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Le diable boiteux, tome II

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Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,
Momus ubi fatuos vendidit ante sales!

«Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde.—Je n'en sens point encore toute la beauté, dit l'écolier; je ne sais pas bien ce que signifient ces fatuos sales.—Vous ignorez donc, répartit le diable, que la place où l'on bâtit ce marché pour y vendre des denrées fut autrefois un collége de moines qui enseignaient à la jeunesse les humanités? Les régents de ce collége y faisaient représenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades, et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser jusqu'aux prétérits et aux supins.—Oh! ne m'en dites pas davantage, interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription me paraît admirable.»

A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils sur l'escalier du palais du roi, qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le diable faisait le nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro Perez, en les lui montrant du doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro Fueste; celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci, le comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait pas de les nommer, il faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque trait satirique: il leur donnait à chacun son lardon.

«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa protection, il vous l'accorde généreusement et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un homme qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire si courte, qu'un quart d'heure après que vous lui avez parlé, il oublie ce que vous lui avez dit.

«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses pareils, différent de lui-même d'un moment à un autre: il n'y a point de caprice, point d'inégalité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne ni les services qu'on lui rend; mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. Il laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien acheté lorsqu'on l'a obtenu.»

Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une salle où il y avait des hommes de toute sorte de conditions, et particulièrement tant de chevaliers, que don Cléofas s'écria: «Que de chevaliers! parbleu! il faut qu'il y en ait bien en Espagne!—Je vous en réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque pour être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pas nécessaire, comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinq mille écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien mêlée.

«Envisagez, continua-t-il, la mine plate qui est derrière vous.—Parlez plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend.—Non, non, répondit le diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet pas qu'on nous entende. Regardez cette figure-là: c'est un Catalan qui revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des actions prodigieuses de valeur. Il va ce matin présenter au roi un placet par lequel il demande certain poste pour récompense de ses services; mais je doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au premier ministre.

—Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Léandro Perez, un gros et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche seigneur.—Ce n'est rien moins que cela, répartit Asmodée: c'est un hidalgo des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la protection d'un grand.

«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi: je vais vous en faire le détail.

«Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux auteurs castillans; ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette production singulière: ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole.

«Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux qu'il était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne composeront plus de livres à l'avenir; et que même, pour mieux conserver la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront être remplacés, après leur mort, que par des personnes de la première qualité.

—Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en riant: les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à craindre.—Pardonnez-moi, répartit le démon: les auteurs ennemis de cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont pas tous de l'académie de Tolède.»

Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de velours gris-blanc qu'il voyait en conversation avec le licencié. «C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde espagnole: je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux, pour vous faire juger de son esprit, vous citer une répartie qu'il fit hier à une dame en fort bonne compagnie; mais pour l'intelligence de ce bon mot, il faut savoir qu'il a un frère, nommé don André de Prada, qui était il y a quelques années officier comme lui dans le même corps.

«Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don André, et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» Don André répondit qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui travaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille pistoles. Sommes-nous d'accord?» Don André fut ébloui de la somme: il accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit depuis ce temps-là.

«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du roi; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? «Non, Madame, lui répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: c'est mon frère.»

L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, qui lui parut des plus plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un courtisan, il s'écria: «Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui suit ce seigneur lui fait de révérences! il a sans doute quelque grâce à lui demander.—Ce que vous remarquez là, reprit le diable, vaut bien la peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre service.

«Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne, lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est devenu excessivement riche en peu de temps par la science des nombres. Il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand, et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et l'abondance. Il a un équipage pour lui, un autre pour sa femme et un autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jours passés, et paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait marchandé et trouvé trop cher.—Quelle insolence! dit Léandro; un Turc qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de fortune.—J'ignore l'avenir, dit Asmodée, mais je ne puis m'empêcher de penser comme un Turc.

«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le démon avec surprise; peu s'en faut que je ne doute du rapport de mes yeux! je démêle dans cette salle un poëte qui n'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, après avoir fait des vers qui offensent de grands seigneurs espagnols? il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui.

«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala, grand juge de police: il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration.

—Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien.—Il serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un commis. Il sait trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi n'envoie-t-il jamais des innocents dans les prisons; il n'y fait mettre que des coupables, encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes rigueurs des lois.

—Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais curieux de l'entendre parler au roi.—Je suis bien mortifié, répondit le diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de m'introduire auprès des souverains; ce serait empiéter sur les droits de Léviatan, de Belfégor et d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois esprits sont en possession d'obséder les princes. Il est défendu aux autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je pensais lorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables m'apercevaient, ils viendraient avec fureur fondre sur moi, et, entre nous, je ne serais pas le plus fort.

—Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce palais: j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos confrères sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie, je crois que vous n'en seriez guère mieux.—Non, sans doute, répondit Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les leurs.

«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas entrer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez.» En achevant ces paroles, il prit par la main don Cléofas, et fendit avec lui les airs du côté de la Merci.

CHAPITRE XIX
Des Captifs.

Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de l'autre sexe. «Que de monde! dit Léandro Perez; quelle cérémonie assemble ici tout ce peuple?—C'est, répondit le démon, une cérémonie que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver dans un moment; ils reviennent d'Alger, où les Pères de la Rédemption les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se remplir de spectateurs.

—Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir un semblable spectacle, et si c'est là celui que votre Seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas tant m'en faire fête.—Je vous connais trop bien, répartit le diable, pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que d'observer des misérables; mais quand vous saurez qu'en vous les faisant considérer j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver quelques autres à leur retour chez-eux, je suis persuadé que vous ne serez pas fâché que je vous donne ce divertissement.—Oh! pour cela non, reprit l'écolier; ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir de tenir votre promesse.»

Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs, qui marchaient en cet ordre: ils allaient à pied deux à deux, sous leurs habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez grand nombre de religieux de la Merci qui avaient été au-devant d'eux les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire, comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête; les vieux les suivaient, et derrière ceux-ci paraissait, sur un petit cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète: aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de chrétiens dans leur patrie.

«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des événements plus cruels pour eux que l'esclavage.

«Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé par leur mauvaise conduite.

—J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.—Le captif que vous regardez, répondit le diable, a grand sujet d'être joyeux de sa délivrance; il sait qu'une tante dont il est unique héritier vient de mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui remarquez.

«Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté: une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été inébranlable.—Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo.—Dix-huit mois, répondit Asmodée.—Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je crois que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.—C'est ce qui vous trompe, répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant.

«Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est plus véritable, et vous voyez dans cette figure hideuse le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter.

«Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité. Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque: il y apprit ensuite à monter à cheval, à faire des armes; en un mot, il ne négligea rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé favorablement de dona Hipolita, sœur d'un petit gentilhomme qui avait sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello.

«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice, qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi dire avec le lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolite, de son côté, s'était bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup d'attention: elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse.

«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et, de plus, il y avait une femme maure auprès de sa sœur.

«C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le bourg les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre par un regard. Sa sœur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand viendrait la demander en mariage.

«Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolite. Fabricio le savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette obligation-là.»

«Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités: un habit neuf d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur d'être en commerce avec un gentilhomme.

«Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement, qu'Hipolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. Véritablement, il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme riche est toujours gracieusé des grands, quand il se rend leur vache à lait. Xaral et sa sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio méritait d'être ménagé: ils eurent pour lui des égards et des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui flattait son amour, il se résolut à demander Hipolite en mariage.

«Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère; et que pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le dépôt, mais qu'il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné qu'il fût de la témérité de Fabrice, il se contraignit, et, sans témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter là-dessus Hipolite, et de faire même une assemblée de parents.

«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une diète composée de quelques hidalgos de son voisinage, lesquels étaient de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la Hidalguia. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il accordât sa sœur à Fabricio, mais pour délibérer de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de la qualité d'Hipolite.

«Dès qu'il eut exposé cette audace à l'assemblée, au seul nom de Fabrice et de fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles s'allumer de fureur: chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux hyménée. Cependant, après qu'on eût considéré la chose plus mûrement, le résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont il aurait sujet de se souvenir longtemps.

«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.

«La sœur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie; il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière Hipolite.

«Dès ce moment elle vit les choses d'un autre œil; elle trouva l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement que cette passion est capable de produire: cette même fille qui s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après les avoir envisagées comme une ignominie.

«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque soupçon de ce qui se passait: sa sœur lui devint suspecte; il observa, et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à crier: Vengeance, don Thomas! vengeance! Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit, avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur; ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il leur marqua.

«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçut; puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour s'entretenir.

«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; et, leur présentant toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et de se sauver.

«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et lui plongea son épée dans le cœur; et ses deux parents, très-mortifiés du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs blessures.

«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de quelle sorte, après que la justice se fût emparée de tous ses biens à l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait esclave en voyageant sur mer.

—Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous aie interrompu pour vous en demander la cause.—Vous n'y perdrez rien, répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cet esclave, qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce temps-là, pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en consoler.

—Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Léandro Perez. Qui est cet homme-là?» Le diable répondit: «C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une fille: il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.—Quelle satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et tranquilles!

—Vous parlez, répartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie: au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire concierge d'une de ses terres.

«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le garder parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.

«Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger pendant douze ans chez un renégat anglais son patron.—Et qui est ce pauvre captif? dit Zambullo.—C'est un cordelier de Navarre, répondit le démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent esclaves chrétiens de prendre le turban.

—Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un barbare.—Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir, répartit Asmodée: ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues.

—Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.—Vous me prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures méritent de vous être racontées.»

L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XX
De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés.

Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de village de la Castille Vieille, après avoir partagé avec un frère et une sœur la modique succession que leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de l'université. Il était bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait alors dans sa vingt-troisième année.

«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié: c'était à qui serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je dis don Pablos, parce qu'il avait pris le Don, pour être en droit de vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource.

«Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit: «Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.»

«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit sur des branches qui l'enveloppaient de leur feuillage.

«Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent un jeune homme dans la débauche et dont l'amitié se dissipe avec les fumées du vin.

«Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir fait le tour deux ou trois fois.»

Le diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit: «Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi de jouir un peu de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je n'abuserai point de votre patience.

«Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse, où il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit proprement de gazon et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y eut de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles de la terre.

«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter, et, persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de l'alguazil, que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha légèrement toute la nuit sans tenir de route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la vérité pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante.

«Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, il loua une mule sur laquelle il retourna, dès ce jour-là même, à Salamanque.

«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa fable toute prête: il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant point de son pays, quoiqu'il y eût écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour; et que le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis longtemps contentés s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire toucher ses revenus.

«Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain, tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plus tôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la science des lois, et l'étude devint son unique occupation.

«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour, si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient. Mais, se reposant sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après.

«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour chercher un sac rempli de pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre homme à la mendicité.

«Je dirai à la louange de Bahabon que les reproches secrets que sa conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse, où il y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident qui vous est arrivé, et la charité nous obligeant à nous aider les uns les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste aventure.

«—Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus, et, craignant qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que de les aller enterrer dans le bois, où j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a cruellement été ravie.»

«Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut attendri, et lui dit: «Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes les traverses qui arrivent dans la vie; vos larmes sont inutiles: elles ne vous feront point retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement sont perdues pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous. Elles vous seront donc peut-être rendues; vivez dans cette espérance, et en attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de buffle, prenez ceci et me venez voir dans huit jours.» Après lui avoir parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, et sortit tout confus des remercîments que lui faisait Ambroise, et des bénédictions qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses; on se garderait bien de les admirer si l'on en pénétrait les motifs.

«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon accueil, et lui dit affectueusement: «Mon ami, sur les bons témoignages qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me serait possible à vous remettre sur pied: j'y veux employer mon crédit et ma bourse.

«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus que je vais vous donner.» En même temps il entra dans son cabinet, d'où il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en recevant de lui tant de doubles pistoles, ne s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu que par cette adresse il parvenait plus sûrement à son but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa réputation avec sa conscience.

«Aussi Ambroise était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de l'argent restitué: il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête faite en sa faveur, et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement.

«Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis, qui n'était guère mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre à la voile pour la nouvelle Espagne: je ne suis pas content de ma condition dans ce pays-ci, et le cœur me dit que je serai plus heureux au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant vous cent écus seulement.

«—Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo; j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie aux Indes.» Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés.

«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par là déconcerter le dessein qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais, considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès, tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une profonde science: il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les vertus d'un homme de bien.

«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les prisons de Salamanque un jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre la vie. Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa qui était le prisonnier, et, ayant découvert que c'était le fils d'Ambrosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a d'admirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes pour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en servit fort utilement pour l'accusé; il est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitations, ce qui opéra plus que tout le reste.

«Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc que neige. Il alla remercier son libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération de votre père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en donner une nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans cette ville et y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais don.» Le jeune Piquillo lui répondit: «Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre Seigneurie, j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si grand avantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance, le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pistoles, en lui disant: «Tenez, mon ami, attachez-vous à quelque honnête profession; employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai point.»

«Deux mois après cette aventure, il arriva que le jeune Piquillo, qui de temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en pleurs devant lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.—«Seigneur, répondit le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le cœur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient d'Alger où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine et s'arrachant les cheveux, misérable que je suis! c'est moi dont le libertinage a réduit mon père à cacher son argent et à se bannir de sa patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes! Ah! seigneur don Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me laisser expier par ma mort le crime d'avoir causé tous ses malheurs.»

«A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. «Mon enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos fautes passées: essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa délivrance ne dépend que d'une rançon dont je me charge; quelques maux qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra plus de son mauvais sort.»

«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout consolé, et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites: Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à Alger. Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air tranquille.

—Mais il me semble, dit don Cléofas, que Bahabon n'en doit plus guère de reste à ce bourgeois.—Don Pablos pense autrement que vous, répondit Asmodée; il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a dessein de lui dire: «Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus comme votre bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent que vous aviez caché dans un bois: ce n'est point assez que je vous rende vos deux cent cinquante doublons: puisque je m'en suis servi pour parvenir au rang que je tiens dans le monde, tous mes effets vous appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que...» Le diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un frisson et il changea de visage.

«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous agite et vous coupe subitement la parole?—Ah! seigneur Léandro, s'écria le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! le magicien qui me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne suis plus dans son laboratoire: il va me rappeler par des conjurations si fortes, que je n'y pourrai résister.—Que j'en suis mortifié! dit don Cléofas tout attendri; Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons nous séparer pour jamais.—Je ne le crois pas, répondit Asmodée: le magicien peut avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le bonheur de lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me remettra-t-il en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, comptez que je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que vous ne me reverriez plus.

«Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pedro de Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage; ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer est effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au revoir, cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, et disparut après l'avoir transporté dans son appartement.

CHAPITRE XXI ET DERNIER
De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le finir.

Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos. Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique où il passa la journée et la nuit suivante.

Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en criant de toute sa force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» Au bruit, Zambullo se réveilla, «Savez-vous, lui dit don Luis, que vous êtes couché depuis hier matin?—Cela n'est pas possible! répondit Léandro.—Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux fois le tour du cadran. Toutes les personnes de cette maison me l'ont assuré.»

L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son aventure avec le diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand ils furent arrivés là, et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette malheureuse maison? Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»

Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite: «Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous apprendre. Le seigneur don Pedro de Escolano a une fille unique qui est belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre remplie de flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point encore le nom; cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»

Léandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre intérêt à ce qu'il disait; puis, se débarrassant bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres, il se plongea dans une profonde rêverie. Le diable boiteux vint d'abord occuper sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher Asmodée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages: je fais sans doute une grande perte; mais, ajoutait-il un moment après, elle n'est peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende incessamment la liberté.» Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de voir la belle Séraphine.

Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur courut à lui les bras ouverts, en disant: «Soyez le bien venu, généreux cavalier; je commençais à me plaindre de vous. Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à s'offrir à mes yeux? Qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui témoigner l'estime et l'amitié que je sens pour lui!»

Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne suis pas satisfait de cette excuse, répliqua don Pedro; vous ne sauriez être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens à recevoir.» En parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit à l'appartement de Séraphine.

Cette dame venait de faire la sieste: «Ma fille, lui dit son père, je viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé la vie: marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a fait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-hier ne vous le permit pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant une bouche de rose, adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit un compliment qui charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot; mais comme il ne m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer sous silence que de le défigurer.

Je dirai seulement que don Cléofas crut voir et entendre une divinité; qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles: il conçut aussitôt pour elle un amour violent; mais, bien loin de la regarder comme une personne qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré tout ce que le démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau prix le service qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. Plus il la trouvait charmante, moins il osait se flatter de l'obtenir.

Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage, c'est que don Pedro, dans la longue conversation qu'ils eurent ensemble, ne toucha point cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés, sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son beau-père. De son côté, Séraphine, aussi polie que le papa, tint des discours pleins de reconnaissance, sans se servir d'aucune expression qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour et fort peu d'espérance.

«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pedro était dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien vous m'avouerez que vous ne savez pas mieux le présent que l'avenir.»

Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame; et regardant la passion qu'il sentait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait vaincre, il résolut de ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice.

Il était encore plein de ces réflexions lorsque don Pedro, l'ayant envoyé chercher le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro Perez, il est temps que je vous prouve par des actions qu'en m'obligeant vous n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séraphine soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je l'ai consultée là-dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnance. Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé pour époux son libérateur: elle en a marqué sa joie par un transport qui m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc une chose résolue, vous épouserez ma fille.»

Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de Escolano, qui s'attendait avec raison que don Cléofas lui rendrait de très-humbles grâces d'une si grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé. «Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il que je pense du désordre où vous met la proposition que je vous fais? Qui peut vous révolter contre elle? Un simple gentilhomme doit-il se refuser à une alliance dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque tache que j'ignore?

—Seigneur, répondit Léandro, je ne sais que trop la distance que le ciel a mise entre nous.—Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi, don Cléofas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi, et son intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.—Si j'avais une maîtresse à qui je fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien sans doute ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point cette raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment de délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me proposez; et, loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous détromper: je ne suis point le libérateur de Séraphine.

—Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui l'avez délivrée des flammes qui l'allaient consumer? Ce n'est point vous qui avez fait une action si hardie?—Non, Seigneur, répondit Zambullo: tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»

Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pedro, qui, ne croyant pas les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus clairement. Alors Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée, raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le vieillard reprit la parole, et dit à don Cléofas: «La confidence que vous venez de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma fille: vous êtes son premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le diable boiteux de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé les jours de Séraphine; en un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la moitié de mon bien.»

Léandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux pieds de don Pèdre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après, ce mariage se fit avec une magnificence convenable à l'héritière du seigneur de Escolano, et à la grande satisfaction des parents de notre écolier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté qu'il avait procurées au diable boiteux.

FIN DU DIABLE BOITEUX.

APPENDICE AU DIABLE BOITEUX

I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.

Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée avec un autre démon:

Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, et continuons d'examiner ce qui se passe en cette ville.—J'y consens, reprit le diable; rions un peu de ce vieux musicien qui chante une chanson passionnée à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire l'air, qu'il vient de composer; mais elle en aime mieux les paroles, parce qu'elles sont d'un beau cavalier dont elle est aimée, et qui les a données à son mari pour les mettre en chant.

Même chapitre, après l'article du souffleur:

Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la maison voisine?—Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deux cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux des plus grands seigneurs de la cour.—Ah! qu'elles me paraissent jolies et amusantes! dit don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité les courent. (La suite à peu près comme dans l'histoire des trois Galiciennes, t. I, p. 33 de notre édition.)

Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier somnambule (T. II, p. 117 de notre édition):

Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois prêtes à se coucher?—Ce sont deux sœurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment d'habits et d'ameublements qu'elles ont envie d'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont pas même voulu voir d'aujourd'hui leurs amants.

Même chapitre, après l'histoire du charivari (T. I, p. 32 de notre édition):

Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, j'en entends, ce me semble, un autre.—Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et que le maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une comédie qui a été représentée aujourd'hui pour la première fois, et dont la représentation a été troublée par des huées et des sifflets. Les uns disent qu'elle est bonne, les autres soutiennent qu'elle est mauvaise. Ils en vont venir tout à l'heure aux gourmades, fin ordinaire de ces disputes.

Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné un Allemand (T. I, p. 110 de notre édition):

Le second est un bourgeois emprisonné pour avoir servi de caution à un licencié qui voulait emprunter deux cents pistoles pour marier brusquement sa servante.

Même chapitre, après l'histoire du maître à danser (T. I, p. 111):

Le plus jeune a été découvert déguisé en fille dans un couvent de religieuses.

Même chapitre, après l'histoire de la sorcière (T. I, p. 111):

Considérez dans la chambre prochaine ces deux prisonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des pierreries dérobées. L'autre est un polygame. Il y a six mois qu'il se maria par intérêt avec une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination, peu de temps après, une jeune personne de Madrid, et lui a donné tout le bien qu'il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu'il a épousée par inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par intérêt le poursuit par inclination.

Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui lit Hippocrate (T. I, p. 153):

Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a fait aujourd'hui certain homme que je vois, ce grand personnage sec et décharné qui se promène dans une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il a la tête embarrassée.—Vous n'en jugez point mal, répondit le démon. C'est un auteur dramatique. Comme il entend la langue française, il s'est donné la peine de traduire le Misanthrope, l'une des meilleures comédies de Molière, fameux auteur français. Il l'a fait représenter aujourd'hui sur le théâtre de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les Espagnols l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette pièce qui fait dans le café le sujet de la dispute dont vous avez entendu le bruit.

—Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne ce malheureux sort?—C'est, répondit le diable, que les Espagnols n'aiment que les pièces d'intrigues, de même que les Français ne veulent que des comédies de caractère.—Sur ce pied-là, répliqua l'écolier, si l'on jouait présentement en France nos plus belles pièces, elles n'y réussiraient pas.—Sans doute, dit Asmodée. Comme les Espagnols sont capables d'une extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l'action la plus composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on les occupe. Leur esprit se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir tourner leur prochain en ridicule, parce que cela flatte leur humeur satirique. Enfin, le goût des nations est différent.—Mais quelle sorte de comédie est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce d'intrigue ou de caractère?—C'est une chose fort problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas croire là-dessus les Espagnols ni les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en sauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce qu'étant le démon de la luxure, je protége également tous les théâtres.

Même chapitre, le passage relatif aux deux entremetteuses (T. I, p. 101) est plus long dans la première édition, et se termine ainsi:

Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a partout, et principalement en France; mais il faut avoir un mérite reconnu pour y en trouver, et je vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, un chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus avec un de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a quinze jours entiers que je cherche une femme tributaire. Je parcours tous les matins les églises. L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés des Tuileries. Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé à la Comédie, où tantôt je me couche sur les bancs du théâtre, et tantôt je me tiens debout derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me mène à rien. Je n'ai pas même encore trouvé une bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans vanité, ni ma taille ni ma jeunesse.—Oh! ne t'y trompe pas! interrompit son ami; le chevalier de Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux femmes. Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure réputation du monde.»

Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, p. 162):

Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que la nouvelle d'un naufrage a rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé un soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu sa grand'mère.—Et le jeune homme qui suit ce bon soldat, dit don Cléofas, quel est le genre de sa folie?—Oh! pour celui-là, répondit Asmodée, c'est un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une Hollandaise et d'un gros commis de la douane.

Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des folles commence ainsi:

La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un jeune officier qui servait en Flandres. Elle lui avait donné une grosse somme pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse le lui montra dans un verre. La marquise le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et elle en a perdu l'esprit.

Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la femme du corrégidor:

La troisième est une procureuse qui pressait son mari de lui acheter une croix de diamants de dix mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle en est devenue folle. Après la procureuse est une coquette à qui la tête a tourné de dépit d'avoir manqué un grand seigneur dont elle avait médité la ruine.—Dans ces deux petites loges au-dessous de ces dames, il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, l'une de douleur de n'être pas sur le testament d'un vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est unique héritière.

Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes qui se rajeunissent (T. I, p. 196):

Je remarque dans une même maison, poursuivit Asmodée, deux hommes qui ne sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours aux audiences des grands seigneurs. Il est assez fou pour croire qu'un quart d'heure après qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce qu'il leur a dit.

Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses œuvres de jeunesse (T. I, p. 200):

Je découvre dans le voisinage de ce licencié un des meilleurs auteurs que vous ayez. C'est un excellent esprit. Ses ouvrages sont pleins de sel attique. Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. Il a des tours neufs, des expressions hardies et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est un homme...—Eh! n'allez pas si vite! interrompit avec précipitation don Cléofas; vous ne dites que du bien de cet auteur, et vous me le montrez avec des fous.—Ah! il est vrai, reprit le diable; j'oubliais son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête à tous les endroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à ses auditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même toute la douceur.

Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir son inventaire (T. I, p. 201):

Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre d'écrire fort sérieux. Il n'est propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il se croit propre à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce que son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais bien de mettre parmi les fous un homme si raisonnable.

Et quelques lignes plus loin:

Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous parle encore d'un certain auteur que je viens d'apercevoir. C'est un homme qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte d'eux toutes les pensées qu'il met dans ses ouvrages. Cependant il se croit original, et il ne traite de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou Calderon.

Le chapitre XII, Des Tombeaux, débute par plusieurs histoires supprimées en 1726:

Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez à main droite renferme le corps d'un jeune amant mort de chagrin de n'avoir pas remporté le prix d'une course de bagues. Dans le second est un avare qui s'est laissé mourir de faim, et dans le troisième son héritier, mort deux ans après lui pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement de sa fille unique. Dans le suivant est un jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir pris des remèdes rafraîchissants.

Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme trompait, et ensuite:

Le septième cache une vieille fille de qualité, laide et peu riche, que la tristesse et l'ennui ont consumée; et dans le dernier repose la femme d'un trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui d'une duchesse. (V. t. I, p. 175.)

Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de sa jeune femme (T. I, p. 223), et celle du chanoine mort pour avoir fait son testament, après quoi on lit:

Auprès de cet imprudent chanoine est une belle dame immolée aux soupçons de son mari jaloux. Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie pour s'être promené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans le dernier une dévote pour s'être fait saigner trop souvent par précaution.

Après l'histoire du Français assassiné pour avoir donné de l'eau bénite à une dame:

Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, pendant qu'il voyait la plupart de ses camarades en équipage, a consumé peu à peu.

Après l'histoire de la vestale morte en couches:

Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie au bruit des applaudissements du parterre, à la première représentation d'une pièce d'un de ses amis.

Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement après les réflexions sur la jalousie des femmes, on trouve:

A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son caractère me charme. Une femme mourir de regret d'avoir perdu son mari! O merveille de nos jours!—Cela est admirable, assurément, interrompit le démon. L'on enterra, il y a deux mois, un avocat dont la veuve ne ressemble point à celle-ci. L'avocat étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux empressements de sa famille, qui, pour lui épargner la vue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir, l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter cette fâcheuse nouvelle à don Carlos, et dis-lui que j'en suis si touchée que je ne le veux voir de deux jours.»

L'histoire de la comtesse femme du comte galant et libéral est racontée ainsi:

C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie. Elle fait un songe assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde, qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les chevaliers qui se présentent pour soutenir son innocence sont vaincus par ses accusateurs.

Après l'histoire du vicomte Aragonais:

Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois dans la même maison un jeune homme qui rit en dormant.—Vous ne vous trompez pas, répartit le diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort agréable: il rêve qu'un vieillard de ses amis épouse une belle et jeune personne; mais je remarque à deux pas de là trois hommes qui font des songes bien mortifiants.

Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne un curateur à un marquis dont il commence à souffler le patrimoine.

Puis viennent l'histoire des deux frères médecins et celle d'un courtisan qui rêve que le ministre le regarde de travers, et ensuite:

Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller en sursaut. Il rêvait tout à l'heure qu'il était sur le sommet d'une montagne, avec deux autres personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y ait pris garde et l'ont fait tomber de haut en bas.

Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité de l'âme:

Auprès du licencié demeure un comédien qui songe qu'il répond des duretés à un auteur qui lui fait des compliments.

Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je ne veux point passer sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères un mauvais poëme de sa façon, qu'ils applaudissent à charge d'autant.

Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle on lit:

Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. Vous voyez sa femme et lui couchés dans deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux en ce moment des songes bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit une vieille écriture, et madame sa femme songe qu'elle est chez un marchand, où elle achète et paye argent comptant une riche étoffe, au même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.

Cette histoire est la dernière de l'édition originale. Immédiatement après vient le dénouement:

Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à coup un frisson qui l'en empêcha. L'écolier lui demanda pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur don Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait en bouteille vient de s'apercevoir de ma fuite. Il m'appelle; il me menace. Il fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous porter dans votre appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» En achevant ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et disparut à ses yeux, après l'avoir transporté dans sa chambre.

II. Dédicace de la première édition.

AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.

Souffrez, seigneur de Guevara, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est pas moins de vous que de moi. Votre Diablo Cojuelo m'en a fourni le titre et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la gloire de l'invention, sans approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous la disputer.

Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra dans le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées; car je vous ai copié autant que me l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au goût de ma nation.

Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre Cojuelo. Je le crois digne des applaudissements qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a fait particulièrement en Aragon, où vous l'avez mis en lumière. Je conçois bien que vos façons de parler figurées, vos images bizarres et vos pensées extraordinaires ont pu trouver chez vous des approbateurs; mais vous devez concevoir aussi que des hommes nés sous un autre climat en peuvent juger autrement. Les Français surtout, eux qui ont la justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient pas. Je me suis donc souvent écarté du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur le même fonds.

C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez de Avellaneda. Je n'ai pas traduit plus fidèlement son D. Quichotte que votre Cojuelo. Cependant cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort des écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement en quelque réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivi littéralement, on me saurait mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.

J'espère que vous aurez la même destinée. Si je n'ai pu prêter à votre Cojuelo tous les agréments dont il a besoin pour plaire à nos Français, je crois du moins ne lui avoir rien laissé qui doive le rebuter. Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a point de succès, vous êtes en droit de dire que je l'ai tellement défiguré qu'il n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être sans moi vous n'auriez jamais été connu.

III. Dédicace de 1726.

AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.

C'est à vous, seigneur de Guevara, que j'ai dédié cet ouvrage dans sa nouveauté. Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. J'ai déjà déclaré et je déclare encore publiquement que votre Diablo Cojuelo m'en a fourni le titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous le disputer.

J'avouerai même encore qu'en y regardant de près, on reconnaîtrait dans le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan.

Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en France, je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai passé, à Paris, pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol et qu'elle y est devenue un ouvrage original.

J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que je vous adresse encore, Seigneur Louis Velez; mais, pour la rendre plus digne de revoir le jour après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit toujours le même, il s'y fait une succession continuelle d'originaux qui semble y apporter quelque changement.

Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai refondu et augmenté d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en petit un tableau des mœurs du siècle.

Après avoir reconnu, Seigneur de Guevara, que votre Diable a toujours hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco Santos, auteur du livre intitulé: Dia y noche de Madrid. Quoique le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait, afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les armoiries.

Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition qu'il a reçu la première. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût.

IV. TABLE ANALYTIQUE.

La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez de Guevara, El Diablo cojuelo; la lettre B, l'édition originale du Diable boiteux.

L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en 1726.

TOME I

Chapitre I. Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel hasard Don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, tranco I; B, chap. I.)

On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa et poursuivi par quatre spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (Dans Guevara, il est poursuivi par la justice, à l'instigation de la dame, qui veut se faire épouser.)—Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. 2.—Il entend les soupirs du Diable boiteux, que le magicien tient enfermé dans une bouteille. Ce que c'est que le Diable boiteux. Quelles sont ses fonctions et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.—Promesses que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. Portrait du démon. P. 7.

Chapitre II. Suite de la délivrance d'Asmodée (A, tranco I; B, chap. II.), 11.

Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (Ceci est autrement expliqué dans Guevara).—Terreur qu'inspire le magicien au Diable boiteux. Comment celui-ci s'est attiré sa haine, 13.

Chapitre III. Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier, et des premières choses qu'il lui fit voir, 16.

Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. Il lui propose de lui faire voir tout ce qui se passe dans Madrid, en enlevant les toits des maisons (A, tranco I, 16).—L'avare et ses héritiers, 18.—La vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.—Le vieux galant, 19 (A, tr. II).—La vieille qui se rajeunit, 19 (B, chap. VI).—Le concert ridicule, 19 (B, ch. XVI).—Le seigneur aux billets doux, 20.—Doña Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).—Le vieux qui va au sabbat, 21 (A, tr. II).—Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères, 21 (autrement raconté dans A, tr. II).—Le souffleur, 22 (A, II).—L'apothicaire, sa femme et son garçon, 22.—Le prélat qui tousse, 23.—Le poëte tragique, 23.—* L'épître dédicatoire, 25.—Les voleurs chez le banquier, 25 (A, II).—Le marquis à l'échelle de soie, 25 (A, II).—Le greffier et son démon, 26.—Etrange pudeur d'une veuve (B, ch. VI).—* Le bachelier Donoso, 27.—* L'amoureux transi, 28.—Le contador qui veut fonder un monastère, 29 (B, ch. VI).—* La veuve et les deux conseillers, 29.—* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.—Le chanoine frappé d'apoplexie, 31 (B, ch. VI).—Les deux frères morts de la même maladie, 31, (B, ch. VI).—Le charivari, 32 (B, ch. VI).—* Le trio ridicule, 32.—* Les trois Galiciennes, 33.

Chapitre IV. Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de Cespedes, 34.

La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, ch. VI).

Chapitre V. Suite et conclusion des amours du comte de Belflor (B, chap. V), 70.

Chapitre VI. Des nouvelles choses que vit Don Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de Dona Tomasa, 99.

Le grand seigneur endetté, 99.—* Le président qui va chez l'Asturienne, 100.—Le compilateur, 100.—Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).—L'impression clandestine, 103.—L'inquisiteur malade, 104 (B, ch. IV).—Combat des rivaux de Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).

Chapitre VII. Des prisonniers (B, chap. VIII), 109.

Le cabaretier empoisonneur, 110.—L'assassin de profession, 110.—Le maître à danser, 111.—L'amoureux arrêté comme voleur, 111.—La feinte sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.—Le valet de chambre accusé de viol, 118.—L'écuyer de la duchesse, 119.—Le chirurgien qui a saigné sa femme, 120.—* Le gentilhomme qui a tué son frère, 121.—* Domingo et le maître d'hôtel, 122.—* Le Castillan qui a souffleté son père, 137—* Les voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.—Les vingt ou trente filous, 138.

Chapitre viii. Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée (B, chap. IX), 136.

Le capitaine et l'usurier, 139.—Les deux filles qui ont perdu leur père, 142.—L'aventurière aragonaise, 143.—Le cavalier qui a écrit des lettres, 143.—* Le mari qui s'endort aux reproches de sa femme, 145.—La comtesse qui lit Hippocrate, 153.—* Le mendiant manchot, 154.—* Le poëte et le peintre, 155.—Le banquier et son père le savetier, 156.

Chapitre IX. Des fous enfermés (B, chap. X), 161.

Le nouvelliste castillan, 161.—* Le licencié qui se croit archevêque, 161.—* Le pupille enfermé par son tuteur, 162.—Le grammairien, 162 (A, tr. III).—Le marchand ruiné, 162.—Le capitaine Zanubio, 162.—* Le mari fou de la mort de sa femme, 170.—Le portier enrichi, 171.—L'amoureux fou, 171.—Sa chanson, 172.—Chanson française, 172.—* L'envieux, 173.—* Le vieux secrétaire, 173.—Le Mécène ruiné, 174.—La femme du corrégidor, 175.—La femme du conseiller, 175.—La bourgeoise qui voulait épouser un grand seigneur, 175.—* Doña Béatrix et Doña Mencia, 175.—* L'ayeule de l'avocat, 177.—* La vieille folle de regret, 177.—* Doña Emerenciana, 178.

Chapitre X. Dont la matière est inépuisable (B, ch. XI), 195.

Le mari de l'aventurière, 195.—L'homme aisé qui se fait domestique, 195 (A, tr. III).—La veuve du jurisconsulte, 196.—Les deux filles de cinquante ans, 196.—Les femmes qui se rajeunissent, 196.—* Prudent emploi de l'argent, 199.—Le peintre de portraits, 199.—La veuve et son testament, 200.—Le vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.—La coquette qui se croit aimée de tous les hommes, 201.—Le chanoine qui achète pour enrichir son inventaire, 201.—* Le courtisan par vanité, 202.—* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.—* L'amoureux de la pantoufle, 203.—* L'homme à équipage qui rougit d'aller en carrosse de louage, 204.—* Celui qui va toujours en carrosse de louage pour ménager ses mules, 204.—* Le vieil amoureux qui raconte ses prouesses d'autrefois, 205.—* Le comte vêtu à l'ancienne mode, 205.—* La vieille veuve qui a donné son bien à ses enfants, 205.—* Le vieux garçon qui épouse sa blanchisseuse, 206.—Le comte, son frère et le bel esprit, 207.—* L'amateur de fleurs, 207.—* L'histrion modeste, 207.—* Le chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.—* Portraits vivants de Bollanus, de Fufidius et de Marsæus, 208.—* La sérénade, 208.

* Chapitre XI. De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour Don Cléofas, 213.

Chapitre XII. Des tombeaux, des ombres et de la mort, 218.

L'officier trompé par sa femme, 219.—Jeune cavalier tué par un taureau, 219.—Le prélat mort pour avoir fait son testament, 219.—* Le courtisan assidu, 219.—* L'ambassadeur ruiné, 220.—* Le négociant et son épitaphe, 220.—* Le grand sommelier, 221.—* La duchesse qui change de directeur, 221.—Le vieux mari et sa jeune femme. 223.—* Le premier ministre, 224.—* La belle bourgeoise, 224.—* Le tombeau d'un auteur de comédies, 225.

* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.—L'Allemand qui mettait du tabac dans son vin, 228.—Le Français qui offrait l'eau bénite aux dames, 228.—* Les comédiennes mortes, l'une d'envie et l'autre de débauche, 229.—La vestale morte en couches, 229.

* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le conseiller et ses trois neveux; le jeune seigneur qui a la petite vérole; le vieux religieux; l'évêque d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit, 229 à 234.

TOME II

Chapitre XIII. La force de l'amitié, histoire, 5.

Chapitre XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique, 47.

Chapitre XV. Suite et conclusion de l'Histoire de l'amitié, 59.

Chapitre XVI. Des songes, 109.

Le comte galant et libéral, 111.—La comtesse joueuse, 111.—Le marquis et son intendant, 111.—Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).—Les deux frères médecins, 112.—Le courtisan regardé de travers, 112.—La jeune dame qui allait succomber, 113.—Le procureur et sa femme, 113.—Le gros chanoine, 114.—Le marchand de soie et ses créanciers, 114.—Le libraire qui rêve, 114.—* Les libraires dupés, 115.—L'amant trop respectueux, 116.—Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, 116.—Don Baltazar Fanfarronico, 117.—* Le gouverneur qui se rend, 117.—* L'orateur qui reste court, 117.—Le palefrenier somnambule (B, chap. VI), 117.—* Le vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.—* La médisante, 119.—* Le bourgeois qui ramasse de l'or, 120.—* Les deux comédiennes, 120.—* La métamorphose, 121.—* Le comédien dans l'Olympe, 122.

* Chapitre XVII, où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies, 124.

Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.—La comédienne en couches, 126.—Le chasseur amoureux, 126.—Le jeune bachelier et son oncle, 127.—Le bourgeois qui veut marier sa fille, 127.—L'auteur avare et vaniteux, 128.—La veuve allemande et son amoureux, 128.—Le philosophe cynique, 130.—Le gentilhomme ruiné et son dernier ami, 131.—Le Contador et la Galicienne, 132.—Le gentilhomme auteur, 133.—Les deux auteurs, 134.—Le novice qui a trouvé un trésor, 134.

* Chapitre XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas, 135.

Le médecin qui joue aux échecs, 135.—Les aventurières qui vivent à frais communs, 136.—La porte du marché, 138.—Le lever du roi; les éloges satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo pauvre, 139.—Le livre censuré, 142.—Le cadet catalan, 143.—Le bourgeois obligeant et le seigneur ingrat, 145.—Le bourgeois parvenu, 145.—Le poëte satirique, 146.—Le grand juge de police, 146.

* Chapitre XIX. Des Captifs, 149

Le captif dont la femme est remariée, 151.—Celui dont le bien a été dissipé par ses frères, 151.—Celui qui trouve un riche héritage à recueillir, 151.—Le captif amoureux et son infidèle, 152.—Le paysan et la sœur du gentillâtre, 152.—Le captif aimé de la femme de son maître, 162.—Le barbier et son fils enrichi, 162.—Le médecin aragonais, 163.—Le cordelier, 164.

* Chapitre XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés, 165.

Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de celui qui l'avait caché, 163.—Asmodée est contraint de retourner auprès du magicien, 181.

* Chapitre XXI. De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le finir, 182.

Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable boiteux, sous les traits de l'écolier, avait sauvée de l'incendie, 190.

APPENDICE.

Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.—Les deux courtisanes, 193.—Les deux sœurs coquettes, 193.—Dispute littéraire dans un café, 194.—Le bourgeois caution d'un licencié, 194.—Le jeune homme déguisé en fille, 194.—Le joaillier accusé de recel, 194.—Le polygame, 194.—Le traducteur du Misanthrope, 195.—L'amoureux à gages sans emploi, 196.—Le marchand devenu fou (V. t. I, 162), 196.—Le soldat qui a perdu sa grand'mère, 196.—L'imbécile, 196.—La vieille marquise et le jeune officier, 197.—La procureuse, 197.—La coquette qui a manqué un grand seigneur, 197.—Les deux servantes, 197.—Le courtisan, 197.—L'auteur de mérite, 197.—L'auteur sérieux, 198.—L'auteur qui copie les anciens et se croit original, 198.—L'amant mort de chagrin, 198.—L'avare mort de faim et son héritier mort d'excès, 198.—Le père dont la fille a été enlevée, 198.—Le jeune homme mort de pleurésie, 199.—La vieille fille morte d'ennui, 199.—La femme du trésorier, 199.—La femme du mari jaloux, 199.—Mort d'un dévot et d'une dévote, 199.—Le comédien qui allait à pied, 199.—L'auteur dramatique mort d'envie, 199.—La veuve inconsolable... pendant deux jours, 199.—La comtesse qui lit des romans, 200.—Le jeune homme qui rit en dormant, 200.—Le souffleur désappointé, 200.—Le courtisan qui rêve, 200.—Le comédien qui rudoie un auteur, 200.—L'académicien de la Crusca, 201.—Le notaire et sa femme, 201.—Séparation de l'écolier et du Diable boiteux, 201.

ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID

ENTRETIEN I
LA CHEMINÉE A ET LA CHEMINÉE B.

LA CHEMINÉE A. C'en est fait, ma chère voisine, tout est perdu; les dieux Lares se glacent à mon foyer, et je sens le même froid me saisir depuis les pieds jusqu'à la tête.

LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie? Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid? Je vous ai toujours vue toute en feu.

LA CHEMINÉE A. Hélas! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise fortune de mon savant, et le pauvre homme...

LA CHEMINÉE B. Que lui est-il donc arrivé?

LA CHEMINÉE A. Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c'est-à-dire ceux de sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont arrêtés.

LA CHEMINÉE B. Je ne vous entends point encore.

LA CHEMINÉE A. Hé bien, écoutez-moi donc; je vous parle d'un auteur; son revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu'il composait, et l'on a proscrit ce genre.

LA CHEMINÉE B. Comment! ses brochures le faisaient vivre?

LA CHEMINÉE A. Et même fort à son aise; il ne perdait pas son temps à limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an.

LA CHEMINÉE B. C'est grand dommage de lier les mains à un si bon ouvrier: et comment peut-on défendre l'amusement, qui est la meilleure chose du monde? Le public aime à être amusé, et il doit avoir la liberté d'acheter ce qui l'amuse.

LA CHEMINÉE A. Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts des auteurs et le profit des libraires; mais voilà ce qui excite l'envie: on crie qu'on ne s'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens, et qu'on appellera notre siècle le siècle des romans et de la futilité. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman à l'infini; enfin, qu'actuellement un homme projette d'en composer un à trois cent soixante et cinq parties, pour tous les jours de l'année.

LA CHEMINÉE B. Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les Mille et un quarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les esprits.

LA CHEMINÉE A. Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n'est jamais allé, dans ses ouvrages, au delà de la huitième partie.

LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous.

LA CHEMINÉE A. C'est une faible consolation pour les malheureux, que d'avoir des compagnons de leur misère.

LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire autre chose? D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai ouï dire, il y a longtemps, qu'on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle, et arrêter le progrès du genre romancier.

LA CHEMINÉE A. Que me dites-vous?

LA CHEMINÉE B. Oui: et des gens d'esprit, et sans partialité, disent à présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu'on écrive utilement, ou qu'on n'écrive point: voilà la décision; tout le monde l'approuve.

LA CHEMINÉE A. Mais ce qui plaît n'est-il pas utile?

LA CHEMINÉE B. Oui, ce qui plaît est nécessairement utile; mais outre cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction, des mœurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman; mais il vaut mieux qu'un traité de morale. Voilà un roman agréable et utile; c'est-à-dire, utile par l'agréable et le solide. Que votre savant en fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer, pourvu cependant qu'il ne le donne pas en huit parties; car vous sentez bien que ce serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.

LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes la cheminée d'un homme de finances; vous êtes ignorante et ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes douleurs.

LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à votre malheur.

LA CHEMINÉE A. Est-ce y compatir que de louer ceux qui en sont cause? Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous appartenez.

LA CHEMINÉE B. Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la tête. Laissez là, je vous prie, mon financier: un billet de sa main vaut mieux que tous les volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide, admirable et d'un goût universel. Tant que ses livres seront en règle, je ne crains pas le froid; mon feu sera mieux entretenu que celui des vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s'y venir chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer, un financier comme le mien.

ENTRETIEN II
LA CHEMINÉE C ET LA CHEMINÉE D.

LA CHEMINÉE C. Quel prodige! quel miracle! savez-vous, ma bonne amie, ce qui vient de m'arriver?

LA CHEMINÉE D. Y a-t-il longtemps?

LA CHEMINÉE C. Environ une heure.

LA CHEMINÉE D. Non, ma chère voisine; j'assistais à un mariage qui se faisait sous mon manteau.

LA CHEMINÉE C. Un mariage!

LA CHEMINÉE D. Oui, et le mieux assorti qu'il soit possible. Lisandre et Célimène m'ont pris pour témoin de leurs serments, et mes dieux pénates seuls sont garants de la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel n'a été admis à cette cérémonie que Lisette, suivante fidèle de Célimène. Ils goûtent à présent les douceurs de cette union mystérieuse.

LA CHEMINÉE C. Voilà un mariage bien solide.

LA CHEMINÉE D. Je sais qu'il y manque certaines petites formalités, mais l'amour y suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, malgré leurs parents, ils s'aimeront toujours. Trouve-t-on cela dans les mariages les plus réguliers?

LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contrat politique, qui lie éternellement deux personnes qui ne s'aiment point, et qui se haïront toute leur vie.

LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les nœuds qui viennent d'unir Lisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes mêmes de l'amour.

LA CHEMINÉE C. Je vous félicite, ma chère voisine; je vous sais bon gré de vous intéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme leurs confidentes; pour moi, je ferais tout au monde pour eux. Ecoutez donc ce qui m'est arrivé: mon aventure ressemble assez à la vôtre: vous savez que la chambre à laquelle j'appartiens est une vraie cellule.

LA CHEMINÉE D. Et que c'est la cellule d'une petite personne charmante, de Julie.

LA CHEMINÉE C. Julie était aimée d'un jeune officier fort aimable, nommé Trason, et Trason n'aimait point une ingrate.

LA CHEMINÉE D. Voilà ce que je ne savais pas.

LA CHEMINÉE C. Il ne manquait à leur bonheur que l'occasion d'être heureux; mais la mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre de cette fille malheureuse était plus inaccessible que la tour de Danaé.

LA CHEMINÉE D. Que vous êtes savante! vous possédez à merveille la fable; je crois qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à votre foyer; mais la tour de Danaé, puisque vous me la citez, ne fut pas impénétrable à une pluie d'or.

LA CHEMINÉE C. Cela est vrai; vous savez aussi que Danaé avait pour amant un dieu, et un dieu qui pouvait convertir la pluie et les pierres en or; au lieu que Trason, après trois campagnes, ne doit pas être bien en espèces; ainsi il n'était pas question de recourir à la pluie d'or.

LA CHEMINÉE D. De quel autre expédient s'est-il donc servi?

LA CHEMINÉE C. Du plus simple qu'il fût possible. Trason demeure fort près d'ici; sans autre magie que celle de l'amour, il a monté par la cheminée, il est venu sur les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a enlevé sans peine (car je n'avais pas la moindre envie de lui résister); ensuite il est descendu par mon tuyau dans la chambre de Julie, en se soutenant avec le dos et les genoux.

LA CHEMINÉE D. L'attendait-elle?

LA CHEMINÉE C. Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir entre ses bras son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, en le voyant descendre.

LA CHEMINÉE D. Je gage qu'elle s'est évanouie.

LA CHEMINÉE C. On s'évanouirait à moins. Point de plaisanterie, s'il vous plaît! Le beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, et s'est bientôt fait reconnaître pour Trason. Jamais on n'a vu de situation si tendre. Voilà l'avantage que nous avons, nous autres cheminées; nous sommes témoins de mille jolies choses, que les hommes voudraient voir à quelque prix que ce fût. La peur de Julie est dissipée à présent, et son cœur est animé de sentiments bien différents.

LA CHEMINÉE D. Voilà, ma chère voisine, dans la même nuit deux mariages assez ressemblants.

LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulement prononcé le vœu vénérable; mais les événements obligeront peut-être la mère de Julie à recevoir Trason pour gendre. Je me réjouis d'avance de la déconsolation de cette pauvre femme.

LA CHEMINÉE D. Et moi des plaisirs que goûte à présent sa chère fille.

ENTRETIEN III
LA CHEMINÉE E ET LA CHEMINÉE F.

LA CHEMINÉE E. Dites-moi, s'il vous plaît, comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer avec vos vieilles filles? Du matin jusqu'au soir il n'y a qu'elles à votre foyer; toujours mêmes visages, mêmes discours. Je gage que vous en êtes bien lasse.

LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir déloger; cependant je risquerais peut-être de ne pas respirer, lorsqu'elles n'y seraient plus, une si bonne fumée: elles sont dévotes, par conséquent n'ont pas moins de soin de leur corps que de leur âme: surtout quand certain grand chapeau vient les visiter, elles n'épargnent rien; leur cuisine vaut celle d'un fermier général, et la fumée que j'exhale alors est un vrai parfum.

LA CHEMINÉE E. Vous aimez la fumée, à ce que je vois; chacun a son goût, et le mien est uniquement pour la variété. Les visages nouveaux et les aventures me plaisent; c'est ma folie. Je suis, comme vous savez, cheminée de chambre garnie.

LA CHEMINÉE F. Et comme telle, il faut bien vous faire à la nouveauté.

LA CHEMINÉE E. J'y suis si bien faite, que je serais fâchée d'y voir six mois de suite les mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il guère arrivé depuis que j'existe.

LA CHEMINÉE F. C'est que vous n'êtes pas des anciennes du quartier.

LA CHEMINÉE E. Il s'en faut de beaucoup; mais je suis peut-être des plus instruites.

LA CHEMINÉE F. Racontez-moi donc quelques-unes de vos aventures, je vous en prie par notre voisinage.

LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons dès mon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain qui s'est chauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets n'ont d'autre patrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de vanter sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier degré, mon chevalier de Mondonis en joignait un autre beaucoup plus lucratif; il jouait le plus heureusement du monde, et son bonheur était la force d'une étude très-assidue: tout le jour, à mon foyer, il s'occupait à chercher des combinaisons avantageuses dans les cartes, et il passait les nuits à les mettre en pratique.

LA CHEMINÉE F. Ainsi il ne manquait pas d'argent.

LA CHEMINÉE E. Vous vous trompez; il dissipait à proportion de son gain, de sorte qu'il était toujours au même point: il brillait; c'était sa manie, ou plutôt celle de sa nation; mais son fracas ne dura pas longtemps. Sa bonne fortune révolta contre lui toutes les académies de jeu, on lui fit de mauvaises affaires, et je le perdis au bout de quatre mois. Il était joli homme; je le regrette encore.

LA CHEMINÉE F. Par qui fut-il remplacé?

LA CHEMINÉE E. Par le plus singulier personnage qu'on puisse voir. C'était un mari fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de la perte de sa chère moitié, insensible à tout autre plaisir qu'à celui des larmes; enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre en noir toute la chambre, et fermer les fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva que la sombre lueur d'une lampe. Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait que sangloter et verser des larmes: souvent il parlait tout haut, comme un fou, à une boîte qu'il semblait adorer, sur un tapis noir; il s'entretenait avec cette précieuse relique, et lui parlait comme si elle eût répondu à ses discours passionnés.

LA CHEMINÉE F. Il y avait peut-être un esprit enfermé dans cette boîte.

LA CHEMINÉE E. Un esprit enfermé! Quelle simplicité! Non, elle contenait le cœur de son épouse: c'était là l'objet de ses hommages et de son idolâtrie.

LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraît incroyable.

LA CHEMINÉE E. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l'avais vu. J'ai entendu lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de fidélité ou de folie pareille dans un philosophe anglais, et je n'ose y ajouter foi, malgré ce que je viens de vous dire. Un exemple de cette nature doit être unique.

LA CHEMINÉE F. Mais combien de temps ce bon mari demeura-t-il dans sa folie?

LA CHEMINÉE E. Trois grands mois. Il est vrai que ses yeux commençaient à lui refuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver ses premières douleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que par honneur. Heureusement pour lui, ses amis le découvrirent et le tirèrent d'affaire. Je crois qu'il leur sut bon gré de lui faire violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis ainsi ce lugubre personnage.

LA CHEMINÉE F. Vous n'en fûtes pas, je crois, bien fâchée.

LA CHEMINÉE E. Nullement. La chambre, après lui, fut donnée à une femme; j'en fus charmée, parce que je n'avais encore connu que des hommes. Une parure, et quarante ans écrits sur son front, lui donnaient un air de gravité qui me frappa d'abord, et sur le portrait qu'on m'avait fait des dévotes, je crus que c'en était une.

LA CHEMINÉE F. Vous vous trompiez peut-être.

LA CHEMINÉE E. Je fus bientôt détrompée. C'était une femme prudente qui aimait son plaisir et chérissait sa réputation; et pour les concilier ensemble, elle venait du fond de sa province chercher à Madrid un asile contre la médisance: elle fut bientôt suivie de celui en faveur de qui elle faisait le voyage. Que je fus étonnée à la première visite que lui rendit son amant! Elle vola entre ses bras: sa gravité se changea en une folle vivacité, et le feu de son visage en effaça sur-le-champ la trace des années.

LA CHEMINÉE F. La plaisante dévote!

LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi ne négligeait-elle rien pour conserver sa conquête; elle savait parfaitement qu'à son âge il est permis d'orner la nature et d'employer quelques artifices.

LA CHEMINÉE F. De quels artifices pouvait-elle se servir?

LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait la couleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement, tout était employé: sa toilette durait ordinairement jusqu'à ce que son amant fût venu, et recommençait dès qu'il était sorti: elle étudiait sans cesse devant son miroir les différents airs de langueur et de vivacité qu'elle devait prendre avec son amant; pour les caresses et les complaisances, elle en possédait l'art à merveille.

LA CHEMINÉE F. Avec tout cela il n'était pas possible qu'elle ne se fît point aimer.

LA CHEMINÉE E. Elle avait encore d'autres charmes infiniment plus puissants sur le cœur d'un jeune homme: elle était riche et donnait largement. Or il faudrait avoir l'âme bien dure pour ne pas aimer une femme généreuse; mais les jours de l'homme sont comptés. Lorsque ces deux amants étaient au comble de leurs plaisir, le cavalier tomba malade, et mourut en peu de temps, malgré tous les secours que les plus expérimentés médecins purent apporter.

LA CHEMINÉE F. Son amante en fut extrêmement touchée, sans doute?

LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna édifier sa province par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide longtemps; elle fut aussitôt habitée par une autre femme, dont la profession était de faire des mariages.

LA CHEMINÉE F. Voilà un plaisant métier.

LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociations demandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait les propositions, facilitait les entrevues, et souvent menait à fin l'aventure. Combien de contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle avait le talent de faire passer pour très-riche le plus mince gascon, et donnait du lustre à la vertu la plus équivoque.

LA CHEMINÉE F. L'admirable femme!

LA CHEMINÉE E. Tout cela n'était pour elle qu'un jeu: elle aurait trompé toutes les expertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite profession; mais elle s'avisa d'avoir des scrupules, et les poussa si loin, qu'elle crut devoir aller cacher dans un cloître la honte de sa vie passée; c'est ainsi que la dévotion me fit perdre cette habile négociatrice.

LA CHEMINÉE F. Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de la regretter.

LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps des personnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fort ennuyeux, ou des provinciaux que la curiosité seule amenait à Madrid, et qui s'en retournaient chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective. Mais il est tard, ma voisine; je vous souhaite le bon soir; je vous achèverai une autre fois les portraits des originaux que j'ai vus à mon foyer.

LA CHEMINÉE F. Adieu, ma chère voisine; je vous ferai souvenir de la parole que vous me donnez.

FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.

UNE JOURNÉE DES PARQUES

SONGE.

AVANT-PROPOS

Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce savant commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois sœurs, filles de Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort.»

Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les Parques se servaient de deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des jours malheureux et de peu de durée: ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes était mêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir.»

En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond.

Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur conversation.

A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien des Parques.

UNE JOURNÉE DES PARQUES
DIVISÉE EN DEUX SÉANCES

SÉANCE PREMIÈRE

CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.

LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes sœurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est temps, ce me semble, de commencer la journée.

CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.

LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons!

ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne.

CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains qui naîtront aujourd'hui.

LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la journée!

CLOTHO, à Atropos, en lui présentant un paquet de fils. Tenez, Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils: ce sont les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les frontières de Perse.

ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (Elle coupe.)

En voilà pour le moins trente mille à bas.

CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.

ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que noirs. Quel plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours! Allons, mes sœurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition.

LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter.

ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans!

CLOTHO, apportant un autre paquet de fils. Autre paquet de guerriers que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime, et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains.

LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent.

ATROPOS, coupant. J'en vais exterminer un grand nombre de part et d'autre.

CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais.

ATROPOS. Et encore plus d'Allemands.

LACHESIS, présentant deux écheveaux. On assiége en Allemagne une place importante: outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux semble vouloir noyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: ils vont attaquer l'ouvrage-à-corne, et les assiégés se préparent à les repousser.

ATROPOS, coupant une partie des deux écheveaux. Détruisons plus d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas que la place ne se rende au premier jour: c'est un de nos arrêts.

LACHESIS. Oui, mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de la ville pour les assiégés.

CLOTHO, montrant un autre écheveau. Tranchez cet écheveau, vous ferez périr d'un seul coup cent cinquante tant matelots que soldats et passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une horrible tempête vient de s'élever: les vents qui sifflent et les flots qui mugissent font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà démâté, fracassé; il va couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.

ATROPOS. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! aussi bien les hommes qu'il porte ne sont bons qu'à noyer.

LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se trouve parmi les passagers: qu'il se sauve sur une planche, et gagne les côtes d'Albanie.

CLOTHO. Soit.

ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé, pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans.

LACHESIS. Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter ainsi par les Turcs.

CLOTHO. Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel esprit, qu'il échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de poissons que les poissons ne mangent d'hommes.

ATROPOS, coupant tout l'écheveau à un fil près. Les monstres marins vont faire bonne chère.

LACHESIS, apportant un autre écheveau. Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment dans une ville d'Italie; toutes les maisons s'ébranlent, et la terre s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent. Combien ferons-nous périr de citoyens?

CLOTHO. Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur; autrement le genre humain finirait bientôt.

ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nous donnerions aujourd'hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin.

LACHESIS. Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers et les espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns aux autres en un clin-d'œil: en un mot, nous avons l'univers sous nos yeux; nous voyons tout ce qui s'y passe; immolons sans miséricorde ceux que nous voudrons ôter du monde.

CLOTHO, apportant un gros paquet de fils. Voici les fils des habitants de la ville de Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux; faisons-en mourir aujourd'hui quinze cents, non compris quelques Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne, que de s'en retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune.

ATROPOS, coupant une partie des fils. Que ces Espagnols sont glorieux!

LACHESIS, présentant un nouvel écheveau. Ce petit écheveau contient les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution: ils ont pour témoins de l'action immortelle qu'ils vont faire plus de dix mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca: ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes; les voilà qui tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la mort, et se précipiter du haut en bas, pour aller dans l'autre monde rendre service à leur prince.

ATROPOS, après avoir coupé l'écheveau. Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus humainement qu'ils n'ont fait.

CLOTHO, donnant un petit paquet de fils. Jupiter va lancer sa foudre auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout l'équipage, par des actions impies et barbares, s'est attiré la colère des dieux: le tonnerre tombe en cet instant sur l'endroit du navire où sont les poudres; le bâtiment saute en l'air avec tous les hommes qui sont dessus.

ATROPOS, coupant. Qu'ils aillent joindre Ajax dans les enfers.

LACHESIS, présentant un écheveau. Vous voyez soixante-quinze religieux mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux moines gentilshommes: les roturiers prétendent y avoir part, et proposent qu'on rende les dignités alternatives. C'est la querelle des patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton: ils tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il en demeure sur le carreau?

CLOTHO. Quinze: savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un provincial et un définiteur.

ATROPOS, après avoir coupé. L'affaire en est faite; il y a quinze morts et vingt blessés.

LACHESIS. Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines bas-bretons.

CLOTHO, tenant plusieurs fils. Nouvelle opération pour nous.

ATROPOS. De qui sont ces fils que vous tenez?

CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux comédiennes françaises; depuis vingt-quatre heures qu'ils sont à table, ils ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous?

LACHESIS. Non pas, s'il vous plaît: passe pour les hommes: à l'égard des femmes, qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent recommencer demain sur nouveaux frais, avec deux officiers de la garnison qui leur donnent à souper; je suis bien aise que cette partie se fasse. Vous souvient-il, mes sœurs, que nous avons filé à ces deux demoiselles des jours bien agréables.

ATROPOS. Oh qu'oui, je m'en souviens.

CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé qu'elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur fortune: l'une abandonnera sa profession, pour se rendre esclave d'un riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses guichetiers.

LACHESIS. Effectivement, tel a été notre décret.

ATROPOS. J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne.

CLOTHO. Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté, brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs généreux, et amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge, disparaîtra subitement: nous la déroberons d'un coup de ciseau aux applaudissements du public; et malgré tout son bien, ses funérailles seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles seront superbes, presque dans le même temps, chez un peuple voisin.

LACHESIS. Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les Français n'en font point assez. Les génies des nations sont différents, comme vous voyez.

CLOTHO, apportant un écheveau. Cette petite botte de fils parisiens va nous amuser quelques moments.

ATROPOS. Que vous me faites du plaisir, ma chère Clotho, en m'apportant ces fils! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris.

LACHESIS. Et c'est ce qui nous arrive tous les jours.

CLOTHO. Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis, et s'est renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne veut plus voir personne qu'une gouvernante qui a soin de lui depuis trente ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se porte à merveille, il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin.

LACHESIS. Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses opérations chimiques.

ATROPOS, coupant le fil. Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux bien par pitié l'en délivrer.

CLOTHO, tirant un autre fil de l'écheveau. Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant toujours trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré son frère qui lui a laissé deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s'en est fallu que la joie de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, et il serait moins à plaindre qu'il n'est si ce malheur lui était arrivé.

LACHESIS. D'où vient donc...?

CLOTHO. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit faire de son argent: la crainte de le mal placer l'agite sans cesse; il n'a pas un moment de repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un garçon bien embarrassé.

ATROPOS, coupant. Je vais par charité mettre fin à son embarras.

CLOTHO, souriant et tirant un fil du même écheveau. Quelle bonté! il faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action charitable.

ATROPOS. Je ne la laisserai pas échapper.

CLOTHO. C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire qui, sans compter l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au genou droit, et une sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ces maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.

LACHESIS. Véritablement, on voit comme cela dans le monde d'antiques figures dont on n'a pas tort de nous reprocher la trop longue existence. C'est un défaut d'attention dont nous devons nous corriger.

ATROPOS. Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la décrépitude.

CLOTHO, montrant un autre fil. Faites donc main-basse sur ce vieux professeur de l'université qui, depuis plus de soixante ans, ne fait point nettoyer ses habits de peur de les user. C'est un pédant entêté des anciens. Il est tombé malade; et comme il croit qu'il ne reviendra pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui me console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteur moderne.

LACHESIS, riant. La plaisante consolation.

ATROPOS, coupant. Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de l'antiquité.

CLOTHO, présentant trois fils à la fois. Voici encore trois mortels qui sont cause qu'on crie après nous tous les jours, et que nous semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions ordinaires: un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades; et un bon père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en ville.

LACHESIS. Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages.

ATROPOS, tranchant les trois fils. C'est leur faire plaisir que d'abréger une vie triste.

CLOTHO, montrant un autre fil. Ce fil délié attend de nous la même grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir décrépite.

ATROPOS, coupant. J'y consens; épargnons-lui ce chagrin.

LACHESIS, J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes.

CLOTHO, présentant deux fils. Ces deux fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance, la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans soudoyé des cadets.

LACHESIS, d'un air railleur. Je plains ces deux pauvres créatures.

ATROPOS, coupant les deux fils. Cessez de les plaindre, elles ne vivent plus.

CLOTHO, donnant un autre fil. Donnez promptement un passe-port pour les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous comblerez par-là les vœux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle apprend la musique.

ATROPOS, coupant. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son mari.

LACHESIS, apportant un fil. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres, il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même en entendre.

ATROPOS, coupant. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie.

CLOTHO va prendre un nouveau fil qu'elle apporte. Parmi les vieillards qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement, qu'il n'a plus que la peau et les os.

LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand crime.

CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des larmes. Il n'implore plus que notre secours: faisons voir que nous avons moins de dureté que les moines.

ATROPOS coupe le fil. Prêtons-lui donc notre assistance.

LACHESIS, présentant un autre fil. Payons en même temps les dettes d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement.

ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent les ombres heureuses. (Elle coupe le fil.)

CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses créanciers.

LACHESIS, apportant un nouveau fil. Il me vient une maligne envie que je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des vœux qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a point d'enfants.

ATROPOS, coupant. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre.

LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point, vont devenir ses héritiers. Lachesis et Clotho prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont présentés.

CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi.

ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter?

CLOTHO, présentant trois fils à la fois. Point de miséricorde pour ces trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands et une aventurière de Gascogne: ils ont quitté leur pays pour aller chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d'un fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait ses études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant chez un gros collateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper deux bénéfices considérables; et la Gasconne, aussi prudente que jolie, s'est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers des trois états.

ATROPOS, tranchant les trois fils. Puisque vous le voulez, le seigneur de village, l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un instant à la redoutable prairie4 où Æacus les attend pour les interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin de Minos pour savoir s'il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare.

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