Le Désespéré
XXX
Marchenoir essayait de prier avec eux et de recueillir sa pauvre âme. Le surnaturel victorieux déferlait en plein dans son triste cœur, aux battants ouverts. Les yeux de sa foi lui faisaient présentes les terribles choses que les théologiens et les narrateurs mystiques ont expliquées ou racontées, quand ils ont parlé des rapports de l'âme religieuse avec Dieu dans l'oraison.
Un ancien Père du désert, nommé Marcelle, s'étant levé une nuit pour chanter les psaumes à son ordinaire, entendit un bruit comme celui d'une trompette qui sonnait la charge et, ne comprenant pas d'où pouvait venir ce bruit dans un lieu si solitaire, où il n'y avait point de gens de guerre, le Diable lui apparut et lui dit que cette trompette était le signal qui avertissait les démons de se préparer au combat contre les serviteurs de Dieu; que s'il ne voulait pas s'exposer au danger, il allât se recoucher, sinon qu'il s'attendît à soutenir un choc très rude.
Marchenoir croyait entendre le bruit immense de cette charge. Il voyait chaque religieux comme une tour de guerre défendue par les anges contre tous les démons, que la prière des serviteurs de Dieu est en train de déposséder. En renonçant généreusement à la vie mondaine, chacun d'eux emporte au fond du monastère un immense équipage d'intérêts surnaturels dont il devient, en effet, par sa vocation, le comptable devant Dieu et l'intendant contre les exacteurs sans justice. Intérêts d'édification pour le prochain, intérêts de gloire pour Dieu, intérêts de confusion pour l'Ennemi des hommes. Cela sur une échelle qui n'est pas moins vaste que la Rédemption elle-même, qui porte de l'origine à la fin des temps!
Notre liberté est solidaire de l'équilibre du monde et c'est là ce qu'il faut comprendre pour ne pas s'étonner du profond mystère de la Réversibilité qui est le nom philosophique du grand dogme de la Communion des Saints. Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l'infini. S'il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l'univers. S'il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu'il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d'eau de l'Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles; il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les infidèles et protège le genre humain.
Toute la philosophie chrétienne est dans l'importance inexprimable de l'acte libre et dans la notion d'une enveloppante et indestructible solidarité. Si Dieu, dans une éternelle seconde de sa puissance, voulait faire ce qu'il n'a jamais fait, anéantir un seul homme, il est probable que la création s'en irait en poussière.
Mais ce que Dieu ne peut pas faire, dans la rigoureuse plénitude de sa justice, étant volontairement lié par sa propre miséricorde, de faibles hommes, en vertu de leur liberté et dans la mesure d'une équitable satisfaction, le peuvent accomplir pour leurs frères. Mourir au monde, mourir à soi, mourir, pour ainsi parler, au Dieu terrible, en s'anéantissant devant lui dans l'effrayante irradiation solaire de sa justice,—voilà ce que peuvent faire des chrétiens, quand la vieille machine de terre craque dans les cieux épouvantés et n'a presque plus la force de supporter les pécheurs. Alors, ce que le souffle de miséricorde balaie comme une poussière, c'est l'horrible création qui n'est pas de Dieu, mais de l'homme seul, c'est sa trahison énorme, c'est le mauvais fruit de sa liberté, c'est tout un arc-en-ciel de couleurs infernales sur le gouffre éclatant de la Beauté divine.
Perdu dans la demi-obscurité de cette chapelle noyée de prières, le dolent ravagé de l'amour terrestre voyait passer devant lui l'apocalypse du grand combat pour la vie éternelle. Le monde des âmes se mouvait devant lui comme l'Océan d'Homère aux bruits sans nombre. Toutes les vagues clamaient vers le ciel ou se rejetaient en écumant sur les écueils, des montagnes de flots roulaient les unes sur les autres, dans un tumulte et dans un chaos inexprimables en la douloureuse langue humaine. Des morts, des agonisants, des blessés de la terre ou des blessés du ciel, les éperdus de la joie et les éperdus de la tristesse, défilaient par troupes infinies, en levant des millions de bras, et, seule, cette nef paisible où s'agenouillait la conscience introublée de quelques élus, naviguait en chantant dans un calme profond qu'on pouvait croire éternel.
—Ô sainte paix du Dieu vivant, disait Marchenoir, entrez en moi, apaisez cette tempête et marchez sur tous ces flots! Plus que jamais, hélas! il aurait voulu pouvoir se jeter à cette vie d'extase, que lui interdisaient toutes les bourbes sanglantes de son cœur.
«Je ne crois pas,—écrivait-il à Leverdier vers la fin de la première semaine,—que, parmi toutes nos abortives impressions d'art ou de littérature, on en puisse trouver d'aussi puissantes, à moitié, sur l'intime de l'âme. Visiter la Grande Chartreuse de fond en comble est une chose très simple, très capable assurément de meubler la mémoire de quelques souvenirs et, même, de fortifier le sens chrétien de quelques notions viriles sur la lettre et sur l'esprit évangéliques, mais on ne la connaît pas dans sa fleur de mystère quand on n'a pas vu l'office de nuit. Là, est le vrai parfum qui transfigure cette rigoureuse retraite, d'un si morne séjour pour les cabotins du sentiment religieux. Je ne crains pas d'abréger mon sommeil. Un tel spectacle est pour moi le plus rafraîchissant de tous les repos. Quand on a vu cela, on se dit qu'on ne savait rien de la vie monastique. On s'étonne même d'avoir si peu connu le christianisme, pour ne l'avoir aperçu, jusqu'à cette heure, qu'à travers les exfoliations littéraires de l'arbre de la science d'orgueil. Et le cœur est pris dans la main du Père céleste, comme un glaçon, dans le centre de la fournaise. Les dix-huit siècles de christianisme recommencent, tels qu'un poème inouï qu'on aurait ignoré. La Foi, l'Espérance et la Charité pleuvent ensemble comme les trois rayons tordus de la foudre du vieux Pindare et, ne fût-ce qu'un instant, une seule minute dans la durée d'une vie répandue ainsi que le sang d'un écorché prodigue sur tous les chemins, c'est assez pour qu'on s'en souvienne et pour qu'on n'oublie plus jamais que, cette nuit-là, c'est Dieu lui-même qui a parlé!»
XXXI
Marchenoir, le moins curieux de tous les hommes, n'eut aucune hâte de visiter en détail la Grande Chartreuse. Il trouvait passablement ridicule et basse l'exhibition obligée d'un pareil tabernacle à des touristes imbéciles, dont c'est le programme de passer par là en venant d'ailleurs, pour aller en quelque autre lieu, où leur sottise ne se démentira pas, jusqu'au moment où ils se rassiéront, plus crétins que jamais, dans leurs bureaux ou dans leurs comptoirs. Il ne pouvait se faire à l'idée qu'un avoué de première instance, un fabricant de faux-cols, un bandagiste ou un ingénieur de l'État, eussent une opinion quelconque, même inexprimée, en promenant leur flatulence dans cet Éden.
Au dix-huitième siècle qui fut, sans comparaison, le plus sot des siècles, on s'était persuadé que tous les moines vivaient dans les délices, que l'hypocrite pénombre des cloîtres cachait de tortueuses conspirations contre le genre humain, et que les murailles épaisses des monastères étouffaient les gémissements des victimes sans nombre de l'arbitraire ecclésiastique.
Au dix-neuvième, la bêtise universelle ayant été canalisée d'une autre sorte, cette facétie lugubre devint insoutenable. L'horreur se changea en pitié et les criminels devinrent de touchants infortunés. C'est ce courant romantique qui dure encore. Rien de plus grotesque, et au fond, de plus lamentable, que les airs de miséricorde hautaine ou de compassion navrée des gavés du monde, pour ces pénitents qui les protègent du fond de leur solitude et sans l'intercession desquels, peut-être, ils n'auraient même pas la sécurité d'une digestion!
De tous les Ordres religieux qui ont été la parure de l'Église, lorsque cette reine abaissée n'était nullement une pauvresse, deux seulement, la Chartreuse et la Trappe, ont réussi à se faire pardonner de n'être pas des tripots ou des lupanars. Marchenoir connaissait déjà la Trappe. Maintenant que la Chartreuse, à son tour, n'avait plus de secrets pour lui, il rencontrait l'humiliation inouïe d'être forcé d'accorder à la canaille cette exception fourchue de deux seuls Ordres restés vraiment monastiques, et, quoique la vie cartusienne lui parût plus haute, il confessait l'impossibilité presque absolue de dénicher un véritable moine qui ne fût ni un trappiste ni un chartreux.
Il est vrai que, pour en juger, il avait un autre criterium que les malfaisants gobeurs du boniment anticlérical. Mais il voyait bien que, sur ce point, l'instinct obsidional de la haine avait été aussi discernant que la plus jalouse sollicitude. Il s'agit, en effet, pour les ennemis de la foi, de la bloquer aussi étroitement que possible, et, certes, le théologien le mieux armaturé et le plus savamment fourbi ne verrait pas mieux l'importance vitale pour le christianisme, de ces dernières citadelles de l'esprit évangélique.
L'armée de siège se recrute, d'ailleurs, de la cohue des catholiques modernes, lesquels en ont tout leur soûl, depuis longtemps, de cet esprit-là. Admirable et providentiel renfort! La sentimentalité religieuse accourant à la rescousse des modernes persécuteurs! La poésie, le roman, l'histoire, le théâtre même, les bals de charité et les sociétés de bienfaisance, les souscriptions pour les inondés et les brûlés, l'immense remuement d'entrailles qui fait la gloire et la fortune des reporters de cour d'assises, enfin les attendrissements lyriques de la presse entière sur tous les genres de catastrophes, attestent suffisamment l'imprévu retour de jeunesse de la sensibilité chrétienne.
Ce prodige, plus facilement observable des hauteurs de la Grande Chartreuse, rappelait à Marchenoir un article célèbre qu'on avait pris pour une ironie et qu'il avait intitulé: la Cour des Miracles des millionnaires,—désignant ainsi l'intéressante multitude des heureux pleins de charité, dont l'indigent dévore la substance et boit la sueur. Il lui semblait, maintenant, n'en avoir pas assez dit et il regrettait amèrement de n'y pouvoir plus rien ajouter.
C'est qu'en effet, c'est un peuple, ce troupeau, c'est tout un état au sein de l'État. Jamais il ne s'était vu une telle affluence de pélicans méconnus, ni une persécution plus dioclétienne exercée sur de plus déchirés martyrs.
Le temps est trop précieux pour qu'on le perde à faire remarquer le merveilleux désintéressement, l'indicible générosité, l'étonnante fraîcheur d'âme des patriciens actuels de la richesse ou du pouvoir et, en général, de tout personnage influent, à n'importe quel titre, sur ce mauvais monde indigne de le posséder. Chacun sait que ces intendants de la joie publique s'épuisent à dilater le cœur du pauvre et s'exterminent à désœuvrer le malheur.
Une indiscutable prospérité universelle est leur œuvre, et l'exclusive ambition de la rendre parfaite est leur quotidien souci. Il est presque sans exemple, aujourd'hui, que l'indigence implorante soit inécoutée et que d'heureux individus le veuillent être solitairement. Il ne se voit pour ainsi dire pas que des industriels ou des politiques, diligemment parvenus, oublient de tendre une secourable dextre à l'homme de mérite enregistré au passif du sombre destin, ou qu'ils se refusent à l'arrosage opportun de la languissante vertu.
On ne sait à quelle bénigne ingérence sidérale il convient de rapporter cette inespérée disette d'égoïstes calculs humains, cette favorable aridité du vieux cactus de l'avarice, cette inéclosion surprenante de l'œuf crocodilesque des traditionnelles usures. Mais il est certain qu'une émulation inouïe, un vrai délire de charité est en train de ravager les riches,—les riches catholiques surtout,—que l'ingratitude des crevants de misère ose venimeusement qualifier de l'épithète d'horribles mufles.
Dans la pratique des choses religieuses, cette exquise sensibilité se manifeste avec les accompagnements variés de la plus suave précaution. On s'attendrit au pied des autels, on pleure de douces larmes sur de chers défunts qu'on croit au ciel, ce qui dispense de la fatigue de prier pour eux à des messes qu'on aurait payées; on fait de toutes petites aumônes fraternelles, pour ne pas exposer le pauvre aux tentations de la débauche et pour ne pas contrister son âme par l'ostentation d'un faste excessif; on s'abstient amoureusement de parler de Dieu et de ses saints, par égard pour l'obstination des incrédules qui pourraient en être horripilés, et on parle encore bien moins de l'héroïsme de la pénitence à une foule de chrétiens tempérés qui répondraient, sans doute, que Dieu n'en demande pas tant. La question des pèlerinages lointains ou difficiles, tels que celui de Jérusalem, est délicatement écartée, par le même instinct de bienveillance qui voudrait épargner à ceux qui travaillent dans la piété, l'ombre d'un dérangement ou d'une incommodité. Enfin, le sentiment religieux réalise, aujourd'hui, l'idéal de ce grand penseur catholique, ennemi des exagérations, qu'on appelle Molière, qui voulait que la dévotion fût «humaine, traitable,» et qu'on n'assassinât personne avec un fer sacré.
Opportunément secourus par cette heureuse déliquescence du catholicisme, les puissants moralistes du libre examen et les coryphées littéraires du débraillement, tous les démantibulés corybantes de l'art moderne et tous les intègres épiciers d'un voltairianisme ennemi de l'art, ont, d'une commune voix, approuvé le cénobitisme des religieux de la Trappe et de la Chartreuse. Ces politiques étant fermement persuadés que le catholicisme doit, dans un temps prochain, être balayé de la civilisation comme une ordure, il leur semble convenable d'en user miséricordieusement avec lui et de ne pas désespérer les imbéciles qui y tiennent encore, en ne leur accordant absolument rien. On leur accorde donc ces deux Ordres. Un jeune porte-lyre de récente célébrité, Hamilcar Lécuyer, avait dit un jour à Marchenoir qu'il ne concevait pas qu'avec sa foi, il osât rester dans le monde, le menaçant d'en douter s'il ne courait à l'instant s'ensevelir à la Trappe. L'hirsute lui répondit par le conseil d'éloigner de lui sa personne et de s'en aller à tous les diables.
L'existence de ces lieux de refuge est encore utile, pour d'autres raisons, à ces tacticiens du champ libre. Dans leur ignorance invincible de la profonde solidarité du christianisme, ils pensent qu'un genre de vie d'une austérité proverbiale est à opposer à d'autres Ordres moins rigoureux approuvés par l'Église et, par conséquent, à l'Église elle-même. Les pauvres gens qui ne savent rien du christianisme ni de son histoire, bâfrent goulûment cette bourde énorme.
Qu'on ne leur parle plus de ces cauteleux enfants de Loyola, ni de ces Dominicains sanguinaires qui voudraient rétablir l'Inquisition, ni de ces Capucins charnels qui s'amusent tant au fond de leurs capucinières! Comment leur vie pourrait-elle être comparée à celle de ces religieux admirables, quoique démodés, qui conservent seuls, aujourd'hui, dans son intégrité, l'antique tradition des premiers siècles de la foi? Et cette fastueuse Église romaine, avec toute sa pompe et ses incalculables richesses, et tous ces prélats si redoutables, et tous ces innombrables curés répandus dans les villes et dans les campagnes, si puissants, si respectés et si pervers!—qui oserait les comparer à ces honnêtes cénobites qui ne mangent rien, qui ne disent rien et qui gênent si peu l'essor de la civilisation républicaine?
Marchenoir voyait mieux qu'il ne l'avait jamais vu ce qu'il y a d'amèrement véritable dans ces bas sophismes de voyous dont il avait, depuis longtemps, renoncé à s'indigner. Il entendait, au loin, crouler l'Église, non pierre à pierre, mais par masses énormes de poussière, car il n'y avait même plus de pierres, et cette Chartreuse, elle aussi, ce dernier contrefort de la demeure du Christ, polluée par l'intrusion de la Curiosité, lui semblait vaciller sur la pointe de ses huit siècles.
Il fallut que le père Athanase, confident ému des vibrations de cette cymbale de douleur, l'entraînât, une après-midi, dans l'intérieur du monastère,—cet hôte extraordinaire ayant déclaré sa répugnance pour un pareil acte de tourisme.
—Soit! avait répondu le père, se prêtant au délire de son malade, nous marcherons en récitant les psaumes de la pénitence, si vous voulez, et je vous assure, mon cher ami, que cela vous distinguera beaucoup de tous nos touristes.
Malgré le tenaillement de ses pensées, Marchenoir ne put se défendre d'une commotion, en parcourant ce cloître immense, éclairé par cent treize fenêtres et mesurant 215 mètres de longueur, un peu plus que Saint-Pierre de Rome. Un tiers seulement, échappé à l'incendie de 1676, a conservé l'antique forme ogivale avec ces symboliques exfoliations de pierre, par lesquelles la piété du moyen âge voulut contraindre à l'action de grâces la matière brute et inanimée.
On visita successivement la salle du Chapitre; la chapelle des morts,—remarquable dès le seuil par un très beau buste de la mort drapée dans un suaire et, de sa main de squelette, faisant un geste de catin à ceux qui passent; le cimetière; la curieuse chapelle Saint-Louis; le réfectoire,—ce fameux réfectoire où les religieux se réunissent pour faire semblant de manger; enfin, la bibliothèque ruinée tant de fois et, par conséquent, fort dénuée de ces magnifiques vélins manuscrits qui étaient la gloire de tant de monastères avant la Révolution, mais riche, néanmoins, de plus de six mille volumes, anciens pour la plupart.
On sait, d'ailleurs, que les Chartreux ont été de rudes écrivains. Une bibliothèque exclusivement cartusienne donnerait une liste d'au moins huit cents auteurs et cette liste resterait encore au-dessous de la vérité. «Il y a de nos Pères, disait avec candeur un ancien chartreux, qui font d'excellents escripts qui pourroyent beaucoup servir au public, et néantmoins, toute la production qu'ils leur procurent, c'est d'en allumer leur feu, quand il fait froid, après matines, eschauffant leurs corps de ce qui a embrasé leurs esprits.»
Ce qui toucha le plus Marchenoir, ce fut la vue d'une de ces nombreuses cellules, exactement identiques, où le chartreux, encore plus solitaire que cénobite, passe la plus grande partie de sa vie. Il se recueillit quelques instants comme il put, dans cette encoignure de paix, dans cette solitude au milieu de la solitude, et enjoignit, par un geste, à son conducteur, de s'abstenir de toute description,—considérant sans doute l'inanité parfaite de tout langage, en présence de ce dépouillement idéal et intérieur, qui ne peut être senti que dans le fond de l'âme, non d'un curieux ou d'un lettré, mais d'un chrétien sans détours que le Seigneur Jésus incline doucement à ses adorables pieds.
Pour les étalons errants d'une Fantaisie toujours attelée, cette uniformité est toute pleine d'ennui et doit paraître une platitude que, par condescendance, ils voudront bien appeler divine. Il n'y a pas lieu d'espérer qu'ils en puissent être autrement édifiés. Mais Marchenoir y découvrait, au contraire, une source clarifiée de poésie, infiniment supérieure à la noire incarnation de ses désespoirs. Par-dessous cette Règle si dure en apparence et si froide, par derrière cet isolateur infranchissable, éclataient, pour lui, les magnificences de la vie cachée en Dieu. Vie perpétuellement transportée, d'une joie surabondante, d'une ivresse céleste, d'une paix inexprimable, d'une variété infinie!
Ces affranchis reçoivent à plein cœur, dans le silence de toutes les affections terrestres, la plénitude de grâce correspondante à la plénitude de leur liberté. Le Père céleste leur rompt lui-même le pain quotidien de la félicité surnaturelle, dans l'exacte proportion de leur détachement de toutes les autres félicités, et c'est de bouche à oreille que l'Esprit leur communique les révélations du grand amour. La vie mystique est, ici, de plain-pied avec l'autre vie, et ces blanches âmes passent de l'une dans l'autre, tour à tour, comme de fidèles et diligentes ménagères dans les divers appartements d'un maître adoré.
L'esprit de la Chartreuse est contemporain des catacombes, et la Chartreuse est, elle-même, la grande catacombe moderne, plus enfouie et plus cachée que celles des martyrs. Mais c'est une catacombe dans les cieux!… Au loin, roulent les chars des triomphateurs du monde et le tumulte insensé des acclamations populaires; les nations affolées courent comme des fleuves, sous les arches colossales du pont aux ânes de la Désobéissance universelle, et tous ces bruits éclatants de la gloire humaine, toutes ces fanfares de la bagatelle victorieuse, s'évanouissant et s'abolissant à travers les épaisseurs de ce sol qui doit tout engloutir demain, arrivent aux oreilles de ces contemplateurs de la Vie, comme une imperceptible trépidation de la terre dans le silence de ses profondeurs.
—Voyez, disait le père à Marchenoir, en le reconduisant dans sa chambre, voyez ce que fait un marchand qui a des comptes à dresser, où il y va de tout son bien et de toute sa fortune. Il s'enferme dans son cabinet sans consentir à recevoir de visite de personne. Il dit qu'on lui rompt la tête si quelqu'un de sa famille approche pour lui parler de quelque autre affaire … Nous sommes des marchands entre les mains de qui Dieu a mis ses biens pour en faire un bon négoce. Il nous en donne la qualité et l'office quand il dit dans l'Évangile: Négociez en attendant que je sois de retour. Et il nous marque, d'une façon terrible, dans la parabole des talents, le profit qu'il veut que nous en retirions, le compte que nous lui en devons rendre et la punition qui doit servir de châtiment au serviteur, s'il ne trouve pas ses comptes en bon état. Si donc, ce marchand, pour dresser un compte où il ne s'agit que d'un bien périssable, se rend volontiers solitaire et ne fait point état des conversations, combien devons-nous estimer la solitude qui nous est beaucoup plus nécessaire pour tenir toujours prêts ceux de notre âme où il s'agit de notre salut éternel?
Marchenoir, silencieux, écoutait cette paraphrase et s'imaginait entendre sous le tiers-point de ce vieux cloître, qui en aurait gardé l'écho, la voix centenaire, infiniment éloignée et presque éteinte d'un de ces humbles d'autrefois, couchés à deux pas de là, dans le cimetière!
XXXII
Précisément, le soir même, il fut averti que le lendemain, après la messe, on devait enterrer un frère mort de la veille, dont le panégyrique, imperceptiblement murmuré, avait glissé jusqu'à lui, comme un frisson, le long des murs de cette demeure imperturbable, où tout est silence, jusqu'à la joie de mourir. Nul spectacle ne pouvait attirer plus fort un personnage aussi fréquenté de visions funèbres,—sorte de carrefour humain, toujours ténébreux, où se faisaient des conciliabules de fantômes dans le perpétuel minuit tragique du souvenir.
Ce qui l'avait souvent exaspéré, cet acolyte passionné de tous les deuils, c'est l'absence, ordinairement absolue, de prières, sur les cercueils, dans les enterrements soi-disant religieux, les plus somptueusement exécutés. Les fleurs abondent et même les larmes, mais l'effrayant épisode surnaturel de la comparution devant le Juge et l'incertitude plus glaçante encore d'une Sentence inéluctable,—combien peu s'en souviennent ou sont capables d'y penser!
On se groupe avec des airs dolents, on s'informe exactement de l'âge du défunt et on s'assure, avec une bienveillance polie, qu'il laisse après lui, en même temps que le parfum de ses vertus, des consolations suffisantes à ceux qui «viennent d'avoir la douleur de le perdre.» Si cet émigrant vers le pourrissoir a tripotaillé avec succès, on voit s'empresser à travers la foule, comme des acarus dans une toison, quelques preneurs de notes envoyés par les grands journaux,—rapides chacals attirés par l'odeur de mort. Si la maladie a été longue et douloureuse, on se montre plus accommodant que la Sacrée Congrégation des Rites et on le béatifie volontiers, en déclarant «qu'il est bien heureux, maintenant, et qu'il ne souffre plus.»
Pendant ce temps, la terrible Liturgie gronde et pleure sans écho. C'est son affaire de parler au Juge, cela rentre dans les frais qui grèvent, hélas! toute succession, et le banal convoi s'éloigne bientôt,—Dieu merci!—avec certitude, dans un brouillard d'immortels regrets.
À la Chartreuse, quelle différence! De quoi pourraient s'informer ces muets d'amour qui ne parlent que pour louer le Seigneur et qui n'ont jamais eu la pensée de juger leurs frères? Ils savent que le compagnon de leur solitude est maintenant une âme devant Dieu et ils savent aussi, mieux que personne, ce que c'est qu'une âme et ce que c'est que d'être devant Dieu!
Une simple croix de bois, sans aucune inscription, garde la tombe des chartreux. On donne, par exception, une croix de pierre aux Supérieurs Généraux. C'est une marque de respect usitée dès les premiers temps de l'Ordre. Marchenoir, ignorant encore la prodigieuse longévité des chartreux, s'étonna de voir leur cimetière occuper un espace si peu considérable. Il paraît que les victimes de la Ribote sont mille fois plus nombreuses que celles de la Pénitence, et qu'une Règle austère est la plus sûre des hygiènes. Il en eut la preuve en apprenant qu'un registre des décès de la Grande Chartreuse serait presque une liste de centenaires. On voit de ces interminables religieux qui ont plus de soixante et dix ans de profession et il n'est pas rare qu'un solitaire ne meure qu'après cinquante ans de chartreuse.
En ce moment, d'ailleurs, Marchenoir ne pensait guère à demander l'âge de celui qu'il vit mettre en terre, et personne, peut-être, n'eût été capable de le renseigner avec précision. Pour ces âmes penchées sur l'abîme, la vie représente un certain poids de mérite et voilà tout. Au point de vue absolu, «le Temps ne fait rien à l'affaire» de l'Éternité. L'essentiel, c'est d'être confirmé en grâce, au bout d'un siècle ou au bout d'un jour.
Mais on peut souhaiter de telles funérailles aux plus fiers ilotes de la passion ou de la gloire. Excepté le Pape, aucun chrétien n'a autant de prières à sa mort que le plus ignoré et le dernier des chartreux, et quelles prières! Marchenoir fut profondément saisi de ce simple fait assez peu connu, que le chartreux est enterré, comme sur un champ de bataille, sans bière ni linceul. Il est enseveli dans le pauvre habit blanc de son Ordre, dont la couleur correspond symboliquement à la Résurrection de Notre Seigneur, comme la couleur noire de l'Ordre bénédictin figure le saint mystère de sa Mort. Il est ainsi restitué à la poussière, pendant que ses frères assemblés pleurent et prient sur sa dépouille.
Une dizaine de mois auparavant, Marchenoir avait vu Paris enterrer un homme fameux qui avait déclaré la guerre à tous les religieux de la France et qui devait exterminer le christianisme en combat singulier. Ce personnage, parti de bas, n'avait presque pas eu besoin de s'élever pour que ses pieds de cyclope révolutionnaire fussent exactement au niveau de la plupart des têtes contemporaines.
Pendant plus de dix ans, Léon Gambetta, continuant les jeux de sa charmante enfance, put se maintenir à califourchon sur les épaules de la Fille aînée de l'Église, qui reçut ainsi le salaire de ses apostasies et qui but la honte des hontes,—en attendant la dernière ivresse, qui sera vraisemblablement «ce que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu et ce que le cœur de l'homme ne saurait comprendre,» en sens inverse de ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment. C'est pourquoi Paris lui a fait les obsèques d'un roi. Jamais, peut-être, dans aucun pays d'Occident, un faste plus énorme n'avait été déployé sur les restes pitoyables d'aucun homme …
Marchenoir se souvenait des trois cent mille têtes de bétail humain, accompagnant à sa demeure souterraine le Xerxès putrescent de la majorité, pendant que roulaient les chars de parade et les innombrables discours funèbres, et il compara ce mensonge d'enfouisseurs à l'enterrement véridique de ce chartreux inconnu, dans l'humble cimetière comblé de neige où cinquante frères en larmes demandaient à Dieu de le ressusciter pour la vie éternelle.
Ce dernier spectacle lui parut plus grand que l'autre et les canonnades prostituées de l'inhumation du dictateur lui firent l'effet d'un bruit étrangement stupide et mesquin, auprès de l'intelligente et grandiose clameur religieuse de ces âmes voyantes, qui se savent les héritières de la magnificence de Salomon, en face de la misère des sépulcres, et qui portent bien moins le deuil de la mort que le deuil de la vie terrestre!
Il est vrai que les funérailles de Gambetta furent, elles-mêmes, une bien piètre solennité en comparaison de l'apothéose de Victor Hugo, que Marchenoir était appelé à contempler, deux ans plus tard.
Cette fois, ce ne fut plus seulement Paris, ni même la France, ce fut le globe entier, semble-t-il, qui se rua sur la piste suprême du Cosmopolite décédé. Le monde moderne, las du Dieu vivant, s'agenouille de plus en plus devant les charognes et nous gravitons vers de telles idolâtries funèbres que, bientôt, les nouveaux-nés s'en iront vagir dans le rentrant des sépulcres fameux où blanchira, désormais, le lait de leurs mères. Le patriotisme aura tant d'illustres pourritures à déplorer que ce ne sera presque plus la peine de déménager des nécropoles. Ce sera comme un nouveau culte national, sagement tempéré par le dépotoir final où seront transférés sans pavois, pour faire place à d'autres, les carcasses de libérateurs et les résidus d'apôtres, au fur et à mesure de leur successive dépopularisation.
Lorsque Marat eut achevé son ignoble existence, «on le compara, dit Chateaubriand, au divin auteur de l'Évangile. On lui dédia cette prière: Cœur de Jésus, Cœur de Marat! ô sacré Cœur de Jésus, ô sacré Cœur de Marat! Ce cœur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde-meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l'écritoire de la divinité. Puis, le vent tourna. L'immondice, versée de l'urne d'agate dans un autre vase fut vidée à l'égout.»
La poésie moderne, devenue l'amie de la canaille, devait finir comme l'Ami du Peuple. Madame se meurt, Madame est morte, Madame est ensevelie, non dans la pourpre ni dans l'azur fleurdelisé des monarchies, mais dans la défroque vermineuse du populo souverain et voici de bien affreux croque-morts pour la porter en terre. Toute la crapule de l'univers, en personne ou représentée, défilant pendant six heures, de l'Arc de Triomphe au Panthéon!
Il eût été si facile, pourtant, et si simple, de faire la levée de ce cadavre à coups de souliers, de le lier par les pieds avec des câbles de trois kilomètres et d'y atteler dix mille hommes, qui l'eussent traîné dans Paris, en chantant la Marseillaise ou Derrière l'Omnibus, jusqu'à ce que chaque pavé, chaque saillie de trottoir, chaque balustre d'urinoir public eût hérité de son lambeau, pour le régal des cochons errants!
L'horreur matérielle de cette expiation posthume aurait eu pour effet, du moins, d'émouvoir la pitié du monde. Un immense chœur de sanglots eût brisé, pour quelques jours, la vieille poitrine de l'humanité. Une absolution de vraies larmes fût tombée des yeux des innocentes et des yeux des prostituées, sur l'impénitent Proxénète de l'Idéal, et jusqu'aux âmes les plus courroucées lui eussent fait un meilleur Panthéon de leur éternel oubli!
On a préféré traîner cette dépouille dans le cloaque d'une apothéose démocratique. Profanation mille fois plus certaine, parce qu'elle s'est accomplie sur le cadavre intellectuel, et qu'elle est sans espérance de repentir!
L'auteur des Misérables ayant absurdement promulgué l'égalité du Bras et de la Pensée, le Bras imbécile a voulu tout seul manifester sa reconnaissance et l'âme flottante du poète a dû s'envoler, en gémissant, hors de portée de cet hommage.
Les bataillons scolaires, les amis de l'A. B. C. de Marseille, la chambre syndicale des hôteliers logeurs, les francs-tireurs des Batignolles, la Libre Pensée de Charenton, le Grelot de Bercy, la Fraternité de Vaucresson, le choral des Allobroges et l'Espérance de Javel; les chefs de rayons du Printemps, les contrôleurs de l'Éden Théâtre, les orphéonistes de Nogent-sur-Vernisson et la corporation des clercs d'huissiers; les cuisiniers, les herboristes, les fleuristes, les fumistes, les dentistes, les emballeurs, les plombiers, les brossiers et «tout le commerce des os de Paris:» tels furent, avec deux cents autres groupes non moins abjects, les convoyeurs au gâteau de Savoie de ce mendiant trop exaucé de la plus anti-littéraire popularité.
Victor Hugo était parvenu à tellement déshonorer la poésie, qu'il a fallu que la France inventât de se déshonorer elle-même un peu plus qu'avant, pour se mettre en état de lui conditionner un dernier adieu qui fît éclater, comme il convenait,—en l'indépassable ignominie d'une solennité de dégoûtation,—la complicité de leur avilissement.
Ce monument, dont lui-même dénonça le ridicule, il y a cinquante ans, pouvait, sans doute, convenir à Dieu qui s'en contentait en silence, puisque le ridicule des hommes est la pourpre même de l'interminable Passion du Roi conspué; mais le plus grand poète du monde,—à supposer que Victor Hugo méritât ce titre,—ne peut absolument pas s'accommoder de cette coupole, bien moins respirable pour sa gloire que le tabernacle en sapin du plus humble de tous les tombeaux …
De toute cette exultation du goujatisme contemporain, les Chartreux n'ont probablement rien su. Le déluge des journaux n'a pas encore escaladé leur solitude. Ils continuent de prier pour les très humbles et les très glorieux, pour les poètes qui se prostituent et pour les imbéciles qui lancent l'ordure au visage mélancolique de la Poésie, et quand ils meurent à leur tour, c'est assez pour les inonder de joie, d'espérer que les anges invisibles planeront sur l'étroite fosse où on les enterre sans cercueil!
XXXIII
Marchenoir sentit bientôt la nécessité de travailler. Il n'était pas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur, quelque atrocement exquise qu'elle lui parût. Il méprisait les Sardanapales et leurs bûchers, et il se serait défendu, avec des moignons pleuvant le sang, jusque sur l'arête la plus coupante du dernier mur de son palais de cristal. Combinaison surprenante du rêveur et de l'homme d'action, on l'avait toujours vu bondir du fond de ses accablements et il se déracinait, lui-même, du fumier de ses dégoûts, aussitôt qu'il commençait à se sentir bon à paître.
Les deux seuls livres qu'il eût encore publiés: une Vie de Sainte Radegonde et un volume de critique intitulé Les Impuissants, il les avait écrits sur un pal rougi au feu, en plein milieu du radeau de la Méduse, sans espérance de rencontrer un éditeur qui le recueillît, avec la crainte continuelle de devenir enragé.
Le premier et le plus important de ces deux ouvrages avait été, sans comparaison, le plus immense insuccès de l'époque. Pavoisée du catholicisme le plus écarlate, cette éloquente restitution de la société Mérovingienne s'était vue, dès son apparition, envelopper et emmaillotter, avec une attention infinie, par les catholiques eux-mêmes, dans les bandelettes multipliées du silence le plus égyptien.
C'était pourtant une chose réellement grande, ce récit hagiographique, tel qu'il l'avait conçu et exécuté! Un tel livre, si la presse eût daigné seulement l'annoncer, était, peut-être, de force à déterminer un courant historique,—à l'heure favorable où Michelet, le vieil évocateur sans conscience de quelques images du passé, laissait, en mourant, le champ libre aux cultivateurs du chiendent de l'histoire exclusivement documentaire. Car on ne voit plus que cela, depuis la mort de ce sorcier: des idolâtres du document, en histoire aussi bien qu'en littérature et dans tous les genres de spéculation,—même en amour, où le sadisme a entrepris, dernièrement, de documenter le libertinage. C'est la pente moderne attestée par le renflement scientifique de la plus turgescente vanité universelle.
Marchenoir, esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au delà de son temps, ne pouvait avoir qu'un absolu mépris pour cette sciure d'histoire apportée, chaque jour, par les médiocres ébénistes de l'École des Chartes, au panier de la guillotine historique où sont décapités les grands concepts de la Tradition. Il avait donc entrepris de protester contre cette réduction en poussière de tout le passé, par la résurrection intégrale d'une société aussi défunte que les sociétés antiques et dont les débris physiques, transformés mille fois depuis dix siècles, ont pu servir à toutes les vérifications géologiques ou potagères du néant de l'homme.
Dans cette Légende d'or de l'histoire de France, qu'il s'imaginait toujours entendre chuchoter à son oreille, comme un grand conte plein de prodiges, et qui lui semblait la plus synthétiquement étrange, la plus centralement mystérieuse de toutes les histoires,—rien ne l'avait autant fasciné que cette énorme, terrible et enfantine épopée des temps Mérovingiens. La France préludait, alors, à l'apostolat des monarchies occidentales. Les évêques étaient des saints, dans la main desquels la Gentilité barbare, s'assouplissait lentement, comme une cire vierge, pour former, avec la masse hétérogène du monde gallo-romain, les rayons mystiques de la ruche de Jésus-Christ. Du milieu de ce chaos de peuples vagissants, au-dessus desquels planait l'Esprit du Seigneur, on vit s'élever, à travers le brouillard tragique des prolégomènes du Moyen Âge, une candide rangée de cierges humains dont les flammes, dardées au ciel, commencèrent, au sixième siècle, la grande illumination du catholicisme dans l'Occident.
Marchenoir avait choisi sainte Radegonde, un de ces luminaires tranquilles et, peut-être, le plus suave de tous. À la clarté de cette faible lampe non encore éteinte, il avait cherché les âmes des anciens morts dans les cryptes les moins explorées de ces très vieux âges. À force d'amoureuse volonté et à force d'art, il les avait tirées à la lumière et leur avait donné les couleurs d'une recommençante vie.
Le plus difficile effort que puisse tenter un moderne, la transmutation en avenir de tout le passé intermédiaire, il l'avait accompli, autant que de tels miracles soient opérables à l'esprit humain toujours opprimé d'images présentes, et il était arrivé à une sorte de vision hypnotique de son sujet, qui valait presque la vision contemporaine et sensible. Cette œuvre, positivement unique, dégageait une si nette sensation de recul, que le houlement océanique de trente générations postérieures devenait une conjecture, un thème d'horoscope, une dubitable rêverie de quelque naïf moine gaulois que la rafale de conquête aurait poussé sur une falaise de désespérée vaticination.
Les figures angéliques ou atroces de ce siècle, Chilpéric, le monarque aux finesses de mastodonte et sa venimeuse femelle, Frédégonde, la Jésabel d'abattoir; le chenil grondant des leudes; les évêques aux impuissantes mains miraculeuses, Germain de Paris, Grégoire de Tours, Prétextat de Rouen, Médard de Noyon; quelques pâles troènes poussés, à la grâce de Dieu, dans les cassures, les Galswinthe, les Agnès, les Radegonde, types rudimentaires de la toute-puissante dame des temps chevaleresques; enfin, l'ultime chalumeau virgilien, l'aphone poète Venantius Fortunatus;—tous ces trépassés archiséculaires, Marchenoir les avait évoqués si souverainement qu'on croyait les voir et les entendre, dans l'air sonore d'une cristalline matinée d'hiver.
Et ce n'était pas tout encore. Il y avait la fresque des concomitantes aventures de l'univers, peintes dans l'ombre ou dans la pénombre, mais à leur plan rigoureux, pour l'horizonnement de ce vaste drame: Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue du Bas Empire; les Goths et les Lombards piétinant le fumier romain en Italie et en Espagne, et la précaire Papauté de ce monde en ruines; puis, au loin, du côté de l'Asie, l'immense rumeur fauve du réservoir barbare, que chaque oscillation de la planète faisait couler un peu plus du côté de la malheureuse Europe, sans parvenir à l'épuiser, jusqu'à Gengis-Khan, qui retourna, d'un seul coup, sur la civilisation occidentale, cette cuvette de cinquante peuples!
Pour ce livre de trois cents pages, à peine, qui lui avait coûté trois ans, Marchenoir s'était fait savant. Il s'était documenté jusqu'à la racine des cheveux. Mais il pensait que le document est, comme le vin et, en général, comme toutes les choses qui soûlent, aussi sot maître qu'intelligent serviteur. Il en avait souvent constaté le mutisme et l'infidélité. En conséquence, il l'avait, utilisé avec une hauteur pleine de défiance, le rejetant avec dégoût quand il violait, en bégayant, l'intégrité d'une conception générale que l'expérience lui avait démontrée plus sûre;—méthode de travail qu'un pète-sec à tête vipérine de la Revue des sciences historiques avait fort blâmée et qui l'eût fait conspuer de toute la critique contemporaine, si cet attelage châtré du tape-cul de M. Renan était idoine à répercuter un chef-d'œuvre.
D'ailleurs, la nature hagiographique de son sujet ne pouvait guère attirer à son livre que des lecteurs catholiques ou des admirations religieuses. Or, le rédacteur en chef de la plus considérable feuille catholique de Paris ayant lui-même publié, autrefois, sur les saintes mérovingiennes, une inerme brochure tombée presque aussitôt dans le plus vertical oubli, il devait à sa propre gloire de ne pas accorder le moindre secours de publicité à ce téméraire nouveau venu qui pouvait devenir un supplantateur. Il est vrai qu'à défaut de cette excellente raison d'État littéraire, le mépris infini des catholiques pour toute œuvre d'art eût abondamment suffi. Bref, ce crevant de misère fut absolument privé de tout moyen d'informer le public de l'existence de son livre et les sages conclurent, comme toujours, du néant de la réclame au néant de l'œuvre.
Le fait est que pour des haïsseurs aussi résolus de la beauté littéraire, Marchenoir était une occasion peu commune. C'était un lépreux de magnificence. Toutes les maladies dégoûtantes ou monstrueuses qui peuvent justifier, analogiquement, l'horreur des chrétiens actuels pour un malheureux artiste: la gale, la teigne, la syphilis, le lupus, la plique, le pian, l'éléphantiasis, il les accumulait, à leurs yeux, dans sa forme d'écrivain.
Ce fut surtout dans son second livre, Les Impuissants, que cette flore éclata. Le scandale fut si grand qu'il valut un demi-succès. L'auteur commençait à être connu et l'apparition de ce recueil satirique, déjà publié en articles hebdomadaires, dans un petit journal où ils avaient été fort remarqués, démasqua, d'un coup, le polémiste formidable, caché jusqu'alors, pour beaucoup de gens, sous le contemplatif dédaigné, et qu'une dévorante soif de justice contraignait enfin à sortir. Il y eut une petite clameur de huit jours et tel fut le quartier de gloire que Paris voulut bien jeter à cet artiste qui s'exterminait depuis des années. Mais ce livre fut une révélation pour Marchenoir lui-même, qui ne se connaissait pas cette sonorité de gong quand l'indignation le faisait vibrer.
Par l'effet d'une loi spirituelle bien déconcertante, il se trouva que la forme littéraire de cet enthousiaste était surtout consanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcle et innavigable, qui avait toujours l'air de tomber d'une alpe, roulait n'importe quoi dans sa fureur. C'étaient des bondissements d'épithètes, des cris à l'escalade, des imprécations sauvages, des ordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait dans un gouffre, c'était pour ressauter jusqu'au ciel. Le mot, quel qu'il fût, ignoble ou sublime, il s'en emparait comme d'une proie et en faisait à l'instant un projectile, un brûlot, un engin quelconque pour dévaster ou pour massacrer. Puis, tout à coup, il redevenait, un moment, la nappe tranquille que la douce Radegonde avait azurée de ses regards.
Quelques-uns expliquaient cela par un abject charlatanisme, à la façon du Père Duchesne. D'autres, plus venimeux, mais non pas plus bêtes, insinuaient la croyance à une sorte de chantage constipé, furieux de ne jamais aboutir. Personne, parmi les distributeurs de viande pourrie du journalisme, n'avait eu l'équité ou la clairvoyance de discerner l'exceptionnelle sincérité d'une âme ardente comprimée, jusqu'à l'explosion, par toutes les intolérables rengaînes de la médiocrité ou de l'injustice.
XXXIV
Maintenant, il se retournait décidément vers l'histoire. Elle avait été sa plus grande ambition et son plus fervent amour intellectuel. Depuis son enfance, il avait cette impression d'être beaucoup plus le contemporain des Croisades ou de l'Exode que de la racaille démocratique. Son admirable étude mérovingienne attestait suffisamment l'anachronisme de sa pensée. Mais il n'avait aucun désir de recommencer ce genre d'effort. Une monographie d'homme ou même de peuple, quelque dilatée qu'il l'imaginât, ne lui suffisait plus. Il refusait de se cantonner à nouveau dans un coin de siècle. Il voulait, désormais, envelopper, d'une seule étreinte, l'histoire du monde.
Ainsi qu'il l'avait confié à son ami, il rêvait d'être le Champollion des événements historiques envisagés comme les hiéroglyphes divins d'une révélation par les symboles, corroborative de l'autre Révélation. C'eût été toute une science nouvelle, singulièrement audacieuse, et que le génie seul pouvait sauver du ridicule. Le pauvre Leverdier en avait tremblé dans sa peau dès la première ouverture, puis les volutations oratoires de son prophète l'avaient insensiblement enroulé à cette conception qu'il avait fini par juger sublime. Il est, du moins, incontestable que certaines inductions dont cet éblouissant démonstrateur étançonnait son système, le faisaient paraître tout à fait probable.
Il en avait pris l'idée première dans ces études exégétiques qui furent, par une singularité peut-être inouïe, le point de départ de sa vie intellectuelle, aussitôt après sa conversion. Appuyé sur l'affirmation souveraine de Saint Paul: que nous voyons tout «en énigmes», cet esprit absolu avait fermement conclu du symbolisme de l'Écriture au symbolisme universel, et il était arrivé à se persuader que tous les actes humains, de quelque nature qu'ils soient, concourent à la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystères qu'on pourrait nommer les Paralipomènes de l'Évangile. De ce point de vue—fort différent de celui de Bossuet, par exemple, qui pensait, au mépris de Saint Paul, que tout est éclairci,—l'histoire universelle lui apparaissait comme un texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué, mais parfaitement enveloppé, et qu'il s'agissait de transcrire en une grammaire de possible accès.
Il en avait conçu l'espérance et ne vivait plus que pour ce projet, devenu le centre d'innervation de ses pensées. Peu lui importait qu'on le jugeât extravagant ou ridicule. Depuis longtemps, il avait pris son parti de ne jamais plaire et ne s'embarrassait guère de l'hostilité même, dont les effets immédiats ne peuvent jamais atteindre, après tout, bien facilement un homme que sa plume, sa langue et ses muscles rendent également redoutable.
Ah! sans doute, les ennemis assez nombreux qu'il s'était attirés déjà dans la presse, avaient la ressource ordinaire de lui fermer généreusement tous les débouchés et, par conséquent, de priver d'argent un écrivain pauvre que son talent aurait dû nourrir. C'était là le danger médiat et nullement méprisable. Mais, que faire? Il se sentait traîner par les cheveux dans sa douloureuse voie et, ne le voulût-il pas, il lui fallait courir son destin. Proférer, s'il était possible, une grande parole, et mourir ensuite sous les soufflets et les crachats de l'univers!—À la grâce de Dieu! disait-il souvent. C'est le mot de beaucoup de téméraires, mais, dans sa bouche, il avait une signification très haute et quasi sainte.
Retiré dans sa chambre de la chartreuse, il raidissait ses deux bras contre sa propre douleur, ancienne ou récente, pour écarter l'importunité d'une sollicitude étrangère au travail de parturition de son esprit.
—Le Symbolisme de l'histoire! pensait-il, vérité certaine, mille fois évidente à mes yeux, mais combien difficile à démontrer acceptable! S'il s'agissait d'expliquer, pièce à pièce, le symbolisme du corps humain ou le symbolisme végétal, cette besogne, souvent entreprise déjà par des mystiques ou des philosophes, n'étonnerait pas trop encore. Il y aurait des chances pour faire rouler quelques idées sur ce rail connu, à condition, toutefois, qu'elles ne parussent pas trop originalement défrayées. Mais, ici, je vais me cogner, tout de suite, au front de taureau d'une Liberté ombrageuse, impénétrable, totalement incomprise de la multitude qui l'adore et mal définie des docteurs chrétiens qu'elle épouvante. Je suis en partance, comme Colomb, pour l'exploration de la Mer ténébreuse, avec la certitude de l'existence d'un monde à découvrir et la crainte de révolter, à moitié chemin, cinquante passions imbéciles. L'histoire fragmentaire, telle que je la vois partout, est un miroir pour l'orgueil stupide de cette liberté qui se félicite sans relâche d'avoir fait ce qu'elle a voulu,—jamais autre chose,—et la synthèse absolue, dont j'ai le dessein, confisque, du premier coup, cet objet de toilette, pour contraindre la vieille jouisseuse à se contempler dans le très humble ruisseau d'égout qui est sa patrie. Certes, je me passerais bien d'applaudissements et je n'en ai jamais cherché, mais encore faut-il que je sois intelligible, que je ne terrifie pas tous les éditeurs sans exception, que je sois débitable au moins autant qu'un amer nouvellement importé, sur le zinc en cœur de chêne de leurs comptoirs. La métaphysique religieuse n'est plus admissible, aujourd'hui, qu'à la condition d'être apéritive et de précéder un régal d'ordures. «Vous écrivez pour des hommes et non pas pour des esprits angéliques,» me disait ce père. Dois-je essayer de me remplir de la prose de cet avis? Hélas! j'y gagnerais peut-être un morceau de pain!
L'irréfréné Marchenoir sentait, néanmoins, qu'il se flattait d'une humilité impossible. Dégager de l'histoire universelle un ensemble symbolique, c'est-à-dire, prouver que l'histoire signifie quelque chose, qu'elle a son architecture et qu'elle se développe avec docilité sur les antérieures données d'un plan infaillible, c'était une opération qui exigeait l'holocauste préalable du Libre Arbitre, tel, du moins, que la raison moderne peut le concevoir. Il n'y avait pas à sortir de là. Il était condamné à l'incertaine expérience de gifler son siècle pour obtenir d'en être écouté et, justement, l'énormité d'un pareil défi avait pour lui le ragoût d'une tentation de volupté. Sa nature de condottière l'emporta bientôt et il finit par se fixer à la plus imprudente des résolutions, s'interdisant jusqu'à la ressource d'appliquer, après coup et sous forme d'introduction, à son futur livre, les lâches émollients d'une apologie. Peut-être, aussi, avait-il raison de compter sur l'exaspération même de sa pensée et de sa forme, sur l'excès inouï d'audace où il prévoyait bien que son sujet allait l'entraîner, pour espérer un succès de scandale ou d'étonnement, qui serait, au moins, un simulacre de cette justice que la vermine contemporaine n'accorde pas à la supériorité de l'esprit.
D'ailleurs, l'apparente sagesse d'aucun conseil ne prévaudra jamais contre ces torrentielles natures que le bâillement soudain de la plus large gueule d'abîme n'arrêterait pas. Ce que les prudents appellent du nom de témérité, ne serait-ce pas plutôt, en elles, une obéissance héroïque à quelque propulsion supérieure dont ces martyrs auraient, d'avance, accepté les agonies? Quand une grande chose était notifiée, la poitrine de Marchenoir s'ouvrait comme un triptyque, et ce, qu'on voyait apparaître, c'était son cœur ruisselant de sang, entre une image de prière et une image d'extermination!
XXXV
Puisqu'il voulait que l'histoire fût un cryptogramme, il s'agissait de lire les signes et d'en pénétrer les combinaisons. Or les signes se déroulaient pendant six mille ans, à partir du premier homme, du haut en bas de la pyramide prodigieusement évasée du genre humain. Leurs combinaisons étaient innombrables comme la poussière, compliquées à l'infini, tramées, tressées, imbriquées, repliées les unes dans les autres, entrelacées et embrouillées à toutes les profondeurs.
Toutes les mains de la nuit avaient tissé ce chaos. Les trois Concupiscences, comme des fileuses infatigables, avaient fourni l'écheveau, et les sept Péchés l'avaient dévidé, ventre à terre, dans tous les sens, autour de toutes les générations, à travers l'inextricable tourbillon des épisodes. L'Amour, la Mort, la Douleur, l'Oubli, avaient mis en commun leurs paraboles pour un éternel négoce d'errata, où chacun d'eux tirait à lui toutes les ténèbres.
De temps en temps, un excellent historien se présentait pour contrôler les balances et sa tête gélatineuse se liquéfiait dans les plateaux. L'Hypothèse disait à la Conjecture: Nous allons nous amuser! et elles se faisaient caresser, l'une et l'autre, par un vieux Mensonge tout nu, sur le souple divan de la Critique. L'étonnante route de l'histoire était tout en carrefours, avec des poteaux en girouette, où des dates, peu certaines, indiquaient, dans la direction de quelques événements carrossables, de tout petits sentiers inexistants, pour aboutir à d'impossibles vérifications. L'érudition frétait des bibliothèques alexandrines pour le ravitaillement d'innombrables rongeurs à lunettes, dont l'office était de picorer des fétus dans l'énorme amas de crottin documentaire fienté par de plus grands animaux, en s'interdisant religieusement jusqu'à la velléité d'une conclusion. Si, d'aventure, l'un d'entre eux s'en avisait, c'était sous l'expresse condition d'insulter à quelque grande chose, en chatouillant de sa plume le dessous des pieds de la sainte Canaille, enfin victorieuse et potentate rémunératrice des flagorneurs qu'elle a décrottés. Dieu sait, alors, les jolis travaux qui s'exécutaient et l'abjecte clairvoyance de ces calomniateurs d'ancêtres!
L'esprit de l'homme planant,—comme autrefois celui du Seigneur,—sur cet inexprimable désordre, avait dit:—Il n'y en a pas encore assez comme cela! et il avait commandé que les ténèbres fussent, c'est-à-dire que la suie du passé, délayée dans l'encre de nos imprimeurs, devînt indélébile et croûtonnante sur la mosaïque providentielle. On en était venu à tellement effacer les rudimentaires concepts, que les faits les plus énormes, les plus crevant l'œil, désormais orphelins de leurs principes et veufs de leurs conséquences, retranchés de l'orbite, excommuniés de tout ensemble, acéphales et eunuques, n'existaient plus dans les cervelles qu'à l'état fantastique de postérité du hasard. Et cette ignorance de toute loi était particulièrement attestée, en ce siècle, par la grandissante rage de philosopher sur l'histoire. Obscur témoignage d'une conscience irrémédiablement taillée en pièces et tressaillant, une dernière fois, sous le hachoir des charcutiers de l'intelligence!
Pour commencer, Marchenoir demandait le divorce du Hasard et de la Liberté, absurdement unis sous le régime de l'étripement réciproque. Il jugeait monstrueux cet accouplement qui avait paru l'unique ressource de la Raison moderne, affligée du célibat de sa très chère fille, universellement décriée pour son incontinence et le malpropre choix de ses concubins. C'était une imposture par trop forte de prétendre que quelque chose de réel fût jamais sorti d'une faculté, déjà si précaire, prostituée à ce bâtard du néant, et il ambitionnait,—alors que les sociétés agonisantes mettent leurs enfants en gage pour obtenir, en payant, qu'on les achève elles-mêmes,—d'affirmer, une bonne fois, avant que tout s'écroulât et pour l'honneur de l'être pensant, l'irrépréhensible solidarité de tout ce qui s'est accompli, dans tous les temps et dans tous les lieux, à la honte des artisans de poussière qui pensent exterminer l'unité de l'homme en râclant de vieux ossements!
À ses yeux, le mot Hasard était un intolérable blasphème qu'il s'étonnait toujours, malgré l'expérience de son mépris, de rencontrer dans des bouches soi-disant chrétiennes.—Rien n'arrive sans Son ordre ou Sa permission, disait-il aux blasphémateurs; il vous a créés, votre Hasard, et il s'est incarné pour vous racheter de son sang! Est-ce bien là votre pensée? Alors, moi, catholique, je lui crache à la figure, à ce rival de mon Christ, qui n'a pas même l'honneur d'exister, comme une idole, dans un simulacre où, du moins, s'attesterait l'industrie d'un entrepreneur de divinités.
Il était évident pour lui qu'on ne pouvait pas être catholique, ni même se flatter d'une infinitésimale pincée de sentiment religieux, si on ne donnait pas absolument tout à la Providence, et, dès lors, l'idée d'un plan infaillible sautait à l'esprit. À cette hauteur, peu lui importaient les chicanes philosophiques, ou même théologiques, qu'on pouvait lui décocher au sujet du Libre Arbitre, laissé sans ressources, par cette invasion d'absolu, dans le pâturage desséché du conditionnel.
—Quand la Providence prend tout, c'est pour se donner elle-même. Consultez l'Amour, si vous ne comprenez pas, et allez au diable! Telle était toute la controverse de ce stylite intellectuel qui ne descendit jamais de sa colonne.
Il avait, certes, bien assez du pénitentiel labeur qu'il s'était imposé, puisqu'il s'agissait de réduire à un tel raccourci de formules l'universalité des témoignages, qu'ils pussent tenir dans un rais de la pensée. Puisque c'est toujours Dieu qui opère, ad nutum, sur toute la terre, il fallait, de toute nécessité, préjuger un acte unique, indéfiniment réfracté dans ses créatures. Qu'on employât le mot de Paternité ou celui d'amour, ou tout autre vocable suggestif, la méditation ramenait toujours cette simple vue d'un seul geste infini, produit par un Être absolu, et répercuté dans l'innumérable diversité apparente des symboles.
En quelque point des temps que s'enfonçât la pointe du compas, que ce fût la prise de Jérusalem ou la Défenestration de Prague, l'angle avait beau s'ouvrir dans de giratoires investigations, ce point quelconque devenait le centre de l'univers; Le passé et l'avenir irradiaient lumineusement de ce foyer et convergeaient, en frémissant, vers cet ombilic. Une identité surnaturelle éclatait partout à la fois. L'homme se dénonçait pour avoir toujours fait la même chose, dans une circulaire translation de circonstances perpétuellement analogues, et l'imperceptible atrocité d'un Ezzelino ou d'un Halberstadt avait juste autant de force harmonique et salariait aussi sûrement l'esprit de synthèse que les colossales redites du despotisme des Tibère, des Philippe II ou des Napoléon!
L'histoire, telle que la voyait Marchenoir, était d'un tissu si garanti qu'on pouvait mettre au défi n'importe quel faussaire de la démarquer d'une manière plausible. Les caractères altérés, les lignes déviées de leur sens, écorchaient l'œil et criaient pour qu'on les réintégrât. Le texte symbolique, mutilé seulement d'un iota, n'avait plus de sens et divulguait, de son mutisme soudain, la profanation. Ce que la Providence avait écrit dans la rédivive tradition des peuples, avec des pâtés de sang et des chaînes de montagnes de morts, elle l'avait écrit pour l'éternité, sans que nul grattoir ou acide sacrilège eût jamais été capable d'oblitérer, d'un solécisme durable, ce palimpseste de douleur!
Car, telle était sa cédule évocatoire, à ce magicien d'exégèse, qui voulait que tout comparût à la fois devant le tribunal de son esprit: Toute chose terrestre est ordonnée pour la Douleur. Or, cette Douleur était, à ses yeux, le commencement comme elle était la fin. Elle n'était pas seulement le but, le comminatoire propos ultérieur, elle était la logique même de ces Écritures mystérieuses, dans lesquelles il supposait que la Volonté de Dieu devait être lue. La sentence terrible de la Genèse, à la départie de l'Éden, il l'appliquait, dans sa rigueur, à l'enfantement toujours douloureux des moindres péripéties de l'œcuménique roman de la terre.
Alors, sur cette planète maudite, condamnée à ne germiner que des épines, s'accomplissait, en soixante siècles, pour la race déchue, l'épouvantable dérision du Progrès, dans le renouveau sempiternel des itératives préfigurations de la catastrophe qui doit tout expliquer et tout consommer à la fin des fins.
Les anges devaient avoir eu peur et pitié de ce spectacle, sur lequel on avait sujet de redouter que ne tombât jamais le rideau d'une pudeur divine! Les générations humaines toujours dévorées au banquet des forts, sur tous les continents où les enfants de Nemrod avaient étendu leur nappe, et le Pauvre, dont c'est l'étonnant destin de représenter Dieu même, le pauvre toujours vaincu, bafoué, souffleté, violé, maudit, coupé en morceaux, mais ne mourant pas,—roulé du pied, sous la table, comme une ordure, d'Asie en Afrique et, de l'Europe, sur le monde entier,—sans qu'une seule heure lui fût accordée pour se désaltérer à ses propres larmes et pour râcler les croûtes de son sang! Cela, pour toute la durée des sociétés antiques, sculptées en formidable raccourci dans la gouliafrée du roi Baltasar.
Puis, l'avènement du parfait Pauvre, en qui se résumèrent les abominations les plus exquises de la misère et qui fut Lui-même le Baltasar d'un festin de tortures, où furent conviées toutes les puissances de souffrir. Rédemption à faire trembler qui transfigura la poétique de l'homme sans rénover son cœur, en dérision de ce qui avait été annoncé.
Un second registre de formules fut simplement ouvert, et la grande liesse des boucs et des vautours recommença. Dans les contrées immenses inexplorées par le christianisme, la cuisine des pasteurs de peuples ne changea pas, mais, dans la chrétienté, le pauvre fut quelquefois invité, charitablement, à se repaître des déjections de la puissance, dont il était, lui-même, l'aliment. Le fardeau des faibles, désormais aggravé de spiritualisme, fit craquer les os des neuf dixièmes de l'humanité.
Comme si l'apparition de la Croix avait affolé les nations, l'univers se confondit dans une prodigieuse bousculade. Sur l'Empire romain tordu par la colique, goutteux des pieds, avarié du cœur, et devenu chauve comme son premier César, des millions de brutes à gueule humaine déferlèrent. Les Goths, les Vandales, les Huns et les Francs s'assirent, en ricanant, sur leurs boucliers, et se laissèrent glisser en avalanches, contre toutes les portes de Rome qui creva sous la poussée. Le Danube, gonflé de sauvages, se répandit en inondation sur les latrines du Bas Empire. Du côté de l'Orient, le Chamelier Prophète, accroupi sur la bouse de son troupeau, couvait déjà, dans son sein pouilleux, les sauterelles affamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu. On se battait, on s'éventrait, on se mangeait les entrailles, pendant huit cents ans, de l'extrémité de la Perse aux rivages de l'Atlantique. Enfin, la grande charpente féodale s'installait dans le gâchis des égorgements.
On crut que c'était l'étançon d'une Jérusalem quasi céleste qu'on allait construire, et il se trouva que c'était encore un échafaud. Même la Chevalerie, la plus noble chose que les hommes aient inventée, ne fut pas souvent miséricordieuse aux membres souffrants du Seigneur, qu'elle avait mission de protéger. Même les Croisades, sans lesquelles le passé de l'Europe serait un peu moins qu'un amas d'immondices, ne furent pas sans l'horrible traînée de toutes les purulences de l'animal responsable. Pourtant, c'était l'adolescence au cœur brûlant, c'était le temps de l'amour et de l'enthousiasme pour le christianisme! Les saints, il y en eut alors, comme aujourd'hui, une demi-douzaine par chaque cent millions d'âmes médiocres ou abjectes,—à peu près,—et l'odieux bétail qui les vénérait, après leur mort, fut quelquefois obligé d'emprunter de la boue et de la salive pour les conspuer à son plaisir, quand il avait l'honneur de les tenir vivants sous ses sales pieds.
Deux choses, à peine, paraissaient à Marchenoir mériter qu'on surmontât la nausée de cette abominable contemplation: l'indéfectible prééminence de la Papauté et l'inaliénable suzeraineté de la France. Rien n'avait pu prévaloir contre ces deux privilèges. Ni l'hostilité des temps, ni le négoce des Judas, ni la surpassante indignité de certains titulaires, ni les révolutions, ni les défaites, ni les reniements, ni les inconscientes profanations de la sacrilège bêtise!… Quand l'une ou l'autre avait menacé de s'éteindre, le monde avait paru en Interdit. La Bulle Unam Sanctam, de Boniface VIII, la fameuse bulle des Deux Glaives, n'avait plus de croyants, il est vrai, et la France était gouvernée par des goujats … N'importe! quelques âmes savaient qu'il existe, en leur faveur, une prescription contre toutes les poursuites revendicatoires du néant, et Marchenoir était une unité dans le petit nombre de ces âmes malheureuses, charriées sur un glaçon fondant, au milieu d'un océan de tiédeur, vers un tropique d'imbécillité!
Mais, avant de sombrer, ce millénaire voulait assigner les Temps modernes, les plus iniques temps et les plus bêtes qui furent jamais, devant un Juge dont il pressentait la proche Venue, quoiqu'il ait l'air de dormir profondément depuis tant de siècles, et qu'il espérait, à force de clameurs désespérées, faire, une bonne fois, crouler de son ciel! Ces clameurs, il les avait ramassées de partout, accumulées, amalgamées, coagulées en lui. Écolier sublime de ses propres tortures, il avait syncrétisé, en une algèbre à faire éclater les intelligences, l'universelle totalité des douleurs.
De cette forêt sortait en rugissant une Symbolique inconnue qu'il aurait pu nommer la symbolique des Larmes et qui allait devenir son langage pour parler à Dieu. C'était comme une rumeur infinie de toutes les voix dolentes des écrasés de tous les âges, dans une formule miraculeusement abréviative qui expliquait,—par la nécessité d'une manière de rançon divine,—les interminables ajournements de la Justice et l'apparente inefficacité de la Rédemption.
Voilà ce qu'il prétendait mettre sous les yeux de ses contemporains inattentifs, d'abord; ensuite, sous le clair regard de Celui dont il appelait l'avènement, comme un témoignage accablant de la fangeuse apostasie d'une génération, qui sera peut-être la dernière avant le déluge,—si sa monstrueuse indifférence l'a faite émissaire pour assumer l'opprobre de ses aînées, moins abominables qu'elle, dont l'histoire écrite a si lâchement balbutié l'inculpation!
XXXVI
Marchenoir écrivit une seule fois à Véronique, pour lui annoncer son retour. Par crainte ou par vertu, il s'en était abstenu jusqu'alors, quoiqu'il en mourût de désir, se bornant à la mentionner, avec une tendresse peu déguisée, dans chacune de ses épîtres au sempiternel Leverdier. Enfin, quelques jours avant son départ, il se décida tout à coup et voici son inconcevable lettre:
«Ma chère Véronique, je vous prie d'ajouter pour moi, à vos prières accoutumées, les oraisons pour les agonisants que vous trouverez dans votre eucologe. Mon corps se porte bien, mais mon esprit est dans l'angoisse de la mort et je vous suppose particulièrement désignée pour me secourir, puisque c'est à l'occasion de vous que j'endure cette épouvantable tribulation.
«Je suis éperdument amoureux de vous, voilà la vérité, et il a fallu que je m'éloignasse de Paris pour le sentir. Je me suis déterminé à vous l'écrire sur cette simple réflexion, que vous deviez le savoir. Les femmes sont clairvoyantes en pareil cas, et ce sentiment, inaperçu de moi jusqu'à ces derniers jours, vous l'avez certainement discerné, depuis longtemps, si j'en juge par certaines prudences que je me rappelle, aujourd'hui, et qui tendaient manifestement à en retarder l'explosion. Mais, quand même vous n'auriez rien compris ni rien deviné, j'ai pensé qu'il fallait encore me déclarer, ne fût-ce que pour écarter de nos relations le danger d'un tel mystère.
«Qu'allons-nous devenir? Il n'y a que deux issues: vous me sauvez ou je vous perds. Quant à nous séparer, en admettant que ce fût possible, ce serait peut-être le plus funeste des dénouements. Vous avez mis autour de ma vie un surnaturel chrétien si capiteux, que je ne pourrais plus respirer une autre atmosphère.
«Or, je n'ai plus de courage du tout, mon âme est complètement démontée. Il va falloir vous condamner à une réserve inouïe, car je brûle sur moi-même, depuis l'agitation de ce voyage, comme une torche mal éteinte que le vent aurait rallumée. Cette fraternité postiche qui nous unit et nous sépare, jusqu'à maintenant, ne va plus suffire. Il faudrait construire quelqu'autre muraille mitoyenne qui montât jusqu'au septième ciel et qu'aucune trahison des sens ne pût entamer.
«Ce travail de maçonnerie vous sera, sans doute, possible, à vous, âme spirituelle et déssouillée, qui n'avez plus de corps que pour les yeux trop charnels de votre malheureux ami, dont votre présence va remuer, je le sens bien, toutes les vieilles croupissures et toutes les fanges. Cherchez donc, chère trésorière d'héroïsme, c'est peut-être dans la direction du martyre que vous découvrirez ce qu'il nous faut.
«Vous ne pouvez supporter qu'on vous regarde comme une sainte, et vous savez si j'approuve cette horreur. Mais, dans l'hypothèse qu'il aurait plu à Notre-Seigneur de jeter sur vous toute la pourpre de son ciel, vous continueriez encore, néanmoins, d'être une vraie femme pour l'éternité,—comme on est un prêtre,—car ce que Dieu a fabriqué de son essentielle Main porte caractère indélébile, aussi bien que les Sacrements de son Église. Vous seriez forcée, par conséquent, de voir aussi nettement qu'une autre le mal de ce monde, où la mort fut acclimatée par la première de vous toutes.
«C'est pourquoi je vous ai demandé les prières des agonisants. Je suis en péril de mort pour mon âme, à cause de vous, bien-aimée, et je retourne à Paris, dans une semaine, comme on se fait porter en terre. Si vous n'êtes pas devenue toute forte contre ma faiblesse, je vous entraînerai dans une caverne de désespoir.
«Vous me l'avez fait comprendre vous-même, il y a longtemps. Que vous devînssiez ma femme ou ma maîtresse, l'abomination serait également infinie. Je retrouverais dans votre lit et dans vos bras tout votre passé, et ce passé, délié de l'abîme où l'a précipité votre pénitence, m'arracherait de vous, morceau par morceau, avec des tenailles rougies, pour s'installer à ma place. Notre amour serait un opprobre et nos voluptés un vomissement. Nous aurions tout perdu de ce qui nous honore et tout retrouvé de ce qui peut nous avilir davantage. À la place de ce canton lumineux du ciel où nous planons en souffrant, nous serions accroupis au bord d'un chemin public, dans une encoignure infecte, où les plus immondes animaux auraient la permission de nous salir au passage …
«Il faut donc m'exorciser, ma très chère, je ne sais comment, mais il le faut tout de suite, sous peine d'enfer et de mort. Voilà tout, mon esprit est plein de ténèbres et je ne saurais vous offrir l'ombre d'une idée qui ressemblât à une apparence de salutaire expédient. Ah! mon amie, ma trois fois aimée, ma belle Véronique du chemin de la Croix! combien je souffre! mon cœur se brise et je pleure, comme je vous ai vue, tant de fois, pleurer vous-même, agenouillée, des journées entières, devant votre grand crucifix! Seulement, vos larmes étaient infiniment douces et les miennes sont infiniment amères!
«Votre MARIE-JOSEPH.»
XXXVII
La retraite à la Grande Chartreuse, quelque suggestive et bienfaisante qu'elle eût été, ne pouvait plus se prolonger pour cette âme tragique, qui se faisait du Paradis même l'idée d'une éternelle montée furibonde vers l'Absolu. La quatrième semaine venait de s'achever et Marchenoir en avait décidément assez. L'apaisement, qu'il était venu chercher, n'avait été qu'extérieur ou intermittent. L'exquise bonté de ses hôtes avait pu détendre ses nerfs et lénifier la partie supérieure de son esprit, mais ne pouvait rien au delà.
Il était singulier, d'ailleurs, et bien conforme à l'irréprochable exactitude de son ironique destin, que le pire malheur qu'il pût redouter, lui eût été révélé précisément sur cette montagne, où il s'était cru certain de haleter, quelques jours, en sécurité parfaite. Maintenant, il avait le besoin le plus violent de se jeter au devant de ce malheur, dût-il en crever!
Il alla donc prendre congé du Père Général qui l'avait déjà reçu plusieurs fois avec cette douceur des grands Humbles, qui domptait autrefois les Tarasques et les Empereurs. Marchenoir, qui n'appartenait à aucune de ces deux catégories de monstres, exprima, le mieux qu'il put, sa gratitude, en suppliant l'aimable vieillard de le bénir avant son départ.
—Mon cher enfant, répondit celui-ci, je veux faire quelque chose de plus, si vous le permettez. Je sais de votre vie et de vos souffrances ce que votre ami, M. Leverdier, m'en a écrit et ce que le père Athanase a cru pouvoir m'en confier, et je m'intéresse profondément à vous. Vous avez entrepris un livre pour la gloire de Dieu et vous êtes pauvre, … deux fois pauvre, puisque vous renoncez à la gloire que donnent les hommes … Emportez, je vous prie, de la Chartreuse, ce faible secours que votre âme chrétienne peut accepter sans honte,—ajouta-t-il, en lui tendant un billet de mille francs,—et souvenez-vous, dans vos combats, du vieux serviteur inutile, mais plein de tendresse, qui priera pour vous.
Le malheureux, brisé d'émotion, tomba à genoux et reçut la bénédiction de ce chef des plus grandes âmes qui soient au monde. Le Général le releva et, l'ayant serré dans ses bras, le reconduisit jusqu'à sa porte en l'exhortant aux viriles vertus que la société chrétienne paraît avoir prises en haine, mais dont la tradition persévère, en dépit de tout, dans ces solitudes,—sans lesquelles, à ce qu'il semble, le ciel fatigué de voûter, depuis tant de siècles, sur une si dégoûtante race, tomberait, de bon cœur, pour l'anéantir.
Le père Athanase l'attendait avec anxiété. Il avait parlé chaleureusement, mais les intentions de son supérieur ne lui étaient pas connues. Le bon religieux fut transporté de la joie naïve de son ami, que cet argent délivrait d'angoisses hideuses, surajoutées à ses plus intimes tourments.
—Je vous vois partir sans trop d'inquiétudes, lui dit-il. Du moins, je suis assuré que la misère noire ne vous ressaisira pas tout de suite et je me persuade qu'un peu plus tard, Dieu vous enverra quelqu'autre assistance. Il n'est pas permis de croire que ce bon Maître vous ait comblé des dons les plus rares, uniquement pour vous faire souffrir. D'ailleurs, l'Église militante a besoin d'écrivains de votre sorte et vous surmonterez, à la fin, tous les obstacles, par la seule virtualité du talent, je veux l'espérer.
Mais, j'ai d'autres sujets de trembler et c'est justement l'excès de votre force qui m'épouvante, ajouta-t-il, avec un sourire mélancolique, en lui touchant du doigt le front et la poitrine. C'est ici et là que se trouvent vos plus redoutables persécuteurs. J'ai beaucoup pensé à vous, mon cher ami. C'est un mystère de douleur qu'un homme tel que vous ait pu naître au dix-neuvième siècle. Vous auriez fait un Ligueur, un Croisé, un Martyr. Vous avez l'âme d'un de ces anciens apologistes de la Foi, qui trouvaient le moyen de catéchiser les vierges et les bourreaux jusque sous la dent des bêtes. Aujourd'hui, vous êtes livré à la gencive des lâches et des médiocres, et je comprends que cela vous paraisse un intolérable supplice. Vous avez passé quarante ans et vous n'avez pas encore pu vous acclimater ni même vous orienter dans la société moderne. Ceci est terrible …
Je ne vous accuse, ni ne vous juge, pauvre ami. Je vous plains de toute mon âme. Rendez-moi justice. Je ne vous reproche pas de n'avoir pas su vous faire une position. Je ne suis pas un de ces bourgeois dont le nom seul vous noircit la rétine. Je suis un chartreux, simplement, et je crois que la meilleure position est de faire la volonté de Dieu, quelle qu'elle soit. Si c'est votre partage d'écrire de beaux livres, sans consolation et sans salaire, au milieu de continuelles souffrances, votre situation est toute faite et cinquante fois plus brillante, j'imagine, que celle d'un premier ministre qui sera, demain matin ou demain soir, roulé à coups de bottes dans un escalier d'oubli. Seulement, j'ai peur que ce don de force qui ferait de vous, peut-être, un grand homme d'action par l'épée ou par la parole, si vous en aviez l'emploi, ne se retourne à la fin contre vous-même et ne vous jette dans le désespoir.
—Vous avez raison, mon père, et je ne suis pas non plus sans terreur, répondit Marchenoir. L'espérance est la seule des trois vertus théologales contre laquelle je puisse m'accuser, en toute sincérité, d'avoir sciemment et gravement péché. Il y a en moi un instinct de révolte si sauvage que rien n'a pu le dompter. J'ai fini par renoncer à l'expulsion de cette bête féroce et je m'arrange pour n'en être pas dévoré. Que puis-je faire de plus? Chaque homme est, en naissant, assorti d'un monstre. Les uns lui font la guerre et les autres lui font l'amour. Il paraît que je suis très fort, comme vous le dites, puisque j'ai été honoré de la compagnie habituelle du roi des monstres: le Désespoir. Si Dieu m'aime, qu'il me défende, quand je n'aurai plus le courage de me défendre moi-même! Ce qu'il y a de rassurant, c'est que je ne peux plus être surpris, puisque je ne crois pas au bonheur. On dit quelquefois que je suis un homme supérieur et je ne le nie pas. Je serais un sot et un ingrat de désavouer cette largesse que je n'ai rien fait pour mériter. Eh bien! si le bonheur est déjà presque irréalisable pour le plus médiocre des êtres, pour le plus facile à contenter des pachydermes raisonnables, comment ce diapason de douleurs, qu'on appelle un homme de génie, pourrait-il jamais y prétendre? Le bonheur, mon cher père, est fait pour les bestiaux … ou pour les saints. J'y ai donc renoncé, depuis longtemps. Mais, à défaut de bonheur, je voudrais, au moins, la paix, cette inaccessible paix, que les anges de Noël ont, pourtant, annoncée, sur terre, aux hommes de bonne volonté!
Le père hésita un moment. Tout ce qui peut être inspiré par la plus ardente charité sacerdotale, il l'avait déjà dit à ce désolé. Il avait tout tenté pour solidifier un peu d'espérance dans ce vase brisé, d'où se répandait le cordial, aussitôt qu'on l'avait versé. Il ne pouvait pas accuser son pénitent d'être indocile ou de s'acclamer lui-même. Le soupçon d'orgueil,—d'une si commode ressource pour les confesseurs et directeurs sans clairvoyance ou sans zèle!—il l'avait écarté, dès le premier jour, avec défiance, estimant plus apostolique de pénétrer dans les cœurs que de les sceller, du premier coup, implacablement, sous des formules de séminaire.
Le Non-Amour est un des noms du Père de l'orgueil et, certes, il n'en avait pas connu beaucoup, dans sa vie, des êtres qui aimassent autant que le pauvre Marchenoir! Il se sentait en présence d'une exceptionnelle infortune et les larmes lui vinrent à la pensée qu'il avait devant lui un homme allant à la mort et que rien ne pouvait sauver, un témoin pour l'Amour et pour la Justice,—holocauste lamentable d'une société frappée de folie qui pense que le Génie la souille et que l'aristocratie d'une seule âme est un danger pour le chenil de ses pasteurs.
—Vous demandez la paix au moment même où vous partez en guerre, dit-il enfin. Soit. Vous vous croyez appelé à protester solitairement, au nom de la justice, contre toute la société contemporaine, avec la certitude préliminaire d'être absolument vaincu et quelles que puissent être pour vous les conséquences,—au mépris de votre sécurité et des jugements de vos semblables, dans un désintéressement complet de tout ce qui détermine, ordinairement, les actions humaines. Vous vous croyez sans liberté pour choisir une autre route de la mort … C'est Dieu qui le sait. Il est plus facile de vous condamner que de vous comprendre. Tout ce qu'on peut, c'est de lever, pour vous, les bras au ciel. Mais votre corsaire est trop chargé … Vous n'êtes pas seul, vous avez pris une âme à votre compte. Qu'allez-vous en faire? Avez-vous calculé l'effroyable obstacle d'une passion plus forte que vous et distinctement lisible, pour moi, dans les moindres mouvements de votre physionomie? Et s'il vous est donné d'en triompher, n'hésiterez-vous pas encore à traîner cette pauvre créature dans les inégales querelles, où je prévois trop que vous allez immédiatement vous engager?…
Marchenoir, devenu très pâle, avait paru chanceler et s'était assis, avec une si poignante expression de douleur, que le père Athanase en fut bouleversé. Il y eut un silence pénible de quelques instants, au bout desquels le malheureux homme commença d'une voix assez basse pour que le père fût obligé de tendre l'oreille.
XXXVIII
—Que voulez-vous que je vous réponde? Il en sera ce que Dieu voudra et j'espère bénir sa volonté sainte à l'heure de ma dernière agonie. Si j'étais riche, je pourrais arranger mon existence de telle sorte que les dangers qui vous épouvantent pour moi disparussent presque entièrement. J'écrirais mes livres à genoux, dans quelque lieu solitaire où je n'entendrais même pas les clameurs ou les malédictions du monde, il n'en est pas ainsi, par malheur, et j'ignore où l'infâme combat pour la vie va m'entraîner.
Vous parlez de cette passion … C'est vrai que je suis à peu près sans force pour y résister. Depuis des années, je suis chaste, comme le «désir des collines,»—avec une pléthore du cœur. Vous êtes praticien des âmes, vous savez combien cette circonstance aggrave le péril. Mais la noble fille inventera quelque chose pour me sauver d'elle, … je ne sais quoi, … pourtant, je suis assuré qu'elle y parviendra. Quant aux querelles, j'en aurai probablement, et de toutes sortes, je dois m'y attendre.
Mais cela n'est rien,—dit-il d'une voix plus ferme, en se dressant tout à coup.—Si je profane les puants ciboires qui sont les vases sacrés de la religion démocratique, je dois bien compter qu'on les retournera sur ma tête, et les rares esprits qui se réjouiront de mon audace ne s'armeront, assurément pas, pour me défendre. Je combattrai seul, je succomberai seul, et ma belle sainte priera pour le repos de mon âme, voilà tout … Peut-être aussi, ne succomberai-je pas. Les téméraires ont été, quelquefois, les victorieux.
Je quitte votre maison dans une ignorance absolue de ce que je vais faire, mais avec la plus inflexible résolution de ne pas laisser la vérité sans témoignage. Il est écrit que les affamés et les mourants de soif de justice seront saturés. Je puis donc espérer une ébriété sans mesure. Jamais, je ne pourrai m'accommoder ni me consoler de ce que je vois. Je ne prétends point réformer un monde irréformable, ni faire avorter Babylone. Je suis de ceux qui clament dans le désert et qui dévorent les racines du buisson de feu, quand les corbeaux oublient de leur porter leur nourriture. Qu'on m'écoute ou qu'on ne m'écoute pas, qu'on m'applaudisse ou qu'on m'insulte, aussi longtemps qu'on ne me tuera pas, je serai le consignataire de la Vengeance et le domestique très obéissant d'une étrangère Fureur qui me commandera de parler. Il n'est pas en mon pouvoir de résigner cet office, et c'est avec la plus amère désolation que je le déclare. Je souffre une violence infinie et les colères qui sortent de moi ne sont que des échos, singulièrement affaiblis, d'une Imprécation supérieure que j'ai l'étonnante disgrâce de répercuter.
C'est pour cela, sans doute, que la misère me fut départie avec tant de munificence. La richesse aurait fait de moi une de ces charognes ambulantes et dûment calées, que les hommes du monde flairent avec sympathie dans leurs salons et dont se pourlèche la friande vanité des femmes. J'aurais fait bombance du pauvre, comme les autres et, peut-être, en exhalant, à la façon d'un glorieux de ma connaissance, quelques gémissantes phrases sur la pitié. Heureusement, une Providence aux mains d'épines a veillé sur moi et m'a préservé de devenir un charmant garçon, en me déchiquetant de ses caresses …
Maintenant, qu'elle s'accomplisse, mon épouvantable destinée! Le mépris, le ridicule, la calomnie, l'exécration universelle, tout m'est égal. Quelque douleur qui m'arrive, elle ne me percera pas plus, sans doute, que l'inexplicable mort de mon enfant … On pourra me faire crever de faim, on ne m'empêchera pas d'aboyer sous les étrivières de l'indignation!
Fils obéissant de l'Église, je suis, néanmoins, en communion d'impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce monde. Quand je me souviens de cette multitude, une main me saisit par les cheveux et m'emporte, au delà des relatives exigences d'un ordre social, dans l'absolu d'une vision d'injustice à faire sangloter jusqu'à l'orgueil des philosophies. J'ai lu de Bonald et les autres théoriciens d'équilibre. Je sais toutes les choses raisonnables qu'on peut dire pour se consoler, entre gens vertueux, de la réprobation temporelle des trois quarts de l'humanité …
Saint Paul ne s'en consolait pas, lui qui recommandait d'attendre, en gémissant avec toutes les créatures, l'adoption et la Rédemption, affirmant que nous n'étions rachetés qu'«en espérance,» et qu'ainsi rien n'était accompli. Moi, le dernier venu, je pense qu'une agonie de six mille ans nous donne peut-être le droit d'être impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu'il faut que nous élevions nos cœurs, de les arracher, une bonne fois, de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider le ciel! C'est le sursum corda et le lamma sabacthani des abandonnés de ce dernier siècle.
Lorsque la Parole incarnée saignait et criait pour cette rédemption inaccomplie et que sa Mère, la seule créature qui ait véritablement enfanté, devenait, sous le regard mourant de l'Agneau divin, cette fontaine de pleurs qui fit déborder tous les océans, les créatures inanimées, témoins innocents de cette double agonie, en gardèrent à jamais la compassion et le tremblement. Le dernier souffle du Maître, porté par les vents, s'en alla grossir le trésor caché des tempêtes et la terre, pénétrée de ces larmes et de ce sang, se remit à germiner plus douloureusement que jamais, des symboles de mortification et de repentir. Un rideau de ténèbres s'étendit sur le voile déjà si sombre de la première malédiction. Les épines du diadème royal de Jésus-Christ s'entrelacèrent autour de tous les cœurs humains et s'attachèrent, pour des dizaines de siècles, comme les pointes d'un cilice déchirant, aux flancs du monde épouvanté!
En ce jour, fut inaugurée la parfaite pénitence des enfants d'Adam. Jusque-là, le véritable Homme n'avait pas souffert et la torture n'avait pas reçu de sanction divine. L'humanité, d'ailleurs, était trop jeune pour la Croix. Quand les bourreaux descendirent du Calvaire, ils rapportèrent à tous les peuples, dans leurs gueules sanglantes, la grande nouvelle de la Majorité du genre humain. La Douleur franchit, d'un bond, l'abîme infini qui sépare l'accident de la substance, et devint NÉCESSAIRE.
Alors, les promesses de joie et de triomphe dont l'Écriture est imbibée, inscrites dans la loi nouvelle sous le vocable abréviatif des Béatitudes, parcoururent les générations, en se ruant au travers comme un tourbillon de glaives. Pour tout dire, en un mot, l'humanité se mit à souffrir dans l'espérance et c'est ce qu'on appelle l'Ère chrétienne!
Arriverons-nous bientôt à la fin de cet exode? Le peuple de Dieu ne peut plus faire un pas et va, tout à l'heure, expirer dans le désert. Toutes les grandes âmes, chrétiennes ou non, implorent un dénouement. Ne sommes-nous pas à l'extrémité de tout, et le palpable désarroi des temps modernes n'est-il pas le prodrôme de quelque immense perturbation surnaturelle qui nous délivrerait enfin? Les archi-centenaires notions d'aristocratie et de souveraineté, qui furent les pilastres du monde, sablent, aujourd'hui, de leur poussière, les allées impures d'un quinze-vingts de Races royales en déliquescence, qui les contaminent de leurs émonctoires. À vau-l'eau le respect, la résignation, l'obéissance et le vieil honneur! Tout est avachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué et fricassé, de ce qui faisait tabernacle sur l'intelligence. La surdité des riches et la faim du pauvre, voilà les seuls trésors qui n'aient pas été dilapidés!… Ah! cette parole d'honneur de Dieu, cette sacrée promesse de «ne pas nous laisser orphelins» et de revenir, cet avènement de l'Esprit rénovateur dont nous n'avons reçu que les prémices,—je l'appelle de toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avec des concupiscences de feu, j'en suis affamé, assoiffé, je ne peux plus attendre et mon cœur se brise, à la fin, quelque dur qu'on le suppose, quand l'évidence de la détresse universelle a trop éclaté, par-dessus ma propre détresse!… Ô mon Dieu Sauveur, ayez pitié de moi!
La voix du lamentateur qui sonnait, depuis quelques minutes, comme un buccin, dans cette demeure pacifique inaccoutumée à de tels cris, s'éteignit dans une averse de pleurs. Le père Athanase, beaucoup plus ému qu'il n'aurait voulu le paraître, lui posa la main sur la tête et, le contraignant à s'agenouiller, prononça sur lui cette efficace bénédiction sacerdotale qui tient de l'absolution et de l'exorcisme.
—Allez, mon cher enfant, lui dit-il ensuite, et que la paix de Dieu vous accompagne. Peut-être avez-vous été destiné pour quelque grande chose. Je l'ignore. Vous êtes tellement jeté en dehors des voies communes qu'une extrême réserve s'impose naturellement à moi et paralyse jusqu'à l'expression de mes craintes. Les prières des Chartreux vous sont acquises et vous suivront comme à l'échafaud, considérant, au pis-aller, que vous êtes en danger de mort. C'est tout vous dire. Allez donc en paix, cher malheureux, et souvenez-vous que toutes les portes de la terre se fermassent-elles contre vous avec des malédictions, il en est une, grande ouverte, au seuil de laquelle vous nous trouverez toujours, les bras tendus, pour vous recevoir …
XXXIX
Le voyage du retour parut interminable à Marchenoir. On était en plein février et le train de nuit qu'il avait choisi dans le dessein d'arriver le matin à Paris, lui faisait l'effet de rouler dans une contrée polaire, en harmonie avec la désolation de son âme. Une lune, à son dernier quartier, pendait funèbrement sur de plats paysages, où sa méchante clarté trouvait le moyen de naturaliser des fantômes. Ce restant de face froide, grignotée par les belettes et les chats-huants, eût suffi pour sevrer d'illusions lunaires une imagination grisée du lait de brebis des vieilles élégies romantiques. De petits effluves glacials circulaient à l'entour de l'astre ébréché, dans les rainures capitonnées des nuages, et venaient s'enfoncer en aiguilles dans les oreilles et le long des reins des voyageurs, qui tâchaient en vain de calfeutrer leurs muqueuses. Ces chers tapis de délectation étaient abominablement pénétrés et devenaient des éponges, dans tous les compartiments de ce train omnibus, qui n'en finissait pas de ramper d'une station dénuée de génie à une gare sans originalité.
De quart d'heure en quart d'heure, des voix mugissantes ou lamentables proféraient indistinctement des noms de lieux qui faisaient pâlir tous les courages. Alors, dans le conflit des tampons et le hennissement prolongé des freins, éclatait une bourrasque de portières claquant brusquement, de cris de détresse, de hurlements de victoire, comme si ce convoi podagre eût été assailli par un parti de cannibales. De la grisaille nocturne émergeaient d'hybrides mammifères qui s'engouffraient dans les voitures, en vociférant des pronostics ou d'irréfutables constatations, et redescendaient, une heure après, sans que nulle conjecture, même bienveillante, eût pu être capable de justifier suffisamment leur apparition.
Marchenoir, installé dans un coin et demeuré presque seul vers la fin de la nuit, par un bonheur inespéré dont il rendit grâce à Dieu, allongea ses jambes sur la banquette implacable des troisièmes classes, mit son sac sous sa tête et essaya de dormir. Il avait froid aux os et froid au cœur. La lampe du wagon vacillait tristement dans son hublot et lui versait à cru sa morne clarté. À l'autre extrémité de cette cellule ou de ce cabanon roulant, un pauvre être, ayant dû appartenir à l'espèce humaine, un jeune idiot presque chauve, agitait sans relâche, avec des gloussements de bonheur, une espèce de boîte à lait dans laquelle on entendait grelotter des noisettes ou de petits cailloux, pendant qu'une très vieille femme, qui ne grelottait pas moins, s'efforçait, en pleurant, de tempérer son allégresse, aussitôt qu'elle menaçait de devenir trop aiguë.
Le malheureux artiste ferma les yeux pour ne plus voir ce groupe, qui lui paraissait un raccourci de toute misère et qui le poignait d'une tristesse horrible. Mais il mourait de froid et le sommeil n'obéissait pas. Les choses du passé revinrent sur lui, plus lugubres que jamais. Cet affreux innocent lui représenta l'enfant qu'il avait perdu et il se vit, lui-même, par une monstrueuse association d'images et de souvenirs, dans cette aïeule, dont le vieux visage ruisselant lui rappelait tant de larmes, sans lesquelles il y avait fameusement longtemps qu'il serait mort. Le beau malheur, en vérité! Ses réflexions devinrent si atroces qu'il laissa échapper un gémissement, à l'instant répercuté en éclat de jubilation par l'idiot que sa gardienne eut quelque peine à calmer.
Alors, Marchenoir se jeta au souvenir de sa Véronique comme à un autel de refuge. Il voulut s'hypnotiser sur cette pensée unique. Il commanda à la chère figure de lui apparaître et de le fortifier. Mais il la vit si douloureuse et si pâle que le secours qu'il en attendait, ne fut, en réalité, qu'une mutation de son angoisse. Les faits imperceptibles, de leur vie commune, immenses pour lui seul, et qui avaient été son pressentiment du ciel; les causeries très pures de leurs veillées, quand il versait dans cette âme simple le meilleur de son esprit; les longues prières qu'on faisait ensemble, devant une image éclairée d'un naïf lampion de sanctuaire, et qui se prolongeaient encore pour elle, bien longtemps après que, retiré dans sa chambre, il s'était endormi saturé de joie; enfin, les singuliers pèlerinages dans des églises ignorées de la banlieue: toute cette fleur charmante de son vrai printemps, lui semblait, cette nuit-là, décolorée, sans parfum, livide et meurtrie, ayant l'air de flotter sur une vasque de ténèbres …
Il se rappelait, surtout, un voyage à Saint Denis, dans l'octobre dernier, par une journée délicieuse. Après une assez longue station devant les reliques de l'apôtre, dont Marchenoir avait raconté l'histoire, on était descendu dans la crypte aux tombeaux vides des princes de France. La majesté leur avait paru sonner fort creux dans cette cave éventée des meilleurs crus de la Mort, et les épitaphes de ces absents jugés depuis des siècles, dont les chiens de la Révolution avaient mangé la poussière, ils les avaient lues sans émotion comme le texte inanimé de quelque registre du néant. L'émotion était venue, pourtant, comme un aigle, et les avait griffés, tous deux, ces étranges rêveurs, jusqu'au fond des entrailles.
Au centre de l'hémicycle obituaire, sous le chœur même de la basilique, une espèce de cachot noir et brutalement maçonné, se laisse explorer à son intérieur, par d'étroites barbacanes d'où s'exhale un relent de catacombe. Ils aperçurent, dans cet antre éclairé par de sordides luminaires, une rangée de vingt ou trente cercueils, alignés sur des tréteaux, lamés d'argent, guillochés des vers, maquillés de moisissures, éventrés pour la plupart. C'est tout ce qui reste de la sépulture des Rois Très Chrétiens.
Ce tableau avait été pour Marchenoir d'une suggestion infinie et, maintenant, il le retrouvait, avec précision, dans la lucide réminiscence d'un demi-sommeil où s'engourdissait sa douleur. Sa très douce amie était à côté de lui, toute vibrante de son trouble, et il expliquait de façon souveraine la transmutation des mobiliers royaux dont cet exemple était sous leurs yeux. La rouge clarté des lampes luttait en tremblant contre la buée d'abîme qui s'élevait en noires volutes des cassures béantes des bières. Tout ce qu'on voulut appeler l'honneur de la France et du nom chrétien gisait là, sous cette arche fétide. Les sarcophages, il est vrai, avaient été vidés de leurs trésors, que les fossés et les égouts s'étaient battus pour avoir, et il n'eût certes pas été possible de trouver, dans leurs fentes, de quoi ravitailler une famille de scolopendres, pour un seul jour,—mais les caisses de chêne ou de cèdre, pénétrées et onctueuses des liquides potentats qui les habitèrent, n'appartenaient plus à aucune essence ligneuse et pouvaient très bien prétendre, à leur tour, en qualité de royale pourriture, à la vénération des peuples. On aurait même pu les hisser, avec des grappins respectueux, sur le trône du Roi Soleil, où ils eussent fait tout autant que lui, pour la gloire de Dieu et la protection des pauvres.
À force de regarder dans ce tissu de ténèbres éraillé d'impure lumière, Marchenoir finit par ne plus rien discerner avec certitude. Une lampe infecte en face de lui, paraissait devenir énorme et s'abaisser, comme pour une onction, vers les cercueils. Il y avait, en bas, un remuement effroyable de formes noires défoncées, pendant qu'une rafale glaçante soufflait en haut, et Véronique se débattait au milieu d'une émeute de spectres, avec des cris stridents, sans qu'il pût comprendre comment cela se faisait, ni la secourir, ni même l'appeler …
Un effort suprême le réveilla. L'idiot, en proie à une violente crise, ayant abaissé la glace de la portière, vociférait avec rage et la malheureuse vieille, en détresse, implorait du secours. Le songeur avait eu beaucoup d'affaires avec les idiots et il savait comment on les dompte. Il s'approcha donc, prit les deux mains du pauvre être dans une de ses fortes mains et, de l'autre, lui tenant la tête, le contraignit à le regarder. Il n'eut pas même un mot à prononcer, il avait le genre d'yeux qu'il fallait et il eût fait un gardien exquis pour des aliénés. L'exacerbé se détendit comme une loque et s'endormit presque aussitôt sur l'épaule de sa compagne.
Lui-même, hélas! aurait eu fièrement besoin qu'on le détendît et qu'on l'apaisât. Il lui fallut quelques minutes pour se remettre complètement de l'agitation de son cauchemar. Par bonheur, l'aube naissait et il était sûr d'arriver avant une heure. Vainement, il se proposa d'être tout fort, de pratiquer l'héroïsme le plus sublime, quelque mal qui pût arriver. Rien ne pouvait contre les pressentiments affreux qui le torturaient. Il se dit qu'il aurait peut-être mieux fait de voyager en seconde classe. Il aurait eu moins froid, et le froid lui châtrait le cœur, il l'avait souvent éprouvé … Enfin, il avait fait ce qu'il avait pu, Dieu ferait le reste … Il n'avait pas averti ses deux fidèles de l'heure de son arrivée. Il était trop sûr qu'ils auraient passé la nuit pour venir l'attendre à la gare. Il sentit un soulagement à la pensée qu'il allait avoir Paris à traverser avant de les revoir, et que ce délai, cette prise d'un air nouveau, dissiperait, sans doute, son irraisonnée inquiétude. C'était sa lettre à Véronique qui le poignardait. Il se jugeait atroce et insensé pour l'avoir écrite. Et, cependant, qu'aurait-il pu faire ou ne pas faire, sans être, à ses propres yeux, un pire insensé ou un véritable traître?
—Je suis un sot, tout ce qui arrive est pour le mieux, finit par conclure cet étonnant optimiste; Dieu permet de sa main gauche ou il ordonne de sa main droite et tout s'accomplit dans l'ellipse à deux foyers de sa Providence!
XL
Marchenoir sortit de la gare de Paris, au point du jour, son léger bagage à la main. Il avait besoin de marcher, de se piétiner lui-même sur les pavés et le bitume de cette ville de damnation, où chaque rue lui rappelait une escale du pèlerinage aux enfers qui avait été sa vie.
Il sentit, avec toute la vigueur renouvelée de ses facultés impressionnelles, le despotisme de cette patrie. Il faut avoir vécu par l'âme et par l'esprit dans, cet ombilic de l'intellectualité humaine, y avoir écorché vives ses illusions et ses espérances, et ensuite, avoir trouvé le moyen de garder un tronçon de cœur, pour comprendre la volupté d'inhalation de cette atmosphère empoisonnée par deux millions de poitrines, après une absence un peu prolongée. L'homme, naturellement esclave, se rebaigne, alors, avec délices, dans le cloaque cent fois maudit et relèche, avec un attendrissement canin, les semelles cloutées qui se posèrent si souvent sur sa figure …
Marchenoir méprisait, haïssait Paris, et cependant, il ne concevait habitable aucune autre ville terrestre. C'est que l'indifférence de la multitude est un désert plus sûr que le désert même, pour ces cœurs altiers qu'offense la salissante sympathie des médiocres. Puis, sa double vie affective et intellectuelle avait réellement débuté dans ces amas d'épluchures, où des chiens,—probablement crevés, aujourd'hui,—s'étaient étonnés, naguères, de le voir picorer sa subsistance. Sa genèse morale avait commencé au milieu de ces balayeurs matutinaux et de ces voitures maraîchères qui descendent en furie vers les Halles, pour arriver à l'ouverture de la grande Gueule. Autrefois, quand s'achevait une de ces transperçantes nuits qui paraissaient avoir trois cent soixante heures, au vagabond sans linge et sans asile; il se souvenait, maintenant, d'avoir espéré, quand même, et d'avoir dilaté son rêve imprécis dans le frisson de semblables aurores.
Ici, sur ce banc du boulevard Saint-Germain, devant Cluny, il s'était assis, une fois, au petit jour, il y avait bien vingt ans! Il n'avait plus la force de marcher et, d'ailleurs, il était arrivé, n'allant nulle part. Il assignait le soleil à comparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pas dormir, pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu'un être plus triste encore était venu s'asseoir à côté de lui. C'était une fille errante, épuisée d'une recherche vaine et sur le point de rentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelque endroit, le déplorable cœur sans tige de cette flétrie, qui voulut savoir ce qu'il était et ce qu'il faisait là.
—Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suis qu'une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pour quelques heures, je couche avec tout le monde pour de l'argent, c'est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je ne veux pas vous laisser sur ce banc.
Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journée et il n'avait jamais pu revoir sa samaritaine. C'était un des souvenirs qui attendrissaient le plus Marchenoir.
De Cluny à l'Observatoire, en remontant le boulevard Saint-Michel, il retrouvait ainsi, à chaque pas, d'indélébiles impressions, car c'était ce quartier qu'il avait le plus souvent parcouru dans les sinistres croisières nocturnes de son adolescence. Quand il fut arrivé au carrefour et presqu'à l'entrée de la rue Denfert-Rochereau, où demeurait Leverdier, qu'il avait, non sans combat, résolu de voir tout d'abord, avant de rentrer chez lui,—une palpitation le secoua en apercevant le restaurant banal, théâtre de sa première rencontre avec la Ventouse, devenue, par lui, cette sublime Véronique essuyant la Face du Sauveur. Il fut, à l'instant, ressaisi de tout son trouble et d'une crainte plus grande de l'inconnu. Son ami lui parut un homme infiniment redoutable qui allait prononcer de définitives choses et il monta son escalier avec tremblement.
Après les premiers cris et la première étreinte, ces deux êtres si singuliers, chacun en son genre, s'assirent l'un en face de l'autre, les mains dans les mains, haletants, pantelants, larmoyants, bégayants:—Mon cher ami!—Mon bon Georges!—tous deux, déjà! sentant monter, du fond même de leur joie, l'impossibilité de l'exprimer,—comme si les bourgeois avaient raison et qu'il existât une jalouse prohibition de l'Infini contre tous les sentiments absolus!
—Mais j'y pense, cria Leverdier, en se levant avec précipitation, tu dois avoir besoin de prendre quelque chose, Je viens justement de faire du café et je possède d'excellent genièvre. Tu vas être servi à l'instant.
Marchenoir, silencieux, frémissant, n'osant interroger, remarquait que le nom de Véronique n'avait pas encore été prononcé. Il observait aussi, que l'empressement de son ami était quelque peu fébrile et tumultueux et, qu'en somme, il aurait fallu dix fois moins de temps pour servir la plus grande tasse du meilleur café de la terre.
Tout à coup, il alla vers lui et lui posant ses deux mains sur les épaules:—Georges, dit-il, il y a quelque chose, je veux le savoir.
Leverdier avait à peu près son âge. C'était un de ces nègres blonds, lavés au safran des étoiles et frottés d'un pastel de sang, qui plaisent aux femmes beaucoup plus qu'aux hommes, ordinairement mieux armés contre les surprises de la face humaine. Le trait dominant de sa vibratile physionomie était les yeux, comme chez Marchenoir. Mais, au contraire de ces clairs miroirs d'extase, allumables seulement au foyer de quelque émotion profonde, les siens étaient perpétuellement dardants et perscrutateurs, comme ceux d'une pygargue en chasse ou d'un loup-cervier. Nul éclair de férocité, pourtant. De toute cette figure transsudait, au contraire, une bonté joyeuse et active, dont l'expression valait un miracle, et l'intensité même de son regard était un simple effet de la merveilleuse attention de son cœur. A peine une vague ironie relevait-elle, parfois, la commissure et remontait plisser le coin de l'œil droit. Visiblement, la palette de cette âme était au grand complet, à l'exception d'une seule couleur, le noir, dont un déluge de ténèbres n'aurait pu réparer l'absence. Cet homme avait évidemment reçu pour vocation d'être le grand public consolateur, à lui tout seul, et pour l'unique virtuose qui pût se passer d'applaudissements vulgaires.
Le contraste était saisissant quand on les voyait ensemble, chacun d'eux paraissant avoir précisément tout ce qui manquait à l'autre. De taille moyenne tous deux, Marchenoir offrait l'aspect d'un molosse dont l'approche était à faire trembler, mais que le premier élan de sa colère pouvait porter dans un gouffre, s'il manquait sa proie. Leverdier, au contraire, frêle d'apparence, mais légèrement félin sous le cimier de ses cheveux crépus, et trempé, depuis son enfance, dans toutes les pratiques de sport, avait des ressources d'art qui en eussent fait un voltigeur auxiliaire des plus à craindre pour l'ennemi commun, si on se fût avisé de les attaquer. Et on devinait qu'il devait en être ainsi de leur coalition morale.
Le pauvre lynx, se voyant happé, essaya d'abord de baisser les yeux, mais, aussitôt, sa loyale et vaillante âme les lui fit ouvrir et les deux intimes plongèrent ainsi, l'un dans l'autre, quelques secondes.
—Eh bien, oui! répondit-il, nerveusement, il y a une chose … sans nom. Tu as écrit une lettre insensée à Véronique et la pauvre fille s'est défigurée pour te dégoûter d'elle.
À cet énoncé inouï, Marchenoir tourna sur lui-même et s'éloignant obliquement, à la façon d'un aliéné, les deux bras croisés sur sa tête, se mit à exhaler des rauquements horribles qui n'étaient ni des sanglots ni des cris. Il sortit de lui des ondes de douleur, qui s'épandirent par la chambre et vinrent peser comme une montagne sur le tremblant Leverdier. Transpercé de compassion, mais impuissant, cet ami véritable se courba, et s'appuya le visage sur le marbre de la cheminée pour cacher ses pleurs.
Cette scène dura près d'un quart d'heure. Alors, les gémissements énormes s'arrêtèrent. Marchenoir s'approcha de la table et, prenant la bouteille de gin, remplit la moitié d'un verre qu'il vida d'un trait.
—Georges, dit-il ensuite, d'une voix extraordinairement douce, essuie tes yeux et donne-moi du café … Très bien … Assieds-toi ici, maintenant, et raconte par le menu. Désormais, je peux tout entendre.
XLI
Leverdier chérissait Véronique à sa manière et le plus fraternellement du monde, parce qu'il voyait en elle une chose à Marchenoir. Cet être, si singulièrement organisé pour l'exclusive passion de l'amitié, n'avait jamais eu besoin de combattre pour écarter de lui d'autres sentiments. Celui-là comblait largement sa vie, ayant assez d'ampleur pour s'étendre à des multitudes, si son grand artiste avait pu devenir populaire. Il avait voué une sorte de reconnaissance, exaltée jusqu'au culte, à la simple créature en qui Marchenoir avait trouvé consolation et réconfort. Médiocrement ouvert à cette Mystique sacrée, dont Marie-Joseph avait fait son étude et que Véronique assumait en sa personne, il lui suffisait que ses amis y rencontrassent leur joie ou leur aliment. Il n'en demandait pas davantage, se réjouissant ou s'affligeant sympathiquement, sans toujours comprendre, mais confessant avec candeur l'inaptitude de son esprit.
Depuis deux ans que durait le séraphique concubinage, il s'était fait une compénétration très intime de ces trois âmes, vivant entre elles et séparées du reste du monde. Quoique Leverdier n'habitât pas la rue des Fourneaux, on l'y voyait presque tous les jours. Il avait même résolu de s'y fixer au plus prochain terme. Dans les six dernières semaines, il avait été régulièrement prendre des nouvelles de Véronique, lire avec elle les lettres de l'absent, et il pouvait témoigner de l'uniformité parfaite de sa vie,—jusqu'au jour où cette fille de prière et d'holocauste spontané, ayant reçu le message de la Grande Chartreuse, avait accompli, sans l'avertir, l'acte inouï qu'il lui fallait maintenant raconter à ce malheureux homme, pour lequel il aurait volontiers souffert et qui lui commandait de l'égorger.
Il raconta donc ce qu'il savait, ce qu'il avait vu ou compris. Son émotion était si grande, qu'il balbutiait et sanglotait presque, ce dialecticien rapide et précis. Il pâtissait en trois personnes, comme Dieu voudrait pâtir, s'affolant et s'évanouissant de douleur sous la blessure ouverte de ces deux âmes, qui ne pouvaient saigner que sur la sienne!
Quant à Marchenoir, il avait assez à faire de ne pas expirer sous la barre qui le rompait, comme un vulgaire assassin qu'il s'accusait d'être. À chaque détail, il poussait un han! caverneux, en crispant ses poings, et grinçait des dents comme un tétanique. Seulement, il voyait plus loin que Leverdier et connaissait mieux sa Véronique. Il discernait, à travers la buée de son supplice, à lui, une immense beauté de martyre, que cet homme de petite foi ne pouvait apercevoir dans son plan surnaturel, et il rencontrait ainsi un principe de consolation future dans le paroxysme même de son désespoir.
Or, voici ce qui s'était passé. Véronique avait reçu la lettre, il y avait environ huit jours. Leverdier étant venu la voir presque aussitôt après, l'avait trouvée, suivant son expression, noire et agitée, ayant sur son beau visage en «ciel d'automne,» les stigmates d'un récent déluge. Il n'en avait conçu aucun soupçon ni aucune alarme, ayant l'habitude prise de tout rapporter d'elle aux exigences d'une hyperesthésie mystique, et sachant avec quel luxe on pleurait dans cette maison. Véronique, d'ailleurs, ne lui avait pas parlé de la lettre. On s'était, comme toujours, entretenu de Marchenoir, en exprimant pour lui l'ordinaire vœu d'un prochain retour et d'une accalmie dans sa destinée…
Demeurée seule, la sainte se mit en prière. Ce fut une de ces implorations sans fin ni mesure, dont la durée et la ferveur étonnaient jusqu'à Marchenoir,—l'assomption d'une flamme rigide, blanche, affilée comme un glaive, sans vacillation, sans vibration extérieure, dans ce silence aimanté de la contemplation, qui ramasse autour de lui tous les murmures et tous les frissons pour se les assimiler. Prière non formulée et intransposable sur le clavier de n'importe quel langage, dont le désir sensuel est, peut-être, un distant symbole, dégradé, mais intelligible.
La nuit tomba lentement autour de ce pilastre d'extase. Quand Véronique ne distingua plus la face pendante de son crucifix, elle raviva une petite lampe d'oraison, toujours allumée dans une coupe de cristal rose, et s'agenouilla de nouveau. L'objurgation amoureuse recommença, plus enflammée, plus véhémente, plus extorsive … C'eût été un spectacle d'effroi et de pitié déchirante, de voir cette suppliante à genoux par terre, les bras en croix, deux ruisseaux de larmes coulant de ses yeux jusque sur le plancher, absolument immobile, à l'exception de sa gorge superbe, soulevée et palpitante par l'élan de son prodigieux espoir!
Des heures s'écoulèrent ainsi, leur sonnerie lointaine venant expirer en vain dans cette chambre immergée de dilection, où les atomes avaient l'air de se recueillir pour ne pas troubler le grand'œuvre de la charité.
Vers le matin, elle se releva enfin, brisée, frissonnante, baisa longuement les pieds de plâtre de l'image, s'enroula dans une couverture de laine, s'étendit sur son lit sans l'ouvrir, suivant son habitude, et s'endormit aussitôt en murmurant:—Doux Sauveur, ayez pitié de mon pauvre Joseph, comme il a eu pitié de moi!…
Lorsqu'un pâle rayon de soleil vint réveiller la pénitente, son premier regard fut, comme toujours, pour son crucifix et sa première pensée se traduisit par un éclat de joie.
—Ah! monsieur Marchenoir, s'écria-t-elle, en sautant à bas de son lit, vous vous permettez d'être amoureux de Madeleine. Attendez un peu. Je vais me faire belle pour vous recevoir. Vous ne savez pas encore ce qu'une jolie femme peut inventer pour plaire à celui qu'elle aime. Vous allez l'apprendre tout de suite.
Alors, dénouant d'un geste sa magnifique chevelure, couleur de couchant, qui lui descendait jusqu'aux genoux, et dans laquelle quarante amants s'étaient baignés, comme dans un fleuve de flammes où renaissaient leurs désirs, elle la ramassa à poignée sur sa tête, d'une seule main et, de l'autre, fit le geste de s'emparer d'une paire de ciseaux. Puis, tout à coup, se ravisant:
—Non, dit-elle, je les couperais mal, le marchand n'en voudrait pas et j'ai besoin d'argent pour l'autre chose.
Elle s'habilla rapidement, fit sa prière du matin et sortit.
Quand elle rentra, elle était tondue comme une brebis d'or, et rapportait soixante francs. L'infâme perruquier, qui l'avait volée, d'ailleurs, avait rétabli, tant bien que mal, avec des bandeaux et des étoupes, l'harmonie de sa tête, mais le massacre était évident et horrible. Elle avait pu échapper, sous son épaisse fanchon, à l'examen des gens de la maison, mais si Leverdier allait venir!… Il avait de très bons yeux et il serait impossible de se cacher de lui. Il s'opposerait sûrement à ce qu'elle voulait faire encore. Cette crainte la mit en fuite.—Mieux vaut en finir tout de suite, pensait-elle, en redescendant comme une voleuse.
XLII
Elle se souvenait d'avoir autrefois connu, rue de l'Arbalète, un petit juif besogneux qui vivait de vingt métiers plus ou moins suspects. Le vieux drôle faisait ostensiblement l'immonde commerce des reconnaissances du mont-de-piété et elle s'était laissée rançonner par lui un assez bon nombre de fois. C'était bien l'homme qu'il lui fallait, celui-là! Il n'était, certes pas, encombré de scrupules! Pour deux francs, on lui aurait fait nettoyer une dalle de la Morgue, avec sa langue! D'ailleurs, il la connaissait et savait qu'elle ne le dénoncerait jamais à personne.
—Monsieur Nathan, dit-elle, en arrivant chez le personnage, avez-vous besoin d'argent?
Ce monsieur Nathan était une petite putridité judaïque, comme on en verra, paraît-il, jusqu'à l'abrogation de notre planète. Le Moyen Âge, au moins, avait le bon sens de les cantonner dans des chenils réservés et de leur imposer une défroque spéciale qui permît à chacun de les éviter. Quand on avait absolument affaire à ces puants, on s'en cachait, comme d'une infamie, et on se purifiait ensuite comme on pouvait. La honte et le péril de leur contact était l'antidote chrétien de leur pestilence, puisque Dieu tenait à la perpétuité d'une telle vermine.
Aujourd'hui que le christianisme a l'air de râler sous le talon de ses propres croyants et que l'Église a perdu tout crédit, on s'indigne bêtement de voir en eux les maîtres du monde, et les contradicteurs enragés de la tradition apostolique sont les premiers à s'en étonner. On prohibe le désinfectant et on se plaint d'avoir des punaises. Telle est l'idiotie caractéristique des temps modernes.
Monsieur Nathan avait eu des fortunes diverses. Il avait raté des millions et, quoiqu'il fût très malin, on le considérait, parmi ses frères, comme un peu jobard. Son vrai nom était Judas Nathan, mais il avait voulu qu'on l'appelât Arthur, et tel était son principe de mort. Ce juif était rongé du vice chrétien de vanité. Successivement tailleur, dentiste, marchand de tableaux, vendeur de femmes et capitaliste marron, mais toujours travaillé de dandysme, il avait tout sacrifié, tout galvaudé pour cette ambition. Une heure glorieuse avait pourtant sonné dans sa vie. Il s'était vu directeur d'un journal légitimiste, vers les dernières années du second empire. Mais, précisément, cette élévation l'avait perdu. La grâce d'Israël s'était retirée de lui et il avait fait de sottes affaires. Sa déconfiture, quoique retentissante, avait été trop ridicule pour qu'il s'en relevât jamais. Maintenant, Dieu seul pouvait savoir ses industries!
Mais, en vieillissant, ce petit bellâtre, qu'on rencontrait partout où tintait la ruine, était devenu positivement sinistre. Au milieu d'indicibles tripotages, ce grotesque filou n'abdiquait aucune de ses anciennes prétentions, et on retrouvait toujours en lui le désopilant roublard qui fit offrir, un jour, au comte de Chambord, de se convertir publiquement au catholicisme, si on le faisait marquis. Il avait toujours la même politesse de garçon de bain ou d'huissier de tripot, et le même geste fameux, de tapoter les deux choux-fleurs latéraux qui faisaient encorbellement à son crâne chauve. Il avait surtout le même empressement auprès des femmes, qu'il enrichissait gracieusement de ses conseils ou de ses prophéties, en les dépouillant de leurs bijoux et de leur argent. Car il était fort considéré parmi les filles de la rive gauche, où il était venu s'établir, étant, à la fois, leur banquier, leur courtier, leur marchande à la toilette, leur consolateur et leur oracle,—parfois, aussi, leur médecin, disait-on. Mais cette dernière chose flottait dans un salubre mystère …
—Eh! comment, c'est vous, chère enfant! Bon Dieu! qu'il y a longtemps qu'on ne vous a vue! On vous croyait perdue à jamais. Votre disparition nous avait tous désespérés, et, pour mon propre compte, je vous donne ma parole d'honneur que j'étais inconsolable … Mais vous avez eu pitié de vos victimes et vous nous revenez, sans doute. Pauvre agneau, il t'a lâchée, je l'espère, ce sauvage avec qui tu vivais?
Ces paroles équivalentes à rien et proférées d'une voix lointaine, défunte, paraissant sortir d'un phonographe vert-de-grisé, où elles auraient été inscrites depuis soixante ans, voulaient surtout cacher l'étonnement du vieux malandrin.
Quinze ou dix-huit mois auparavant, il avait eu l'audace de se présenter chez Marchenoir, dont il avait découvert l'adresse, sous prétexte d'offrir une occasion de dentelles, en réalité pour négocier un stupre fastueux, dont les conditions inouïes, chuchotées à l'oreille de son ancienne cliente, lui paraissaient devoir tout emporter. Mais, dès le premier mot, Véronique avait été chercher son ami qui travaillait dans la chambre voisine, et celui-ci avait simplement ouvert la fenêtre, en sourcillant d'une façon si claire, que l'ambassadeur, abandonnant, pour quelques instants, sa dignité, avait cru devoir disparaître aussitôt par l'escalier.
—Monsieur Nathan, répondit la visiteuse avec fermeté, mais sans colère, je ne suis pas venue pour vous faire des confidences et je vous prie de me parler convenablement, sans me tutoyer, si c'est possible. Il s'agit d'une affaire des plus simples. Vous savez arracher les dents, n'est-ce pas? Combien me prendrez-vous pour m'arracher toutes les dents?
Pour le coup, Nathan n'essaya plus de dissimuler sa stupéfaction. Machinalement, il vérifia d'un geste les deux touffes peintes en blond de diarrhée, qui lui garnissaient les tempes, resserra, autour de son torse de coléoptère, le cordon à sonnette d'une robe de chambre, couleur firmament pisseux, et revenant à marche forcée du fond de la pièce, où l'avait lancé la première commotion:
—Vous arracher les dents! s'écria-t-il,—subitement animé, jaillissant, presque humain,—tou-tes-les-dents! Ah! çà, mademoiselle, ai-je mal entendu, ou suis-je assez comblé de disgrâce pour que vous ayez le dessein de vous moquer de moi?
Véronique se découvrit la tête:
—Et cela, monsieur, qu'en pensez-vous? Est-ce une plaisanterie? Je le répète, je veux me débarrasser de mes dents comme je me suis débarrassée, ce matin, de mes cheveux. Cela est absolument nécessaire, pour des raisons que je n'ai pas à vous dire. Je me suis adressée à vous, parce que je craignais qu'un dentiste ordinaire ne voulût pas. Vous devez me connaître, je suppose. Personne ne saura jamais que je suis venue ici. J'ai trois louis à vous offrir pour une opération qui ne prendra pas deux heures, et je vous ferai cadeau de mes dents par-dessus le marché. Il me semble que vous n'aurez pas fait une trop mauvaise journée. Si cela ne vous va pas, bonsoir, je vais ailleurs. Est-ce oui ou non?
La dispute fut longue, cependant. Jamais ce misérable Nathan n'avait été secoué d'une si rude sorte. Il voyait bien que Véronique n'était pas folle, mais il ne pouvait concevoir qu'une jolie fille voulût se faire laide. Cela renversait toutes ses idées. Puis, il y avait, dans cette pourriture d'homme, un coin phosphoré qui n'était peut-être pas absolument exécrable. Il reculait à la pensée de détruire ce beau visage, de même qu'il aurait hésité, au moins une minute, fût-ce pour un million, à brûler une toile de Léonard ou de Gustave Moreau. L'anéantissement pur et simple d'une richesse de ce genre le confondait.
Ce scrupule, d'ailleurs, se compliquait de plusieurs craintes. Il avait reçu bien des volées dans sa vie, mais la main de Marchenoir, non encore éprouvée, lui semblait plus redoutable que celle du Seigneur,—sans compter le grappin de la justice humaine qui pouvait intervenir aussi et se fourrer curieusement dans ses petites affaires.
Véronique, discernant à merveille ce qui se passait dans cette âme vaseuse, se décida, malgré sa répugnance, à en finir par l'intimidation.—Vous n'avez pas tant balancé, lui dit-elle, quand il s'est agi de la petite Sarah. Je sais par cœur toute cette histoire, et même plusieurs autres. Faites-y bien attention. Allons, soyez raisonnable et ne me laissez pas languir plus longtemps. Encore une fois, il ne vous arrivera rien de fâcheux à cause de moi, je m'y engage, et trois louis sont toujours bons à gagner.
Elle faisait allusion à une abominable affaire d'avortement, où la mère avait failli périr, et qui avait donné beaucoup d'inquiétudes au bel Arthur. Il se décida sur-le-champ, alla chercher l'outil de torture, disposa toutes choses avec de petits mouvements nerveux et, finalement, installa Véronique dans un profond fauteuil de cuir, en pleine clarté.
Elle renversa la tête et montra une double rangée de dents lumineuses,—des dents à mordre les plus durs métaux humains. Le tortionnaire abject, par une dernière impulsion de vague pitié, lui déclara qu'elle allait atrocement souffrir.
—J'y suis préparée, répondit la sainte. J'espère avoir du courage. Je tâcherai de me souvenir que j'ai mérité des souffrances plus grandes encore.
Alors, s'accomplit cette horreur. À chaque dent qui s'en allait, la pauvre Véronique, en dépit de sa volonté, poussait un léger cri et ses yeux se remplissaient de larmes, pendant que des ruisseaux de sang écumeux coulaient sur l'épaisse toile du tablier de cuisine que Nathan lui avait ficelé autour du cou.
Quand la mâchoire supérieure fut complètement dégarnie, l'exécuteur dut s'arrêter. L'infortunée avait perdu connaissance et se tordait spasmodiquement. Il fallut la ranimer, étancher le sang qui partait à flots, arrêter l'hémorragie, calmer les nerfs, toutes besognes familières à cet omniscient des basses pratiques chirurgicales. Il exprima son avis de renvoyer à quelques jours la seconde partie de l'opération, dans le secret espoir de ne la voir jamais revenir et d'échapper ainsi à une corvée qui lui déplaisait, ayant, d'ailleurs, soigneusement empoché l'argent. Mais, au bout d'un quart d'heure, l'étonnante martyre lui signifia énergiquement, sans parler, qu'elle voulait que cela continuât.
Rien ne fut plus horrible. L'opérateur gagna son salaire. Les anesthésiques ordinaires étaient sans effet sur ce paquet de nerfs en déroute, effroyablement ébranlés déjà, malgré l'héroïsme de la patiente. La syncope se renouvela cinq à six fois, de plus en plus inquiétante. Une minute, Nathan, terrifié, crut au tétanos.
Enfin, le supplice s'acheva, et, peu à peu, reparut l'équilibre. Véronique but un cordial préparé d'avance et souffrant encore d'atroces douleurs, mais redevenue l'impératrice d'elle-même, elle regarda tristement, sur la table, le gisant trésor de l'écrin de sa bouche, vide à jamais, puis, s'approchant d'un miroir, elle poussa un cri, un seul cri funèbre, sur sa beauté dévastée, gémissement de la nature qu'elle ne put réprimer.
Le sordide Nathan, étonné de son propre trouble, balbutiait quelques phrases vaines, alléguant l'espèce de violence qu'il avait subie. C'est alors que la chrétienne, avec une noblesse d'humilité éternellement inintelligible pour les âmes viles, obéissant à cette furie d'abaissement qui est un des caractères de l'amour mystique, ramassa la main de l'immonde bandit, cette main cireuse, boudinée, dans laquelle avaient tenu toutes les crapules, et la baisa,—comme l'instrument de son martyre!—de ses lèvres sanglantes et déformées.
—Adieu, monsieur Nathan, dit-elle ensuite, d'une voix, qu'elle-même ne reconnut plus. Je vous remercie. N'ayez aucune inquiétude. Vous faites souvent de vilaines choses dans votre métier, mais je prierai mon Sauveur pour vous …
XLIII
Leverdier n'avait guère à raconter à son ami que le bouleversant émoi qu'il avait éprouvé, le lendemain, en revoyant Véronique. Le pauvre garçon avait reçu un coup terrible dont il restait assommé. Cette figure charmante, qui avivait pour lui les grises couleurs de la vie et qui leur versait à tous deux l'espérance, elle n'existait plus. Elle était affreusement, irrémédiablement changée. Il n'y avait plus de beauté du tout. Telle fut, du moins, son impression. C'était vrai qu'il l'avait vue déformée par la fluxion, battue par la souffrance et que, maintenant, après une semaine, ces accidents avaient disparu. Mais cette bouche complètement édentée, il ne pouvait plus la reconnaître et le souvenir de ce qu'elle avait été, la lui faisait paraître épouvantable.
Le premier jour, il s'était trouvé sans parole, privé d'intelligence, asphyxié de douleur, à moitié fou. Il avait fallu que Véronique elle-même le ranimât, lui disant à peu près: C'est moi seule qui ai voulu cette chose. Avais-je un autre moyen d'obéir à la lettre que voici? Et elle lui avait donné la lettre de Marchenoir, qu'il n'avait pu lire en sa présence, mais qu'il avait emportée chez lui, en prenant la fuite, abruti par l'étonnement, ivre de chagrin et de remords. Car il s'accusait d'être un dépositaire sans vigilance, odieusement infidèle. Il aurait dû deviner, empêcher. Mais aussi, cette lettre était d'un aliéné. Comment Marchenoir, connaissant cette âme excessive, capable de toutes les résolutions, avait-il pu l'écrire?
Leverdier était en proie à un mélange de désespoir et de rage qui lui faisait, en parlant, sauter le cœur hors de la poitrine. Quelque expérience qu'il crût avoir de ses deux amis, il y avait, malgré tout, certaines choses qu'il ne pouvait pas arriver à comprendre. Si Marchenoir l'eût consulté, il lui eût certainement répondu par le conseil d'épouser, quand même, Véronique, et il eût, de toutes ses forces, travaillé à démontrer à Véronique l'absolue nécessité de devenir la femme de Marchenoir.
Point incroyant, mais boiteux de pratique et nullement organisé pour la vie contemplative, il avait été quelque temps sans croire à la pureté de leurs relations. Il avait fallu les affirmations réitérées de son ami, qu'il savait incapable d'hypocrisie, et l'irrécusable évidence de certains faits, pour le persuader. Dans les derniers mois, il avait bien remarqué l'enthousiasme de Marchenoir pour sa compagne, mais n'ayant pas le diagnostic psychologique du père Athanase, il n'avait pas conclu comme lui à la passion amoureuse, n'y voyant qu'une période nouvelle du commun transport religieux qu'il s'était interdit de juger. La lettre à Véronique avait été pour lui comme un flambeau sans réflecteur, dans un de ces souterrains où les ténèbres, accumulées et tassées depuis longtemps, ne font que reculer plus épaisses, à trois pas de l'insuffisante lumière qu'elles menacent d'étouffer.
Que signifiait, par exemple, cette jalousie rétrospective chez un homme que ses actes et ses paroles jetaient en dehors de toutes les voies communes, et que l'opinion du monde ne pouvait atteindre? L'acte charnel touchait-il donc à l'essence même de la femme, que la souillure en dût être ineffaçable à jamais? Sans doute, ce passé était un irréparable mal, mais puisqu'on était si terriblement mordu, fallait-il, après tout, sacrifier sa vie pour des fantômes, et se précipiter en enfer, pour échapper à un purgatoire qui eût été le paradis de beaucoup d'hommes moins malheureux?
Le repentir, la pénitence, la sainteté même, n'avaient-ils plus cette vertu tant célébrée de remettre à neuf les pécheurs? Qu'y avait-il de commun entre la Véronique d'aujourd'hui et la Ventouse d'autrefois? Ah! il en avait connu des tas de vierges qui n'étaient pas dignes, certes, de lui décrotter sa chaussure! Et, en supposant qu'il restât quelque chose à souffrir, ce quelque chose pouvait-il entrer en balance avec les tourments inouïs d'une passion sans issue, qui mangerait la cervelle de ce grand artiste, après lui avoir dévoré le cœur? Enfin, il avait en amour des idées de sapeur-pompier, et pensait, en général, qu'il fallait éteindre les incendies, tout d'abord, à quelque prix que ce fût, et puisque le concubinage révoltait ces deux dévots, il concluait, sans hésiter, au sacrement de mariage.
Leverdier refoulait en lui ces pensées, désormais inutiles à exprimer, n'étant pas de ces amis dont la principale affaire consiste à triompher dans leur propre sagesse, en jetant sur les épaules déjà rompues des naufragés, le trésor de plomb de leurs onéreuses récriminations. D'ailleurs, il s'était dit, plusieurs jours de suite, que, sans doute, cette fois, ce serait bien fini, la rage d'amour! Marchenoir souffrirait, quelque temps, tout ce qu'on peut souffrir, puis cette passion s'éteindrait, faute d'aliment. Une mélancolie supportable s'installerait à sa place et l'esprit reprendrait son équilibre. Véronique, irréparablement enlaidie, deviendrait cette amie très douce, cette compagne bienfaisante des heures de lassitude intellectuelle et de tristesse, cette quasi sœur qu'on avait rêvée et que la jolie femme ne pouvait être.
Elle se trouverait ainsi avoir eu raison, au bout du compte, d'accomplir cette chose qui les faisait, à l'heure actuelle, si durement pâtir. Il ne resterait plus, à la fin, de toutes ces émotions déchirantes, qu'un souvenir d'héroïsme sur les ruines inoffensives de cette beauté, que le plus étonnant miracle de charité avait sacrifiée …
Les deux amis étaient silencieux depuis quelques instants. Marchenoir se leva comme un centenaire, tremblant, pâle, chenu, harassé de vivre et, d'une voix suffoquée, déclara que c'était assez de discours, qu'il voyait distinctement tout ce qu'il y avait à voir: la cruauté de son imprudence et l'horrible fruit de remords qu'il en récoltait, mais qu'il était temps d'aller consoler la pauvre fille.
—Elle souffre pour moi, dit-il, et non pour elle. Sa personne, elle n'y tient guère, tu as dû le remarquer. Si la paix m'est rendue, elle jugera que tout est très bien et sa joie sera parfaite. Tu ne sais pas, Georges, la qualité du sublime de cette créature. Ce qu'elle vient de faire pour moi, elle l'aurait fait aussi bien pour toi, j'en suis persuadé, ou pour quelque autre, si elle l'avait cru nécessaire … Mais, le remède sera-t-il efficace? Voilà la question, c'est ma vie qui en dépend et la réponse n'est pas certaine …
Ils étaient dans la rue. Un fiacre les recueillit et ils descendirent ensemble, sans ajouter une parole, le boulevard Montparnasse. Arrivés à l'avenue du Maine et sur le point d'entrer dans la rue de Vaugirard, où s'embranche la rue des Fourneaux, Leverdier sentit que Marchenoir voulait être seul pour un premier tête-à-tête. Il le quitta donc et, planté sur le trottoir, regarda la voiture s'éloigner, jusqu'au moment où elle disparut. Alors, seulement, il s'en alla, comblé de tristesse, l'âme noyée de pressentiments affreux.
XLIV
Quand Marchenoir sortit de la voiture arrêtée devant sa maison, on aurait pu le prendre pour un de ces agonisants à échéance calculable, que vomissent les voitures numérotées, à l'heure des consultations, sur le seuil dantesque des hôpitaux. Il tremblait tellement en cherchant sa monnaie, que le cocher lui offrit de l'aider à monter chez lui. Cela le ranima. Il se hâta d'entrer, ne vit même pas la concierge, que son aspect semblait avoir déconcertée, et gravit l'escalier.
Devant sa porte, il s'étonna de son courage d'être venu jusque-là et s'aperçut, en même temps, qu'il n'en avait plus du tout, qu'il ne se déciderait jamais à entrer et qu'il n'avait plus qu'à s'asseoir sur une marche, en attendant la consommation des siècles. Il se mit à tourner à pas étouffés, comme un félin, sur l'étroit palier, absolument incapable de s'arrêter à une résolution quelconque, les doigts brûlés par la clef qu'il avait tirée de sa poche, dans la voiture, et qu'il tenait à la main depuis un quart d'heure, déplorant amèrement l'absence de Leverdier, qu'il se maudissait pour avoir laissé partir.
Tout à coup, il entendit monter au-dessous de lui et reconnut, avec certitude, le pas de Véronique. Épouvanté à l'idée d'un rapatriement sur cette voie publique, où vingt locataires inconnus pouvaient apparaître, il ouvrit brusquement la porte et se jeta dans l'appartement comme dans une citadelle. La jeune femme revenait, en effet, de la chapelle des Lazaristes de la rue de Sèvres, où elle allait, tous les matins, entendre la messe, à sept heures, quelque temps qu'il fît. Marchenoir, qui l'accompagnait pourtant, d'ordinaire, avait oublié cette circonstance.
Quand elle parut, cet homme si fort eut les jambes fauchées. Il s'abattit sur le carreau, et tendit vers elle ses deux mains, en remuant les lèvres, sans pouvoir articuler un mot. Véronique courut à lui, l'enveloppa de ses bras et, le relevant, le contraignit à s'asseoir. Elle même, s'agenouillant à ses pieds,—par une impulsion d'humilité et de tendresse qui rappelait leur première entrevue,—le regarda, accoudée sur lui.
—Chère victime, dit-il, avec la douceur d'une commisération infinie, qu'as-tu fait?
—Pardonne-moi, bien-aimé, répondit-elle, j'ai voulu t'obéir et te sauver. Ah! j'aurais souffert bien davantage, s'il l'avait fallu!… Pleure à ton aise, pauvre cœur, Dieu te consolera.
Alors, entendant cette voix changée par la torture, qui se faisait amoureuse par charité, il se détendit et se brisa. Il l'attira sur ses genoux et lui cachant le visage dans ses bras et sur sa poitrine, il sanglota éperdûment. Ce fut une de ces rafales de pleurs, comme il en avait eu si souvent, et qui, déjà, tant de fois, l'avaient délivré des suggestions du désespoir. Longtemps, ses larmes, grossies par tous les orages intérieurs qui avaient précédé cet instant, roulèrent en ruisseaux sur la tête mutilée de la martyre qui se fondait, elle-même, de compassion, blottie, comme une hirondelle, contre la paroi de ce sein mouvant.
À la fin, voyant que la crise s'affaiblissait et qu'un peu de calme allait revenir, elle se dégagea doucement, alla tremper son mouchoir dans l'eau fraîche et, avec des mouvements maternels, vint baigner et essuyer les yeux de son ami.
—Maintenant, cher malade, lui dit-elle, en le baisant au front, je vais vous conduire dans votre chambre. Vous vous étendrez sur votre lit et vous dormirez quelques heures. Vous devez en avoir besoin … Ne me regardez pas de cet air navré. Vous vous ferez à ma nouvelle figure, et vous finirez par la trouver très convenable. Je vous assure que je me trouve aussi belle qu'avant. C'est une habitude à prendre. Allons, monsieur le saule pleureur, allongez les jambes, voici deux couvertures, un oreiller pour votre tête et je tire les rideaux. Quand vous vous réveillerez, votre servante vous aura fait un bon feu, un bon petit déjeuner et votre ange gardien aura chassé votre gros chagrin.
Marchenoir, complètement épuisé, s'était laissé faire comme un enfant et dormait déjà.
Véronique, retirée dans l'autre chambre, alla se prosterner devant l'immense crucifix qu'il lui avait acheté, sur sa demande, rue Saint-Sulpice, en un jour de richesse, procréation d'un art abject, que la piété de la thaumaturge transfigurait en chef-d'œuvre.
—Mon doux Sauveur, murmura-t-elle, ne vous fâchez pas contre moi. Vous voyez bien que j'ai fait ce que j'ai pu. Mon confesseur m'a blâmée très sévèrement de ce qu'il appelle un zèle téméraire et je dois croire que vous lui avez inspiré ce blâme. Il m'a dit que j'avais mal compris votre précepte d'arracher soi-même ses propres membres, quand ils deviennent une occasion de scandale, et cela se peut bien, puisque je suis une fille pleine d'ignorance. Mais, mon Jésus, si je me suis trompée, ne jugez que mon intention et prenez pitié de ce malheureux qui a exposé sa vie pour me donner à vous. Si je dois lui être un obstacle, détruisez-moi plutôt, faites-moi mourir, je vous en supplie par votre divine Agonie et les mérites de tous vos saints! Je n'ai que ma vie à vous offrir, vous le savez, puisque je n'ai pas d'innocence et que je suis la plus grande pauvresse du monde!…
XLV
C'était l'heure où la pire brute, assouvie de son repos, sort de ses antres et coule à pleines rues dans tout Paris. La besogneuse pécore aux millions de pieds, coureuse d'argent ou de luxure, mugissait aux alentours, dans cet excentrique quartier. Le prolétaire souverain, à la gueule de bois, s'élançait de son chenil vers d'hypothétiques ateliers; l'employé subalterne, moins auguste, mais de gréement plus correct, filait avec exactitude sur d'imbéciles administrations; les gens d'affaires, l'âme crottée de la veille et de l'avant-veille, couraient, sans ablutions, à de nouveaux tripotages; l'armée des petites ouvrières déambulait à la conquête du monde, la tête vide, le teint chimique, l'œil poché des douteuses nuits, brimbalant avec fierté de cet arrière-train autoclave, où s'accomplissent, comme dans leur vrai cerveau, les rudimentaires opérations de leur intellect. Toute la vermine parisienne grouillait en puant et déferlait, dans la clameur horrible des bas négoces du trottoir ou de la chaussée. Qui, donc, se fût avisé de soupçonner là, derrière une de ces murailles de rapport dont s'éloigne en gémissant l'ange à pans coupés de l'architecture, une mystique véritable, une Thaïs repentie, une furie de miséricorde et de prière, comme il ne s'en voit plus depuis des siècles? Et qui, donc, l'apprenant, n'aurait pas éclaté de ce rire de graisse qui déculotte les peuples sages, venus à point pour être fustigés?
L'action qu'elle venait d'accomplir, cette simple chrétienne, était aussi parfaitement inintelligible pour ses contemporains que pourrait l'être la Transfiguration du Seigneur aux yeux d'un hippopotame vaquant à son bourbier. Une si haute température d'enthousiasme répugne invinciblement à la fuyante queue de maquereau de cette fin de siècle. Jamais, sans doute, dans aucune société, l'héroïsme ne fut aussi généralement cocufié par la nature humaine, depuis six mille ans que ce rare pèlerin d'amour est forcé de concubiner avec elle.
Le christianisme, quand il en reste, n'est qu'une surenchère de bêtise ou de lâcheté. On ne vend même plus Jésus-Christ, on le bazarde, et les pleutres enfants de l'Église se tiennent humblement à la porte de la Synagogue, pour mendier un petit bout de la corde de Judas qu'on leur décerne, enfin, de guerre lasse, avec accompagnement d'un nombre infini de coups de souliers.
Si la pauvre fille avait dû être jugée, ce n'est, assurément, ni par les hérétiques ni par les athées qu'elle eût été le plus rigoureusement condamnée. Ceux-là se fussent contentés de la gratifier, en passant, de quelques pelletées d'ordures. Mais les catholiques l'eussent dépecée pour en engraisser leurs cochons,—aucune chose, à l'exception du génie, n'étant aussi férocement détestée que l'héroïsme, par les titulaires actuels de la plus héroïque des doctrines.
Ce qu'ils nomment vie spirituelle, par un étrange abus du dictionnaire, est un programme d'études fort compliqué et diligemment enchevêtré par de spéciaux marchands de soupe ascétique, en vue de concourir à l'abolition de la nature humaine. La devise culminante des maîtres et répétiteurs paraît être le mot discrétion, comme dans les agences matrimoniales. Toute action, toute pensée non prévue par le programme, c'est-à-dire toute impulsion naturelle et spontanée, quelque magnanime qu'elle soit, est regardée comme indiscrète et pouvant entraîner une réprobatrice radiation.
Donner son porte-monnaie à un homme expirant d'inanition, par exemple, ou se jeter à l'eau pour sauver un pauvre diable, sans avoir auparavant consulté son directeur et fait, au moins, une retraite de neuf jours, telles sont les plus dangereuses indiscrétions que puisse inspirer l'orgueil. Le scrupule dévot, à lui seul, exigerait une seconde Rédemption.
Les catholiques modernes, monstrueusement engendrés de Manrèze et de Port-Royal, sont devenus, en France, un groupe si fétide que, par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donne presque la sensation d'une paradisiaque buée de parfums, et Dieu sait pourtant, que, de ce côté-là, les intelligences et les cœurs n'ont plus grand chose à recevoir, maintenant, pour leur porcine réintégration, de l'animale Circé matérialiste!
Il est vrai qu'on n'a pas encore abattu toutes les croix, ni remplacé les cérémonies du culte par des spectacles antiques de prostitution. On n'a pas non plus tout à fait installé des latrines et des urinoirs publics dans les cathédrales transformées en tripots ou en salles de café-concert. Évidemment, on ne traîne pas assez de prêtres dans les ruisseaux, on ne confie pas assez de jeunes religieuses à la sollicitude maternelle des patronnes de lupanars de barrière. On ne pourrit pas assez tôt l'enfance, on n'assomme pas un assez grand nombre de pauvres, on ne se sert pas encore assez du visage paternel comme d'un crachoir ou d'un décrottoir … Sans doute. Mais toutes ces choses sont sur nous et peuvent déjà être considérées comme venues, puisqu'elles arrivent comme la marée et que rien n'est capable de les endiguer.
Le mal est plus universel et paraît plus grand, à cette heure, qu'il ne fut jamais, parce que, jamais encore, la civilisation n'avait pendu si près de terre, les âmes n'avaient été si avilies, ni le bras des maîtres si débile. Il va devenir plus grand encore. La République des Vaincus n'a pas mis bas toute sa ventrée de malédiction.
Nous descendons spiralement, depuis quinze années, dans un vortex d'infamie, et notre descente s'accélère jusqu'à en perdre la respiration. Nous allons maintenant, comme la tempête, sans aucune chance de retour, et chaque heure nous fait un peu plus bêtes, un peu plus lâches, un peu plus abominables devant le Seigneur Dieu, qui nous regarde des enfoncements du ciel!…
Joseph de Maistre disait, il y a près d'un siècle, que l'homme est trop méchant pour mériter d'être libre.
Ce Voyant était un contemporain de la Révolution dont il contemplait, en prophète, la grandiose horreur, et il lui parlait face à face.
Il mourut dans l'épouvante et le mépris de ce colloque, en prononçant l'oraison funèbre de l'Europe civilisée.
Il n'aurait donc rien de plus à dire aujourd'hui, et les finales porcheries de notre dernière enfance n'ajouteraient absolument rien à la terrifiante sécurité de son diagnostic.
Eh bien! quand toutes les menaces de la crapule antireligieuse auront enfin crevé sur nous, comme les nuées d'un sale déluge, quand la société soi-disant chrétienne, irréparablement désagrégée, s'en ira, comme une flotte d'épaves nidoreuses, sur le liquide phosphoré qui aura submergé la terre, que sera-ce auprès du monstre déjà formé, dont la raison s'épouvante, et qui règne en accroupi despote sur le stérile fumier de nos cœurs?
Il n'y a que deux sortes d'immondices: les immondices des bêtes et les immondices des esprits.
Or, c'est une puanteur bien subalterne que la boue révolutionnaire et anticléricale. Elle est fabuleusement surannée et plus vieille encore que le christianisme. Elle coule des parties basses de l'humanité depuis soixante siècles et a usé des pelles et des balais, à payer la rançon d'un roi de vidangeurs.
C'est un inconvénient de ce triste monde, une simple affaire de voirie et d'assainissement pour les diligentes autorités qui ont à cœur la santé publique. Il faut que la brute suive sa loi et le mal est à peu près nul aussi longtemps que ces autorités ne décampent pas. Et, même alors qu'elles ont décampé, le mal se coule en persécution pour se transformer en gloire.
Les injures bestiales, les goîtreux défis, les sacrilèges stupides, les idiotes atrocités de nègres échappés au bâton et tremblants d'y retourner, tout cela est peu de chose et ne contamine essentiellement ni la vérité ni la justice.
Depuis le Calvaire et le Mont des Oliviers, il n'y a rien qui n'ait été tenté par l'interne pourceau du cœur de l'homme, contre cette excessive magnificence de la Douleur.
L'invention n'est plus possible et les Galilée ou les Edison de la fripouillerie démocratique y perdraient leur génie. Rabâchage de séculaires rengaînes, recopie sempiternelle de farces immémorialement décrépites, remâchement de salopes facéties dégobillées par d'innumérables générations de gueules identiques, parodies éculées depuis deux mille ans, on n'imagine rien de plus.
Il est probable que les Juifs étaient plus forts, d'abord, pour avoir été les initiateurs et, peut-être aussi, parce qu'ayant à faire souffrir l'Homme qui devait assumer toute expiation, ils savaient des choses dont l'épaisse ignorance des blasphémateurs actuels n'a même pas le soupçon.
Ce qui est vraiment épouvantable, c'est l'immondicité des esprits.
Les Pieds du Christ ne peuvent pas être souillés, mais seulement sa Tête, et cette besogne d'iniquité idéale est le choix inconscient ou pervers de la multitude de ses amis.
Le Christ, ne pouvant plus donner à ceux qu'il nomma ses frères aucun surcroît de grandeur, leur laisse au moins la majesté terrible du parfait outrage qu'ils exercent sur Lui-même. Il s'abandonne jusque-là et se laisse traîner au dépotoir.
Les catholiques déshonorent leur Dieu, comme jamais les Juifs et les plus fanatiques antichrétiens ne furent capables de le déshonorer.
L'imbécile rage des ennemis conscients de l'Église fait pitié. Le boniment légendaire des souterraines conspirations jésuitiques, romantiquement organisées par des cafards nauséeux, mais pleins de génie, peut encore agir sur le populo, mais commence à perdre crédit partout ailleurs, ce qui étonne d'une si énorme sottise. Les calomnies stupides ont ordinairement la vie plus dure. Déjetées, savetées, éculées, indécrottables et inépousables, elles subsistent, immortellement juteuses.
Il est vrai que les catholiques ont pris eux-mêmes à forfait leur propre ignominie, et voilà ce qui supplante un nombre infini de venimeuses gueules. C'est l'enfantillage voltairien d'accuser ces pleutres de scélératesse. La surpassante horreur, c'est qu'ils sont MÉDIOCRES.
Un homme couvert de crimes est toujours intéressant. C'est une cible pour la Miséricorde. C'est une unité dans l'immense troupeau des boucs pardonnables, pouvant être blanchis pour de salutaires immolations.
Il fait partie intégrante de la matière rachetable, pour laquelle il est enseigné que le Fils de Dieu souffrit la mort. Bien loin de rompre le plan divin, il le démontre, au contraire, et le vérifie expérimentalement par l'ostentation de son effroyable misère.
Mais l'innocent médiocre renverse tout.
Il avait été prévu, sans doute, mais tout juste, comme la pire torture de la Passion, comme la plus insupportable des agonies du Calvaire.
Celui-là soufflète le Christ d'une façon si suprême et rature si absolument la divinité du Sacrifice, qu'il est impossible de concevoir une plus belle preuve du Christianisme que le miracle de sa durée, en dépit de la monstrueuse inanité du plus grand nombre de ses fidèles!
Ah! on comprend l'épouvante, la fuite éperdue du XIXe siècle devant la
Face ridicule du Dieu qu'on lui offre et on comprend aussi sa fureur!
Il est bien bas, pourtant, ce voyou de siècle, et n'a guère le droit de se montrer difficile! Mais, précisément, parce qu'il est ignoble, il faudrait que l'ostensoir de la Foi fût archi-sublime et fulgurât comme un soleil….
Veut-on savoir comme il fulgure? Voici.
XLVI
On s'aperçut un jour, il y a trois cents ans, que la Croix sanglante avait trop longtemps obombré la terre. Le déballage de luxure qu'on a voulu nommer la Renaissance venait de s'inaugurer, quelques pions germaniques ou cisalpins ayant divulgué qu'il ne fallait plus souffrir. Les mille ans d'extase résignée du Moyen Âge reculèrent devant la croupe de Galathée.
Le XVIe siècle fut un équinoxe historique, où l'Idéal bafoué par les giboulées du sensualisme s'abattit enfin, racines en l'air. Le spirituel christianisme, sabordé dans ses méninges, saigné au tronc des carotides, vidé de sa plus intime substance, ne mourut pas, hélas! Il devint idiot et déliquescent dans sa gloire percée.
Ce fut une convulsion terrible pendant cent ans, accompagnée d'un infiniment inutile et lamentable rappel des âmes. Notre circulante sphère parut rouler au travers des autres planètes comme un arrosoir de sang. Mais le martyre même ayant perdu sa vertu, la vieille bourbe originelle fut réintégrée triomphalement, toutes les portes des étables furent arrachées de leurs gonds et l'universelle porcherie moderne commença son bréneux exode.
Le christianisme, qui n'avait su ni vaincre ni mourir, fit alors comme tous les conquis. Il reçut la loi et paya l'impôt. Pour subsister, il se fit agréable, huileux et tiède. Silencieusement, il se coula par le trou des serrures, s'infiltra dans les boiseries, obtint d'être utilisé comme essence onctueuse pour donner du jeu aux institutions et devint ainsi un condiment subalterne, que tout cuisinier politique put employer ou rejeter à sa convenance. On eut le spectacle, inattendu et délicieux, d'un christianisme converti à l'idolâtrie païenne, esclave respectueux des conculcateurs du Pauvre, et souriant acolyte des phallophores.
Miraculeusement édulcoré, l'ascétisme ancien s'assimila tous les sucres et tous les onguents pour se faire pardonner de ne pas être précisément la volupté et devint, dans une religion de tolérance, cette chose plausible qu'on pourrait nommer le catinisme de la piété. Saint François de Sales apparut, en ces temps-là, juste au bon moment, pour tout enduire. De la tête aux pieds, l'Église fut collée de son miel, aromatisée de ses séraphiques pommades. La Société de Jésus, épuisée de ses trois ou quatre premiers grands hommes et ne donnant déjà plus qu'une vomitive resucée de ses apostoliques débuts, accueillit avec joie cette parfumerie théologique, où la gloire de Dieu, définitivement, s'achalanda. Les bouquets spirituels du prince de Genève furent offerts par de caressantes mains sacerdotales aux explorateurs du Tendre, qui dilatèrent aussitôt leur géographie pour y faire entrer un aussi charmant catholicisme…. Et l'héroïque Moyen Âge fut enterré à dix mille pieds….
On est bien forcé d'avouer que c'est tout à fait fini, maintenant, le spiritualisme chrétien, puisque, depuis trois siècles, rien n'a pu restituer un semblant de verdeur à la souche calcinée des vieilles croyances. Quelques formules sentimentales donnent encore l'illusion de la vie, mais on est mort, en réalité, vraiment mort. Le Jansénisme, cet infâme arrière-suint de l'émonctoire calviniste, n'a-t-il pas fini par se pourlécher lui-même, avec une langue de jésuite sélectivement obtenue, et la racaille philosophique n'a-t-elle pas fait épouser sa progéniture aux plus hautes nichées du gallicanisme? La Terreur elle-même, qui aurait dû, semble-t-il, avoir la magnifiante efficacité des persécutions antiques, n'a servi qu'à rapetisser encore les chrétiens qu'elle a raccourcis.
Pour sa peine d'avoir égorgé la simple Colombe qui planait dans les cieux d'or des légendes, l'Art perdit ses propres ailes et devint le compagnon des reptiles et des quadrupèdes. Les extra-corporelles Transfixions des Primitifs dévalèrent, dans l'ivresse charnelle de la forme et de la couleur, jusqu'aux vierges de pétrin de Raphaël. Arrivée à cette brute de suavité stupide et de fausse foi, l'esthétique religieuse fit un dernier bond prodigieux et disparut dans l'irrévocable liquide que de séniles générations catholiques avaient sécreté.
Aujourd'hui, le Sauveur du monde crucifié appelle à lui tous les peuples à l'étalage des vitriers de la dévotion, entre un Évangéliste coquebin et une Mère douloureuse trop avancée. Il se tord correctement sur de délicates croix, dans une nudité d'hortensia pâle ou de lilas crémeux, décortiqué, aux genoux et aux épaules, d'identiques plaies vineuses exécutées sur le type uniforme d'un panneau crevé.—Genre italien, affirment les marchands de mastic.
Le genre français, c'est un Jésus glorieux, en robe de brocart pourpré, entr'ouvrant, avec une céleste modestie, son sein, et dévoilant, du bout des doigts, à une visitandine enfarinée d'extase, un énorme cœur d'or couronné d'épines et rutilant comme une cuirasse.
C'est encore le même Jésus plastronné, déployant ses bras pour l'hypothétique embrassement de la multitude inattentive; c'est l'éternelle Vierge sébacée, en proie à la même recette de désolation séculaire, tenant sur ses genoux, non seulement la tête, mais le corps entier d'un minable Fils, décloué suivant de cagneuses formules. Puis, les innumérables Immaculées Conceptions de Lourdes, en premières communiantes azurées d'un large ruban, offrant au ciel, à mains jointes, l'indubitable innocence de leur émail et de leur carmin.
Enfin, la tourbe polychrome des subalternes élus: les saints Joseph, nourriciers et frisés, généralement vêtus d'un tartan rayé de bavures de limaces, offrant une fleur de pomme de terre à un poupon bénisseur; les saints Vincent de Paul en réglisse, ramassant, avec une allégresse réfrénée, de petits monstres en stéarine, pleins de gratitude; les saints Louis de France ingénus, porteurs de couronnes d'épines sur de petits coussins en peluche; les saints Louis de Gonzague, chérubinement agenouillés et cirés avec le plus grand soin, les mains croisées sur le virginal surplis, la bouche en cul de poule et les yeux noyés; les saints François d'Assise, glauques ou céruléens, à force d'amour et de continence, dans le pain d'épices de leur pauvreté; saint Pierre avec ses clefs, saint Paul avec son glaive, sainte Marie-Madeleine avec sa tête de mort, saint Jean-Baptiste avec son petit mouton, les martyrs palmés, les confesseurs mitrés, les vierges fleuries, les papes aux doigts spatulés d'infaillibles bénédictions, et l'infinie cohue des pompiers de chemins de croix.
Tout cela conditionné et tarifé sagement, confortablement, commercialement, économiquement. Riches ou pauvres, toutes les paroisses peuvent s'approvisionner de pieux simulacres en ces bazards, où se perpétue, pour le chaste assouvissement de l'œil des fidèles, l'indéracinable tradition raphaélique. Ces purgatives images dérivent, en effet, de la grande infusion détersive des madonistes ultramontains. Les avilisseurs italiens du grand Art mystique furent les incontestables ancêtres de ce crépi. Qu'ils eussent ou non le talent divin qu'on a si jobardement exalté sur les lyres de la rengaîne, ils n'en furent pas moins les matelassiers du lit de prostitution où le paganisme fornicateur vint dépuceler la Beauté chrétienne. Et voilà leur progéniture.
La Dispute du Saint Sacrement devait inéluctablement aboutir, en moins de trois siècles, à l'émulation fraternelle des plâtriers de Saint-Sulpice,—qui feraient aujourd'hui paraître orthodoxe et sainte la plus sanguinaire iconoclastie!
Et la littérature est à l'avenant. Ah! la littérature catholique! C'est en elle, surtout, que se vérifie, jusqu'à l'éblouissement, le stupre inégalable de la décadence! Son histoire est, d'ailleurs, infiniment simple. Après un tas de siècles pleins de liberté et de génie, Bossuet apparaît enfin qui confisque et cadenasse à jamais, pour la gloire de son calife, dans une dépendance ergastulaire du sérail de la monarchie, toutes les forces génitales de l'intellectualité française. Ce fut une opération politique assez analogue aux précédents élagages de Louis XI et de Richelieu. Ce qu'on avait fait pour les vassaux redoutés du Roi Très-Chrétien, l'aigle domestiqué du diocèse de Meaux l'accomplit pour la féodalité plus menaçante encore de la pensée. À dater de ce coupeur, silence absolu, infécondité miraculeuse.
Toute philosophie religieuse dut se configurer à la sienne et l'on a vu cet inconcevable sacrilège d'un immense clergé, le cul par terre sur l'Hostie sainte et la tête perdue dans le bas vallon de sa soutane, adorativement prosterné devant une perruque pourrie, en obéissance posthume à la consigne épiscopale d'un valet de cour. Cela pendant deux cents ans, depuis 1682 jusqu'à nos imbéciles jours.
L'abortive culture des séminaires n'atteignit pas cependant, du premier coup, son solstice d'impuissance. Il fallut que l'hostilité grandissante des temps modernes fît comprendre, peu à peu, à cette milice la nécessité d'être couarde, et la sublime sagesse de décamper en jetant ses armes aux pieds de l'ennemi. À chaque fois que l'impiété se montrait plus insolente ou l'antagonisme philosophique mieux équipé, l'enseignement religieux se rétrécissait d'autant et le sacerdoce rentrait ses cornes. Le télescope théologique se rapetissait en avalant ses tubes, dans l'inexpugnable espérance de n'avoir plus d'étoiles à découvrir.
Alors, dans la pénombre des garennes apostoliques, sous la plafonnante envergure de l'oie gallicane, on pâturait voluptueusement la moisissure du vieux schisme archi-décédé. Toute la tradition chrétienne étant réputée tenir dans les tomes appareillés du sublime évêque, et celui-là même résumant l'Église universelle en son ombilic,—puisqu'il avait fallu qu'il en fît un tapis de pied pour son royal maître,—qu'avait-on besoin d'autre autorité et que pouvait tenter, après cela, l'esprit humain démonétisé?
La rature devint infinie. Tout ce qui s'est accompli depuis le XVIIe siècle y passa. La pédagogie catholique, pour se châtier d'avoir accordé naguère une estime folâtre à la créature de Dieu, décida de se cantonner éperdûment et à jamais dans le catafalque du «grand siècle.» Donc, défense absolue d'écrire autre chose que des imitations de ce corbillard, et fulminant anathème contre la plus obscure velléité de s'en affranchir.
La plus inouïe des littératures est résultée de ce blocus. C'est à se demander, vraiment, si Sodome et Gomorrhe que Jésus, dans son Évangile, a déclarées «tolérables,» ne furent pas saintes et d'odeur divine, en comparaison de ce cloaque d'innocence.
—Le grand jour approche!—La vie n'est pas la vie,—Le Seigneur est mon partage,—Où en sommes-nous?—L'éclair avant la foudre,—L'horloge de la passion,—Le ver rongeur,—Gouttes de rosée,—Pensez-y bien!—Le beau soir de la vie,—L'heureux matin de la vie,—Au ciel on se reconnaît!—L'échelle du ciel,—Suivez-moi et je vous guiderai,—La manne de l'âme,—L'aimable Jésus,—Que la religion est donc aimable!—Plaintes et COMPLAISANCES du Sauveur,—La vertu parée de tous ses charmes,—Marie, je vous aime,—Marie mieux connue,—Le catholique dans toutes les positions de la vie, etc. Tels sont les titres qui sautent à l'œil, aussitôt qu'on regarde, une boutique de livres dévots.
Et il ne faudrait pas se hâter de croire à d'insignifiantes plaquettes. L'aimable Jésus, à lui seul, a trois volumes. La bêtise de ces ouvrages correspond exactement à la bêtise de leurs titres.
Bêtise horrible, tuméfiée et blanche! C'est la lèpre neigeuse du sentimentalisme religieux, l'éruption cutanée de l'interne purulence, accumulée en une douzaine de générations putrides qui nous ont transmis leur farcin!
Une inqualifiable librairie de la rue de Sèvres vend ceci, par exemple: Indicateur de la ligne du Ciel. Un tout petit papier de la dimension d'un paroissien, pour y être inséré comme une pieuse image. La première page offre précisément la vue consolante d'un train de chemin de fer, sur le point de s'engouffrer dans un tunnel, au travers d'une petite montagne semée de tombes. C'est «le tunnel de la mort,» au delà duquel se trouve «le Ciel, l’Éternité bienheureuse, la Fête du Paradis.» Ces choses sont expliquées, en trois pages minuscules de cette écriture liquoreusement joviale, que le journal le Pèlerin a propagée jusqu'aux derniers confins de la planète, et qui paraît être le dernier jus littéraire de la saliveuse caducité du christianisme. On prend son billet d'aller sans retour, au guichet de la Pénitence, on paie en bonnes œuvres, qui servent en même temps de bagages, il n'y a pas de wagons-lits et les trains les plus rapides sont précisément ceux où on est le plus mal. Enfin, deux locomotives: l'amour en tête, et la crainte en queue. «En voiture, Messieurs, en voiture!» Le bienveillant opuscule nous laisse malheureusement ignorer si les dames sont admises, s'il leur est accordé de faire un léger persil, ou s'il est loisible d'organiser des bonneteaux, comme dans les trains de banlieue. Ce candide blaguoscope n'a l'air de rien, n'est-ce pas? C'est le hoquet de l'agonie pour la Foi chrétienne, d'abord, ensuite, pour toute la spiritualité de ce monde qu'elle a engendré, dont elle est l'unique substrat, et qui ne lui survivra pas un quart d'heure.
Mais que penser d'un clergé qui tolère ou encourage cette pollution du troupeau qu'on lui a confié, qui prend pour de l'humilité l'enfantillage du crétinisme le plus abject, et que la plus timidement conjecturale hypothèse de l'existence d'un art moderne transporte d'indignation?
Retranché dans les infertiles glaciers du siècle de Louis XIV, les plus hautes têtes contemporaines ont passé devant lui, sans mieux obtenir qu'un outrage ou une dédaigneuse constatation. Des écrivains de la plus curative magnitude se sont offerts pour infuser un peu de sang jeune à la carcasse desséchée de leur aïeule. Ils en ont été reniés, maudits, placardés d'immondices:—C'est vous qui êtes centenaires et décrépits! leur crie-t-elle de sa gueule vide, et le seul grand artiste qui ait honoré sa boutique depuis trente ans, Jules Barbey d'Aurevilly, est mis au pilon sur un ordre formel de l'Archevêché de Paris.
Il est vrai qu'elle a ses grands écrivains, l'Église gallicane tombée en enfance! Elle arbore, par exemple, au plus haut de sa corniche, un évêque non moindre que le schismatique Dupanloup, dont les écœurantes grisailles sur l'Éducation la font clignoter, comme si c'étaient des torrents de pourpre. Ce porte-mître, qui fut la honte de l'épiscopat le plus médiocre qu'on ait jamais vu, est considéré comme un porte-foudre intellectuel par ceux-là mêmes qui méprisent l'étonnante bassesse de son caractère. De Pavone Lupus factus, disait-on à Rome, pendant le Concile, en décomposant le nom de Mademoiselle sa mère. On a beau savoir l'insolence tyrannique et l'incurie pleine de faste de ce pasteur aux douze vicaires généraux, qui ne put jamais résider dans son diocèse, on a beau connaître la turpitude de ses intrigues politiques et l'immonde hypocrisie du révolté qui trahissait l'Église universelle, en protestant de son désir filial de «ne pas exposer le Pape à l'humiliation d'un vote incertain,» n'importe! on le vénère comme un maître, et la dyssenterie littéraire de ce Trissotin violet, dont le plus infime journaliste hésiterait à signer les livres, passe, dans le monde catholique, pour le débordement du génie.
Infiniment au-dessous de ce prélat, resplendissent, comme elles peuvent, des améthystes inférieures et de subalternes crosses: les Landriot, les Gerbet, les Ségur, les Mermillod, les La Bouillerie, les Freppel, infertiles époux de leurs églises particulières et glaireux amants d'une muse en fraise de veau, qui leur partage ses faveurs.
Puis des soutaniers sans nombre: les Gaume, les Gratry, les Pereyve, les Chocarne, les Martin, les Bautain, les Huguet, les Noirlieu, les Doucet, les Perdrau, les Crampon, tout un fourmillement noir sur la rhétorique décomposée des siècles défunts. On peut en empiler cinquante mille de ces cerveaux, et faire l'addition. Le total ne fournira pas l'habillement complet d'une pauvre idée.
Du côté des laïques, on exhibe à l'admiration du bon fidèle un assortiment considérable de cuistres guindés comme des pendus et arides comme les montagnes de la lune, tels que Poujoulat, Montalembert, Ozanam, Falloux, Cochin, Nettement, Nicolas, Aubineau, Léon Gautier, historiens ou philosophes, hommes politiques ou simples conférenciers. C'est la voie lactée du firmament littéraire. Ces roussins de l'esthétique religieuse ont confisqué la pensée humaine et l'ont coffrée dans la geôle obscure des petites convenances et des solennelles rengaînes du grand siècle. Nul n'est admis à subsister sans leur permission, et le plus grand art qui fut jamais, le Roman moderne, en qui s'est résorbée toute conception, est jugé comme rien du tout, quand ils apparaissent.
Mais le phénix d'entre ces volailles, c'est Henri Lasserre, le Benjamin du succès. Il devient inutile de regarder les autres, aussitôt que ce virtuose entre en scène, puisqu'il résume, en sa personne, l'onction des pontifes, le pédantisme chenu des hauts critiques et la graisseuse faconde des hagiographes. Il ajoute à ces dons si rares le surcroît tout personnel d'une suffisance de gascon à décourager toutes les Garonnes. C'est un commis-voyageur dans la piété, un Gaudissart du miracle, qui place, mieux que pas un, ses petites guirlandes virginales en papier d'azur. Aussi, la plus incontinente fortune s'est hâtée d'accourir vers cet audacieux accapareur, qui débitait la Vierge Marie dans les boutiques et dans les marchés. Il n'a fallu rien moins que le triomphe presque divin de Louis Veuillot pour contrebalancer un tel crédit,—et le pur contemplatif, Ernest Hello, est mort, ignoré, dans le resplendissement de leurs deux gloires.
Il est vrai encore que la même main rémunératrice retient, sur le cœur fossile de cette Église hantée du néant, le vétuste Pontmartin, rossignol de catacombe, dont l'eunuchat réfrigère opportunément les préhistoriques ardeurs. Il n'est pas moins véritable qu'on ramasse à la bouche du collecteur, où il sophistiquait le guano, un Léo Taxil, désormais adjudant de Dieu et tambouriné prophète.
Enfin, les pasteurs des âmes fertilisent de leurs bénédictions la bonne presse, instituée par Louis Veuillot pour l'inexorable déconfiture des établissements de bains de la pensée. Après cela, porte close. Haine, malédiction, excommunication et damnation sur tout ce qui s'écartera des paradigmes traditionnels …
«Le clergé saint fait le peuple vertueux,—a dit un homme puissant en formules,—le clergé vertueux fait le peuple honnête, le clergé honnête fait le peuple IMPIE.» Nous en sommes au clergé honnête et nous avons des prédicateurs tels que le P. Monsabré.
On a fait à ce misérable la réputation d'un grand orateur. Or, ce piètre thomiste, cet écolâtre exaspérant, systématiquement hostile à toute spontanée illumination de l'esprit, n'a ni une idée, ni un geste, ni une palpitation cordiale, ni une expression, ni une émotion. C'est un robinet d'eau tiède en sortant, glacée quand elle tombe. Et il lui faut toute une année pour nous préparer ces douches!
Il se trouve des naïfs que cette vacuité stupéfie. Mais c'est comme cela qu'on les fabrique tous, depuis longtemps, les annonciateurs du Verbe de Dieu!
Une glaire sulpicienne qu'on se repasse de bouche en bouche depuis deux cents ans, formée de tous les mucus de la tradition et mélangée de bile gallicane recuite au bois flotté du libéralisme; une morgue scolastique à défrayer des millions de cuistres; une certitude infinie d'avoir inhalé tous les souffles de l'Esprit Saint et d'avoir tellement circonscrit la Parole que Dieu même, après eux, n'a plus rien à dire. Avec cela, l'intention formelle, quoique inavouée, de n'endurer aucun martyre et de n'évangéliser que très peu de pauvres; mais une condescendante estime pour les biens terrestres, qui réfrène en ces apôtres le zèle chagrin de la remontrance et les retient de contrister l'opulente bourgeoisie qui pavonne au pied de leur chaire. Tout juste la dose congrue,—presque impondérable,—de bave amère, sur les délicates fleurs du Grand Livre, pour lesquelles fut inventée la distinction laxative du précepte et du conseil. Enfin, l'éternelle politique régénératrice, l'inamovible gémissement sur les spoliations de la Libre Pensée et l'incommutable anxiété de péroraison sur l'avenir présumé de la chère patrie … Quand on entend autre chose, c'est qu'on a la joie d'être sourd ou l'irrévérencieuse consolation de dormir.
Le P. Monsabré est incontestablement le sujet le plus réussi et les bonnes maisons où se conditionne l'article travaillent, présentement, à lui manufacturer d'innombrables émules. Il y a bien aussi un autre courant qu'il faudrait appeler Didonien, où la médiocrité d'âme n'est pas moindre ni le génie plus absent. Car ils sont de divers paillons, les bateleurs dans l'Ordre dominicain, tel que l'a confectionné ce trombone libérâtre de Lacordaire. Ils ont tous, plus ou moins, la nostalgie du boniment. Mais le Didon, qui ne se satisfait pas d'être une bouche du néant, et qui va prostituant sa robe de moine sur les tréteaux du cabotinisme international, nous sortirait du clergé honnête pour nous mener droit aux soutaniers apostats ou schismatiques,—ce qui serait évidemment moins décisif, comme sputation à la Face endurante du Christ!
Quant aux autres serviteurs de l'autel et à la masse entière des fidèles, c'est inexprimable et confondant.
On se serre, on se tient les coudes, on s'empile en fumier d'imbécillité et de lâcheté. On se précipite au Rien de la pensée, pour échapper à la contamination du libertinage ou de l'incrédulité.
En même temps, par un repli tout orthodoxe, on met soigneusement à profit l'impiété du siècle pour allonger quelque peu la corde des prescriptions ecclésiastiques. L'Église ayant réduit à presque rien la rigueur de ses pénitences, dans l'espoir toujours déçu d'un plus prompt retour des brebis folâtres qu'elle a perdues, les moutons demeurés fidèles utilisent, en gémissant au fond du bercail, les regrettables concessions de leurs pasteurs. Et toutes les pratiques suivent la même pente, l'époque n'étant pas du tout à l'héroïsme des œuvres surérogatoires.
Jamais, d'ailleurs, il ne fut autant parlé d'œuvres. S'occuper d'œuvres, être dans les œuvres, sont des locutions acclimatées, significatives de tout bien, quoiqu'elles aient l'air, dans leur imprécision, d'impliquer, au moral, un protestantisme limitrophe des plus imminents. Les catholiques, en effet, entendent et pratiquent la charité, l'amour de leurs frères indigents, à la manière protestante, c'est-à-dire avec ce faste usuraire qui exige l'entier abandon préalable de la dignité du Pauvre, en échange des plus dérisoires secours. Il est presque sans exemple qu'un de ces chrétiens gorgés de richesses, ait pris dans ses bras son frère ruisselant de pleurs, pour le sauver en une seule fois, en payant sa rançon d'une partie de son superflu.
Cela ressemble même à une politique. «Vous aurez toujours des pauvres parmi vous,» dit l'Évangile, et cette parole effrayante, qui condamne les détenteurs, est précisément l'occasion du sophisme de cannibales qui procure leur sécurité. Dieu a réglé qu'il y aurait toujours des pauvres, afin que les riches se consolassent pieusement de ne l'être pas, en se résignant à la nécessité providentielle de ne pas diminuer leur nombre.
Il leur faut des pauvres pour s'attester à eux-mêmes, au meilleur marché possible, la sensibilité de leurs tendres cœurs, pour prêter à la petite semaine sur le Paradis, pour s'amuser, enfin, pour danser, pour décolleter leurs femelles jusqu'au nombril, pour s'émotionner au Champagne sur les agonisants par la faim, pour laver d'un bol de bouillon les fornications parfumées où les plus altissimes vertus peuvent se laisser choir.
On serait forcé d'en faire pour eux, s'il n'y en avait pas, car il leur en faut pour toutes les circonstances de la vie, pour la joie et pour la tristesse, pour les fêtes et pour les deuils, pour la ville et pour la campagne, pour toutes les attitudes d'attendrissement que les poètes ont prévues. Il leur en faut absolument, pour qu'ils puissent répondre à la Pauvreté: Nous avons NOS pauvres, et d'un geste lassé, se détourner de cette agenouillée lamentable, que le Sauveur des hommes a choisie pour son Épouse et dont l'escorte est de dix mille anges!
Il se peut que le Dieu terrible, Vomisseur des Tièdes, accomplisse, un jour, le miracle de donner quelque sapidité morale à cet écœurant troupeau qui fait penser, analogiquement, à l'effroyable mélange symbolique d'acidité et d'amertume que le génie tourmenteur des Juifs le força de boire dans son agonie.
Mais il faudra, c'est fort à craindre, d'étranges flambées et l'assaisonnement de pas mal de sang pour rendre digérables, en ce jour, ces rebutants chrétiens de boucherie.
Il faudra du désespoir et des larmes, comme l'œil humain n'en versa jamais, et ce seront précisément ces mêmes impies tant méprisés par eux, du haut de leurs dégoûtantes vertus,—mais justement désignés pour leur châtiment, saintement élus pour leur confusion parfaite,—qui les forceront à les répandre!…
En attendant, le Christ est indubitablement traîné au dépotoir.
Cette Face sanglante de Crucifié qui avait dardé dix-neuf siècles, ils L'ont rebaignée dans une si nauséabonde ignominie, que les âmes les plus fangeuses s'épouvantent de Son contact et sont forcées de s'en détourner en poussant des cris.
Il avait jeté le défi à l'Opprobre humain, ce Fils de l'homme, et l'Opprobre humain L'a vaincu!
Vainement, Il triomphait des abominations du Prétoire et du Golgotha, et du sempiternel recommencement de ces abominations du Mépris. Maintenant, Il succombe sous l'abomination du RESPECT!
Ses ministres et Ses croyants, éperdus de zèle pour l'Idole fétide montée de leurs cœurs sur Son autel, L'ont éclaboussé d'un ridicule tellement destructeur, nous ne disons pas de l'adoration, mais de la plus embryonnaire velléité d'attendrissement religieux, que le miracle des miracles serait, à cette heure, de Lui ressusciter un culte.
Le songe tragique de Jean-Paul n'est plus de saison. Ce n'est plus le
Christ pleurant qui dirait aux hommes sortis des tombeaux:
—Je vous avais promis un Père dans les cieux et Je ne sais où Il est. Me souvenant de ma promesse, Je L'ai cherché deux mille ans par tous les univers, et Je ne L'ai pas trouvé et voici, maintenant, que Je suis orphelin comme vous.
C'est le Père qui répondrait à ces âmes dolentes et sans asile:
J'avais permis à Mon Verbe, engendré de Moi, de Se rendre semblable à vous, pour vous délivrer en souffrant. Vous autres, Mes adorateurs fidèles, qu'il a cautionnés par Son Sacrifice, vous venez Me demander ce Rédempteur dont vous avez contemné la fournaise de tortures et que vous avez tellement défiguré de votre amour, qu'aujourd'hui, Moi-même, Son Consubstantiel et Son Père, Je ne pourrais plus Le reconnaître …
Je suppose qu'Il habite le tabernacle que Lui ont fait Ses derniers disciples, mille fois plus lâches et plus atroces que les bourreaux qui L'avaient couvert d'outrages et mis en sang …
SI VOUS AVEZ BESOIN DE MON FILS, CHERCHEZ-LE DANS LES ORDURES.
XLVII
Véronique avait expérimenté la misère infinie de ce clergé, avec une rigueur proportionnée à la suréminence de sa propre vocation mystique. Elle avait enduré, dès le commencement et toute la première année, un tourment intérieur, continuel, à défier les flammes et les chevalets du martyrologe.
Au début de son installation avec Marchenoir, elle avait été résolument se présenter au guichet d'un confessionnal quelconque et, assoiffée de mépris, ambitieuse d'être foulée aux pieds, elle avait tout d'abord déclaré ceci:—Mon père, je suis une sale prostituée. L'effet de cette parole, nullement inouïe, pourtant, dans ces vestibules de l'espérance où viennent tomber tant d'épaves d'âmes, avait été immédiat et confondant. On lui avait jeté le guichet au nez, par un geste soudain d'une incroyable violence.
Elle ne sut jamais quel ecclésiastique avait accompli cet acte de vertu, et ne voulut jamais le savoir. C'était, peut-être, un de ces jeunes prêtres caramélisés dans la blanche confiture des petites puretés «inviolables,» qui conçoivent la vie comme une très longue allée d'innocents tilleuls de séminaire, avec une petite statue de Marie sans tache à l'extrémité, au-dessous d'un phylactère édifiant déployé par deux chérubins, pendant que d'immaculées douillettes et d'insexuels surplis vont et viennent, sirupeux de chasteté. Peut-être, aussi, était-elle tombée sur quelque mûr soutanier, admirateur de Fénelon et de Nicole, et farouche ennemi du naturalisme pénitentiel, par conséquent, expulseur impitoyable de tout repentir qui déconcertait les litotes et les hypotyposes de son formulaire. Ces deux variétés de vermine sacerdotale remplacent assez souvent, de la manière la plus effective, les filets du Prince des apôtres par les filets de la morgue où vont se jeter certains misérables, au désespoir desquels il n'avait manqué, jusqu'alors, que le suggestif dégoût de les rencontrer.
La vaillante fille trouva la chose un peu dure, mais absolument normale et s'en alla, le cœur gros, à la recherche d'un intendant moins parcimonieux de la provende apostolique. Elle eut le bonheur de trouver presque aussitôt, à Notre-Dame des Victoires, un vieux praticien jésuite, mort aujourd'hui, que sa dextérité spéciale comme confesseur de libertins et de prostituées a rendu célèbre. Ce curieux vieillard de quatre-vingts ans, dont la pénétration psychologique tenait du miracle, a guéri des centaines d'âmes abandonnées.—Je ne pêche que le gros poisson,—disait-il, avec sa bonhomie narquoise d'ancien pandour converti lui-même,—que le fretin s'adresse ailleurs. Je suis le vidangeur des consciences et j'enlève les fortes ordures, mais je me déclare inapte aux ouvrages d'embellissement et de parfumerie.
Discernant apôtre et moraliste plein de judiciaire, il pensait que le péché habituel de la chair est surtout une névrose d'enfantillage, à la vérité terrible et mortelle, mais intraitable, dans le plus grand nombre des cas, sans l'attractive bénignité d'une sorte de lactation prophylactique. L'énergie, parfois étonnante, impliquée par l'acte pur et simple de l'aveu pénitentiel, il la décrétait éminemment satisfactoire et, prenant gaillardement tout sur lui, réintégrait sur-le-champ les repentantes brebis,—sans exiger les préalables et décourageantes corvées que le Jansénisme inventa pour les mettre en fuite. Véronique fut donc accueillie par lui comme une fille prodigue, avec une joie sans bornes. Il tua pour elle le veau gras des absolutions…
Mais cette bombance ne pouvait durer. Quand il s'aperçut que sa nouvelle cliente était de propos solide et ne retournerait pas, comme les autres, à ses vomissures, il lui déclara son insuffisance pour la guider utilement sur n'importe quels sommets et l'engagea à chercher un directeur.
Ce fut l'aurore des tribulations. Personne ne comprenait rien à cette brûlée d'amour qui se diaphanéisait en montant dans la lumière. La plus tenace et la plus dure de ses épreuves fut l'inclairvoyante opiniâtreté d'un tas de prêtres, engraissés d'identiques formules, qui s'efforcèrent de la jeter dans le découragement par le conseil, uniformément comminatoire, de se séparer de Marchenoir. La simple créature prise dans l'étau du dilemme de son obéissance et de l'impossibilité absolue de vivre seule, aurait vingt fois perdu la tête, sans le bienheureux précédent des absolutions données, quand même, par le bonhomme qui avait accepté la cote mal taillée de cette inévitable situation, dont elle était bien certaine de n'avoir jamais abusé.
Et puis, elle les exaspérait, tous ces ecclésiastiques à charnières, par son adorable simplicité qui aurait dû les attendrir jusqu'aux larmes. La confession, qui porte ce nom grandiose de Sacrement de Pénitence, est devenue, dans le coulage et le délavage actuel du christianisme, un vulnéraire si parfaitement incolore et neutre que sa force thérapeutique sur les âmes doit, en général, être à peu près nulle. C'est presque toujours une petite mécanique prévue, du fonctionnement le plus enfantin. Le pénitent apporte sa formule de contrition et le confesseur lui passe en échange sa formule d'exhortation. C'est un négoce de rengaînes apprises par cœur, où le cœur, précisément, n'a plus rien à faire d'aucun côté, et dont le Seigneur Dieu s'accommode comme il l'entend. Véronique ignorait profondément cette tenue de sottes paroles en partie double. Elle en avait appris une autre,—un peu différente,—et depuis qu'elle l'avait oubliée, elle ne savait plus rien au monde, sinon le sublime de l'amour divin et de l'amour humain fondus ensemble dans une seule flamme aussi candide que tous les lis. Mais voilà ce qui ne pouvait être compris.
Tant qu'ils voulurent, ils lui tordirent le cœur de leurs mains salissantes et pataudes, à cette ouaille très soumise qui ne demandait pas mieux que de souffrir. Interprétant les naïvetés de sa tendresse par le zèle indiscret d'un satanique orgueil, ces bestiaux consacrés ne voyaient rien de mieux à faire que de l'accabler sans cesse de son passé, les uns avec véhémence, les autres avec ironie et ces derniers étaient de beaucoup les plus cruels.
L'ironie est, à coup sûr, l'arme la plus dangereuse qui soit dans la main de l'homme. Un écrivain, redoutable lui-même par l'ironie, nommait cet instrument de supplice «la gaîté de l'indignation,» fort supérieure à l'autre gaîté qu'elle fait ressembler à une gardeuse de dindons. Mais, que penser de l'ironie d'un cuistre niaisement indigné de l'inobservation d'une étiquette ou d'un rudiment, et rendu tout fort par l'humilité d'un repentir que sa sottise lui fait prendre pour de l'abjection?—car la préséance évangélique de l'unique pénitent sur une multitude de justes sans tache n'est, aux yeux de tout vrai sulpicien, qu'une bonne blague sans application pratique. Beaucoup de prêtres utilisent donc avec succès cet heureux moyen de dégoûter de leurs personnes et du sacrement qu'ils avilissent. La pauvre fille, résignée à tout, en fut néanmoins crucifiée dans le fond du cœur. Silencieusement, elle savoura cette avanie, comme une sainte qu'elle était, et Marchenoir n'en connut par elle absolument rien.
À la fin, pourtant, elle avait mis la main sur un brave homme de missionnaire qui l'avait à peu près acceptée telle qu'elle était. L'expérience de la cohabitation fraternelle en était à son dix-huitième mois de la plus concluante innocence. Le rouge grief, qui avait irrité tant de pudiques taureaux, s'éteignait enfin, et la paix venait de commencer, quand arriva la foudroyante lettre de Marchenoir. Pour tout dire, une mystique de telle envergure se trouvait désorientée de n'avoir plus rien à souffrir.
L'étonnante fredaine d'holocauste, qui suivit, avait paru énorme à son confesseur, qui n'hésita pas à l'inculper énergiquement de zèle excessif, tout en s'avouant, dans l'intime de ses conseils, singulièrement édifié lui-même par cette chrétienne, dont il avait la prétention d'être le remorqueur. Même, il n'avait pu s'empêcher d'exprimer des craintes sur l'efficacité de l'expédient, alléguant, non sans profondeur, l'instinct de résignation mendicitaire particulier à l'amour sensuel, qui fait convoiter aux désirants les plus superbes, jusqu'aux moindres miettes de la ripaille dont ils sont frustrés. Il pensait surtout, mais sans l'exprimer, qu'aux yeux d'un spiritualiste, au transport facile, tel que Marchenoir, la splendeur morale de l'immolation devrait infiniment surpasser en illécébrant vertige la charnelle beauté sacrifiée …
XLVIII
Au fait, qu'en restait-il, exactement, de cette beauté presque fameuse, qui avait fait délirer des gens, austères, chargés de prudence comme des chameaux, et qui, même, assurait-on, avait autrefois coûté la vie à deux hommes! Les ruines de cette Palmyre étaient-elles décidément répulsives à tout enthousiasme? Un artiste profond, qui eût contemplé Véronique dans sa prière, n'aurait assurément pas tranché du côté de l'affirmative.
Sans doute, elle était rompue, désormais, l'harmonie du visage de cette épervière d'amour, qui n'avait fait, après tout, lorsqu'elle était devenue dévote, que spiritualiser ses lapins et renoncer, pour la Colombe, à ses indigestes ramiers. Hygiénique substitution de proie, qui ne pouvait changer essentiellement la physionomie. Il avait fallu, pour cela, la mutilation, la chute violente de la partie supérieure du rostre aquilin sur son assise démantelée et la dépression labiale d'une bouche dont l'arc terrible,—qui avait vidé tant de carquois,—enfin détendu, s'allongeait, en blême rictus, de l'une à l'autre commissure. Défigurement bizarre et triste, qui faisait conjecturer la fantasmatique juxtaposition d'une moitié de vieux visage à la cassure inférieure de quelque sublime chapiteau humain. Mais les traits, demeurés intacts, semblaient être devenus plus beaux, de même que les membres épargnés sont faits plus robustes, paraît-il, après une amputation.
Il y avait surtout les yeux, des yeux immenses, illimités, dont personne n'avait jamais pu faire le tour. Bleus, sans doute, comme il convenait, mais d'un bleu occulte, extra-terrestre, que la convoitise, au télescope d'écailles, avait absurdement réputés gris clair. Or, c'était toute une palette de ciels inconnus, même en Occident, et jusque sous les pattes glacées de l'Ourse polaire où, du moins, ne sévit pas l'ignoble intensité d'azur perruquier des ciels d'Orient.
Suivant les divers états de son âme, les yeux de l'incroyable fille, partant, quelquefois, d'une sorte de bleu consterné d'iris lactescent, éclataient, une minute, du cobalt pur des illusions généreuses, s'injectaient passionnément d'écarlate, de rouge de cuivre, de points d'or, passaient ensuite au réséda de l'espérance, pour s'atténuer aussitôt dans une résignation de gris lavande, et s'éteindre enfin, pour de bon, dans l'ardoise de la sécurité.
Mais, le plus touchant, c'était, aux heures de l'extase sans frémissement, de l'inagitation absolue familière aux contemplatifs, un crépuscule de lune diamanté de pleurs, inexprimable et divin, qui se levait tout à coup, au fond de ces yeux étrangers, et dont nulle chimie de peinturier n'eût été capable de fixer la plus lointaine impression. Un double gouffre pâle et translucide, une insurrection de clartés dans les profondeurs, par-dessous les ondes, moirées d'oubli, d'un recueillement inaccessible!…
Un aliéniste, un profanateur de sépultures, une brute humaine quelconque qui, prenant de force à deux mains, la tête de Véronique, en de certains instants, aurait ainsi voulu la contraindre à le regarder, eût été stupéfait, jusqu'à l'effroi, de l'inattention infinie de ce paysage simultané de ciel et de mer qu'il aurait découvert en place de regard, et il en eût emporté l'obsession dans son âme épaisse.—Ce sont, disait Marchenoir, les yeux d'une aveugle qui tâtonnerait dans le Paradis …
Il avait fallu ces yeux inouïs, faits comme des lacs, et qui paraissaient s'agrandir chaque jour, pour excuser l'absence paradoxale, à peu près complète, du front, admirablement évasé du côté des tempes, mais inondé, presque jusqu'aux sourcils, par le débordement de la chevelure. Autrefois, du temps de la Ventouse, cette toison sublime, qui aurait pu, semblait-il, défrayer cinquante couchers de soleil, surplombait immédiatement les yeux, de sa lourde masse, et c'était à rendre fou furieux de voir le conflit de ces éléments. Un incendie sur le Pacifique!…
Quand la Ventouse n'exista plus, cette houle flamboyante reflua comme elle put, dans tous les sens, pressée, tassée en bandeaux, en nattes, en rouleaux, en paquets, écartelant les épingles, mettant les peignes sur les dents, tombant onéreusement sur les épaules et quelquefois sur le bas des reins, jusqu'à ce que, tordue en un despotique et monstrueux chignon, elle pût enfin, se tenir tranquille, pour l'amour de Dieu.
Il y eut, alors, un front précaire, une étroite bande de front, qui parut incommensurable en longueur d'une tempe à l'autre, et ce fut une nouvelle sorte de beauté, presque aussi redoutable que la première … Maintenant, c'était un troisième aspect navrant et inexplicable. Les yeux paraissaient avoir grossi, la tête, réduite de moitié, fuyait honteusement, le front, dégarni, était terrible et semblait porter la marque de quelque infamante punition …
Le nez, par bonheur, avait échappé à toute injure. Légèrement aquilin et de dimensions plausibles, un peu plus fin, peut-être, à l'extrémité, qu'on n'eût osé l'espérer de cet irresponsable organe de sensualité, il était flanqué de narines étonnamment mobiles, significatives, pour certaines femmes, d'une cupidité sans mesure,—providentiellement instituée en manière de contre-poids à l'héroïsme masculin, dont cette particularité physiologique est également un pronostic.
Quant à la bouche, il n'y avait, plus à en parler, hélas! Elle avait été dangereuse autant que toutes les gueules et tous les suçoirs de l'abîme. Elle avait été cette fosse profonde où Salomon affirmait que doivent tomber ceux contre qui le Seigneur est en colère. Le baiser de ces lourdes lèvres, bestialement exquises, cassait les nerfs, fripait les moëlles, détraquait les cervelles, dévissait toutes les cuirasses, déboulonnait jusqu'à l'avarice, transformait les aliénés en idiots et les simples imbéciles en énergumènes. Un syndicat de faillite était embusqué sous la langue de cette bouche, et trente-deux bureaux de pompes funèbres ficelaient leurs dossiers à l'ombre caniculaire de ses dents. Quand elle crachait, la terre avait envie de devenir poissonneuse comme la mer, et l'Océan lui-même aurait à peine pu répondre, en se tuméfiant d'orgueil: L'écume de mes naufragés n'est pas moins amère!
Le démon du Stupre, depuis longtemps exproprié de cet ancien patrimoine, venait enfin de s'éloigner irrévocablement de ces ruines, au milieu desquelles, désormais, ne restait plus même un humble chicot où il pût s'asseoir. Les lèvres, rentrées de force, avaient perdu forme et couleur, et c'était bien, réellement, le plus notable déchet de cette cariatide de lupanar, transformée en un pilastre éclatant de la Tour d'ivoire. Cependant, le teint de l'ensemble du visage était demeuré. C'était toujours la même combinaison pigmentaire de chamois, de capucine, de vermillon, de bistre et d'or, imperceptiblement atténuée d'un quarantième de reflet lunaire.
En somme, Véronique avait à peu près manqué son coup et n'était pas devenue moins belle qu'avant,—la dilapidation d'une partie de ses richesses ayant proportionnément accru la valeur du fertile potager d'amour, que l'infortuné Marchenoir avait si malencontreusement ensemencé de l'impartageable concupiscence du ciel.