Le diable boiteux, tome II
The Project Gutenberg eBook of Le diable boiteux, tome II
Title: Le diable boiteux, tome II
Author: Alain René Le Sage
Editor: Pierre Jannet
Release date: November 10, 2013 [eBook #44142]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
produced from scanned images of public domain material
from the Google Print project.)
LE
DIABLE BOITEUX
PAR LE SAGE
SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID
ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES
PAR LE MÊME AUTEUR
ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE
PAR M. PIERRE JANNET
TOME II
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27, PASSAGE CHOISEUL, 27
M DCCC LXXVI
Tous droits réservés.
E. PICARD.
IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Ce, A SAINT-GERMAIN.
LE
DIABLE BOITEUX
CHAPITRE XIII
La force de l'amitié.
HISTOIRE.
Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son valet de chambre, s'éloignait à grandes journées du lieu de sa naissance, pour éviter les suites d'une tragique aventure. Il était à deux petites lieues de la ville de Valence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui descendait d'un carrosse avec précipitation: aucun voile ne couvrait son visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmante personne paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de secours, ne manqua pas de lui offrir celui de sa valeur.
«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que vous me faites: il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure; ils vont se battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez m'aider à les séparer.» En achevant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après avoir laissé son cheval à son valet, se hâta de la joindre.
«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se battaient avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer, et, en étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le sujet de leur différend.
«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora, cette dame que vous accompagnez; elle a toujours fait peu d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités. Pour moi, j'avais dessein de continuer à la servir malgré son indifférence; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est avisé de me faire un appel.
«—Il est vrai, interrompit don Alvar, que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: je crois que si je n'avais point de rival, dona Théodora pourrait m'écouter: je veux donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me défaire d'un homme qui s'oppose à mon bonheur.
«—Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre combat; il offense dona Théodora: on saura bientôt dans le royaume de Valence que vous vous serez battus pour elle: l'honneur de votre dame vous doit être plus cher que votre repos et que vos vies. D'ailleurs, quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un œil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez-moi, faites plutôt sur vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez: rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en coûte du sang.
«—Eh! de quelle manière? s'écria don Alvar.—Il faut que cette dame se déclare, répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui laisse le champ libre.—J'y consens, dit don Alvar, et j'en jure par tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona Théodora se détermine: qu'elle me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins insupportable que l'affreuse incertitude où je suis.—Et moi, dit à son tour don Fadrique, j'en atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore ne prononce point en ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.»
«Alors le Tolédan, se tournant vers dona Théodora: «Madame, lui dit-il, c'est à vous de parler: vous pouvez d'un seul mot désarmer ces deux rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la constance.—Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvar, mais je ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances que mon cœur ne saurait avouer.
«—La feinte n'est plus de saison, Madame, reprit le Tolédan; il faut, s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers soient également bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un que pour l'autre: je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue agitée.
«—Vous expliquez mal cette frayeur, répartit dona Théodora: la perte de l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause innocente; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui menace ma réputation a fait toute ma crainte.»
«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin patience. «C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame refuse de terminer la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider.» En parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique, qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir.
«Alors la dame, plus effrayée par cette action que déterminée par son penchant, s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce que je donne la préférence.»
«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et disparut en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie: tantôt il se mettait à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassait le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur marquer toute la reconnaissance dont il se sentait pénétré.
«Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de don Alvar, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager à souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite, mais pour qui son cœur n'était point prévenu.
«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas de la préférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvar; ce n'est pas que je n'aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui: je sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez: vous êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je vous rends; je dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut flatter la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon cœur: mon indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste encore de la perte que j'ai faite depuis un an de don André de Cifuentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et qu'il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses richesses, m'obligèrent à l'épouser, j'ai été fort affligée de sa mort: je le regrette encore tous les jours.
«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajouta-t-elle; il ne ressemblait nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur faiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas, ou la font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable. D'ailleurs, sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait son unique étude d'aller au-devant de tout ce que je paraissais souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce, que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable: il est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu, sans doute, à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me plaire.»
«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona Théodora: «Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que vous avez méprisé mes soins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma constance.—Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame, puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de votre amour: tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en sorte que je vous aime: je ne vous cacherai point les sentiments favorables que j'aurai pris pour vous; mais si malgré tous vos efforts vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez pas en droit de me faire des reproches.»
«Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que la dame prit la main du Tolédan et tourna brusquement ses pas du côté de son équipage. Il alla détacher son cheval qui était attaché à un arbre, et, le tirant après lui par la bride, il suivit dona Théodora, qui monta dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue; la cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena dans la sienne le Tolédan.
«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en particulier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire un long séjour. «J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui répondit le Tolédan: j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes d'Espagne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde j'acheverai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de ces funestes climats.—Que dites-vous? répliqua don Fadrique avec surprise; qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr ce que tous les hommes aiment naturellement?—Après ce qui m'est arrivé, répartit le Tolédan, mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le quitter pour jamais.—Ah! seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de compassion, que j'ai d'impatience de savoir vos malheurs! si je ne puis soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre physionomie m'a d'abord prévenu pour vous; vos manières me charment, et je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort.
«—C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don Fadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne, me fit craindre que dona Théodora ne vous préférât votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez depuis si bien fortifié cette première impression, qu'au lieu de vouloir vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et trouve une douceur secrète à vous découvrir mon âme; apprenez donc mes malheurs.
«Tolède m'a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu presque dès mon enfance ceux qui m'ont donné le jour, de manière que je commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon cœur dans le choix que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite, sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieux goûter le plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède.
«Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma femme et en devint amoureux; je le crus du moins, et ce qui acheva de me le persuader, c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement, ce qu'il avait jusque-là fort négligé; il me mit de ses parties de chasse, me fit force présents, et encore plus d'offres de services.
«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec mon épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait cette pensée; effectivement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma femme, j'aurais évité les malheurs qui me sont arrivés; mais la confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot et tirée d'un état obscur fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! je la connaissais mal. L'ambition et la vanité, qui sont deux choses si naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne.
«Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement d'un homme que l'on traitait d'Excellence chatouilla son orgueil et remplit son esprit de fastueuses chimères; elle s'en estima davantage et m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance, ne fit plus que m'attirer ses mépris: elle me regarda comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que, si ce grand seigneur qui était épris de ses charmes l'eût vue avant son mariage, il n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et séduite par quelques présents qui la flattaient, elle se rendit aux secrets empressements du duc.
«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de leur intelligence; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne m'attendait pas sitôt: elle venait de recevoir une lettre du duc, et se préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue; j'en frémis, et, voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait; mais elle s'en défendit, de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité; je tirai de son sein, malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles:
Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde entrevue? Que vous êtes cruelle, de me donner les plus douces espérances et de tant tarder à les remplir! Don Juan va tous les jours à la chasse, ou à Tolède: ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, Madame: songez que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment d'en attendre longtemps la possession.
«Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage; je mis la main sur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur. Je dissimulai; je dis à ma femme, avec le moins d'agitation qu'il me fut possible: «Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat de son rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le faste: je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne m'avez point fait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la mériter.»
«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour chercher la solitude dont j'avais besoin moi-même pour calmer la colère qui m'enflammait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant d'avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence.
«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon départ, et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir profiter de la conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; je me promettais une entière vengeance.
«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: loin de remarquer qu'on se disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus au contraire que l'on fermait les portes avec exactitude, et trois jours s'étant écoulés sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout commerce avec son amant.
«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger, et, me livrant aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je courus à l'appartement de ma femme: je l'embrassai avec transport, et lui dis: «Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint ce voyage pour vous éprouver. Vous devez pardonner ce piége à un mari dont la jalousie n'était pas sans fondement: je craignais que votre esprit, séduit par de superbes illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâces au ciel, vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus notre union.»
«Ma femme me parut touchée de ces paroles, et, laissant couler quelques pleurs: «Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné sujet de soupçonner ma fidélité! J'ai beau détester ce qui vous a si justement irrité contre moi; mes yeux depuis deux jours sont vainement ouverts aux larmes, toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles: je ne regagnerai jamais votre confiance.—Je vous la redonne, Madame, interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'elle faisait paraître, je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.»
«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais eus auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été si cruellement troublés: ils devinrent même plus piquants; car ma femme, comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais plus de vivacité dans ses caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin qu'elle m'avait causé.
«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée: elle passait le jour auprès de moi; et la nuit, comme j'étais dans un appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour apprendre par elle-même de mes nouvelles: enfin, elle montrait une extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais besoin; il semblait que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté, j'étais si sensible à toutes les marques de tendresse qu'elle me donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, elles n'étaient pas aussi sincères que je me l'imaginais.
«Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre vint me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir vous cacher ce qui se passe en ce moment chez vous: le duc de Naxera est avec madame.»
«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon valet sans pouvoir lui parler: plus je pensais au rapport qu'il me faisait, plus j'avais de peine à le croire véritable. «Non, Fabio, m'écriai-je, il n'est pas possible que ma femme soit capable d'une si grande perfidie! Tu n'es point assuré de ce que tu dis.—Seigneur, reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter; mais de fausses apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans l'appartement de madame: je me suis caché pour éclaircir mes soupçons, et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes.»
«A ce discours, je me levai tout furieux; je pris ma robe de chambre et mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de Fabio, qui portait de la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le duc, qui était assis sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira: mais ce fut avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement et lui enfonçai mon épée dans le cœur. Je m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive: «Et toi, lui dis-je, infâme, reçois le prix de toutes tes perfidies.» En disant cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son amant.
«Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j'avoue que j'aurais pu assez punir une épouse infidèle sans lui ôter la vie; mais quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture? Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie; représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les circonstances, toute l'énormité de sa trahison, et jugez si l'on ne doit point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait.
«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte; je jugeai bien que je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc me feraient chercher par toute l'Espagne, et que, le crédit de ma famille ne pouvant balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger: c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris la route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la suivre et de l'aider à vous séparer.»
«Après que le Tolédan eût achevé de parler, don Fadrique lui dit: «Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera; soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire: vous demeurerez, s'il vous plaît, chez moi, en attendant l'occasion de passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être uni désormais avec vous d'une étroite amitié.»
«Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance, et accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie, seigneur don Cléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma entr'eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan; c'était le même caractère: enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique, surtout, était enchanté des manières de son ami: il ne pouvait même s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Théodora.
«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient enfin toucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou tard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, qui craignait de ne pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta dans une langueur qui faisait pitié à don Juan; mais don Juan fut bientôt plus à plaindre que lui.
«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona Théodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait son ami, il ne songea qu'à la combattre; et, persuadé qu'il ne la pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître, il résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le voulait mener chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en excuser.
«D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame, qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un jour qu'elle lui faisait cette question il lui répondit en souriant que son ami avait ses raisons. «Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona Théodora.—Madame, répartit Mendoce, comme je voulais aujourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il faut que je vous révèle pour le justifier. Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans cette ville, les moments lui étaient chers.
«—Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la veuve de Cifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs amis.» Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Théodora; il crut que la vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa conjecture: un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne démêlât ses sentiments, elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien, un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand il n'aurait pas d'abord pris le change.
«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une profonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination qu'elle avait conçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée qu'elle ne l'était: «Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en soupirant, se plaît à enflammer des cœurs qui ne s'accordent pas? Je n'aime pas don Fadrique qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon indifférence: ton ami t'en venge assez.»
«A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse: que don Juan était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, elle résolut d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand ils furent tous deux seuls, dona Théodora prit ainsi la parole:
«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez plus chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre propre mouvement que vous me fuyez: votre dame vous aura sans doute défendu de me voir. Avouez-le-moi, don Juan, et je vous excuse: je sais que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir à leurs maîtresses.
«—Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie: contentez-vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter.—Quelle que puisse être cette raison, reprit dona Théodora toute émue, je veux que vous me la disiez.—Hé bien, Madame, répartit don Juan, il faut vous obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en voulez savoir.
«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait quitter la Castille. En m'éloignant de Tolède, le cœur plein de ressentiment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais surprendre. Dans cette fière disposition, je m'approchai de Valence; je vous rencontrai, et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je soutins vos premiers regards sans en être troublé: je vous ai revue même depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté, votre esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer.
«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire: c'est une fausse confidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que j'aurais pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec lui.»
«Ce discours, à quoi dona Théodora ne s'était point attendue, lui causa une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai qu'elle ne se mit point en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer ses yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre, et lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi vous découvrir le mien: écoutez-moi.
«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement de Mendoce, je menais une vie douce et tranquille, lorsque le hasard vous fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre secours de très-bonne grâce, et la manière avec laquelle vous sûtes séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous proposâtes pour les accorder me déplut: je ne pouvais sans beaucoup de peine me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser, je crois que vous aviez déjà un peu de part à ma répugnance: car dans le même moment que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma don Fadrique, je sentis que mon cœur se déclarait pour l'inconnu. Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous.
«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments: je vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois que l'on peut sans scrupule découvrir une tendresse innocente à un homme qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous m'aimiez, et j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour l'autre.»
«Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan, et lui donner lieu de faire éclater les transports de joie et de reconnaissance qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais au lieu de paraître enchanté des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur.
«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; quand, pour vous faire un sort qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe, et vous montre une âme charmée, vous résistez à la joie que doit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Ah! don Juan, quel étrange effet produisent en vous mes bontés!
«—Eh! quel autre effet, Madame, répondit tristement le Tolédan, peuvent-elles faire sur un cœur comme le mien? Je suis d'autant plus misérable que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour moi: vous savez quelle tendre amitié nous lie: pourrais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces espérances?—Vous avez trop de délicatesse, dit dona Théodora: je n'ai rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend?
«—Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton ferme: un ami tel que Mendoce a plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes intérêts sont devenus les siens: les moindres choses qui me regardent ne sauraient échapper à son attention, ou, pour tout dire en un mot, je partage son âme avec vous.
«Ah! si vous vouliez que je profitasse de vos bontés, il fallait me les laisser voir avant que j'eusse formé les nœuds d'une amitié si forte. Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que comme un rival: mon cœur, en garde contre l'affection qu'il me marquait, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui tout ce que je lui dois; mais, Madame, il n'est plus temps; j'ai reçu tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant que j'avais pour lui: la reconnaissance et l'inclination me lient et me réduisent enfin à la cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que vous me présentez.»
«En cet endroit, dona Théodora, qui avait les yeux couverts de larmes, prit son mouchoir pour s'essuyer. Cette action troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa constance: il commençait à ne répondre plus de rien. «Adieu, Madame, continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu, il faut vous fuir pour sauver ma vertu; je ne puis soutenir vos pleurs, ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour jamais, et pleurer la perte de tant de charmes que mon inexorable amitié veut que je lui sacrifie.» En achevant ces paroles il se retira avec un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à conserver.
«Après son départ, la veuve de Cifuentes fut agitée de mille mouvements confus: elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'amitié, au lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle résolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les augmenter, car la solitude est plus propre à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.
«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé dans son appartement pour s'abandonner en liberté à sa douleur. Après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt interrompre sa rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé, il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour le rassurer, fut obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit aussitôt pour le laisser reposer; mais il sortit d'un air si triste, que le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. «O ciel, dit il en lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout le malheur de ma vie?»
«Le jour suivant, don Fadrique n'était pas encore levé qu'on le vint avertir que dona Théodora était partie avec tout son domestique pour son château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait penser, il en conçut un funeste présage.
«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant: «Je viens dissiper l'inquiétude que je vous cause: je me porte assez bien aujourd'hui.—Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu de la mauvaise que j'ai reçue.» Le Tolédan demanda quelle était cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens, lui dit: «Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé?»
«Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et tâcha de lui persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que son ami employait pour le rassurer, l'interrompit: «Tous ces discours, dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu à dona Théodora. Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon crime.
«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire préparer des chevaux.—Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener personne avec vous: cet éclaircissement se doit faire sans témoins.—Don Juan ne saurait être de trop, reprit don Fadrique; dona Théodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon cœur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à l'apaiser en ma faveur.
«—Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous être utile. Partez tout seul, je vous en conjure.—Non, mon cher don Juan, répartit Mendoce, nous irons ensemble: j'attends cette complaisance de votre amitié.—Quelle tyrannie! s'écria le Tolédan d'un air chagrin. Pourquoi exigez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous accorder?»
«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont elles avaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son ami avec attention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop vous contraindre et me gêner; parlez. Qui cause la répugnance que vous marquez à m'accompagner?
«—Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je dissimule: cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la conformité de nos affections; elle n'est que trop parfaite: les traits qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona Théodora...—Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce en pâlissant!—Dès que j'ai connu mon amour, répartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; vous le savez: vous m'en avez vous-même fait des reproches; je triomphais du moins de ma passion, si je ne pouvais la détruire.
«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais, par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, je dois vous le dire, je trouvai Théodora prévenue pour moi.»
«Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et interrompant encore son ami en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelle confidence vous m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments perfides que vous me déclarez.
«Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu: je le sens d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une main...—Rendez-moi plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.»
«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour; je refusai la foi de dona Théodora. Elle en pleura de dépit; mais, grand Dieu, que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! Je ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru. Je commençais à me trouver barbare, et pendant quelques instants, Mendoce, mon cœur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger; il faut craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ: je ne veux plus m'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie?
«—Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas! devais-je croire que dona Théodora pourrait vous voir longtemps sans vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à la Fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à la possession de dona Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don Juan; suivez le penchant qui vous entraîne: épousez la veuve de Cifuentes; que mon cœur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse.
«—Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon bonheur.—Et le repos de Théodora, reprit don Fadrique, vous doit-il être indifférent? Ne nous flattons point: le penchant qu'elle a pour vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je n'en serais pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne lui plairai jamais: le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu: elle a pour vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez donc la main qu'elle vous présente: comblez ses désirs et les vôtres: abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites pas trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du destin.»
Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter l'écolier, qui lui dit: «Ce que vous me racontez est surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que tels qu'ils sont.—Je demeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. Revenons à mon histoire.
«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de s'entretenir de Théodora: ils n'osaient plus même prononcer son nom. Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.
«Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour don Fadrique.
«Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention, elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet, c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de bayonnettes.
«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force; mais, comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et l'arrêtèrent.
«La dame et la fille qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance, pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que l'empressement des cavaliers fut inutile.
«Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.
«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora, animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point, dans la cour de Sparte, une si grande consternation.»
CHAPITRE XIV
Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur
comique.
L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit: «Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette satisfaction de la manière suivante.
«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France, est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris, a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une meilleure fortune.
«Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait d'un profond sommeil.
«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez à mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter des vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui-même qui me les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter.
«—Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comique en baillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous prenez un peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les vers que vous avez à me dire.—Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le poëte tragique: quand vous seriez mort, la scène que je viens de composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres, et vont à Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine, ont encore la foule après trente représentations; mais venons, ajouta ce poëte modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'étrenne.
«Voici ma tragédie: La mort de Patrocle. Scène première. Briseïde et les autres captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent les cheveux et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz que cela est un peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. Que les petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation, sans oser les franchir, à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils ne s'attendent point.
«Les captives sont donc couchées par terre. Phœnix, gouverneur d'Achille, est avec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre. Ensuite il commence la protase par ces vers:
Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille
Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,
Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,
Léonte de la pique adroit à l'exercice,
Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;
Achille s'y prépare, et déjà ce héros
Pousse vers Ilium ses immortels chevaux1.
Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,
Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine,
Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:
Et lorsque vous serez de carnage lassés,
Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,
Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.
Xantus baisse la tête et répond par ces mots:
Achille, vous serez content de vos chevaux:
Ils vont aller au gré de votre impatience;
Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.
Junon aux yeux de bœuf ainsi le fait parler,
Et d'Achille aussitôt le char semble voler.
Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
Soudain font retentir le rivage de Troie.
Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,
Paraît plus éclatant que l'astre du matin,
Ou tel que le soleil commençant sa carrière
S'élève pour donner au monde la lumière,
Ou brillant comme un feu que les villageois font
Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.
[1] Hom. Lib. XIX.
«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de cette comparaison: Plus éclatant qu'un feu que les villageois font... Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du véritable, vous en devez être enchanté.—Je le suis sans doute, a répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau, et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui s'approchaient du corps de Patrocle.—Ne pensez pas vous en moquer, a répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer: cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me fournir des vers pompeux: je ne le raterai pas, sur ma parole.
«Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon coin; aussi; quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit! je m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les jours de beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans vanité, je ne passe pas pour un Pradon: la grande comtesse de Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poëte favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que sanglotter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.»
«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là: c'est une femme qui ne peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique, qu'elle sort ordinairement de sa loge après la grande pièce, pour emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: que l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs qu'elle.
«—Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation de mille personnes de qualité, tant mâles que femelles...—Je me défierais encore du suffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur comique: je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment: cela suffit pour leur faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas davantage pour décrier une bonne pièce.
«—Hé bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du parterre.—Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a répliqué l'autre: il fait paraître trop de caprice dans ses décisions. Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression le désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès.
«—C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le tragique; on réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies; l'impression découvre leur faiblesse: les comédies n'étant que des bagatelles, que de petites productions d'esprit...—Tout beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau! vous ne songez pas que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la comédie avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: il n'est pas plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer. Sachez qu'un sujet ingénieux dans les mœurs de la vie ordinaire ne coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque.
«—Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi de vous entendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je les ai méprisés jusqu'ici.—Je me soucie fort peu de vos mépris, monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là-dedans une image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les piller de cette sorte: ils sont, à la vérité, remplis de choses admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez, pour faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux.
«—Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué Giblet, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir d'avoir osé critiquer ma scène, je ne vous en lirai pas la suite.—Je ne suis que trop puni d'avoir entendu le commencement, a réparti Calidas: il vous sied bien, à vous, de mépriser mes comédies! Apprenez que la plus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de se guinder sur de grands sentiments, que d'attraper une plaisanterie fine et délicate.
«—Grâce au ciel, dit le tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le malheur de n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. La cour juge plus favorablement de moi que vous ne faites, et la pension dont elle m'a bien voulu...—Eh! ne croyez pas m'éblouir avec vos pensions de cour, interrompt Calidas: je sais trop de quelle manière on les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez pas mieux valoir que les auteurs comiques. Et pour vous prouver même que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des poëmes dramatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en France, et que je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai à faire des tragédies.
«—Pour un composeur de farces, dit là dessus le poëte tragique, vous avez bien de la vanité.—Pour un versificateur qui ne doit sa réputation qu'à de faux brillants, dit l'auteur comique, vous vous en faites bien accroire.—Vous êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas chez vous, mon petit monsieur Calidas, la péripétie de cette aventure vous apprendrait à respecter le cothurne.—Que cette considération ne vous retienne point, mon grand monsieur Giblet, a répondu Calidas. Si vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussi bien chez moi qu'ailleurs.»
«En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et les coups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre. Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue, et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jugé qu'ils étaient aux prises. Il s'est levé, et, par compassion pour ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui sont ces personnes que vous voyez en robe de chambre, viennent avec l'Italien séparer les combattants.
—Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois, les auteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus importants que ceux qui ne font que des comédies.—Sans doute, répondit Asmodée. Les premiers se croient autant au-dessus des autres, que les héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comiques.—Eh, sur quoi fondent-ils leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce qu'il serait en effet plus difficile de faire une tragédie qu'une comédie?—La question que vous me faites, répartit le diable, a cent fois été agitée, et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comme je la décide, n'en déplaise aux hommes qui ne sont pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est pas plus facile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la dernière était plus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie que le meilleur auteur comique, ce qui ne s'accorderait pas avec l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandent donc deux génies d'un caractère différent, mais d'une égale habileté.
«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir la digression: je vais reprendre le fil de l'histoire que vous avez interrompue.
CHAPITRE XV
Suite et conclusion de l'histoire de la force
de l'amitié.
«Si les valets de dona Théodora n'avaient pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre autres blessé un si dangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu sur le sable.
«On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvar; et comme on s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits: on en vint à bout, quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût dire où son maître emmenait dona Théodora.
«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût avoir peu d'espérance d'en profiter: il rappela le peu de force qui lui restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait dessein de conduire la veuve de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr asile.
«Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan: ils laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun dans sa retraite: ils s'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent qu'un vaisseau freté pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile: ils profitèrent de l'occasion.
«Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou six heures après leur départ, il survint un calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire, ils furent obligés de louvoyer, dans l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il s'avançait presque sous leur canon sans arborer aucun pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne fût un corsaire.
«Ils ne se trompaient pas: c'était un pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il s'aperçut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé: c'est pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles et se disposa au combat.
«Ils commençaient de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux.
«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer. Alors il parut sur la poupe du navire d'Alger un esclave qui se mit à crier, en espagnol, aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce cri, un Turc qui tenait une banderole de taffetas vert parsemée de demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres, et le maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger.
«Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à-dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens; de sorte que tous les passagers de ce malheureux navire furent en un instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut réglé par le sort.
«C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de tomber tous deux au pouvoir du même corsaire: ils auraient trouvé leurs chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la Fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir de ces amis, quand il leur fallut se quitter: ils se jetèrent aux pieds des pirates, pour les conjurer de ne les point séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des spectacles les plus touchants, ne se laissèrent point fléchir: au contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils résolurent de les partager.
«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des cœurs impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras: «Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions? Quelle affreuse nécessité! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets. Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?—Ne cherchez point ailleurs la cause de nos disgrâces, répondit don Juan: il ne les faut imputer qu'à moi. La mort des deux personnes que je me suis immolées, quoiqu'excusable aux yeux des hommes, aura sans doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'avoir pris de l'amitié pour un misérable que poursuit sa justice.»
«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment, et soupiraient avec tant de violence, que les autres esclaves n'en étaient pas moins touchés que de leur propre infortune. Mais les soldats de Tunis, encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce tardait à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement des bras du Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en le chargeant de coups. «Adieu, cher ami, s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus: dona Théodora n'est point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront les moindres peines de mon esclavage.»
«Don Juan ne put répondre à ces paroles: le traitement qu'il voyait faire à son ami lui causa un saisissement qui lui ôta l'usage de la voix. Comme l'ordre de cette histoire demande que nous suivions le Tolédan, nous laisserons don Fabrique dans le navire de Tunis.
«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena ses nouveaux esclaves chez le Pacha, et de là au marché où l'on a coutume de les vendre. Un officier du dey Mezomorto acheta don Juan pour son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans les jardins du harem2. Cette occupation, quoique pénible pour un gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y pensait sans cesse, et son esprit, loin de faire quelque effort pour se détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se les retracer.
[2] C'est le nom que l'on donne à tous les sérails des particuliers; il n'y a que le sérail du grand seigneur qui soit appelé sérail.
«Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il chantait une chanson triste en travaillant, Mezomorto s'arrêta pour l'écouter: il fut assez content de sa voix, et, s'approchant de lui par curiosité, il lui demanda comme il se nommait: le Tolédan lui répondit qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris celui-là parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de Théodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plutôt qu'un autre. Mezomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes, à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait.
«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir de l'esprit, et je ne te crois pas un homme du commun; mais, qui que tu puisses être, tu as le bonheur de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance.» Don Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas de sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite sur sa tête.
«Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezomorto, je te dirai que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une entr'autres à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que son visage soit le soleil réfléchi, et sa taille paraît être la tige du rosier planté dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.
«Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une tristesse mortelle, que le temps et mon amour ne sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point encore satisfaits; je les ai toujours domptés, et, contre l'usage ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que le plaisir des sens, je me suis attaché à gagner son cœur par une complaisance et par des respects que le dernier des Musulmans aurait honte d'avoir pour une esclave chrétienne.
«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que je fasse un effort encore: je veux me servir de ton entremise. Comme l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui mon rang et mes richesses; représente-lui que je la distinguerai de toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezomorto, et dis-lui que j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main.»
«Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible pour s'en bien acquitter. «C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne ton ouvrage et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance: des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de mes souffrances.» Don Juan quitta son travail et suivit le dey, qui avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à recevoir son agent.
«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître Mezomorto. La belle esclave le salua avec beaucoup de respect; mais elle ne put s'empêcher de frémir, ce qui lui arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et pour la rassurer: «Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je lui accorderai la permission de vous parler, et même sans témoins.»
«La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. «Je vais vous l'envoyer, reprit le dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos ennuis!» En achevant ces paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu peux entrer; et après que tu auras entretenu la captive, tu viendras dans mon appartement me rendre compte de cet entretien.»
«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le regarder fixement; mais venant tout à coup à s'envisager l'un l'autre avec attention, ils firent un cri de surprise et de joie. «O ciel! dit le Tolédan en s'approchant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me séduit? Est-ce en effet dona Théodora que je vois?—Ah! don Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous qui me parlez?—Oui, Madame, répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan lui-même. Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous revoir, ne sauraient retenir, à ces transports que votre présence seule est capable d'exciter; je ne murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle vous rend à mes vœux... Mais où m'emporte une joie immodérée? J'oublie que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau caprice du sort y êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu vous sauver de la téméraire ardeur de don Alvar? Ah! qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je crains d'apprendre que le ciel n'ait pas assez protégé la vertu!
«—Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée d'Alvaro Ponce. Si j'avais le temps de vous raconter...—Vous en avez tout le loisir, interrompit don Juan: le dey me permet d'être avec vous, et, ce qui doit vous surprendre, de vous entretenir sans témoins. Profitons de ces heureux moments: instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuis votre enlèvement jusqu'ici.—Eh! qui vous a dit, reprit-elle, que c'est par don Alvar que j'ai été enlevée?—Je ne le sais que trop bien, répartit don Juan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait appris, et comme, Mendoce et lui s'étant embarqués pour aller chercher son ravisseur, ils avaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût achevé son récit, Théodora commença le sien dans ces termes:
«Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir saisie par une troupe de gens masqués: je m'évanouis entre les bras de celui qui me portait, et quand je revins de mon évanouissement, qui fut sans doute très-long, je me trouvai seule avec Inès, une de mes femmes, en pleine mer, dans la chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les voiles au vent.
«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter à prendre patience, et j'eus lieu de juger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon ravisseur. Il osa se montrer devant moi, et, venant se jeter à mes pieds: Madame, me dit-il, pardonnez à don Alvar le moyen dont il se sert pour vous posséder: vous savez quels soins je vous ai rendus, et par quel attachement j'ai disputé votre cœur à don Fadrique jusqu'au jour que vous lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu pour vous qu'une passion ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon malheur; mais mon sort est d'adorer vos charmes: tout méprisé que je suis, je ne saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne craignez rien pourtant de la violence de mon amour: je n'ai point attenté à votre liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes efforts, et je prétends que, dans la retraite où je vous conduis, un nœud éternel et sacré unisse nos cœurs.
«Il me tint encore d'autres discours dont je ne puis bien me ressouvenir; mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à l'épouser il ne me tyrannisait pas, et que je devais moins le regarder comme un ravisseur insolent que comme un amant passionné. Pendant qu'il parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'est pourquoi il me quitta sans perdre le temps à me persuader; mais en se retirant il fit un signe à Inès, et je compris que c'était pour qu'elle appuyât adroitement les raisons dont il avait voulu m'éblouir.
«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'un enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'accepter la main d'Alvaro Ponce, quelque aversion que j'eusse pour lui: que ma réputation ordonnait ce sacrifice à mon cœur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer mes larmes, que de me faire voir la nécessité de ce mariage affreux: aussi étais-je inconsolable. Inès ne savait plus que me dire, lorsque tout à coup nous entendîmes sur le tillac un grand bruit qui attira toute notre attention.
«Ce bruit que faisaient les gens de don Alvar était causé par la vue d'un gros vaisseau qui venait fondre sur nous à voiles déployées: comme le nôtre n'était pas si bon voilier que celui-là, il nous fut impossible de l'éviter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendîmes crier: Arrive, arrive! Mais Alvaro Ponce et ses gens, aimant mieux mourir que de se rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut très-vive: je ne vous en ferai point le détail; je vous dirai seulement que don Alvar et tous les siens y périrent, après s'être battus comme des désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau, qui appartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de ses officiers.
«Aby Aly me regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant à mes habits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane: Modérez votre affliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage; ce malheur était inévitable pour vous; mais, que dis-je, ce malheur! C'est un avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle pour vous borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a point fait naître pour ces misérables mortels; vous méritez les vœux des premiers hommes du monde: les seuls Musulmans sont dignes de vous posséder. Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route d'Alger: quoique je n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, mon maître, sera satisfait de ma course. Je ne crains pas qu'il condamne l'impatience que j'aurai eue de remettre entre ses mains une beauté qui va faire ses délices et tout l'ornement de son sérail.
«A ce discours qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je redoublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre œil que moi le sujet de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que je m'affligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel, et j'implorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vaisseaux chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nous engloutissent. Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur me rendissent si effroyable, que ma vue pût faire horreur au dey. Vains souhaits que ma pudeur alarmée me faisait former! Nous arrivâmes au port: on me conduisit dans ce palais; je parus devant Mezomorto.
«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni ce que son maître lui répondit, parce qu'ils se parlèrent en turc; mais je crus m'apercevoir aux gestes et aux regards du dey que j'avais le malheur de lui plaire, et les choses qu'il me dit ensuite en espagnol achevèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette opinion.
«Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce qu'il voudrait pour ma rançon; j'eus beau tenter son avarice par l'offre de tous mes biens, il me dit qu'il m'estimait plus que toutes les richesses du monde. Il me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de son palais, et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la tristesse dont il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes chagrins, et je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent sans cesse de l'amour de leur maître et de tous les différents plaisirs qui me sont réservés.
«Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir produit un effet tout contraire: rien ne peut me consoler. Captive dans ce détestable palais qui retentit tous les jours des cris de l'innocence opprimée, je souffre encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que m'inspire l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à ce jour, qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice nouveau.»
«Dona Théodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don Juan en fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, lui dit-il, que vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur; je ne le sais que trop, et je vois tout le danger que vous courez.
«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témoin tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre: avant que Mezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...—Ah! don Juan, interrompit la veuve de Cifuentes, quel projet osez-vous concevoir? Gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils pas? Les tourments les plus effroyables... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôtant la vie au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat, peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezomorto. C'est à toi, ciel, à montrer ta justice! tu connais la brutale envie du dey: tu me défends le fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir un crime qui t'offense.
«—Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire: ce qui me vient dans l'esprit en ce moment est sans doute un avis secret qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de vous voir que pour vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de notre conversation: il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à soulager vos peines, et que s'il continue, il doit tout espérer; secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve moins triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre quelque sorte de plaisir à ses discours.
«—Quelle contrainte! interrompit dona Théodora; comment une âme franche et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, et quel sera le fruit d'une feinte si pénible?—Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner: pendant ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'espère que l'industrie ne nous sera pas inutile.
«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire veut de la diligence; nous nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'amuser par des fables son impétueuse ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à le recevoir: dissimulez, efforcez-vous: que vos regards, que sa présence blesse, soient désarmés de haine et de rigueur: que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui le flatte: ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut tout promettre pour ne rien accorder.—C'est assez, répartit Théodora, je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace m'impose cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je tiens de vous ma liberté.»
«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, se rendit auprès de lui: «Hé bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nouvelles m'apportes-tu de la belle esclave? L'as-tu disposée à m'écouter? Si tu m'apprends que je ne dois pas me flatter de vaincre sa farouche douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur mon maître que j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'on refuse à ma complaisance.—Seigneur, lui répondit don Juan, il n'est pas besoin de faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours à la violence pour satisfaire votre amour. L'esclave est une jeune dame qui n'a point encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les vœux des premiers seigneurs d'Espagne: elle vivait en souveraine dans son pays: elle se voit captive ici; une âme orgueilleuse doit sentir longtemps la différence de ces conditions. Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera comme les autres à l'esclavage; j'ose même vous dire que déjà ses fers commencent à lui moins peser: ces déférences attentives que vous avez pour elle, ces soins respectueux qu'elle n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs et triomphent peu à peu de sa fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable disposition; continuez, achevez de charmer cette belle esclave par de nouveaux respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre dans vos bras l'amour de la liberté.
«—Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey: l'espoir que tu me donnes peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente ardeur, pour mieux la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu pas trompé toi-même? Je vais tout à l'heure entretenir l'esclave: je veux voir si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses espérances que tu y as remarquées.» En disant ces paroles, il alla trouver Théodora, et le Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra le jardinier, qui était cet esclave adroit dont il prétendait employer l'industrie pour tirer d'esclavage la veuve de Cifuentes.
«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait parfaitement Alger, pour y avoir servi plusieurs patrons avant que d'être au dey. «Francisque, mon ami, lui dit don Juan, vous me voyez très-affligé: il y a dans ce palais une jeune dame des plus considérables de Valence: elle a prié Mezomorto de taxer lui-même sa rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux.—Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.—C'est que je suis de la même ville, répartit le Tolédan: ses parents et les miens sont intimes amis: il n'est rien que je ne fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en liberté.
«—Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose vous assurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame étaient d'humeur à bien payer ce service.—N'en doutez pas, répartit don Juan; je réponds de leur reconnaissance, et surtout de la sienne. On la nomme dona Théodora: elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de grands biens, et elle est aussi généreuse que riche: en un mot, je suis Espagnol et noble, ma parole doit vous suffire.
«—Hé bien, reprit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je vais chercher un renégat catalan que je connais, et lui proposer...—Que dites-vous! interrompit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous fier à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion pour...?—Quoique renégat, interrompit à son tour Francisque, il ne laisse pas d'être honnête homme; il me paraît plus digne de pitié que de haine, et je le trouverais excusable si son crime pouvait recevoir quelque excuse. Voici son histoire en deux mots.
«Il est natif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il deviendrait plus heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour Carthagène avec sa mère; mais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui les prit et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un More et lui à un Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa le mahométisme pour finir son cruel esclavage, comme aussi pour procurer la liberté à sa mère, qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le More son patron. En effet, s'étant mis à la solde du bacha, il alla plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa une partie au rachat de sa mère; et pour faire valoir le reste, il se mit en tête d'écumer la mer pour son compte.
«Il se fit capitaine. Il acheta un petit vaisseau sans pont, et avec quelques soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit enfin en état d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises considérables; mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une frégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite des pirates par le succès de leurs entreprises, le renégat tomba par ses disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. Il vendit son vaisseau et se retira dans une maison hors de la ville, où, depuis ce temps-là, il vit du bien qui lui reste, avec sa mère et plusieurs esclaves qui les servent.
«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez le même patron: nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées, et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa foi; que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il était quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, au hasard d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir, le scandale qu'il avait causé aux chrétiens.
«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, continua Francisque: un homme de cette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous prétexte d'aller au bagne3: je me rendrai chez lui; je lui représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux moyens d'y rentrer: qu'il n'a pour cet effet qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théodora lui donnera de quoi passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone.
[3] Lieu où s'assemblent les esclaves.
«—Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance que l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce renégat: vous et lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. Mais croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le concevez?—Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi, Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise, et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous annoncer.»
«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit: «J'ai parlé au renégat: je lui ai proposé notre dessein, et, après une longue délibération, nous sommes convenus qu'il achètera un petit vaisseau tout équipé; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves, il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il engagera douze soldats Turcs, de même que s'il avait effectivement envie d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre, avec son esquif, à une petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le plan de notre entreprise: vous pouvez en instruire la dame esclave, et l'assurer que dans quinze jours, au plus tard, elle sera hors de captivité.»
«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à dona Théodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour suivant Mezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle esclave: êtes-vous plus satisfait?...—J'en suis charmé, interrompit le dey: ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux miens une attention obligeante.
«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement: je vois que tu connais bien les femmes de ton pays. Je veux que tu l'entretiennes encore, pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Épuise ton esprit et ton adresse pour hâter mon bonheur; je romprai aussitôt tes chaînes, et je jure par l'âme de notre grand prophète que je te renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens, en te revoyant, ne pourront croire que tu reviennes de l'esclavage.»
«Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezomorto: il feignit d'être très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir avancer l'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave. Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient étaient occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrais et le renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur avaient été faites.
«Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes mesures pour sa délivrance. «Est-il possible, s'écria-t-elle dans l'excès de la joie, qu'il me soit permis d'espérer de revoir encore Valence, ma chère patrie? Quel bonheur, après tant de périls et d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que cette pensée m'est agréable! En partagez-vous le plaisir avec moi? Songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui enlevez?
«—Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroles flatteuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant malheureux n'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la douceur! Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne doute point qu'à Tunis il ne soit moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir de ne vous avoir pas vengée.
«—Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Théodora: je prends le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi; je ressens vivement les peines que je lui cause; mais, par un cruel effet de la malignité des astres, mon cœur ne saurait être le prix de ses services.»
«Cette conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui servaient la veuve de Cifuentes. Don Juan changea de discours, et, faisant le personnage du confident du dey: «Oui, charmante esclave, dit-il à Théodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les fers. Mezomorto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus aimable de tous les Turcs, est très-content de vous: continuez à le traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs.» Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut compris que par cette dame.
«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque tout équipé, et il faisait les préparatifs du départ; mais six jours avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles alarmes.
«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer dans son cabinet: «Alvaro, lui dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu voudras pour t'en retourner en Espagne: les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai vu la belle esclave aujourd'hui: qu'elle m'a paru différente de cette personne dont la tristesse me faisait tant de peine! Chaque jour le sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si charmante, que je viens de prendre la résolution de l'épouser: elle sera ma femme dans deux jours.»
«Don Juan changea de couleur à ces paroles, et quelque effort qu'il fît pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey, qui lui en demanda la cause.
«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela n'est pas sans exemple parmi vous; mais, enfin, l'illustre Mezomorto, qui peut prétendre aux filles des premiers officiers de la Porte...—J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même aspirer à la fille du grand-visir, et me flatter de succéder à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses et peu d'ambition. Je préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux honneur où nous ne sommes pas plus tôt montés, que la crainte des sultans, ou la jalousie des envieux qui les approchent, nous en précipite. D'ailleurs, j'aime mon esclave, et sa beauté la rend assez digne du rang où ma tendresse l'appelle.
«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu que des préjugés ridicules le lui fassent mépriser?—Non, seigneur, répartit don Juan; je suis persuadé qu'elle sacrifiera tout à un rang si beau. Permettez-moi pourtant de vous dire que vous ne devez point l'épouser brusquement: ne précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quitter une religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolte d'abord: donnez-lui le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu de la déshonorer et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de vos captives, vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de gloire, sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre dessein.»
«Le dey demeura quelque temps rêveur: le délai que son confident lui proposait n'était guère de son goût; néanmoins le conseil lui parut fort judicieux. «Je cède à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit jours: va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs après ce temps-là. Je veux que ce même Alvaro qui m'a si bien servi auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir ma main.»
«Don Juan courut à l'appartement de Théodora, et l'instruisit de ce qui venait de se passer entre Mezomorto et lui, afin qu'elle se réglât là-dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de quelle manière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vous embarrasser, Madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur le jardin; c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que j'aurai soin de vous fournir.»
«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan que le renégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et, pour comble de bonheur, elle devint très-obscure. Dès que le moment d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'observait, et qui descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation: ensuite elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du jardin qui ouvrait sur la mer.
«Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, avec qui ces amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils auraient le moins prévu.
«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme qu'ils prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune défiance, vint tout droit à don Juan l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein: «Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don Fadrique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur: tu ne mérites point que je t'attaque en brave homme.»
«Le Tolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre: et en même temps, dona Théodora, qu'il soutenait, saisie à la fois d'étonnement, de douleur et d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté. «Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous venez de percer.—Juste ciel, reprit don Fadrique, serait-il bien possible que j'eusse assassiné!...—Je vous pardonne ma mort, interrompit Zarate; le destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu par là finir nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, je meurs content, puisque je remets entre vos mains dona Théodora, qui peut vous assurer que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie.
«—Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement de désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va punir votre assassin: si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle ne saurait m'en consoler.» A ces mots, il tourna la pointe de son épée contre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait que surpris de la fureur de son ami.
«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa dernière action. Ils connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru; alors ils s'empressèrent à les secourir; mais, les trouvant sans sentiment, aussi bien que Théodora, qui était toujours évanouie, ils ne savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: il dit qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.
«Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter, le renégat et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent dans l'esquif la malheureuse veuve de Cifuentes avec ses deux amants, encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur vaisseau, où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les voiles, pendant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezomorto.
«Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la manœuvre un esclave français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à dona Théodora: il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien par ses remèdes que don Fadrique et le Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut fort étonnée de trouver là Mendoce; et quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un homme qu'elle aimait.
«C'était la chose du monde la plus touchante, que de voir ces trois personnes revenues à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait de les tirer, quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Dona Théodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir, et les deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de profonds soupirs.
«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste, don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes: «Madame, lui dit-il, avant que de mourir, j'ai la satisfaction de vous voir hors d'esclavage: plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loin d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où était le Tolédan.
«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies. Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua l'affliction de Théodora, et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui tourna la tête vers cette dame: «Je suis content, lui dit-il; j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril: je ne mourrai point chargé de votre haine.»
«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve de Cifuentes en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait toute sa pitié: «Ah! Mendoce, lui répondit-elle emportée par un transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure; elle n'est peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.»
«Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en parlant il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie: elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de sang dont la suite était à craindre. D'abord qu'il eût mis le premier appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs dona Théodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible.
«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin de la journée l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que le mal était sans remède, et l'avertit que s'il avait quelque chose à dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait point de temps à perdre. Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à représenter.
«Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de violence, que Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, pour m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater; je sais bien que cette séparation vous doit être rude; votre amitié m'est trop connue pour en douter: mais attendez l'un et l'autre que ma mort soit arrivée, pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de pitié.
«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre don Juan pour don Alvar: je vais vous en instruire, si le peu de temps qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste éclaircissement.
«Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eût quitté celui où j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous attaqua: il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des Pères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que j'avais dessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens, qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera.
«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan à qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. «Je suis fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger cette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.—Et comment appelez-vous cette dame, lui dis-je?» Il répartit qu'elle se nommait Théodora.
«La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au renégat: donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi.—Vous serez bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris toute notre histoire, et lorsqu'il l'eût entendue; «C'est assez, reprit-il; vous n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: on vous montrera votre rival, et après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec nous à Valence conduire dona Théodora.»
«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»
«A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main, je cours au malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Théodora.
«—Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu; quand même j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre entretien.—C'en est trop, Madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite pas que vous me regrettiez si longtemps: souffrez, je vous en conjure, que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'Alvaro Ponce.—Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit.
«—Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en sera plus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur. Puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, adieu, don Juan; souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé que vous.»
«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très-mal, poursuivit ainsi: «Je me laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule devait disposer.» Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta.
«Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie: il arrache l'appareil; il veut la rendre incurable; mais Francisque et le renégat se jettent sur lui et s'opposent à sa rage. Théodora est effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant, qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment.
«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, avait d'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage: comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir les côtes d'Espagne.
«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona Théodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu.
«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de Cifuentes, il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet état.
«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler sans cesse et à nourrir ma douleur.» Il lui dit alors comment était arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Théodora, ses parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de la tyrannie de Mezomorto.
«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y fut point enterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu.
«Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore aujourd'hui fort commodément.
«Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.
«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don Fadrique dans une église, où Zarate et dona Théodora, avec la permission des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié.
«Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours présent à sa pensée: il le voyait toutes les nuits en songe, et le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les charmes de dona Théodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se blessa à la tête; il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu sauver; il vient de mourir, et Théodora, qui est cette dame que vous voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir, pourra le suivre bientôt.»
CHAPITRE XVI
Des songes.
Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléofas lui dit: «Voilà un très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui puissent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant aimé.
—Sans doute, répondit le diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu, et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement unies: je veux même qu'elles ne disent pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont amies. Vous les voyez toutes deux: vous penchez d'un côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses les unes des autres pour être capables d'amitié.
—L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un peu romanesque et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée: nous allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour: j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de personnes endormies: je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les divers songes qu'elles peuvent faire.—Très volontiers, répartit le démon: vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter.
—Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien ridicules.—Pourquoi? répondit le boiteux; vous qui possédez votre Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme est dégagée des vapeurs des aliments?—Pour moi, répliqua don Cléofas, quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.—Vous avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimères, ni les croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité. L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui en prit, à la bataille de Philippe, de quitter sa tente, sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les passe sous silence pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse.
«Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice, et qu'il se rend à la voix de cette sirène.
«Dans l'appartement parallèle repose la comtesse sa femme, qui aime le jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents pistoles, moyennant un très-honnête profit.
«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du même caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et son intendant, couché tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces songes-là? Vous paraissent-ils extravagants?—Non, ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de savoir qui est cet homme que je remarque; il a la moustache en papillottes, et conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit pas être un cavalier du commun.—C'est un gentilhomme de province, répondit le démon, un vicomte Aragonais, un esprit vain et fier: son âme en ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il est avec un grand qui lui cède le pas dans une cérémonie publique.
«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades; et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.—Je souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un lieutenant criminel assiste en France au supplice d'un coupable qu'il a condamné.—J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait dire, en ce cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà fait exécuter la sienne.
—Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les yeux en se levant avec précipitation?—C'est un homme de qualité qui sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe à ses genoux le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime. La nature pendant le sommeil secoue le joug de la raison et de la vertu.
«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue; c'est le domicile d'un procureur. Le voilà couché avec sa femme dans la chambre où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux.
—J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant à la demeure du procureur.—Justement, répondit Asmodée; c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son benedicite.
«Il a pour voisin un marchand d'étoffe de soie, qui vend sa marchandise fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui apportent de l'argent; et ses correspondants, de leur côté, songent qu'il est sur le point de faire banqueroute.—Ces deux songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même porte.—Non, je vous assure, répondit le démon; le premier, à coup sûr, est sorti par la porte d'ivoire, et le second par la porte de corne.
«La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux libraire. Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès. En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en fait une seconde édition sans l'en avertir.
—Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander par quelle porte il est sorti; je ne doute pas qu'il n'ait son plein et entier effet. Je connais messieurs les libraires: ils ne se font pas un scrupule de tromper les auteurs.—Rien n'est plus véritable, reprit le boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure arrivée il n'y a pas cent ans à Madrid va vous le prouver.
«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces jours passés: j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la vérité, mais elle est d'un auteur!... C'est de l'or en barre.» Un autre libraire prit alors la parole et se vanta pareillement d'avoir fait une emplette excellente le jour précédent. «Et moi, Messieurs, s'écria le troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec vous: je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.» En même temps, chacun tira de sa poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre intitulée le Juif errant, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'était le même ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.
«Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute des plus vives; il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous êtes séduisant! vous me persuaderiez, si je n'étais pas en garde contre les hommes; mais ce sont des trompeurs: je ne me fie point à leurs paroles: je veux des actions.—Hé! quelles actions, Madame, exigez-vous de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule?—Hé non! don Nicaise, non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là-dessus il s'est réveillé.
—Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans ce lit brun se débat comme un possédé.—C'est, répondit le boiteux, un habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité! il rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin. Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure, nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour demander une récompense pour avoir tué un Portugais d'un coup d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne le gouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit mériter une vice-royauté.
«Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui rêvent bien désagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte, songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère résistance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec la garnison. L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a chargé ce prélat éloquent de faire l'éloge funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer dans deux jours. Il rêve qu'il est en chaire, et qu'il demeure court après l'exorde de son discours.—Il n'est pas impossible, dit don Cléofas, que ce malheur lui arrive en effet.—Non vraiment, répondit le diable, et il n'y a pas même longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur en pareille occasion.
«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarder dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?—J'aperçois, dit Léandro Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une étrille à la main.—Hé bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant, d'étriller ses chevaux; après quoi il se recouche. On s'imagine dans l'hôtel que c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier lui-même le croit comme les autres.
«Dans une grande maison, vis-à-vis l'hôtel garni, demeure un vieux chevalier de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est tombé malade; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute l'horreur n'est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa mort.—Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien extraordinaire.—Vous allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque chose en effet de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l'heure qu'il était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu le mettre en pièces; mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur fureur. Après quoi, il s'est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir, où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens prendre ta place auprès de nous.»
—Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je pardonne au malade d'en avoir l'imagination blessée.—En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit délicieusement: le sommeil lui présente les plus agréables idées. C'est une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que son oncle, dont elle est l'unique héritière, ne vit plus, et qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent la gloire de lui plaire.
—Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'entends rire derrière nous.—Vous ne vous trompez point, reprit le diable; c'est une femme qui rit en dormant à deux pas d'ici, une veuve qui fait la prude et qui n'aime rien tant que la médisance. Elle songe qu'elle s'entretient avec une vieille dévote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir.
«Je ris à mon tour en voyant dans une chambre au-dessous de cette femme un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu'il possède. Il rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, et que plus il en ramasse, plus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un grand coffre.—Le pauvre garçon! dit Léandro; il ne jouira pas longtemps de son trésor.—A son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai riche qui se meurt, il verra disparaître ses richesses.
«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont voisines, je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle prend des oiseaux à la pipée, qu'elle les plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa maison des lévriers et des chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut plus avoir qu'un petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié.
—Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier; je crois que s'il y avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là.—Pas trop, répondit le diable: pour peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net.
—Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua don Cléofas, et je ne m'en soucie guère; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.—C'est une femme titrée, répartit le démon; une dame qui a un équipage très-galant, et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne pourrait fermer l'œil de toute la nuit. Hier au soir, elle lisait les Métamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cet instant un songe où il y a bien de l'extravagance: elle rêve que Jupiter est devenu amoureux d'elle, et qu'il se met à son service sous la forme d'un grand page des mieux bâtis.
«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus plaisante. J'aperçois un histrion qui goûte dans un profond sommeil la douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il y a si longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu'il s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme. Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien, après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une apothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le vieux comédien en une figure de décoration.»
Le diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit, en lui disant: «Halte-là, seigneur Asmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la populace vient une fois à remarquer votre Seigneurie, nous entendrons des huées qui ne finiront pas si tôt.
—On ne nous verra point, lui répondit le démon; j'ai le même pouvoir que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que sur le mont Ida l'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai vous faire observer.» En effet, ils furent tout à coup environnés d'une fumée qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de l'écolier.
«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... Mais je ne fais pas réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la nuit doit vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez vous, et de vous y laisser reposer quelques heures: pendant ce temps-là, je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours de mon métier: après cela je vous rejoindrai, pour m'égayer avec vous sur nouveaux frais.—Je n'ai nulle envie de dormir et je ne suis point las, répondit don Cléofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir de m'apprendre les divers desseins qu'ont ces personnes que je vois déjà levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles faire de si grand matin?—Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le démon, est une chose digne d'être observée. Vous allez voir un tableau des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu'il leur est possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort.
CHAPITRE XVII
Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont
pas sans copies.
Observons d'abord cette troupe de gueux que vous voyez déjà dans la rue. Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en communauté comme des moines, et passent presque toutes les nuits à faire la débauche dans leur maison, où il y a toujours une ample provision de pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller jouer leurs rôles dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié: les coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour.
«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et semble marcher avec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air décrépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il passerait un daim à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent, dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage pour lui apporter un maravedi.
«Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pauvreté, attraper l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique Espagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps. J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire!
—Que vois-je dans la rue? interrompit don Cléofas. Qui est cette femme chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec précipitation? Elle a sans doute quelque affaire fort pressante.—Oui, certainement, répondit le diable: c'est une vénérable matrone qui court à une maison où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle deux cavaliers bien embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches des femmes de théâtre ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et un Amphitryon qui sont auteurs du parti.
«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux des environs de Madrid? Cependant il n'a aucune envie de prendre le divertissement de la chasse: il est occupé d'un autre dessein; il va gagner un village où il se déguisera en paysan, pour s'introduire sous cet habit dans une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'une mère sévère et vigilante.
«Ce jeune bachelier qui passe et marche à pas précipités a coutume d'aller tous les matins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son oncle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette maison, vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose à sortir. C'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier hidalgo qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus; et dans le fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous les meubles.
«Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre de brocard rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui fait le seigneur en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravedis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un équipage très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son particulier. Il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des conseillers d'État; et pour cet effet, il vient d'envoyer chercher un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou; après quoi il écrira sur des cartes les services dont ils seront convenus.—Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.—Hé mais! répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement deviennent avares ou prodigues: c'est la règle.
—Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait.—Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son douaire, et voit très-bonne compagnie; et le jeune homme qui est avec elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve.
«Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a promis à la veuve de l'épouser: il lui a même fait un dédit de trois mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parents, qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions qu'il aurait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre.
«Monsalve est revenu ce matin: il a trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la conversation, l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, y voyant de son écriture: «Comment donc, Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des billets doux qu'on vous envoie?—Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épouser en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il lui jure de nouveau une éternelle fidélité.
«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe au-dessous de nous: il a un grand registre sous son bras, une écritoire pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos.—Ce personnage, dit l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original.—Il est certain, reprit le démon, que c'est un mortel assez singulier. Il y a des philosophes cyniques en Espagne: en voilà un. Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène: «Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des oignons,» ce philosophe moderne lui répondrait: «Je ferais ma cour aux grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le faire ramper sous un autre homme.»
«En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs; ils lui firent même sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui: il a même donné presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement réservé de quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne lui paraît pas moins honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que chez les grands seigneurs.
«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez accompagné d'un chien: il peut se vanter d'être d'une des meilleures maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et princesses, en un mot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne de faire des réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est resté fidèle: c'est son chien.
—Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient cet équipage que je vois arrêté devant une maison.—C'est, répondit le démon, le carrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité: dans la fureur que lui causa cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle a mandé ce matin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit plus la regarder qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable de trahir un si galant homme; qu'elle reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que, pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre: enfin, qu'elle est dans la résolution d'aller dans une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence.
«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de sa maîtresse; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: il l'a trouvée dans les pleurs, et cette bonne comédienne a si bien joué son rôle, qu'il vient de lui pardonner le passé; il fera plus: pour la consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en ce moment, de la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de campagne, qui est actuellement à vendre auprès de l'Escurial.
—Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà un cavalier qui entre chez un traiteur.—Ce cavalier, reprit Asmodée, est un garçon de famille qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument passer pour auteur: il ne manque pas d'esprit; il en a même assez pour critiquer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a point assez pour en composer un raisonnable. Il entre chez le traiteur pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre comédiens, qu'il veut engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie.
«A propos d'auteurs, continua-t-il, en voilà deux qui se rencontrent dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; ils se méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement que le poëte Crispinus, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et l'autre emploie bien du temps à faire des ouvrages froids et insipides.
—Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette église? dit Zambullo.—C'est, répondit le boiteux, un personnage digne d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat, il sortit de son couvent, reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes. On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une riche douairière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor.—Vous savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.—Oh! pour cela oui, répartit le démon, et je vais vous révéler le mystère.
«Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut une cassette de cuivre qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte d'or qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le religieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de juger qu'il venait de faire un bon coup de filet; et prenant aussitôt le parti que prend dans une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce à la pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui lui donne un beau rang dans la société civile.
CHAPITRE XVIII
Ce que le diable fit encore remarquer à don
Cléofas.
Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il passera toute la journée à jouer aux échecs.
«Pendant ce temps-là, ne craignez pas pour ses malades; il n'en a point, et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'entend, lui apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de qualité de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve prend tout cela au pied de la lettre, et notre joueur d'échecs est sur le point de gagner la partie.
«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous sommes; je ne veux point passer outre sans vous faire remarquer les personnes qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements: qu'y découvrez-vous?—J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! je m'imagine voir les nymphes de Diane, telles que les poëtes nous les représentent.
—Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits des nymphes de Diane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs châteaux, elles attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait faire mettre devant cette maison des balises, comme on en met dans les rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher.
—Je ne vous demande pas, dit Léandro Perez, où vont ces seigneurs que je vois dans leurs carrosses: ils vont sans doute au lever du roi.—Vous l'avez dit, reprit le diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y conduirai; nous ferons là quelques remarques réjouissantes.—Vous ne pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable, répliqua Zambullo; je m'en fais par avance un grand plaisir.»
Alors le démon, prompt à satisfaire don Cléofas, l'emporta vers le palais du roi; mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des manœuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez; cependant, quand ils l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus.
—Que me dites-vous? s'écria Léandro; quelle idée vous me donnez de ces deux vers! Je meurs d'envie de les savoir.—Les voici, reprit le démon; préparez-vous à les admirer.