Le diable boiteux, tome II
[4] Platon, dans le Gorgias, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes, qui conduisaient, l'une au Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que la juridiction d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de Rhadamante sur l'Asie, et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçait souverainement.
Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en deux parties.
LACHESIS, donnant un fil à couper. Délivrons le genre humain de cet abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui s'endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin la nécessité d'avoir de l'argent rend capable de tout. Sa bourse, comme le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu'elle est remplie. Si tous les rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à bout de les dépenser.
ATROPOS, se hâtant de couper. Ah, quel bourreau d'argent! il ne mérite pas de voir le jour.
CLOTHO, présentant un nouveau fil. Point de pardon pour ce plaideur extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant vingt années pour le moins; il l'a depuis peu épousée, et il plaide en séparation.
ATROPOS, coupant. Quel fou!
LACHESIS, donnant un autre fil. Finissons les divisions qui règnent dans la famille d'un marchand injuste et capricieux; quoiqu'il ait soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent de ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant bien mieux que lui.
ATROPOS, tranchant le fil du père. Je vais mettre d'accord le père et les enfants.
CLOTHO, offrant un autre fil. Coupez ce fil; c'est celui d'un ecclésiastique des plus patelins qu'il y ait dans le séminaire: l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé à une abbaye considérable; il a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles; elles sont en chemin; faisons disparaître monsieur l'abbé avant qu'elles arrivent.
ATROPOS, tranchant le fil. Il n'aura pas le plaisir de les voir.
LACHESIS, donnant un autre fil et riant. Un gros cochon d'homme gourmand rêve qu'il est à table, et se réveille en sursaut; il sonne une clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer pour son dîner les mets qu'il vient de voir en dormant: ayons la malice de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas.
ATROPOS, coupant. Vous voilà satisfaite.
CLOTHO, apportant un écheveau. Ces fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres pareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice. L'étonnante nation! Ces criminels se rendent d'un air tranquille au lieu de leur supplice.
ATROPOS, coupant l'écheveau. Oh! les Anglais sont des hommes bien résolus; ils quittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne craignent pas la maison de Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou tard cesser de vivre, il leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain.
LACHESIS. Attendez, mes chères sœurs: je fais une réflexion. Nous sommes trop bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile: à quoi pensons-nous donc? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins cruelles que les Euménides, doivent s'occuper? On dirait, à voir le choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paraître équitables aux yeux des hommes; il semble que nous ayons peur qu'ils désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs plaintes et de leurs murmures.
CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de chambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des coups moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain; que l'on nous reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations.
ATROPOS. Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles à la douleur que nous allons causer.
LACHESIS. Vous pouvez compter sur notre fermeté.
CLOTHO, tirant un fil d'un nouvel écheveau. Le beau coup à faire, ma chère Atropos! remplissons d'étonnement l'Europe et l'Asie. Tranchez ce fil; c'est un meurtre digne de nous: ôtons la vie et la couronne à ce jeune Empereur, qui fait concevoir à ses peuples de si belles espérances: il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se dispose à la faire monter sur le trône: tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pour agréable; mais prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque: changeons l'appareil de ses noces en funérailles; répandons la consternation dans son palais, et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers courtisans.
ATROPOS, coupant. L'affaire en sera bientôt faite: le fil de la vie d'un souverain n'est pas plus difficile à couper qu'un autre.
LACHESIS, apportant un fil. Une jeune et charmante princesse, qui fait l'ornement d'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle est environnée de médecins qui se flattent qu'ils la guériront; mais rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans les maladies aiguës.
ATROPOS, coupant. Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni des lamentations des femmes qui sont autour d'elle.
CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma sœur. Courage, Atropos; après les deux expéditions que vous venez de faire, je ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci. (Elle lui présente un fil.)
ATROPOS. Qu'est-ce que ce fil?
CLOTHO. C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui réunit en lui toutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre ciseau au milieu de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et le feu respectent depuis soixante-dix ans.
ATROPOS, coupant. Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il doit mourir content.
LACHESIS, donnant un autre fil. Main basse, main basse sur cet illustre magistrat, qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, fort estimé et des plus éclairés.
ATROPOS, d'un air étonné. Vous n'y faites pas réflexion, Lachesis?
LACHESIS. Pardonnez-moi.
ATROPOS. Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs.
LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera d'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les Parques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle affectionne sera fort bien remplacé.
ATROPOS. Oh! Thémis se contentera de ces raisons... (Elle coupe le fil.)... Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les autres: il va paraître lui-même devant les juges des enfers, et entendre prononcer son arrêt.
SÉANCE DEUXIÈME
CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.
CLOTHO. Sauf votre meilleur avis, mes sœurs, je juge à propos que nous nous reposions un peu.
LACHESIS. Que dites-vous, Clotho? Est-ce que nous sommes faites pour le repos?
CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi, pour quelques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi.
ATROPOS. Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.
LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon occupation favorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons, mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et nos filasses noires; arrangez autour de moi tous les vases où je trempe ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices, et les autres les vertus.
ATROPOS, apportant un vase. Voici déjà un des vases où vous mettez le plus souvent la main; c'est celui de la volupté.
CLOTHO, apportant deux vases. Et voilà les vases du jeu et de l'ivrognerie: vous n'y trempez pas moins souvent les doigts.
ATROPOS, apportant un autre vase. Vous voyez celui dont la liqueur a été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les autres mauvais hommes.
CLOTHO, apportant deux nouveaux vases. Ces vases sont ceux du mensonge et de la trahison. (Atropos et Clotho apportent tous les vases des passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de Lachesis.)
LACHESIS, regardant de tous côtés. Je ne vois point ici les vases de la douceur et de la beauté.
ATROPOS. Ils sont l'un et l'autre à votre main gauche.
LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (Elle s'aperçoit que Clotho cherche quelque chose)... Que cherchez-vous, Clotho?
CLOTHO. Je cherche un vase que je ne trouve point; on dirait que nous ne l'avons plus.
LACHESIS. Quel vase est-ce donc?
CLOTHO. Celui de la chasteté.
LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être aujourd'hui: il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne pouvons assez le ménager: nous avons dans les premiers temps du monde fait une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses.
ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est encore bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous fort soigneusement; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous faisons des moines.
LACHESIS. Ça, filons... mais attendez: il nous manque encore quelque chose.
CLOTHO. Quoi?
LACHESIS. Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie. La fantaisie peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel heureux.
ATROPOS. C'est une fantaisie que nous avons bien rarement.
CLOTHO, apportant un petit panier de fils d'or et de soie. Si par hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.
LACHESIS. Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont naître.
CLOTHO. Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un prince dont la sultane favorite est accouchée; commençons par-là. (Elle tire la filasse pour filer.)
LACHESIS, filant. Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce prince naissant soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance dans le sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit.
ATROPOS. Marquez, Lachesis, marquez par quelques nuances noires l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince, et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que s'il était son propre fils.
CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi d'humanité, il épargnera le sang de sa famille.
LACHESIS. Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant.
ATROPOS. Doucement, ma sœur. D'où vient qu'en filant la vie de ce prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus.
LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce caractère-là.
CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose raisonnable de volupté; voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un chartreux dans sa cellule?
LACHESIS, souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté. Non, vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan.
ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe5, et la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père, surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes, avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient guère aux rois de savoir: quelles qualités jugez-vous à propos de donner à la femelle?
[5] Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes. La première n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé.
M. Le Gentil, dans son Voyage autour du monde.
CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec des pieds si petits6 qu'elle ne puisse se soutenir dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle.
[6] Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir avoir les pieds petits.
LACHESIS, après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les vases de l'esprit et de la beauté. Cette princesse, je vous assure, sera bien difficile à servir.
ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux enfants du commun?
CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux pour nous?
LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans distinction filer leurs aventures.
ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les aller noyer dans la mer.
CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus heureux.
LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.
ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.
CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs ancêtres: ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose, cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes où leurs noms sont gravés en lettres d'or.
LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les hommes.
ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés?
CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier s'adonnera de tout son cœur aux sciences, et son père adoptif aura la satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié.
LACHESIS, après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences. Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que modernes.
CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce collége: il deviendra précepteur du prince aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne sera qu'un enchaînement d'honneurs et de plaisirs.
ATROPOS. Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et fortuné de cet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et un malheureux de son frère. C'est ce que nous faisons tous les jours.
LACHESIS. Vous me prévenez.
CLOTHO. C'est ce que j'allais vous proposer.
ATROPOS, souriant. Dans la disposition où nous sommes toutes trois, nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, mettez d'abord la main dans tous les vases des vices. Il s'agit ici de former un mortel qui soit capable de tout.
LACHESIS, après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases. Vous pouvez, mes sœurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il vous plaira: je vous proteste que je viens de lui donner les dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que vous voudrez.
CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vont germer à vue d'œil: il fera mille espiégleries dans son enfance. Le marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les châtiments pour le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice, qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou, ce qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour trois ans; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui est auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être de leur secte.
LACHESIS. Oh! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne l'esprit de son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de l'hypocrisie... (Elle met la main dans le vase de l'hypocrisie.)... Il ne lui manque à présent aucune des vertus qu'ont ces vénérables solitaires.
CLOTHO. Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l'espace d'une année entière, lui feront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de porte en porte chanter les louanges de Foë, l'idole de cette pagode. De plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourra résister, un de ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s'en acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une longue robe grise: on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans bords et doublé d'une toile noire; ensuite tous les bonzes entonneront des hymnes dont personne n'entendra le sens, et leur chant, accompagné de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant. Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un repas où il y aura plus d'abondance que de délicatesse, et où tous les confrères boiront à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.
ATROPOS, à Clotho. Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il arrive à ce pieux Chinois?
CLOTHO. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.
ATROPOS. C'est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la pagode. Alors il édifiera le public par l'éclat d'une aventure dont il sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces de la Chine.
LACHESIS. Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement dont vous prétendez embellir l'histoire de ce bonze.
CLOTHO. Et moi tout de même.
ATROPOS. Le voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte; elle y entrera pour faire sa prière; n'apercevant personne, elle s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, où elle se mettra dévotement à genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d'où il pourra tout voir sans être vu, la regardera; et la trouvant fort à son gré, il ira promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces trois femmes.
LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il sera brusquement exécuté?
ATROPOS. Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et fort en peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de perquisitions qu'il apprendra que les bonzes l'auront en leur pouvoir. Il s'adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre justice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Foë est devenu amoureux de la maîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux suivantes. Le supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que Foë, en voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble de gloire, lui et toute sa famille; mais le général tartare, sans s'arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de sa maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront d'une grotte percée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du docteur avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront toutes rendues à leurs familles, et l'on mettra, par ordre du général, le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec ses infâmes ministres7.
[7] M. Le Gentil dit dans son Voyage autour du monde que les missionnaires qui étaient de son temps à la Chine l'assurèrent que pareille aventure était arrivée dans une pagode.
CLOTHO, à Lachesis. Que vos doigts se préparent à filer les jours d'une fille qui prend naissance en ce moment dans l'Amérique méridionale. Une Portugaise naturelle du Brésil donne une héritière à son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu'il y ait dans la ville de San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant, faisons-en une petite Lucrèce.
LACHESIS. Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment; ce serait bien déplacer la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un phénomène nouveau... (Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases de la beauté et de la volupté)... Contentons-nous de rendre celle-ci parfaitement belle. Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et luisant, le nez fort écrasé, une très-grande bouche et de très-petits yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du Brésil.
ATROPOS, riant. Ah! ah! ah! je ne puis m'empêcher de rire, en voyant Lachesis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens.
LACHESIS. Oui, comme un teint de lis et de roses, une petite bouche vermeille et deux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables aux Ethiopiens brûlés.
CLOTHO. Véritablement, la beauté est locale: c'est pourquoi la liqueur de ce vase, s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice des nations.
ATROPOS. Je sais bien cela; mais je ne suis point du goût des Portugais du Brésil.
LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle, ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas.
CLOTHO. Sur les bords du Danube, la femme d'un pauvre baron allemand vient d'accoucher d'un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles qualités jugez-vous à propos de douer ce petit Allobroge?
LACHESIS. Pour compenser sa pauvreté, j'en vais faire un garçon plus beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman.
ATROPOS. Donnez-lui avec cela de la prudence, de l'esprit et du courage.
LACHESIS, filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases. Il aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin, le jeu et les femmes.
CLOTHO. Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui arriver. Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il se fera page de l'envoyé d'un prince de l'Empire, et ira en France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera l'envoyé de le lui donner. Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à ce qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse qu'il voudrait bien s'en retourner à son pays; elle ne s'y opposera point, et lui fera une gratification de mille écus; mais au lieu d'aller en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, qu'il lui prendra fantaisie de voir, sur le rapport qu'on lui aura fait des merveilles de la ville de Londres.
ATROPOS. Je suis curieuse d'apprendre ce qui lui doit arriver là; car vous ne l'y faites point aller pour rien.
CLOTHO. Non, sans doute: je lui prépare un événement assez singulier, et qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d'un mois à parcourir la ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l'hôtel garni où il sera logé un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand: Une telle dame qui vous a vu à la promenade souhaite de vous entretenir cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au reste, vous ne courrez aucun péril que celui de prendre trop d'amour.
LACHESIS. Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la proposition.
CLOTHO. Sans balancer.
ATROPOS. Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison où, l'introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en question.
CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant une conversation de deux heures qu'ils auront ensemble, quelques instances que lui fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Après quoi le guide, le remenant à son hôtel de la même manière qu'il l'aura amené, lui dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre si l'on a besoin de vous. Le baron jugera, par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure sera une jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cette opinion, c'est qu'un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois cents guinées, qu'il lui comptera en lui disant: Dans quelque endroit du monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme. Effectivement, il la recevra pendant vingt années consécutives, sans savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour avoir fait un mylord.
LACHESIS. Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension?
CLOTHO. C'est que le jeune seigneur anglais son fils prendra le parti des armes, et périra dès sa première campagne.
ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d'un œil favorable; faisons-en deux sujets fameux.
LACHESIS. Volontiers. Que l'une ait la voix d'une syrène, et que l'autre danse aussi bien que Terpsichore.
CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles ne sortiront que chargées d'or et de pierreries.
ATROPOS. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis hommes dont le commerce n'augmentera pas leurs effets.
LACHESIS. Ecoutez, mes sœurs: entendez-vous les cris que pousse une femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris? C'est l'épouse d'un des plus riches particuliers de France, d'un homme que Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous nos trois noms mystérieux.
CLOTHO. Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et finissons ses douleurs.
ATROPOS. Nous le devons.
LACHESIS. Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet instant.
CLOTHO. Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant des jours d'or et de soie!
ATROPOS. Il n'y faut pas manquer.
LACHESIS. Non. Faisons-lui une destinée digne d'envie.
CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (A Lachesis.) Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit et de la probité.
ATROPOS. Que surtout il soit bienfaisant et libéral; car un homme riche qui n'est pas généreux est un monstre.
CLOTHO. Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus parfaits que les dieux.
LACHESIS, filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases. Laissez-moi faire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession continuelle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troubleront point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant, généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoique payeur il possédera le cœur de ses maîtresses.
ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris vient de mettre au jour un enfant mâle: faisons-en un auteur; aussi bien nous n'en avons pas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point de jour que nous n'en fassions pour le moins une centaine.
CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de Paris: et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux succès.
LACHESIS. Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal reçues du public, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de les remettre au théâtre.
ATROPOS. Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de linge dans une allée, au pied d'un escalier: ce paquet est un enfant nouveau-né qu'on expose.
CLOTHO. Oui, c'est le fruit des honteuses amours d'une fille de condition.
Dans cet endroit de l'entretien des Parques, je me réveillai...
FIN.
TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.
| Pages. | ||
| Chapitre XIII. La force de l'amitié, histoire | 5 | |
| Chapitre XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique | 47 | |
| Chapitre XV. Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié | 59 | |
| Chapitre XVI. Des songes | 109 | |
| Chapitre XVII. Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies | 124 | |
| Chapitre XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à Don Cléofas | 135 | |
| Chapitre XIX. Des captifs | 149 | |
| Chapitre XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce démon Don Cléofas et lui furent séparés | 165 | |
| Chapitre XXI. De ce que fit Don Cléofas après que le Diable boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le finir | 182 | |
| Appendice. | ||
| I. | Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726 | 193 |
| II. | Dédicace de la première édition | 201 |
| III. | Dédicace de 1726 | 203 |
| IV. | Table analytique | 205 |
| Entretiens des cheminées de Madrid | 213 | |
| Une journée des Parques | 233 | |