait lancé sur le rivage, après avoir saboulé le fond de l'Océan.

La gueule même de l'Imprécation demeure béante et silencieuse au conspect de ce visiteur, et les sataniques litanies des Fleurs du Mal prennent subitement, par comparaison, comme un certain air d'anodine bondieuserie.

Ce n'est plus la Bonne Nouvelle de la Mort du bonhomme Herzen, c'est quelque chose comme la Bonne Nouvelle de la Damnation. Quant à la forme littéraire, il n'y en a pas. C'est de la lave liquide. C'est insensé, noir et dévorant.

Mais ne semble-t-il pas à ceux qui l'ont lue, que cette diffamation inouïe de la Providence exhale, par anticipation,—avec l'inégalable autorité d'une Prophétie,—l'ultime clameur imminente de la conscience humaine devant son Juge?…

X

Marchenoir était né désespéré. Son père, petit bourgeois crispé, employé aux bureaux de la Recette générale de Périgueux, l'avait affublé, sur le conseil du Vénérable de sa Loge et par manière de défi, du nom de Caïn, à l'inexprimable effroi de sa mère qui s'était empressée de le faire baptiser sous le vocable chrétien de Marie-Joseph. La volonté maternelle ayant été, par extraordinaire, la plus forte, on l'appela donc Joseph dans son enfance et le nom maléfique, inscrit au registre de l'état-civil, ne fut exhumé que plus tard, en des heures de mécontentement solennel.

D'autres ont besoin des déconfitures ou des crimes de leur propre vie pour en sentir la nausée. Marchenoir, mieux doué, n'avait eu que la peine de venir au monde.

Il était de ces êtres miraculeusement formés pour le malheur, qui ont l'air d'avoir passé neuf cents ans dans le ventre de leur mère, avant de venir lamentablement traîner une enfance chenue dans la caduque société des hommes.

Il fut orné, dès son premier jour, de la déplorable faculté, trop rare pour qu'on ait pu l'observer, de porter, autour de son intelligence, comme une brume de choses anciennes et indiscernables, comme un halo de rêveries antérieures qui ne lui permirent longtemps qu'une vision réfractée du monde ambiant. Il eut le maillot réminiscent, si l'on veut concéder cette façon d'exprimer une chose naturellement indicible.

—Cette anomale disposition extatique, racontait-il, à trente ans, ce prenant despotisme du Rêve qui me faisait incapable de toute application en me livrant à une perpétuelle stupeur, attira sur moi des tribulations et des épouvantes à défrayer un martyrologe d'enfants. Mon père, endurci par d'imbéciles préjugés sur l'éducation et résolument enfermé dans la forteresse inexpugnable d'un tout petit nombre d'idées absolues, ne voulut jamais voir en moi qu'un paresseux et m'assommait avec une fermeté lacédémonienne.

Peut-être avait-il raison. Je suis même arrivé à me persuader que la culture intensive du roseau pensant est, en général, la résultante spirituelle d'un ascendant épidermique. Malheureusement, le pauvre homme stérilisait ses raclées en ne les faisant jamais suivre d'aucun retour de tendresse qui en eût intellectualisé la cuisson. Naturellement incliné à chérir, cet éducateur infortuné nourri au râtelier de Plutarque, avait cru faire des miracles en prenant conseil de cette rosse antique et refoulant son cœur, à lui, son moderne cœur scarifié par d'anachroniques immolations, il s'était infligé de n'avoir jamais une caresse de son enfant, dans le civique espoir de sauvegarder la majesté paternelle.

Quand il me mit au lycée, ce fut un enfer. Hébété déjà par la crainte, méprisé des autres enfants dont la turbulence me faisait horreur, bafoué par d'ignobles cuistres qui m'offraient en risée à mes camarades, puni sans relâche et battu de toutes mains, je finis par tomber dans un taciturne dégoût de vivre qui me fit ressembler à un jeune idiot.

Cette parfaite détresse, cette perpétuelle constriction du cœur, ordinairement dévolue aux enfants mélancoliques dans les pénitentiaires de l'Université, s'aggravait pour moi de l'impossibilité de concevoir une condition terrestre qui fût moins atroce. Il me semblait être tombé, j'ignorais de quel empyrée, dans un amas infini d'ordures où les êtres humains m'apparaissaient comme de la vermine. Telle était, à quatorze ans, et telle est encore, aujourd'hui, ma conception de la société humaine!

Un jour, cependant, je me révoltai, la malice de mes condisciples ayant dépassé je ne sais plus quelles bornes. Je dérobai un couteau de réfectoire heureusement inoffensif et m'élançai, après une bravade emphatique, sur un groupe de quarante jeunes drôles dont je blessai deux ou trois. On me releva écumant, broyé de coups, superbe. Mon couteau avait fait peu de mal, à peine quelques écorchures, mais mon père, dut me retirer de l'abrutissant séjour et me garder à la maison.

XI

Marchenoir père, instruit par sa propre expérience du néant des espérances administratives, avait décidé de pousser son fils dans l'industrie. Les chemins de fer se construisaient alors partout avec fureur. Périgueux était précisément le foyer d'irradiation de ce réseau de lignes que la spéculation jeta comme un filet sur le centre de la France et qui s'appela, pour cette raison, le Grand Central d'Orléans.

L'araignée industrielle, aujourd'hui repue, et même crevée, avait fixé là son laboratoire et pompait les sucs financiers de beaucoup de provinces, naguère tranquilles, qu'elle avait promis d'enrichir. La frénésie californienne, la prostitution et le jobardisme civilisateur battaient leur plein. La vieille petite cité romaine envahie par plusieurs armées d'ingénieurs poussiéreux et de limousins prolifiques, s'était accrue du double en quelques années et menaçait tout à l'heure, de son inondante obésité, les montagnes à hauteur d'appui qui l'avaient contenue pendant vingt siècles …

En conséquence, le besogneux employé de l'État avait formé le bouddhique vœu d'immerger le fils de ses secrètes ambitions déçues dans ce Brahmapoutre d'or.

À ce point de vue, c'était sans doute un bien qu'il n'eût pas mordu aux humanités. Apparemment, l'estomac de son esprit n'avait été calculé que pour la digestion des mathématiques. Il s'agissait de le gaver sans retard de cet aliment nouveau.

Le pauvre garçon n'y mordit pas davantage. L'hypothèse préliminaire, l'acte de foi primordial, planté comme un basilic sur le seuil de toute science naturelle, suffit pour éteindre, du premier coup, la timide flamme de curiosité que les pollicitantes exhortations de son père avaient paru allumer en lui. L'insuffisance de l'outillage cérébral chez le jeune Périgourdin éclata manifestement, dès qu'il fallut excogiter l'impossible roman d'une ligne conjecturale, problématiquement engendrée par copulation dubitable d'une multitude de points inexistants!…

Il fallut se résigner à de médiocres destins et devenir expéditionnaire. Caïn Joseph, désormais abandonné comme une lande inculte, livré à une tâche presque manuelle qui ne comprimait plus ses facultés, retourna de lui-même, par une pente insoupçonnée, aux premières études dont il avait paru si prodigieusement incapable. Seul, presque sans effort, il apprit en deux ans ce que le despotisme abêtissant de tous les pions de la terre n'aurait pu lui enseigner en un demi-siècle. Il se trouva soudainement rempli des lettres anciennes et commença de rêver un avenir littéraire.

Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd'hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l'abjection commerciale fait vomir? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d'aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l'infini. Il ne reste plus que l'Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c'est l'unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde.

Le malheureux ne savait pas de quelles tortures il faut payer l'indépendance de l'esprit. Personne, dans sa sotte province, n'eût été capable de l'en instruire et l'ironique mépris de son père, résolument hostile à tout ambitieux dessein qu'il n'eût pas couvé lui-même, ne pouvait être qu'un stimulant de plus. D'ailleurs, il se croyait un cœur de martyr, capable de tout endurer.

Un jour donc, ayant, à force de démarches, obtenu à Paris le plus misérable des emplois, il s'en vint docilement agoniser, après cent mille autres, dans cet Ergastule de promission où l'on met à tremper la fleur humaine dans le pot de chambre de Circé. La hideuse Goule des âmes qui n'a qu'à les siffler pour qu'elles accourent à ses sales pieds des extrémités de la terre, une fois de plus, avait été obéie!

XII

Il avait dix-huit ans, une de ces physionomies rurales où le mufle atavique n'avait pas encore eu le temps de livrer sa dernière bataille à l'envahissante intelligence qui monta, bientôt, pour tout ennoblir, des vallées intimes du cœur.

Il tenait de sa mère, morte depuis longtemps, le ridicule romantique d'une origine espagnole, partagé d'ailleurs avec cette multitude de prêtres infâmes dont on peut lire les identiques forfaits dans la plupart des romans anticléricaux.

Cette origine,—à peine démentie par des yeux d'un bleu si naïf qu'il avait toujours l'air de s'en servir pour la première fois,—était surabondamment attestée par l'extraordinaire énergie de tous les autres traits sans exception. Seulement, c'était l'énergie contemplative de ces amoureux de l'action héroïque qui n'estiment pas que l'action vulgaire vaille la dépense de l'autre énergie.

Hirsute et noir, silencieux et avare de gestes, exécrateur victimaire du propos banal et de la rengaîne, il portait sur l'extrémité de sa langue une catapulte pour lancer d'erratiques monosyllabes qui vous crevaient à l'instant même une conversation d'imbéciles. Bouche close, narines vibrantes, sourcils presque barrés et entrant l'un dans l'autre à la plus légère commotion, il avait parfois des colères muettes et blanches de séditieux comprimé qui eussent donné la colique à un éventrable despote. En ces rencontres, le cannibale sortait du rêveur, instantanément. Les yeux noyés et d'une tendresse presque enfantine,—seuls capables de tempérer l'habituelle dureté de l'ensemble,—changeaient alors de couleur et devenaient noirs!…

Des années d'humiliations et de supplices tamisèrent peu à peu sur la friche de ce visage la fertilisante poudrette de quelques inévitables accommodements. Le teint, déjà bilieux, prit cette lividité brûlante d'un chrétien mal lapidé, de la première heure, qui serait devenu sacristain dans les catacombes.

Il avait le don des larmes, signe de prédestination, disent les Mystiques. Ces larmes furent l'allégresse cachée, l'occulte trésor d'une des existences les plus dénuées et les plus tragiques de ce siècle.

Quand il avait avalé une de ces couleuvres à dimensions de boa devin qui furent si souvent son exclusive nourriture, il répandait autour de lui, dans sa chambre solitaire, avec des prudences d'avare, cette gemme liquide qu'il n'aurait pas échangée contre les consolations desséchantes d'une plus solide richesse.

Car il avait l'étrangeté de chérir sa peine, cet incunable de mélancolie, qui était tombé dans son berceau comme dans un Barâthre et que sa mère stupéfaite regardait pleurer, des journées entières, sur ses genoux,—silencieusement! Il eut, tout enfant, la concupiscence de la Douleur et la convoitise d'un paradis de tortures, à la façon de sainte Madeleine de Pazzy. Cela ne résultait ni de l'éducation, ni du milieu ni d'aucune lésion mentale, ainsi que d'oraculaires idiots entreprirent de l'expliquer. Cela ne tenait à aucune opération discernable de l'esprit naissant. C'était le tréfonds mystérieux d'une âme un peu moins inconsciente qu'une autre de son abîme et naïvement enragée d'un absolu de sensations ou de sentiments qui correspondît à l'absolu de son entité. Quand le christianisme lui apparut, Marchenoir s'y précipita comme les chameaux d'Éliézer à l'abreuvoir nuptial de Mésopotamie.

Il était expirant de soif depuis si longtemps! Son incrédule père n'avait pas cru devoir s'opposer à ce semblant d'instruction religieuse que des simulacres de prêtres, empaillés de formules, tordent comme du linge sale de séminaire, sur de jeunes fronts inintéressés. Il avait fait sa première communion sans malice et sans amour. Les deux seules facultés qui parussent vivantes en lui,—les deux seules anses par lesquelles on pût espérer de le saisir,—la mémoire et l'imagination avaient tout simplement reçu cette vague empreinte littérale du symbolisme chrétien que de sacrilèges entrepreneurs jugent suffisante pour être admis au bachot de l'Eucharistie. Aucun débitant de formules ne s'étant avisé de s'enquérir de son cœur, le pauvre enfant n'avait pu rien garder de ce pain mal cuit et, comme tant d'autres, l'avait revomi presque aussitôt sur ce chemin verdoyant de la quinzième année où l'on voit rôder le grand lion à tête de porc de la Puberté.

XIII

Ce ne fut que beaucoup plus tard,—après dix ans d'un impur noviciat dans les latrines de l'examen philosophique, étant déjà sur le point de prononcer de stercoraires vœux,—qu'ayant parcouru, pour la première fois, le Nouveau Testament, durant l'oisive chaufferie de pieds d'une nuit de grand'garde, en 1870, il eut l'aperception immédiate, foudroyante d'une Révélation divine.

Il s'est toujours rappelé le trouble immense, l'ahurissement surhumain de cette minute aux ailes d'aigle qui l'enleva dans un ouragan d'ininterprétables délices. Il s'était dressé dans le sentiment nouveau d'une force inconnue, artères battantes et cœur en flammes; ivre de certitude, secoué par le roulis d'une espérance mêlée d'angoisse, prêt à toutes les acceptations du martyre. Car cette âme divinatrice et synthétiquement ardente, bondissant au-dessus des intermédiaires leçons de la foi, s'était emportée, du premier coup, au décisif concept de l'immolation.

Il lui sembla sortir d'un de ces rares songes, aux déterminables contours, qui feraient croire à quelque vision sensible de la Conscience, réflexement manifestée dans l'extra-lucide intussusception des dormants. Il avait cru s'apparaître à lui-même, inimaginablement transmué pour se ressembler davantage, mais horrible, ruisselant d'abominations et triste par delà toute hyperbole.

Cette impression s'ajustait assez aux effrayantes scrutations inspirées de certains mystiques,—à propos de l'Enfer et de la paralysante affreuseté de l'Irrévocable,—dont la lecture, déjà ancienne, avait laissé sur sa mémoire comme des brûlures d'enthousiasme et des ecchymoses de poésie …

Un double abîme s'ouvrit en cet être, à dater de ce prodigieux instant. Abîme de désir et de fureur que rien ne devait plus combler. Ici, la Gloire essentielle, inaccessible; là, l'ondoyante muflerie humaine, inexterminable. Chute infinie des deux côtés, ratage simultané de l'Amour et de la Justice. L'enfer sans contrepoids, rien que l'enfer!

Le Christianisme lui donnait sa parole d'honneur de l'Éternité bienheureuse, mais à quel prix! Il la comprenait, maintenant, cette fringale de supplices de toute son enfance! C'était le pressentiment de la Face épouvantable de son Christ!… Face de crucifié et face de juge sur l'impassible fronton du Tétragramme!…

Les misérables se tordent et meurent depuis deux mille ans devant cette inexorable énigme de la Promesse d'un Règne de Dieu qu'il faut toujours demander et qui jamais n'arrive. «Quand telles choses commenceront, est-il dit, sachez que votre Rédemption approche.» Et combien de centaines de millions d'êtres humains ont enduré la vie et la mort sans avoir rien vu commencer!

Marchenoir considérait cette levée d'innombrables bras perpétuellement suppliants et perpétuellement inexaucés et il comprit que c'était là le plus énorme de tous les miracles.—Voilà dix-neuf siècles, pensa-t-il, que cela dure, cette demande sans réponse d'un Père qui règne in terrâ et qui délivre. Il faut que le genre humain soit terriblement constant pour ne s'être pas encore lassé et pour ne s'être pas assis dans la caverne de l'absolu désespoir!

Il conclut au conditionnel désespoir des millénaires.

Il avait senti passer l'Amour, l'amour spirituel, absolu. Il avait, lui aussi, comme tous les autres, répandu son cœur dans cet infidèle crible de l'Oraison dominicale et … il avait été saturé de la joie parfaite. Il y avait donc quelque chose sous cet amas de sépultures, sous cette Maladetta de cœurs souffrants en poussière, au fond de ce gouffre du silence de Dieu,—un principe quelconque de résurrection, de justice, de triomphe futur! À force d'amoureuse foi, il se fit de l'éternité palpitante avec une poignée de temps pétrie dans sa main et se fabriqua de l'espérance avec le plus amer pessimisme.

Il se persuada qu'on avait affaire à un Seigneur Dieu volontairement eunuque, infécond par décret, lié, cloué, expirant dans l'inscrutable réalité de son Essence, comme il l'avait été symboliquement et visiblement dans la sanglante aventure de son Hypostase.

Il eut l'intuition d'une sorte d'impuissance divine, provisoirement concertée entre la Miséricorde et la Justice, en vue de quelque ineffable récupération de Substance dilapidée par l'Amour.

Situation inouïe, invocatrice d'un patois abject. La Raison Ternaire suspend ses paiements depuis un tas de siècles et c'est à la Patience humaine qu'il convient de l'assister de son propre fonds. Ce n'est que du Temps qu'il faut au solvable Maître de l'Éternité et le temps est fait de la désolation des hommes. C'est pourquoi les Saints et les Docteurs de la foi ont toujours enseigné la nécessité de souffrir pour Dieu.

Le brûlant néophyte, ayant deviné ces choses, arracha l'épine de son pied boiteux de catholique arrivé si tard et,—se ruant à la Douleur,—en fit un glaive qu'il s'enfonça dans les entrailles, après s'être crevé les yeux.

Plus que jamais, il fut un désespéré, mais un de ces désespérés sublimes qui jettent leur cœur dans le ciel, comme un naufragé lancerait toute sa fortune dans l'océan pour ne pas sombrer tout à fait, avant d'avoir au moins entrevu le rivage.

D'ailleurs, il regardait comme fort prochaine la catastrophe de la séculaire farce tragique de l'Homme. Certaines idées étonnantes qui lui vinrent sur l'histoire universelle,—et qu'il déroula jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences,—lui faisaient conjecturer, avec une autorité d'exégèse quasi prophétique, l'imminent accomplissement des scripturales Vaticinations.

L'exaltation des humbles, l'essuiement des larmes, la béatitude des pauvres et des maudits, la préséance paradisiaque des voleurs et le couronnement réginal des prostituées, enfin cette venue si solennellement annoncée d'un Paraclet libérateur,—tout ce que la fratricide surdité des argousins de la tradition a conspué, tout ce qui empêche les orphelins et les captifs de mourir d'horreur,—il ne croyait pas possible qu'on l'attendît longtemps encore et il donnait ses raisons…

Mais les seuls crevants de faim étaient dans la confidence, non par crainte qu'on le jugeât ridicule ou insensé,—à cet égard, il n'avait plus rien à gagner ni à perdre depuis longtemps,—mais par l'horreur de la bienveillance viscérale des digérants heureux qui l'eussent écouté.

XIV

Telle fut la doctrine de Marchenoir. Doctrine qui ne le séparait pas du catholicisme, puisque l'Église romaine a tout permis de ce qui n'altère pas le canonique Symbole de Nicée, mais jugée singulièrement audacieuse par les vendeurs de contremarques célestes qui vocifèrent le boniment sulpicien sur le trottoir fangeux des consciences.

Un croyant qui voulait contraindre les regrattiers du salut à repeser devant lui leur marchandise et que l'orgueil chrétien révoltait plus que le pharisaïsme crucificateur de la Thora, ne pouvait pas se faire beaucoup d'amis dans le sacerdoce.

Il n'en put trouver qu'un seul, un prêtre doux et humble à la manière de cet émule ignoré de saint Vincent de Paul, que le peuple de Paris nommait le Pauvre Prêtre et qui, un jour, pressé par le tout puissant Cardinal de Richelieu de lui demander quelque importante faveur, lui fit cette simple réponse:

—Monseigneur, veuillez donner des ordres pour qu'on remette des planches neuves à la charrette qui porte les condamnés à mort au lieu de leur supplice, afin que la crainte de tomber en chemin ne les détourne pas de recommander leur âme à Dieu.

Marchenoir eut l'inespérée fortune de dénicher un prêtre de cette sorte, mais ce fut pour très peu de temps. En général, le Clergé français n'aime pas les saints ni les apôtres. Il ne vénère que ceux qui sont morts depuis longtemps et en poussière. Rejeton ligneux de la vieille souche gallicane et légataire de son coriace orgueil, il abhorre par-dessus tout la supériorité de l'esprit, naturellement incompressible comme l'eau du ciel, et, par conséquent, dangereuse pour l'équilibre sacerdotal.

L'abbé T… était mort à la peine, peu de temps après la rencontre du Périgourdin. Écarté soigneusement de toutes les chaires où ses rares facultés de prédicateur apostolique eussent pu servir à quelque chose, navré du cloaque de bêtise où il voyait le monde catholique s'engouffrer, abattu par le chagrin au pied de l'autel, il avait à peine eu le temps d'ensemencer ce vivipare dont la monstrueuse fécondité immédiate eût peut-être suffi pour le faire expirer d'effroi.

Il est certain que Marchenoir tenait de lui le meilleur de ce qu'il possédait intellectuellement. Le défunt lui avait transmis d'abstruses méthodes d'interprétation sacrée qui devinrent aussitôt une algèbre universelle dans le miroir ardent de cet esprit concentrateur. L'élève, plus robuste que le maître, avait violemment répercuté du premier coup, dans toutes les directions imaginables, l'ésotérisme brûlant d'un intégral de Beauté divine, que le timide apôtre, de nature moins incendiaire, se bornait à convoiter avec la douceur résignée d'un saint.

Marchenoir accomplit ce prodige de dépasser toutes les audaces d'investigation ou de conjecture, sans oblitérer en lui la soumission filiale à l'autorité souveraine de l'Église. Ce poulain sauvage, affronteur de gouffres, ne cassa pas son licol et resta dans le brancard.

Seulement, il avait réussi de telles escalades que la société catholique contemporaine ne pouvait plus avoir pour lui le moindre prestige. L'obéissance fut un décret de sa raison, un hommage tout militaire et de pure consigne aux Eunuques du Sérail de la PAROLE. Il ne fallait pas lui en demander davantage.

Le sel de la terre,—pour employer le saint Texte liturgiquement adopté dans le commun des Docteurs,—il le voyait dénué de saveur, incapable de saler, même une tranche de cochon, gravier sédimentaire bon tout au plus à sablonner de vieilles bouteilles ou à ressuyer les allées d'un parc mondain sous les vastes pieds du dédaigneux «larbin de Madame.»

Investi des plus transcendantales conceptions, il considérait avec d'horrifiques épouvantements, ce collège œcuménique de l'Apostolat, cette cléricature fameuse qui avait été réellement «la lumière du monde,»—si formidable encore que la dérision ne peut l'atteindre sans rejaillir sur Dieu comme une tempête de fange,—devenue pourtant le décrottoir des peuples et le tapis de pied des hippopotames!

Il se disait que c'était justice, cela, et que la grande Prévarication sacerdotale allait sans doute recommencer, puisqu'on revenait à l'obduration et à l'enflure théologique de la Synagogue,—avec l'aggravation, pour les seuls bourreaux, cette fois, de l'universel mépris.

De l'ignominie du Christianisme naissant à l'ignominie du Catholicisme expirant, la translation s'achevait enfin dans ce char de gloire qui avait roulé dix-neuf siècles, par toute la terre!

Le Seigneur n'avait plus qu'à se montrer. Les pasteurs des âmes allaient lui régler son compte, plus sûrement encore que les Princes des prêtres et les Pharisiens de l'ancienne loi, qui ne surent ce qu'ils faisaient, dit l'Évangile.

Émasculation systématique de l'enthousiasme religieux par médiocrité d'alimentation spirituelle; haine sans merci, haine punique à l'imagination, à l'invention, à la fantaisie, à l'originalité, à toutes les indépendances du talent; congénère et concomitant oubli absolu du précepte d'évangéliser les pauvres; enfin, adhésion gastrique et abdominale à la plus répugnante boue devant la face des puissants du siècle: tels sont les pustules et les champignons empoisonnés de ce grand corps, autrefois si pur!…

Marchenoir collait l'oreille à toutes les portes de son enfer pour entendre venir ce Dieu que ses propres domestiques allaient massacrer.

XV

Il avait peu de consolation à espérer des chrétiens laïques. Ils sont faits à l'image de leurs pasteurs et c'est tout ce qu'on en peut dire. Ici, comme là, l'innocence est presque toujours imbécile, hélas! quand elle n'est pas faisandée.

Les hardiesses viriles de sa foi et les indignations trop éloquentes de sa probité religieuse, révoltèrent, au début, ce lanigère troupeau qui s'en va paissant, sous des houlettes paroissiales, au mugissement automatique des petites cataractes dominicaines. D'ailleurs, il était pauvre et, par conséquent, élagable…. Il vécut seul, dans le voisinage d'un unique ami, à peine moins indigent, qui le sauva de la mort quinze ou vingt fois.

Les dix années antérieures à sa conversion avaient été faites à la ressemblance de toutes les années d'adolescent pauvre, niais, timide, ambitieux, mélancolique, misanthropique, épiphonémique et brutal. Mais il avait apporté de sa province, en excédent de ce commun bagage, le particulier viatique d'impuissance que j'ai dit plus haut. Ce sempiternel rêveur ne pouvait voir les choses telles qu'elles étaient et il n'y eut peut-être jamais un homme d'aussi peu de ressource et moins ambidextre pour s'emparer du toupet de l'occasion.

Son auge unique, l'emploi de copiste qui avait été le prétexte et le moyen de son embauchage pour la lutte parisienne, à laquelle il était si merveilleusement impropre, il le perdit au bout de quelques mois. Son chef de bureau, vieillard adipeux et favorable, mais plein de principes et sans faiblesses, lui révéla, un jour, que l'administration ne le payait pas pour ne rien faire et le mit tranquillement à la porte avec une dignité incroyable.

Ce fut la misère classique et archiconnue, tant de fois explorée et décrite. Le pauvre garçon n'était bon absolument à rien. Il était de ces fruits sauvages, d'une âpreté terrible, que la cuisson même n'édulcore pas et qui ont besoin de mûrir longtemps «sur la paille,» ainsi que Balzac l'a judicieusement observé dans son âge mûr.

Il a fait plus tard ce calcul basé sur d'approximatives défalcations qu'il avait passé, alors, huit années entières sur dix, sans prendre aucune nourriture ni porter aucune sorte de vêtement!…

Successivement évincé de toutes les industries et de tous les trucs suggérés par l'ambition de subsister, il se vit réduit à condescendre aux plus linéamentaires expédients. Ramasseur diurne et noctambule investigateur, il s'acharna faméliquement à la recherche de tout ce qui peut être glané ou picoré, dans les mornes steppes de l'égoïsme universel, par le besoin le plus fléchisseur, en vue d'apaiser l'intestinale vocifération.

Forcé d'ajourner indéfiniment son éclosion littéraire, il enfouit sa précieuse tête sous les décombres de ses illusions et s'en alla se ronger le cœur dans les carrefours de l'indifférence.—Cette époque de ténèbres a été le Moyen Age de mon ère, disait-il, au lendemain de sa renaissance chrétienne.

Les lettres, il est vrai, n'y perdaient pas grand chose. Cet esprit noué comme un cep, condamné à se chercher et à s'attendre bien longtemps, ne devait se développer, littérairement, que fort tard, sous un arrosage emphytéotique de pleurs.

Les bibliothèques publiques étant devenues pour lui l'habituel refuge, il y connut cet ami déjà mentionné, le seul qu'il ait jamais eu. C'était un doux maniaque d'histoire ecclésiastique et de monographies pontificales, âme sereine et peu croyante, en tout l'opposé de Marchenoir.

Privé de fortune, comme il convient aux lapicides de l'érudition, ce documentaire vivait besogneusement d'un grisâtre bulletin bibliographique dans une grande revue. À ce titre, il voyait passer chez lui le torrent des livres lancés sur le monde par la sottise ou la vanité contemporaines.

Providentiellement, il y avait menace de déluge vers le temps où il commença de s'intéresser à ce vagabond qui avait l'air de marcher dans une gloire de misères et dont la physionomie douloureuse lui parut extraordinaire.

Un jour donc, ému de compassion, il le fit dîner et l'emmena chez lui, pour qu'il le débarrassât, disait-il, de ce monceau de brochures dont la vente seule pouvait être utile. C'est à dater de ce bienheureux instant que Marchenoir s'élança dans la carrière enviée d'ami du critique, la seule que, durant une assez longue période, on lui ait vu exercer avec avantage.

Mais, surtout, il eut un ami, enfin! «Un ami fidèle, medicamentum vitæ et immortalitatis,» prononce mystérieusement le Saint Livre,—comme si la véritable amitié pesait les milliards de mondes qu'il faut pour contrebalancer la miette de pain transsubstantiée que ces expressions rappellent!

XVI

La Femme n'apparut dans la vie de Marchenoir qu'à la fin de cette première période, c'est-à-dire, après la guerre et après cette décisive secousse d'âme qui l'avait subitement restitué au sentiment religieux dont il portait en lui, dès son premier jour, les prédéterminations ignorées.

Auparavant, il avait été chaste à la manière des prisonniers et des matelots, lesquels ne voient ordinairement dans l'amour qu'une désirable friction malpropre, en l'obscurité de coûteux repaires. Tantale stoïque d'un festin d'ordures, il s'était résigné, comme il avait pu, à la privation des inespérables immondices. D'un côté, le dénuement absolu, de l'autre, la timidité la plus incroyable chez un tel violent, le préservèrent plus efficacement que la religion même, quand elle intervint pour lui amollir le cœur….

Les hauts penseurs qui décrètent professionnellement le balayage de toute notion religieuse, ont cette amusante contradiction d'exiger que les chrétiens dont la foi résiste à leurs récurages et à leur potasse soient, au moins, des saints. Surtout, ils les veulent purs. Ils leur disent des choses aussi robustes que ceci: Vous péchez, donc vous êtes des hypocrites; enthymême lacustre d'une autorité certaine sur les palmes et les squames du marécage antireligieux.

Ce ne serait pas encore trop bête, s'il ne s'agissait ici pour l'âme pensante, livrée aux Dévorants invisibles, que d'un combat très difficile où l'héroïsme continuel fût de rigueur. Après tout, c'est une politique judicieuse et barbue comme l'expérience même, d'empiler sur les épaules d'autrui d'écrasants fardeaux qu'on ne voudrait pas seulement remuer du bout des doigts.

Mais le sentiment religieux est une passion d'amour et voilà ce qu'ils ne comprendront jamais, ces pédagogues de notre dernière enfance, quand il pleuvrait des clefs de lumière pour leur ouvrir l'entendement!

Or, ce tison incendiaire, lancé tout à coup, du plus inaccessible des sommets, dans le misérable torchis humain, au travers du chaume défoncé,—il serait pourtant nécessaire d'en tenir compte, si l'on voulait être raisonnable et juste, à la fin des fins!…

Marchenoir était, plus qu'aucun autre, une conquête de l'Amour et son cœur avait été l'évangéliste de sa raison. Les châtiments et les récompenses du prône, par lesquels on explique si bassement les plus désintéressés transports, n'avaient été pour rien dans son exode spirituel. Il s'était rué sur Dieu comme sur une proie, aussitôt que Dieu s'était montré,—avec la rudimentaire spontanéité de l'instinct.

Alors, comme si sa destinée se fût accomplie à cet instant, une soudaine et corrélative révélation s'était faite, en cet élu de la Douleur, de sa propre puissance affective, jusqu'alors inconnue de lui-même, enveloppée et flottante dans l'amnios…. Une surprenante avidité de tendresse humaine fut l'accompagnement immédiat des surnaturelles appétences de ce vierge cœur.

Du premier coup, sans avoir passé par le cloaque des intermédiaires impressions cupidiques, il se trouva prêt pour la grande tribulation passionnelle. Tout ce que la misère et les défiances d'un rétractile orgueil avaient, jusque-là, comprimé, fit explosion: l'ignorance, les niaises pudeurs, les crédulités jobardes, les lyriques éruptions, les attendrissements dangereux, le besoin subit de se fendre l'âme du haut en bas, au milieu même du hennissement sexuel, enfin, tout le déballage coquebin d'un chérubinisme attardé et grandiloque. Éternelle dilapidation des mêmes trésors pour aboutir à l'empyreume fatal de la passion satisfaite!

Cet éphèbe de vingt-huit ans, sourcilleux et mal vêtu,—qui portait son cœur comme un hanneton dans une lanterne et dont le redoutable esprit, semblable à la fleur détonnante du cactus, commençait à peine à se détirer sous ses membraneuses enveloppes,—était une proie trop facile pour que de passantes curiosités libertines ne s'en emparassent pas.

Marchenoir fit de l'amour extatique dans des lits de boue, avec une conscience dilacérée, en se vomissant lui-même,—à l'instar de ces anachorètes pulvérulents de l'ancienne Égypte que l'aiguillon de la chair contraignait parfois à venir secouer leurs carcasses mortifiées dans d'impures villes et qui s'enfuyaient ensuite, gavés d'horreur.

Plus coupable encore, cet assidu relaps d'incontinence laissait mijoter son vomissement de chien de la Bible, en prévision des lâches retours. Écartelé à Dieu et aux femmes, navré du perpétuel fiasco des héroïques puretés qu'il avait rêvées,—également incapable de s'asseoir dans un granitique parti-pris de paillarder impavidement, et d'exterminer le bouc intérieur qui renaissait jusque sous le couteau des holocaustes pénitentiels, il se vit souffleter par l'imperturbable nature, juste autant de fois qu'il avait prématurément espéré de la dompter.

Lâche pénitent, sans aucun doute, mais vergogneux et humilié. Il avouait, du moins, sa détresse et ne cadenassait pas exclusivement son ignominie dans le coffre-fort des confessionnaux et des tabernacles. Il eût été difficile de rencontrer un fornicateur plus éloigné de l'hypocrisie ou de la plus légère velléité de contentement de lui-même.

Il faut le redire, cet adolescent ne ressemblait à aucun autre. Il était né pour le désespoir et le christianisme dérangea sa vie, en le remplissant,—si tard!—de l'afflictive famine d'amour, surajoutée à l'autre famine. À moins d'un miracle que Dieu ne fit pas, comment cet ébloui de la Face du Seigneur,—Icare mystique aux ailes fondantes,—aurait-il pu échapper au vertige qui l'aspirait vers les argileuses créatures conditionnées à cette Ressemblance?…

Il serait évidemment insensé d'espérer que des contemporains de M. Zola, par exemple, auront la bonté de concéder ces prolégomènes enfantins de la très rare grandeur morale qui va être racontée. La déliquescente psychologie littéraire de cette fin de siècle n'acceptera pas non plus que d'aussi peu perverses prémisses puissent jamais engendrer une concluante délectation esthétique. Enfin et surtout, la porcine congrégation des sycophantes de la libre pensée pourra s'accorder le facile triomphe de contemner,—jusqu'au fientement vertical!—l'exacte genèse de ce catholique ballotté par d'impures vagues au-dessus d'absurdes abîmes…. Qu'importe!

XVII

Marchenoir pleurait auprès du corps de son père, lorsqu'il reçut à la fois deux lettres de Paris: celle de Dulaurier et une autre de son ami le bibliographe. Il ouvrit aussitôt cette dernière:

«Mon affligé, Voici cinq cents francs que j'ai pu réunir en tricotant activement de mes deux jambes de derrière depuis ton départ, et que je t'adresse avec une joie infinie. Pas de remerciements, surtout, n'est-ce pas, tu sais si je les méprise?

«Cher cœur souffrant, ne te laisse pas dévorer par ton chagrin. Tu as ton livre à faire. Tu as de grandes choses à dire à certaines âmes, à qui personne ne parle plus. Relève-toi. Je n'ai pas d'autre parole de consolation à t'offrir. Ton infortuné père, que tu n'as pas plus tué que je n'ai tué le mien, a beaucoup plus besoin, à cette heure, de tes suffrages actifs que de tes larmes. Tu dois, ce me semble, comprendre ce langage.

«Tu ne m'as pas écrit,—naturellement!—et je n'y comptais guère, malgré ta promesse. Mais, en revanche, tu as écrit à Dulaurier pour lui demander de l'argent, comme si je n'existais pas, moi! Je l'ai rencontré aujourd'hui même, alors que j'étais en course précisément pour t'en procurer, et il m'a tout appris.

«Tu es un traître, mon pauvre Caïn, et un imbécile par-dessus le marché. Comment pouvais-tu espérer que ce fantoche de lettres, cet Harpagon-Dandy, se porterait volontiers à te secourir? Est-ce que, par hasard, tu tomberais dans le gâtisme définitif de supposer que cette reliure, soi-disant pensante, de tous les lieux communs et de toutes les inanités clichées, puisse être capable d'entrevoir seulement l'immense honneur que tu lui fais en l'implorant? C'est par trop idiot et si tu n'étais pas si malheureux, je t'assommerais d'injures.

«Il m'a joué tous les airs de sa mandoline, le misérable! Il s'est attendri, comme toujours, sur tes chagrins, sur ta malchance littéraire, etc. Puis, prenant mon silence pour une approbation de tout ce qu'il lui plairait de me faire entendre, cet eunuque,—pour qui le fanatisme consiste à dire oui ou non sur n'importe quoi,—a parlé, une fois de plus, de ton intolérance si regrettable et de ton injuste rage de dénigrement; il m'a donné sa parole d'honneur que tes absurdes principes étaient incompatibles avec l'idée qu'on pouvait se faire d'une tête sagement équilibrée et qu'ainsi tu n'arriverais jamais à rien. Au fond, il te redoute terriblement et voudrait bien que tu restasses à Périgueux.

«J'ai parfaitement senti qu'il tenait surtout à se justifier par avance du soupçon de ladrerie. Il paraît qu'il a poussé le zèle de l'amitié jusqu'à s'en aller demander pour toi l'aumône au docteur, qui s'est fendu de quelques pièces de cent sous, à ce que j'ai pu comprendre. Ça ne doit pas être gros. Une bien jolie pratique, celui-là encore! J'espère bien que tu vas leur renvoyer immédiatement leur sale monnaie.

«Ce Dulaurier a eu un mouvement admirable:—Voulez-vous prendre ma montre? m'a-t-il dit d'une voix mourante, vous la porteriez au mont-de-piété et vous enverriez l'argent à ce malheureux.

«Moi, toujours silencieux, je regardais l'oignon monter et descendre dans le gousset, puis finalement disparaître, comme un pauvre cœur qu'on dédaigne. Cela tournait au Palais-Royal.

«Cette oblation grotesque me rappela, néanmoins, que l'heure galopait. Je me hâtai de le féliciter sur son ruban rouge et sur le prix de cinq mille francs qu'on vient de lui décerner, en le suppliant avec douceur de vouloir bien épandre désormais sa protection sur quelques écrivains supérieurs que je lui nommai, et que les récompenses n'atteignent jamais. Il m'a regardé alors avec des yeux de merlan au gratin et s'est immédiatement fait disparaître. J'espère que m'en voilà débarrassé pour quelque temps.

«Maintenant, très cher, pleure à ton aise, tant que tu pourras, en une seule fois, et quand ce sera bien fini, fais ce que je vais te dire.

«Va-t'en à la Grande Chartreuse et demande l'hospitalité pour un mois. Je connais ces excellents religieux, confie-leur tes idées, tes projets, ils te feront la vie douce et si tu sais leur plaire, ils ne te laisseront pas revenir à Paris sans ressources. N'hésite pas, ne délibère pas, je sais ce que je te dis. Je vais même écrire au Père Général pour t'annoncer et te présenter. On te sinapisera le cœur sur cette montagne et tu pourras ensuite reprendre la lutte avec une vigueur nouvelle qui déconcertera plusieurs sages.

«Ne t'inquiète pas au sujet de ta Véronique. La bonne fille s'extermine à prier pour toi dix-huit heures par jour. Tu peux te flatter d'être aimé d'une bien extraordinaire façon. Sa hâte de te revoir est extrême, mais elle comprend que je te donne un bon conseil en t'envoyant à la Chartreuse.

«Rien à craindre pour le pot-au-feu. Je suis là et tu dois un peu me connaître, n'est-ce pas? Je te serre dans mes bras.

«GEORGES LEVERDIER.»

XVIII

Ce Georges Leverdier, à peine connu dans le monde des lettres, était bien, en réalité, le seul homme sur lequel Marchenoir pût compter. L'avare destinée ne lui avait donné que cet ami et, encore, elle l'avait choisi pauvre, comme pour empoisonner le bienfait.

Il faut l'expérience de la misère pour connaître l'affreuse dérision d'un sentiment exquis frappé d'impuissance. La crucifiante blague archaïque sur les consolations lambrissées et trimalcyonnes de l'amour dans l'indigence, ne paraît pas une ironie moins insupportable quand il s'agit de la simple amitié. C'est peut-être la plus énorme des douleurs, et la plus suggestive de l'enfer, que cette nécessité quotidienne d'éluder le réciproque secours qui s'achèterait quelquefois au prix de la vie,—si l'infâme vie du Pauvre pouvait jamais avoir le poids d'une rançon!

Leverdier, passionné pour Marchenoir, qu'il regardait comme un homme du plus rare génie, et dont il s'honorait d'être l'inventeur, avait réalisé des prodiges de dévouement. Il se comptait pour rien devant lui et ne s'estimait qu'à la mesure des services qu'il pouvait lui rendre.

Il l'avait connu en 1869, il y avait déjà quatorze ans,—alors que la supériorité hivernale de son étonnant ami ne donnait encore aucun signe de maturité prochaine. Mais il l'avait fort bien démêlée sous la gourmande frondaison de chimères et de préjugés qui en retardait le développement. Il avait même, en horticulteur plein de diligence, pratiqué, d'un sécateur tremblant, quelques émondages respectueux.

Marchenoir était un peu son œuvre. Naturellement froid et peu enthousiaste pourtant, cet original critique avait livré son âme en esclavage pour cette Galathée d'airain qui aurait lassé la ferveur d'un Pygmalion moins intellectuel. Cette donation de tout son être avait été jusqu'au célibat volontaire!—la piété de ce séide ne lui permettant pas de reculer devant aucune immolation avantageuse pour son prophète.

Il est vrai que celui-ci lui avait à peu près sauvé la vie pendant la guerre. Ils faisaient partie du même bataillon de francs-tireurs et, dans l'effroyable sauve-qui-peut de la retraite du Mans, le chétif Leverdier, épuisé de fatigue et tordu par le froid, serait peut-être mort sur la neige, au milieu de l'indifférence universelle, si son compagnon, doué d'une vigueur extraordinaire, ne l'eût porté dans ses bras pendant plus de deux lieues et n'eût enfin réussi, par supplications et menaces, à le faire admettre dans une charrette quelconque dont il faillit égorger le conducteur.

Aussi, Leverdier ne pouvait s'absoudre de n'être pas millionnaire.
Volontiers, il s'accusait de sa pauvreté comme d'une trahison.

—Je déteste l'argent pour lui-même, disait-il, mais je devrais être un sac d'écus sous la main de Marchenoir. J'aurais ainsi une excuse plausible d'encombrer sa voie.

Et cependant, il n'était guère assuré d'un futur triomphe! Sa pensée, fort enflammée quand elle se fixait sur son ami, redevenait singulièrement lucide et froide quand il l'abaissait sur le public contemporain. L'espérance d'un avenir moins sombre était chez lui en raison inverse de la hauteur de génie qu'il supposait et ce calcul n'allait pas sans déchirement.

Marchenoir, son aîné de quelques mois, venait d'entrer dans sa quarante et unième année, il avait publié déjà deux livres jugés de premier ordre et la gloire aux mains pleines d'or ne venait pas. Elle se prostituait dans les pissotières du journalisme.

Leverdier avait fait des démarches inouïes auprès des directeurs et rédacteurs en chef qui se refusèrent toujours au lancement d'un écrivain dont l'indépendance révoltait leur abjection. Celui-ci, d'ailleurs, ne leur avait jamais caché son absolu dégoût. Littéralement, il les déféquait. Il laissait agir son fidèle esclave pour qu'on ne lui reprochât pas de refuser absolument de s'aider lui-même, mais il se serait fait couper tous les membres avec des cisailles de tondeur de jument et scier entre deux planches à bouteilles longtemps savonnées, par un maniaque centenaire ivre depuis trois jours, avant de consentir à une démarche personnelle en vue de recueillir, de leurs nidoreuses mains, un quartier de cette charogne archi-putréfiée dont ils sont les souteneurs et qu'ils vendent pour de la vraie gloire!

On ne pouvait raisonnablement pronostiquer un succès beaucoup plus éclatant à la nouvelle œuvre qui se préparait. Marchenoir allait toujours s'exaspérant dans sa forme déchaînée, qui rappelait l'invective surhumaine des sacrés Prophètes. Il se faisait de plus en plus torrentiel et rompeur de digues.

Leverdier qui l'admirait précisément à cause de cela, ne pouvait, cependant, se dissimuler, qu'on allait ainsi à d'inévitables catastrophes. Il avait fini par en prendre son parti et s'était fait le résigné pilote de la tempête et du désespoir.

XIX

La munificence de Leverdier consterna Marchenoir sans le surprendre. Depuis longtemps, il était habitué à ces merveilles de dévouement qui le bourrelaient d'inquiétude. Il ne s'était pas adressé à lui, le sachant fort gêné et capable, néanmoins, de s'écorcher vif et de se tanner sa propre peau, s'il eût fallu, pour lui procurer un peu d'argent. Quoique l'égoïsme affectueux et l'élégante sordidité de Dulaurier lui fussent parfaitement connus, il avait espéré que, pour cette fois du moins, il n'oserait se dérober et que l'exceptionnelle monstruosité d'un tel refus l'épouvanterait par ses conséquences possibles. Il n'avait pas prévu le truc du docteur.

Il mit, un moment, les deux lettres sur le visage du mort, comme pour le faire juge, puis il alla s'occuper des préparatifs funèbres, non sans avoir cacheté avec soin, sous une vierge enveloppe, le billet de cent francs de Dulaurier qu'il lui renvoya, le soir même, sans un seul mot.

Il avait terriblement besoin d'une impression qui le protégeât contre les dévorements de sa pensée, et le message de son ami lui fut, de toutes manières, une délivrance.

Son père était mort sans le reconnaître, ou, ce qui revenait au même, sans témoigner, par aucun signe, qu'il le reconnût. Le silence de plusieurs années de séparation et de mécontentement n'avait pas été interrompu, même à ce suprême instant. Les deux dernières heures de l'agonie, il les avait passées auprès du moribond, agenouillé, pénitent, plein de prières, portant son cœur,—comme un calice,—dans ses mains tremblantes, pour qu'une parole, un regard ou seulement un geste de pardon y tombât. Le mystère de la mort était entré, sans prendre conseil, et s'était assis entre eux sur son trône d'énigmes …

Cette reine de Saba qui pérambule sans cesse avec ses effrayants trésors de devinailles, Marchenoir la connaissait bien! Il l'avait appelée en de néfastes heures, et elle était venue frapper à côté de lui,—tellement près qu'il en avait odoré le souffle et bu la sueur. Il lui en était resté comme un goût de pourriture et des crevasses au cœur!…

Mais, cette fois, il lui semblait avoir été mieux atteint. Il se découvrait une palpitation filiale ignorée et cet arrachement nouveau, après tant d'autres, lui parut une lésion énorme, hors de proportion avec le reliquat d'énergie qu'on lui laissait pour le supporter.

Un moment, il oublia tout, les deux êtres dont il était aimé, les vastes projets de son esprit, le cadavre même qui bleuissait sous son regard, une glaçante rafale d'isolement vint tournoyer dans cette chambre mortuaire embrumée de crainte, il se sentit «unique et pauvre,» ainsi qu'il est écrit du Sabaoth terrible, et il sanglota sur lui-même, comme un enfant abandonné dans les ténèbres.

Mais, bientôt, l'épine de révolte aux noires fleurs, dont il s'était transpercé de sa propre main, renouvela ses élancements.—Pourquoi une vie si dure? Pourquoi cette aridité invincible de l'humus social autour d'un malheureux homme? Pourquoi ces dons de l'esprit, si semblables à d'efficaces malédictions, qui ne semblaient lui avoir été départis que pour le torturer? Pourquoi, surtout, ce piège à peu près inévitable, de ses facultés rationnelles en conflit perpétuellement inégal avec ses facultés affectives?…

Tout ce qu'il avait entrepris pour la gloire de la vérité ou le réconfort de ses frères avait tourné à sa confusion et à son malheur. Les entraînements de sa chair, les avait-il assez infernalement expiés! C'était fini, maintenant, tout cela, c'était très loin, c'était effacé par toutes les canoniques pénitences qui raturent la coulpe du chrétien. Le torrent d'immondices avait passé sans retour, mais le vase de la mémoire avait gardé la lie la plus exquise d'anciennes douleurs, qui avaient été presque sans mesure.

Deux cadavres de femmes, naguère lavés de ses larmes, lui paraissaient étendus à droite et à gauche de celui de son père, et un quatrième, cent fois plus lamentable,—celui d'un enfant,—gisait à leurs pieds.

De ces deux femmes qu'il avait adorées jusqu'à la démence et dont il avait accompli le miracle de se faire aimer exclusivement, la première, arrachée à une étable de prostitution, était morte phthisique,—après deux ans de misère partagée,—dans un lit d'hôpital où le malheureux, n'ayant plus un sou, avait dû la faire transporter. Administrativement avisé du décès et voulant, au moins, donner une sépulture à la pauvre fille, il avait avalé, en l'absence momentanée de son ami, des vagues de boue pour trouver les quelques francs du convoi des pauvres, et il était arrivé une minute à peine avant l'expiration du délai réglementaire.

Ce déplorable corps nu, jeté sur la dalle de l'amphithéâtre, éventré par l'autopsie, environné d'irrévélables détritus, suintant déjà les affreuses liqueurs du charnier, avait commencé, pour ce contemplatif dévasté, la dangereuse pédagogie de l'Abyme!

XX

L'aventure de la seconde morte n'avait pas été moins tragique. Celle-ci, Marchenoir ne l'avait pas épousée sur un grabat de déjections, dans le gueulement d'épithalame d'une porcherie d'ivrognes en rut.

C'était une de ces pauvresses d'esprit de la débauche,—à casser les bras à la Justice!—une de ces irresponsables chasseresses, ordinairement bredouilles, du Rognon pensant, sommelières sans vocation, inhabiles à soutirer la futaille humaine.

Il l'avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile. Son histoire, infiniment vulgaire, était la navrante histoire de cent mille autres. Séduite par un drôle sans visage que d'incrustables espaces avaient presque aussitôt englouti, chassée de sa pudibonde famille et ballottée, comme une épave, elle était tombée sous la domination absolue d'un de ces sinistres voyous naufrageurs, moitié souteneurs et moitié mouchards, qui monopolisent à leur profit la camelotte de l'innocence.

Forcée, depuis des mois, de transmuer sa chair en victuaille de luxure, sous la menace quotidienne d'épouvantables volées, la malheureuse, décidément inapte, mourante d'horreur et n'osant plus réintégrer l'horrible caverne, accepta sans hésitation les offres de service de Marchenoir, exceptionnellement galionné de quelques pièces de cent sous.

Incapable d'abuser d'une pareille détresse et rempli d'évangéliques intentions, celui-ci dormit sur une chaise plusieurs nuits de suite, cachant dans sa chambre et dans son lit cette désirable créature qui tremblait à la seule pensée de sortir. Il fallut devenir amoureux et le devenir passionnément. Le fragile chrétien interrompit, à la fin, ses dormitations cathédrales et une grossesse imprévue récompensa bientôt sa ferveur.

Il gagnait alors un peu d'argent, aux Archives de l'État, comme harponneur de documents onctueux, pour le compte d'un fabricant d'huile de baleine historique de l'Institut. Cette énorme aggravation de sa misère ne l'épouvanta pas. Praticien du concubinage héroïque, la circonstance d'un enfant à naître, loin de le troubler, lui parut un bénissable surcroît providentiel de tribulations.

Un soir, la grossesse étant déjà fort avancée, on rapporta chez lui sa maîtresse à moitié morte et l'enfant naissant. La mère étant tombée sur son ancien éditeur, avait été rouée de coups et sauvagement piétinée, au conspect d'un troupeau de boutiquiers dont pas un seul n'intervint. L'infortunée expira dans la nuit, après avoir accouché avant terme, laissant au seul ami qu'elle eût jamais rencontré, le souvenir crucifiant de la plus délicieusement naïve des tendresses.

Fauvement, il se jeta à son fils. Dans cette âme d'ancêtre, altérée de dilection, le sentiment paternel éclata comme un incendie.

Ce fut une nouvelle sorte de délire, fait de toutes les agitations précordiales du passé et de toutes les antérieures tempêtes, un epitomé sublime de toutes les procellaires véhémences de la passion, enfin clarifiée, spiritualisée, concentrée et dardée uniquement sur le berceau de cet enfantelet débile.

Redoutant les meurtrières abominations des nourriceries lointaines, il voulut le garder auprès de lui et, à force d'amoureuse énergie, parvint à le faire vivre jusqu'à l'âge de cinq ans. Ce que cela lui coûta, lui-même n'aurait pu le dire! Mais il voulut être heureux de souffrir et se fit une volupté de râler toutes les agonies. Pour son enfant, il aurait accepté de cheminer dans une voie lactée de douleurs!

Lorsqu'après avoir fait n'importe lequel des quinze ou vingt métiers humiliants que la nécessité lui suggéra, il venait le reconquérir chez une vieille voisine qui le gardait en son absence, c'était un cri et une extase!…

Il prenait ce petit être comme Hercule dut prendre le grand Antée, fils de la terre, avec des bras enveloppeurs que l'écroulement des cieux n'aurait pu désenlacer. Il l'emportait dans sa chambre, comme un ravisseur, et le roulait éperdument dans son sein. C'étaient des baisers de folie, des balbutiements, des cataractes de pleurs. Il sortait, de lui de si pénétrants effluves d'amour que l'enfant ne sentait aucun effroi de toutes ces furies et ne tremblait que du tremblement de douceur de ces bras terribles!

Voyant son père toujours en larmes, il lui essuyait les yeux du bout de ses faibles doigts, trop pâles.—Pauvre petit père, ne pleure pas, tu sais bien que ton petit André ne veut pas mourir sans ta permission, lui disait-il, la dernière fois qu'ils se virent, avec une précoce et surprenante lumière de pitié dans les deux lampes sépulcrales de ses vastes yeux d'enfant marqué pour la mort.

Cette frêle créature devait normalement expirer bientôt sur le cœur du malheureux homme qui ne pouvait pas être le thaumaturge qu'il aurait fallu pour l'empêcher de mourir. Même cette redoutable consolation ne lui fut pas accordée! La destinée, jusqu'alors simplement impitoyable, se manifesta soudain si noirement atroce, si démoniaquement hideuse, que le hurlement identique d'une éternité de damnation put être défié d'exprimer la touffeur de désespoir d'un plus hermétique enfer!

Comment la chose arriva-t-elle exactement? ce réprouvé ne parvint jamais à le savoir. Après trois jours d'une disparition que personne ne put expliquer, le corps du pauvre petit fut découvert par Leverdier, à la Morgue, entre un noyé et une assommée qui ressemblait vaguement à sa mère. Il fut établi que le sujet était mort d'inanition.

Comment et pourquoi? Questions sans réponse, mystère insoluble que rien ne put éclaircir …

Ce fut le bon Leverdier qui passa de jolis instants! Marchenoir eut quinze jours de frénésie admirablement caractérisée. Il fallut l'intervention du commissaire de police pour l'enterrement et huit paires de robustes bras pour lui arracher le corps de son fils. Il ne se retrouva lui-même qu'au bout de deux mois d'une sorte de fièvre turbulente, son organisme puissant ayant vaincu,—pour lui seul, hélas!—la mort jugée presque inévitable, une demi-douzaine de fois.

XXI

On conçoit maintenant, ce que pouvaient être les idées et les sentiments de Marchenoir, veillant le cadavre de son père qu'il s'accusait d'avoir fait mourir. Le retour spectral de ses propres songes de béatitude paternelle éclairait d'une lumière fantastiquement désolée,—à la manière d'une lune déclinante et rasant le niveau des eaux,—la vengeresse coalition de ses remords. Les remontrances expiatrices de son passé lui faisaient, une fois de plus, indéniablement manifeste, l'inoxydable équité des glaives dans les cœurs qui sont à point pour être transpercés.

C'était vrai, cependant, que pour lui, les glaives avaient été jugés par trop nobles. Ce qu'il avait enduré, c'était une transfixion de pilotis, enfoncés à coups de marteaux qui pesaient le monde, avec cent mille hommes au cabestan!

Mais, en cet instant de méditative rétrogradation de sa conscience, envahi du grandiose quasi divin de la paternité et mesurant à ses souffrances personnelles les présumables souffrances du mort, il se persuadait qu'une Justice incapable d'erreur s'était exercée, ici et là, comme toujours, dans d'irrépréhensibles arrêts; quoiqu'il se proclamât sans intelligence pour en pénétrer les indéchiffrables considérants. Étant arrivé par cette route à un complet attendrissement, les larmes avaient redoublé dans le silence précaire de l'esprit et le facteur de la poste avait dû présenter son registre ponctuel au plus beau milieu d'une tempête de pleurs.

Dans son actuelle disposition à tout magnifier, la fidélité canine de son ami lui parut immense, surhumaine, et, par un bonheur inouï, il ne se trompait pas. Leverdier était véritablement unique. On pouvait croire qu'il avait été créé spécialement pour cette besogne de se donner à un être d'exception qui, sans lui, eût été tout à fait seul. Pour employer une image extravagante et monstrueuse, ce dévouement était comme l'appendice génital de la supériorité virile de Marchenoir, probablement inféconde sans ce testicule providentiel!

Sa lettre lui fut donc un dictame, un électuaire, un rafraîchissement céleste. Sans hésiter une seconde, il résolut d'accomplir le voyage que lui conseillait un homme dont il avait eu tant d'occasions d'éprouver le pratique discernement. D'ailleurs, cette retraite à la Grande Chartreuse était, depuis longtemps, un de ses vœux et lui souriait étrangement.

Il était, certes, bien éloigné de la vocation cénobitique. Après la mort de son enfant, il y avait deux ans, la pensée lui était venue d'essayer de la Trappe et il avait été se faire tâter à la Maison-Dieu. L'expérience, fort bien faite, avait donné un résultat surabondamment négatif et on ne s'était pas gêné pour lui dire qu'une excessive activité d'imagination s'opposait en lui à l'architecture de cet acéphale rigide et pieux qu'on nomme un trappiste.

Mais quelques semaines de recueillement dans la mouvance plus intellectuelle de saint Bruno lui paraissaient extrêmement désirables. Il pourrait, dans la paix sédative de ce désert, vérifier à l'aise certaines inductions métaphysiques encore insuffisamment élaborées, pour un livre qu'il avait entrepris dans les âffres écartelantes de son existence de Paris. Surtout, il appuierait son âme exténuée à ce rouvre monastique du silence et de la prière qui lui communiquerait, sans doute, quelque chose de sa tranquille vigueur.

Du côté de cette femme que Leverdier nommait Véronique et qui n'était pas la maîtresse de Marchenoir, quoiqu'elle vécût avec lui et par lui, la sollicitude pélicane de son mamelouck le délivrait de tout rongeur souci, au sujet de la subsistance quotidienne, aussi longtemps que durerait sa départie. Il y avait là une histoire aussi simple que peu vraisemblable.

Véronique Cheminot, célèbre, naguères, au quartier latin sous le nom expressif de la Ventouse, était une splendide goujate que dix années, au moins, de prostitution sur vingt-cinq n'avaient pu flétrir. Et Dieu sait pourtant l'effroyable périple de ce paquebot de turpitudes!

Née dans un port breton, d'une ribaude à matelots malencontreusement fruitée par un cosmopolite inconnu, nourrie, on ne savait comment, dans cet égout, polluée dès son enfance, putréfiée à dix ans, vendue par sa mère à quinze, on l'avait vue se débiter dans toutes les halles à poisson de la luxure, se détailler à la main sur tous les comptoirs de stupre, pendre à tous les crocs de la grande triperie du libertinage.

Le boulevard Saint-Michel l'avait assez connue, cette rousse audacieuse qui avait l'air de porter sur sa tête tous les incendies qu'elle allumait dans les reins juvéniles des écoles!

Elle ne passait pas généralement pour une bonne fille. Quoiqu'elle eût fait d'étranges coups de tête pour des hommes qu'elle prétendait avoir aimés, cette avide guerrière se livrait à de terrifiques déprédations qui la rendaient infiniment redoutable aux familles. À l'exception de quelques rares et singuliers caprices qui lui faisaient mettre parfois dans son lit des vagabonds sans asile,—et qu'on expliquait inexactement par la fangeuse nostalgie de sujétion particulière à ces réfractaires,—ses caresses les plus authentiques étaient d'une vénalité escaladante, qui montait jusqu'au lyrisme. Elle avait gardé cette ingénuité de croire fermement que les hommes qui la désiraient étaient tous des apoplectiques d'argent qu'aucune saignée ne pouvait jamais anémier.

Sa cupidité fort à craindre n'était pourtant pas hideuse. Elle vidait facilement son porte-monnaie dans la main de ses camarades moins achalandées et, quelquefois même, ne se refusait pas la fantaisie d'inviter brusquement le premier mendiant guenilleux qu'on rencontrait, à l'inexprimable consternation du type, horripilé de ce convive et menacé,—s'il aventurait un mot séditieux,—de l'apparition d'Adamastor.

XXII

Marchenoir avait été désigné pour retirer ce Maëlstrom de la circulation. Il n'y pensait guère, pourtant, quand la chose lui arriva. Il commençait à peine à se remettre et à se radouber de l'énorme tourmente de cœur qui vient d'être racontée. Il ne se sentait nullement disposé à recommencer ces sauvetages, ces rédemptions de captives qui lui avaient coûté si cher et qui avaient été si nombreux en une dizaine d'années, quoique les deux plus considérables seulement aient dû être mentionnés, à cause de leur durée et du tragique de leur dénouement.

D'ailleurs, une grande révolution s'était faite en lui, fort antérieure à la récente catastrophe. Il vivait dans la continence la plus ascétique et les sophismes de la chair n'avaient plus aucune part aux déterminations victorieuses de sa volonté. Parvenu enfin à la plénitude de sa force intellectuelle et physiologique, il était, de tous les hommes, le plus tendre et le plus inséductible.

Aucune circonstance dramatique ne signala le commencement de ses relations avec la Ventouse. Ayant cessé, depuis Leverdier, le famélique vagabondage de ses débuts, gagnant à peu près sa vie et, aussi, souvent celle des autres, par diverses industries dont la littérature était la moins lucrative, connu déjà par des scandales de journaux et même un peu célèbre, ce sombre individu, si différent de tout le monde et qui ne parlait jamais à personne, intrigua fortement la bohémienne qui le voyait habituellement déjeuner à quelques pas d'elle, dans un petit restaurant du carrefour de l'Observatoire. Ce fut à un point qu'elle prit des informations et rêva d'exercer sur lui son ascendant.

Le manège de circonvallation fut banal, comme il convenait, et tout à fait indigne de la majesté de l'histoire. Elle obtint ceci que Marchenoir, très doux sous son masque de fanatique, répondit, sans même fixer les yeux sur elle, aux remarques saugrenues qu'elle supposait grosses d'une conversation, par d'inanimés monosyllabes qu'on aurait crus péniblement tirés à la poulie du fond d'un puits de silence.

Exaspérée de ce médiocre résultat, elle lui dit un jour:

—Monsieur Marchenoir, j'ai envie de vous et je vous désire, voulez-vous coucher avec moi?

—Madame, répondit l'autre avec simplicité, vous tombez fort mal, je ne couche jamais.

Et c'était vrai. Il travaillait jour et nuit avec furie et ne dormait qu'un petit nombre d'heures dans un fauteuil, ce qui fut laconiquement expliqué.

Cette rousse, très stupéfaite, entreprit alors le seul déballage nouveau pour elle, des sages remontrances. Elle parla comme une mère prudente de la nécessité d'une meilleure hygiène, de la longueur des jours et du nécessaire repos des nuits, faites pour dormir, assurait-elle. Enfin, elle crut discerner le besoin pour un homme de pensée d'avoir quelqu'un qui s'occupât de ses petites affaires, etc. Marchenoir paya son déjeuner et ne revint plus.

Un mois après, rentrant chez lui par un minuit très froid, il la trouva accroupie et grelottante sur le seuil de sa porte. Il ne demanda aucune explication, la fit entrer dans sa chambre, alluma du feu, lui montra son lit et se mit au travail. Pas un mot n'avait été prononcé.

Elle vint lui passer ses superbes bras autour du cou.

—Je t'aime, lui souffla-t-elle, je suis folle de toi. Je ne sais pas ce que j'ai. Je ne voulais plus penser à ce caprice que j'avais eu de te tenir dans mes bras, mais ce soir, je me serais traînée sur les genoux pour venir ici. Je vois bien que tu n'es pas comme les autres et que tu dois fièrement me mépriser. Tant pis, dis-moi ce que tu voudras, mais ne me repousse pas.

Et l'impudique vaincue, craignant de déplaire par un baiser, se coula par terre à ses pieds et fondit en larmes.

Marchenoir eut le frisson de la mort.—Ne sera-ce donc jamais fini? pensa-t-il. Il se pencha et partageant l'épaisse chevelure de cette Salamandre en abîme, ondée de flammes,—avec une douceur qui était presque de la tendresse, il lui raconta sa pauvreté et son deuil immense; il lui représenta, sans espoir d'être compris, l'impossibilité de nouer ou de ficeler deux existences telles que les leurs et son horreur, désormais insurmontable, de tout partage, aussi bien dans le passé que dans l'avenir.

À ce mot de partage, la belle fille redressa la tête et, sans vouloir se relever, croisant ses mains en suppliante sur les genoux du maître qu'elle s'était choisi:

—Pardonnez-moi de vous aimer, dit-elle, d'une voix singulièrement humble. Je sais que je ne vaux rien et que je ne mérite pas que vous fassiez attention à moi. Mais il ne peut y avoir de partage. Vous m'avez prise et je ne peux plus être qu'à vous, à vous seul. Les infamies de mon passé, je me les reproche comme des infidélités que je vous aurais faites. Vous êtes un homme religieux, vous ne refuserez pas de sauver une malheureuse qui veut se repentir. Laissez-moi près de vous. Je ne vous demande pas-même une caresse. Je vous servirai comme une pauvre domestique, je travaillerai et je deviendrai peut-être une bonne chrétienne pour vous ressembler un peu. Je vous en supplie, ayez pitié de moi!

Jamais Marchenoir n'avait été si bien ajusté. Il ne se crut pas le droit de renvoyer au marché cette esclave qui lui paraissait s'offrir encore plus à son Dieu qu'à lui. Tous les dangers qui peuvent résulter pour un catholique exact d'une si prochaine occasion habituelle de manquer de continence, il les accepta, avec la certitude résignée de compromettre et de surcharger abominablement sa vie.

Quelques jours après, il s'installait avec Véronique, rue des Fourneaux, au fond de Vaugirard, dans un petit appartement d'ouvrier. Alors, commença cette cohabitation tant calomniée de deux êtres absolument chastes, à la fois si parfaitement unis et si profondément séparés. La formidable machine à vanner les hommes qui s'était appelée la Ventouse, devint, par miracle, une fille très pure et un encensoir toujours fumant devant Dieu. Les pratiques religieuses, d'abord commencées en vue de s'identifier avec l'homme qu'elle aimait, devinrent bientôt un besoin de son amour, son amour même, transfiguré, transporté dans l'infini!

XXIII

Il y eut peu de monde à l'enterrement, les pauvres cercueils n'étant pas, à Périgueux plus qu'ailleurs, convoyés par des multitudes. Il est vrai que Marchenoir, ayant oublié jusqu'aux noms de la plupart de ses concitoyens d'autrefois, s'était borné à faire insérer dans l'Écho de Vésone un entrefilet de convocation générale aux obsèques du défunt. D'ailleurs, la Liturgie mortuaire de l'Église,—la plus grande chose terrestre à ses yeux,—agissait sur tout son être, en cette circonstance, avec une force inouïe et l'exiguité du bétail condolent ne fut inaperçue que de lui.

Pour un pareil désenchanté de la vie, qui n'en connut jamais que les plus atroces rigueurs, et qui semblait avoir été créé eunuque aux joies de ce monde, il y avait dans l'appareil religieux de la mort une force de vertige qui le confisquait tout entier avec un absolu despotisme. C'était la seule majesté à laquelle ce révolté ne résistât pas. On l'avait vu souvent suivre des enterrements d'inconnus et il fallait qu'il fût bien pressé pour ne pas entrer dans une église lorsque le seuil tendu de noir l'avertissait de quelque cérémonie funèbre. Combien d'heures il avait passées dans les cimetières de Paris, à des distances infinies du vacarme social, déchiffrant les vieilles tombes et les surannées épitaphes des adolescents en poussière, dont les contemporains étaient aujourd'hui des ancêtres et dont personne au monde ne se souvenait plus!

Aux yeux de ce contempteur universel, la Mort était vraiment la seule souveraine qui eût le pouvoir d'ennoblir pour de bon la fripouille humaine. Les médiocres les plus abjects lui devenaient augustes aussitôt qu'ils commençaient à pourrir. La charogne du plus immonde bourgeois se calant et se cantonnant dans sa bière pour une sereine déliquescence, lui paraissait un témoignage surprenant de l'originelle dignité de l'homme.

Cette irraisonnée induction, venant à refluer intérieurement sur le plexus syllogistique de son esprit, Marchenoir avait toujours été rempli de conjectures devant tous les signes funèbres. Sans doute, les oracles de la foi touchant les fins dernières et l'ultime rétribution de l'animal responsable, suffisaient à ce croyant. Mais le visionnaire qui était au fond du croyant avait de bien autres exigences, que Dieu seul, sans doute, eût été capable de satisfaire.

Précisément, ce mot d'exigence le faisait bondir. Lui que la mort avait tant déchiré, il se raidissait, en des transports de rage, contre la rhétorique de résignation, qui nomme repos ou sommeil, la liquéfaction des yeux et le rongement des mains de l'être aimé, et le grouillement d'helminthes de sa bouche, et tous les viols inexprimables de la matière sur cette argile si vainement spiritualisée! Il trouvait que l'exigence n'était vraiment pas du côté d'un homme à qui on prenait sa femme ou son enfant, pour en faire, il ne savait quoi, et qu'on priait d'attendre jusqu'à la consommation des siècles!

Si ce n'était pas là une dérision à faire crouler les étoiles, c'était terriblement demander en échange de dons si précaires! Même en sachant tout, ce serait intolérable, et la vérité, c'est qu'on ne sait rien, absolument rien, sinon ce que le christianisme a voulu nous dire.

Mais quoi! c'est un atome d'espérance pour contrepeser un mont de terreurs! La religion seule donne la certitude de l'immortalité, mais c'est au prix de l'enfer possible, de la défiguration sans retour, du monstre éternel!

Cette pauvre créature qu'il pleure, ce misérable, et qu'il appelle en de désolées clameurs du fond de ses nuits,—qui fut son paradis terrestre, son arbre de vie, son rafraîchissement, sa lumière et sa paix dans ses combats,—qu'il n'aille pas s'imaginer, au moins, qu'il lui suffise de l'avoir vu mourir et d'avoir livré le déplorable corps aux dévorants hideux qui sont sous la terre. Si son âme est profonde, tout cela n'est que le commencement des douleurs.

Il y a,—qu'il ne l'oublie pas!—le ciel et l'enfer, c'est-à-dire une chance de béatitude contre dix-sept cent mille de malédiction et de hurlements sempiternels, ainsi que l'enseigne Monsieur Saint Thomas d'Aquin, dont le Bon Pasteur ne paraît pas avoir prévu les doctrines!

Les irrésistibles entraînements de cœur qui jetèrent dans ses bras l'infortunée, les caresses presque chastes, mais non permises, qui lui faisaient oublier, un instant, l'abomination de sa misère,—pendant qu'il s'attendrit confortablement sous les marronniers en fleur,—elle est probablement en train de les expier d'une façon qu'on ne pourrait pas, sans crever de rire, le voir entreprendre de conjecturer.

C'est toute la puissance divine qui est en armes pour supplicier cette douce fillette qui buvait les pleurs de ses yeux et qui se mettait à genoux pour laver ses pieds en sang, quand il avait trop marché pour sa rédemption. C'est maintenant contre elle toute une armée de Xerxès d'épouvantements. La plus intime essence du feu sera tirée de l'actif noyau des astres les plus énormes, pour une inconcevable flagrance de tortures qui n'auront jamais de fin. Cette affreuseté de la putréfaction sépulcrale qui est à faire se cabrer les cavalcades de l'Apocalypse,—ah! ce n'est rien, c'est la beauté même, comparée à l'infamation surnaturelle de l'image de Dieu dans ce brûlant pourrissoir!…

Le désolé catholique avait eu souvent de ces pensées qui le roulaient par terre, rugissant, épileptique, écumant d'horreur.—Dix mille ans de séparation, criait-il, je le veux bien, mais au moins, que je sache où ils sont ceux que j'ai aimés!

Obsécration insensée d'une âme ardente! Il aurait tout accepté, le diadème de crapauds, le mouvant collier de reptiles, les yeux de feu luisant au fond des arcades de vermine, les bras visqueux, tuméfiés, pompés par les limaces ou les araignées, et l'épouvantable ventre plein d'antennes et d'ondulements,—enfin des apparitions à le tuer sur place,—s'il eût été possible d'apprendre quelque chose au prix de cette monstrueuse profanation de ses souvenirs!

Et, maintenant, au bord de la fosse où, le prêtre étant parti, les pelletées de terre tombaient comme des pelletées de siècles sur le nouveau stagiaire de l'éternité, il ne trouvait, en fin de compte, d'autre refuge que la Prière. Cette âme lassée ne s'épuisait plus en sursauts et en convulsions inutiles. Catholique étonnamment fidèle, il s'arrangeait pour retenir le dogme tridentin de l'enfer interminable, en écartant l'irrévocabilité de la damnation. Il avait trouvé le moyen de mettre debout et de donner le souffle de vie à cette antinomie parfaite qui ressemblait tant à une contradiction dans les termes, quoiqu'elle devînt une opinion singulièrement plausible quand il l'expliquait. Mais la prière seule lui était vraiment bienfaisante,—l'infinie simplicité de la prière par laquelle une vie puissante et cachée sourdait tout au fond de lui, par-dessous les plus ignorés abîmes de sa pensée …

Il resta longtemps à genoux, si longtemps que les fossoyeurs achevèrent leur besogne et, pleins d'étonnement, l'avertirent qu'on allait fermer la porte du cimetière. Il eut une satisfaction à s'en aller seul, ayant fort redouté les crocodiles du sympathique regret. Son départ de Périgueux était fixé pour le lendemain et il se proposait de ne voir personne. Il rentra donc immédiatement, se fit apporter une nourriture quelconque et passa une partie de la nuit à écrire la lettre suivante à son ami Leverdier.

XXIV

«J'ai reçu ton argent, mon fidèle, mon unique Georges. Je ferai ce que tu me conseilles de faire, comme si c'était la Troisième Personne divine qui eût parlé, et voilà tout mon remerciement. J'arrive du cimetière et je pars demain pour la Grande Chartreuse.

«Je t'écris afin de me reposer en toi des émotions de ces derniers jours. Elles ont été grandes et terribles. Une virginité de cœur m'a été refaite, je pense, tout exprès pour que je visse expirer mon père que je ne croyais, certes pas, aimer tant que cela. Tu sais combien peu de place il avait voulu garder dans ma vie. Nous nous étions endurcis l'un contre l'autre, depuis longtemps, et je n'attendais rien de plus que cette obscure trépidation que donne à des mortels la vision immédiate et sensible de la mort. Il s'est trouvé qu'il m'a fallu prendre une hache et trancher des câbles pour échapper à ce trépassé qu'on portait en terre …

Je suis saturé, noyé de tristesse, mon ami, ce qui ne me change guère, tu en conviendras, mais la grande crise est passée et le voyage de demain m'apparaît comme une de ces aubes glacées et apaisantes que je voyais poindre, il y a deux ans, du fond de mon lit de fiévreux, après une nuit de fantômes. Ils encombrent désormais ma vie, les fantômes! ils m'environnent, ils me pressent comme une multitude, et les plus à redouter, hélas! ce sont encore les innocents et les très pâles qui me regardent avec des yeux de pitié et qui ne me font pas de reproches!

«Je viens de parcourir, en gémissant, cette pauvre maison de mon père où je suis né, où j'ai été élevé et qu'il va falloir vendre pour payer d'anciennes dettes, ainsi qu'on me l'a expliqué. La mélancolique sonorité de ces chambres vides, plafonnées, pour mon imagination, de tant de souvenirs anciens, a retenti profondément en moi. Il m'a semblé que j'errais dans mon âme, déserte à jamais.

«Pardonne-moi, mon bon Georges, ce dernier mot. Je crois que je ne pourrai jamais dire exactement ce que tu es pour le sombre Marchenoir. J'ai eu un frère aîné mort très jeune, dans la même année que ma mère. Tout à l'heure, j'ai retrouvé des objets enfantins qui lui ont appartenu. Je t'en ai déjà parlé. Il s'appelait Abel et c'est, sans doute, ce qui détermina mon père à m'accoutrer de ce nom de Caïn dont je suis si fier. Je l'aurais peut-être aimé beaucoup s'il avait pu vivre, mais je ne me le représente pas comme toi et je ne te nommerais pas volontiers mon frère.

«Tu es autre chose, un peu plus ou un peu moins, je ne sais au juste. Tu es mon gardien et mon toit, mon holocauste et mon équilibre, tu es le chien sur mon seuil, je ne sais pas plus ce que tu es, que je ne sais ce que je suis moi-même. Mais, quand nous serons morts à notre tour, si Dieu veut faire quelque chose de nos poussières, il faudra qu'il les repétrisse ensemble, cet architecte, et qu'il y regarde à trois fois avant d'employer l'étrange ciment qui lui collera ses mains de lumière!

«Tu as sans doute raison de me reprocher d'avoir écrit à Dulaurier et j'ai raison aussi, très probablement, de l'avoir fait. Il a jugé convenable de me répondre par une lettre qui le déshonore. N'est-ce pas là un beau résultat? Tout ce que tu m'écris de lui, il a pris la peine de me l'écrire lui-même. Le pauvre garçon, c'est à peine s'il se cache de la terreur que je lui inspire.

«Franchement, j'avais cru que ce sentiment bien connu de moi, à défaut de magnanimité, vaincrait son avarice et le déterminerait à me rendre le facile service que je lui demandais. Il a eu la bonté de me conseiller la fosse commune, en me rappelant à l'humilité chrétienne. Pour être si imprudent, il faut qu'il me croie tout à fait vaincu, autrement ce serait par trop bête d'outrager un homme dont la mémoire est fidèle et qui a une plume pour se venger!

«Quant au docteur, je ne l'avais pas prévu dans cette affaire. Ah! ils sont dignes de s'estimer et de se chérir, ces négriers de l'amitié qui m'ont jeté par-dessus bord à l'heure de prendre chasse, et qui mettraient à mes pieds les trésors de leur dévouement si j'obtenais un succès qui me rendît formidable! Avec quelle joie je leur ai renvoyé leur argent, tu le devines sans peine.

«Mais laissons cela. J'ai reçu la visite du notaire de la famille. Je lui suppose d'autres clients, car il est gras et luisant comme un lion de mer. Cet authentique personnage m'apportait d'infinies explications auxquelles je n'ai rien compris, sinon que mon père, vivant uniquement d'une pension de retraite, ne laisse absolument que sa maison et le mobilier, l'un et l'autre de peu de valeur, ce que je savais aussi bien que lui. Mais il m'a révélé certaines dettes que j'ignorais. Il faut tout vendre et l'acquéreur est déjà trouvé, paraît-il. J'ai même cru démêler que je pouvais bien n'en être séparé que de l'envergure d'un large soufflet. N'importe, j'ai signé ce qu'il a fallu, le drôle ayant tout préparé d'avance. Les pauvres n'ont pas droit à un foyer, ils n'ont droit à rien, je le sais, et je me suis cerclé le cœur avec le meilleur métal de ma volonté pour signer plus ferme.

«On me fait espérer un reliquat de quelques centaines de francs qui me seront envoyés, le tripotage consommé. Ce sera mon héritage. Si ton général des Chartreux veut me gratifier de son côté, il m'en coûtera peu de recevoir l'aumône de sa main. Nous pourrons, alors, faire l'acquisition d'un nouveau cheval de bataille pour la revanche ou pour la mort. J'ai le pressentiment que ce sera plutôt la mort et je crois vraiment qu'il me faudrait la bénir, car je commence à furieusement me lasser de jouer les Tantales de la justice!

«Dis à ma chère Marie l'Égyptienne qu'elle continue de prier pour moi dans le désert de notre aride logement. Elle ne pourrait rien faire qui me fût plus utile. Tu ne comprends pas trop bien tout cela, toi, mon pauvre séide. Tu ne sais que souffrir et te sacrifier pour mon service, comme si j'étais un Manitou de première grandeur, et la merveille sans rivale de cette fille consumée de l'amour mystique, est presque entièrement perdue pour toi. Tous les prodiges de l'Exode d'Égypte se sont accomplis en vain, sous tes yeux, en la personne de cette échappée à l'ergastule des adorateurs de chats et des mangeurs de vomissements à l'ognon de la Luxure.

«Pour moi, je grandis chaque jour dans l'admiration et je m'estime infiniment honoré d'avoir été choisi pour récupérer cette drachme perdue, cette perle évangélique flairée et contaminée par le groin de tant de pourceaux.

«Il est étrange que je sois précisément l'homme qu'il fallait pour rapprocher deux êtres si exceptionnels et si parfaitement dissemblables. Dans votre émulation à me chérir, c'est toi, l'homme de glace, qui me brûles et c'est elle, l'incendiée, qui me tempère. Tu ne te rassasies jamais de ce que tu nommes mes audaces et elle tremble parfois de ce qu'elle appelle naïvement mes justices. En même temps, vous vous reprochez l'un à l'autre de m'exaspérer. Chers et uniques témoins de mes tribulations les plus cachées, vous êtes bien inouïs tous les deux et nous faisons, à nous trois, un assemblage bien surprenant!

«Aujourd'hui, tu m'envoies à la Chartreuse du même air d'oracle que tu voulus, autrefois, me détourner d'aller à la Trappe. Seulement, cette fois, je t'obéis sans discussion et même avec autant d'allégresse qu'il est possible. Tel est le progrès de ton génie.

«Tu te portes garant de la roborative et intelligente hospitalité des Chartreux. Je le crois volontiers. Cependant il est peu probable que j'écrive beaucoup dans leur maison. Mais je ferai de l'ordre dans le taudion de mes pensées et je ferai passer le fleuve de la méditation la plus encaissée, au travers des écuries d'Augias de mon esprit.

«Quel livre pourrait être le mien, pourtant, si j'enfantais ce que j'ai conçu! Mais quel accablant, quel formidable sujet! Le Symbolisme de l'histoire, c'est-à-dire, l'hiérographie providentielle, enfin déchiffrée dans le plus intérieur arcane des faits et dans la kabale des dates, le sens absolu de signes chroniques, tels que Pharsale, Théodoric, Cromwel ou l'insurrection du 18 mars, par exemple, et l'orthographe conditionnelle de leurs infinies combinaisons! En d'autres termes, le calque linéaire du plan divin rendu aussi sensible que les délimitations géographiques d'un planisphère, avec tout un système corollaire de conjecturales aperceptions dans l'avenir!!… Ah! ce n'est pas encore ce livre qui me fera populaire, en supposant que je puisse le réaliser!

«Je te quitte, mon ami, la fatigue m'écrase et l'heure galope avec furie. J'ai hâte de fuir cette ville où je n'ai que des souvenirs de douleur et des perspectives de dégoût. Or, j'ai beaucoup à brûler, avant mon départ, dans cette maison qu'on va vendre. Je ne veux pas de profanations. Mais, ça ne va pas être fertile en gaîté, non plus, cette exécution de toutes les reliques de mon enfance!… Bonsoir, mes chers fidèles, et, au revoir dans quelques semaines.

«MARIE-JOSEPH CAÏN MARCHENOIR.»

XXV

Le surlendemain, Marchenoir commençait à pied l'ascension du Désert de la Grande Chartreuse. Lorsqu'il eut franchi ce qu'on appelle l'entrée de Fourvoirie, rainure imperceptible entre deux rocs monstrueux, au delà desquels la vie moderne paraît brusquement s'interrompre, une sorte de paix joyeuse fondit sur lui. Il allait enfin savoir à quoi s'en tenir sur cette Maison fameuse dans la Chrétienté,—si bêtement entrevue, de nos jours, à travers les fumées de l'alcoolisme démocratique,—ruche alpestre des plus sublimes ouvriers de la prière, de ceux-là qu'un vieil écrivain comparait aux Brûlants des cieux et qu'il appelait pour cette raison, les «Séraphins de l'Église militante!»

Les gens badigeonnés d'une légère couche de christianisme, qui veulent que les pèlerinages soient commodes, affirment sous serment que le monastère est inaccessible dans la saison des neiges. L'effet heureux de ce préjugé est une restitution périodique de l'antique solitude cartusienne tant désirée par saint Bruno pour ses religieux!

L'énorme affluence des voyageurs, dans ce qu'on est convenu d'appeler la belle saison, doit être, pour les solitaires, une bien pesante importunité. La foi du plus grand nombre de ces curieux n'aurait certainement pas la force évangélique qui fait bondir les montagnes, et beaucoup viennent et s'en vont qui n'ont pas d'autre bagage spirituel que le très sot journal d'un touriste sans ingénuité. N'importe! ils sont reçus comme s'ils tombaient du ciel,—aérolithes mondains de peu de fulgurance, qui ne déconcertent jamais l'accueillante résignation de ces moines hospitaliers.

La Grande Chartreuse doit donc être visitée en hiver par tous ceux qui veulent se faire une exacte idée de cette merveilleuse combinaison de la vie érémitique et de la vie commune qui caractérise essentiellement l'ordre cartusien, et dont la triomphante expérience accomplit, tout à l'heure, son huitième siècle.

Fondée en 1084, la famille de Saint Bruno,—rouvre glorieux qui couvrit le monde chrétien de sa puissante frondaison,—seule entre toutes les familles religieuses, a mérité ce témoignage de la Papauté: «Cartusia nunquam reformata, quia nunquam deformata, l'ordre des Chartreux, ne s'étant point déformé, n'a jamais eu besoin d'être réformé.»

Dans un siècle aussi jeté que le nôtre aux lamproies ou aux murènes de la définitive anarchie qui menace de faire ripaille du monde, il est au moins intéressant de contempler cet unique monument du passé chrétien de l'Europe, resté debout et intact, sans ébranlement et sans macule, dans le milieu du torrent des siècles.

«D'où cela vient-il?—dit un auteur chartreux contemporain.—De la sagesse qui accompagne nécessairement les résolutions du Définitoire, puisque ses Ordonnances n'obligent qu'après avoir été mises à l'essai; puisque ses Constitutions doivent être approuvées par ceux qui ne les ont pas faites. Ce qui nous a sauvés, c'est ce Définitoire libre, impartial, toujours indépendant, puisque les religieux qui peuvent et doivent le composer arrivent en Chartreuse ignorants ou incertains de leur nomination; ils y viennent alors sans idées préconçues, sans parti pris: la brigue et la cabale seraient impossibles.

«Dans les séances annuelles du Chapitre Général, la première occupation de cette assemblée est de former le Définitoire, composé de huit Définiteurs nommés au scrutin secret et n'ayant point fait partie du définitoire de l'année précédente. Ce définitoire, sous la présidence du R. P. Général, est chargé du bien de tout l'Ordre et exerce, conjointement avec le chef suprême, la plénitude du pouvoir, en vue d'ordonner, de statuer et de définir.

«Ce qui nous a sauvés, c'est l'énergie de cette espèce de concile, composé de membres de différentes nations qui, pour la plupart, n'ont point vécu et ne doivent point se retrouver avec ceux qu'ils frapperont d'une juste sentence. Parfaitement libre, il n'a jamais reculé, en aucune occasion, devant un coup d'énergie. Jamais, dans l'Ordre entier, jamais, dans une Province, un abus n'a été approuvé, même tacitement; nous pouvons même dire, histoire en main, que jamais un manquement grave aux Règles fondamentales de la vie cartusienne n'a été toléré dans aucune Chartreuse. Le Définitoire a averti, patienté, insisté, menacé; enfin, il a pris un moyen extrême, mais décisif, en vue du bien commun: il a rejeté telle maison qui n'observait plus la Règle dans son entier et refusait de s'amender et de se soumettre; il l'a rejetée, déclarant que ni les personnes ni les biens n'appartenaient plus à l'Ordre, laissant aux réfractaires, édifices, rentes, propriétés, tout, excepté le nom de Chartreux et la Règle de saint Bruno, Cartusia nunquam deformata, parce que dès que l'Ordre prit de l'extension, au commencement du douzième siècle, nos ancêtres surent nous donner une Constitution aussi forte qu'elle était large, aussi sage qu'elle était gardienne de la seule vraie liberté qui consiste, non point à pouvoir faire le mal ou le bien, mais, au contraire, à être dans l'heureuse nécessité de ne faire que le bien, tout en choisissant, parmi ce qui est bien, ce qui nous paraît le meilleur.»

Du reste, il suffit de franchir les limites de ce célèbre Désert pour sentir l'absence soudaine du dix-neuvième siècle et pour avoir, autant que cela est possible, l'illusion du douzième. Mais, il faut que la route ne soit pas encombrée par les caravanes tapageuses de la curiosité. Alors, c'est vraiment le Désert sourcilleux et formidable que Dieu lui-même, dit-on, avait désigné à son serviteur Bruno et à ses six compagnons pour que leur postérité spirituelle y chantât, pendant huit cents ans, au moins, dans la paix auguste des hauteurs, la Jubilation de la terre devant la face du Seigneur Roi. Jubilate Deo omnis terra … Jubilate in conspectu Regis Domini!

Marchenoir n'avait jamais savouré si profondément la beauté religieuse et pacifiante du silence, que dans cette montée de la Grande Chartreuse, entre Saint-Laurent-du-Pont et le monastère. La nuit avait été fort neigeuse et le paysage entier, vêtu de blanc comme un chartreux, éclatait aux yeux sous la mateur grise d'un ciel bas et lourd qui semblait s'accouder sur la montagne. Seul, le torrent qui roule au fond de la gorge sauvage, tranchait par son fracas sur l'immobile taciturnité de cette nature sommeillante. Mais,—à la manière d'une voix unique dans un lieu très solitaire,—cette clameur d'en bas, qui montait en se dissolvant dans l'espace, y était dévorée par ce silence dominateur et le faisait paraître plus profond encore et plus solennel.

Il se pencha—pour regarder en rêvant cette eau folle et bondissante, qu'on appelle si improprement le Guiers-Mort, et dont la couleur, pareille au bleu de l'acier quand elle se précipite, ressemble à une moire verte ondulée d'écume, quand elle se recueille, en frémissant, dans une conque de rochers, pour un élan plus furieux et pour une chute plus irrémédiable.

Il se prit à songer à l'énorme durée de cette existence de torrent qui coule ainsi, pour la gloire de Dieu, depuis des milliers d'années, bien moins inutilement, sans doute, que beaucoup d'hommes qui n'ont certes pas sa beauté et qu'il a l'air de fuir en grondant pour n'avoir pas à refléter leur image. Il se souvint que Saint Bernard, Saint François de Sales et combien d'autres, après Saint Bruno, étaient venus en ce lieu; que des pauvres ou des puissants, évadés du monde, avaient passé par là, pendant une moitié de l'histoire du Christianisme, et qu'ils avaient dû être sollicités, comme lui-même, par cette figure, perpétuellement fuyante, de toutes les choses du siècle …

Une méditation de cette sorte et dans un tel endroit, est singulièrement puissante sur l'âme et recommandable aux ennuyés et aux tâtonnants de la vie. Marchenoir, aussi blessé et aussi saignant que puisse l'être un malheureux homme, sentit une douceur infinie, un calme de bonne mort, insoupçonné jusqu'à cet instant. Il se baigna dans l'oubli de ses douleurs immortelles, hélas! et qui devaient, un peu plus tard, le ressaisir. À mesure qu'il montait, sa paix grandissait en s'élargissant, tout son être se fondait et s'évaporait dans une suavité presque surhumaine.

Une page adorable de naïveté qu'il avait autrefois apprise par cœur, tant il la trouvait belle, lui revenait à la mémoire et chantait en lui, comme une harpe d'Éole de fils de la Vierge animée par les soupirs des séraphins.

Cette page, il l'avait trouvée dans une ancienne Vie de ce célèbre
Père de Condren, dont la doctrine était si sublime, paraît-il, que le
cardinal de Bérulle écrivait à genoux tout ce qu'il lui entendait dire.
Voici en quels termes cet étonnant personnage s'exprimait sur les
Chartreux:

«Ce sont des hommes choisis de Dieu pour exprimer, le plus naïvement et exactement qu'il est possible à des créatures humaines, l'état de ceux que l'Écriture appelle les enfants de la Résurrection, et pour vivre dans un corps mortel, comme s'ils étaient de purs esprits immortels. Ils sont donc sans cesse élevés hors d'eux-mêmes dans une contemplation des choses divines; il n'y a point de nuit pour eux, puisque c'est durant les ténèbres de la terre qu'ils font les saintes opérations des enfants de lumière. Ils sont tous honorés du saint caractère de la Prêtrise, comme saint Jean témoigne que tous les saints seront prêtres dans le ciel. Leurs habits sont de la couleur de ceux des Anges, lorsqu'ils apparaissent aux hommes; leur modestie et leur innocence est un tableau de la sage simplicité et de la droiture des Bienheureux.

«Leur habitation dans les montagnes de la Grande Chartreuse n'est point un séjour pour des personnes du monde; il faut n'avoir rien que l'esprit pour subsister dans une telle demeure. Aussi, peut-on sortir des tombeaux de toutes sortes de monastères pour aller revivre parmi ces saints ressuscités, mais lorsqu'on est parvenu dans ce Paradis, il n'y a plus rien à espérer sur la terre. On y peut venir de tous les endroits du monde, même des plus sacrés, mais lorsqu'on est arrivé dans cette Maison de Dieu et cette Porte du Ciel, il faut être saint ou on ne le deviendra jamais!»

—Être saint! cria Marchenoir, comme en délire, qui peut l'espérer?… Job, dont on célèbre la patience, a maudit le ventre de sa mère, il y a quatre mille ans, et il faut des centaines de millions de désespérés et d'exterminés pour faire la bonne mesure des souffrances que l'enfantement d'un unique élu coûte à la vieille humanité!… Sera-ce donc toujours ainsi, ô Père céleste, qui avez promis de régner sur terre?…

XXVI

L'ensemble des constructions de la Grande Chartreuse couvre une étendue de cinq hectares et ses bâtiments sont abrités par quarante mille mètres carrés de toiture. Au seul point de vue topographique, ces chiffres justifient suffisamment l'épithète de grande inséparable du nom de Chartreuse, quand, on veut désigner ce caput sacrum de toutes les chartreuses de la terre. On dit la Grande Chartreuse comme on dit Charlemagne.

Écrasée une première fois par une avalanche, au lendemain de sa fondation, et reconstruite presque aussitôt sur l'emplacement actuel, moins exposé à la chute des masses neigeuses; saccagée deux fois de fond en comble par les calvinistes et les révolutionnaires, cette admirable Métropole de la vie contemplative a été incendiée huit fois en huit siècles. Ces huit épreuves par le feu, symbole de l'Amour, rappellent à leur manière les huit Béatitudes évangéliques, qui commencent par la Pauvreté et finissent par la Persécution.

Enfin, le 14 octobre 1792, la Grande Chartreuse fut fermée par décret de l'Assemblée nationale et rouverte seulement le 8 juillet 1816. Pendant vingt-quatre ans, cette solitude redevint muette, de silencieuse qu'elle avait été si longtemps, muette et désolée comme ces cités impies de l'Orient que dépeuplait la colère du Seigneur.

C'est qu'il lui fallait payer pour tout un peuple insolvable que pressait l'aiguillon du châtiment, en accomplissement de cette loi transcendante de l'équilibre surnaturel, qui condamne les innocents à acquitter la rançon des coupables. Nos courtes notions d'équité répugnent à cette distribution de la Miséricorde par la Justice. Chacun pour soi, dit notre bassesse de cœur, et Dieu pour tous. Si, comme il est écrit, les choses cachées nous doivent être révélées un jour, nous saurons, sans doute, à la fin, pourquoi tant de faibles furent écrasés, brûlés et persécutés dans tous les siècles; nous verrons avec quelle exactitude infiniment calculée furent réparties, en leur temps, les prospérités et les douleurs, et quelle miraculeuse équité nécessitait passagèrement les apparences de l'injustice!

Chose digne de remarque, la Grande Chartreuse continua d'être habitée. Un religieux infirme y resta et n'y fut jamais inquiété, bien qu'il portât toujours l'habit. Le 7 avril 1805,—c'était le dimanche des Rameaux,—on le trouva mort dans sa cellule, à genoux à son oratoire: il avait rendu son âme à Dieu, en priant. Peu de jours après, Chateaubriand visitait la Grande Chartreuse.

«Je ne puis décrire, dit-il, dans ses Mémoires d'Outre-tombe, les sensations que j'éprouvai dans ce lieu! les bâtiments se lézardaient sous la surveillance d'une espèce de fermier des ruines; un frère lai était demeuré là pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir. La religion avait imposé à l'amitié la fidélité et la reconnaissance. Nous vîmes la fosse étroite, fraîchement couverte. On nous montra l'enceinte du couvent, les cellules accompagnées chacune d'un jardin et d'un atelier; on y remarquait des établis de menuisiers et des rouets de tourneurs, la main avait laissé tomber le ciseau! Une galerie offrait les portraits des Supérieurs de l'Ordre. Le palais ducal de Venise garde la suite des ritratti des Doges, lieux et souvenirs divers! Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Lesueur. Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous repartîmes.»

Aujourd'hui, la Grande Chartreuse est aussi prospère que jamais. Les innombrables voyageurs peuvent rendre témoignage de l'étonnante vitalité de cette dernière racine du vieux tronc monastique, que quatre révolutions et quatre républiques n'ont pu arracher du sol de la France.

Il serait puéril d'entreprendre une cent unième description de cette célèbre Cité du renoncement volontaire et de la vraie joie, aujourd'hui connue de tout ce qui lit et pense dans l'univers. D'ailleurs, Marchenoir ne visitait pas la Grande Chartreuse en observateur, mais en malade et, plus tard, il eût été fort embarrassé de rendre compte des heures de son séjour qui dura près d'un mois.

Simplement, il avait résolu de s'enfoncer, comme il pourrait, dans ce silence, dans cette contemplation, dans ce crépuscule d'argent de l'oraison, qui guérit les colères et qui guérit les tristesses. Il savait d'avance combien la solitude est nécessaire aux hommes qui veulent vivre, plus ou moins, de la vie divine. Dieu est le grand Solitaire qui ne parle qu'aux solitaires et qui ne fait participer à sa puissance, à sa sagesse, à sa félicité, que ceux qui participent, en quelque manière, à son éternelle solitude! Sans doute, la solitude est réalisable partout et même au milieu des meutes courantes du monde, mais quelles âmes cela suppose, et quel exil pour de telles âmes! Or, il avait le pied dans la patrie de ces exilées: la famille chartreuse de saint Bruno, la plus parfaite de toutes les conceptions monastiques, la grande école des imitateurs de la solitude de Dieu!

Marchenoir y trouva précisément ce qu'il était venu chercher, ce qu'il avait déjà commencé à trouver en chemin: la paix et la charité.

Levavi oculos meos in montes, dit-il au père qui le reçut, unde veniet auxilium mihi. Je vous apporte mon âme à ressemeler et à décrotter. Je vous prie de souffrir ces expressions de cordonnier. Si j'en employais de moins nobles, j'exprimerais encore mieux l'immense dégoût que m'inspire à moi-même l'indigent artiste qui vient implorer l'hospitalité de la Grande Chartreuse.

L'autre, un long moine pacifique, à la tonsure joyeuse, regarda l'hirsute et lui répondit avec douceur:

—Monsieur, si vous êtes malheureux, vous êtes le plus cher de nos amis, les montagnes de la Grande Chartreuse ont des oreilles et le secours qu'elles pourront vous donner ne vous manquera pas. Quant à votre chaussure spirituelle, ajouta-t-il en riant, nous travaillons quelquefois dans le vieux, et peut-être arriverons-nous à vous satisfaire.

La jubilante physionomie de ce religieux plein d'intelligence plut immédiatement à Marchenoir. En quelques paroles serrées et rapides de ce préliminaire entretien, il lui exposa toute son aventure terrestre. Il lui dit ses travaux et les ambitieuses pétitions de sa pensée.—Je veux écrire l'histoire de la Volonté de Dieu, formula-t-il, avec cette saisissante précision de discobole oratoire qui paraissait le plus étonnant de ses dons.

Pour le dire ici en passant, Marchenoir, aux temps de la République romaine, eût été tribun, comme les Gracques, et il eût marché de plain-pied sur la face antique. La maîtresse du monde prenait volontiers ses maîtres parmi ces porte-foudre, ces fracassants de la parole que le genre humain,—muet de stupéfaction depuis sa chute,—a toujours écoutés.

Cette faculté, tout à fait supérieure en lui, avait eu le développement tardif de ses autres facultés. Longtemps, il avait eu la bouche cousue et la langue épaisse. Sa timidité naturelle, une compressive éducation, puis, l'étouffoir de toutes les misères de sa jeunesse, avaient exceptionnellement prolongé pour lui le balbutiement de l'enfance. Il avait fallu la décisive rencontre de Leverdier et la nouvelle existence qui s'ensuivit, pour lui dénouer à la fois le cœur, l'esprit et la langue. Un jour, il se leva tout armé … pour n'avoir jamais à combattre,—l'exutoire unique d'un orateur dans les temps modernes, c'est-à-dire la politique de parlement, lui faisant horreur.

Ce tonitruant dut éteindre ses carreaux. Seulement, parfois, il éclatait et c'était superbe. Comme imprécateur, surtout, il était inouï. On l'avait entendu rugir comme un lion noir, dans des cabinets de directeurs de journaux, qu'il accusait, avec justice, de donner le pain des gens de talent à d'imbéciles voyous de lettres et qu'il saboulait comme la plus vile racaille.

Mais, à la Grande Chartreuse, il n'avait aucun besoin de ce prestige, ni d'aucun autre. Il suffisait, comme le lui avait dit le père Athanase, dès le premier instant, qu'on le sût malheureux et souffrant d'esprit. Même les habitudes de cet artiste parisien furent prises en considération, autant qu'il était possible, par l'effet d'une bonté discrète et vigilante qui le pénétra. Ce malade ne fut soumis à la décourageante rigueur d'aucun règlement de retraite. Tout ce qui n'était pas incompatible avec la régularité du monastère lui fut accordé, sans même qu'il le demandât, jusqu'à la permission de fumer dans sa chambre, faveur presque sans exemple. On le laissa songer à son aise. Son âme excédée, vibrante comme un cuivre, se détendit et s'amollit,—délicieusement,—à la flamme pleine de parfums de cette charité …

Chaque jour, le père Athanase, devenu son ami, le venait voir, lui donnant avec joie tout le temps qu'il pouvait. Et c'étaient des conversations infinies, où le religieux, naguère élevé dans les abrutissantes disciplines du monde, s'instruisait, une fois de plus, de leur néant, à l'école de ce massacré, et qui remplissaient celui-ci d'une tranquille douleur de ne pouvoir leur échapper dans la lumineuse Règle de ces élargis.

Ces chartreux si austères, si suppliciés, si torturés par les rigueurs de la pénitence,—sur lesquels s'apitoie, légendairement, l'idiote lâcheté des mondains,—il voyait clairement que ce sont les seuls hommes libres et joyeux dans notre société de forçats intellectuels ou de galériens de la fantaisie, les seuls qui fassent vraiment ce qu'ils ont voulu faire, accomplissant leur vocation privilégiée dans cette allégresse sans illusion que Dieu leur donne et qui n'a besoin d'aucune fanfare pour s'attester à elle-même qu'elle est autre chose qu'une secrète désolation.

—Mon père, dit-il un jour, croyez-vous, en conscience, que la vie religieuse régulière me soit décidément et absolument interdite? Vous savez toute mon histoire, tous mes rêves inhumés, et mon clairvoyant dégoût de toutes les séculières promesses. Les liens qui me tiennent encore peuvent se rompre. Le livre que je porte en moi, s'il est viable, pourrait naître ici, puisque vous êtes un ordre écrivant. Vous voyez combien je suis exposé à périr dans de vaines luttes, où il est presque impossible que je triomphe; combien je suis fatigué et recru de ma douloureuse voie. Mon âme, qui n'en peut plus, s'entr'ouvre comme un vaisseau criblé qui a trop longtemps tenu la mer … Ne pensez-vous pas que cette retraite imprévue est, peut-être, un coup de la Providence qui voulait, dès longtemps, me conduire et me fixer dans le Havre-de-Grâce de votre maison?

—Mon cher ami, repartit le père devenu très grave, depuis l'heure de votre arrivée, j'attendais cette question. Elle vient assez tard pour que j'aie pu, en vous étudiant, me préparer à y répondre. En conscience et devant Dieu, dont j'ignore autant que vous les desseins, je ne vous crois pas appelé à partager notre vie, quant à présent, du moins. Vous avez quarante ans et vous êtes amoureux. Vous ne le voyez pas, vous ne le savez pas, mais il en est certainement ainsi et cela saute aux yeux. Votre ami pourrait vous le dire, s'il n'est pas aveugle. Je veux croire à la pureté de votre passion, mais cette circonstance est adventice et n'en change pas le caractère. Vous êtes tellement amoureux qu'en ce moment même, vous frémissez jusqu'au fond de l'âme.

Or, je le répète, vous avez quarante ans. Vous m'avez parlé de la valeur symbolique des nombres, étudiez un peu celui-là. La quarantième année est l'âge de l'irrévocable pour l'homme non condamné à un enfantillage éternel. Une pente va s'ouvrir sous vos pieds, j'ignore laquelle, mais, à mon jugement, il serait miraculeux qu'elle vous portât dans un cloître. Puis, vous êtes un homme de guerre et de perpétuelle inquiétude. Tout cela est bien peu monastique. C'est encore une sottise romantique dont il faudra vous débarrasser, mon cher poète, de croire que le dégoût de la vie soit un signe de vocation religieuse. Vous n'êtes jusqu'à présent que notre hôte, vous allez et venez comme il vous plaît, vous rêvez sur la montagne et dans notre belle forêt de sapins verts, malgré les cinquante centimètres de neige qui vous paraissent un enchantement de plus, mais, croyez-moi, l'apparition de notre Règle vous remplirait d'effroi. C'est alors que vous sentiriez la force du lien que vous croyez pouvoir rompre à votre volonté, et qui vous paraîtrait aussi peu fragile que l'immense chaîne de bronze qui barrait le port de Carthage. Au bout d'une semaine de cellule, le manteau noir de nos postulants vous brûlerait les reins, comme la fabuleuse tunique, et vous deviendriez vous-même un Centaure pour nous fuir … mon pauvre enfant!

Marchenoir baissa la tête et pleura.

XXVII

Il avait raison, ce père. Le malheureux était terriblement mordu et il le sentait, maintenant. Mais c'était bien étrange qu'il eût fait un si long voyage pour l'apprendre, que sa sécurité eût été, jusque-là, si parfaite et que rien, depuis tant de mois, ne l'eût averti! Ce traître de Leverdier, pourquoi donc n'avait-il rien dit? Ah! c'est qu'apparemment il jugeait le mal sans remède et, dès lors, à quoi bon infliger cette révélation à un ami déjà surchargé de peines? Peut-être aussi, ne l'avait-il envoyé aux Chartreux que pour cela, comptant bien, sans doute, qu'un ulcère qui sautait aux yeux n'échapperait pas à leur clairvoyance.

Muni de ce flambeau, Marchenoir descendit dans les cryptes les plus ténébreuses de sa conscience et sa stupéfaction, son épouvante, furent sans bornes. Rien ne tenait plus. Les contreforts de sa vertu croulaient de partout, les madriers et les étançons en bois de fer de sa volonté, par lesquels il avait cru narguer toutes les défaillances de la nature, pourris et vermoulus, tombaient littéralement en poussière. Tout sonnait le creux et la ruine. C'était un miracle que l'effondrement ne se produisît pas. Il allait donc falloir vivre sur ce gouffre, au petit bonheur de l'éboulement. Impossible de prévenir le désastre et nul moyen de fuir. L'évidence du danger arrivait trop tard.

Triple imbécile! il s'était imaginé que l'amitié est une chose espérable entre un homme et une femme qui n'ont pas au moins deux cents ans et qui vivent tous les jours ensemble! Cette superbe créature, à laquelle il venait de découvrir qu'il pensait sans cesse, il avait cru bêtement qu'elle pourrait être pour lui une sœur, rien que cela, qu'il pourrait lui être un frère et qu'on irait ainsi, dans les chastes sentiers de l'amour divin,—indéfiniment.—Je suis cuit, pensa-t-il, sans rémission, cette fois.

Effectivement, cela devenait effroyable. Le premier goret venu aurait trouvé parfaitement soluble cette situation. Il aurait décidé de coucher ensemble, sans difficulté. Marchenoir ne voyait pas le moyen de s'en tirer à si peu de frais ou, plutôt, cette solution, détestée d'avance, lui paraissait le plus à craindre de tous les naufrages.—Impétueusement, il l'écartait …

Depuis quelques années, il avait placé si haut sa vie affective que cette idée, seule, le profanait. Il était fier de sa Véronique, autant que d'un beau livre qu'il eût écrit. Et c'en était un vraiment sublime, en effet, que sa foi religieuse lui garantissait impérissable. Elle n'avait pas un sentiment, une pensée, ou même une parole, qu'elle ne tînt de lui. Seulement, tout cela passé, tamisé, filtré à travers une âme si singulièrement candide, qu'il semblait que sa personne même fût une traduction angélique de ce sombre poème vivant qui s'appelait Marchenoir.

Cette ordure de fille, ensemencée et récoltée dans l'ordure,—qui renouvelait, en pleine décrépitude du plus caduc de tous les siècles, les Thaïs et les Pélagie de l'adolescence du christianisme,—s'était transformée, d'un coup, par l'occasion miraculeuse du plus profane amour, en un lis aux pétales de diamant et au pistil d'or bruni des larmes les plus splendides qui eussent été répandues, depuis les siècles d'extase qu'elle recommençait. Madeleine, comme elle voulait qu'on l'appelât, mais Madeleine de la Sépulture, elle avait tellement volatilisé son amour pour Marchenoir que celui-ci n'existait presque plus pour elle à l'état d'individu organique. À force de ne voir en ce déshérité qu'un lacrymable argument de perpétuelle prière, elle avait fini par perdre, quand il s'agissait de lui, le discernement d'une limite exacte entre la nature spirituelle et la nature sensible, entre le corps et l'âme, et,—quoiqu'elle s'occupât, avec un zèle mécanique, des matérialités de leur étonnant ménage,—c'était l'âme surtout, l'âme seule, que cette colombe de proie prétendait ravir.

Depuis l'Évangile, ce mot de colombe invoque précisément l'idée de simplicité. Véronique était inexplicable aussi longtemps que cette idée ne venait pas à l'esprit. Jamais il ne s'était vu un cœur plus simple. Le langage moderne a déshonoré, autant qu'il a pu, la simplicité. C'est au point qu'on ne sait même plus ce que c'est. On se représente vaguement une espèce de corridor ou de tunnel entre la stupidité et l'idiotie.

«La conversation du Seigneur est avec les simples,» dit la Bible, ce qui suppose, pourtant, une certaine aristocratie. Ici, c'était une absence complète de tout ce qui peut avoir un relief, une bosse quelconque de vanité ou de l'amour-propre le plus instinctif. L'hypothèse d'une humilité très profonde, engendrée par un repentir infini, aurait mal expliqué cette innocence de clair de lune.

Le passé était tellement aboli que, pour s'en souvenir, il fallait imaginer un dédoublement du sujet, un recommencement de nativité, une surcréation du même être, repétri, cette fois, dans une essence un peu plus qu'humaine. Elle-même, la prédestinée, n'y comprenait rien. Elle avait des étonnements enfantins, des agrandissements d'yeux limpides, quand une circonstance la forçait de regarder en arrière.—Est-ce bien moi qui ai pu être ainsi! Telle était son impression et, presque aussitôt, cette impression s'effaçait….

Pour faire sa maîtresse de cette ci-devant courtisane dont il était adoré, Marchenoir eût été forcé de la séduire comme une vierge, en passant par toutes les infamies et en buvant toutes les hontes du métier, sans aucun espoir d'être secouru par le spasme entremetteur qui finit, ordinairement, par jeter aux cornes du bouc l'ignorante muqueuse des impolluées.

Le diable savait, cependant, si l'impureté de la repentie avait été ardente et d'autres, en très grand nombre, le savaient aussi, qui ne le valaient, certes pas, ce Prince à la Tête écrasée! Qu'étaient-elles devenues, les richesses de cette trésorière d'immondices? On ne savait pas. Il fallait implorer une rhétorique de souffleur de cornues, se dire qu'on était en présence d'un mystérieux creuset, naguère allumé pour fondre un cœur, et dont les inférieures flammes, après la transmutation, s'étaient éteintes. Le fait est qu'il n'en restait rien, absolument rien.

Marchenoir vivant très retiré, au fond d'un quartier désert visité par très peu de juges, put échapper longtemps aux sentences, maximes, apophtegmes, réflexions morales, admonitions ou conseils des sages. Il n'encourageait pas les inquisiteurs de sa vie privée. Mais on avait fini par savoir qu'il vivait avec la Ventouse, dont la disparition était restée inexpliquée, et quelques clients anciens avaient même entrepris de la reconquérir.

Marchenoir, pour avoir la paix, fit une chose que lui seul pouvait faire. Ayant été insulté par trois d'entre eux, en pleine solitude du boulevard de Vaugirard, un soir qu'il rentrait accompagné de sa prétendue maîtresse, il lança le premier dans un terrain vague, par-dessus un mur de clôture et rossa tellement les deux autres qu'ils demandèrent grâce. On le laissa tranquille, après un tel coup, et les bruits ignobles qui se débitèrent furent sans aucun effet sur cet esprit fier, qui se déclarait pachyderme à l'égard de la calomnie.

—Demandez-moi, disait Véronique à Leverdier, comment j'ai pu aimer mon pauvre Joseph, et comment j'ai pu aimer le Sauveur Jésus. Je ne suis pas assez savante pour vous le dire, mais quand j'ai vu notre ami si malheureux, il m'a semblé que je voyais Dieu souffrir sur la terre.

Elle confondait ainsi les deux sentiments, jusqu'à n'en faire qu'un seul, si extraordinaire par ses pratiques et d'un lyrisme d'expression si dévorant, que Marchenoir et Leverdier commencèrent à craindre un éclatement de ce vase de louanges, qui leur semblait trop fragile pour résister longtemps à cette exorbitante pression d'infini.

XXVIII

Toutes ces pensées assiégeaient à la fois l'hôte désemparé de la Grande
Chartreuse. Il se souvenait qu'en un jour d'enthousiasme et sans trop
savoir ce qu'il faisait, il avait offert à Véronique de l'épouser.
Celle-ci lui avait répondu en propres termes:

—Un homme comme vous ne doit pas épouser une fille comme moi. Je vous aime trop pour jamais y consentir. Si vous avez le malheur de désirer la pourriture qui me sert de corps, je vais demander à Dieu qu'il vous guérisse ou qu'il vous délivre de moi.

Cela avait été dit avec une résolution si nette qu'il n'y avait pas à recommencer. À la réflexion, Marchenoir avait compris la sagesse héroïque de ce refus, et béni intérieurement la sainte fille pour cet acte de vertu qui le sauvait de tourments infinis.

Il ne se sentait pas épris à cette époque. Mais, maintenant, qu'allait-il faire? Impossible d'épouser la femme qu'il aimait, impossible et hideux d'en faire sa maîtresse, impossible surtout de vivre sans elle. Aucun expédient, même très lointain, n'apparaissait. Continuer le concubinage postiche, en se condamnant au silence, où en prendrait-il la force? Même en acceptant cette chape de flammes comme une pénitence, comme une expiation de tant de choses que sa conscience lui reprochait, c'était encore une absurdité de prétendre récolter la palme du martyre chrétien sur la margelle en biseau d'une citerne de désirs.

Il ne lui serait donc jamais accordé une halte, un repos assuré d'une seule heure, un oreiller de granit pour appuyer sa tête et vraiment dormir! Et le moyen de travailler avec tout cela? Car il ne pouvait se dispenser de donner son fruit, ce pommier de tristesse qui ne soutirait plus sa sève que du cœur des morts. Il faudrait, bientôt, comme auparavant, inventer d'écrire en retenant des deux mains plusieurs murailles toujours croulantes, reprendre et remâcher tous les vieux culots d'une misère sans issue, retraîner sempiternellement, avec des épaules en sang, la voiture à bras du déménagement de ses vieilles illusions archi-décrépites, crevassées, poussiéreuses, grelottantes, mais cramponnées encore et inarrachables!

La seule abomination qui lui eût manqué jusqu'à cet instant: l'amour sans espérance, ce trésor de surérogatoires avanies, désormais ne lui manquait plus. C'était admirablement complet! Encore une fois, qu'allait-il devenir? Il prit un marteau pour enfoncer en lui cette question, jusqu'à se crever le cœur, et la réponse ne vint pas….

La littérature dite amoureuse a beaucoup puisé dans la vieille blague des délices du mal d'aimer. Marchenoir n'y trouvait que des suggestions de désespoir. Il avait bien cru, cependant, que c'était fini pour lui, les années de servitude, ayant payé de si royales rançons au Pirate aveugle qui capture indistinctement toutes les variétés d'animaux humains! Il n'était plus d'humeur à pâturer la glandée d'amour. En fait d'élégies, il n'avait guère à offrir que des beuglements de tapir tombé dans une fosse, et les seuls bouquets à Chloris qu'on pût attendre de lui, eussent été moissonnés, d'une affreuse main, parmi les blêmes végétaux d'un chantier d'équarrisseur.

À force de piétiner cette broussaille d'épines, il finit par faire lever une idée, trois fois plus noire que les autres, une espèce de crapaud-volant d'idée qui se mit à lui sucer l'âme. Sa bien-aimée avait appartenu à tout le monde, non par le désir ou le commencement du désir, comme c'était son cas, mais par la caresse partagée, la possession, l'étreinte bestiale.

Aussitôt que cette fange l'eut touché, le misérable amoureux s'y roula, comme un bison. Il eut une vision immédiate du passé de Véronique, une vision bien actuelle, inexorablement précise. Alors lui furent révélés, du même coup, l'impérial despotisme de ce sentiment nouveau qui le flagellait avec des scorpions, dès le premier jour, et l'enfantillage réel des antérieures captations de sa liberté.

Il vit, dans une clarté terrible, que ce qu'il avait cru, par deux fois, l'extrémité de la passion, n'avait été qu'une surprise des sens, en complicité avec son imagination. Sans doute, il avait souffert de ne jamais recueillir que des épaves, et ses fonctions de releveur lui avaient paru, bien des fois, une destinée fort amère! Il se rappelait de sinistres heures. Mais, du moins, il pouvait encore parler en maître et commander au monstre de le laisser tranquille.

Aujourd'hui, le monstre revenait sur lui et lui broyait doucement les os dans sa gueule. Ah! il s'était donné des airs de mépriser la jalousie et il s'était cru amoureux! Mais l'amour véritable est la plus incompatible des passions inquiètes. C'est un carnassier plein d'insomnie, tacheté d'yeux, avec une paire de télescopes sur son arrière-train.

L'Orgueil et sa bâtarde, la Colère, se laissent brouter par leurs flatteurs; la pacifique Envie lèche l'intérieur des pieds fromageux de l'Avarice, qui trouve cela très bon et qui lui donne des bénédictions hypothéquées avec la manière de s'en servir; l'Ivrognerie est un Sphynx toujours pénétré, qui s'en console en allant se soûler avec ses Œdipes; la Luxure, au ventre de miel et aux entrailles d'airain, danse, la tête en bas, devant les Hérodes, pour qu'on lui serve les décapités dont elle a besoin, et la Paresse, enfin, qui lui sort du vagin comme une filandre, s'enroule avec une indifférence visqueuse à tous les pilastres de la vieille cité humaine.

Mais l'Amour écume au seul mot de partage et la jalousie est sa maison. C'est un colimaçon sans patrie, qui se repaît, sans convives, dans sa spirale ténébreuse. Il a des yeux à l'extrémité de ses cornes et, si légèrement qu'on les effleure, il rentre en lui-même pour se dévorer. En même temps, il est ubiquitaire, quant au temps et quant à l'espace, comme le vrai Dieu dont il est la plus effrayante défiguration.

Avec une angoisse sans nom ni mesure, Marchenoir s'aperçut que cette diabolique infortune allait devenir la sienne. Il n'y avait déjà plus de passé pour lui. Tout était présent. Tous les instruments de sa torture pleuvaient à la fois, autour de lui, dans l'humble chambre de ce monastère où il avait espéré trouver la paix.

La pauvre fille, il la voyait vierge, tout enfant, sortant du ventre de sa mère. On la salissait, on la dépravait, on la pourrissait devant lui. Cette âme en herbe, cette fille verte, comme ils disent dans la pudique Angleterre, était bafouée par un vent de pestilence, piétinée par d'immondes brutes, contaminée avant sa fleur. Toute la basse infamie du monde était déchaînée contre cette pousse tendre de roseau, qui ne pensait pas encore, qui ne penserait sans doute jamais.

Puis, une sorte d'adolescence venait pour elle, comme pour une infante de gorille ou une archiduchesse du saint Empire, et, de la ruche ouverte de son corsage, se répandait tout un essaim d'alliciantes impudicités. On se faisait passer à la chaîne et de mains en mains, comme un seau d'incendie, ce corps impur, ce vase de plaisir, irréparablement profané. L'existence n'était plus pour elle qu'une interminable nuit de débauche qui avait duré dix ans, et qui supposait la révocation de tous les soleils, l'extinction à jamais de toutes les clartés, célestes ou humaines, capables de la dissiper!

Confident épouvanté de ce cauchemar, Marchenoir percevait distinctement les soupirs, les susurrements, les craquements, les râles, les goulées de la Luxure. Encore, si cette perdue n'avait été qu'une de ces lamentables victimes,—comme il en avait tant connues!—tombées, en poussant des cris d'horreur, du ventre de la misère dans la gueule d'argent du libertinage!… Mais elle s'était pourléchée dans sa crapule et, gavée d'infamies, elle en avait infatigablement redemandé. Sa robe de honte, elle en avait fait sa robe de gloire et la pourpre réginale de son allégresse de prostituée!

Il n'y avait pas moyen d'en douter, hélas! et c'était bien ce qui crucifiait le plus le malheureux homme! Il avait beau se dire que toutes ces choses n'existaient plus, que le repentir les avait effacées, raturées, grattées, anéanties, qu'il se devait à lui-même, comme il devait à Dieu, aux anges pleurants, à tout le Paradis à genoux, d'oublier ce que la Miséricorde infaillible avait pardonné. Il ne le pouvait pas et son âme dépouillée d'enthousiasme, mais invinciblement enchaînée, demeurait là, nue et frissonnante devant sa pensée….

C'était à l'école de cette agonie qu'il apprenait décidément ce que vaut la Chair et ce qu'il en coûte de jeter ce pain dans les ordures! Pour la première fois, son christianisme se dressait en lui pour la défendre, cette misérable chair que nul mysticisme ne peut supprimer, qu'on ne peut troubler sans que l'esprit soit bouleversé et qu'aucun émiettement de la tombe n'empêchera de ressusciter à la fin des fins!

Il la voyait investie d'une mystérieuse dignité, précisément attestée par l'ambition de continence de ses plus ascétiques contempteurs. Évidemment, ce n'était pas des sentiments ou des pensées d'autrefois qu'il pouvait être jaloux. L'irresponsable Néant serait descendu de son trône vide pour déposer sur ce point, en faveur de cette accusée, devant le plus rigoureux tribunal. Elle ne s'était doutée de son âme qu'en ressaisissant son corps. C'était donc uniquement la chair souillée de ce corps qui le faisait tant souffrir! Un inexplicable lien de destinée contre lequel il se fût vainement raidi, le faisait époux de cette chair qui s'était débitée comme une denrée et, par conséquent, solidaire de la même balance, dans la parfaite ignominie des mêmes comptoirs …

En ce jour, Marchenoir assuma toutes les affres de la jalousie conjugale,—impératrice des tourments humains,—que les êtres sans amour ont seuls le droit d'ignorer, et qui peut magnifier jusqu'à des passions ordurières, dans des cœurs capables de la ressentir!

XXIX

Le désespéré passait une partie de ses nuits à la chapelle, dans la tribune des étrangers. L'office de nuit des Chartreux, qu'il suivait avec intelligence, calmait un peu ses élancements. Cet office célèbre, que peu de visiteurs ont le courage d'écouter jusqu'à la fin, et qui dure quelquefois plus de trois heures, ne lui paraissait jamais assez long.

Il lui semblait alors reprendre le fil d'une sorte de vie supérieure que son horrible existence actuelle aurait interrompue pour un temps indéterminé. Autrement, pourquoi et comment ces tressaillements intérieurs, ces ravissements, ces envols de l'âme, ces pleurs brûlants, toutes les fois qu'un éclair de beauté arrivait sur lui de n'importe quel point de l'espace idéal ou de l'espace sensible. Il fallait bien, après tout, qu'il y eût quelque chose de vrai dans l'éternelle rengaîne platonique d'un exil terrestre. Cette idée lui revenait, sans cesse, d'une prison atroce dans laquelle on l'eût enfermé pour quelque crime inconnu, et le ridicule littéraire d'une image aussi éculée n'en surmontait pas l'obsession. Il laissait flotter cette rêverie sur les vagues de louanges qui montaient du chœur vers lui, comme une marée de résignation. Il s'efforçait d'unir son âme triste à l'âme joyeuse de ces hymnologues perpétuels.

La contemplation est la fin dernière de l'âme humaine, mais elle est très spécialement et, par excellence, la fin de la vie solitaire. Ce mot de contemplation, avili comme tant d'autres choses en ce siècle, n'a plus guère de sens en dehors du cloître. Qui donc, si ce n'est un moine, a lu ou voudrait lire, aujourd'hui, le profond traité De la Contemplation de Denys le Chartreux, surnommé le Docteur extatique?

Ce mot, qui a une parenté des plus étroites avec le nom de Dieu, a éprouvé cette destinée bizarre de tomber dans la bouche de panthéistes tels que Victor Hugo, par exemple,—et cela fait un drôle de spectacle pour la pensée, d'assister à l'agenouillement d'un poète devant une pincée d'excréments, que son lyrisme insensé lui fait un commandement d'adorer et de servir pour obtenir, par ce moyen, la vie éternelle!

À une distance infinie des contemplateurs corpusculaires semblables à celui qui vient d'être nommé, et qui ont une notion de Dieu adéquate à la sensation de quelque myriapode fantastique sur la pulpe mollasse de leur cerveau, il existe donc dans l'Église des contemplatifs par état; ce sont les religieux qui font profession de tendre, d'une manière plus exclusive et par des moyens plus spéciaux, à la contemplation, ce qui ne veut pas dire que, dans ces communautés, tous soient élevés à la contemplation. Ils peuvent l'être tous, comme il peut se faire qu'aucun ne le soit. Mais tous y tendent avec ferveur et députent vers cet unique objet leur vie tout entière.

Marchenoir se disait que ces gens-là font la plus grande chose du monde, et que la loi du silence, chez les religieux voués à la vie contemplative, est surabondamment justifiée par cette vocation inouïe de plénipotentiaire pour toute la spiritualité de la terre.

«À une certaine hauteur, dit Ernest Hello, à propos de Rusbrock l'Admirable, dont il est le traducteur,—le contemplateur ne peut plus dire ce qu'il voit, non parce que son objet fait défaut à la parole, mais parce que la parole fait défaut à son objet, et le silence du contemplateur devient l'ombre substantielle des choses qu'il ne dit pas … Leur parole, ajoute ce grand écrivain, est un voyage qu'ils font par charité chez les autres hommes. Mais le silence est leur patrie.»

Aux temps de la Réforme, un grand nombre de chartreuses furent saccagées ou supprimées et beaucoup de religieux souffrirent le martyre, tel que les calvinistes et autres artistes en tortures savaient l'administrer dans ce siècle renaissant, d'une si prodigieuse poussée esthétique.

—Pourquoi gardes-tu le silence au milieu des tourments, pourquoi ne pas nous répondre? disaient les soldats du farouche Chareyre qui, depuis quelques jours, faisaient endurer d'atroces douleurs au vénérable père Dom Laurent, vicaire de la Chartreuse de Bonnefoy.

—Parce que le silence est une des principales Règles de mon ordre, répondit le martyr.

Les supplices étaient une moindre angoisse que la parole, pour ce contemplateur dont le silence était la patrie et qui n'avait pas même besoin de se souvenir de l'obéissance!

La nuit a de singuliers privilèges. Elle ouvre les repaires et les cœurs, elle déchaîne les instincts féroces et les passions basses, en même temps qu'elle dilate les âmes amoureuses de l'éternelle beauté. C'est pendant la nuit que les cieux peuvent raconter la gloire de Dieu, et c'est aussi pendant la nuit que les anges de Noël annoncèrent la plus étonnante de ses œuvres. Deus dedit carmina in nocte. Ces paroles de Job n'affirment-elles pas, à leur manière, la mystérieuse symphonie des louanges nocturnes autour de la Bien-Aimée du saint Livre, si noire et si belle, dont la nuit elle-même est un symbole, suivant quelques interprètes.

Mais ce n'est pas seulement pour louer ou pour contempler que les Chartreux veillent et chantent. C'est aussi pour intercéder et pour satisfaire, en vue de l'immense Coulpe du genre humain et en participation aux souffrances de Celui qui a tout assumé. «Jésus-Christ, disait Pascal, sera en agonie jusqu'à la fin du monde; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.»

Cette parole du pauvre Janséniste est sublime. Elle revenait à la mémoire de ce ramasseur de ses propres entrailles, isolé dans sa tribune lointaine et glacée, pendant qu'il écoutait chanter ces hommes de prière éperdus d'amour et demandant grâce pour l'univers. Il pensait qu'au même instant, sur tous les points du globe saturés du Sang du Christ, on égorgeait ou opprimait d'innombrables êtres faits à la ressemblance du Dieu Très-Haut; que les crimes de la chair et les crimes de la pensée, épouvantables par leur énormité et par leur nombre, faisaient, à la même minute, une ronde de dix mille lieues autour de ce foyer de supplications, sous la même coupole constellée de cette longue nuit d'hiver …

L'esprit Saint raconte que les sept enfants Machabées «s'exhortaient l'un l'autre avec leur mère à mourir fortement, en disant: Le Seigneur considèrera la vérité et il sera consolé en nous, selon que Moïse le déclare dans son cantique par cette protestation: Et il sera consolé dans ses serviteurs.»

Ces chartreux morts au monde pour être des serviteurs plus fidèles, veillent et chantent, avec l'Église pour consoler, eux aussi, le Seigneur Dieu. Le. Seigneur Dieu est triste jusqu'à la mort, parce que ses amis l'ont abandonné, et parce qu'il est nécessaire qu'il meure lui-même et ranime le cœur glacé de ces infidèles. Lui, le maître de la Colère et le maître du Pardon, la Résurrection de tous les vivants et le Frère aîné de tous les morts, lui qu'Isaïe appelle l'Admirable, le Dieu fort, le Père du siècle à venir et le Prince de la paix,—il agonise, au milieu de la nuit, dans un jardin planté d'oliviers, qui n'ont plus que faire, maintenant, de pousser leurs fruits, puisque la Lampe des mondes va s'éteindre!

La détresse de ce Dieu sans consolation est une chose si terrible, que les Anges qui s'appellent les colonnes des cieux, tomberaient en grappes innombrables sur la terre, si le traître tardait un peu plus longtemps à venir. La Force des martyrs est un des noms de cet Agonisant divin et,—s'il n'y a plus d'hommes qui commandent à leur propre chair et qui crucifient leur volonté,—où donc est son règne, de quel siècle sera-t-il le Père, de quelle paix sera-t-il le Prince et comment le Consolateur pourrait-il venir? Tous ces noms redoutables, toute cette majesté qui remplissait les prophètes et leurs prophéties, tout se précipite à la fois sur lui pour l'écraser. La Tristesse et la Peur humaines, amoureusement enlacées, font leur entrée dans le domaine de Dieu et l'antique menace de la Sueur s'accomplit enfin sur le visage du nouvel Adam, dès le début de ce festin de tortures, où il commence par s'enivrer du meilleur vin, suivant le précepte de l'intendant des noces de Cana.

L'ange venu du ciel peut, sans doute, le «réconforter,» mais il n'appartient qu'à ses serviteurs de la terre de le consoler. C'est pour cela que les solitaires enfants de saint Bruno ne veulent rien savoir, sinon Jésus en agonie, et que leur vie est une perpétuelle oraison avec l'Église universelle. La consolation du Seigneur est à ce prix et la Force des martyrs défaillerait peut-être, tout à fait, sans l'héroïsme de ces Vigilants infatigables!

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