Le Désespéré
XLIX
Les événements ont ceci de commun avec les oies qu'ils vont en troupe. Tout être non absolument dénué d'observation a pu le remarquer. Il est vrai que la curiosité s'arrête là, d'ordinaire. Nul n'implore une explication de cette loi, l'inexistante fontaine du Hasard devant suffire à l'étanchement de toutes les soifs du troupeau pensant. Ce proverbe: «Un malheur n'arrive jamais seul,» est l'unique monument de l'attention ou de la sagacité des hommes sur l'une des particularités les moins négligeables de leur histoire. Il est pourtant bien assuré que les événements heureux ou malheureux, quelle que soit l'illusion de leur taille, semblent s'appeler les uns les autres, aussitôt qu'ils naissent, par d'irrésistibles clameurs. Ils accourent alors de partout, émergeant des trous de la terre ou tombant des monts de la lune, pour l'éternelle stupéfaction d'une race tirée du néant, qui ne sut jamais rien prévoir et qui ne s'attend jamais à rien.
On a fini par observer, d'une manière à peu près certaine, que l'union physique de deux individus de sexe différent a pour effet probable l'apparition d'un troisième de même nature, à l'état rudimentaire. Cette quasi certitude est l'un des fruits les plus savoureux d'une expérience de soixante siècles. Mais qui donc s'occupe du mystère autrement profond de la sexualité métaphysique des événements de ce monde, de leurs alliances rigoureusement assorties, de leurs lignées au type fidèle, de leur solidarité parfaite? Toute la famille se précipite au premier vagissement du nouveau né, et Dieu sait si elle est innombrable, puisque les événements ne meurent jamais et qu'ils continuent toujours de faire des enfants! Le premier imbécile venu, à qui quelque chose arrive, est, pour un instant, le puits de vérité où tout un peuple formidable descend boire. Toutes les Normes se penchent vers lui, toutes les Règles, toutes les Lois, toutes les Volontés occultes s'accoudent en Polymnies, sur l'inconsciente margelle de bêtise qui ne se doute même pas de leur présence….
Il s'en fallait que Leverdier fût un imbécile et il savait trop qu'il était arrivé quelque chose! Cependant, il s'étonna de tomber, immédiatement après avoir quitté Marchenoir, sur un personnage qu'il avait eu la douceur de ne pas rencontrer depuis des mois: Alcide Lerat, «historien et littérateur français,» ainsi qu'il lui plaît de se désigner lui-même. Ce fut, pour l'attristé convive de tant de capiteuses ribotes de douleur, une commotion presque physique, à la manière d'un pressentiment funèbre, de revoir tout à coup, en un tel moment, ce fantoche sordide qui trottait, le nez au vent, comme un putois cherchant à dépister une charogne.
Cet Alcide Lerat, fort connu dans le monde des journaux, est une sorte de Benoît Labre littéraire, sans sainteté, dont le panégyrique posthume serait une besogne à faire trembler les décrasseurs d'auréoles les plus audacieux. Vivant exclusivement d'aumônes récoltées chez les gens de lettres, qu'il amuse de ses calomnies ou de ses médisances et qui le reçoivent dans des courants d'air, le drôle fétide, heureusement incapable de s'enrhumer, promène infatigablement sa carcasse, de l'un à l'autre crépuscule,—colportant ainsi, dans le pantalon d'un romancier qu'il a diffamé la veille, chez un rédacteur en chef qu'il vient de couvrir d'ordures et qui lui donnera peut-être vingt sous, les basses conjectures de son déshonorant esprit sur la vie privée d'un poète dont il a fini tous les chapeaux.
Il se venge par là d'être frustré de la première place, qu'il n'a jamais cessé de revendiquer depuis le succès de son fameux pamphlet: Ménage et Finances de Diderot. Ce factum sans talent, mais d'une érudition de détail exaspérante comme la vermine sur le pelage des adorateurs du philosophe, produisit, en effet, une vive émeute d'opinions dans les feuilles publiques, il y a trente ans. Les ouvrages postérieurs d'Alcide Lerat ne valent pas, il est vrai, la goutte d'encre qu'on dépenserait pour en écrire le titre. N'importe. Assuré d'être le plus immense génie des siècles, il pense de bonne foi que tout lui est dû et que sa seule présence est un honneur, une occasion de ravissement que rien ne pourrait payer.
—Je parle trop, dit-il, on prend des notes. En conséquence, il rançonne tant qu'il peut ses disciples, dont les largesses, quelque démesurées qu'on les supposât, ne pourraient jamais avoir, en raison des cataractes de joie répandues sur eux, que le faux poids de l'ingratitude.
—Tout à vous, sauf chaussettes, écrivait-il, un jour, à l'un d'eux qui avait oublié cet unique article dans l'abandon filial d'une complète défroque. Parole admirable et définitive dont le destinataire, espèce de va-nu-pieds intellectuel, ne sentit pas l'ironie profonde.
Le nom de ce dangereux cynique est tellement ajusté à sa physionomie, qu'il est impossible de présenter l'usufruitier sans s'exposer à l'inconvénient de paraître un farceur de table d'hôte. Le rat est évidemment sa bête, à moins qu'il ne soit la bête du rat, ce qui pourrait être soutenu comme une opinion probable. Le nez en pointe de betterave très aiguë, tirant à lui toute une mince figure en chiasse d'insecte, plantée d'un aride taillis de poils grisonnants, est chevauché d'une paire de petits yeux brillants et inquiets, à conciter la fureur d'un dogue. Ce dernier trait détermine et fixe instantanément l'analogie. Le trottinement perpétuel, l'incurvation sacristine des vertèbres supérieures et le coutumier reploiement des bras sur de plates côtes souvent menacées, n'y ajoutent que fort peu de chose.
Leverdier connaissait l'animal depuis longtemps. Il était même inexplicablement honoré par lui d'une sorte de considération ou d'estime. Lerat, qu'il avait à peu près jeté à la porte deux ou trois fois et qui avait renoncé à l'expérience inutile de se présenter de nouveau, ne croyait pas, néanmoins, devoir le priver, quand il le rencontrait, de quelques nutritives minutes d'entretien, dont Leverdier se fût admirablement passé, ce jour-là surtout. Il avait les meilleures raisons du monde pour écarter ce fâcheux, qu'il soupçonnait fort d'avoir soufflé d'immondes calomnies sur le compte de son ami, dans l'indigente main duquel il avait souvent pâturé la glandée d'un petit écu. Une fois même, il lui donna le placide conseil de profiter de son excellente vue de rongeur pour s'écarter soigneusement de tous les chemins de Marchenoir.—Il n'est pas trop patient, voyez-vous, mon cher monsieur Alcide, et il serait très capable de vous régaler de vos propres oreilles. Je vous avertis en frère. Pensez-y bien.
Dans la situation actuelle de son esprit, une telle rencontre, si soudaine, lui fit l'effet d'un présage des plus néfastes. Il fut un moment sur la pente de lui décerner une raclée complète dont le souvenir fût extrêmement durable. Mais c'eût été battre une vieille femme et, d'autre part, il craignit le ridicule de prendre la fuite.
Il ne tarda pas à reconnaître qu'en effet, la rencontre n'était pas absolument vaine et pouvait avoir d'assez graves conséquences.
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—Oh! comme vous avez l'air sérieux, ce matin, monsieur le comte de Pylade, est-ce que nous aurions des inquiétudes sur la chère santé de monseigneur le marquis d'Oreste?
Tels furent les premiers mots d'Alcide Lerat, la plus décevante contrefaçon d'imbécile qu'on ait jamais vue. Il avait gardé de son éducation de séminariste raté tout un stock de ce genre de facéties, insupportablement chantonnées en soprano mineur, avec l'accompagnement ordinaire d'une goguenarde révérence.
—Monsieur Lerat, répondit Leverdier qui se sentait sur le point de n'avoir plus une goutte de patience dans les veines, je suis très pressé et incapable, pour l'instant, de savourer vos délicieuses plaisanteries. Je vous prie de m'excuser et d'aller au diable, s'il vous plaît.
—Nous y sommes tous, au diable, repartit le fâcheux, puisqu'il est le Prince de ce monde, mais vous me recevez si mal que j'ai bonne envie de garder pour moi une communication intéressante dont je voulais vous charger pour votre ami Marchenoir.
À ce nom, Leverdier devint attentif. Certes, il n'attendait, en général, rien de bon de son interlocuteur, mais il le savait une citerne d'informations, souvent étonnantes, et se disait qu'une eau très pure peut sortir quelquefois des gargouilles les plus hideuses, en temps d'orage.
—Vous avez, dit-il, quelque chose d'intéressant pour Marchenoir?
L'autre, s'appuyant alors à deux mains sur la poignée de sa canne, aussi lamentable que lui, et s'infléchissant vers son auditeur, comme un vieil arbre congratulé,—sans quitter une seconde son sourire à claques sempiternel,—se mit à zézayer à la façon d'un enfant de chœur, qu'une circonstance calamiteuse aurait investi de quelque secret important pour la prospérité de la fabrique.
—Votre ami aime à se faire désirer autant qu'une jolie femme. Il se cache comme un ours et tout le monde s'en plaint. J'ai rencontré, cette semaine, Beauvivier qui voudrait le voir. Je crois que son intention est de lui confier l'article de tête du Basile, pour tracasser un peu les imbéciles de l'Univers. Si votre Caïn ne profite pas de l'occasion, il méritera d'errer, comme son homonyme biblique, «sur la face de la terre,» car ils ont besoin de lui au Basile. Vous qui êtes un homme pratique, vous devriez lui conseiller de se limer les ongles et l'empêcher de faire des sottises. Beauvivier a daigné me dire qu'il comptait sur moi pour le lui amener. Il paraît croire que je suis dans les petits papiers de ce riverain du Danube. À propos, est-il revenu, seulement, de son voyage édifiant?
—Oui, affirma rêveusement Leverdier, mais n'allez pas chez lui, je me charge de votre ambassade.
Cette communication lui donnait fort à penser. Il fallait que le tout-puissant Basile, l'universel journal des gens bien élevés, se sentît diablement anémié pour invoquer le réactif d'un tel moxa! Dans ce cas….
À ce moment, il s'aperçut que le séduisant Alcide avait pris une pose connue. Ayant, au préalable, inspecté, en sifflotant, l'état du ciel et ramené sur ses tempes, du bout des doigts en pincettes de sa main gauche, quelques mèches indisciplinées, il avait finalement abaissé cette main à la hauteur présumée de l'organe des sentiments généreux et la tenait, maintenant, ouverte et dardée contre la poitrine de son adversaire.
—C'est juste, fit celui-ci, j'oubliais! Et tirant son porte-monnaie, il laissa tomber une pièce de cinquante centimes dans cette sébille à remontoir, qui déshonore, avec la plus horologique exactitude, la mendicité chrétienne.
Lerat ne voulut pas s'éloigner, pourtant, sans avoir compissé son bienfaiteur d'un dernier avis. En conséquence, il exhala ces prototypiques admonitions:
—Si votre ami veut réussir au Basile, il faudrait lui recommander de ne plus tant faire la bête féroce. S'il sait plaire à Beauvivier, sa fortune est faite. Il ne manque pas de talent, quand il veut se modérer et ne pas employer continuellement ses abominables expressions scatologiques. C'est ce qui a perdu ce butor de Veuillot, qui a toujours rebuté mes réprimandes et qui s'en trouve joliment bien, n'est-ce pas, aujourd'hui qu'il est crevé de son venin! Voyez Labruyère et Massillon. Ils en disent plus en une seule phrase décente que tous vos épileptiques en deux cents lignes. Persuadez-lui donc de lire mon livre sur La Table chez tous les peuples, que vous devez avoir dans votre bibliothèque. Il apprendra ce que c'est que la vraie force unie à la distinction.
L'odieux personnage avait cessé de sourire. Il flottait en dérive sur son propre fleuve, avec la majesté d'un Dieu. Ayant envoyé, du bout de ses doigts exorables, un tout petit geste miséricordieux, il s'éloigna, plein de sa puissance, la canne sous l'aisselle, les deux mains cléricalement croisées dans l'intérieur de ses manches et le buste jeté en avant, à la remorque de son museau, ayant l'air, parfois, de soubresauter proditoirement, de son lamentable derrière.
—Dans ce cas, poursuivit en lui-même Leverdier, pour qui cette retraite savante avait été une beauté perdue, Marchenoir pourrait, en un instant, reconquérir la grande publicité. Ne parvînt-il à lancer qu'un tout petit nombre d'articles, il ressaisirait bientôt, par le moyen d'un journal si retentissant, le groupe intellectuel ameuté naguère par ses audaces et que son silence, depuis tant de mois, a dispersé. Puis, quelle revanche contre tous les lâches qui le croient vaincu! Cette vermine de Lerat doit avoir dit la vérité. Il a les plus basses raisons du monde pour désirer de toutes ses forces qu'un brûlot formidable soit lancé, n'importe de quelle main, sur les cuisines de la presse catholique. Il a même dû travailler fortement Beauvivier dans ce sens et lui faire gober la nécessité d'être l'inventeur de Marchenoir. Properce, d'ailleurs, en sage roublard, s'est soigneusement préservé d'écrire, et s'est contenté de nous décocher cet éclaireur qui pouvait, à toute fortune, encaisser les rentrées de coups de semelles d'une indignation présumable et qui allait, évidemment, rue des Fourneaux, quand je l'ai rencontré.
Leverdier résolut de voir, le jour même, Properce Beauvivier, le poète-romancier sadique, devenu, depuis peu, directeur et rédacteur en chef du Basile. Il le connaissait à peine, mais il voulait, autant que possible, pénétrer son jeu et préparer, avec un extrême soin, la négociation,—Marchenoir ayant plusieurs fois exprimé très haut son mépris pour ce marécagier superbe, lequel devait avoir un fier besoin de pimenter son limon pour s'être déterminé à faire des avances à ce cormoran. Il était à craindre, aussi, qu'on ne tendît l'échelle au désespéré que pour l'induire à se rompre définitivement la barre du cou sur quelque échelon pourri. Sans doute, il eût été fort imprudent de chercher à pressentir cet infâme juif sur la vitale question d'argent. Ses pratiques, à cet égard, devaient ressembler à celles de son prédécesseur, le fameux Magnus Conrart, dont le répugnant suicide fit tant de bruit, et qui frappait d'une énorme redevance de prélibation les émoluments des rédacteurs de passage, qu'il savait crevants de faim et réduits à se contenter d'un salaire quelconque.
Mais, à défaut d'une sécurité budgétaire immédiate, il était absolument indispensable d'assurer, au moins, l'indépendance de l'écrivain, Marchenoir n'étant plus du tout le petit jeune homme trop heureux d'acheter l'insertion de son vocable patronymique dans un grand journal, au prix de n'importe quelle charcutière émasculation de sa pensée.
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Le lendemain, Marchenoir et Leverdier se retrouvaient, à cinq heures, au café Caron, à l'angle de la rue des Saints Pères et de la rue de l'Université, en face de l'une des quarante mille succursales du Mont-de-Piété littéraire de Calman-Levy. C'est un café de vieillards vertueux, qui paraît avoir voulu remplacer, dans ce quartier, l'ancien café Tabouret, inconnu de la génération nouvelle, où s'abreuvèrent, autrefois, tant de pinceaux et de porte-plumes illustres dont le nom même, depuis dix ans, est parfaitement oublié. Les deux amis se donnaient quelquefois rendez-vous dans ce café qu'ils préféraient à tout autre, à cause du parfait silence observé par les trois ou quatre journalistes centenaires qu'on est toujours assuré d'y rencontrer, et qui forment incompréhensiblement la base essentielle des opérations commerciales de l'établissement.
Leverdier, venu le premier, vit arriver Marchenoir, tel qu'il l'avait quitté quelques heures auparavant, pâle et mélancolique, mais visiblement détendu. La présence réelle de Véronique, si changée que fût la sainte fille, avait suffi pour pacifier le malheureux homme.
—Je me fais à ce nouveau visage, dit-il après un moment. Elle est belle encore, notre Véronique. Tu la verras bientôt du même œil que moi, cher ami. La première impression a été terrible, j'ai cru que j'allais mourir. Puis, je ne sais quelle vertu est sortie d'elle, mais il m'a semblé qu'un dôme de paix descendait sur nous. En un instant, toute angoisse a disparu et je pense que mes larmes ont emporté d'un seul coup toutes mes douleurs, tandis que je sanglotais sur elle, hier matin, la tenant dans mes bras. Aussitôt après, tu le sais déjà, j'ai dormi vingt heures, pour la première fois de ma vie. C'était à croire que je ne me réveillerais jamais…. Et quel sommeil du Paradis, rafraîchissant, béatifique, sans rêves précis, sans visions distinctes, lucide pourtant, à la manière d'un crépuscule de vermeil réfracté dans les eaux limpides d'un lac, au fond duquel s'ouvriraient les yeux ravis d'un plongeur! J'ai eu comme la sensation confuse, délicieusement indicible, à la fois spirituelle et physique, d'être immergé dans une crique lunaire comblée de mes pleurs…. À mon réveil, j'ai tout de suite rencontré le magnifique regard de ma chère sacrifiée qui jubilait de me voir dormir ainsi, et son aspect ne m'a causé ni surprise, ni douleur, mais, au contraire, une sorte d'attendrissement très doux, composé, j'imagine, de pitié fraternelle, et d'enthousiasme religieux fondus ensemble en un seul transport intérieur, absolument chaste!… Te rappelles-tu, Georges, ces mystérieux oiseaux qui nous firent tant rêver, un jour, au jardin d'acclimatation, et qu'on nomme exactement colombes poignardées, à cause de la tache de sang qu'elles portent au milieu de leur gorge blanche? Nous fumes très étonnés, tu t'en souviens, de ce pléonasme inouï de symbolisme, en l'exceptionnelle créature qui ne se contente pas de signifier l'Amour et qui s'ingère, par surcroît, d'en afficher le stigmate. Eh bien! Véronique sera ma colombe blessée, telle que je l'ai vue ce matin, dans la surnaturelle clarté de mon âme renouvelée par la vertu de son sacrifice…. Mais voilà que je fais des phrases et tu as, sans doute, beaucoup à me dire. L'as-tu découvert, enfin, ce trafiquant de laitance humaine?
—Beauvivier! oui, je le quitte à l'instant, répondit en riant Leverdier. Ce dernier mot me rassure plus que tout le reste, mon cher Caïn. Si tu retrouves ta verve méchante, nous ne sommes pas près de te perdre. Furieux de l'avoir manqué hier et ne me souciant pas de droguer indéfiniment dans sa boutique, j'avais mentionné sur ma carte, que je venais de ta part. J'ai été reçu immédiatement. Mon ami, l'affaire est sûre. Le Basile a besoin de toi. Beauvivier ne s'est même pas donné la peine de me le cacher. Au fond, j'ai cru démêler que tu étais surtout nécessaire, en ce moment, pour évincer quelqu'un, Loriot, peut-être, dont il m'a parlé incidemment, comme d'une ordure des plus encombrantes, mais d'un balayage instantané fort difficile, ayant été fientée par le trop copieux défunt, avec une attention particulière. Mais cela même est d'un bon augure.
Personnellement, je connais très peu Beauvivier, que j'ai vu aujourd'hui pour la troisième fois. Mais j'ai des informations. C'est le plus infâme des hommes et, pour tout dire, sa bienveillance est plus à craindre que son inimitié déclarée. C'est une espèce de Judas-don-Juan, mâtiné d'Alphonse et de Tartufe. Sa vie est un tissu d'abominations et de trahisons. On est forcé de se désinfecter au phénol, comme un cadavre, quand on a été regardé par lui. Eh bien! il paraît que cet être a, néanmoins, une qualité, la plus rare en ce temps-ci. Il aime la littérature, et voilà ce qui le rachète. Peut-être a-t-il réellement le projet d'élever un peu la rédaction du Basile que Magnus avait abaissée jusqu'à lui, c'est-à-dire, au-dessous de tout.—«J'ai lu tout ce que M. Marchenoir a écrit, m'a-t-il dit, je ne lui connais pas de supérieur, à l'heure actuelle, et je lui vois très peu d'égaux. C'est un grand écrivain, d'une originalité déconcertante. Je vous prie de lui répéter mes paroles. Je considère que le Basile ne peut être qu'honoré de sa collaboration et je la sollicite. J'aurais certainement couru moi-même jusqu'à son domicile, si je l'avais cru de retour. Je sais qu'on s'est mal conduit avec lui dans le journal, quand je n'y commandais pas. Je veux réparer cette injustice en donnant à votre ami carte blanche, etc., etc.» Prenons qu'il n'y ait de vrai que le quart de toutes ces merveilles, ce serait encore excellent et, quels que puissent être les dessous, il a fallu, tout de même, un sacré besoin de tes services pour faire sortir un tel boniment de cette gueule prudente!…
—Quelle a été la fin de cet entretien? demanda Marchenoir.
—La plus nette possible. Marchenoir, lui ai-je dit, est extrêmement fatigué de son voyage et vous sera très obligé de lui faire crédit de quelques jours. M'autorisez-vous, cependant, pour gagner du temps, à lui dire de préparer, dès aujourd'hui, sans se mettre en peine de vous voir auparavant, un article quelconque? Dans ce cas, il est nécessaire que je puisse l'assurer de l'insertion, car il a cessé, depuis des années, d'être un débutant et il ne veut plus travailler en vain. D'après ce que je viens d'entendre, le préalable concert, entre vous et lui, du choix d'un sujet, me paraît une formalité des plus inutiles.—«Et des plus injurieuses pour un écrivain de talent, ajoutez cela, Monsieur.» Telle a été sa réponse immédiate. «Que l'auteur des Impuissants m'envoie ou m'apporte ce qu'il aura jugé convenable d'écrire. Je donnerai tout de suite son article à la composition et, pour le reste, qu'il veuille bien le croire, nous nous entendrons toujours. Tout ce que je lui demande, c'est de tirer hors du rang et de ne pas mitrailler nos propres troupes.»
—Aïe! fit Marchenoir. Ce dernier mot me gâte le reste. Depuis que tu as commencé de parler, je l'attendais. Cette recommandation surérogatoire, qui n'a l'air de rien, ressemble à ces insignifiantes clauses jetées indifféremment au bout d'un contrat, en manière de paraphe destiné à vider la plume, et qui suffisent pour tout annuler. Tu devrais pourtant le savoir, mon vieux Georges. Ces gens-là sont la vermine de tout le monde et il est impossible de tomber sur la peau de n'importe qui, sans les atteindre. Or, je suis incapable, ceci est bien connu, de concevoir le journalisme autrement que sous la forme du pamphlet. Que diable veut-on que je fasse, alors? Je ne peux pourtant pas me mettre à écrire des pastorales optimistes ou des psychologies de potache inspiré, genre Dulaurier!
—Mais, sacrebleu! reprit Leverdier, tout le monde sait parfaitement ce que tu peux faire, et Beauvivier l'ignore moins que personne. S'il te sollicite, c'est qu'apparemment, il a besoin de ta virilité ou même de tes violences. J'ai trouvé un homme d'une politesse exquise, irréprochable,—une tranche de galantine pourrie, supérieurement glacée,—mais crispé, vibrant de je ne sais quoi. Il est clair qu'il veut étonner quelqu'un ou renverser quelque chose et qu'il prend en location ta catapulte, en vue de produire un effet de démolition ou de simple intimidation que nous n'avons aucun moyen de conjecturer. Qu'importe? Cette canaille a trop d'esprit pour te demander jamais d'être son complice. Mais tes haines connues peuvent le servir à ton insu. Il arrivera, pour la millionième fois, que l'indignation d'un honnête homme aura favorisé les combinaisons d'un scélérat. Qu'importe encore? La Vérité est toujours bonne à dire, n'y eût-il que Dieu pour l'entendre, puisqu'alors, on l'appellerait Lui-même par un de ses noms!
Le résultat de cette conversation fut ce qu'il devait être. Les deux amis cherchèrent ensemble un sujet d'article. Marchenoir, sans objection dirimante, mais doutant infiniment de ces crises d'énergie qui secouent parfois le stérile figuier du journalisme,—pour l'invariable déception des chevaliers errants qui attendent faméliquement, sous son ombrage, la tombée des fruits,—décida, malgré les représentations de Leverdier qui aurait voulu qu'on allât moins vite, d'offrir, comme début, un article d'une véhémence inouïe.
—S'il passe, dit-il, renvoyant à son ami ses propres paroles, j'aurai l'honneur d'avoir écrit toute la vérité sur l'une des plus complètes ignominies de ce temps. On me glorifiera pour mon courage et les esprits lâches qui ne manqueraient jamais de m'accuser de cynisme, en cas d'insuccès, viendront alors pincer une laudative guitare sous mes gargouilles. S'il ne passe pas, ma situation reste exactement ce qu'elle était auparavant et je n'aurai pas même perdu l'occasion de devenir un heureux drôle, car je serais, dans tous les cas, inhabile à me prostituer. Je dégoûterais le client sans lui donner le moindre plaisir. Beauvivier le sait à merveille, comme tu viens de le remarquer. Il me veut tel que je suis ou pas du tout.
Ne savons-nous pas qu'il est toujours inutile de faire des concessions? J'ai quelquefois essayé de m'éteindre un peu, dans l'espoir de récolter quelques misérables sous. Je me déshonorais sans parvenir à me faire accepter davantage. Je n'espère pas réussir le moins du monde au Basile. En supposant, une minute, que Beauvivier voulût réellement s'employer pour moi, il serait bientôt surmonté par toute la racaille coalisée de la maison. Ce serait l'aventure renouvelée de cette vieille charogne de Magnus, qui voulut me lancer, lui aussi l'année dernière, pour de sales raisons que j'ignore, et qui, tout à coup, venant à découvrir que j'étais décidément «un homme haineux,» m'en informa, sur-le-champ, par une lettre de congé. Je ne veux point réavaler ces couleuvres. Mon premier et, probablement, dernier article, donnera la mesure, la forme et la couleur de tous les autres. Ce sera à prendre ou à laisser.
Leverdier sentait très bien que Marchenoir avait raison. Il aurait fallu à ce corsaire une presse indépendante et littéraire qui n'existe plus en France, où la basse tyrannie républicaine est sur le point d'avoir tout asphyxié. Mais il importait de saisir l'occasion quand même, fût-ce pour une seule fois et pour l'honneur seul de la justice. D'ailleurs, Marchenoir venait de trouver un sujet pour lequel il s'enflammait déjà. L'artiste et le chrétien dont il était la toute-puissante combinaison, simultanément exultèrent.
—Pourquoi, s'écria-t-il, ne profiterais-je pas de ce premier article, vraisemblablement unique, pour exécuter une effroyable charge sur la littérature et la publicité pornographiques, à l'occasion, par exemple, des affichages récents de la librairie anticléricale? Tu as, sans doute, remarqué le monstrueux placard, annonçant les Amours secrètes de Pie IX, avec accompagnement du portrait du pontife et d'une série de médaillons, représentant les héroïnes, nommément supposées, de ce crapuleux libelle. Le salisseur de murs dont je demanderais pardon d'écrire le nom, le punais idiot Taxil, est un sous-abject qui ne vaut pas, je le sais bien, qu'on parle de lui, ni même qu'on y pense. Mais quand l'ordure est à son comble, quand ce qui devrait rester honteusement au pied des murs grimpe et s'étale sur les façades; quand le guano, naguère immobile, devient un ennemi violent, casqué, cuirassé, empanaché et embusqué, pour l'agression lithographique de l'innocence, à chaque détour de nos rues, on est bien forcé de demander compte à toute autorité répressive de cette intolérable sédition de l'excrément!
Il est vrai que ce n'est qu'un crachat de plus sur la face ruisselante d'une société soi-disant chrétienne, qui en a déjà tant reçus et tant supportés. Les peuples, aussi bien que les gouvernements, n'ont jamais que les avanies qu'ils méritent, dans l'exacte mesure de leurs lâchetés ou de leurs crimes, et peut-être que c'est trop beau encore, aux yeux d'une rigoureuse justice, de n'être piétinés que par cet avorton.
Ce qui pourrait casser les bras à la colère,—en admettant la métaphore sans génie de ces inefficaces abatis d'airain, toujours invisibles,—c'est l'indifférence de la multitude. On passe devant l'obscène exhibition sans révolte, sans murmure, sans étonnement. Les pères n'en éloignent pas leur progéniture et trouvent tout simple que la face auguste du Père des pères soit ainsi conspuée pour la joie de quelques vidangeurs matutinaux que cela met en gaillarde humeur. Il y a deux ou trois générations à peine, le bourgeois se fût passionné pour ou contre ces éruptions de l'égout. Aujourd'hui, le même bourgeois, devenu un peu plus bête et un peu plus ignoble, les contemple avec la stupidité du désintéressement. Demain, sans doute, sa boueuse idiotie n'ayant plus de fond, il en sera tout attendri. Il se dira que l'héroïque indépendance d'un cœur brûlant pour la justice, est attestée par le jaillissement de ce pus et qu'il convient d'en arroser les jeunes fleurs écloses de son fertile giron. Nous assisterons, en ce jour, à l'apothéose de Tartufe espérée depuis deux cents ans!
Ah! que ce sera complet, alors, et que l'hypocrite de Molière fera piètre figure! Paraître homme de bien en répandant, avec de saints gestes, d'ostensibles actions de grâces au pied des autels, quoi de plus facile, même dans un siècle où la foi religieuse serait presque éteinte? On aurait toujours pour soi l'inquiétude surnaturelle du cœur de l'homme et son inconsciente vénération pour les porteurs de reliques naïfs ou superbes. Mais obtenir un semblable triomphe en étalant l'ignominie absolue, en contaminant ces mêmes autels, en prostituant les regards de l'enfance, irréparablement déflorée au contact de ces porcheries, c'est un peu plus fort, et le dix-septième siècle est terriblement enfoncé!
Être Léo Taxil ou tout autre voyou de plume, Francisque Sarcey, par exemple,—car le Barnum de l'anticléricalisme ne doit être ici qu'un prétexte,—et ne pas crever sous d'adventices raclées toujours imminentes, maintes fois administrées déjà, sans le reculant dégoût de la trique épouvantée d'une telle approche, c'est fièrement beau, sans doute! Que sera-ce de se faire adorer sous cette forme, d'y paraître un confesseur de la vraie foi et de s'envoler ainsi, avec des squames de maquereau et des ailes d'or, dans le paradis breneux des élus de l'admiration républicaine?… Tel est pourtant l'avenir présagé par l'indifférence universelle pour l'indicible attentat de cet affichage, aussi parfaitement délictueux que pourrait l'être un spectacle public de prostitution.
Eh bien! je veux l'évoquer une bonne fois, cet avenir et le mettre en regard du troupeau de puants scribes qui nous le préparent et que j'assignerai en confrontation. Mon catholicisme n'apparaîtra que très vaguement dans cette étude où je n'ai que faire de le proclamer. On n'aura ni la consolation ni la ressource de me lancer des sacristies par la figure. La circonstance du Pape outragé ne sera que l'occasion d'avertir, bien vainement, je le sais, de la nécessité de désencombrer la voie publique des immondices qui la pestifèrent. Je les appellerai par leurs noms, ces immondices,—comme le Seigneur appela les étoiles,—je les ferai voir dans la plus indiscutable clarté, je dirai qu'un balai sanglant devient nécessaire quand l'administration de la voirie néglige, à ce point, son premier devoir et que tout devient préférable à ce choléra de goujatisme et d'irrémédiable imbécillité, qui menace de précipiter, demain, ce qui reste de la pauvre France dans le plus sinistre pourrissoir de peuple qu'un pessimisme dantesque pourrait rêver!…
Leverdier eût été, peut-être, un homme pratique, sans la rencontre du téméraire qui l'avait orbité, comme un satellite, dès le premier jour. En général, il exhibait tout d'abord quelques objections prudentes,—quelques rossignols d'objections, toujours écartées, qu'il réintégrait dans le sous-sol de son esprit, aussitôt que Marchenoir commençait à invectiver l'univers. Alors, il s'installait volontiers sur l'arète des gouffres et s'offrait à piloter le délire. En cette occasion, il voyait à merveille que la manœuvre décidée par l'incorrigible casse-cou, allait le couler indubitablement. Il fallait, d'avance, renoncer à cette collaboration nutritive, un instant rêvée pour lui au Basile. Beauvivier publierait, peut-être, le coup de boutoir circulaire et ce serait fini. Mais le moyen de s'opposer à un forcené si éloquent? C'était l'orgueil de Marchenoir de se couper lui-même par la racine, quand on voulait l'empoter. En conséquence, Leverdier prit son parti, comme toujours, temporisateur inconstant qui s'achevait en outrancier.
—Le sujet est superbe, en effet, dit-il, après un silence. Puisqu'il est décidément impossible de caser dans la presse un homme de ton caractère, ne ménage rien, assomme, égorge, extermine ce que tu pourras de ces lâches canailles, qui sauront toujours assez se venger, par le silence, des écrivains de talent dont la hauteur solitaire les épouvante et qu'ils peuvent sûrement affamer, en leur fermant toute publicité. Ce n'est, certes, pas moi, qui plaidaillerai pour eux. Mais, tout à l'heure, ne viens-tu pas de trouver le titre de ton article? La Sédition de l'Excrément! Hé! ce n'est pas trop mal, il me semble. Ta réputation de scatologue ne laisse plus rien à désirer depuis longtemps. Tout le monde est parfaitement certain que les ordures seules te plaisent et que tu es incapable de prendre tes images ailleurs que dans les latrines ou les dépotoirs,—où l'on soupçonne généralement que tu as ta serviette et ton rouleau. Ce titre, par conséquent, n'étonnera personne. Quant à moi, j'avoue qu'il me plonge dans le ravissement.
—Tu as peut-être raison, répondit en souriant Marchenoir. Mais il est temps de partir. Véronique s'est donné quelque mal, je crois, pour nous faire à dîner ce soir. Elle tenait à un repas de famille, comme elle appelle notre réunion, la chère créature. Vaugirard est loin et l'heure très précise. Gardons-nous de la faire attendre. Les deux amis se levèrent à l'instant et partirent.
LII
Dans la rue, ils décidèrent d'aller à pied. On était en février et le froid sec de la nuit commençante leur plaisait. Marcher dans Paris, en compagnie d'un être à qui l'on peut tout dire, est un plaisir assez rare, dévolu à quelques artistes sans gloire, dont les heures ne sont pas aisément monnayables. Ils revinrent à l'éternel objet de leurs pensées intimes, à Véronique, puisqu'on allait précisément la revoir et passer ensemble quelques heures auprès d'elle. Ce fut Marchenoir qui commença d'en parler, Dieu sait avec quelle tranquillité et quel discernement!
Certes, il était miraculeux que l'agonisant de la veille eût été capable d'établir, en moins de trente heures, une si imprenable ligne de défense entre lui-même et son propre mal! Mais enfin, il expliquait, à peu près, le prodige. Il s'analysait maintenant, il se disséquait avec le plus grand soin, faisant admirer à son ami la soudaine cicatrisation des plaies énormes, par lesquelles il avait semblé que la vie de plusieurs hommes eût dû s'enfuir, et lui disant:—C'est l'admirable fille qui a fait cela, que ferai-je donc pour elle, mon Dieu? Le lyrisme ordinaire de son langage allait s'exaspérant à mesure qu'il parlait, et l'entraîné Leverdier bénissait avec transport les angoisses intolérables dont il avait payé, lui aussi, par contrecoup, cette incompréhensible guérison.
—Vois-tu, Georges, disait l'amoureux exorcisé, ce n'est pas le changement de ses traits qui m'a retourné le cœur,—encore une fois, je ne la trouve pas moins belle qu'avant,—c'est la vertu mystérieuse de l'acte intérieur par lequel cette immolation fut déterminée. Le préalable propos du sacrifice a suffi pour établir le courant spirituel qui vient de rapprocher un peu plus nos âmes, en refoulant tous mes sens à cinquante mille lieues de sa chair. C'est sa prière qui me sauve, sa prière seule,—qu'elle a édentée et tondue pour la rendre pitoyable jusqu'au fond des cieux,—dans l'héroïque illusion de ne mutiler que son propre corps!…
Ils arrivèrent ainsi dans cette lointaine rue des Fourneaux, où des marchands de pavés procurent aux puissants rêveurs le mirage des Pyramides, dans l'aridité mélancolique de leurs incommensurables chantiers.
Marchenoir habitait, non loin de ces lapicides, une maison presque isolée et d'aspect assez humble dont il occupait le deuxième étage, n'ayant au-dessus de lui que deux mansardes louées par d'impeccables employés d'omnibus, absents tout le jour et qui n'y dormaient, la nuit, que quelques heures. Il aimait ce quartier et cette maison pour y avoir passé, depuis deux ans, le meilleur de sa vie morale et intellectuelle. Le calme relatif de cette rue le rafraîchissait, au sortir du centre de Paris qui lui faisait l'effet, par comparaison, du plus inhabitable d'entre les puits de l'enfer.
L'appartement, formé de trois pièces et d'une cuisine, était une espèce de gîte d'artiste comme on n'en voit guère. Il eût été fort inutile d'y chercher des faïences, des cuivres, des ferrailles, des tableaux ou des médaillons curieux. Pas un seul bronze japonais, pas une aquarelle impressionniste, pas l'ombre d'un de ces vieux bois écaillés, vermiculés et friables qui représentent de leur mieux, dans des attitudes recueillies, la dévotion craquelée des anciens âges. Le mépris de Marchenoir pour ce bric-à-brac était à peu près sans bornes. En tout, un émail de Limoges du XVIIe siècle, souvenir de famille, offrant la vision d'un saint Pierre en robe d'azur et manteau couleur d'orange, à genoux dans un paysage fraîchement lessivé, sous de grêles frondaisons en vert d'asperge et brocart d'or, flanqué d'un coq de porcelaine blanche qui chantait dans un coin de firmament du plus impénétrable outremer. À ses pieds, un livre rouge, des clefs de gomme-gutte et une gigantesque bardane en chocolat. Cette image, d'une naïveté contestable, suffisait, telle quelle, aux appétits d'antiquaire de son possesseur.
Les meubles, en vitupérable noyer et même en sapin, acquis pièce à pièce et d'occasion dans d'infimes ventes, eussent indigné un concierge du faubourg Saint-Antoine. À cet égard, le misanthrope était absolu.—Il n'y a, disait-il, que deux sortes de tables sur lesquelles un artiste puisse écrire: une table de cinquante mille francs ou une table de cinquante sous. Mais, s'il était devenu millionnaire, il aurait probablement gardé la seconde, par peur de se rendre imbécile, aux dépens des pauvres, en achetant la première.
Les livres eux-mêmes étaient en petit nombre: une gigantesque Bible synoptique, la plus coûteuse de ses folies, quelques tomes dépareillés de la patrologie de l'abbé Migne, une dizaine d'elzévirs grecs ou latins, un peu d'histoire, un peu de roman moderne et une cavalerie de dictionnaires en diverses langues, tout au plus une centaine de volumes. Quand il manquait d'un livre, il le prenait chez son ami, mieux approvisionné, ou s'en allait à la Bibliothèque.
Seule, la chambre de Véronique avait un semblant de ce confort de vingtième ordre, dont s'arrangent encore les trois ou quatre douzaines de braves ouvrières favorisées du ciel, qui ont déniché le moyen de concilier les préceptes de la vertu et les exigences de leur estomac. Dans le cas de la repentie, cette modération était d'autant plus extraordinaire qu'il avait fallu renoncer à tout un luxe de dissipation lucrative, dont certains chiffres connus excitèrent autrefois l'envie d'un peuple de prostituées. Aussitôt qu'il eût été décidé qu'on vivrait ensemble au désert, Véronique avait accompli, sans ostentation et sans phrases, l'acte légendaire d'envoyer son mobilier à la salle des ventes, retenant à peine quelques indispensables hardes, et de porter elle-même l'argent à divers établissements de charité que lui désigna Marchenoir,—ne voulant rien garder, disait-elle, de ce qu'elle avait mangé dans la main du Diable.
Sa chambre, où les moins minables engins de leur félicité domestique avaient été réunis, en dépit d'elle qui se fût contentée de rien, rappelait assez les intérieurs des pieux isbas, éclairés par de perpétuelles lampes allumées devant les figures propices des iconostases. Une petite veilleuse, à lueur rose, était suspendue au devant du grand crucifix pâle, et une autre semblable, mais un peu plus grande, teignait vaguement d'incarnat une haïssable reproduction lithographique de la Sainte Face, telle qu'on la vénérait chez M. Dupont, «le saint homme de Tours,» qui a propagé en France cette dévotion,—malheureusement assortie de la contradictoire imbécillité d'un art profanant.
Ah! ce n'était pas bien beau, ces deux images, et Marchenoir en avait plus d'une fois gémi en secret. Mais Véronique portait en elle l'esthétique de toutes les situations imaginables, elle aurait donné le relief de son propre sublime à la platitude même et spiritualisé de son souffle jusqu'à des goîtreux. Elle avait passé des journées, des nuits entières, dans le crépuscule de cette chambre aux persiennes toujours closes,—comme les persiennes d'un mauvais lieu,—conversant avec Dieu et avec ses saints, ayant l'air de les supposer véritablement présents, investie de joie et de certitude, ruisselante de plus de larmes que l'hydraulique de tous les sentiments ordinaires n'eût été capable d'en obtenir, et il semblait, à la fin, que ces indigents simulacres s'imprégnassent de ce double courant de beauté physique et morale qui venait confluer sur eux!
Son ménage, d'ailleurs, en souffrait si peu qu'il eût été difficile de trouver une maison mieux tenue, une plus stricte propreté, une économie plus exacte, une cuisine, enfin, plus ingénieuse à multiplier les patriarcales délices du ragoût de mouton et du pot-au-feu. On aurait dit qu'elle n'avait seulement pas besoin d'agir. Elle passait comme en rêve, effleurant les choses et les forçant à se nettoyer, à s'accommoder, à se cuire elles-mêmes, par l'irrésistible vertu de son seul regard.
Dominatrice charmante et imperturbable, que la seule tristesse de son ami pouvait troubler et que n'eussent déconcertée ni les déluges, ni les incendies, ni les tremblements, ni les dislocations d'univers, puisqu'elle portait en elle une permanente catastrophe d'amour à mettre au défi tous ces accidents! Marchenoir était tout pour elle. Il planait dans son ciel et s'asseyait sur les circulaires horizons, il piétinait l'océan, la montagne, la nue, les abîmes, la création entière,—seul visible de toutes parts et triomphant! Son sauveur!… Le pauvre diable était son Sauveur, ainsi qu'elle le nommait parfois, avec une simplicité d'enthousiasme que beaucoup de théologiens eussent réprouvée comme un blasphème. Les deux sentiments, naturel et surnaturel, s'étaient, en elle, si parfaitement amalgamés et fondus dans l'unique pensée d'un Sauveur, qu'il n'y avait plus moyen de les séparer, pour cette âme naïve, qui ne croyait pas trop payer la récupération de son innocence, en déversant toute la gloire des cieux sur la douloureuse ressemblance humaine de son Rédempteur!
LIII
—Allons, messieurs, à table! vint dire Véronique aux deux amis en train de contempler les Pyramides par la fenêtre de la chambre de Marchenoir. C'était pour Leverdier une habitude déjà ancienne de manger à la table de ses amis. On se réunissait ainsi deux ou trois fois par semaine, sans compter l'imprévu des arrivées soudaines de ce brave homme, dont la présence était toujours considérée comme un bienfait.
En cette circonstance, la ménagère avait tenu à se surpasser, en offrant à ses convives un menu fort supérieur à l'ordinaire presque frugal de leurs festins. Elle voulait que ce dîner fût une véritable fête de bienvenue pour chacun d'eux, que des émotions et des sentiments divers avaient, un instant, paru séparer des deux autres.
Le fait est qu'on les aurait cru tous trois revenus de diablement loin, et le commencement du repas n'alla pas sans une assez forte contrainte. Quelque soin que prît Véronique d'égarer l'attention de ses hôtes, ses nouvelles et gauches façons de manger, par exemple, ne pouvaient leur échapper, et, quelle que fût leur vigilance à ne rien laisser sortir de leurs impressions douloureuses, il ne fut pas possible d'écarter, tout d'abord, une visible gêne que Leverdier se hâta de rompre en annonçant à la simple fille la résolution toute fraîche éclose de Marchenoir.
—Vous savez, dit-il, que notre ami arrive de la Chartreuse en justicier plus redoutable que jamais. Il veut débuter au Basile par un massacre général d'empoisonneurs et par une pendaison en masse d'incendiaires.
—Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle, toujours des violences? Et c'est vous, sans doute, monsieur Leverdier, qui l'embarquez dans cette nouvelle aventure? Savez-vous, mauvais homme, que vous finirez par être un ami des plus funestes? Certainement, je n'ai rien de ce qu'il faudrait pour vous juger l'un ou l'autre, et je suis persuadée que mon Joseph n'a rien en vue que la justice. Mais comment voulez-vous que je ne tremble pas, quand je le vois seul contre tous?
Marchenoir, qui avait élu pour contenance de décortiquer laborieusement et silencieusement une patte de homard, intervint alors:
—Ma chère Véronique, épargnez, je vous prie, ce pauvre Georges qui ne mérite, je vous assure, aucun reproche. Il a trouvé l'occasion de me rendre service, une fois de plus, en négociant, à ma place, avec un homme assez méprisable, mais tout puissant, ma rentrée au Basile, et il s'est donné, comme toujours, beaucoup de mal. J'eusse été, je l'avoue, bien incapable de conditionner moi-même cet arrangement qui peut, en somme, avoir d'heureuses conséquences, au point de vue de notre bien-être matériel, mais qui va surtout me donner le moyen tant désiré d'accomplir ce que je regarde comme le strict devoir d'un écrivain: dire la vérité, quelle qu'elle soit et quels qu'en puissent être les dangers.
Il était curieux de voir cette belle créature écoutant l'homme qu'elle chérissait à peine moins que son Dieu et infiniment plus que tourte chose terrestre. Elle l'écoutait de ses vastes yeux grands ouverts, encore plus que de ses oreilles, comme si les paroles qu'il lui faisait entendre eussent été de la lumière!
—Cher ami, reprit-elle, avec la douceur de l'humilité la plus charmante, je crois que vous avez toujours raison, mais je ne sais pas grand'chose et j'ai souvent besoin qu'on m'instruise. Mon directeur m'a parlé de vous un jour. Il m'a dit que votre voie était dangereuse au point de vue chrétien, que vous n'aviez pas mission pour juger vos frères, non plus que pour les punir, et qu'ainsi, la sainte charité courait grand risque d'être blessée par vos écrits. Je n'ai pas cru qu'il eût complètement raison lui-même de vous juger aussi sévèrement. Cependant, je suis restée sans réponse et, quelquefois, ses paroles me reviennent et m'affligent un peu. Je gardais cela pour moi depuis quelque temps, mais aujourd'hui, je me sens poussée à vous ouvrir ce coin de mon cœur. Ma confiance en vous est sans bornes. Dites-moi, je vous prie, ce que je dois penser exactement.
Marchenoir était, peut-être, de tous ses contemporains, le plus exposé au ridicule. Être admiré et honoré chez soi, quand on ne peut raisonnablement s'attendre, au dehors, qu'à des potées de malédictions, c'est, pour le cerveau d'un malheureux homme, une fumée de revanche assez capiteuse pour l'enivrer du plus sot orgueil. On peut toujours offrir sa vanité, comme une hostie, sous les espèces consacrées d'une injuste proscription dont on est victime. Une femme d'esprit simple et de cœur brûlant gobe dévotieusement cette eucharistie. Mais, dans le cas de Véronique, la psychologie linéamentaire d'une tendresse confiante se compliquait, à l'égard de celui qui avait été son apôtre, d'une sorte de révération mystique, assez analogue au sentiment d'une servante de curé pour l'évêque du diocèse en visite pastorale dans le presbytère. Heureusement pour Marchenoir, il avait en horreur d'être cultivé, comme un fétiche, et n'agréait aucune formule d'anthropomorphisme. D'ailleurs, il se croyait, sincèrement, inférieur à cette titane d'amour dont les escalades avaient dépassé, depuis si longtemps, son pauvre ciel!
Apparemment, l'interrogation qui venait de lui être adressée n'avait pour lui rien de surprenant, car il répondit sur-le-champ d'une voix tranquille, d'abord, et presque grave, mais qui devint bientôt animée, sonnante et claire comme un cuivre, selon son habitude, quand il faisait, en parlant, l'ascension des mornes et des pitons volcaniques de sa pensée.
—Votre directeur, Véronique, a exprimé la pensée de la foule, la vôtre, peut-être, inaperçue de vous-même jusqu'à cet instant. Je voudrais bien le voir à ma place, ce ministre de clémence, qui croit qu'on peut faire la guerre sans offenser ni blesser personne. Vous a-t-il dit aussi qu'il ne fallait jamais combattre? Au moins, il serait ainsi dans la logique de ses couardes conciliations. On me l'a fait assez souvent, ce reproche de manquer de charité, parce que je rossais quelques chiens hargneux,—sous prétexte que ces animaux appartenaient à la meute humaine!…
Je veux croire que votre père spirituel est un excellent ecclésiastique pavé et briqueté des plus évangéliques intentions. Mais je doute que sa clairvoyance égale son zèle. Vous pourriez, ma brebis tondue, lui faire observer avec douceur que l'inculpation d'intolérance est une tactique chenue, renouvelée des Pharisiens, par les modernes ennemis de l'Église, contre tous ceux qui veulent s'y exposer pour défendre cette vieille mère. Vous avez été indignée de quelques-uns des nombreux articles lancés contre moi par la presse entière. Athées ou catholiques, libérâtres ou autoritaires, tous m'ont accusé de méchanceté, de haine et d'envie. Un instant unanimes sur ce seul point, les chroniques de toute provenance m'ont désigné comme un reptile d'anormale grandeur, dont la rampante férocité menaçait les villes et les campagnes. Ne sentez-vous pas combien cet accord universel déshonore les tristes chrétiens qui se transforment eux-mêmes en bêtes et fraternisent avec les fauves, dans une arène vilipendée, pour déchirer un de leurs témoins?…
—Jusqu'au moment, dit Leverdier, où ce témoin devenu puissant, comme l'était Veuillot, les mêmes chrétiens, sans changer de peau, s'en viendront lui lécher les pieds et même autre chose …
—Louis Veuillot, répartit aussitôt Marchenoir, est arrivé au bon moment. La France, alors, n'avait pas troqué les ailes de l'Empire contre les nageoires de la République et le métier d'homme n'était pas encore devenu tout à fait impossible. Si le personnage avait eu autant de grandeur que de force, le christianisme éclatait peut-être partout, car il y eut une heure d'anxiété suprême où l'âme errante du siècle pouvait aussi bien tomber sur Dieu que «sur elle-même.» Tel fut le pouvoir abandonné à ce condottiere dont la vanité goujate et médiocre eût avili jusqu'au martyre. Aucun laïque n'a jamais eu et n'aura, sans doute, jamais, ses ressources et son immense crédit catholique, qui ont été jusqu'au dernier épuisement de la libéralité des fidèles. Quel profit le catholicisme en a-t-il retiré? Nul autre que le rutilement de cet animal de gloire qui voulut toujours être unique et ne souffrit jamais d'égal. C'est donc à lui surtout qu'on est redevable de l'opprobre de ce journalisme catholique, dont l'étroitesse et la contagieuse abjection ont infiniment dépassé les secrets espoirs de la plus utopique impiété.
Nul dépositaire n'a jamais eu l'occasion d'être aussi funestement infidèle et n'en a plus sinistrement abusé. Tu sais, Georges, avec quelle vigilance d'eunuque le rédacteur en chef de l'Univers écartait de son sérail les écrivains de talent qui eussent pu se faire admirer à son préjudice, et combien paternellement s'ouvraient ses bras aux avortons imposés par son bon plaisir à toute une société soi-disant chrétienne, assez idiote pour les accepter. Il ne suffisait pas au vieux drôle qu'on s'abaissât devant lui et devant sa chienne de sœur, dont Pie IX, lui-même, eut la misère des misères de tolérer l'intrusion dans le gouvernement de l'Église, il fallait qu'on idolâtrât les plus giflables de ses mamelouks. N'avons-nous pas vu, un jour, de nos yeux dilatés par la terreur, en haut de l'escalier du journal, ce pommadin de sacristie, ce merlan gâteux qu'on nomme Auguste Roussel, congédiant, le mufle en l'air, deux rétrogradants évêques pliés devant lui, et se dérobant à reculons dans leur robe violette, cuits et juteux de bonheur pour avoir été reçus par ce plénipotentiaire?…
Maintenant, c'est bien fini, les dictatures des gens de talent, et la place de Veuillot n'est plus à prendre aujourd'hui par personne. Ce jaloux posthume a laissé sur le seuil de la presse religieuse de telles ordures, qu'il n'est plus possible de pénétrer dans la maison. Les chrétiens, qu'il a mis la tête en bas, continueront de paître le sainfoin de la sottise la plus moutonnière, jusqu'à ce qu'ils soient devenus assez gras pour être mangés. Mais le plus immense génie du monde n'obtiendrait pas désormais le crédit de ce singulier pasteur du journalisme, qui changeait ses abonnés en bestiaux pour les mieux garder.
LIV
—Que Dieu nous soit en aide! dit Véronique. Pourtant, cher ami, vous savez que l'Église a des promesses et qu'elle ne saurait périr.
—Je le sais comme vous le savez vous-même, c'est-à-dire par la Foi, qui est «la substance des choses à espérer.» Mais l'expérience ne m'a rien appris, sinon l'immense misère de tout mécréant que son infidélité condamne à se passer d'espérance. Je suis très assuré que l'Église doit tout surmonter à la fin des fins et que rien ne prévaudra contre elle, pas même la proditoire imbécillité de ses enfants, qui est, à mes yeux, son plus grand péril. J'exposerai, tant qu'on voudra, ma triste vie pour cette croyance, hors de laquelle il n'y a pour moi que ténèbres et putréfaction. Mais Elle peut tomber, demain, dans le mépris absolu, dans l'ignominie la plus excessive. Elle peut être conspuée, fouettée, crucifiée, comme Celui dont Elle se nomme l'Épouse. Il se peut que, définitivement, on lui préfère un immonde bandit, que tous ses amis prennent la fuite, qu'Elle crie la soif et que personne ne lui donne à boire. Il se peut enfin qu'Elle expire, pour une configuration parfaite à son Christ, et qu'Elle soit enfermée, deux nuits et un jour, dans le mieux gardé de tous les sépulcres. Il lui resterait, alors, à faire éclater, dans une apothéose de résurrection, les chaînes de montagnes ou les assises de mauvais peuples qui formeraient les parois de son dérisoire tombeau,—car Elle peut, aussi bien que Dieu lui-même, qui lui conféra sa puissance, défier l'extermination jusque dans le filet de la plus effective des morts.
Il me semble même que cette Pâque de l'Esprit saint doit paraître singulièrement prochaine à tout individu capable de penser et de voir. Ce qui s'accomplit, en la fin de siècle où nous sommes, n'est point une persécution ordinaire,—pour me servir de ce mot dont la rhétorique de nos lâches a tant abusé. Leverdier doit se souvenir de ce que j'ai tenté, au moment des expulsions, pour leur inspirer un peu de courage. J'ai couru huit jours dans toutes les maisons religieuses, menacées par les décrets et bondées de grotesques pleutres, attendant avec constance,—la palme du martyre en main,—l'occasion légale de mitrailler, de leurs inoffensives protestations, le commissaire de police, qui les congédiait sans colère, de l'extrémité de sa botte dioclétienne. J'ai tâché stupidement de faire entrer de viriles résolutions dans leurs viscères de crétins. Je leur ai démontré vingt fois l'évidente insolidité de ce gouvernement de fripouilles sans énergie, que la résistance armée de quelques audacieux aurait culbuté. Je leur ai dit,—Dieu sait avec quels accents!—que c'était l'instant ou jamais, de se racheter d'avoir été si longtemps, si onéreusement, renégats ou tièdes; que l'honneur, la raison, la stricte justice, la charité même, vociféraient d'une seule voix, pour qu'ils courussent aux armes, parce que c'était vraisemblablement la dernière fois qu'ils le pourraient faire!…
J'ai trouvé des âmes de torchons graisseux qui m'ont exhibé la consultation d'un avocat, dont ils avaient été prendre l'avis pendant qu'on violait leur mère. Ils m'ont accusé d'être un fou des plus dangereux. L'un d'eux, même, insinua que je pourrais bien être un provocateur envoyé par la police.—Monsieur, lui ai-je dit, je vous conseille de numéroter vos chicots, car je vous préviens que j'ai la calotte facile. Ce chien de procession eut la présence d'esprit de se rendre invisible instantanément, et tel fut, en totalité, le résultat de mes efforts. Il serait donc au moins ridicule de prononcer le mot de persécution à propos de cette clique de fluents cafards qui s'en vont téter, en sortant de la Sainte Table, le bubon véroleux de la Légalité, et qui livreraient aux plus noirs cochons leur propre femme, leur plus jeune sœur et jusqu'au Corps sacré du Dieu vivant, pour conserver l'intégrité de leur peau ou de leurs écus!
Néanmoins, on peut dire que l'Église est opprimée de la façon la plus inouïe, puisque les enfants qu'elle allaita la déshonorent, pendant que les étrangers l'assomment et qu'ainsi, elle n'a plus une âme pour la réconforter ou pour la plaindre. C'est l'angoisse de Gethsémani, c'est la déréliction suprême!—«L'assemblée des fidèles,»—dit le catéchisme. Je sais, parbleu! que c'est là l'Église. Mais combien sont-ils, à cette heure, les vrais fidèles? Quelques centaines, tout au plus, de quoi faire à peine un imperceptible groupe de pauvres gens héroïques et humbles, éparpillés aux plus distantes encoignures de l'univers, où ils attendent, en pleurant, qu'il plaise au Père, qui est dans les cieux, d'inaugurer enfin son règne espéré depuis dix-huit siècles …
L'Église est écrouée dans un hôpital de folles, chuchota tout à coup l'étrange visionnaire, pour sa peine d'avoir épousé un mendiant en croix qui s'appelait Jésus-Christ. Elle endure d'irrévélables tourments, dans des voisinages à épouvanter les démons. Les docteurs, qui se sont chargés de veiller sur elle et qui déclarent ne prétendre que son plus grand bien, sont pleins de sourires et pleins de pitié, quand on leur parle de sa guérison. «Pauvre fille, disent-ils, que deviendrait-elle sans nous?»—Et le mendiant qu'elle avait rêvé de faire adorer est, au loin, déchiqueté par les mauvais aigles et les bons corbeaux, sur son gibet solitaire!…
En vertu d'une certaine conformité mystérieuse qui unissait ces deux êtres, Véronique était devenue aussi extraordinaire par son attention que Marchenoir par ses paroles. De ses grands yeux en rognure de septième ciel, deux larmes pesantes avaient jailli, roulant avec lenteur sur ses joues pâles; ses mains, appuyées d'abord sur la table, avaient fini par se joindre et maintenant, elle avait l'air d'implorer silencieusement l'esprit invisible qui lui semblait, sans aucun doute, inspirer son maître.
Sa physionomie était si étonnante que Leverdier, déjà très frappé lui-même des derniers mots qu'il venait d'entendre, ne put s'empêcher de la faire remarquer à Marchenoir.—Regarde, murmura-t-il.
L'interrompu reploya les ailes de son lyrisme et la regarda.
—Qu'avez-vous, ma Véronique? lui demanda-t-il, assez ému.
—Mais, … je n'ai rien, mon ami, répondit-elle, en tressaillant. Je vous écoute, sans trop vous comprendre. Vos paroles sont vraies, je pense, mais si terribles! En vérité, j'ai cru, un instant, qu'un autre parlait à votre place. Je ne reconnaissais plus votre voix ni même vos pensées.
—Est-ce donc là ce qui vous faisait pleurer, mon attristée? Toi-même, Georges, tu sembles troublé. Est-il possible que j'aie dit des choses si étranges?
—Il est vrai, dit celui-ci, que ta dernière phrase sur l'Église m'a un peu surpris, peut-être par vertu réflexe de l'émotion de notre amie. Mais ta voix, encore plus que tes paroles, était inouïe. C'était à supposer que tu voyais, je ne sais quoi …
—Je vois très certainement, reprit alors Marchenoir, le mal horrible de ce monde exproprié de la foi chrétienne, et je ne me connais pas d'autres pensées, quels que puissent être les mots qui me servent à exprimer celle-ci, que je porte comme un couteau dans la gaîne de ma poitrine. C'est une passion si vraie, si poignante, que je finirai par devenir incapable de fixer mon attention sur n'importe quel autre objet. Mais cet incident me remet dans l'esprit que je ne vous ai pas encore complètement répondu, Véronique. Je vous ai fait remarquer la révoltante coalition des chrétiens et de leurs adversaires, toutes les fois qu'il s'agit de combattre l'ennemi commun, c'est-à-dire un homme tel que moi, téméraire à force d'amour et véridique sans peur. Puis, j'ai parlé de Louis Veuillot et de l'infortune de l'Église. Choses connexes. Laissons tout cela.
On vous a dit, n'est-ce pas, que mes violences écrites offensaient la charité. Je n'ai qu'un mot à répondre à votre théologien. C'est que la Justice et la Miséricorde sont identiques et consubstantielles dans leur absolu. Voilà ce que ne veulent entendre ni les sentimentaux ni les fanatiques. Une doctrine qui propose l'Amour de Dieu pour fin suprême, a surtout besoin d'être virile, sous peine de sanctionner toutes les illusions de l'amour-propre ou de l'amour charnel. Il est trop facile d'émasculer les âmes en ne leur enseignant que le précepte de chérir ses frères, au mépris de tous les autres préceptes qu'on leur cacherait. On obtient, de la sorte, une religion mollasse et poisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilisme même.
Or, l'Évangile a des menaces et des conclusions terribles. Jésus, en vingt endroits, lance l'anathème, non sur des choses, mais sur des hommes qu'il désigne avec une effrayante précision. Il n'en donne pas moins sa vie pour tous, mais après nous avoir laissé la consigne de parler «sur les toits,» comme il a parlé lui-même. C'est l'unique modèle et les chrétiens n'ont pas mieux à faire que de pratiquer ses exemples. Que penseriez-vous de la charité d'un homme qui laisserait empoisonner ses frères, de peur de ruiner, en les avertissant, la considération de l'empoisonneur? Moi, je dis qu'à ce point de vue, la charité consiste à vociférer et que le véritable amour doit être implacable. Mais cela suppose une virilité, si défunte aujourd'hui, qu'on ne peut même plus prononcer son nom sans attenter à la pudeur.
Je n'ai pas qualité pour juger, dit-on, ni pour punir. Dois-je inférer de ce bas sophisme, dont je connais la perfidie, que je n'ai pas même qualité pour voir, et qu'il m'est interdit de lever le bras sur cet incendiaire qui, plein de confiance en ma fraternelle inertie, va, sous mes yeux, allumer la mine qui détruira toute une cité? Si les chrétiens n'avaient pas tant écouté les leçons de leurs ennemis mortels, ils sauraient que rien n'est plus juste que la miséricorde, parce que rien n'est plus miséricordieux que la justice, et leurs pensées s'ajusteraient à ces notions élémentaires.
Le Christ a déclaré «bienheureux» ceux qui sont affamés et assoiffés de justice et le monde, qui veut s'amuser, mais qui déteste la béatitude, a rejeté cette affirmation. Qui donc parlera pour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là, se taisent, qui furent investis de la Parole? L'écrivain, qui n'a pas en vue la Justice, est un détrousseur de pauvres aussi cruel que le mauvais riche. Ils dilapident l'un et l'autre leur dépôt et sont comptables, au même titre, des désertions de l'espérance. Je ne veux pas de cette couronne de charbons ardents sur ma tête, et, depuis longtemps déjà, j'ai pris mon parti.
Nous mourrons peut-être de faim, ma Véronique, et ce sera bien fait, sans doute, puisque tout le monde, excepté vous et Leverdier, me condamnera. Coûte que coûte, je garderai la virginité de mon témoignage, en me préservant du crime de laisser inactive aucune des énergies que Dieu m'a données. Ironie, injures, défis, imprécations, réprobations, malédictions, lyrisme de fange ou de flammes, tout me sera bon de ce qui pourra rendre offensive ma colère! Quel moyen me resterait-il autrement de n'être pas le dernier des hommes? Le juge n'a qu'une manière de tomber au-dessous de son criminel, c'est de devenir prévaricateur, et tout écrivain véritable est certainement un juge.
Quelques-uns m'ont dit: À quoi bon? le monde est en agonie et rien ne le touche plus. Peut-être. Mais, au fond du désert, il faudrait, quand même, rendre témoignage, ne fût-ce que pour l'honneur de la Vérité et pour l'édification des fauves, comme faisaient, autrefois, les anachorètes solitaires. Est-il croyable, d'ailleurs, qu'une telle opulence de rage, m'ait été octroyée pour rien? Certaines paroles du Livre sacré sont bien étranges … Qui sait, après tout, si la forme la plus active de l'adoration n'est pas le blasphème par amour, qui serait la prière de l'abandonné?… Je vivrai donc sur ma vocation jusqu'à ce que j'en meure, dans quelque orgie de misère. Je serai Marchenoir le contempteur, le vociférateur et le désespéré,—joyeux d'écumer et satisfait de déplaire, mais difficilement intimidable et broyant volontiers les doigts qui tenteraient de le bâillonner.
—Pauvre cher ami, pauvre âme douloureuse! dit la mutilée à demi-voix, comme se parlant à elle-même, pourquoi ce fardeau sur vos épaules? Elle le regarda avec une tendresse si pure, si profonde, que ce bourreau sentit qu'il allait pleurer et se mit à parler de diverses choses. Le dîner s'acheva presque joyeusement. Véronique servit un café divin et l'inévitable littérature fit sa rentrée. Marchenoir, très en verve, éructa de cocasses apophtegmes et d'inexpiables similitudes qui firent éclater de rire le bon Leverdier. Vers minuit, enfin, on se sépara dans l'effusion d'une allégresse attendrie que ces trois cœurs souffrants ne connaissaient guère et qu'ils étaient probablement condamnés à ne plus jamais ressentir.
LV
Properce Beauvivier est juif de naissance et se nomme Abraham. Abraham-Properce Beauvivier. Juif cosmopolite, d'origine portugaise, rencontré et baptisé, dit-on, par un moine passant, à l'eau du premier ruisseau, sur une route d'Allemagne; un peu plus tard, allaité par Deutz, le youtre fameux qui bazarda la duchesse de Berry, et grandissant à Bordeaux chez ce patriarche. Il se peut que tout le secret de sa destinée morale tienne dans la circonstance de ce conjectural baptême, donné par un inconnu, sur le rebord symboliquement vaseux d'un fossé de grand chemin. On assure que ses parents en conçurent une rage inouïe, dont ses dents grincent encore, et qu'il n'a jamais pu prendre son parti de ce sacrement d'occasion qui paraît agir sur lui comme un maléfice.
Aussi dénué de génie que pourrait l'être, par exemple, un expéditionnaire de l'Assistance publique, mais étonnamment rempli de toutes les facultés d'assimilation et d'imitation, il s'enleva, d'un bond, dans le cerceau déjà crevé du romantisme, avec une vigueur de reins qui lui valut, il y a vingt ans, l'adoption littéraire du vieil Hugo.
À partir de ce bienheureux instant, sa vie fut un rêve. Il devint le réservoir des bénédictions du Père.—Regardez mon fils Properce, disait celui-ci aux débutants avides, et allez en paix! Properce, de son côté, puisait à pleines mains dans le tiroir aux rayons et saccageait le coffre-fort aux auréoles, les empilant par douzaines, sur sa propre tête, comme les couronnes d'un lauréat de collège vingt fois élu. Il est ainsi devenu glorieux par la poésie, par le roman, par le conte, par le théâtre et même par la politique profonde, ayant été sagement impétueux contre les communards, quand on fusillait, et les dépassant ensuite, quand on ne fusilla plus. Il est surtout devenu le lyrique du proxénétisme et de la trahison, et c'est par là qu'il est entré dans l'hermétique originalité, dont les crochets et les monseigneurs de ses autres lyrismes n'auraient pu forcer la serrure.
Imiter Victor Hugo aussi parfaitement que Beauvivier n'est pas interdit à tous les mortels, mais nul ne peut prétendre à refléter seulement l'ombilic de ce Rétiaire de l'Innocence. Voilà tout ce qu'on en peut dire. Celui qui chantera, d'une juste voix, sur la cithare ou le tympanon, la haine de cet homme pour l'innocence, sera certainement un moraliste à l'aile robuste et un fier lapin. Il ne faut pas rêver mieux que d'en constater certains effets. Il paraît que la vieille crasse juive brûle comme un sédiment calcaire, lorsqu'elle est touchée par l'eau du baptême.
Beauvivier est l'auteur d'un nombre infini de livres de diverses sortes, mosaïque perverse et compliquée, où transparaît, sans relâche, l'intime obsession de déshonorer et de salir. Son dernier roman, l'Inceste, une des plus effrontées copies d'Hugo qu'on se puisse aviser d'écrire, est un dosage monstrueux de neige, de phosphore et de cantharides, calculé pour corroder les entrailles d'un adolescent, vingt-quatre heures, au moins, après l'absorption,—la lâcheté de son cœur étant égale à la timidité de sa pensée. L'objet de ce livre est, en effet, la glorification de l'inceste, non par vulgaire manie de sophistiquer, mais pour cette primordiale, souveraine et péremptoire raison que le Seigneur Dieu l'a défendu. Car il ne peut s'empêcher de croire en Dieu et sa vocation manifeste est de jouer les «Anciens Serpents.» Seulement, il se dérobe au moment de conclure et finit par un équivoque triomphe de la vertu, en laissant insidieusement planer le désir du mal sur la curiosité qu'il vient d'exciter. Cet empoisonneur a osé mettre en circulation, sous forme de Contes pour les jeunes filles, de dissolvants et inexorables toxiques. On raconte qu'il en prépare d'autres encore pour les enfants au-dessous de dix ans.
Une hystérie maladive, d'ordre effrayant, est l'insuffisante explication de cette fureur qui n'irait à rien moins qu'à contaminer la lumière. C'est à se demander si l'exécration physique de la blancheur n'est pas pour quelque chose dans l'inconcevable débordement de son écritoire.
Il passe pour avoir été beau, naguère. Lui-même le déclare en ces termes simples: «J'ai été très beau.» Il a cru devoir comparer son propre visage à celui du Christ. Homme à femmes, par conséquent, il a mis, de bonne heure, sa personne en adjudication et même en actions. On a vu des familles payer très cher des coupons de son alcôve.—Maquereau deux fois funeste, il ne lui suffit pas de ruiner les femmes pour s'en rendre maître, il se plaît ensuite à les enfermer dans la Tour de la faim du tribadisme,—imprévue par Dante,—où les malheureuses, privées du rognon nutritif de l'homme, sont réduites à se dévorer entre elles… Il s'est marié, pourtant, ce vainqueur, et il a épousé la plus belle femme qu'il a pu trouver, dans l'espérance, non déçue, de conquérir plus facilement les autres.
Il a ce signe particulier d'être sans défense contre les boutiques de cordonniers, devant lesquelles il s'oublie dans d'incontinentes extases. Il faut l'avoir entendu prononçant le mot «bottines,» pour bien comprendre l'histoire de l'Angleterre, où le jarret d'une femme a prévalu cinq cents ans, contre l'épine dorsale de la plus hautaine aristocratie de tous les globes. Il est vrai que le pupille du bon Deutz est réduit à se satisfaire de la seule aristocratie de son fumier d'origine, mais la morgue putanière d'un certain dandysme ne lui manque pas.
Au point de vue de la bassesse d'âme pure et simple, sans complication physiologique d'aucune sorte, l'originalité de Beauvivier ne paraît pas humainement dépassable. À l'exception de Renan, qui décourage le mépris, et dont l'abjection sphérique apparaît comme un mystère de la Foi, l'auteur de l'Inceste est, probablement, le seul homme de son siècle en humeur de compatir à la destinée de l'Iscariote.—Jésus l'avait peut-être humilié!—dit-il, et ce n'est point un mot d'auteur. C'est le plus intime de sa substance. Il ne respire que pour tromper, et la trahison est son unique arrière-pensée, sa préoccupation constante. Judas s'est contenté de livrer son Maître, Properce aurait entrepris de le souiller préalablement. Son âme est une condensation de fumée terne et fétide, aussi capable de cacher l'abîme de ténèbres d'où elle est sortie, que d'offusquer les gouffres de lumière vers lesquels elle ne permet pas qu'on s'élance.
Jésus pardonne à la femme adultère. Les sacristains eux-mêmes l'en ont absous. Properce le blâme, objectant que ce pardon est attentatoire à l'autorité du mari, qui avait probablement acheté sa femme et, par conséquent, avait le droit de la punir. Telle est sa conception de la justice. Il est vrai que l'Homme-Dieu, ramassant des pierres pour aider le cocu à lapider cette malheureuse, n'exciterait pas moins son indignation, mais, alors, tempérée par la souterraine joie de prendre en défaut la Miséricorde et de supposer de plausibles tares à la Beauté même. C'est l'antique procédé,—nullement inventé par l'abominable Ernest,—de ne pas nier Dieu avec précision, mais de l'amputer de sa Providence, en ne lui permettant aucune intrusion dans nos sublunaires histoires.
«Tu pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu!» écrivait-il, s'adressant à ce même Christ dont les souveraines Larmes sont un outrage à l'infernale aridité de ses yeux impurs. Ah! s'il avait pu être à la place de l'ange confortateur! Comme il aurait savamment, câlinement bafoué cette Agonie! Le Calice terrible, il ne l'aurait pas fait boire, il l'aurait fait siroter! Et la Sueur de sang, dont la pourpre vive inonda l'Empereur des pauvres, comme il en aurait diligemment altéré la couleur, en y mélangeant son fiel!…
Ce monstre, dont la seule excuse est d'être venu avant terme et d'être, ainsi, un fœtus de monstre, a trouvé, cependant, le moyen de procréer des enfants et souffre, paraît-il, de ne pouvoir s'en faire aimer. Il se console, à sa manière, en donnant des bals d'enfants où des coins obscurs sont aménagés pour les petites leçons paternelles qu'il se plaît à leur inculquer. Malheur aux parents assez imbéciles ou assez criminels pour jeter dans ce Barâthre leur progéniture!
Un jour, il s'en venait d'enterrer un de ses propres enfants, une petite fille assez heureuse pour avoir été ravie à ce père, avant l'horreur d'en connaître l'infamie ou l'horreur plus grande de n'en être pas dégoûtée.
Il avait tamponné ses yeux, pleuré peut-être, on ne sait au juste. Mais tout était fini, et il s'en allait. Tout à coup, n'ayant pas encore franchi le seuil du cimetière:
—Il faudra, pourtant, que je lui fasse quelques vers à cette enfant! dit-il d'une voix éolienne, aux plus proches des accompagnants.
Le cabot sacrilège est tout entier dans cette parole.
En voici, maintenant, une autre, d'une atrocité plus surprenante, où se profile, de la tête aux pieds, le Juif réprouvé:
Properce est dans la rue, par une nuit très froide, avec un homme qu'il appelle son ami. Une vieille grelottante est rencontrée, qui murmure des supplications en tendant la main. Il s'arrête sous un bec de gaz,—le nourrisson du divin Deutz,—il exhibe un porte-monnaie gonflé d'or, et, sous l'œil ébloui de la misérable, il fouille cet or, il le pétrit, le retourne, le fait tinter, fulgurer, l'allume comme un tas de fraises, puis fourrant le tout dans sa poche et haussant les épaules d'un air d'impuissance navrée:
—Ma bonne, exhale-t-il, j'en suis bien fâché, mais je croyais avoir de la monnaie, et je n'en ai pas. L'observateur de cette scène a raconté qu'il aperçut aux pieds du spectre, dans le bitume du trottoir, une petite ouverture lumineuse, par laquelle on aurait pu découvrir l'enfer…
Une obscure nuée d'images religieuses flotte perpétuellement autour de ce poète, qui sent profondément sa réprobation, mais qui se flatte, après tout, de séduire son Juge et de carotter le Paradis, si ce séjour de délices existe véritablement.
En attendant, il ne parvient pas à se défendre efficacement de certaines terreurs qu'il paraît s'être donné pour mission de faire mépriser aux autres. C'est la revanche des pauvres et des innocents massacrés qui sont, en ce monde, les ambassadeurs lamentables du patient Dieu.
Vienne son heure, l'ignominie du Salisseur d'âmes sera vue dans son plein et ce sera, comme une lune dix fois pâle, au ras du plus fétide marécage sur lequel les mortelles Stymphalides de la Luxure et du Sacrilège aient jamais plané!
LVI
Tel était le personnage puissant appelé à prononcer, après tant d'autres, sur le sort de Marchenoir.
Rédacteur en chef du Basile, depuis trois semaines, sans qu'on pût expliquer son élévation, qui était le secret de quelques femmes et d'un petit groupe de tripotiers,—cet israélite, longtemps captif dans les subalternes rôles, régnait enfin sur l'un des journaux les plus influents de notre système planétaire, à la place de cet amas de chairs putréfiées qui s'était appelé Magnus Conrart, et dont les exhalaisons suprêmes avaient manqué d'asphyxier ses enfouisseurs.
Celui-ci, du moins, n'avait embarrassé l'esprit de ses contemporains d'aucun mystère. Tout le monde savait par quelles basses manœuvres cet ancien laquais à tout faire avait, autrefois, suborné la seconde enfance du fondateur du Basile, qui l'avait institué son héritier pour qu'il abaissât les consciences, comme il avait si longtemps abaissé les marchepieds.
La nullité intellectuelle de l'affreux drôle l'avait servi plus efficacement que le génie même.
Devenu l'intendant de la quotidienne pâture des âmes, son choix s'était naturellement porté sur les panetiers et les mitrons littéraires les plus capables de contenter l'ignoble appétit d'une société que la République instruisait à chercher sa vie dans les ordures. La spéculation la plus profonde n'aurait pu mieux faire.
Magnus était, par conséquent, devenu un très grand monarque, le monarque des portes ouvertes, offrant la vespasienne hospitalité du Basile à toute puante réclame, à toute caséeuse annonce, à tout lancement ammoniacal de promesses financières, à tout chantage rémunérateur.
L'insolente fortune, qui choisit ordinairement de tels concubins, l'avait à ce point comblé que la bassesse même de son esprit et la surprenante adiposité de son âme écartèrent de lui les inimitiés personnelles ou les rivalités agressives, qu'une pincée de mérite n'aurait pas manqué d'attirer à un caudataire si scandaleusement parvenu.
Il fut cet ami de toutes les canailles qu'on appelle un sceptique ou un «bon garçon» et, joyeusement attablé au foin de ses bottes, il descendit le fleuve de la vie dans la barque pavoisée de fleurs et lestée de lard, de l'universelle camaraderie.
Lorsqu'il s'avisa de réprouver Marchenoir dont il avait espéré monnayer les rares facultés de rhinocéros,—oubliant trop que ce pachyderme en liberté pouvait avoir la fantaisie de le piétiner,—il eut encore cette chance inouïe d'en être silencieusement méprisé.
Quelle formidable caricature à la Pétrone, n'eût pas été, sous une telle plume, un portrait simplement exact de ce Trimalcion du journalisme!
Le satiriste, congédié presque honteusement du Basile, avait dû triompher de tentations terribles et subir de sacrés assauts, car sa vengeance était trop facile!
Mais bientôt, Magnus lui-même se chargea de venger tout le monde. Atteint d'une blessure au pied, que la putridité de son sang rendit promptement incurable, dévoré par la gangrène et souffrant d'atroces tortures, il termina sa vie par l'ignoble pendaison volontaire dont les détails ont écœuré plusieurs virtuoses du suicide.
Properce Beauvivier n'apportait pas, il est vrai, une moralité bien supérieure. Cependant, les deux ou trois demi-douzaines d'artistes que le prédécesseur n'avait pas eu le temps d'étrangler respirèrent.
C'est que Beauvivier avait, en raison, sans doute, des paradoxales difformités de son âme, une prédilection infernale pour le talent! Aussi longtemps que ses propres intérêts ne seraient pas en jeu, on pouvait y compter jusqu'à un certain point. Il était bien certain, par exemple, qu'il faudrait une pression extérieure de tous les diables pour lui faire accepter de la prose du bossu Ohnet, au préjudice d'un écrivain de dixième ordre, et même en l'absence de toute compétition.
Canaille pour canaille, c'était bien quelque chose aussi d'avoir affaire à un homme qui ne fût pas exclusivement un goujat, qui n'eût pas uniquement en vue, quoique juif, l'encaissement du numéraire, et qui fût capable de comprendre à peu près, quand on lui ferait l'honneur d'avoir besoin d'en être écouté.
On se prit à rêver la chimérique aubaine d'un Basile redevenu littéraire, comme aux jours lointains de sa fondation. On espéra que le seul fait de savoir écrire cesserait enfin d'être regardé comme un irrémissible forfait, et que le nouveau prince allait introduire quelque adoucissement à la loi pénale éditée par le turgide Magnus, qui condamnait au lent supplice de l'inanition les blasphémateurs de la Médiocrité.
Quels que pussent être les probables cloaques de son arrière-pensée, on ne pouvait douter que le sentiment d'une réelle estime littéraire eût été pour beaucoup dans son désir de réintégrer Marchenoir.
Cela paraissait d'autant plus évident qu'il avait deux ou trois fois senti, pour son propre compte, la morsure de ce pamphlétaire que tous ses instincts de voluptueux et d'empoisonneur auraient dû lui faire abhorrer.
Deux jours après le dîner de Vaugirard, Marchenoir porta lui-même son article au directeur du Basile.
Beauvivier le reçut avec une cordialité grandissime, commandée spécialement pour cette entrevue chez un fournisseur d'archiducs.
Le visiteur exprima d'abord sa surprise d'avoir été favorisé par le Basile d'une recherche en collaboration, après un si motivé bannissement de sa copie par la presse entière. Il ajouta qu'il n'entendait rapporter l'initiative d'une démarche si honorable pour lui qu'à l'indépendance d'esprit du nouveau maître, assez haut pour rompre en visière avec des traditions funestes aux lettres …
—Votre prédécesseur, dit-il, ne gâtait pas les écrivains, quand il s'en trouvait. Il leur faisait amèrement déplorer de n'avoir pas été mis en apprentissage chez quelque diligent savetier, dès leur tendre enfance. On dit que vous avez le dessein de relever la muraille de la Chine et d'endiguer l'horrible muflerie qui menace le céleste Empire du Journalisme. S'il en est ainsi, je suis tout à vous et je vous promets une énergique lieutenance. Je suis très persuadé que, même au point de vue moins élevé de la spéculation, une presse courageuse et, franchement, scandaleusement littéraire, ne serait point une infructueuse tentative. La société contemporaine est hideusement abrutie et dégradée par les pollutions ressassées d'une chronique de trottoir qui n'a plus même l'excuse de lui donner un semblant de palpitation.
Nos journaux, avouons-le, sont crevants d'ennui. Les délectations américaines du reportage et de la réclame ne sont pas infinies. Si vous étiez un homme énergique et profond,—ai-je dit un jour à cette brute de Magnus Conrart,—non seulement vous m'accepteriez tel que je suis, mais vous grouperiez les gens de ma sorte, absurdement écartés par votre système, et, je vous le jure, nous déterminerions un courant nouveau. Le monde a toujours obéi à des volontés qui s'exprimaient, la cravache ou la trique en l'air. Nous formerions une obligarchie intellectuelle, d'autant plus acclamés de la foule, que nous serions moins capables de la flagorner. Je ne vous connais pas, personnellement, monsieur Beauvivier. Je ne sais de vous que vos livres, dont j'ai dit beaucoup de mal. Qu'importe? Si vous aimez le talent, pourquoi ne profiteriez-vous pas de votre quasi royauté du Basile pour tenter cette magnifique aventure dont l'ancien directeur a repoussé l'idée comme une folie?
Properce, évidemment préparé à tout entendre, avait pris une attitude de séduction. Il s'était levé et accoudé à la cheminée, faisant face à Marchenoir assis devant lui. Celui de ses deux bras qui soutenait sa désirable personne, laissait pendre, au rebord du marbre, une experte main, fuselée par la pratique des nageantes caresses, et qu'on s'étonnait de ne pas voir membraneuse comme le pied d'un albatros. L'autre main complimentait sa barbe en mitre, dont la fourche soyeuse avait l'air de bifurquer sur quelque invisible croupion. L'une de ses jambes fines de Sardanapale accoutumé à languissamment s'ébattre, était ramenée sur l'autre, la pointe en bas, comme un serpent qui s'enlacerait à un serpent. Le torse, flexible tabernacle de son cœur pourri, transparaissait au travers de la fluide flanelle, couleur crème et liserée de vert d'ortie, d'un pet-en-l'air matinal.
La lumière de la fenêtre, qui tombait en plein sur son visage et sur les blondeurs fanées de son poil, ne le montrait pourtant pas très beau, ce jour-là. Sa pâleur, habituellement extraordinaire, atteignait presque à la lividité marbrée d'une tranche de roquefort, menacée de la plus imminente fécondité. Des sillons blafards, des raies crayeuses y couraient comme des sutures, et le bleu des yeux,—naguère qualifiés de céruléens,—commençait visiblement à se faïencer sous les cuites sans nombre du libertinage.
N'importe, il avait mis au clair son plus adolescent sourire, et Marchenoir, l'homme le plus aisément friponnable, quand on voulait lui coller la fausse monnaie d'une sympathie sans valeur, y fut trompé, comme toujours, en dépit des cruels avertissements de son expérience.
—Monsieur Marchenoir, répondit le Proxénète,—dilatant assez son sourire pour qu'une rangée de bubes syphilitiques devînt visible au dedans de la lèvre inférieure,—je n'ai pas de peine à deviner que vous m'apportez un article de début d'une rare véhémence. Donnez-le moi, j'y jetterai simplement les yeux et vous pourrez, à l'instant, me juger sur mes actes.
Marchenoir tendit le manuscrit.
—La Sédition de l'Excrément! Titre superbe!… Léo Taxil … la pornographie murale … très bien! Il s'assit et, prenant une plume, écrivit en syllabisant à haute voix:
«Nous sommes heureux d'offrir l'hospitalité de nos colonnes à l'article suivant de notre vaillant confrère, Caïn Marchenoir, l'un des plus sombres coryphées de la littérature contemporaine, qu'un deuil récent avait éloigné du champ de bataille et qu'un scandale monstrueux y ramène aujourd'hui, plus formidable que jamais. Nos lecteurs applaudiront certainement à cette voix énergique s'élevant tout à coup au milieu du lâche silence de l'opinion. Ils accepteront les audaces de forme d'un satiriste génial, dont les indignations généreuses s'expriment en frémissant, et qui pense que toute arme est bonne pour la répression des industriels fangeux qui ont entrepris de souiller nos murs. Le Basile, traditionnellement attentif à détourner, autant que possible, les effets immoraux de ces attentats, met volontiers sa publicité au service de l'écrivain le plus capable d'en montrer les dangers. Caïn Marchenoir est surtout une conscience. Ses nombreux ennemis ont pu l'accuser d'être passionné jusqu'à l'intolérance, mais nul ne s'est jamais avisé de mettre en doute sa sincérité parfaite, alors même que sa polémique semblait excessive.—P.B.»
Properce glissa ce boniment sous enveloppe avec l'article et sonna. Un groom, d'une candeur hypothétique, apparut.
—Portez cela à l'imprimerie, sans perdre une minute, dit-il à ce serviteur. Vous direz, de ma part, qu'on donne à composer tout de suite.
Se levant, alors, et s'adressant à Marchenoir surpris et déjà comblé:
—Êtes-vous content de moi, homme terrible? Vous voyez si je suis docile et rapide. Je vous prie de m'accorder, en retour, une vraie faveur. Demain soir, je réunis à ma table quelques confrères. Soyez des nôtres. Je sais bien que ces réunions ne sont pas dans vos goûts de solitaire. Mais je pense qu'il est politique de vous montrer un peu à ces bonnes gens, qui vous détestent pour la plupart et qui vous lècheront, le plus civilement du monde, quand ils auront appris que vous rentrez au Basile. Je vous ménage un complet triomphe. Venez sans habit et faites-moi l'honneur désormais de compter sur mon amitié, ajouta-t-il, en lui offrant celle de ses deux mains qui avait le plus servi.
Marchenoir, presque touché, promit de revenir le lendemain et s'en alla, doucement rêveur.
LVII
Les illusions de Marchenoir, aussi stupides que spontanées, n'avaient pas ordinairement la vie très dure. Il vécut, l'espace d'un jour, sur l'espoir insensé d'une justice littéraire procurée par ce souteneur. Il rêva des polémiques inouïes, des envolées d'imprécations sublimes, toute la lyre vengeresse des ouragans réprobateurs! Il lui dirait enfin tout ce qu'il avait sur le cœur, à cette immonde société, dont l'inacceptable ignominie le faisait rugir!…
En vain, Leverdier s'efforça de mettre sous les yeux de ce désespéré le danger palpable de trop espérer. Pour tempérer son enthousiasme, il lui rappela tout ce qu'ils savaient, l'un et l'autre, de Beauvivier, ses habitudes de trahison, les verrous, les triples barres, les cadenas, les serrureries compliquées de cette conscience dangereuse, environnée de chausse-trapes et d'oubliettes à engloutir des éléphants, pénétrable seulement par de rares chattières à guillotine où les téméraires les plus altiers ne pouvaient passer qu'en rampant….
—Sans doute, répondait-il, mais qui sait? Je suis, peut-être, une bonne affaire aux yeux de cet homme. D'ailleurs, j'ai besoin d'espérer. Même en écartant toutes les considérations d'ordre élevé, songe donc, mon ami, que ce serait du pain pour ma pauvre compagne et pour moi.
—Hélas! dit l'autre, en l'accompagnant par les rues, je le désire, mais ce dîner m'inquiète un peu. Une drôle d'idée qu'il a eue, cet animal, de te fourrer le museau, du premier coup, dans l'auge à cochons! Enfin, sois prudent, endure pour Véronique tout ce qui ne sera pas absolument insupportable, et sauve-toi de bonne heure. Tu me retrouveras au café.
Les deux amis se séparèrent à la porte de Beauvivier.
Dès son entrée dans le vaste salon, où les nombreux convives s'empilaient, Marchenoir fut dégrisé de son rêve, instantanément. Il sentit, comme en une bouffée de dégoût, l'incompatibilité sans remède, infinie, de tout son être avec ces êtres nécessairement hostiles à lui, et dont quelques-uns étaient si bas qu'on pouvait s'étonner de les voir admis, même dans ce lieu de prostitution.
Ils représentaient, cependant, toute la presse dite littéraire, et même un peu la littérature, et, certes, il n'y avait pas, dans le nombre, un individu qui eût fait un geste pour le secourir, s'il avait été en danger,—un seul geste,—ou qui, même, eût hésité à l'y enfoncer davantage, en protestant de l'impartialité du coup de sabot qu'il lui eût appliqué sur le péricrâne. Pas une femme, d'ailleurs, ce qui donnait à pressentir qu'on allait être un peu goujat. Il se vit épouvantablement seul et détesté.
Beauvivier se précipita.—Mon cher monsieur Marchenoir, dit-il, vous étiez attendu avec la plus dévorante impatience. Messieurs, voici notre nouveau leader.
Néanmoins, il n'usa pas son précieux pharynx en présentations superflues. Les bonzes de la publicité s'inclinèrent comme des épis, et l'infortuné dut subir le contact de plusieurs mains sordides qui se tendirent vers lui. Tout à coup, il se trouva flanqué du docteur Des Bois et de Dulaurier, en qui renaissait une estime sans bornes pour ce ressuscité d'entre les morts. Le lycanthrope, déjà énervé, n'entendit qu'à peine les gazouillements du premier, mais le second paya pour tout le monde. Sans même y penser, il lui serra la main d'une telle force que le poète sigisbée ne put retenir ce cri:—Ah! vous me faites mal!—Je vous étreins comme je vous aime! mon cher, lui répondit-il, en le fixant avec des yeux froids et clairs plus inquiétants que la colère. Dulaurier s'éloigna sous l'aile de Chérubin, comme un chien rossé, et Marchenoir, enfin tranquille, prit une cigarette, et, s'enfonçant dans un fauteuil, se mit à considérer silencieusement cette populace de la plume, qui remuait la langue en attendant qu'on annonçât la mangeaille.
LVIII
Il vit d'abord, non loin de lui, le roi des rois, l'Agamemnon littéraire, l'archi-célèbre, l'européen romancier, Gaston Chaudesaigues, recruteur d'argent inégalable et respecté. Seul, le gibbeux Ohnet lui dame le pion et ratisse plus d'argent encore. Mais l'auteur du Maître de Forges est un mastroquet heureux qui mélange l'eau crasseuse des bains publics à un semblant de vieille vinasse, pour le rafraîchissement des trois ou quatre millions de bourgeois centre gauche qui vont se soûler à son abreuvoir, et il n'est pas autrement considéré. Il est unanimement exclu du monde des lettres, ce dont il brait, parfois, dans la solitude. Sans son héroïque ami Chérubin des Bois, qui a naturellement du goût pour les millionnaires et qui lui ouvre ses bras quand on est seul, ce triomphateur serait tout à fait sans consolation.
Chaudesaigues nage, il est vrai, dans une moindre opulence. Cependant, il dépasse encore les plus cupides sommets littéraires de toute la hauteur d'un Himalaya. Il faut se représenter une façon de juif-auvergnat, né dans le midi, et compatriote de Mistral, un troubadour homme d'affaires, un Lampiste des Mille et une Nuits, qui n'aurait qu'à frotter pour que le génie apparût et l'ÉCLAIRÂT. On se rappelle l'énorme succès de son livre sur le duc de Morny, qui avait protégé ses débuts, auquel il devait tout, et dont il épousseta et retourna les vieilles culottes aux yeux d'un public avide qui couvrit d'or le révélateur.
Il est ce qu'on appelle, dans une langue peu noble, «une horrible tapette.» En 1870, il avait attaqué Gambetta, dont il raillait, le mieux qu'il pouvait, la honteuse dictature. Quand la France républicaine eut décidé de coucher avec ce gros homme, sa nature de porte-chandelle se mit à crier en lui et il fit négocier une réconciliation, s'engageant provisoirement à ne plus éditer le volume où le persiflage était consigné.
Un peu avant le 16 mai, il s'en va trouver le directeur du Correspondant, revue tout aristocratique et religieuse, comme chacun sait. Il offre un roman: Les Rois sans patrie. Le thème était celui-ci: Montrer la royauté si divine que, même en exil et dans l'indigence, les rois dépossédés ne parviennent pas à devenir de simples particuliers, qu'ils sont encore plus augustes qu'avant et que leur couronne repousse toute seule, comme des cheveux, sur leurs fronts sublimes, par-dessus le diadème de leurs vertus. On devine l'allégresse du Correspondant. Mais le 16 mai raté, Chaudesaigues change son prospectus, réalise exactement le contraire de ce qu'il avait annoncé, et transfère sa copie dans un journal républicain.
Toutefois, ce n'est pas un traître pur, un traître pour le plaisir, à l'instar de Beauvivier. Il lui faut de l'argent, voilà tout, un argent infini, non seulement pour satisfaire ses goûts orientaux de rôdeur nocturne, mais afin d'élever, dans une occidentale innocence, les enfants à profil de chameau et à toison d'astrakan, qui trahissent, par le plus complet retour au type, l'infamante origine de leur père.
On n'avait peut-être jamais vu, avant lui, une littérature aussi âprement boutiquière. Son récent livre, Sancho Pança sur les Pyrénées, conçu commercialement, en forme de guide cocasse, d'un débit universel, avec des réclames pour des auberges et des fictions d'étrangers sympathiques, est, au point de vue de l'art, une honte indicible.
Son talent, d'ailleurs, dont les médiocres ont fait tant de bruit, est, surtout, une incontestable dextérité de copiste et de démarqueur. Ce plagiaire, à la longue chevelure, paraît avoir été formé tout exprès pour démontrer expérimentalement notre profonde ignorance de la littérature étrangère. Armé d'un incroyable et confondant toupet, voilà quinze ans qu'il copie Dickens, outrageusement. Il l'écorche, il le dépèce, il le suce, il le râcle, il en fait des jus et des potages, sans que personne y trouve à reprendre, sans qu'on paraisse seulement s'en apercevoir.
Virtuose de conversation, à la manière fatigante des méridionaux dont il a l'accent, il se trouble aisément en la présence d'un monsieur froid, qui l'écoute en le regardant, sans rien exprimer. Ce don Juan équivoque manque de tenue devant la statue du Commandeur.
Justement, il pérorait avec deux de ses compatriotes, aussi peu capables l'un que l'autre de l'intimider, Raoul Denisme et Léonidas Rieupeyroux. Le premier, raté félibre et gluant chroniqueur, est généralement regardé comme un sous-Chaudesaigues, ce qui est une façon lucrative de n'être absolument rien. Mais le crédit du maître est si fort que le vomitif Denisme arrive, tout de même, à se faire digérer. Incapable d'écrire un livre, il dépose, un peu partout, les sécrétions de sa pensée. On redoute comme un espion ce croquant chauve et barbu, qui a dû, semble-t-il, payer de quelque superlative infamie son ruban rouge et dont la perfidie passe pour surprenante.
Quant à Léonidas Rieupeyroux, c'est un personnage vraiment divin, celui-là, capable de restituer le goût de la vie aux plus atrabilaires disciples de Schopenhauer. Il est grotesque comme on est poète, quand on se nomme Eschyle. Il a la folie de la Croix du Grotesque. Méridional, autant qu'on peut l'être en enfer, doué d'un accent à faire venir le diable, il rissole, du matin au soir, dans une vanité capable d'incendier le fond d'un puits.
Il est l'inventeur des paysans épiques. La vieille truie, connue sous le nom de Georges Sand, les faisait idylliques et sentimentaux. Marchenoir, élevé au milieu de ces lâches et cupides brutes, se demanda, en voyant gesticuler Léonidas, quel pouvait être le plus bête de ces deux auteurs. Il conclut, en ce sens, à la supériorité de l'homme.
La fécondité de celui-ci consiste à publier éternellement le même livre sous divers titres. C'est une finesse du Tarn-et-Garonne. Si, du moins, ses paysans se contentaient d'être épiques, mais ils sont civiques, bonté du ciel! Pendant des cent pages, ils gargouillent et dégobillent les rengaînes les plus savetées, les plus avachies, les plus jetées au coin de la borne, sur les Droits de l'homme et les devoirs du citoyen, sans préjudice de la fraternité des peuples.
Un des poètes contemporains les plus démarqués nomma, un jour, Rieupeyroux, le Tartufe du Danube, mot exact et spirituel dont plusieurs imbéciles ont voulu se faire honneur. C'est, en effet, un hypocrite véhément, espèce très peu rare dans le midi. Hypocrite de sentiments, hypocrite d'idées et faux pauvre, il appartient à cette catégorie d'odieux cafards, dont la besace est gonflée du pain des indigents qu'ils ont dépouillés en leur volant la pitié du riche.
Un jour, ce personnage alla trouver Chaudesaigues et quelques autres financiers de lettres, dont il savait l'ascendant chez un éditeur fameux. Lamentateur fastueux et grandiloque, il raconta que sa mère venait d'expirer et qu'il était sans argent pour la mettre en terre. En même temps, d'impayables arriérés tombaient sur lui. Qu'allait-il devenir avec sa femme et ses enfants? Certes, il ne demandait pas d'argent à ses confrères, mais enfin, on pouvait agir pour lui sur l'éditeur qui ne refuserait pas d'escompter son génie. Bref, on parvint à faire dégorger, sans escompte, deux ou trois mille francs, au capitaliste circonvenu. Jusqu'à présent, l'histoire est banale. Mais voici:
Quelque temps après, Léonidas se présente, seul, et dit à son créancier qui s'était flatté doucement d'être un donateur:
—Monsieur, je suis un honnête homme. Vous m'avez avancé de l'argent et je suis ennuyé de ne pouvoir vous le rendre. Je n'en dors plus. Eh! bien, je vous apporte un manuscrit étonnant. Payez-vous de ce que je vous dois en le publiant.
L'éditeur, déjà fourbu de son premier sacrifice, et que la seule idée d'imprimer, par surcroît, du Rieupeyroux, comblait de terreur, essaya vainement de protester et de fuir. Il tenta, sans succès, de se couler par les fentes, de grimper au mur, de s'obnubiler sous le paillasson. Il fallut absolument qu'il y passât. Cet honnête homme, insolvable, allait peut-être se pendre chez lui.
Ainsi fut édité l'étonnant volume où cet enfant du midi, informant tous les peuples de ses relations amicales avec Baudelaire, raconte avec candeur la mystification personnelle dont sa vanité d'autruche fut le prodigieux substrat et qu'il est seul, depuis vingt ans, à ne pas comprendre.
La saleté physique de Rieupeyroux est célèbre. C'est un citoyen oléagineux et habité. Il ignore l'eau des fleuves et la virginale rosée des cieux. Il promène sous l'azur une fleur de crasse, immarcessible comme la pureté des anges. Ses cheveux, qu'il porte encore plus longs que Chaudesaigues, et qui flottent sur l'aile des vents, fécondent l'espace à la plus imperceptible nutation de son chef. On ne l'approche qu'en tremblant, et les voleurs, dont il doit avoir tant de crainte, y regarderaient à beaucoup de fois avant de le détrousser.
Un autre trio, curieux et illustre, était celui formé par Hamilcar
Lécuyer, Andoche Sylvain et Gilles de Vaudoré, trois poètes romanciers.
Marchenoir savait par cœur son Lécuyer, qu'il avait, une fois, sanglé de la plus mémorable sorte. Ils s'étaient rencontrés, il y avait nombre d'années, chez Dulaurier, très humble alors, dont la petite chambre était un cénacle.
Cet africain, besogneux et hâbleur, mais rongé d'ambition, et qui méditait les rôles classiques de Catilina ou de Coriolan, aurait vendu sa mère à la criée, au carreau des Halles, pour attraper un peu de publicité. Cymbale sensuelle et ne vibrant qu'aux pulsations venues d'en bas, il était admirablement pourvu de tous les tréteaux intérieurs, par lesquels une âme élue de saltimbanque prélude, d'abord, au vacarme fracassant de la popularité.
Le moment venu, la cuve s'était débondée. Il en était sorti, comme d'un abcès monstrueux, des flots de sanie écarlate, des purulences recuites et granuleuses, de la bile d'assassin poltron et malchanceux, d'inexprimables moisissures coulantes et des excréments calcinés. Alors, on avait crié au prodige. Les redondances clichées et la frénésie piquée des vers de ses Chants sacrilèges avaient paru suffisamment eschyliennes à une génération sans littérature, qui n'a pas assez de langues dans sa gueule de bête pour lécher les pieds de ses histrions.
Prostitué publiquement à une comédienne cosmopolite, devenu lui-même acteur et jouant ses propres pièces en plein théâtre du boulevard, il avait fini par poser, sur sa tête crépue d'esclave nubien, une couronne fermée de crapule idéale et de transcendant cynisme, dont Marchenoir discerna, dès le premier jour, la fragilité et la basse fraude.
Réalité misérable! Ce bateleur n'est pas même un bateleur. Il n'y a pas en lui la virtualité d'un vrai sauteur, sincèrement épris de son balancier. Il suffit de gratter ce crâne fumant, pour voir jaillir, aussitôt, un romancier-feuilletonniste de vingtième ordre. C'est un bourgeois masqué d'art, très opiniâtre et très laborieux, mais aspirant à se retirer des affaires. La vile prose de son mariage avait éclairé bien des points obscurs, et la langue des vers de ce Capanée de louage—langue piteuse et pudibonde, jusque dans le paroxysme du blasphème,—trahit assez, pour un connaisseur, l'intime désintéressement professionnel du blasphémateur, qui n'a choisi le paillon de l'impiété que parce qu'il tire l'œil un peu plus qu'un autre et qu'il fait arriver un peu plus de ce désirable argent que le pur bourgeois recueillerait, avec sa langue, dans les boues vivantes d'un charnier!
Quelque considérable que fût, en réalité, la situation littéraire de ce négociant, l'équitable gloire n'avait pourtant pas frustré de sa mamelle Andoche Sylvain, le plus lu, peut-être, de tous les virtuoses assemblés chez le rédacteur en chef du Basile.
Celui-ci présente l'aspect d'un commissionnaire de gare congestionné, à la barbe épaisse et sale, au teint de viande crue et bleuâtre, à l'œil injecté et idiot, qu'on craindrait, à chaque minute, de voir rouler malproprement au milieu des colis qu'on lui aurait confiés en tremblant.
Le journal fameux où il renarde sa prose et même ses vers, lui doit, paraît-il, sa prospérité et double son tirage les jours où le nom du Coryphée rutile au sommaire. On lui doit, en effet, la création d'une chronique bicéphale, dont la puissance est inouïe sur l'employé de ministère et le voyageur de commerce. Alternativement, il pète et roucoule. D'une heure à l'autre, c'est la flûte de Pan ou le mirliton.
Son côté lyrique est fort apprécié des clercs de notaire et des étudiants en pharmacie qui copient, en secret, ses vers, pour en faire hommage à leur blanchisseuse. Mais son autre face est universellement baisée, comme une patène, par les dévots de la vieille tradition gauloise. Andoche Sylvain représente, pour tout dire, l'esprit gaulois. Il se recommande sans cesse de Rabelais, dont il croit avoir le génie, et qu'il pense renouveler en ressassant les odyssées du boyau culier et du grand côlon.
Cet écumeur de pots de chambre a trouvé, par là, le moyen de se conditionner une spécialité de patriotisme. De son castel d'Asnières, où ses travaux digestifs s'accomplissent à la satisfaction d'un peuple joyeux d'antiques rouleuses et de cabotins retraités, il sonne, à sa façon, la revanche de la vieille gaieté française et lâche de sonores défis au visage de l'étranger.
L'intelligente oligarchie républicaine a rémunéré ce champion d'une lucrative sinécure dans un ministère. Elle a même fini par le décorer, maladroitement, il est vrai. Il a été promu chevalier, comme bureaucrate et non comme poète, ce dont les journaux unanimes ont clamé toute une semaine,—offrant ainsi le spectacle inespérément ignoble d'un gouvernement de pirates réprimandé par une presse de coupeurs de bourses, pour n'avoir pas assez avili la littérature, en la personne incongrûment récompensée d'un accapareur de salaire, que tous les deux ont la prétention d'honorer.
Pour ce qui est de Vaudoré, c'est le plus heureux des hommes. Tout ce que la médiocrité de l'esprit, la parfaite absence du cœur et l'absolu scepticisme peuvent donner de félicité à un homme, lui fut octroyé.
On l'appelle, volontiers, l'un des maîtres du roman contemporain, par opposition à Ohnet, toujours envisagé comme point extrême des plus dégradantes comparaisons. Toutefois, il serait assez difficile de préciser la différence de leurs niveaux. Leur public est autre, sans doute. Mais ils disent les mêmes choses, dans la même langue, et sont équitablement payés d'un succès égal.
Seulement, Vaudoré l'emporte infiniment par les supériorités inaccessibles de son impudeur. Ce médiocre devina, du premier coup, son destin. Sans tâtonner une minute, il choisit la bâtardise et l'étalonnat. Telles sont les deux clefs par lesquelles il est entré dans son paradis actuel.
Aimé de ce grand aveugle de Flaubert qui crut, peut-être, à l'aurore d'un génie naissant, non-seulement il lui soutira une nouvelle fameuse, écrite entièrement de la main du vieil artiste et qui, signée du nom de Vaudoré, commença la réputation du jeune plagiaire, mais après la mort de Flaubert, il répandit par le monde que ce défunt l'avait engendré, n'hésitant pas à déshonorer sa propre mère, que Flaubert ne connut jamais. Au moyen de ces industries, il parvint à se remplir d'un atome vivifiant de la gloire du romancier le plus puissant sur les générations nouvelles, et il hérita de tout son crédit.
Un aussi démesuré triomphe ne suffisant pas encore à ce pédicule de grand homme, il inaugura le sport fructueux de l'étalonnat. Jusqu'à ce novateur, on s'était contenté de faire l'amour vertueusement ou paillardement, mais dans l'obscurité convenable aux salauderies préliminaires de la putréfaction. Quand on sortait de cette ombre, comme fit le marquis de Sade, c'était pour attenter délibérément à quelque loi d'équilibre primordial, en risquant sa vie ou sa liberté. Le pseudo-bâtard de Flaubert ignore ce genre de grandeur, comme il ignore tous les autres. Il a simplement imaginé de forniquer, de temps en temps, par devant expert, pour obtenir un renom d'écrivain viril et subjuguer la curiosité des femmes. Remarquablement doué, paraît-il, ce romancier ityphallique a colligé les suffrages des arbitres les plus rigides, et les princesses russes les plus retroussées sont accourues, déferlantes et pâmées, du fond des steppes, jusqu'à ses pieds, pour lui apporter la saumure de tout l'Orient …
Les confrères, quoique pénétrés de respect pour l'énormité du succès, le nomment entre eux, volontiers, le tringlot de la littérature. Telle est, en vérité, la physionomie précise du personnage et tel son degré de distinction. C'est un sous-officier du train et même un sous-off. Petit, trapu, teint rouge et poil châtain, il porte la moustache et la mouche et a des diamants à sa chemise. C'est le traditionnel bellâtre de garnison qui affole les caboulotières et qui ne parvient pas à se remettre de son effronté bonheur. Un désir infini d'être cru parisien jusqu'au bout des ongles est la soif cachée de cet indécrottable provincial.
Étonnamment dénué d'esprit et de toute compréhension de l'esprit des autres, il est impossible de rencontrer un être plus incapable d'exprimer un semblant d'idée, ou d'articuler un seul traître mot sur quoi que ce soit, en dehors de son éternel préoccupation bordelière. La parfaite stupidité de ce jouisseur est surtout manifestée par des yeux de vache ahurie ou de chien qui pisse, à demi noyés sous la paupière supérieure et qui vous regardent avec cette impertinence idiote que ne paierait pas un million de claques.
Ce n'est pas lui qui s'exténuera jamais pour tenter de faire un beau livre, ou pour écrire seulement une bonne page!—Je ne tiens qu'à l'argent, dit-il, sans se gêner, parce que l'argent me permet de m'amuser. Les artistes consciencieux sont des imbéciles.
En conséquence, il est admiré de la juiverie parisienne, qui le reçoit avec honneur, ce dont il crève de jubilation. Quand il est invité chez Rothschild, le tringlot en informe, quinze jours, la terre entière. C'est à cette école, sans aucun doute, qu'il a puisé la science des affaires. On l'a vu, à Étretat, vendant des terrains à des confrères qu'il savait gênés, pour les racheter ensuite, à vil prix.
Sa vanité, d'ailleurs, est à son image. Son hôtel de l'avenue de Villiers est d'une esthétique mobilière de dentiste suédois ou de concierge d'hippodrome. Que penser, par exemple, de portières de soie bleu-ciel, rehaussées de broderies d'or orientales, d'un divan de même style, d'un traîneau hollandais en bois sculpté, faisant l'office de chaise longue et capitonné de bleu clair, enfin, d'une immense peau d'ours blanc sur des tapis de Caramanie, probablement achetés au Louvre?—C'est l'appartement d'un souteneur Caraïbe, disait un observateur exact. On aime à croire que c'est en ce lieu qu'il a écrit cette fameuse autobiographie d'un cynisme si inconscient,—que Falstaff n'aurait pas osé signer,—où il s'offre en exemple à tous les maquereaux inexpérimentés qui pourraient avoir besoin de lisières.
Dulaurier, apparemment consolé de la poignée de main de Marchenoir, s'était approché de ces trois glorieux. Cela faisait en tout quatre glorieux, dont trois «jeunes maîtres,» car Sylvain commence à se décatir. La sympathie de cette flûte devait naturellement aller à ces tambours.
Il est vrai que Dulaurier a, en commun avec Gilles de Vaudoré, l'inestimable faveur de tous les ghettos et de toutes les judengasses. Il venait justement de publier, sous le titre amorphe de Péché d'amour, un recueil de centons moraux et psychologiques ramassés partout, qu'il avait dédié à une renarde juive, dont Samson lui-même aurait renoncé à incendier l'arrière-train et dont il portait les bagages par toute l'Europe,—quémandeur dolent d'une infatigable cruelle qui lui faisait expier l'atroce meconium de ses déprécations amoureuses par le plus géographique des châtiments éternels!
LIX
Marchenoir aurait bien voulu pouvoir s'en aller. Il prévoyait trop les abominables heures qu'il allait passer.—Quel amas de voyous! se disait-il consterné. Il va falloir pourtant que je me mêle à tout ça, que je parle, que je mange aussi, que je fasse une trouée dans le dégoût dont ma bouche est pleine, pour y enfourner les aliments qu'on va m'offrir!
Il vit avec désespoir qu'il n'y avait pas devant lui un seul être, avec lequel il pût échanger trois paroles sans laisser éclater son mépris.
Un tel merle blanc n'était, certes pas, ce normalien blondasse et barbu, l'homme à l'œil qui verse, l'augural vicomte Nestor de Tinville, le doctrinaire épicurien de la grande presse, qui s'étalait là. On peut défier de mettre la main sur un cuistre plus exaspérant. Il est, à l'heure actuelle, un des types les plus accomplis de cette intolérable ventrée de journalistes oraculaires dont Prévost-Paradol fut le prototype.
Rien ne saurait s'accomplir dans le monde sans la volonté de Dieu, mais sous la réserve des considérants préalables du noble vicomte. Il est le vrai sage, affermi sur une expérience de granit, par conséquent, dispensé de toute invention, de tout style, et même de toute écriture. Il a pour lui la sagesse, rien que la sagesse. Il est celui qu'on ne trompe pas. La sagesse est son grand ressort. Si vous lui refusez la sagesse, vous l'assassinez. Quand les filandiers vulgaires ont pâli longtemps sur un écheveau, il laisse tomber, sereinement, une lourde sentence et tout se débrouille. Il ne reste plus qu'à débobiner la lumière.
Il a,—comme tous les sages, d'ailleurs,—un respect infini pour la richesse et pour les riches, sans exception. La richesse est, à ses yeux, un criterium de justice, de vertu, d'aristocratie,—peut-être aussi de virginité, car il parle souvent de virginité, sans qu'on sache pourquoi ce vocable lui est si cher.
Il prononce que le premier devoir du riche est «d'aimer le luxe», et que les crevants de misère, au lieu d'envier les gens qui s'amusent, les devraient bénir. «Que m'importe?—écrivait-il, à propos d'un roman naturaliste racontant les angoisses d'un malheureux expirant de faim,—j'ai une si bonne cuisinière!»
La solennité stérile, la morgue constipée, la dureté basse de ce mulet de la chronique, avaient le don d'irriter au plus haut degré Marchenoir. Puis, il savait l'effarante ignominie de sa vie privée et la honte, à faire beugler, de son mariage avec la veuve défoncée d'un homme de lettres ultra-débonnaire, qui l'avait admis en troisième dans son propre lit conjugal.
—Ne pourriez-vous, dit-il à Beauvivier qui vint à passer, me faire dîner sur une petite table séparée, ou m'envoyer simplement à la cuisine? Je vous assure que je ferais de bon cœur la connaissance de vos domestiques.
—Mes convives vous dégoûtent donc terriblement? Vous êtes un fauve bien délicat! C'est pourtant le dessus du panier qu'on vous offre!… Mais, voyons, vous m'y faites penser. À côté de qui voulez-vous que je vous place, ou plutôt, à côté de qui tenez-vous absolument à n'être pas? Vous m'aurez déjà à votre gauche. Mon voisinage vous répugne-t-il? Non. Qui mettrai-je maintenant à votre droite? Parlez, il est encore temps.
D'un regard circulaire, Marchenoir tria la chambrée.
—Placez-moi donc à côté de ce loucheur, répondit-il, en désignant Octave Loriot dans la profondeur d'un groupe. Celui-là, du moins, n'est qu'un imbécile.
Octave Loriot n'est, en effet, qu'un imbécile. Les analyses de la critique la plus attentive n'ont pu dégager un autre élément de la pulpe cérébrale de ce romancier pour dames. Il cuisine loyalement son petit navet au macaroni, selon les inusables formules d'Octave Feuillet, de Jules Sandeau, de Pontmartin ou de Charles de Bernard. Quelques-uns prétendent abusivement qu'il procède du Maître de Forges. Il est bien trop anémique et frêle, pour qu'on le compare à ce Crotoniate, à cet Hercule Farnèse, à ce Colosse Rhodien de l'imbécillité française. Il en est à peine le Narcisse et n'aurait pas même l'énergie de se noyer dans son image.
Mais voilà justement ce qui le rend si précieux aux sentimentales âmes dont il encourage les transports,—sans obérer son propre cœur. Car il ne se risque pas au hasardeux négoce des grandes passions. Il borne ses vœux à l'humble trafic des émollients et des préservatifs. C'est un modeste bandagiste pour les hernies inguinales ou scrotales de l'amour.
Il continue donc la série des romanciers de confiance de la société correcte, pour laquelle Chaudesaigues a trop d'originalité, Vaudoré trop de sentiment, et le bélître Ohnet trop de profondeur. Dulaurier, seul, pourrait lui porter ombrage. Mais l'auteur de Péché d'amour est un poulain de trop peu de manège, dont on n'est pas encore assez sûr. Demain, peut-être, il va tout casser, tandis qu'on est bien tranquille avec cette honnête rosse, qui n'a jamais renaclé, et qu'un strabisme, heureusement convergent, permet de gouverner sans œillières.
En conséquence, les personnes vertueuses qu'il a pudiquement lubrifiées de son imagination, pendant leur vie, se souviennent de lui à l'heure de la mort et le consignent dans leur testament. L'heureux Loriot est le seul romancier qui couche dans des châteaux légués par l'admiration.
Le groupe, dont ce propriétaire faisait partie, se massait respectueusement autour de Valérien Denizot, l'officier à monocle de la cavalerie légère du journalisme. Sacré homme de lettres par Dumas fils, le grand archonte, et vraisemblablement né pour autre chose, Denizot est le plus universel raté de son siècle. Raté de la poésie, raté du roman, raté du théâtre, raté de la politique, raté même de l'amour, ayant été cocufié à Lesbos,—ce qui est un cocuage sans espérance.
On ne connaît, à Paris, que le seul Bergerat qui puisse lui être comparé comme manant de l'écritoire. Encore, Bergerat fut-il vernissé de littérature par son beau-père, Théophile Gautier, dont la voluptueuse bedaine avait des entrailles pour ce fils de prêtre.
Denizot, lui, se passe très bien de littérature. Il est un manant sans mélange, un goujat complet,—à table surtout, quand il boit du vin du Rhin pour se donner l'air d'un burgrave. Les femmes sont obligées, alors, de prendre la fuite. Ce vieux gavroche n'a jamais soupçonné qu'il pût exister autre chose que des filles ou des brelandiers, car il est prince du tripot, comme il est roi de la basse blague, ayant été rétribué de ses services de spadassin de plume et de ses fonctions de torcheur privé de Waldeck-Rousseau,—dont il eut le génie de déshonorer un peu plus le ministère,—par un diplôme de chevalerie et le juteux octroi d'une cagnotte.
L'esprit de mots tant vanté de Valérien Denizot est puisé à une source difficilement tarissable. Il possède une bibliothèque Alexandrine de calembredaines, d'anas, de recueils grivois, de compilations burlesques. C'est à n'en jamais voir la fin. Il ne tient qu'à lui d'être, cent ans encore, «le plus spirituel de nos chroniqueurs.»
Par malheur, il se doute un peu de son néant et cela l'enrage contre l'univers. Personne n'est absous de son impuissance. S'il avait un sou de talent au service de sa désespérée fureur de raté, nul n'échapperait au venin de ses abominables crocs,—à l'exception, peut-être, de quelques turfistes à poigne, accoutumés à rosser des bêtes plus nobles, mais fort capables, après le Champagne, de déroger jusqu'à son calottable visage.
Probablement fatigué de se porter lui-même, il s'appuyait sur son digne confrère, Adolphe Busard, connu dans tous les théâtres sous le sobriquet significatif de Mimi-Vieux-Chien. Ce vieux chien a les allures et la physionomie d'un officier de cavalerie, supérieur en grade à Denizot, mais d'une arme plus lourde.
C'est un bonapartiste obséquieux et rêche, plagiaire plein d'impudence, très puissant au Basile et maître chanteur. Une vieille pratique, s'il en fût, et du meilleur temps! On assure que Napoléon III a payé plusieurs fois ses dettes. Hélas! le pauvre sire aurait mieux fait de venir en aide à quelques nobles artistes dédaignés, qui l'eussent efficacement protégé de leur encre ou de leur sang, contre la hideuse vermine qui le dévora.
Le sang de Busard, si cette matière coulante existe en lui, est un trésor dont il paraît singulièrement avare. Quant à son encre, il l'utilise exclusivement, à faire, en littérature, des travaux d'expéditionnaire. Son zèle de copiste est infatigable. Une de ses prétentions les plus chères est de passer pour un historien littéraire, pour un bibliophile savant et documenté. Naturellement, il est molièriste, comme il convient à tout esprit bas. Jules Vallès est probablement le seul gredin qui ait méprisé Molière. Il est vrai que Vallès était un gredin de talent.
Busard se contente de démarquer le talent des autres ou, plus simplement, de les dépouiller en bloc, sans discernement et sans choix, car il est incapable même d'apercevoir le talent. On se rappelle cet important, ce définitif travail, tant annoncé, sur Villon, sur sa vie et son temps, renforcé de pièces inédites et de toutes les herbes de la Saint-Jean de l'érudition. À l'examen, il se trouva que la chose avait été copiée, intégralement, dans le Journal des Chartes. Le véritable auteur détroussé, qui avait encore sa montre, par grand bonheur, jugea enfin que l'heure était venue de se montrer et de protester. Il fit donc paraître ses notes et Busard, démoli, s'immergea dans un silence malheureusement bien court.
Ce qui le tire de pair, absolument, c'est le chantage. Les statistiques les plus exactes ont établi l'énorme supériorité numérique de sa clientèle d'écorchés. Wolff excepté, aucun journaliste ne peut se flatter d'une aussi grande puissance d'attraction sur les écus. Ces deux aruspices distribuent la justice, comme Danaé décernait l'amour. Ils sont virginaux et incorruptibles, juste aussi longtemps que cette éventrée de Jupiter. Il est vrai qu'Albert Wolff rançonne la terre et que Busard, moins équipé, opère surtout au théâtre, où il impose jusqu'à ses maîtresses. Mais sur ce marché, il est sans égal.
Et Dieu sait, pourtant, si Germain Gâteau, l'ancêtre du groupe Denizot, est un novice en cet art fructueux de s'engraisser du labeur d'autrui! Ce Géronte visqueux et blanchâtre, au teint de mastic couperosé, est un sous-Wolff et s'en félicite. Hebdomadairement, il foire au Basile le tapioca d'une bibliographie gélatineuse et moléculaire, dont se pourlèche l'abonné sérieux. C'est lui qui est chargé d'informer deux cent mille lecteurs du mouvement intellectuel de la France contemporaine.
À ce titre, il est une des grosses influences du Paris actuel, et d'interminables théories de débutants implorateurs viennent déposer à ses pieds les fruits imprimés de leurs veilles. Mais une longue pratique du négoce a blindé son cœur contre les sollicitations éplorées des Malfilâtres, et les larmes d'argent sont seules admises à rouler sur le drap funèbre de son impartialité. Ce thaumaturge a découvert des filons d'or dans les poches percées de la littérature. Il est le Péruvien du compte-rendu sympathique et le carrier philosophal des transmutations de la Réclame.
Marchenoir, voué, par nature, à l'observation des hideurs sociales, n'avait jamais pu se remettre de l'ahurissement que lui avait causé le premier aspect de cet individu, qu'il avait pu rêver dégoûtant, mais non pas de ce genre ni de ce degré de dégoûtation. Il avait beau se pincer, se crier à ses propres oreilles, se traiter de triple niais, il n'en revenait pas qu'un intendant de la renommée, un être qui tient sous clef, pour le distribuer comme bon lui semble, le pain des artistes dont il serait indigne de décrotter la chaussure,—en lui supposant même la beauté d'un Dieu,—eût précisément l'ignoble physionomie de Germain Gâteau!
C'est la forme sensible que prendrait nécessairement la Vulgarité, si elle venait à s'incarner pour la rédemption des captifs de la Poésie, c'est une Méduse de vulgarité! Il y a du notaire de campagne usurier et du vieux garçon de tripot, du marchand de soupe de vingtième ordre et du concierge de la place Pigalle, qui a vendu sa fille au capitaine retraité de l'entresol. Il y a, surtout, du laquais insolent et voleur, toléré par des maîtres à peine moins vils, dont il aurait surpris les secrets fangeux. La savate,—déjà levée,—retombe aussitôt devant cette face décourageante où l'abjection sans mesure s'amalgame visiblement à une imbécillité, qu'on est forcé de conjecturer insondable.
À droite et à gauche de ces chefs, Marchenoir apercevait quelques jeunes thuriféraires en travail d'extase: Hilaire Dupoignet, Jules Dutrou, Chlodomir Desneux, Félix Champignolle et Hippolyte Maubec,—têtards de journalistes-pirates et de romanciers sans génie, fleurs écloses du crottin des vieux, dans les balayures saliveuses du boulevard, et qu'il faut craindre de grandir, en se donnant la peine de les mépriser.
Hilaire Dupoignet est un héros flûtencul de la guerre du Tonkin, où il se signala comme infirmier. Les troupiers l'avaient surnommé Cinq contre un, à cause d'une habitude honteuse qu'il se hâta de révéler à ses contemporains dans un roman autobiographique d'une invraisemblable fétidité. Il l'écrivit à son retour, de cette même main qui avait rendu de si grands services et se couvrit ainsi d'une gloire nouvelle, que les qualités de son esprit n'avaient pas promises, mais que la vilenie de son âme lui fit obtenir d'emblée.
Ce masturbateur a pour spécialité d'attaquer les gens qui ne peuvent pas se défendre. Il fit cette prouesse d'envoyer au frère Philippe le premier exemplaire de son punais roman, où le public est informé que les frères de la Doctrine chrétienne furent institués à l'unique fin de pourrir l'enfance.
Lâche évident, chourineur probable, empoisonneur par principes, mais incendiaire frigide, il offre à l'observateur la lividité sébacée d'un homme sur le visage duquel on aurait pris l'habitude de pisser …
Jules Dutrou, le moins jeune de ces têtards, donne l'idée d'une vipère qui serait devenue renard, tout exprès pour succomber aux atteintes d'une inexorable alopécie. Ce croûte-levé s'est fait journaliste pour avoir des femmes, malgré sa pelade et sa calvitie. Il chroniquaille dans une feuille de boulevard renommée pour le néant exceptionnel de ses virtuoses, et distribue sur l'asphalte des sourires à ressort et de dangereuses pressions de sa main suspecte.
Sa voix est celle d'un châtré de naissance, qui n'a jamais eu besoin d'aucune chirurgie pour devenir chanteur et qui porte ses cisailles dans son cerveau.
Dutrou se juge écrivain et parle quelquefois avec un équitable mépris des «voyous de lettres.»
Un jour, quelqu'un nomma Chlodomir Desneux à un romancier célèbre. Il s'agissait d'obtenir de ce chef d'école, tout puissant alors au Voltaire, qu'il y poussât le débutant rongé de misère, disait-on, et intéressant à tous les points de vue.
Le maître se laissa toucher et parvint à imposer au directeur du Voltaire un roman de Chlodomir. Celui-ci soutire aussitôt une somme, décampe avec son manuscrit, le publie ailleurs, devient l'ami d'Arthur Meyer qui lui confie une magistrature, et, à la première occasion, il traîne son protecteur dans les ruisseaux.
Ce Mérovingien est une créature de Dulaurier, qui ne parla jamais de lui donner d'argent, mais qui le pilota de son expérience, et l'instruisit à devenir le semblant de quelque chose.
La force de Chlodomir Desneux est, peut-être, dans son sourire. Un sourire affreux qui lui déchausse les gencives et fait apparaître les dents d'un loup. Mais c'est un brave loup très éduqué qui rentre ses crocs, au surgissement le plus lointain d'une trique possible.
Il est aisément reconnaissable à ses redingotes de clergyman, boutonnées de pastilles de réglisse, et à ses faux gilets lacés dans le dos, en velours olive de vieux fauteuil,—ces derniers servilement copiés de Lécuyer, dont le dandysme de haut souteneur l'a fortement imprégné.
Il a ceci de commun avec Denizot, qu'il ferait, en temps de terreur, un délicieux proconsul de la guillotine. Tant qu'ils pourraient, l'un et l'autre de ces deux envieux couperaient des têtes pour se venger d'avoir été d'heureux impuissants.
Marchenoir n'avait pas à craindre que Félix Champignolle s'approchât de lui. Ce jeune bandit, à figure d'équivoque larbin, était trop prudent pour se mettre à portée d'une main dont il savait la vigueur. Il n'ignorait pas que Marchenoir avait été l'ami d'un pauvre diable d'homme de lettres dont lui, Champignolle, avait procuré la mort tragique, en le faisant tomber dans le guet-apens d'un duel, et, même, il avait été sur le point de prendre congé, sous un prétexte quelconque, en voyant entrer le désespéré. Mais on eût trop compris le vrai motif de cette départie, et la politique le contraignit à rester. Quant à Marchenoir, il n'eut pas trop de toute son énergie pour se tenir tranquille, en attendant une occasion meilleure. Quelle danse, alors!
Champignolle est un personnage des plus remarquables, en ce sens qu'il a l'air d'un parfait scélérat, au milieu d'une bande de coupe-jarrets que sa présence fait ressembler à d'inoffensifs bourgeois. À l'exception d'un acte courageux ou spirituel, on peut dire qu'il est absolument capable de tout. Son effronterie est sans exemple et sans précédent. Il est le seul homme de lettres ayant osé publier un livre plagié de tout le monde, à peu près sans exception, et fabriqué de coupures dérobées aux livres les plus connus, sans autre changement que l'indispensable soudure d'adaptation à son sujet. On s'étonne même que cette audace ait eu des bornes et qu'il n'ait pas donné, comme de lui, le Lac de Lamartine ou l'une des Diaboliques de Barbey d'Aurevilly. Mais il est facile de concevoir les résultats esthétiques d'une telle méthode.
La personne d'un chenapan de cet acabit ne serait pas tolérée, un quart de minute, dans une société de voleurs de grand chemin, où subsisterait quelque regain de virile solidarité. La société des lettres l'accepte, néanmoins, avec honneur et se serre, volontiers, pour le mettre à l'aise. Il est offert en exemple à l'émulation des jeunes, qui convoitent sa dextérité et naviguent en cohue dans son sillage.
Sa force est, d'ailleurs, attestée par les précautions qu'on est obligé de prendre pour le recevoir. Non seulement, il est conseillé de cacher soigneusement tous les papiers de quelque importance, mais il faut encore surveiller les mains agiles du visiteur, aussi longtemps qu'il stationne dans un endroit où quelque chose est à prendre.
Champfort recommandait aux ambitieux d'avaler un crapaud tous les matins, avant de sortir, pour se faire la bouche. Champignolle a trouvé mieux. Il a passé le matin de sa vie à solliciter les coups de pieds au derrière de tous les passants, dont la botte pouvait utilement retentir, et quand il ne les obtenait pas, il inventait le moyen de les carotter.
On peut donc tout prédire à un aventurier d'un tel caractère. Les journaux ont raconté la touchante cérémonie de son mariage avec une jeune amie de Madame Valtesse … Où n'ira-t-il pas, désormais, ce jeune vainqueur, qui commençait hier, à peine, en se glissant, comme une punaise, par les fentes des parquets et pour qui, bientôt, aucun portail, aucun arc de triomphe ne s'élèvera suffisamment au-dessus du sol?
Enfin, Hippolyte Maubec, premier reporter de Paris, ainsi qu'il se qualifie lui-même. Il passe, du moins, pour l'un des meilleurs flairs et des plus tenaces à la piste, parmi tous ces chiens du journalisme dont l'héroïque emploi consiste à réaliser, dans la vie privée des contemporains illustres, les manœuvres décriées que la loi martiale rétribue d'une demi-douzaine de balles aux alentours présumés du cœur. Ce métier demande, avant tout, du front et de l'estomac. Quant à l'esprit, il en faut tout juste assez pour voir, à temps, monter la moutarde dans le nez d'autrui, ou pour accueillir les coups de bottes des exaspérés, avec le sourire d'un gladiateur de l'information.
Cependant, cette place enviée n'arrivant pas à combler ses vœux, Hippolyte Maubec s'improvisa moraliste consultant au journal fameux dont s'imprègnent les républicains honnêtes, où il s'arrange,—malgré le voisinage de Sarcey,—pour être la plus laide chenille de cette feuille de mauvais figuier qui rend un peu plus visibles les parties honteuses de notre histoire contemporaine.
Il est doué d'une espèce de figure syphilitique et foraminée, aux glandes cutanées perpétuellement juteuses. C'est précisément le contraire de son croûteux et feuilleté confrère, Jules Dutrou, dont la lèpre est sèche. Quand l'humeur liquide menace de s'indurer, il presse délicatement les pustules réfractaires au suintement et fait jaillir son ordure. Malheur à qui se trouve, alors, devant son abominable gueule!
N'importe. Les boutiquiers et les commis-voyageurs, qui lisent assidûment son journal, lui adressent force épîtres anxieuses, auxquelles il répond, publiquement, avec un zèle patriotique à peine surpassé par le ridicule inouï de son ton d'augure, car ce vénéneux est pour la vertu et ce hanteur de tripots pour la probité.
Redouté comme une mouche de pestilence et rempli de charbonneuses notions sur la conjecturale moralité des uns et des autres, on lui abandonne sans discussion toute l'autorité qu'il veut prendre, et le drôle immonde en profite pour organiser, à son usage, une sorte de royauté de l'espionnage et de l'intimidation. Il donne ainsi des mots d'ordre à la presse entière, organise le scandale, décrète le bruit, promulgue le silence et, aussi savant délateur que redouté complice, fait tout trembler de son omnipotente ignobilité.
Et c'est une juste royauté, une trois fois légitime primatie, nul,—pas même Albert Wolff et Valérien Denizot!—n'étant plus bas, plus fangeusement coté, plus dénué de talent, plus invulnérable à un sentiment d'ordre élevé, plus impossible à calomnier!
LX
—Est-ce bien tout? se dit Marchenoir, en achevant ce dénombrement. Les quelques comparses que j'entrevois encore, ne me paraissent pas être du bâtiment. Ils ne sont là que pour faire nombre et pour l'exultation de la vanité parvenue de Beauvivier. Quand je pense que voilà pourtant les nourriciers de l'intelligence! Ils sont presque tous décorés. Dieu me soit en aide! Nous allons avoir la Table ronde! Que vais-je devenir au milieu de ces chevaliers?
Sur cette réflexion, une tristesse immense lui vint et un découragement sans bornes. Il éprouva, plus atrocement que jamais, son impuissance. Privé du ressort de la richesse, amoureux de toutes les grandeurs conspuées, et seul contre tous! Quel destin!
Ah! s'il se fût agi simplement d'un combat physique, en pleine caverne, il se sentait une vaillance à les défier et à les massacrer tous. Au moins, il aurait la consolation de leur faire acheter sa peau terriblement cher! Cette idée vaine le transportait. Il se fût présenté en chevalier errant, sans bannière et sans écu, devant ces hauts barons patentés de la ripaille et du brigandage. Il les eût affrontés au nom de la Vierge et des saints Anges, pour l'honneur de la Beauté qu'ils ont reniée et pour la vengeance du faible dont ils sont les massacreurs. Expirer sous la multitude des canailles, il le faudrait bien, mais il expirerait dans la pourpre d'un tapis de sang!
Au lieu de cette mort superbe, il fallait compter sur l'ignoble et interminable agonie moderne de l'artiste pauvre qui ne veut pas se déshonorer. La Misère, l'Aristocratie de l'esprit et l'Indépendance du cœur,—ces trois fées épouvantables qui l'avaient baisé dans son berceau,—avaient marqué, pour lui, la prédilection de leurs entrailles de bronze, par un luxe peu ordinaire de tous les dons de naissance qu'elles prodiguent à leurs favoris. Le pauvre Marchenoir était de ces hommes dont toute la politique est d'offrir leur vie, et que leur fringale d'absolu, dans une société sans héroïsme, condamne, d'avance, à être perpétuellement vaincus. Le courage le plus divin n'y peut rien faire. Le sublime Gauthier Sans-Avoir serait aujourd'hui prestement coffré, et c'était déjà fièrement beau que l'inséductible pamphlétaire n'eût pas été, jusqu'alors, incarcéré dans un cabanon!
Il vit, dans une clarté désolante, l'insuffisance inouïe de son effort, et la terrifiante inutilité de sa parole dans un monde si réfractaire à toute vérité. Il lui sembla qu'il était sur une planète défunte et sans atmosphère, semblable à la silencieuse lune, où les plus tonitruantes clameurs ne feraient pas le bruit d'un atome et ne pourraient être devinées que par l'inaudible remuement des lèvres …
Sa collaboration au Basile était décidément une chimère, un rêve insensé, qui ne tiendrait pas trois jours devant le préjugé commercial de ne rien changer à l'ordinaire des gargotes intellectuelles où le public moderne est accoutumé à s'empiffrer. D'ailleurs, sa solitude introublée au fond du salon, où tout le monde l'avait laissé fort tranquille, immédiatement après l'effusion postiche du premier instant, lui montrait assez les abîmes séparateurs qu'aucune considération n'aurait pu le déterminer à franchir, pour descendre confraternellement jusqu'à ces asticots de l'intelligence.
Il remarquait, depuis un instant, l'impatience hautement exprimée de quelques-uns et l'inquiétude manifeste de tous. On attendait un dernier convive pour se mettre à table et il fallait que celui-là fût considérable, à en juger par l'anxieuse perplexité de l'amphitryon.
La porte s'ouvrit enfin et Marchenoir vit apparaître celui devant qui tout journaliste s'efface, le folliculaire infini, le très haut Minos de l'enfer des lettres, le sultan sublime de la critique théâtrale, l'indéfectible Manitou du Sens commun, Mérovée Beauclerc!
—Rien ne me sera donc épargné! gémit en lui-même le solitaire accablé. Je l'avais oublié, celui-là. Si j'avais pu prévoir sa venue, Beauvivier ne m'aurait pas facilement embauché pour sa gamelle. Maintenant, me voilà pris au traquenard de cet infernal dîner et je suis bien forcé de prendre patience. Mais, tonnerre de Dieu, qu'on ne m'embête pas!
Mérovée Beauclerc est un normalien comme Tinville, comme Prévost-Paradol, comme Taine, comme About, dont il fut l'intime. Il appartient à l'illustre fournée de ces pédants universitaires à qui la France est redevable de la seule turpitude que les doctrinaires et les républicains lui eussent laissé à désirer: l'optimisme suprême du pion de fortune. Seulement, Mérovée Beauclerc les surpasse tous. Il est le pion sérénissime, inaltérable, absolu.
On ne voit à lui comparer qu'Ernest Renan. C'est l'unique parangon que le destin lui ait suscité. L'auteur de la Vie de Jésus est, en effet, une outre de félicité parfaite. Gonflé des dons de la fortune qui ne s'interrompit jamais de le remplir, il offre à l'observation le cas exceptionnel d'une hydropisie de bonheur. Réputé grand écrivain sans avoir jamais écrit autrement que le premier cuistre venu, renommé philosophe pour avoir ressassé de centenaires dubitations et critique vanté dans tous les conciles du mensonge,—on l'adore dans les salons et on le sert à genoux dans les antichambres. Il est le Dieu des esprits lâches, le souverain Seigneur des âmes naturellement esclaves, et le psychologue Dulaurier se liquéfie devant ce soleil du dilettantisme, dont il raconte la «sensibilité.» Si l'histoire du XIXe siècle est jamais écrite, ce mot inouï sera recueilli comme une gemme documentaire d'un inestimable prix. On s'en contentera pour nous juger tous, hélas! Mais, qu'importe cet avenir à l'heureux Bouddha du Collège de France dont le ventre plein de délices est caressé par de tels Éliacins?
Mérovée Beauclerc est à peine un peu moins léché que cette idole. Immédiatement au-dessous d'elle, il est le plus démesuré parmi nos pontifes. Ce serait le méconnaître, néanmoins, de s'informer d'une œuvre quelconque sortie de lui. Beauclerc n'est ni poète, ni romancier, ni même critique. Il n'est pas davantage historien ou philosophe, et n'a jamais fait un livre ou quoi que ce fût qui y ressemblât. Il est le Pion, sans épithète, le Pion du siècle, le moniteur et le répétiteur de la conquérante médiocrité.
Quelques-uns l'ont inexactement dénommé, «le Bon Sens fait homme,» ce qui impliquerait une altitude de raison, outrageante pour ses contemporains et démentie par l'universelle popularité dont il pâture, depuis vingt ans, le trèfle magique, aux plus bas endroits de toutes les plaines. C'est le Sens commun qu'il faut dire, si l'on tient à supposer une incarnation.
À la réserve d'Albert Wolff,—qui manquait inexplicablement à ce patibulaire congrès,—il est le seul exemple d'un homme ayant réussi à confisquer une influence à peu près illimitée, sans avoir jamais rien fait qui pût servir de prétexte à l'usurpation de son trépied. Les oracles subalternes, mentionnés plus haut, sont beaucoup moins étonnants. D'abord, leur crédit est moindre et presque nul, en comparaison du sien. Puis, ils ont l'air d'avoir tiré quelque chose de leurs intestins. Les Dulaurier, les Sylvain, les Chaudesaigues, les Vaudoré, les Tinville même, ont au moins la configuration extérieure de probables individus. Ils paraissent avoir écrit, et le public abruti, qui les adore, pourrait justifier la bave de son culte, en désignant les fantômes de livres signés de leurs noms.
Beauclerc ne possède absolument rien que le sens commun, où il passe pour n'avoir jamais eu d'égal, et il ne serait rien du tout, s'il n'était le premier des pions. Mais c'est assez, paraît-il, pour la dictature des intelligences. Nestor de Tinville, avec toute sa sagesse, en est écrasé. C'est que Mérovée n'a besoin d'aucune morgue, ni d'aucune solennité pour accréditer sa parole. Il est tellement arrivé, qu'il lui suffit de se montrer et d'ânonner n'importe quoi, pour que l'allégresse éclate.
Dans les conférences publiques, qui ont si démesurément agrandi sa gloire, c'est une espèce de prodige, non constaté jusqu'à lui, que le néant du rabâchage qu'on vient applaudir! Ce fait paradoxal et confondant pour des étrangers inavertis de notre effroyable dégradation, est tellement inouï qu'on ne peut le mentionner exactement sans avoir l'air d'un calomniateur. Le sens commun, dont la nature est d'étendre des tapis sous les pieds des foules, a ce privilège mythologique de devenir toujours plus fort en s'abaissant et de ramasser par terre ses victoires. Depuis qu'il existe, Beauclerc s'est rapetissé et abaissé, avec une constance de volonté qui eût suffi à un autre homme pour s'envoler par dessus les astres, et il est parvenu si bas, qu'il a l'air de s'y perdre comme au fond des cieux. Il plane à rebours, du rez-de-chaussée de l'abîme, et sa force attractive est identique à la loi de gravitation. C'est sa proie qui fond sur lui. Il n'a qu'à s'entr'ouvrir pour recevoir les matières pesantes et les déjections.
Il en est à n'avoir plus besoin de connaître le moins du monde ce dont il parle, et à ne plus lire du tout les livres qu'il a la prétention de juger dans ses harangues. Deux ou trois bas-bleus sacristains, voués à son tabernacle, lisent à sa place, et leurs suggestives notules suffisent à cet intuitif. Alors, quelle joie de déshonorer une belle œuvre, quand il s'en trouve, de la vautrer dans la boue de son analyse, de la descendre au niveau du groin de son auditoire!
Et le journaliste est à l'image du conférencier. Il apparaît, ici aussi bien que là, comme le châtiment, la flétrissure infinie, la tare vivante d'une société assez avachie pour ne plus avoir conscience des attitudes qu'on la force à prendre et des vomissures qu'on lui fait manger. Ce Beauclerc n'a-t-il pas eu l'impudence de se vanter, dans le plus incroyable des feuilletons, d'être le Minotaure de la critique de théâtre et de percevoir d'exacts octrois de fornication sur les débutantes, forcées de lui passer par les mains sous peine d'insuccès fatal?… Il semble qu'une telle déclaration aurait dû attirer à son auteur, en n'importe quel lieu du globe, une tempête de huées, une clameur de réprobation à décrocher tous les luminaires du firmament. On l'a généralement applaudi, au contraire, et secrètement envié. Ce faquin nage avec sérénité dans l'ordure liquide, en laquelle il a le pouvoir de transmuer tout ce qui l'approche. C'est le Midas de la fange.
Son hideux mufle, qu'on pourrait croire façonné pour inspirer le dégoût, ajoute probablement au vertige de sa fascinante crapule. On l'a souvent comparé à un sanglier, par un impardonnable oubli de la grandeur sculpturale de ce sauvage pourchassé des Dieux. C'est une charcuterie et non pas une venaison. La bucolique dénomination de goret est déjà presque honorable pour ce locataire de l'Ignominie. Mais les bourgeois se complaisent en cette figure symbolique de toutes les bestialités dont leur âme est pleine, et qu'ils présument assez épiscopale d'illustration, pour les absoudre valablement de leur trichinose.
Évidemment, le dîner de Beauvivier eût été raté sans ce dernier convive, que Wolff seul eût pu remplacer. Toutes les catégories d'influences par la plume étaient maintenant représentées à l'auge du nouveau satrape, depuis les mastodontes jusqu'aux acarus. Il ne restait plus qu'à se mettre à table.
LXI
La victuaille fut copieuse et d'une culinarité sublime. Pendant quelque temps, on n'entendit que le bruit des mandibules et de la vaisselle, accompagné, en dessous, du gargouillement hoqueté de la commençante déglutition des vieux. Une parlote susurrée ondulait vaguement autour de la table immense, préliminaire d'une conversation générale qui cherchait à se préciser. Des interjections brèves, des exclamations suspendues, de timides interrogats, de préhistoriques facéties et des calembours tertiaires, faufilaient peu à peu la rumeur joyeuse, en attendant qu'elle éclatât comme une fanfare, sous l'excitation des puissants vins.
Beauvivier, flanqué à sa droite de Marchenoir et tamponné à sa gauche de Chaudesaigues, s'efforçait, assez vainement, d'établir, à travers sa propre personne, un courant d'électricité cordiale entre ses deux voisins immédiats. Marchenoir, impraticable autant qu'un créneau couvert de givre, répondait, en mangeant, avec une concision boréale qui faisait tousser Chaudesaigues.
Néanmoins, Properce, aussi sagace que patient, calculait que l'anachorète finirait par s'allumer, comme un pyrophore, à l'oxygène ambiant de la sottise générale et qu'alors, il éructerait un de ces paradoxes véhéments dont on le savait coutumier, et dont la promesse, glissée sournoisement à quelques oreilles, faisait partie du menu de cet étonnant festin. Il avait même donné de machiavéliques instructions pour qu'on fût très attentif à ne pas le laisser expirer de soif …
Après pas mal de bourdonnement et d'incohérence de propos, la conversation finit par se fixer, à l'autre bout de la table, sur l'événement de la veille dont tous les journaux avaient retenti. Il s'agissait du duel, aussi malheureux que ridicule, d'un confrère catholique assez indépendant, par miracle, et assez courageux pour avoir écrit un livre contre la société juive, mais assez inconséquent pour avoir accepté de croiser le fer avec l'un des plus décriés représentants de cette vermine. Or, ce duel avait été des plus funestes. Le juif avait simplement assassiné le chrétien, aux applaudissements unanimes de la fripouille sémitique et la justice criminelle, pénétrée de respect pour cette potentate, n'avait pas informé contre l'assassin.
Il va sans dire que nul, parmi les convives, ne gémissait amèrement sur la victime. La plupart, subventionnés par la Synagogue ou valets de cœur de la haute société juive, auraient estimé de fort mauvais goût de s'attendrir sur le juste châtiment d'un énergumène qui avait poussé l'insolence jusqu'à compisser le Veau d'or. On ne pouvait pas exiger, par exemple, que des romanciers aussi domestiqués que Vaudoré ou Dulaurier, s'indignassent de ce qui faisait la joie de leurs maîtres.
On discutait donc uniquement l'incorrection de cette rencontre au point de vue du sport, sans qu'une pensée ou un sentiment quelconques eussent la moindre occasion de se donner carrière dans le bavardage. Beauvivier espéra prématurément que son sauvage allait s'allumer.
—Que pensez-vous de cette affaire? lui demanda-t-il.
La question, venant de ce juif, parut singulière à Marchenoir qui comprit qu'on voulait le faire poser, et qui décida, sur-le-champ, de déconcerter de son calme le plus inquiétant le scepticisme malicieux de son questionneur.
—Je pense, dit-il, que c'est une sotte affaire. Que voulez-vous que je dise d'un malheureux homme qui démontre jusqu'à l'évidence, en plusieurs centaines de pages, que les juifs sont des voleurs, des traîtres et des assassins, une race de pourceaux illégitimes engendrés par des chiens bâtards, et qui se hâte, aussitôt après, d'accepter un duel avec le plus vil d'entre eux. Car ce pauvre diable a choisi,—tout le monde en conviendra,—l'adversaire le plus capable de l'égorger de ridicule, en supposant que l'autre manière n'eût pas réussi. Le courage de cette absurde victime est, d'ailleurs, incontestable. Son livre, quoique mal bâti et plus faiblement écrit, lui faisait assez d'honneur. Il a été mal payé d'en désirer davantage. Quant aux circonstances mêmes du duel, elles me sont indifférentes. Le caractère connu du meurtrier autorise le moins informé des Parisiens à préjuger hardiment l'assassinat. Seulement, il est heureux pour lui que je ne sois pas le frère du défunt…
Cela fut débité d'un ton exquis dont Marchenoir s'étonna lui-même.—Ils veulent me faire beugler, pensait-il, je vais leur dire tout ce qu'ils voudront, du même air que je commanderais une portion de tripes dans un restaurant.
—Que feriez-vous donc? interrogea, à son tour, Denizot, qui passe généralement pour un oracle en matière de point d'honneur.
—Je l'assommerais sans phrases et sans colère … rien qu'avec un bâton, répondit suavement Marchenoir, en regardant son assiette, pour ne pas voir le monocle du plus spirituel de nos chroniqueurs.
L'attention devint générale. Le réfractaire excitait visiblement la curiosité. Il se souvint, par bonheur, du «complet triomphe» dont Beauvivier l'avait assuré, la veille, en le congédiant, et ce fut avec une vigueur extraordinaire qu'il serra ses freins.
—Si je vous entends bien, dit alors le vicomte de Tinville, non sans quelque hauteur, vous rejetez absolument la coutume du duel?
—Absolument. Voudriez-vous m'apprendre, monsieur, comment je pourrais ne pas la rejeter? Sans parler d'une certaine consigne religieuse qui serait peu comprise, et que je n'aurais probablement pas le courage de vous expliquer, il y a ceci qu'on oublie trop: Le duel est une prouesse de gentilshommes et nous sommes des goujats. Des goujats sublimes, peut-être, mais enfin, d'irrémédiables goujats. À l'exception de quelques rares personnages, semblables à vous,—dont les ancêtres escaladèrent autrefois les murs de Jérusalem ou d'Antioche,—on ne voit pas que nous différions sensiblement de ces croquants, à qui l'on donnait deux triques énormes et le champ clos d'un large fossé, pour vider leurs querelles. Je vous avoue que le ridicule d'une épée dans la main de gens de notre sorte a toujours été terrassant pour moi. Il serait donc parfaitement inutile de me proposer un duel. Si c'est là votre pensée, elle est admirablement judicieuse et fait le plus grand honneur à votre pénétration. Je veux même vous déclarer qu'à mes yeux, le véritable outrage commencerait précisément à cet instant-là. J'estimerais qu'on me regarde comme un farceur de catholique ou comme un imbécile, et mon courroux éclaterait, à la minute, d'une manière tout à fait surprenante.
—Mais, cependant, monsieur le réactionnaire, brailla aussitôt Rieupeyroux, dans une hilarante tonique de pur gascon, qui faillit déchirer en deux le velarium de la gravité générale, vous êtes assez violent, il me semble, quand vous attaquez vos confrères, et il serait peut-être juste que vous ne leur refusassiez pas les réparations qu'ils sont en droit de vous réclamer, quand vous les traînez dans la boue. C'est trop commode, vraiment, de se retrancher derrière le catholicisme pour échapper à toutes les conséquences de ses actes et de ses paroles!
Marchenoir qui sirotait, en souriant, un verre du plus délicieux de tous les Châteaux et que la claironnante cocasserie de ce marquis des marches de la Pouille intéressait, lui répondit en douceur parfaite:
—Si j'étais réactionnaire, comme vous dites inexactement, mon très doux maître, vous me verriez aussi ardent que vous-même à toutes les passes d'armes et à tous les genres de tournois. C'est, au contraire, parce que je suis le plus dépassant des progressistes, le pionnier de l'extrême avenir, que je contemne ces pratiques surannées. Vous affirmez que je suis violent. Dieu sait pourtant si je me refrène, car je pourrais l'être bien davantage …
Quant aux belles âmes que mes écritures affligent, qui les empêche de m'affliger, à leur tour, de la même sorte? Je serais le plus inique des éreinteurs si je me fâchais d'une riposte, même imbécile. Je taille mes projectiles avec le plus d'art que je puis et je me ruine à choisir, pour cet usage, les plus dispendieuses matières. L'un de mes rêves est d'être un joaillier de malédictions. Mais je n'exige pas que mes plastrons soient eux-mêmes des lapidaires et qu'ils se mettent en boutique. On fait ce qu'on peut et j'aurais mauvaise grâce à contester le choix d'une arme défensive à n'importe quel chenapan dont je serais l'agresseur. Si je poursuis un putois l'épée à la main et qu'il me combatte avec le jus de son derrière, c'est absolument son droit, et je n'ai rien à dire. Il est loisible à chacun de publier que je suis un bandit, un faussaire, un va-nu-pieds, un proxénète, et même un idiot. J'accueille ces vocables avec une indifférence dont vous ne sauriez avoir une juste idée. Par exemple, il ne faut pas m'en demander davantage, car j'oppose aux voies de fait la plus insolite humeur …
Je mourrai certainement sans avoir compris ce que signifie le mot de réparation, au sens où les duellistes veulent qu'on l'entende. Je ne défends pas, d'ailleurs, aux mécontents de m'apporter leurs museaux, s'il leur paraît expédient d'opérer ce transit. Mon domicile est connu de tout le monde et nullement pourvu de retranchements catholiques ou autres. Ma porte s'ouvre facilement, aussi bien que ma fenêtre, mais je ne conseille à aucun brave de choisir ses plus chers amis pour me les expédier comme témoins. Je leur accorderais environ trois minutes de courtoisie, à l'expiration desquelles, il se pourrait que je les renvoyasse assez détériorés pour les guérir, quelque temps, du besoin d'embêter les solitaires dans leurs ermitages.
Léonidas, anciennement maltraité par le pamphlétaire, et que plusieurs mots de ce persiflage sérieux avaient clairement cinglé, ouvrait la bouche pour parler encore, quand Beauvivier l'arrêta d'un geste.
—Pardon, mon cher Rieupeyroux, le débat est clos. Vous avez forcé M. Marchenoir à renouveler des déclarations déjà anciennes et que nous avons tous entendues depuis longtemps. Vous n'espérez pas, sans doute, l'amener, pour vous complaire, à modifier ses vues ou ses sentiments. Notre convive est un homme exotique et d'un autre siècle. Il a d'autres idées que nous sur l'honneur, mais cette divergence est saris portée, puisque son intrépidité personnelle est hors de cause.
À ce dernier point de vue, même, je crois que ses chroniques seront d'un utile scandale en tête du Basile. Si personne n'y voit d'inconvénient, et que l'auteur veuille bien y consentir, ajouta-t-il, en se tournant vers son voisin, je serais d'avis qu'il nous lût, tout à l'heure, l'article de début que je fais paraître après-demain, et dont les épreuves sont justement sur mon bureau. Je crois, Messieurs, que votre surprise ne sera pas médiocre. Avez-vous quelque répugnance à nous donner ce plaisir intellectuel, monsieur Marchenoir?
Celui-ci hésita une minute, puis se décida. Il sentait vaguement que, déjà, Beauvivier cherchait une occasion de le compromettre et de lui casser les reins, en le rendant impossible, puisqu'il le poussait à lire cette philippique, où les deux tiers des convives étaient sabordés. Mais la seule pensée d'un tel risque le détermina,—étant de ces fiers chevaux, qui s'éventrent sur les baïonnettes, en hennissant de la volupté de souffrir!
LXII
Marchenoir avait la réprobation scatologique. Le bégueulisme cafard des contemporains d'Ernest Renan l'avait rigoureusement blâmé pour l'énergie stercorale de ses anathèmes. Mais, avec lui, c'était une chose dont il fallait qu'on prît son parti. Il voyait le monde moderne, avec toutes ses institutions et toutes ses idées, dans un océan de boue. C'était, à ses yeux, une Atlantide submergée dans un dépotoir. Impossible d'arriver à une autre conception. D'un autre côté, sa poétique d'écrivain exigeait que l'expression d'une réalité quelconque fût toujours adéquate à la vision de l'esprit. En conséquence, il se trouvait, habituellement, dans la nécessité la plus inévitable de se détourner de la vie contemporaine, ou de l'exprimer en de répulsives images, que l'incandescence du sentiment pouvait, seule, faire applaudir. L'article qu'il avait donné à Beauvivier sur le scandale de la publicité pornographique, était, en ce genre, un tour de force inouï. C'était un Vésuve d'immondices embrasés.
Lorsqu'il fut mis en demeure d'exécuter le saut périlleux de sa lecture, le malheureux homme, un peu surchauffé par la chère exorbitante qu'on lui avait imposée, commençait à perdre cette cautèle d'occasion qui l'avait préservé, jusqu'alors, de la salissante familiarité du troupeau dont il subissait l'entourage. Il constatait, avec une joie pleine d'épouvante, que son armure de glace fondait sensiblement sous la température anormale de cette ribote. Ce qui arriverait ensuite, il le savait trop. Le fauve sortirait de lui sans qu'il pût l'en empêcher, et l'exhibition qu'il avait à faire,—de quelque manière qu'il s'y prît,—apparaîtrait d'autant plus comme un défi, qu'il s'échaufferait encore en mettant sa voix et son geste au diapason de ses agressives périodes. Il avait, malgré tout, fini par la désirer, cette lecture, comme un exutoire. L'énormité des sottises ou des infamies qu'il entendait, depuis une heure, appelait une éruption.
Il se leva donc, aussitôt que Beauvivier lui eût donné le paquet d'épreuves, et il se fit un profond silence, la curiosité malveillante des auditeurs étant à son comble.
—La Sédition de l'Excrément, articula lentement le lanceur de foudre.
À cet énoncé, le pion Mérovée, en train de tamponner, avec son mouchoir, l'impure viscosité de ses yeux malades, fit un haut-le-corps.
—Le titre promet, fit-il. M. Marchenoir n'a pas changé. Il tient toujours pour l'éloquence fécale.
—Messieurs, je vous en prie, intervint aussitôt Beauvivier, pas de commentaires.
Marchenoir, nullement déconcerté, lut alors, sans interruption, les trois cents lignes de son article. Il avait une espèce de voix de buccin, assez semblable à son style montueusement oratoire et calculé, semblait-il, pour la vocifération. Il lisait mal, comme il convient à tout prophète. Houleux et tumultuaire, ce vaticinateur déchaîné était plein de sanglots, de catafalques et de huées. Il faisait rouler sur les têtes, des quadriges de Mardi-Gras et des tombereaux de tonnerres. Il avait l'attendrissement sarcastique et l'engueulement solennel. Le mot abject, dont l'usage lui fut reproché si souvent, il avait une manière de le clamer, comme s'il eût été, à lui seul, une multitude, et ce mot devenait sublime, autant que l'imprécation désespérée de tout un peuple.
Il arriva ce que Marchenoir avait vu d'autres fois déjà. L'immobilité silencieuse de ceux qui l'écoutaient devint une stupeur. Aucune plainte ne s'éleva de ce tas d'hommes bafoués, houspillés, piétinés, rossés avec une férocité inouïe et une autorité tortionnaire de vendeurs d'esclaves. À la réserve de deux ou trois, qui l'avaient entendu déjà, les assistants ne s'étaient jamais avisés de soupçonner une chose semblable et ne pensèrent pas à s'en indigner. Beauvivier, lui-même, qui avait pourtant lu l'article, mais qui ne le reconnaissait plus, débité de cette façon, eut quelque peine à revenir de son ahurissement.
—Ma foi, Messieurs, dit-il, parfaitement sincère, avouez que ce que nous venons d'entendre est confondant. Nous nous devons à nous-mêmes de faire tout crouler ici, et il battit des mains. Les autres, décollés de leur étonnement et entraînés par l'exemple du patron, applaudirent à provoquer une émeute.
—Mais, … monsieur Marchenoir, continua le colonel du Basile,—s'adressant à son invité qui venait de se rasseoir après une inclination de tête imperceptible,—je ne vous connaissais pas cette force tragique, qui m'étonne encore plus, je vous assure, que votre talent d'écrivain, dont je fais, cependant, vous ne l'ignorez pas, la plus haute estime. C'est à se demander pourquoi vous n'êtes pas au théâtre. Vous en deviendriez le maître et le Dieu … N'est-ce pas votre avis, Beauclerc?
Le grand Sentencier n'eut pas le temps de rédiger son dispositif. Ces dernières paroles venaient de procurer à Marchenoir la sensation d'un formidable soufflet. La bonne foi évidente, en ce moment, de Beauvivier, faisait enfin ce que son insidieuse malice n'avait pu faire. Le lycanthrope était vraiment en fureur. Il devint pâle et ses yeux noircirent.
—Pardon, dit-il, en étendant la main, comme pour imposer silence au tas de viande poilue qu'on venait de consulter et qui se préparait à répondre, l'avis de M. Beauclerc est sans intérêt pour moi. Je tiens même à l'ignorer absolument, et je m'étonne, monsieur Beauvivier, que vous ayez eu l'idée de me faire asseoir à votre table pour mettre la dignité de ma personne en expertise. J'étais loin de supposer que la lecture que vous venez d'applaudir et que je n'ai faite que pour vous complaire, dût être, sitôt, l'occasion du mortifiant éloge dont vous m'accablez, et de l'arbitrage plus outrageant qu'il vous plaît d'invoquer.
Beauvivier, surpris, se récria:
—Comment est-il possible, cher monsieur, que vous dénaturiez à ce point mes paroles et mes intentions? En vérité, je ne devine pas en quoi j'ai pu vous offenser …
Plusieurs parlèrent à la fois.—Il est bien mal élevé, ce catholique! disait Beauclerc.—Il a été mordu par Veuillot, ajoutait Tinville. D'autres exclamations du même genre couraient d'un bout de la table à l'autre. Le chenil, un instant maté, retrouvait sa gueule.
—Si vous avez besoin que je vous explique en quoi vos paroles m'ont révolté, reprit Marchenoir, il est douteux que mes explications vous éclairent et vous satisfassent. Néanmoins, les voici, en aussi peu de mots que possible. Je regarde l'état de comédien comme la honte des hontes. J'ai là-dessus les idées les plus centenaires et les plus absolues. La vocation du théâtre est, à mes yeux, la plus basse des misères de ce monde abject et la sodomie passive est, je crois, un peu moins infâme. Le bardache, même vénal, est, du moins, forcé de restreindre, chaque fois, son stupre, à la cohabitation d'un seul et peut garder encore,—au fond de son ignominie effroyable,—la liberté d'un certain choix. Le comédien s'abandonne, sans choix, à la multitude, et son industrie n'est pas moins ignoble, puisque c'est son corps qui est l'instrument du plaisir donné par son art. L'opprobre de la scène est, pour la femme, infiniment moindre, puisqu'il est, pour elle, en harmonie avec le mystère de la Prostitution, qui ne courbe la misérable que dans le sens de sa nature et l'avilit sans pouvoir la défigurer.
Il a fallu le dénûment métaphysique particulier au XIXe siècle et l'énergie surprenante de sa déraison, pour réhabiliter cet art que dix-sept cents ans de raison chrétienne avaient condamné. Il paraît tout simple, aujourd'hui, de recevoir avec honneur et de pavoiser de décorations d'abominables cabots, que les bonnes gens d'autrefois auraient refusé de faire coucher à l'écurie, par crainte qu'ils ne communiquassent aux chevaux la morve de leur profession. Mais vous l'avez dit tout à l'heure, je ne suis pas de ce siècle, j'ai d'autres idées que les siennes, et parmi les choses répugnantes qu'il idolâtre, le prostibule de la rampe est surtout blasphémé par moi … Il vous était facile de conclure, ainsi que tant d'autres l'ont déjà fait, de l'intensité de mon coup de boutoir à une vocation d'assassin, par exemple,—ce qui n'aurait nullement altéré mon humeur. Vous pouviez inférer de ma prose et de ma diction, la folie furieuse ou, tout au moins, quelques scrofules honteuses, quelque bas ulcère dont la purulence cachée me sortirait jusque par les yeux … Sans hésiter, vous expliquez tout de moi par des facultés de saltimbanque et vous m'offrez un avenir de bouffon de la canaille. Voilà, je vous l'avoue, ce qui dépasse complètement mes capacités de résignation.
Pendant que parlait l'étrange rebelle, un murmure plus qu'hostile s'élevait autour de lui et montait jusqu'au grondement. Aussitôt qu'il eût fini, les aboiements éclatèrent. Il fallait qu'on en eût gros sur le cœur, et depuis longtemps. Un inconnu, proférant les mêmes impiétés, n'aurait obtenu que des interjections de rappel à l'ordre ou de silencieux et compatissants sourires,—car le monde de la plume est, en général, fort attentif aux pratiques extérieures de la plus urbaine indulgence, surtout en la présence des bêtes féroces.
Mais, ici, on avait affaire à l'ennemi commun, à celui dont personne ne pouvait être l'ami et qui ne pouvait être l'ami de personne. Marchenoir était un hérétique négateur du Saint Sacrement de la crapule, au milieu d'un ripaillant concile de théologiens et de hauts prélats du maquerellage. Le vomissement sur les comédiens éclaboussait à peu près tous ces courtiers de luxure ou de vanité, qui prospéraient en exploitant les plus viles passions de leur temps. Puis, il fallait bien qu'on se vengeât de la surprise qu'on venait d'avoir et des applaudissements qu'on avait donnés par l'effet d'un ascendant inexplicable.
Il y eut, alors, un concert de trépidations, un crépitement d'injures, une bourrasque de mauvais souffles, une clameur composée de toutes les formules d'excommunication et d'interdit, usitées dans les séances les plus orageuses des parlements de la racaille. Les têtes, chauffées à l'esprit de vin et fumantes sous la girandole, n'étaient plus en état de garder aucune mesure, et la vérité de leur goujatisme transsudait de leur congestion. Il n'était pas jusqu'au docteur Des Bois, l'intime de tout le monde et, en particulier, du glorieux Paulus, qui n'eût quelque chose à dire, et qui n'exprimât,—en un style vérifié par l'auteur du Maître de Forges,—que Marchenoir avait le malheur de «ne pas savoir se tenir en société.»
Beauvivier, excessivement inquiet, se prenait à craindre, pour de bon, que son complot n'eût un dénouement fâcheux, et que l'amusante exhibition du monstre qu'il avait rêvée, ne devînt,—par la malchance d'une considérable addition de calottes,—une tragédie sans gaieté. Vainement, il essaya, par gestes et conjurations impuissantes de sa frêle voix, de rétablir l'ordre.
Au fait, l'aspect du monstre n'était pas pour inspirer précisément la sécurité. Il était demeuré assis, il est vrai, et très calme en apparence, mais ses yeux, dilatés à l'intérieur, réverbéraient, en noir profond, la colère générale. On devinait qu'il était plus à son aise, de se voir en butte à tous les carreaux, et qu'il jouissait de sentir monter son courage. Il attendit que la première furie s'apaisât d'elle-même, naturellement, par l'exhalation pure et simple de l'injure ou du démenti que chacun de ses adversaires pouvait avoir à lui décerner.
Quand le moment lui sembla venu, il se leva, et ce diable d'homme se mit à parler, en commençant, d'un ton si particulièrement sonore et grave qu'il obtint le silence.
—Il me serait extrêmement facile, messieurs, de prendre ici un objet quelconque,—ne fût-ce que M. Champignolle,—et de m'en servir pour vous rosser tous. Quelques-uns d'entre vous qui me connaissent,—appuya-t-il, en regardant Dulaurier que son dandysme clouait au rivage,—savent que j'en suis capable, et je n'essaierai pas de vous dissimuler que j'en suis fort tenté, depuis un instant. Cet exercice me soulagerait et rendrait ma digestion plus active. Mais, … à quoi bon? Je vais partir simplement et vous pourrez, alors, entrelacer vos esprits fraternels dans la paix parfaite. Je ne suis pas des vôtres et je l'ai senti dès mon entrée. Je suis une façon d'insensé, rêvant la Beauté et d'impossibles justices. Vous rêvez de jouir, vous autres, et voilà pourquoi il n'y a pas moyen de s'entendre.
Seulement, prenez garde. La salauderie n'est pas un refuge éternel, et je vois une gueule énorme qui monte à votre horizon. On souffre beaucoup, je vous assure, dans le monde cultivé par vous. On est sur le point d'en avoir diablement assez, et vous pourriez récolter de sacrées surprises … Dieu me préserve d'être tenté de vous expliquer la sueur de prostitution qui vous rend fétides? La force des choses vous a rempli d'un pouvoir qu'aucun monarque, avant ce siècle, n'avait exercé, puisque vous gouvernez les intelligences et que vous possédez le secret de faire avaler des pierres aux infortunés qui sanglotent pour avoir du pain.
Vous avez prostitué le Verbe, en exaltant l'égoïsme le plus fangeux. Eh! bien, c'est l'épouvantable muflerie moderne, déchaînée par vous, qui vous jettera par terre et qui prendra la place de vos derrières notés d'infamie, pour régner sur une société à jamais déchue. Alors, par une dérision inouïe, capable de précipiter la fin des temps, vous serez, à votre tour, les représentants faméliques de la Parole universellement conspuée. Je vois, en vous, les Malfilâtres sans fraîcheur et les minables Gilberts du plus prochain avenir. Jamais on n'aura vu un déshonneur si prodigieux de l'esprit humain. Ce sera votre châtiment réservé, d'apprendre, à vos dépens, par cette ironie monstrueuse, les infernales douleurs des amoureux de la Vérité, que votre justice de réprouvés condamne à se désespérer tout nus, comme la Vérité même. Mon plus beau rêve, désormais, c'est que vous apparaissiez manifestement abominables, car vous ne pouvez pas, en conscience, l'être davantage. Au nom des lettres qui vous renient avec horreur, vous vivez exclusivement de mensonge, de pillage, de bassesse et de lâcheté. Vous dévorez l'innocence des faibles et vous vous rafraîchissez en léchant les pieds putrides des forts. Il n'y a pas, en vous tous, de quoi fréter un esclave assez généreux pour ne vouloir endurer que sa part congrue d'avilissement, et disposé à regimber sous une courroie trop flétrissante. J'espère donc vous voir, dans peu, sans aucun argent et tondus jusqu'à la chair vive, puisqu'il n'existe pas d'autre expiation pour des âmes de pourceaux telles que sont les vôtres.
J'espère aussi que ce sera la fin des fins,—continua Marchenoir, s'exaspérant de plus en plus,—car il n'est pas possible de supposer le proconsulat d'une vidange humaine qui vous surpasserait en infection, sans conjecturer, du même coup, l'apoplexie de l'humanité. En ce jour, peut-être, le Seigneur Dieu se repentira,—comme pour Sodome,—et redescendra, sans doute, enfin! du fond de son ciel, dans la suffocante buée de notre planète, pour incendier, une bonne fois, tous nos pourrissoirs. Les anges exterminateurs s'enfuiront au fond des soleils, pour ne pas s'exterminer eux-mêmes du dégoût de nous voir finir, et les chevaux de l'Apocalypse, à l'apparition de notre dernière ordure, se renverseront dans les espaces, en hennissant de la terreur d'y contaminer leurs paturons!…
Ayant vociféré ces derniers mots d'une voix qui parut presque surhumaine, l'imprécateur s'en alla frémissant, la tête haute et les yeux en flammes. Les auditeurs comprirent probablement qu'il ne ferait bon pour personne lui barrer le chemin, en lui présentant un manuel de civilité, car ceux au milieu desquels il dut passer s'écartèrent avec un empressement visible.
Une demi-heure après, il disait, en se laissant tomber sur une banquette du café où l'attendait Leverdier:
—Cher ami, mon journalisme est fricassé, mais, c'est égal, je n'ai pas payé trop cher la volupté de leur sabouler la gueule!
LXIII
À partir de ce jour, le révolté s'enferma dans la plus haute citadelle de son esprit. Il se remit courageusement à son livre sur le Symbolisme. Il se représenta que c'était la dernière ressource qui lui restait, et calcula qu'avec l'argent du bon général des Chartreux, il irait quelques mois encore, et pourrait, sans doute, le terminer. Alors, il arriverait ce que Dieu voudrait, mais, du moins, cette œuvre, dont il se sentait la vocation et qui criait en lui pour être enfantée, se trouverait accomplie.
Aucune porte, d'ailleurs, ne paraissait devoir s'entr'ouvrir. Son premier article au Basile avait été le dernier. Il avait paru, effectivement, le surlendemain du fameux dîner, mais tellement défiguré par des atténuations et des retranchements sans nombre, qu'il ne le reconnaissait plus, et que le premier chroniqueur venu l'aurait pu signer. Il s'y attendait un peu et n'en eut point de colère. Il déplora seulement que son nom même n'eût pas été raturé comme ses épithètes et, il ressentit, de cette lâche sottise, une amertume poignante qui le paralysa, intellectuellement, tout un jour. Puis, ce fut fini.
Du côté des catholiques, il avait éprouvé, depuis longtemps, de telles aversions, qu'il ne fallait même pas y songer. L'hostilité cafarde de ce groupe était, peut-être, encore plus enragée que la haine déclarée des mécréants. Il l'avait bien vu pour sa Vie de Sainte Radegonde, livre exclusivement religieux, s'il y en eût jamais, dont les catholiques eussent dû faire le succès, et qu'ils avaient éteint, du premier coup, sous un implacable silence. Pour ces nyctalopes, la pourpre vive du talent de Marchenoir était un scandale d'optique, pouvant mettre en danger la santé de leurs méchants yeux, et qu'ils se firent un devoir d'étouffer comme une tentation du Diable. Le nouveau livre qu'il préparait ne les indignerait pas moins. En supposant qu'il trouvât un éditeur,—ce qui paraissait peu probable,—quel moyen aurait son œuvre d'arriver jusqu'au public et d'obtenir ce demi-succès de vente si nécessaire à la subsistance de l'auteur? Décidément, l'avenir était horrible.
Marchenoir travaillait à corps perdu, écartant, comme il pouvait, cette vision de désespoir. Mais elle revenait, quand même, s'imposant despotiquement au malheureux homme. Alors, la plume tombait de sa main et, quoi qu'il pût faire, il lui fallait repasser toute sa vie et reboire tous les souvenirs amers. C'était une mélancolie de damné. Dans ces moments, Véronique s'approchait et, s'inclinant sur l'épaule de ce porte-croix chargé d'un si dur fardeau, s'efforçait de le ranimer.—Pauvre chère âme, disait-elle, que ne puis-je prendre sur moi toute votre peine! et, souvent, ces deux êtres s'attendrissaient l'un sur l'autre et pleuraient ensemble.
Or, cela même était un autre danger et une source de douleurs nouvelles,—incomparables. Marchenoir se sentait plus amoureux que jamais. Avec une terreur immense, il se voyait de plus en plus captif et chargé de chaînes. Il avait beau regarder la mutilée, dans l'espérance de recueillir l'horreur dont elle avait prétendu masquer son visage, cette impression salutaire ne venait pas. Il ne trouvait en elle qu'un objet de pitiés amollissantes, qui s'achevaient en de suggestives incitations. Ce rêveur, chaste autant qu'un moine, brûlait comme un sarment …
Tel était le résultat définitif, l'aboutissement suprême de tant d'efforts, de si complètes victoires antérieures sur sa chair et sur son esprit. À quarante ans, il revenait aux troubles de l'adolescence. Il lui fallait, déjà brisé tant de fois, résister encore à cet effrayant retour de jeunesse qui déracine les âmes les moins entamées et les plus robustes. Et il ne voyait pas d'issue pour fuir. Le travail, la prière même, ne le calmaient pas. Tout le trahissait. Les eucharistiques tendresses de sa foi ne servaient qu'à pencher un peu plus son cœur sur cet abîme du corps de la femme, où vont se perdre, en grondant, les torrents humains dévalés des plus hautes cimes. Le Christ saignant sur sa Croix, la Vierge aux Sept Glaives, les Anges et les Saints lui tendaient l'identique traquenard de liquéfier son âme à leurs fournaises…
La situation morale de Marchenoir était épouvantable. Aucun être humain ne saurait s'arranger de la privation perpétuelle de tout bonheur. Les plus misérables n'acceptent pas cet inacceptable dénûment. On peut toujours se donner un vice, une manie, ou se précipiter au suicide. Ces trois solutions révoltaient également l'amoureux mystique, sans qu'il fût plus capable que le dernier vagabond d'en dénicher une quatrième. Le bonheur! il en avait été affamé toute sa vie, sans espoir de rassasiement. Personne ne l'avait jamais cherché avec une telle furie… et une si parfaite incrédulité. Et encore, il l'avait cherché trop haut, dans un éther trop subtil, même pour l'illusion.
Maintenant, par une dérision satanique, cet éternel désir d'être heureux,—cette inapaisable soif d'une fontaine qui n'existe pas pour les êtres supérieurs,—se précisait, à deux pas de lui, sous la forme d'un objet palpable, dont la possession l'eût comblé d'horreur. Il se tordait de rage, il se soufflettait lui-même, à la pensée que cette sainte,—qui était sa gloire et sa rançon,—il la convoitait charnellement comme une maîtresse vulgaire! Ah! c'était bien la peine d'endurer quarante martyres, de s'exténuer par tant de labeurs, de se consumer au pied des autels et de laver les pieds de Jésus d'un million de larmes, pour aboutir finalement à la saleté de cette obsession!…
Il s'enfuyait loin de la maison, forcé d'abandonner son travail, et marchait hors de Paris, sur les routes et par les chemins déserts, en criant vers Dieu dans d'interminables pérambulations solitaires. Mais la Tentation ne le lâchait pas et souvent, même, en devenait plus active. Elle se perchait comme un aigle sur ce marcheur, les ongles plantés dans son cou, l'aveuglant des ailes, le déchiquetant du bec, lui dévorant la cervelle, et dominant de ses cris de victoire la clameur de détresse du Désespéré.
Des frénésies soudaines le saisissaient, le rendaient vraiment énergumène. Il se jetait, en mugissant comme un buffle pourchassé, dans les taillis, au risque de se déchirer le visage ou de se crever les yeux, insensible aux écorchures et aux meurtrissures,—quelquefois aussi se roulait sur l'herbe en écumant à la façon des épileptiques, appelant à son secours, indistinctement, les puissances de tous les abîmes. Un soir, il se réveilla dans un fourré du bois de Verrières, glacé jusqu'à la moëlle des os, ayant dormi de ce perfide et profond sommeil des épuisés de chagrin, qui les réconforte pour qu'ils puissent un peu plus souffrir.
Dans l'accalmie nerveuse qui suivait ces crises, son imagination, toujours inquiète, lui représentait, pour varier son supplice, Véronique telle qu'elle avait été, hier encore, avant de se massacrer elle-même, pour l'amour de lui. Alors, il se laissait aller à des calculs de marchand d'esclaves, se disant qu'après tout, le mal n'était pas irréparable, que les cheveux et les dents peuvent s'acheter et qu'il ne tenait qu'à lui de restaurer l'idole de sa perdition. Puis, le sentiment revenait, aussitôt, de son éternelle indigence,—ramenant cette âme malheureuse au centre le plus désolé de ses infernales douleurs!
LXIV
Une des pratiques religieuses auxquelles il tenait le plus était la grand'messe de paroisse, celle-là qu'on a nommée, dans un style abject, «l'opéra du peuple,» probablement par antiphrase, puisqu'il est interdit au peuple d'y assister.
Il est sûr que les fabriques ne badinent pas avec le pauvre monde et Jésus lui-même, suivi du Sacré-Collège de ses douze Apôtres, serait promptement balayé par le bedeau,—si cette compagnie s'en venait, guenilleuse, et n'ayant pas de monnaie pour payer les chaises. Les dévotes riches et notables, qui font graver leurs noms sur leurs prie-Dieu capitonnés, ne souffriraient pas le voisinage d'un Sauveur lamentablement vêtu, qui voudrait assister en personne au sacrifice de son propre Corps. Les toutous de ces dames seraient certainement expulsés avec plus d'égards que ce Va-nu-pieds divin.
Cette simonie inspirait à Marchenoir une horreur sans bornes. Aussi, ne le voyait-on jamais parmi la foule des paroissiens endimanchés. Il déposait Véronique au premier rang, devant l'autel qu'elle aimait à voir en face, et allait s'installer, à l'abri de tous les yeux, dans une chapelle latérale et presque toujours solitaire, où son âme douloureuse risquait moins d'être coudoyée par les âmes d'argent ou de boue qui polluent de leurs toilettes la maison du Pauvre.
Il tâchait aussi de ne pas voir l'architecture de cette église moderne,—sous-imitation mal venue d'un art décadent, exécutée par quelque maçon dénué de pulchritude géométrique.
Toute son attention était pour cette Liturgie profonde qui a traversé les siècles, à l'encontre des apostasies du tire-ligne et des reniements du compas. La compréhension qu'il avait de cette merveille du Symbolisme chrétien lui procurait un apaisement surnaturel. Son âme religieuse, aux trois quarts submergée par le diabolisme de la passion, prenait pied quelques instants sur ces formes saintes, au delà desquelles il pressentait la gloire des pitiés divines. Il retombait, aussitôt après, dans les vagues folles de son délire. N'importe! il avait une heure de réconciliation sublime, traversée d'éblouissements. Une hypertrophie de joie lui gonflait le cœur, jusqu'à l'éclatement de sa poitrine.
La grand'messe est une agonie d'holocauste accompagnée par des chants nuptiaux. Elle résume l'incommensurable des douleurs et l'infini des allégresses. Elle renouvelle, sans lassitude, en des cérémonies toujours identiques, l'énorme confabulation du Seigneur avec les hommes:
—Je vous ai créés, vermine très chère, à ma ressemblance trois fois sainte, et vous m'avez payé en me trahissant. Alors, au lieu de vous châtier, je me suis puni moi-même. Il ne m'a plus suffi que vous me ressemblassiez, j'ai senti, moi, l'Impassible, une soif divine de me rendre semblable à vous, pour que vous devinssiez mes égaux, et je me suis fait vermine à votre image.
Vous croupissez, comme il vous plaît, dans la fange rougie de mon sang, au pied de la croix où vous m'avez fixé par les quatre membres pour que je ne m'éloignasse pas. Nous voilà donc ainsi, vous et moi, depuis deux mille ans bientôt. Or, ce bois est affreusement dur et vous ne sentez pas bon, mes enfants chéris …
Je ne vois guère que mon serviteur Élie qui pourrait venir me délivrer, pour qu'il me fût possible, enfin, de vous baptiser et de vous lessiver dans le feu, comme je l'ai tant annoncé. Mais ce prophète est endormi, sans doute, d'un puissant sommeil, depuis si longtemps que je l'appelle dans l'angoisse du Sabacthani!…
Il viendra, pourtant, je vous prie de le croire, et vous apprendrez alors, imbéciles ingrats, ce que je suis capable d'accomplir.
En ce jour, les épouvantes de Dieu militeront contre les hommes, parce qu'on verra la chose inouïe et parfaitement inattendue, qui doit déraciner, jusque dans ses fondements, l'habitacle humain, c'est-à-dire, la translation des figures en réalités … Je vous aveuglerai, parce que je suis l'auteur de la Foi, je vous désespérerai, parce que je suis le premier-né de l'Espérance, je vous brûlerai parce que je suis la Charité même. Je serai sans pitié, au nom de la Miséricorde et ma Paternité n'aura plus d'entrailles, sinon pour vous dévorer.
Ma Croix méprisée éclatera de splendeur, comme un incendie dans la nuit noire, et une terreur inconnue recrutera, dans cette clarté, la multitude tremblante des mauvais troupeaux et des mauvais pasteurs. Ah! vous m'avez dit d'en descendre et que vous croiriez en moi. Vous m'avez crié de me sauver moi-même, puisque je sauvais les autres. Eh! bien, je vais combler tous vos vœux. Je vais descendre effectivement de ma Croix, lorsque, cette épouse d'ignominie sera tout en feu,—à cause de l'arrivée d'Élie,—et qu'il ne sera plus possible d'ignorer ce qu'était, sous son apparence d'abjection et de cruauté, cet instrument d'un supplice de tant de siècles!…
Toute la terre apprendra, pour en agoniser d'épouvante, que ce Signe était mon Amour lui-même, c'est-à-dire l'ESPRIT SAINT, caché sous un travestissement inimaginable.
Cette Croix qui me dépasse de tous les côtés, pour exprimer, dans sa Folie, les adorables exagérations de votre Rachat, Elle va dilater sur toute la terre ses Bras torréfiants. Les montagnes et les vallées se liquéfieront comme la cire, et votre Dieu, décloué de son lit sanglant, posera de nouveau, sur le sol d'Adam, ses deux pieds percés, pour savoir si vous tiendrez parole en croyant en lui.
Il vous regardera avec la Face de sa Passion, mais ruisselante, cette fois, de la lumière de tous les symboles préfigurateurs que ce prodige allumera, devant lui, comme des flambeaux, et,—pour avoir fait, dans le temps des ténèbres, l'usage qu'il vous aura plu de votre liberté de pourriture,—vous connaîtrez, à votre tour, ce que c'est que d'être abandonné de mon Père, la Soif vous sera enseignée et toute justice sera consommée en vous, dans les épouvantables Mains ardentes que vous aurez blasphémées!
Tel était en Marchenoir l'étrange écho de la liturgie sacrée. La ferveur de ce millénaire tendait sans cesse aux accomplissements de la fin des fins. Tous les desiderata des âmes les plus sublimes accouraient à cette âme, comme une invasion de fleuves, et sa prière intérieure mugissait comme l'impatience des cataractes.
Ce chrétien inouï ne pensait même plus à son triste temps. Les colères immenses que soulevait en lui la promiscuité des ambiantes turpitudes, étaient oubliées. Involontairement, il assumait, en de surhumains transports, la déréliction de tous les âges.
—Vous avez promis de revenir, criait-il à Dieu, pourquoi donc ne revenez-vous pas? Des centaines de millions d'hommes ont compté sur votre Parole, et sont morts dans les affres de l'incertitude. La terre est gonflée des cadavres de soixante générations d'orphelins qui vous ont attendu. Vous qui parlez du sommeil des autres, de quel sommeil ne dormez-vous pas, puisqu'on peut vociférer dix-neuf siècles sans parvenir à vous éveiller?… Lorsque vos premiers disciples vous appelèrent dans la tempête, vous vous levâtes pour commander le silence au vent. Nous ne périssons pas moins qu'eux, je suppose, et nous sommes un milliard de fois plus infortunés, nous autres, les déshérités de votre présence, qui n'avons même pas le décevant réconfort de savoir en quel lieu de votre univers vous dormez votre interminable sommeil!
Ces objurgations, que les docteurs de la loi eussent condamnées, il ne pouvait s'empêcher de les renouveler sans relâche. C'était la respiration de son âme, quand il s'exhalait vers le ciel, et,—depuis la mort du prêtre qui lui avait autrefois ouvert l'entendement,—il n'avait pu rencontrer que Véronique dont le simple esprit ne se scandalisât pas de cette impétueuse façon de parler à Dieu.
Le souvenir de la chère créature se mêlait, par conséquent, à sa prière et traversait en flèches de flamme ses exaltations prophétiques. Il s'enroulait à ses pensées les plus hautes et participait de leur enthousiasme. Il trouvait, analogiquement, sa place dans les péripéties et les phases liturgiques du vaste drame de propitiation qui s'accomplissait sous les yeux du contemplatif obsédé.
Lorsqu'après l'instruction dominicale du curé ou de son vicaire,—que Marchenoir, au fond de sa chapelle, se félicitait de ne pas entendre,—l'orgue, venant, à tonner à la parole de l'officiant, promulguait, une fois de plus, en accompagnant les voix des chantres, cet antique Symbole de Nicée dont quinze siècles n'ont pas encore épuisé l'adolescence, le solitaire était, malgré tout, avec Véronique, dans le houlement grégorien des douze articles incommutables. La chair se taisait, sans doute, et la bien-aimée se transfigurait à la lumière des aperceptions extra-terrestres. L'obsession se faisait divine pour n'être pas exorcisée, mais elle ne s'éloignait pas un instant.
Peut-être fallait-il qu'il en fût ainsi. Les prières canoniques de l'Église romaine ont un tel caractère d'universalité, une si essentielle vertu de ramener à l'absolu tout réductible sentiment humain, que Marchenoir, momentanément allégé de tortures, se prenait à considérer cette violence exercée sur lui comme une nécessaire épreuve.
À ce point de vue, l'oblation de l'Hostie et l'oblation du Calice suggéraient à cet exégète enflammé d'immédiates applications, que les grondements de l'orgue, aux versets incitateurs du commencement de la Préface, avaient l'air de paraphraser. Sursum corda!—Hélas! je le veux bien, répondait le misérable, mais ma force est abattue et mon triste cœur pèse autant qu'un monde …
À l'immense éclat du Sanctus, il se redressait, il se brandissait lui-même jusqu'aux cieux, dans l'ivresse rédemptrice de cette louange œcuménique. Il lui semblait, alors, présenter devant le trône de Dieu cette sainte de la terre qu'il avait formée à la ressemblance des saintes du Paradis.
—Retirez-la de moi, disait-il, cachez-la de moi dans vos gouffres de lumière, gardez-moi ce pécule de rémission que j'ai si laborieusement conquis.
Un peu plus loin, à l'hymne séraphique de l'O salutaris, il se liquéfiait de mélancolique douceur, et c'était la minute exacte où il se croyait ordinairement devenu tout fort.
Toutes les cérémonies, tous les actes particuliers de ce Sacrifice, que les théologiens regardent comme le plus grand acte qui puisse être accompli sur terre, pénétraient Marchenoir jusqu'aux intestins et jusqu'aux moëlles. Il se saturait de la Dilection supérieure et n'en devenait ensuite que plus abordable aux inférieures sollicitations de son animalité …
C'est un lamentable mystère de notre nature, que les plus hautes appétences des êtres libres soient précisément ce qui les précipite à leur perdition,—afin qu'ils tombent sans espérance, comme Lucifer. Le malheureux le savait. C'est pourquoi il aurait voulu que cette messe n'eût jamais de fin, et que les chants amoureux ou comminatoires continuassent ainsi, jusqu'à ce que les tièdes fidèles, venus pour faire semblant de les écouter, fussent tombés en poussière avec lui-même et sa Véronique!…
Il sortait enfin, les nerfs rompus, la tête sonnante, excédé jusqu'à défaillir.